N°36
Nouveau • OCTOBRE/NOVEMBRE/DÉCembre 2012 / N°36 • www.respectmag.com
Israël-Palestine
Une passion française
Antisémitisme
Le malaise des Juifs de France Religion
Sushis casher, Torah e-book Identités
Une communauté plurielle « Juif » ou « pas Juif » ?
100 %
Juifs de France
J.-C. Attias • Pauline Bebe • Richard Prasquier • Pascal Boniface • Ofer Bronchtein • Médine • Esther Benbassa• Yvan Attal • UEJF
Pleins feux sur les clichés
Directeur de publication : Jean-Marc Borello, jmb@groupe-sos.org
darnel lindor
Respect mag est une publication trimestrielle éditée par Presscode pour l’association Insertion et Alternatives
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Respect magazine 80/84, rue de Paris - 93100 Montreuil Courriel : redac@respectmag.com Internet : www.respectmag.com
ÉDITO Marc Cheb Sun
Éditeur : Gilles Dumoulin, gd@groupe-sos.org Directeur de la rédaction et fondateur : Marc Cheb Sun, marc.chebsun0@gmail.com Rédactrice en chef Web : Maral Amiri, maral.amiri@respectmag.com 01 56 63 94 53 Rédactrice en chef adjointe technique : Louise Bartlett, louise.bartlett@groupe-sos.org Secrétaire de rédaction : Bernadette d'Ovidio, redaction@presscode.fr Chef de rubrique Agitateurs : Ludovic Clerima, ludovic.clerima@respectmag.com Rédactrice permanente : Aurélia Blanc, aurelia.blanc@respectmag.com Rédacteurs : Dolorès Bakèla, Charles Cohen, Pascale Colisson, Bilguissa Diallo, Raphaëlle Elkrief, Réjane éreau, Samuel Légitimus, David Rybojad, Fatoumata Sakho, Lisa Serero, Anasthasie Tudieshe Stagiaire : Moussa Diop Contributions : Jean-Christophe Attias, Esther Benbassa, Fouad Aouni et Nols, Jewpop, Bariza Khiari, Karim Madani, Yaya Moore, Sefwoman, Marie Vanaret, Carole Zalberg Direction artistique : François Bégnez, francois.begnez@presscode.fr Maquette : Françoise Gorge, Martin Laloy, Mickaël Massard (Presscode) Direction photo : Marc Cheb Sun Photographe permanent : Darnel Lindor, darnel.lindor@respectmag.com Photographes : élodie Abregel, Belka, Arno Brignon, Agence Corbis (éric Feferberg, éric Fougère, Helen King, Alain Nogues), Christian Ducasse, Yanney Echiel, Dom Garcia, Leïla Haddouche, Philippe Hamon, Jean-Pierre Lozouet, Marko93, Moatti, Hally Pancer, Laurent Prost, Antoine Smith, Pierre Terrasson, Franck Vibert Illustrateurs : ElDiablo, Shoof, Mounir, Hervé Pinel Pôle média Groupe SOS : Direction : Valère Corréard - 01 56 63 94 63 Guillaume Guitton, guillaume.guitton@groupe-sos.org 01 56 63 94 50 Communication : Stéphanie Veaux - 01 56 63 94 54 Chargés de mission : Pierre Pageot, Arnaud Lemaire Régie publicitaire et partenariat : Mediathic / Respect éditions Alassane Sow, responsable commercial Respect mag alassane.sow@groupe-sos.org 06 26 41 42 81 ou 01 56 63 94 57 Sara Caramel, sara.caramel@groupe-sos.org 01 56 63 94 56 Stagiaire : Félix Assouly
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Juifs de France
O
ctobre 2011, j’écrivais en édito de notre numéro « 100 % Noirs de France » : « Jamais un Respect mag ne fut si compliqué à réaliser... Il a fallu comprendre puis expliquer en quoi la “France noire” – sa mémoire, ses errances, sa créativité – nous permet de cerner toute la France. En entrant par une porte, certes spécifique, mais au cœur des grandes mutations de notre histoire commune. Au final, la difficulté de la tâche nous a permis de mesurer l’urgence à s'en saisir. En allant au fond d’une spécificité, bien loin de nous diviser, ce 100 % Noirs de France ouvre la porte d’un “faire ensemble”. » Octobre 2012, sortie du numéro « 100 % Juifs de France »... Alors, plus simple à réaliser ? Loin de là. D’autres difficultés se sont manifestées, tout aussi révélatrices de nos carences et de nos peurs. La pesanteur de l’héritage, hanté par la participation française à l’Holocauste, la popularité des clichés autour du « pouvoir juif », ajoutées aux répercussions passionnelles du conflit israélo-palestinien, en font un dossier parmi les plus sensibles, et les plus tabous de la société française. Le pari de Respect mag ? Aborder le sujet « Juifs de France » de manière totalement décomplexée, et assumée. Parce que nous considérons que l’évitement n’est bon pour personne et participe, bien au contraire, à la diffusion des stéréotypes : celui qui ferait de ces citoyens français une composante forcément « à part ». Rassembler dans un espace partagé, celui du magazine, celles et ceux dont les témoignages, les ressentis ou les analyses interpellent nos a priori ou même nos simples points de vue. Sans précautions excessives vis-à-vis des dissensions internes à « la communauté » mais avec la volonté d’en afficher la pluralité. Et sans réinvestir – à propos de tout et n’importe quoi – nos propres positionnements sur le conflit du Proche-Orient. En étant à l’écoute des différents apports qu'il est si rare de voir réunis dans un même espace, en valorisant les autocritiques et les remises en cause. En comprenant en quoi l’histoire et les parcours des Juifs de France nous en disent long, évidemment sur cette composante essentielle de notre histoire commune, mais, au-delà, sur l’expérience minoritaire en France : « intégration », « diversité » ou « assimilation », visibilité, organisation communautaire, lutte contre les stéréotypes, enjeux du vivre et faire ensemble... En créant, coûte que coûte, du dialogue, de l’échange, de la réflexion et de l’émotion, ce Respect mag prolonge notre photographie inédite de la France métissée. Marc Cheb Sun, directeur de la rédaction
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Olivier Ferrand, président-fondateur du think tank Terra Nova, depuis peu député socialiste de la 8e circonscription des Bouchesdu-Rhône, est décédé cet été.
