Interdépendances 89- Numéro Best of

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Prix au numéro : 5 ¤ - ISSN : 1155-2859 avril-mai-juin 2013

N° 89


Homard Payette

Édito

Panorama louise bartlett, rédactrice en chef

Cinq ans. Cinq années de découvertes, à la rencontre de citoyens qui engagent quotidiennement leurs compétences au service d’une activité économique profitable à divers égards : rentable, écologique, et sociale. Des noces de bois, une noble matière pour cette revue qui s’est consacrée depuis 2008 aux bâtisseurs d’un monde durable. Interdépendances. Ce titre affiche un état de fait dont on (re)prend conscience, crises aidant : nous sommes liés les uns aux autres et à notre environnement. Impactés par l’organisation sociale et l’état de la nature, qui eux, sont soumis à des choix économiques. Répondre à un problème isolé sans prendre en compte le système dans lequel il s’est développé, ne pourra donner lieu à une solution durable. Car, et c’est le fond de cette revue, l’interdépendance est un fait. Pierre Rabhi, Patrick Viveret, Eve Chiapello et Bill Drayton nous ont fait l’honneur d’être rédacteurs en chef invités, chacun le temps d’un numéro. Nous avons croisé le chemin de personnes peu connues du grand public, et qui gagnaient à l’être. Qui allient des savoir-faire avec des façons de faire, respectueuses et respectables. Des personnes qui ont imaginé et mis en œuvre des entreprises, des outils et des bases de réflexion pour construire un monde moins précaire. Tous ne sont pas présents dans ce best of. Si ce numéro n’est pas exhaustif, il entend offrir un panorama de ces innovateurs, auxquels nous souhaitons pérennité et la meilleure reconnaissance possible : de voir leurs idées essaimer, inspirer, et donner lieu à de nouvelles réponses encore, aux nombreux enjeux qui se présentent à nous aujourd’hui. La rédaction quant à elle, vous donne désormais rendez-vous à la rentrée prochaine pour la naissance d’une nouvelle page de l’histoire du magazine. d

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parcours d’entrepreneur social | entreprendre

article ° issu du n

été

2009

Fazette Bordage a dédié sa vie à faire le lien entre l’art et la citoyenneté. Parcours d’une pionnière de la reconversion du patrimoine industriel en lieux de culture.

© Magali Jourdan

Une artiste de la vie

U

n bâtiment de briques, de métal et de verre, à la Plaine Saint-Denis. Dans une ancienne usine qui abrite l’Institut des villes, Fazette Bordage est depuis mars 2008 chargée de mission Nouveaux territoires de l’art pour la délégation interministérielle à la ville et au développement social urbain. « Il s’agit d’accompagner l’émergence artistique en marge des champs institutionnels, de faire le lien entre ceux qui ont des projets, des rêves, et ceux qui prennent les décisions, de valoriser les bienfaits de l’expérience de l’art, d’augmenter la notion d’artiste et le champ de ce qui fait culture et de ce qui se fait art, explique-t-elle. L’art et la culture portent les valeurs du futur. Ces dernières années, les choses ont beaucoup évolué, l’importance de l’art et de sa relation aux populations est entendue, y compris dans les associations et l’humanitaire. » Un sujet qui aura occupé toute sa vie, au

prix de « beaucoup d’énergie, peu de sommeil et peu de vacances ».

“Dans la joie et la musique” Fazette grandit à Airvault dans les DeuxSèvres, « dans la joie et la musique ». Née d’une mère qui connut les premiers HLM, et d’un père qui habitait le château du village, elle se vit « socialement métissée ». Elle passe le plus clair de son temps avec ses grands-parents paternels, qui l’élèvent. Les repas dominicaux se terminent en chansons autour du piano. Elle déchiffre les notes dès l’âge de deux ans, bien avant de savoir lire. Ainsi bercée de musique et d’amour, la petite Fazette ne rêve que de jouer du piano et de danser. « L’amour de mes grands-parents est une force. Pratiquer un instrument pendant des heures aussi, ça facilite l’accès à la vie. » Son grand père, négociant en grains et engrais, est député de la 3e circonscription des Deux-Sèvres (Thouars) de 1962 à 1973, ami du général de Gaulle. Elle les

écoute souvent parler, « inspirés et inspirants », et passe des heures à l’Assemblée nationale. Jeune fille, Fazette hésite entre l’humanitaire et l’art. Ses idoles sont les Who, John Lennon, et Mère Teresa. Après son bac en 73, elle intègre la fac de Poitiers pour des études de musicologie et psychologie, caresse l’idée de s’orienter vers la musicothérapie ; bien déterminée à réaliser ses rêves, depuis une visite d’usine avec sa classe de terminale. « Je me souviens de l’odeur horrible, du bruit, et de m’être dit que ces gens avaient dû rêver, comme moi... J’ai trouvé profondément injuste de ne pas pouvoir donner suite à ses rêves ». A Poitiers, les bancs de la fac lui offrent une autre prise de conscience. Le jazzman Archie Shepp se produit dans un amphithéâtre. « Vivre une telle proximité avec un artiste, ça n’existait pas à l’époque. » Elle décide alors avec un petit groupe d’amis d’organiser bénévolement des

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entreprendre | parcours d’entrepreneur social

Quand on a envie, ça rend compétent, courageux et “collectif” en résidence, logé en foyer de jeunes travailleurs », se souvient-elle, encore étonnée des rencontres de sa vie.

© Magali Jourdan

“Rien n’est impossible”

concerts à tarif réduit, « avec des musiciens qu’on ne voyait pas sur scène ; 80 % de la culture était occupée par le théâtre ». « Tous les espoirs étaient permis. Il n’y avait pas le même stress du chômage. J’avais des petits boulots, je découvrais la vie, je vivais ». Après un premier « vrai travail » entre 78 et 79 dans un institut pour sourds et aveugles, elle part au Nigéria avec son amoureux. Arrivés dans la capitale, ils demandent simplement au conducteur de taxi de les conduire chez le musicien Fela. Ils y resteront plusieurs mois. Quelques années plus tard, Fazette organisera la première tournée du fils de l’artiste en Poitou-Charentes. « Il est venu

1957

Itinéraire Naissance le 23 mai à Airvault, dans les Deux-Sèvres, en Haut-Poitou

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1973

A son retour d’Afrique, elle renoue avec l’organisation de concerts et d’un festival révélant la jeune scène locale au public. Elle anime aussi pendant quelques mois un magazine musical sur France 3 Poitou-Charentes. En octobre 84, l’association “L’oreille est hardie” a plus de 200 concerts à son actif. « J’habitais près d’une ancienne fonderie reconvertie en entrepôt d’électroménager, Confort 2000 ». L’idée germe [1] d’y installer une structure artistique multidisciplinaire dédiée aux pratiques culturelles contemporaines des jeunes générations, et favorisant la rencontre des artistes professionnels et amateurs. « Le Confort moderne a été créé en temps réel, et fonctionnait en pluridisciplinarité. » Musique, danse, art contemporain sont mis à l’honneur. « Pas le théâtre, ils avaient déjà tout ! ». Le projet est porté par des bénévoles, retraités, malentendants, jeunes en rupture sociale ou familiale, architectes, un lycée professionnel et technique... Fazette sollicite la prison voisine, demandant l’aide des détenus et de leurs avocats... « Rien n’est impossible !, sourit-elle. On était porté par le sens, on réfléchissait en faisant, on inventait en étant persuadé que tout le monde se lève en pensant au sens de la vie. » Pourtant... « Quelqu’un au minis-

1977 Baccalauréat suivi d’études de musicologie à Poitiers

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tère de la culture m’avait dit : “vous n’avez pas le droit de faire ça, ça n’existe pas”. J’étais tellement abasourdie par cette phrase, que j’ai dû l’écrire ! »

Portée par le sens « C’est une artiste, avec un imaginaire colossal ; elle impulsait 50 000 projets à la seconde », témoigne Isabelle Chaigne, entrée dans l’aventure comme bénévole. Le Confort moderne ouvre en mai 1985, sur 4 000 m2, et occupe toute sa vie. « Fazette en a pris la tête dès le 6e mois d’ouverture », raconte Isabelle – comme « coordinatrice plutôt que directrice », précise l’intéressée – Nous étions une bande de filles dans un milieu plutôt macho, mais Fazette était à l’aise comme un poisson dans l’eau dans le relationnel, notamment avec les politiques ». L’artiste Fazette découvre « la réalité de chef d’entreprise dans ce que ça a de beau : la politique publique, la citoyenneté, la prise d’initiatives. J’étais une chef d’équipe joyeuse et persévérante. Quand on a envie, ça rend compétent, courageux et “collectif ”. » Elle a le goût des chiffres, aussi, et sait « aborder un plan de gestion et de trésorerie de façon joyeuse, pour donner de l’énergie aux projets. » « Fazette a toujours combattu pour avoir les moyens de fonctionner. En 1986, elle a eu l’idée géniale d’inscrire le Confort Moderne au réseau Trans Europ Halles. » Composé d’à peine cinq ou six lieux, le réseau se constitue à la même époque que

82-83 Organise un 1er concert grâce à une « mobilisation musicale » de bénévoles

1983 Anime un magazine musical sur FR3 Poitou-Charentes

Crée le Confort Moderne à Poitiers, première friche industrielle réinvestie pour la création artistique


parcours d’entrepreneur social | entreprendre

la direction du Patrimoine, dans l’idée de favoriser l’installation de centres culturels dans des usines désertées. « Sur ce qui a échoué symboliquement, une autre économie repart par une créativité artistique qui veut interagir avec le territoire, avec des valeurs. Pour moi, c’est un problème culturel de savoir passer d’un modèle à l’autre. La crise actuelle est plus culturelle qu’économique. Il faut changer de dynamique. »

Semer, récolter Après sept ans de cette aventure, Fazette ressent le besoin de faire valoir l’expérience. « L’idée me taraudait de défendre le modèle que nous avions créé : j’étais sûre que des chercheurs, des intellectuels, nous donneraient raison. » « La base, le socle, l’état d’esprit du Confort moderne n’étaient pas toujours bien compris », reconnaît Isabelle, qui lui succédera à la direction de l’établissement. Aujourd’hui directrice de L’autre canal, une salle de concert à Nancy, elle témoigne de cette passation : « Fazette avait semé, je n’ai eu qu’à récolter. Elle reste mon mentor. » Fazette arrive en 1992 à Paris, donne naissance à sa fille Lia, et s’installe sur une péniche achetée en Hollande 3 000 francs, sans eau ni électricité. Christophe Pasquet (avec qui elle créera Mains d’Œuvres [2]) l’accueille dans son Hôpital éphémère [3]. Fazette court l’Assemblée, pour rencontrer des politiques, des économistes, etc. Elle y découvre l’association Europe 99, où elle rencontre Patrick Viveret [rédacteur en chef invité du n°74], notamment, et se lie à un nouveau cercle. « L’art et la culture ouvrent des portes parce que cela touche l’intelligence sensible. L’art est une augmentation de soi-même, c’est l’éveil de forces qui sont déjà là. » En 1993, ils obtiennent un subside du programme européen Kaléïdoscope,

dédié à la culture. « Bingo ! J’ai toujours suivi mon cœur et mon intuition, et j’ai toujours rencontré – souvent recroisé – des gens formidables dans les institutions. Je les remercie sincèrement. » Le projet Phœnix-Culture is about having future [4], conférence sous forme de spectacle vivant pour relier des artistes, des intellectuels, des jeunes et des responsables sur une thématique de société, se réalise sur cinq jours à Copenhague, capitale de la culture en 1996. « Nous mettions en œuvre l’idée de la démocratie culturelle, l’idée de devenir artistes de nos vies. »