Diffusion : NMPP / Presstalis Gestion et inspection des ventes : Agence AME, 4 rue de Jarente, 75004 Paris N° Vert : 0800 590 593 Terry Mattard, tmattard@ame-presse.com Otto Borscha, oborscha@ame-presse.com Commission paritaire en cours de renouvellement ISSN : 1763-5829. Dépôt légal à parution Imprimé en France par CPI France, Aubin Imprimeur, 86240 Ligugé
Délégation générale Groupe SOS 102, rue Amelot 75011 Paris Tél. : 01 58 30 55 55 - Fax : 01 58 30 55 79 www.groupe-sos.org Entreprise sociale, le Groupe SOS développe des activités qui concilient efficacité économique et intérêt général. Créé il y a 28 ans, il répond aux besoins fondamentaux de la société : éducation, santé, insertion, logement, emploi… Le Groupe SOS compte aujourd’hui près de 10 000 salariés au sein de 283 établissements et services présents en France métropolitaine, en Guyane, à Mayotte et à la Réunion.
d.r.
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À l'émotion, celle de la perte d'un ami, s'ajoute la tristesse de voir disparaître un homme politique d'une grande et vraie intelligence, celle qui consiste à porter des projets innovants, à les porter haut et fort. Olivier allait au bout de ses idées, sans crainte de perturber, de bousculer. Il était un visionnaire. Nous avons beaucoup fait ensemble, il était un ami convaincu de Respect mag. Aujourd'hui, à travers ces quelques lignes bien dérisoires, toute la rédaction lui rend hommage, un hommage ému, un signe d'amitié à sa famille et à ses très proches, une pensée à toutes les équipes de Terra Nova. M.C.S.
Bientôt...
Numero collector
le 30 janvier 2013 en kiosque Musulmans, Noirs, Asiatiques, Juifs de France... L'objet de notre siècle métissé à mettre entre toutes les mains.
196 pages
Humeurs
Décapant
w Sefwoman, le best of
C
hroniqueuse pour le site web Jewpop, Sefwoman nous gratifie régulièrement de ses réflexions, toujours plus décalées, sur la communauté juive.
Mère juive 13 h 15 : J’arrive chez mes parents. Tout le monde est déjà à table. Ma mère fait des allers-retours dans la cuisine. Mon père regarde qui court l’après-midi à Vincennes. Mon frère, Stéphane, veut m’échanger une part de minina contre trois semaines en août dans l’appart de Mémé à Cannes. Quand je lui explique que c’est un peu cher payé, ma mère s’assoit enfin : « Albert, fais moins fort la télé, on s'entend pas ! Pourquoi tu mets les informations ? Y a eu un acte antisémite ? Y a eu un attentat en Israël ? Eh ben alors éteins s’il se passe rien. Ça suffit ! »
Phrases à ne pas dire au rabbin qui vous demande de prouver votre judéité Mais enfin je suis juive… Tenez, dans l’avion, je me lève au moment précis où le steward demande qu’on attende l’arrêt complet de l’appareil. J’ai lu tous les bouquins de Marc Lévy. Je suis allée voir deux fois la pièce Le Prénom avec Patrick Bruel. Quand j’entends un sketch d’Elie et Dieudonné sur Rire et Chansons, je change de fréquence ou je rigole une vanne sur deux, ça dépend. J’ai voté Sarkozy en 2007 et je crois même que je pourrais revoter pour lui. À chaque fois qu’il y a des manifestations de soutien à Israël, on y va avec les enfants, même si on sait que ça ne sert à rien. Et puis je me sens pas bien en France, ça prouve bien que je suis juive, merde ! 12 RESPECT MAG n°36
Parce qu’on est juifs ! « Tu sais Solal, on ne peut pas faire Noël. On est juifs. » À ce moment-là, tu te dis que oui, ton fils ne devrait rien objecter. C’est vrai après tout : « On est juifs », c’est la phrase de ta mère qui a bercé toute ton enfance. À chacune de tes questions un peu compliquées, elle te répondait le fameux « On est juifs » qui signifiait, tu le comprendras assez vite, « la discussion est terminée, file dans ta chambre, celle-là elle va finir par me tuer ! »
Grand frère Être la cadette de quatre frères dans une famille juive séfarade, c’est un peu comme se faire serrer par les flics pour deal alors que ton permis de séjour a expiré depuis cinq ans. T’as autant de chances d’en sortir que Philippe Poutou – candidat NPA aux présidentielles – d’être au second tour. Bref, t’es dans la merde. « D’où tu crois que tu vas sortir ? », « T’es maquillée ou je rêve ? », « C’est qui ce mec ? », « Pourquoi il veut dîner ? Un déjeuner c’est mieux ». « Ta copine Sonia, je veux plus la voir, elle a une mauvaise influence sur toi ». Et dans cette configuration, t’as le choix entre « rien faire » et « pas bouger »… L’arrivée successive de tes belles-sœurs dans la famille sonne comme une délivrance. À chaque mariage d’un de ses garçons, ma mère pleurait des semaines dans la cuisine. Pendant que moi, dans le couloir tapissé de marron et de jaune, je faisais la danse de la joie sur l’air de Freedom avec mon walkman, autoreverse s’il vous plaît. jewpop
Pourquoi on n'a pas le droit de manger du jambon ? Parce qu’on est juifs . Pourquoi je ne peux pas épouser Mehdi ? « Parce qu’on est juifs ». Pourquoi on va jamais à la campagne pour les vacances ? Parce qu’on est juifs . Pourquoi on doit se taire quand ils parlent d’Israël au journal télévisé ? « Parce qu’on est juifs ».
Comment on fait les bébés ? Parce qu’on est juifs .
Sur Israël Si Israël était un mec, je l’inviterais au resto et je lui dirais : « Non mais sérieux, je te trouve top, t’es super, t’es beau, tu sens bon le sable chaud, mais ça colle pas. Non, ça n’a rien à voir avec le fait que tu ne sois pas superaimable et avouons que quand tu t’énerves, tu ne fais pas semblant. Mais attends, je sais que tu es dans ton bon droit. Non je te jure, vaut mieux qu’on en reste là. Je ne vais pas te rendre heureux. C’est vrai que quand je suis avec toi, je me sens protégée, mais tu me coûtes une blinde. Si tu veux, on peut se revoir de temps en temps. On s’appelle cet été, ouais c’est bien ».
s 100% juifce de fran
HIER
Clichés
Des stereotypes a la vie dure Capitaliste, bolchevique, cosmopolite, errant… Autant d’étiquettes apposées sur « le Juif », variables selon les époques, mais qui perdurent de nos jours.
T
oute société développe ses stéréotypes. Ces croyances, relatives aux traits de personnalité ou comportements supposés « typiques » d’un groupe donné, sont largement partagées, mais nullement confirmées par une observation objective. Anecdotes ou histoires drôles contribuent à installer et à diffuser ces représentations, lesquelles changent parallèlement à l’évolution des rapports de force ou des mentalités. Ainsi les Noirs peuvent-ils être tantôt des « êtres primitifs », tantôt « naturellement » de grands sportifs… La banque juive Certains stéréotypes ont la vie dure, tel celui concernant les Juifs et l’argent. Tout en valorisant l’étude, la tradition juive ne méprise pas les activités productives. Elle autorise également le prêt à intérêt. Ce qui a permis aux Juifs médiévaux de se livrer au commerce de l’argent, l’Église interdisant la pratique de l’usure entre chrétiens. Avec le temps, la multiplication des interdictions professionnelles frappant les Juifs, le prêt à intérêt devient pour eux une spécialité. L’identification des Juifs à l’argent contribue à les noircir dans l’imaginaire non juif. D’où le stéréotype antisémite du « Juif riche » ou du « Juif avare ». Ayant acquis au fil des siècles une vraie compétence dans les métiers de l’argent, les Juifs investissent la banque et le monde de la finance à l’époque de la modernisation de la profession. Le mythe de la « banque juive », thème favori des antisémites, peut alors naître. Les banquiers ne représentent pourtant qu’une infime partie de la société juive, dont la grande masse, au XIXe siècle, est encore très modeste. Dans la foulée, il est facile de faire des Juifs les inventeurs du capitalisme. 28 RESPECT MAG n°36
Or, si certains jouent alors un rôle important dans son développement, beaucoup d’autres, socialistes, marxistes, anarchistes juifs, le critiquent vigoureusement et le combattent. Le Juif errant De nombreuses expulsions frappent les Juifs de l’Europe médiévale et popularisent un autre stéréotype, celui du « Juif errant ». Une légende chrétienne rappelle le châtiment frappant tous ceux qui ne reconnaissent pas la divinité de Jésus. Cette légende va longtemps poursuivre les Juifs. On connaît les fantasmes que le nomadisme éveille (et dont pâtissent les dits « gens du voyage »). Les Juifs n’ont, par ailleurs, jamais été nomades et, en terre d’islam, ce stéréotype n’a jamais eu cours. Avec l’avènement du nationalisme en Europe, où l’enracinement dans le terroir est hautement valorisé, le « Juif errant » devient le « cosmopolite », dépourvu de racines, donc d’amour pour la nation. Ce thème fort de la propagande antisémite sera souvent associé à celui du « bolchevisme ». « Cosmopolite et bolchevique », « judéo-bolchevique », des associations courantes dans le discours de l’extrême droite, en particulier dans l’entre-deuxguerres. Pour « dispersés » que les Juifs aient pu être, suite à maints mouvements migratoires volontaires ou forcés, ils n’en ont pas moins été les fidèles serviteurs des nations qui les ont émancipés. Un patriotisme illustré par leur engagement massif dans le premier conflit mondial. Quant au « bolchevisme » dont on les créditait, il était certes lié au rôle joué par certains dans la révolution russe, ou par leur engagement communiste. Mais il n’y a pas si longtemps, les pays communistes euxmêmes s’en prenaient aux Juifs. À vrai dire, toutes les combinaisons sont possibles et les
stéréotypes les plus contradictoires – celui du « Juif capitaliste » et celui du « Juif bolchevique » – ont pu parfaitement cohabiter. Le complot juif À partir de 1919, la mise en circulation en Occident des Protocoles des Sages de Sion donne une impulsion décisive au mythe du « complot juif » (et franc-maçon) de domination mondiale. Ce texte est, en fait, un faux, fabriqué en 1890 par Matthieu Golovinski, qui travaillait pour la police secrète tsariste. Toute une littérature se développe autour de cet opuscule dans les années 1930. La traduction en arabe de ce faux, aujourd’hui très prisé en terre d’islam, continue à nourrir un antisémitisme local d’inspiration européenne, qui n’avait pas cours dans le passé, quand la présence juive était nombreuse dans ces pays. Les stéréotypes n’ont donc pas seulement la vie longue, ils savent aussi voyager. Esther Benbassa
Moi BHL J’habite au 15e étage d’une HLM. L’ascenseur fait souvent la gueule. Chômeur de longue durée, je passe mes journées au PMU. Une clope, un café, me v’là équipé pour la journée. 11 h du matin, je gratte deux tickets de millionnaire, je fous 4 € en l’air. Rituel l’après-midi, j’attends les résultats du tiercé. Cette fois encore, le miracle n’est pas venu. Hélas ce n’est pas aujourd’hui que la roue va tourner. Au fait, moi, c’est Bertrand Henry-Lévi, rien à voir avec BHL, je vis au 15e étage d’une HLM.