Créativité artistique et sociale De cette époque jusqu’en 2000, elle coordonne et développe le réseau Trans Europe Halles, qui regroupe aujourd’hui 42 lieux de 25 pays d’Europe. « Les gens m’écrivaient de partout, d’Europe de l’Est, d’Asie. J’allais dans tous les lieux, faire se rencontrer les artistes, chômeurs, universitaires et politiques, j’organisais des visites de parlementaires. » Pour valoriser les projets auprès des élus, elle crée Art factories [5], plateforme internationale des lieux d’art et de culture nés d’initiatives citoyennes. En 1998, elle élabore [6] son « premier projet écrit », Mains d’Œuvres, « porté par la jeunesse à qui on ferait confiance, parce que les élus font ce qui correspond à leur propre jeunesse... » Dans l’ancien centre social et sportif des usines Valeo, un bâtiment de 4000 m2 près du marché aux puces de Saint-Ouen devient un lieu de créativité artistique et sociale. En mai 2000, lors d’une réunion Trans Europe Halles au Confort Moderne, elle demande au secrétaire d’état au Patrimoine et à la décentralisation culturelle un positionnement fort des pouvoirs publics. Il créera la mission interministérielle dont elle est désormais en

charge. Malgré ses succès, Fazette avoue un premier mouvement de « peur de ne pas savoir faire », lorsqu’on lui propose le poste. Puis elle se souvient de son héritage politique familial, de sa capacité à « construire quelque chose de concret dès que j’ai un bout d’idée. » Ainsi la décrit Patrick Viveret : « Elle est de ceux qui ne savaient pas que c’était impossible, alors ils l’ont fait. » magali jourdan [1] avec Yorrick Benoist, Francis Falceto et Philippe Auvin. www.confort-moderne.fr [2] cf. le dossier d’Interdépendances n°72 et www.mainsdoeuvres.org [3] Ancien hôpital Bretonneau reconverti en lieu de culture en 1990, aujourd’hui détruit. [4] www.dailymotion.com/video/x56gi8_ documentaire-the-phoenix-project_creation [5] www.artfactories.net [6] avec Christophe Pasquet (cofondateur d’Usines Ephémères) et Valérie Peugeot (directrice des associations Vecam et Europe 99).

A lire Les fabriques, lieux imprévus (ouvrage collectif) Editions de l’imprimeur à Besançon, 2001 288 pages, 400 illustrations

Depuis la fermeture en 2010 de l’Institut des villes, Fazette Bordage continue à titre indépendant ce travail d’accompagnement et de valorisation des Nouveaux territoires de l’art, en France et en Europe.

En juin 2012

1992

2001 Coordonne le réseau Trans Europ Halles

2002 Ouvre Mains d’œuvres à Saint-Ouen

2008 Création de Art Factories

Chargée de mission interministérielle Nouveaux territoires de l’art au sein de l’Institut des villes

, elle a rejoint la direction générale de la culture du Havre pour le développement culturel de la ville et la co-construction de projets et d’actions entre la municipalité et les acteurs culturels du territoire.

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article ° issu du n

pierre rabhi

Père nourricier

automne

2009

Paysan penseur, il appelle à l’insurrection des consciences, à changer de paradigme et repenser notre mode de vie ; à préserver notre “terre nourricière” et le lien social. Spécialiste en agroécologie, il initie et fédère des lieux de vie, solidaires et écologiques, parcourant le monde pour former à une production agricole respectueuse de l’environnement.

L

’hôtel près de la Gare de Lyon, à Paris, est modeste. La gérante fait les comptes en chaussons, son mari tient le bar. Sert un café à l’unique client qui pourrait être un ami. Une employée passe l’aspirateur. Monsieur Rabhi ? C’est un habitué. « On est contents de le voir. Il fait partie de la famille ». Il arrive, âgé mais pas usé, amical et impressionnant à la fois, venu en train pour une conférence. Encore une. Très demandé pour son domaine d’expertise : l’agroécologie, ou comment associer production agricole, protection et régénération de l’environnement. Un savoir qu’il applique dans sa propre ferme, et qu’il transmet depuis la fin des années 70 à travers le monde, notamment dans des zones a priori peu fertiles. Dans ses livres et lors de nombreuses interventions publiques, il appelle à « l’insurrection des consciences », alertant sur l’importance vitale de « la terre nourricière » qu’il est urgent de préserver. Pierre Rabhi naît en Algérie, en 1938. Il a quatre ans lorsque sa mère décède. Quelques mois 32

plus tard, son père, ouvrier, le confie à un couple de Français. Adolescent, Pierre se convertit au catholicisme, contre le vœu de son père, avec qui il se fâche. Lorsqu’éclate la guerre pour l’indépendance de l’Algérie, il se brouille avec ses parents adoptifs. Alors, tout jeune adulte, il quitte sa terre natale pour Paris. Il y étudie l’histoire et la philosophie et nourrit déjà une grande méfiance vis-àvis des logiques productivistes et consuméristes des Trente glorieuses. Il élabore sa critique de la finance « passée d’un état normal de rationalisation du troc à une pratique qui n’a pour objet qu’elle-même ». Au tout début des années soixante, il quitte la ville pour l’Ardèche avec Michèle, sa future épouse. Le premier de leurs cinq enfants naît, tandis que le jeune père se forme à l’agriculture dans une Maison familiale rurale, sans adhérer à l’enseignement, basé sur le recours aux engrais et pesticides chimiques. La famille s’installe bientôt sur une petite exploitation aux terres arides et rocailleuses, où tout est à rénover, et pose les bases de ce qui deviendra leur « prototype de nouveau paradigme ». La

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Dates-clés 1960

Découvre l’agriculture biologique et écologique

1978

Met au point divers programmes de formation à l’agroécologie en Europe et en Afrique

1985 Reconnu comme expert international pour la sécurité alimentaire et la lutte contre la désertification. Il participe à des programmes d’échelle mondiale, notamment sous l’égide des Nations-Unies. Co-fonde Gorom Gorom, le premier centre africain de formation à l’agroécologie 1992