Fouad Aouni
darnel lindor
« Montée » vers Israël
L’aliya
un aboutissement ? Quitter la France pour vivre en Israël, une décision prise chaque année par des centaines de Juifs. Fuite ou volonté ? Sionisme, perspectives d’emploi, sentiment d'antisémitisme… Autant de raisons de dire bye bye à la République française.
A
ller simple pour Tel-Aviv. Chaque année, environ 2 000 Juifs quittent l’Hexagone pour faire leur aliya, « montée » en hébreu. Une migration qui, venue des quatre coins du monde, obtient grâce à la Loi du retour * la nationalité israélienne accordée aux Juifs et à leurs descendants souhaitant vivre en « Terre sainte ». Proportionnellement, la France se classe fournisseur numéro un des candidats à l’aliya. Moteur principal : le sionisme Le pied posé en Israël, pour chaque migrant français, une même sensation : celle d’être chez soi. Que sont-ils venus chercher ici que la France n’a su leur donner ? Un pays « de cœur ». Les Juifs du monde, première diaspora – avant que le terme ne désigne toute communauté dispersée à travers le monde –, auraient pour mission de « revenir » en terre d’Israël. « Mon pays, c’est ici, confie Jeremy. Si demain les Juifs sont de nouveau persécutés, ce sera Israël qui nous sauvera, pas la France ». En fréquentant une école confes-
sionnelle ou un mouvement de jeunesse, la plupart des candidats à l’aliya ont côtoyé la vie communautaire juive en France. L’État hébreu leur apparaît comme une suite logique. « C'était une évidence, je me suis toujours projeté dans ce pays », se souvient Michel, en
« Notre nouvelle mission est de renforcer l’identité juive en diaspora. » arié abitbol
Israël depuis sept ans. Une terre que certains veulent défendre en s’engageant dans l’armée israélienne. « J’étais inquiet pour l’existence du pays, raconte Julien, 24 ans, soldat à Tsahal. Il me fallait participer à sa survie
car, aujourd’hui encore, Israël pourrait disparaître. » Jérémy, lui, a eu son déclic durant la seconde Intifada. « J’ai eu envie de partir pour mieux comprendre le conflit et les raisons pour lesquelles on nous détestait autant en France. Je voulais savoir d’où je venais et être en capacité de défendre Israël ». Et là intervient l’Agence juive... Cet organisme semigouvernemental a pour mission d’encourager et d’aider les Juifs de la diaspora à s’installer en Terre promise. Du coup, les programmes courts et gratuits foisonnent pour offrir une expérience israélienne aux jeunes Juifs du monde. Et achever de les convaincre. Une fois leur décision prise, ces olim (immigrés) bénéficient d'avantages : cours d’hébreu et études supérieures gratuits, aides au logement, réduction d’impôts… Toutefois, depuis deux ans, un changement significatif de politique a lieu au sein de l’Agence juive. L’organisme préfère désormais reléguer l’aliya au second plan. « La vraie préoccupation est de lutter contre une assimilation qui, en France, coupe les Juifs de la vie communautaire, explique Arie Abitbol, ancien émissaire de l’Agence RESPECT MAG n°36 43
identites aussi vite que possible. » Une phrase dénoncée par de très nombreuses voix, juives et non-juives. Tout en tombant à point nommé dans cette période désagréable pour la communauté. « Avec le meurtre d’Ilan Halimi, mon envie s’est confirmée : il fallait partir », raconte Julien.
Quitter la France Si le sionisme constitue une motivation idéologique de longue date, il suffit parfois d’un déclic pour abandonner son pays natal. « Personne ne quitte la France parce qu’il souffre. Certes, il y a un malaise identitaire mais on ne part pas à cause de l’antisémitisme », affirme Ariel Kandel, directeur de l’Agence juive en France. Il n’en demeure pas moins que ces migrations ont connu un pic au début des années 2000, au moment de la seconde Intifada. « Impossible de vivre dans un pays avec une population et des médias hostiles à Israël », s’insurge Charlotte, 25 ans, en plein processus d’aliya. Surtout lorsque, selon certains, l'antisionisme devient source d’antisémitisme. « Vivre en Israël permettra à mes enfants d’éviter l’école laïque en France, explique Jérémy. J’en ai trop souffert. Pendant la seconde Intifada, il ne se passait pas une journée sans que je me batte ». Avec cette nouvelle vague de conflits au Moyen-Orient, un palier aurait été franchi en matière d’antisémitisme… et de départs vers Israël. Dans les deux cas, les chiffres des agressions ne sont jamais retombés au niveau d’avant cette période [voir p. 61-63]. « Avant les années 2000, on était à 800-1 000 olim par an, explique Ariel Kandel. Durant la seconde Intifada, il y a eu un grand pic de 3 000. Maintenant, la moyenne est autour de 2000 départs par an ». Un avant et un après Intifada... Pas un hasard donc si, en 2004, le Premier ministre israélien Ariel Sharon profite de ce moment pour convaincre les Juifs de sauter le pas. « Si je devais m’adresser à nos frères de France, voilà ce que je leur dirais : immigrez en Israël
Des raisons pragmatiques Certains se sentent constamment ramenés à leur judaïté. Ils ne veulent plus être des « Juifs de France » et préfèrent vivre complètement « juifs parmi les Juifs » pour ne plus être uniquement vus comme tel. « En France, je suis Juif marocain. Ici, je suis à ma place », sourit Nathan. D’autant qu'une partie de la communauté juive française tend à se sanctuariser pour éviter les mariages mixtes. Un problème que Claire a préféré contourner. « Je suis restée deux ans et demi avec un non-Juif. Trop difficile. Ici, au moins, je ne prends pas ce risque et donc ne m’empêche pas de tomber amoureuse ! ». D’autres encore ont choisi une voie plus rationnelle, rejoignant Israël comme ils seraient allés ailleurs. « Les jeunes sont plus regardants qu’avant. Aujourd’hui, nous avons affaire à une aliya pragmatique », reconnaît Arie Abitbol. À la recherche d’une meilleure qualité de vie, ils se tournent vers un pays jeune avec une forte croissance… et une météo plutôt accueillante. « En France, tout est gris, le marché de l’emploi est bloqué », poursuit Claire. Avec un taux de chômage à 5 % en 2011 et d’excellents classements pour ses universités, Israël attire les jeunes Juifs de France en quête de perspectives d’enseignement et d’emploi. Des arguments qui ont convaincu près de 70 000 Français y résidant aujourd’hui.
Lisa Serero
juive. Notre nouvelle mission est de renforcer l’identité juive en diaspora en faisant baigner les jeunes dans des milieux juifs. Après ça, ils partiront d’eux-mêmes en Israël ! » Dans cette vision, l’aliya viendrait naturellement concrétiser et finaliser l’aboutissement d’un processus identitaire…
Réunion d’information sur l’aliya organisée par l’Agence juive. 44 RESPECT MAG n°36
La désillusion À l’inverse de l’aliya, la yerida (descente) concerne le départ des Juifs d’Israël. Un Français sur cinq rebrousserait chemin. En cause : le manque d’intégration sociale et les difficultés économiques. Un « fossé culturel » observé par de nombreux olim compliquerait leurs rapports avec les Israéliens. Après cinq années passées en Terre sainte, Olivier a préféré rentrer dans son pays natal. « Je pensais trouver des Juifs, mais j’ai trouvé des Israéliens. Nous n’avons pas la même éducation, je ne traînais qu’avec des Français. Je me sens plus proche d’un Français non-juif que d’un Israélien juif. Finalement, je me suis aperçu que j’étais français avant d’être juif ». Paradoxalement, la fuite d’une communauté entraîne la formation d’une autre, celle des Français en Israël, dont il est difficile de sortir. « On se sentait plus étrangers qu’en France, raconte David. Dès qu’on ouvrait la bouche, on était vus comme français. Impossible de s’intégrer. » Ses enfants, en revanche, ont réussi leur aliya. Question d’âge, selon lui.
« J’étais inquiet pour l’existence du pays. Il me fallait participer à sa survie car, aujourd’hui encore, Israël pourrait disparaître. » Julien, soldat de Tsahal
Lisa Serero
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« Quand je suis parti à 45 ans, je savais ce que j’avais à perdre. Je quittais mon commerce pour toucher le smic israélien, ridiculement bas à l’époque ». De petits salaires pour une vie chère... « L’aliya est un sacrifice financier. Nous sommes habitués à une protection sociale élevée en France », rappelle Ariel Kandel. D’autant que la plupart des olim repartent à zéro en arrivant. Une nouvelle langue ajoutée à l’absence d’équivalence pour leurs diplômes conduisent certains à se contenter de petits boulots. « J’avais envie d’une carrière, d’un appart', explique Jérémy. J’aspire au schéma français. En Israël, tu peux encore être en coloc' à 35 ans, avec un petit job, et claquer ton argent le week-end à Tel-Aviv ». Il lui a fallu traverser 3 000 km pour que la France et sa diversité lui manquent. « Le multiculturalisme entre Juifs ne m’a pas suffi. Je me suis aperçu que j’aimais être un Juif en diaspora. On est différent, on a quelque chose à apporter à la société. En Israël, cette particularité m’a manqué ». Lisa Serero
* Loi de l'État d'Israël, votée par la Knesset le 5 juillet 1950, stipulant que tout Juif a le droit de venir s'installer en Israël en tant qu'immigrant.
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enjeux
Appartenances
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CommunautE, mon amour… ? Prison identitaire pour certains, pilier rassurant pour d’autres, la communauté juive recouvre une vraie diversité. Un groupe pluriel qui, comme d’autres, n’échappe pas à la tentation communautariste.
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que, les bureaux des mouvements de jeunesse… On squattait là-bas entre jeunes après les cours, et c’était même un lieu de drague ! ».