Lancement du programme de réhabilitation de l’oasis de Chenini-Gabès en Tunisie

1997 Nouvelles actions de développement au Niger (région d’Agadez), au Mali (région de Gao) et au Maroc (Kermet BenSalem, Dar Bouazza, Taroudant) 2002 Candidature aux élections présidentielles 2006

Lance Colibris-Mouvement pour la terre et l’humanisme

Mars 2013 Sortie en salle du film “Pierre Rabhi, au nom de la Terre”

ferme accueille des visiteurs. Quelques-uns au début. Après 1968, « ça n’a pas arrêté. Les gens séjournaient, travaillaient avec nous. » Tous rejetant le système de vie dominant. « Le modèle actuel n’est pas rafistolable. Un changement de modèle repose sur des structures et du concret. Il y a des personnes qui agissent et incarnent. Pour d’autres, ces actions sont un ensemencement. C’est pour cela que nous parlons plutôt de prototype ». Prototype fondé sur le retour à la terre et la reconstitution du lien social. Maisons en terre et en bois, énergie solaire et éolienne, nourriture bio… tout ou presque est produit sur place. Prototypes qui se font de plus en plus nombreux. Le Hameau des buis, crée par l’une de ses deux filles, Sophie ; la ferme “les Amanins” ; le Mas de Beaulieu enfin, centre névralgique de l’association Terre et humanisme en Ardèche. « Ces lieux de démonstration sont destinés à prouver que c’est possible. » Ils sont rassemblés depuis 2006 au sein de l’association ColibrisMouvement pour la Terre et l’humanisme. De nombreux projets à l’étranger profitent


© Louise Bartlett

Je ne voulais pas être dans l’incohérence : critiquer le modèle et le suivre...


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© Louise Bartlett

On pousse tellement à consommer qu’il y a une obésité non seulement physique mais psychologique

également de ce savoirfaire, pour la culture de terres arides (Burkina Faso, Tunisie, Niger…) et en Europe de l’Est, où Pierre Rabhi tient à soutenir les derniers petits producteurs d’Europe menacés par l’arrivée des vastes monocultures qui dominent déjà à l’Ouest. Et enfin, il y a les conférences. Parler encore et encore d’agroécologie ne l’ennuie pas. « Le sujet est vaste, il y a beaucoup à dire. » Que nous

vivons par exemple dans une surabondance malheureuse, fondée sur un système artificiel et fragile : la production locale est très affaiblie et nous dépendons de grandes entreprises dont les pratiques ont un coût écologique et humain. Dire aussi que consommer ne peut pas être un devoir civique. « On pousse tellement à consommer qu’il y a une obésité non seulement physique mais psychologique, de désirs toujours inassouvis. » Au fil des ans, son appel à vivre dans un état de « sobriété heureuse » touche de plus en plus de personnes. A tel point que sa pré-campagne

présidentielle en 2002 remporte un succès inespéré. Pour « transmettre le message d’urgence écologique et humaine et être force de propositions d’alternatives pour l’avenir », il récolte en deux mois 184 signatures d’élus en faveur de sa candidature. Il en fallait 500. Se représenter ne l’a pas tenté. Pour lui, toute initiative de la société civile est politique. Et surtout, il se trouve impliqué auprès de gens qui ont faim. Transmettre un savoir-faire précieux, pas juste pour survivre mais pour vivre dignement, par soi-même. « C’est ça l’urgence. »

En désaccord avec l’enseignement classique de l’agriculture, qui promeut l’utilisation d’engrais et de pesticides chimiques, Pierre Rabhi découvre en 1963 la biodynamie. Les bases de cette démarche ont été posées par Rudolf Steiner – par ailleurs fondateur du mouvement anthroposophe – dont la doctrine est à l’origine des produits cosmétiques Weleda et de la pédagogie Waldorf-Steiner. La méthode biodynamique est proche de ce que l’on appelle aujourd’hui agriculture biologique. Elle associe l’usage de préparations exclusivement organiques (et non chimiques) et attention portée aux rythmes de la nature. Pierre Rabhi a par la suite développé l’agroécologie, une approche globale ayant pour objet « la relation harmonieuse entre l’humain et la nature », qui concerne toutes les sphères de l’organisation sociale : de l’agriculture (avec une attention particulière pour le respect de la biodiversité, la fertilisation organique des sols, la lutte contre l’érosion et l’optimisation de l’usage de la ressource en eau) à l’éducation, en passant par la santé, l’économie, l’aménagement du territoire… L’agroécologie défend la place des paysans, le lien social, la salubrité alimentaire, la production et la consommation locales, en vue de rendre les populations autonomes sur leurs territoires.

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www.terre-humanisme.org Créée en 1994 sous le nom des “Amis de Pierre Rabhi”, rebaptisée en 1999, l’association Terre & Humanisme œuvre pour la transmission de l’agroécologie.

Louise bartlett

Biodynamie et agroécologie

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A cliquer

www.colibris-lemouvement.org Initié en juin 2006 par Pierre Rabhi pour impulser un mouvement international autour des valeurs et alternatives décrites dans la Charte pour la terre et l’humanisme : sortir du mythe de la croissance indéfinie, vivre dans la sobriété heureuse, replacer l’humain et la nature au coeur de nos préoccupations, mettre le féminin au coeur du changement, produire et consommer localement, etc.