« À l’école juive, on sait qu'on peut compter sur les autres.» Anael
néanmoins au sein de la communauté. « La com’ », comme dit Anael, 28 ans. Pour cette Strasbourgeoise, le centre communautaire de la ville a longtemps été un point de rendezvous incontournable : « Il y a la synagogue, l’école, le centre socio-culturel, la médiathè-
darnel lindor
R
égulièrement présentés comme une communauté, les Juifs de France (environ 550 000 citoyens) formeraient-ils une grande famille ? « Assez abstraite, la notion de communauté englobe des gens aux points de vue très différents, répond Alain Granat, directeur de Jewpop, un site web joyeusement décomplexé. Une partie des juifs se réclame de l’orthodoxie, d’autres sont libéraux, et certains vont simplement manger un falafel le dimanche. La communauté juive est non seulement très diverse, mais beaucoup de gens vivent tout simplement en dehors ». À l’image de Sophie, comédienne de 26 ans, qui réfute toute appartenance à un groupe. « J’ai habité dans un quartier parisien où il y avait des groupes de Talmud Torah, des écoles religieuses… C’est très visible. Mais moi, ma communauté, ce sont mes amis, les personnes avec qui je travaille, avec qui je vis. Des gens qui s’entraident, indépendamment de leur identité culturelle ». Comme Sophie, nombreux sont les Juifs qui refusent toute assignation identitaire. Beaucoup évoluent
Désir de proximité Espaces de vie sociale, de formation ou de spiritualité, les organisations communautaires sont de plus en plus en prisées. En 2002, 67 % des 19-29 ans avaient déjà été en lien avec une structure éducative juive (contre 44 % en 1988). Côté école, même tendance : en 2005, 29 454 élèves étaient scolarisés dans une école juive, une augmentation de 84 % en 14 ans (1). Selon le sociologue Erik Cohen, le « noyau communautaire » – à savoir les gens qui fréquentent, au moins une fois par semaine, la synagogue et une fois par mois les institutions juives – regroupe désormais 2 9 % d es J uifs ( 22 % e n 1 988) : « En 2002, plus de personnes observent la casherout (2), lisent ou parlent l’hébreu, ont fréquenté un mouvement de jeunesse ou visité Israël. » Une tendance qui se retrouve sur le web. En quelques années, Internet a vu fleurir les sites de rencontres spécia-
lisés comme JDream ou Feujworld. Quant aux sites d’information communautaires, ils semblent avoir trouvé leur public. « Il y a trois types de médias : culturels, religieux et d’opinion, essentiellement axés sur le conflit israélo-palestinien. Ce sont eux qui font le plus d’audience, jusqu’à 400 000 visites par mois pour certains, constate Alain Granat. Ces médias sont fédérateurs, sans être seulement destinés aux gens qui se sentent appartenir à la communauté. Ils reflètent le sentiment, largement partagé, que les médias traditionnels traitent l’actualité du monde juif et d’Israël de façon partiale ». Identités Véritable ciment, l’attachement à Israël constitue l’un des piliers de l’identité. Pas vraiment étonnant puisque 77 % des Juifs de France y ont de la famille. Pour autant, tous ne ressentent pas de lien particulier avec le pays. Sophie, dont plusieurs proches vivent
par l’économie, les groupes ont tendance à se fermer sur eux-mêmes. C’est un phénomène mondial. Et puis il y a une montée de l’individualisme : chacun veut être un individu, mais pour s’affirmer comme tel, certains choisissent de rejoindre une communauté, une identité », analyse le sociologue Michel Wieviorka. République vs communautés ? Loin d’être une exception, le sentiment communautaire d’une partie des Juifs de France semble étonnamment bien accepté – et même reconnu – par les pouvoirs publics, alors que la notion de communauté est constamment décriée. « On peut tenir un discours républicain pur et dur : “Je refuse d’entendre parler de minorités dans l’espace public”. Ou bien dire : “Je reconnais les communautés dans la mesure où elles s’accommodent des lois de la République”, mais on ne peut pas affirmer les deux à la fois, estime Michel Wieviorka. Nico-
couple avec un non-Juif. Une relation à laquelle elle avait mis un terme, vu le malaise de ses proches, avant de faire volte-face : « Je suis attachée à ma communauté, à ma religion, mais mon conjoint m’apporte quelque chose qu’il est le seul à pouvoir me donner, y compris dans ma pratique religieuse ». Un choix pas toujours simple, qui marque la limite entre attachement à sa communauté… et communautarisme. « Celui-ci peut déboucher sur des formes extrêmes de religiosité ou de vie communautaire, mais n’implique pas forcément de violence, rappelle Michel Wieviorka. Il y a beaucoup d’amalgames. Pendant longtemps par exemple, on n’a pas voulu constater l’existence des communautés portugaises. O n d énonce l e c ommunautarisme musulman, mais on ne s’inquiète pas d’un communautarisme chinois. Quant au communautarisme juif, c’est peut-être le plus intéressant à regarder en face. Tous les Juifs ne vivent pas sur ce mode, mais il y a de fortes tendances, depuis 25 ans, à la fermeture. Un phénomène dont personne ne veut parler, par crainte d’être mal perçu ».
darnel lindor
Aurélia Blanc
« Chacun veut être un individu, mais pour s’affirmer comme tel, certains choisissent de rejoindre une communauté. » michel wieviorka
en Israël, est restée un an à Jérusalem. « Je ne m’y suis jamais sentie chez moi. L’une des premières choses qu’on me demandait, c’est si j’étais juive. Très agaçant ! Qu’est-ce qui se serait passé si je ne l’étais pas ? Quand je rencontre un Juif, je ne vois pas a priori un allié : peut-être qu’on va s’entendre… peut-être pas. » « Ce n’est pas parce que quelqu’un est juif qu’il sera forcément mon ami, mais il y a une proximité qui se crée immédiatement, estime Anael, qui a fréquenté l’école juive de la maternelle au Bac. La jeune femme voit dans ce sentiment quelque chose de rassurant. « Quand je suis arrivée dans une école publique pour mes études supérieures, j’y ai trouvé une froideur… À l’école juive, si tu vois que quelqu’un a un problème, tu vas le voir, même si tu ne le connais pas. On sait qu’on peut compter sur les autres ». Une solidarité précieuse dans une société marquée par le « chacun pour soi ». Pas un hasard, d’ailleurs, si la question communautaire se pose aujourd’hui avec insistance. « Face aux logiques de globalisation et d’uniformisation
las Sarkozy, par exemple, disait ne reconnaître aucune minorité. Mais après la tuerie de Toulouse, il a montré sa compassion à l’égard de la communauté juive – et pas simplement à l’égard de familles françaises – puis accompagné les cercueils à l’aéroport pour qu’ils soient enterrés en Israël. C’est incohérent. Un jour, la France sera bien obligée de faire face au caractère schizophrénique très courant de ce type de positions. » Communautarisme Objet de suspicion, la communauté n’est pourtant pas synonyme de communautarisme. « Dans une communauté, les gens partagent une culture commune, tout en s’accommodant très bien de valeurs universelles. Le communautarisme, c’est l’idée que la communauté décide de tout et qu’il n’y a pas de règle supérieure à la sienne », précise Michel Wieviorka. « La communauté te donne un cadre, un soutien, de l’élan. Mais c’est bien de pouvoir s’ouvrir et partager avec l’extérieur », appuie Anael, aujourd’hui en
1. Heureux comme Juifs en France ? Erik H. Cohen, éditions Elkana. 2. Régime alimentaire respectueux des lois casher.
PAROLES
La communauté, c’est quoi pour toi ? Philippe, 25 ans Quelque chose d’assez disparate. De l’extérieur, on peut avoir la sensation que c’est un groupe uni, avec des membres très similaires. Je pense que c’est faux. On y trouve des parcours et des cultures très différents. Personnellement, je n’ai pas l’impression d’appartenir à cette communauté plutôt qu’à une autre. Même si c’est sûrement bien qu’elle existe, pour ceux qui souhaitent en faire partie. Ava, 26 ans Je ne sens pas spécialement d’attachement communautaire, mais j’ai parfois le sentiment de faire partie d’une grande tribu. D’autant plus quand il se passe quelque chose de tragique, comme l’affaire Merah. Ça crée un rapprochement, un élan de solidarité dans la douleur. Ça peut sembler bizarre, mais je pense que c’est dû à notre histoire.
A.B.
RESPECT MAG n°36 53
Belka
Table ronde
Racisme(s), antisemitisme : meme combat ? Franco
Peut-on combattre tous les racismes sans distinction ? Faut-il s’attaquer à chacun selon ses spécificités ? Pourquoi distinguer l’antisémitisme du racisme ? Respect mag ouvre le débat. Spécificités
Franco, porte-parole de la Brigade anti-négrophobie : Le système a longtemps empêché les desMaboula
photos : Belka
Samy
Antoine
cendants de colonisés de réfléchir par eux-mêmes. On a pensé le problème du racisme à notre place. La lutte antiraciste ne tenait pas compte des spécificités des différentes formes de racisme. Comme si un médecin donnait un seul médicament pour toutes les maladies... On ne soigne pas le cancer ou le sida de la même manière. Là, c’est pareil : on ne peut pas combattre efficacement le racisme si on ignore ses différentes causes. Donc, on s’est dit qu’il fallait apprendre à défendre nos intérêts, tout en participant à la lutte contre le racisme en général, et plus précisément contre le racisme d’État. Maboula Soumahoro, civilisationniste : On assiste à une transformation des identités. Avant, on traitait ces questions de racisme en utilisant un binaire citoyens/étrangers. Mais les gens que l’on pensait étrangers sont devenus citoyens, ils ont réfléchi sur leurs identités et ne se sont pas laissés dominer par les organisations existantes, qui étaient d’abord franco-françaises. Ils se sont affirmés comme Français(e)s noir(e)s musulman(e)s ou autres.
Samy Debah, président du Collectif contre l’islamophobie en France (CCIF) : L’islamophobie n’était pas réellement prise en compte par les organisations traditionnelles. Certaines ont contribué à l’amplifier, et une partie refuse même de reconnaître le terme « islamophobie ». C’est pour ça qu’on a créé le CCIF. Historiquement, les luttes spécifiques ont aussi permis de faire avancer le droit en général. Le combat féministe, par exemple, a fait progresser le droit des femmes, mais aussi le principe d’égalité dans toute la société.
Antoine Beaufort, président de la Licra Jeunes : Il est très important de comprendre les causes et les conséquences de chaque problème. Mais on a un désaccord sur le terme « islamophobie », du moins sur la forme. La Licra se bat depuis des années au niveau international contre l’utilisation de ce terme. En France, l’islamophobie désigne les attaques contre les croyants, mais le terme est habilement utilisé par certains pays comme l’Iran pour dénoncer toute critique de l’islam. Nous, on veut garder la possibilité de critiquer une religion. Si quelqu’un vient nous voir quand il y a des croix gammées sur une mosquée, on est évidemment les premiers à intervenir, mais on parlera davantage RESPECT MAG n°36 55
s 100% juifce de fran
enjeux
de racisme anti-musulman.