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Faim, changement de régime « De même que nous devons notre pérennité à nos prédécesseurs, nous avons le devoir de transmettre ce magnifique héritage à nos descendants. » Spécialiste de l’agro-écologie, philosophe, auteur de nombreux livres sur son parcours et sur la terre, Pierre Rabhi œuvre depuis de nombreuses années pour préserver notre patrimoine essentiel : terre, semences, savoir-faire… Pour ce « petit thérapeute de la Terre Mère », cultiver par soi-même est aujourd’hui « un acte politique et de légitime résistance ». « Avec la fameuse crise, le monde va-t-il enfin savoir que les dollars ne se mangent pas ? », se demande le paysan penseur, fondateur du mouvement des colibris, pour replacer l’humain et la nature au cœur de nos préoccupations. L’alimentation, essentielle à notre survie, est au cœur de ce numéro. Un milliard de personnes souffrent aujourd’hui de sous- nutrition. L’agronome et économiste Marcel

Mazoyer revient dans ce dossier sur les premières victimes de la faim : les paysans, qui subissent la concurrence avec les agricultures modernisées. Appauvris par les aléas des prix (baisses puis explosions dues à la diminution des stocks agricoles mondiaux), ils cessent petit à petit leur activité. Selon l’auteur de « La fracture alimentaire et agricole mondiale », c’est le système de libre-échange agricole qui est en cause. Et selon Pierre Rabhi : « La modernité n’est avant tout qu’un changement de seigneur, non plus féodal, mais banquier. » S’il faut déplorer « le retard de l’humanité à prendre conscience de son inconscience à l’égard de la vie », il faut aussi agir.

Dossier paru dans ••

77

printemps

2010

Rédacteur en chef invité

du n°77, Pierre Rabhi a lancé des pistes de réflexion sur les semences, la terre et l’alimentation, mais aussi l’éducation. L’équipe d’Interdépendances est ainsi allée à la rencontre de personnes qui l’ont inspiré ou accompagné, camarades présents et passés, et de structures qu’il a contribué à fonder. Krishnamurti, un sage inspirateur. Thomas Sankara, président du Burkina Faso assassiné en 1987, ami de Pierre Rabhi et soutien pour l’agro-écologie. Philippe Desbrosses, camarade dans la défense de la terre et la biodiversité, à l’origine de la création du label AB en 1983, fondateur d’un centre de formation pilote en agriculture biologique, et collectionneur de semences florales et potagères. Ce numéro était également l’occasion de découvrir les Amanins, une ferme écologique et pédagogique fondée dans la Drôme par Pierre Rabhi et l’entrepreneur Michel Valentin. Depuis 2003, écologies pratique et relationnelle s’y mettent en placent : éco-construction, indépendance énergétique, production de nourriture en agroécologie, école à la pédagogie alternative, écoute de l’autre et collaboration bienveillante… vers une « sobriété heureuse », si chère à Pierre Rabhi. « En faire une simple option de vie n’en révèle pas la subtilité (…), écrit-il. En réalité, il en va de notre survie. »

EN SALLE ACTUELLEMENT

Pierre Rabhi, au nom de la Terre Un film réalisé par Marie-Dominique Dhelsing Ce sage documentaire, un brin ennuyeux, a le mérite de présenter de façon lisible le parcours et les combats de Pierre Rabhi. On découvre des compagnons de route, à commencer par l’épouse, Michèle Rabhi, et des lieux, du Hameau des buis de sa fille Sophie, aux Amanins co-fondé avec le regretté Michel Valentin. On retrouve surtout ce petit homme à la voix douce dont les ambitions pour notre planète sont grandes, et qui ne doute pas de sa contribution au changement.

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société | PUBLICITé

Une révolte,

sur place ou à emporter ? Qu’est-ce qui l’emporte, entre le système de marché et la marche contre le système ? Ce dernier semble très bien se porter. Pire, depuis plusieurs décennies, le marketing récupère la contre-culture à son compte.

Eve Chiapello, rédactrice en chef invitée du n°81

« La récupération par des grandes firmes des thèmes de la contre-culture pour promouvoir des produits à peine différents, ou encore l’incorporation dans leurs gammes de produits de niche pour “bobos”, sont des phénomènes qui parfois disqualifient la promotion de pratiques de consommation militantes ou la création de marchandises cherchant à intégrer un réel souci social ou environnemental. Ces initiatives ne peuvent pas être sources de changement social, dit-on. In fine : tout est récupéré par la machine capitaliste qui s’en nourrit sans se transformer. » On peut y voir à l’inverse le succès de certaines idées auprès du grand public. Les consommateurs militants ne sont pas prêts pour autant à s’y laisser prendre, ils saluent les avancées mais continuent d’alimenter la pression vers une consommation plus responsable. »

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Pourtant, certains affirment le contraire. Michel-Edouard Leclerc s’auto-proclame « rebelle mais bâtisseur » [1]. Mais dire qu’« aujourd’hui, la lutte c’est le pouvoir d’achat » (campagne publicitaire fin 2003 montrant des prix barrés à coups de marqueur), c’est oublier qu’on fait de la publicité pour vendre toujours plus. D’autres avouent clairement leur démarche. « Nous sommes dans un système marchand, une société de récupération et de nostalgie, estime Gilles Masson, président de l’agence Léo Burnett qui a emprunté au sigle de l’anarchie une identité visuelle pour Fiat. La mise en scène de la contestation est très appréciée pour son côté ludique. » [2] Les auteurs de Révolte consommée : le mythe de la contre-culture, un ouvrage qui a remué le monde de la publicité courant 2004 en mettant à jour les mécanismes de récupération de la contreculture par le marketing, ne sont pas dupes du filon exploité. « Dans une société qui valorise l’individualisme et méprise le conformisme, expliquent Joseph Heath et Andrew Potter, être un “rebelle” devient la nouvelle catégorie qui fait chic. » [3] Il y a pourtant ceux qui refusent de « se lever pour bidule ». Ces antipubs récupèrent eux aussi la publicité. En 2003, les encarts publicitaires du métro parisien étaient tagués de slogans tels « Puber tue », « Au lieu de dépenser, pensez » ou « La pub nuit à votre santé ». Mais là encore, le marketing riposte. « La publicité puise dans le discours des antipubs une nouvelle légitimité, témoigne Catherine Becker, directrice générale de Sorgem International. Les antipubs entretiennent le bruit médiatique autour

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de la publicité. Ils servent les intérêts des publicitaires. » [4] Cela ressemble à un cycle infernal. Plus qu’une simple récupération de signes, c’est une gangrène pour la subversion. Si le conformisme de la société de consommation se déguise en révolté, ce n’est pas parce qu’il autorise la révolte. Au contraire, dit le rebelle contreculturel, cela prouve que le système est encore plus puissant que nous ne le pensions – voyez avec quelle habileté il récupère toute cette subversion ! Manon Richerme [1] Interview réalisée par Roland Mihaïl pour L’Express.fr le 10 mars 2003. [2] In Le Monde 15/02/05. [3] Joseph Heath et Andrew Potter, The Rebel Sell : Why the culture can’t be jammed (2004) traduit en français aux éditions Trécarré sous le titre Révolte consommée : Le mythe de la contre-culture. [4] In la revue Média, été 2004.

f A lire

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ue les lunettes du couturier JeanPaul Gautier soient à l’effigie d’Ernesto Che Guevara, que le programme de la chaîne commerciale MTV soit infiltrée par Jackass ou que William S. Burroughs ait servi la campagne publicitaire de Nike ne font pas de ces marques des contestataires.

Révolte consommée : Le mythe de la contre-culture Joseph Heath, Andrew Potter, Michel Saint-Germain, et Elise de Bellefeuille, Précarré, 2001 De Que choisir ? à Casseurs de pub : entre récupération marketing et nouvelles figures consuméristes Eric Remy, Décisions Marketing, 46, 2007 Sociologie de la consommation Nicolas Herpin, Paris : La Découverte, 2001, Collection Repères No Logo : La tyrannie des marques (No Logo : Taking Aim at the Brand Bullies), Naomi Klein, Actes Sud, janvier 2000 « Du marketing à ses résistances : une analyse par la sociologie de la traduction » in Marketing et résistances des consommateurs Coordonné par Roux D., éditions Economica, 2009 (chapitre du Pr Eric Remy et Pr Dominique Roux - Paris XI)


PUBLICITé | société

interview

“Entre coopération et spoliation” Comment la culture devient un produit de consommation ? La consommation n’identifie pas seulement des besoins, elle donne à voir des identités. Le consommateur se tourne alors vers l’art, la musique, le sport… Et qu’en est-il de la contre-culture ? Le marketing doit renouveler son offre. Ainsi, il cherche des « gisements d’authenticité », pour citer Eve Chiapello. En imprimant une connotation contre-culturelle au produit, il donne l’impression qu’il a quelque chose de vrai à vendre.

© Presscode/Mickaël Massard

Qu’est-ce qu’une stratégie marketing de la contre-culture ? Je distinguerais deux types de rapport entre l’entreprise et la contre-culture. La première démarche consistera, pour la communication de l’entreprise, à récupérer des signes faisant référence à la contre-culture mais vidés de sens. La seconde, que je préfère désigner par “marketing avec la contre-culture”, sera une coopération plutôt qu’une spoliation. Avant de se servir de la contre-culture, la marque s’investit au sein du mouvement par sa présence afin de définir ce que l’entreprise peut apporter à la contre-culture.

Enseignant et chercheur en sociologie de la consommation et en marketing à Euromed (Marseille) et visiting professor à l’université Bocconi (Milan), Bernard Cova participe activement au développement d’approches novatrices du marketing. Fondés sur un point de vue ethnosociologique, ses travaux ont posé les bases du marketing expérientiel et du marketing tribal.

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Par exemple ? La campagne “lomo” intègre le consommateur à la contre-culture, même si c’est une démarche commerciale autour d’un appareil photographique. Tout en initiant une démarche créative et communautaire, la société autrichienne Lomographische AG met à la disposition des utilisateurs des “murs” d’exposition. Autre exemple, une campagne Tic Tac : critiquée comme étant une campagne de buzz, la vidéo qui a circulé sur la toile montrant un musicien de rue utilisant les boîtes des bonbons comme instruments n’a-t-elle pas également permis de donner une nouvelle dimension à l’art de rue ? A l’inverse, le discours adopté par Michel-Edouard Leclerc, qui se définit comme “rebelle mais bâtisseur”, répond davantage à la définition du marketing-communication. Pour les entreprises, cette stratégie présente certes un potentiel d’enrichissement réciproque mais demande un investissement, en termes d’argent et de temps, non négligeable. Au sein même de la contre-culture, cette coopération peut également générer des tensions entre groupes concernés ou non par cet investissement. Laquelle de ces stratégies est la plus efficace ? On ne peut pas répondre par une règle générale puisque cela dépend du public concerné. Il y a des consommateurs qui se satisfont d’un signe faisant écho à la contre-culture et d’autres qui cherchent à intégrer l’achat à une démarche active. Dans les deux cas, cela demeure un acte de consommation. Peut-on parler de cible spécifique pour le marketing de la contre-culture ? Les idées innovantes étant le plus souvent portées par les nouvelles générations, les « jeunes » sont des cibles privilégiées. Pour autant, le consommateur de contreculture n’est pas forcément un innovateur. Certains se raccrochent à une image d’anticonformisme auquel ils souhaitent s’identifier. L’engouement pour la Harley Davidson est associé à la contre-culture alors que, comme la Marilyn de Andy Warhol, la marque appartient aujourd’hui à la culture dominante. Il y a comme une rupture entre l’intention et la pratique… De plus, la stratégie contre-culturelle s’adresse à une “élite”. Est-il utile de rappeler que le consommateur avec un pouvoir d’achat restreint achète les produits de base alors que le produit qui se démarque est un luxe ? Quel avenir pour la contre-culture ? La contre-culture est par nature vouée à se renouveler constamment. Dans le contexte politique actuel, le langage contre-culturel est souvent associé à une alternative au système. Contrairement à ce que prétendent les détracteurs du mouvement de 68, l’anticonformisme a encore de beaux jours devant lui ! Propos recueillis par M.R. numéro best of | avril-mai-juin 2013 | Interdépendances n ° 89