Samy : Une croix gammée sur une mosquée, c’est quoi pour vous ? Antoine : Un acte raciste. Respect mag : Et sur une synagogue ? Antoine : Un acte antisémite. On fait la distinction car, au regard de l’Histoire, le racisme et l’antisémitisme ne se sont pas construits de la même façon. Comme les Juifs n’étaient pas reconnaissables, on a voulu les distinguer en leur mettant la rouelle*, puis l’étoile jaune. On les a considérés comme des ennemis de l’intérieur, alors que le racisme s’attaque à l’ennemi de l’extérieur. Respect mag : Mais aujourd’hui, dans beaucoup de pays européens, les citoyens musulmans incarnent la figure de « l’ennemi intérieur ». Antoine : En tout cas, il n’y a aucune hiérarchisation entre le racisme et l’antisémitisme. Franco : Peut-être pas dans les actes, mais l’appellation même de lutte contre le racisme et l’antisémitisme crée une hiérarchie symbolique. D’un côté l’antisémitisme, de l’autre un ensemble où tout est mélangé… C’est une profonde négation de la spécificité des racismes. Soit on gomme les différences pour tous, soit on les reconnaît pour tout un chacun. Samy : La communauté juive a eu beaucoup de mal à se faire entendre face à l’antisémitisme : c’est un combat d’un demi-siècle. De la même manière, aujourd’hui, les groupes discriminés doivent mener ce combat. Chaque année, lorsque le CCIF rend son rapport, on se demande où auraient été toutes ces personnes si notre collectif n’existait pas.
Elles n’auraient pas été voir le MRAP, la Licra ou la LDH, qui discutent encore de l’utilisation du terme islamophobie. Antoine : Beaucoup de musulmans se sont tournés vers nous. Quand on est victime d’un acte raciste, on ne se pose pas la question, on va voir ceux qui peuvent nous soutenir. Samy : Lorsqu’ils présentent leur plan d’action à l’État, la Licra, SOS-Racisme, le MRAP ou la LDH ne devraient pas spécifier l’antisémitisme, mais considérer que leur programme combat tous les racismes. Par principe d’égalité. Antoine : Mais l’antisémitisme a sa spécificité, puisqu’on a racialisé une religion.
Des mots sur les maux
Maboula : Je n’ai aucun problème avec la terminologie utilisée et la spécificité historique du racisme anti-juif. Ce que je ne comprends pas, c’est la non-reconnaissance des autres. Les Juifs, parce qu’ils ont vécu certaines choses, ont développé toute une pensée pour lutter contre ce qu’on a appelé l’antisémitisme, ce qui est logique. Pour les autres groupes, la question est justement d’inventer et de repenser des mots qui prennent en compte la spécificité de leur expérience. Et de faire en sorte que ces appellations soient acceptées comme l’a été l’antisémitisme. Franco : Dans le dictionnaire, le terme « négrophobie » ne figure pas, ni aucun mot se rapportant au racisme anti-noir. Et si vous ne nommez pas une chose, elle n’existe pas. Samy : On revendique le droit de nommer ce qui nous concerne. Actuellement, on refuse aux victimes de dire de quoi elles sont victimes. Islamophobie ? Tu n’as pas le droit de l’utiliser. Acceptez que je puisse définir
ce qui me concerne avec le terme que je juge le mieux adapté !
Convergences
Maboula : Il faut bien comprendre qu’il s’agit d’une cause commune. Même si, aujourd’hui, on n’appartient pas à un groupe discriminé, ce sera peut-être le cas demain. Les catégorisations discriminantes ne sont jamais rationnelles : elles sont toujours politiques. Or, la politique évolue. Aujourd’hui on s’attaque à l’islam ou aux Noirs, demain ça sera peut-être à ceux qui ont les yeux bleus. Alors, oui, les convergences sont souhaitables. Sont-elles possibles ? Je ne sais pas. Il existe de vraies divisions, parce que les revendications de chacun sont réellement méconnues. Franco : Nous travaillons parfois avec la Licra, mais nous avons deux approches différentes. Il est sain que nous ayons des désaccords et que nous en discutions, sinon il n’y aurait pas de convergence possible. Il faut nous fédérer dans un mouvement commun, mais avec des gens qui savent, tous, de quoi ils parlent. Samy : C’est dans le travail en commun qu’on arrivera à bout de tous les racismes. Mais il y a un minimum à exiger de toute organisation antiraciste : refuser absolument qu’on agresse ou discrimine une personne pour ce qu’elle est. Antoine : Je crois qu’on est d’accord sur ce socle. On a un ennemi commun, on n’a pas forcément les mêmes méthodes, mais les espaces de discussion sont nécessaires. Propos recueillis par Aurélia Blanc *Étoffe de couleur jaune ou rouge, que les Juifs étaient obligés de porter sur leurs vêtements au Moyen Âge.
Nommer les spécificités
darnel lindor
Jonathan Hayoun, président de l’Union des étudiants juifs de France (UEJF), réagit à notre débat.
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« La distinction est le moteur du racisme et de l’antisémitisme. D’autres facteurs viennent marquer une différence entre les deux mots. Un raciste a peur de la différence. Un antisémite craint que son semblable lui mente ou veuille lui cacher une différence à l’intérieur de lui. L’antisémite est effrayé à l’idée qu’il ne puisse pas identifier, de manière visible, la différence de l’autre. On peut d’ailleurs être raciste sans être antisémite, et inversement. C’est vraiment une forme particulière de racisme. Les gens doivent comprendre que cette obsession de vouloir, à tout prix, effacer le mot « antisémitisme » ou le fondre avec le « racisme » crispe la communauté juive. Elle ne veut pas qu’on oublie tout ce que cette notion porte de sens. Je pense qu’il est possible de le retirer pour les événements ou les associations à venir. Mais enlever soudainement le « A » d’antisémitisme à la Licra paniquerait tous les Juifs de France. Les mots spécifiques doivent pouvoir exister dans certains cas. Il y a des zones en France où les populations d’un certain « type » sont visées par d’autres. Il faut nommer ces actes particuliers par le nom qu’il convient. Et parler, lorsque c’est le cas, d’islamophobie, de négrophobie ou d’antisémitisme. »
Propos recueillis par Ludovic Clerima