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Croissance sans conscience n’est que ruine de l’homme s printemp

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En ces temps d’effervescence autour de la notion de développement durable et de tout ce qui est “vert”, les écrits d’Ivan Illich ou Nicholas Georgescu-Roegen, penseurs et inspirateurs de l’écologie politique dans les années 70, gardent toute leur force. Des concepts à lire ou relire pour réinscrire l’écologie dans une critique plus globale des sociétés contemporaines. yann auger

van Illich, philosophe et théologien de formation, développe dès les années 1970 une critique de la société industrielle, aussi radicale qu’inclassable. Il s’en prend avant tout à ce qu’il appelle les « monopoles radicaux », ces situations dans lesquelles l’homme est contraint de s’en remettre à des industries, privées ou publiques, pour la satisfaction de besoins souvent élémentaires – le tout avec un impact environnemental parfois décuplé. Il en va ainsi de la consommation d’eau,

passant nécessairement dans nos sociétés par l’institution qui en contrôle la ressource, les infrastructures et la distribution. C’est aussi le cas des transports : en permettant de se déplacer sur de longues distances, les transports modernes érigent les déplacements en un véritable « besoin » et créent les conditions de leur propre indispensabilité. « Que les gens soient obligés de se faire transporter et deviennent impuissants à circuler sans moteur, voilà le monopole radical. » [1] Les déplacements domicile-travail l’illustrent : leur durée moyenne n’a pas baissé depuis bien longtemps,

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malgré les progrès des transports. Illich applique cette analyse à un certain nombre d’autres institutions : l’école détiendrait le monopole radical de l’éducation ; la médecine, celui des soins ; les pompes funèbres, celui des enterrements… Difficile, au sein des sociétés modernes, de se faire reconnaître en tant qu’autodidacte, d’appliquer soimême les soins médicaux les plus rudimentaires, d’enterrer ses morts, de subvenir à ses besoins en eau de manière autonome, ou encore de construire sa propre maison…

Une vie sur catalogue Ces monopoles radicaux rendent l’homme dépendant de l’intervention systématique de professionnels spécialisés, dans le cadre d’une société régie par la division du travail et où chacun devient dépendant du travail d’autrui. La sphère de l’autonomie cède alors du terrain face à celle de l’hétéronomie. « La vie quotidienne n’est plus qu’une suite de commandes sur le catalogue du grand magasin universel ». Non seulement ce fonctionnement évince la créativité humaine mais il peut également corrompre le bon sens de l’utilisateur/usager, qui tendra désormais à utiliser de manière irrationnelle le produit ou service proposé – à l’image des véhicules individuels, utilisés fréquemment pour des déplacements ne dépassant pas quelques kilomètres… Progressivement, des outils manipulables, à savoir des outils dont la principale source d’énergie est externe à l’homme, se substituent aux outils maniables, lesquels ont pour principal ressort l’énergie humaine. La voiture individuelle, mue par son carburant, est typiquement un outil manipulable, par opposition à la bicyclette, dont la motricité repose sur l’énergie du corps humain. Devant la complexité des outils manipulables créés par les spécialistes, complexité provoquant une dissociation entre utilisation et compréhension, l’individu ne se sent plus en mesure d’apprendre par lui-même et ressent le besoin d’être « éduqué » : la boucle est bouclée, les monopoles radicaux s’entretiennent mutuellement pour finalement faire naître un monopole radical du mode industriel de production, une « mégamachine ».

Les hommes, matière première de la “mégamachine” Ce monopole « fait des hommes la matière première que travaille l’outil » : l’outil, moyen créé pour servir une fin, tend à devenir fin en soi. La mégamachine, dont la stabilité repose sur sa propre croissance indéfinie, exige notamment de l’individu qu’il accroisse sans cesse ses « besoins » en conséquence. Par où « la pauvreté se modernise : son seuil monétaire s’élève parce que de nouveaux produits industriels sont présentés comme des biens de première nécessité, tout en restant hors de portée du plus grand nombre. » Cette création de besoins repose toujours sur l’illusion (et accessoirement sur l’efficacité 62

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du marketing) que ce qui est nouveau est nécessairement mieux. Mais cette croyance est vaine : « Chaque nouvelle unité lancée sur le marché crée plus de besoins qu’elle n’en comble » et contribue par ailleurs à l’accroissement de notre impact environnemental au travers de l’augmentation régulière de la consommation de ressources pourtant majoritairement non renouvelables. Le monde contemporain offre un grand nombre d’exemples concrets de cet asservissement de l’homme à ses outils [2]. Il est ainsi devenu le serviteur inconscient des incinérateurs, qui exigent, pour être rentables, de traiter le plus de déchets possible. La recherche systématique du mieux au travers d’outils de plus en plus puissants est vouée à devenir contreproductive. Passé un seuil critique, l’institution devient à elle-même sa propre fin, et n’est plus en mesure d’atteindre efficacement son but originel, comme l’illustrent, ici aussi, les transports : une bonne partie des trajets concerne les déplacements domicile-travail. L’homme travaille désormais pour l’outil : il travaille en partie pour pouvoir s’offrir le luxe de se rendre à son travail ! La bicyclette est donc un moyen de transport plus rapide, à condition d’organiser la vie sociale en vue de son utilisation [3]. Jean-Pierre Dupuy, disciple d’Illich, résume : « Résultat paradoxal : passés les seuils critiques, plus la production hétéronome croît, plus elle devient un obstacle à la réalisation des objectifs qu’elle est censée servir : la médecine corrompt la santé, l’école bêtifie, le transport immobilise, les communications rendent sourd et muet, les flux d’information détruisent le sens, le recours à l’énergie fossile, qui réactualise le dynamisme de la vie passée, menace de détruire toute vie future, et, last but not least, l’alimentation industrielle se transforme en poison. » [4]

Le plus est l’ennemi du mieux Dans ces conditions, le progrès est un mythe : « Les statistiques qui démontrent la croissance du produit et la haute consommation par tête […] masquent l’ampleur des coûts invisibles ». La croissance, même rebaptisée « verte », est une illusion, car son calcul ne tient pas compte des dégradations sociales et environnementales : dans une optique purement économique, « un mal + son remède = deux biens ». Polluer puis dépolluer, dilapider les ressources énergétiques puis tenter de les reconstituer, promouvoir une alimentation trop riche puis vanter les bienfaits des produits amincissants, générer de nouveaux stress et de nouvelles maladies puis les soigner, autant de moyens de contribuer à la « croissance » et, bien souvent, de précipiter le désastre écologique… Une catastrophe telle que celle de l’Erika contribue fortement à une « croissance verte » au travers de l’utilisation de dispositifs dépolluants… Ne serait-il pas plus pertinent de s’attaquer aux causes plutôt qu’aux conséquences ? De même, on sait qu’une alimentation trop riche (en viande notamment) cause de multiples désordres environnementaux et sanitaires : impact


éCOLOGIE | réfléchir

carbone, épuisement des sols, obésité, troubles vasculaires, etc. La crise écologique est ainsi « traitée superficiellement lorsqu’on ne souligne pas ceci : la mise en place de dispositifs antipolluants n’aura d’effets que si elle s’accompagne d’une diminution de la production globale », sous peine de voir les efforts faits au nom de la protection de l’environnement annulés par l’augmentation globale de la production et de la consommation [5]. Pour éviter la catastrophe, il importe, pour toutes ces raisons, de s’astreindre à rester en deçà des seuils critiques, de mettre fin à la fuite en avant et de développer des outils conviviaux, c’est-à-dire des outils sur lesquels l’individu autonome a prise.

La croissance “verte”, une notion toxique Malgré une approche différente, et sans jugement sur le caractère aliénant du mode industriel de production, Nicholas Georgescu-Roegen arrive à une conclusion similaire : la taille de l’économie est un enjeu tout aussi important que sa composition. A la fois mathématicien et économiste, c’est en scientifique qu’il s’attaque à ces questions dans les années 1970. Pour lui, la théorie économique néglige les lois de la nature, en particulier les deux principes fondamentaux de la thermodynamique : le premier affirme que, dans la nature, certes, « rien ne se perd, rien ne se crée, tout se transforme » ; le second, appelé « entropie », explique que chaque transformation occasionne toutefois une dégradation de l’énergie. Lors des transformations successives que les activités humaines font subir à la matière, une partie de l’énergie utilisée se disperse fatalement en chaleur. Il résulte de ce principe que tout système clos meurt énergétiquement à plus ou moins long terme. De fait, la Terre est un système semi-clos : en dehors des énergies solaires et lunaires (les marées), rien ne vient alimenter ses réserves d’énergie. Pis, elle est un système clos d’un point de vue matériel, alors que la matière se dégrade également à chacune de ses utilisations (ce que Georgescu-Roegen appelle « l’entropie matérielle »). Ainsi, une croissance infinie dans un monde fini est une impossibilité théorique : non seulement chaque transformation génère une perte nette d’énergie, mais les ressources matérielles s’épuisent inévitablement [6]… Voilà pourquoi ce penseur hétérodoxe considérait le développement durable, dans sa conception actuelle (principalement économique et orientée vers une « croissance verte »), comme une « notion toxique ». La décroissance matérielle est inévitable, mais elle n’est pas incompatible avec une croissance du bien-être dans une société sobre et responsable, nous dit-il. d

dddddddddddddddddddddddddddd Pour aller plus loin

dddddddddddddddddddddddddddd De la critique radicale à la reconstruction conviviale La Convivialité Ivan Illich, Seuil, 2003 [1973], 158 p. Dans cet ouvrage, Illich ne vise pas une institution particulière (comme dans Une société sans école), mais formule une critique générale du mode industriel de production et suggère des pistes pour une refondation conviviale. L’inévitable décroissance La décroissance : Entropie-Ecologie-Economie Nicholas Georgescu-Roegen, Sang de la Terre, 2006, 302 p. Ce recueil de textes constitue une bonne introduction aux analyses de GeorgescuRoegen, et notamment les liens qu’il établit entre économie et écologie : l’activité économique trouve sa limite dans les lois de la nature. Se libérer de l’idéologie du travail Métamorphoses du travail - Critique de la raison économique André Gorz, Gallimard, 2004 [1988], 438 p. Alors que les gains de productivité et le progrès technique raréfient le travail, nos sociétés restent attachées, en vain, à l’idée du travail pour tous à temps plein. Cela contraint la rationalité économique, en recherche de gisements de croissance, à gagner des pans de l’existence humaine, jusque-là territoire exclusif de l’individu et de son autonomie. Or, la croissance génère des tensions écologiques qui ne peuvent que se finir en catastrophe.

[1] Sauf indication contraire, toutes les citations sont issues de La Convivialité d’Ivan Illich. [2] On comprend ici les ponts existants entre Illich et Jacques Ellul, les deux auteurs se retrouvant dans la critique du « système technicien » et de la dépendance à l’outil au sens large. [3] Se trouve ici l’une des multiples passerelles entre l’œuvre d’Illich et les travaux d’André Gorz : libérer du temps passe notamment par le temps choisi et la réduction du temps de travail, chers à Gorz. Interdépendances consacrera un article à la pensée d’André Gorz dans son prochain numéro [4] Jean-Pierre Dupuy, Pour un catastrophisme éclairé, Seuil, 2002. [5] C’est ce que les économistes appellent « l’effet rebond » : à quoi bon réduire l’impact environnemental d’une unité de PIB, si le PIB augmente davantage ? Ces efforts ne font que limiter l’augmentation de nos impacts, mais ne contribuent pas à leur réduction. [6] Et ce même si les déchets des uns devenaient les matières premières des autres. On sait que c’est là l’idéal de « l’écologie industrielle », et, plus généralement, de toute forme de recyclage.

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