N°182 Novembre 2015 www.poly.fr
Magazine
Fernando Botero Bigger than life
Baden Baden Pop thermale
Festivals Stras-Med,
Jazzdor, Musiques Volantes
l’illustration au sommet
BRÈVES
Ginger et Fred de Federico Fellini
CINÉ À L’ITALIENNE
La 38e édition du Festival du Film italien de Villerupt (30/10-15/11) présente des films en compétition, une carte blanche ou des rétrospectives. Point d’orgue : un focus sur la Grande guerre avec des longs métrages tels que Uomini Contro de Francesco Rosi, Fango E Gloria de Leonardo Tiberi ou… La Grande Guerra de Mario Monicelli qui plonge les spectateurs sous une terrifiante pluie d’obus.
30 ANS APRÈS
Le festival belfortain de cinéma Entrevues (28/11-06/12) propose une compétition, un focus sur Bong Joon-ho ou des rétros. Pour fêter ses trente ans, seront projetés en avant-première les nouveaux films de Claire Simon, Serge Bozon ou des frères Larieux, des cinéastes qui ont marqué Entrevues. Sera aussi présenté un étonnant cadavre exquis de films, concocté par 30 réalisateurs dont Nicolas Philibert, Clément Cogitore ou André S. Labarthe.
www.festival-villerupt.com
www.festival-entrevues.com
OMAR M’A QUITTER Omar Sharif dans Le Docteur Jivago
L’an passé, le festival Lumières d’Afrique de Besançon projetait (et récompensait) Timbuktu, film qui connut un grand succès en 2015. La 15e édition de l’événement continue à explorer et défendre le cinéma africain (0715/11) au travers d’une compétition, mais aussi d’expositions ou d’un hommage à Omar Sharif qui nous a quitté cette année. www.lumieresafrique.com
Entr’acte de René Clair
BANG BANG
La rencontre du compositeur trentenaire Javier Elipe, fasciné par l’image et son écho sonore, et de deux joyaux du cinéma muet expérimental des années 1920 signés Robert Florey et René Clair (son très dada, Entr’acte) : tel est l’objet de ce cinéconcert des Percussions de Strasbourg (12/11, Théâtre de Hautepierre). Également au menu, des pages brèves de Gérard Grisey et John Cage. www.percussionsdestrasbourg.com Poly 182 Novembre 15
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BRÈVES
CECI EST
MON CORPS
Au Frac Lorraine, Body Talk (30/10-17/01), expose des corps de femmes vus par six artistes africaines. Au travers de leurs œuvres, Zoulikha Bouabdellah, Miriam Syowia Kyambi, Valérie Oka ou Billie Zangewa interrogent la sexualité, l’identité et la place de la femme en Afrique. Autour de l’expo sont organisées des rencontres, lectures et performances comme celle de Nadia Beugré (dans le cadre de Musiques Volantes, lire page 36). www.fraclorraine.org
LA MARQUE
YEALLOW
À DEUX, C’EST MIEUX
Cinq ans après le rockement efficace 2891 Seconds, Yeallow lâche les fauves et sort ses riffs affutés avec Homebred, nouveau disque qui respire la sueur du live. Sur scène, le quartet strasbourgeois se déchaîne, livrant ses titres – par exemple Be Sure qui a traversé la Manche – dans un torrent de décibels et de mélodies à l’anglo-saxonne. À voir en concert à La Laiterie (14/11), en première partie des légendaires Stranglers.
Grâce au Saarländisches Staatstheater, n’allez Plus jamais seul au Théâtre : avec cette opération lancée au début de la saison, il suffit de remplir un formulaire. L’annonce paraît sur le site de l’institution de Sarrebruck, une (des) autre(s) personne(s) y répond(ent), et vous voici à plusieurs dans la salle. De belles rencontres et des échanges féconds en perspective. Et plus si affinités… www.staatstheater.saarland
www.yeallow.net – www.artefact.org
H!HILTON POUR
Attention innovations gastronomiques (mais pas que) au Hilton (Strasbourg) : découvrez le H! bar et ses barmen virevoltants, la H! Brasserie avec une savoureuse cuisine de saison signée Éric Bonnamant ou encore le génial H! Brunch (dimanche dès 11h), sans oublier le H! Lounge, espace spacieux et cosy. www.h-eat-drink.fr Poly 182 Novembre 15
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BRÈVES
IMAGINE
GUERRE
Orchestrée par le Conseil de l’Europe à Strasbourg, la quatrième édition du Forum mondial de la Démocratie (16-21/11) est placée sous le thème de Liberté vs Contrôle : pour une réponse démocratique. Conférences et tables rondes sont organisées afin de questionner les mesures de surveillance instaurées par nos États, susceptibles de compromettre les fondements de la liberté individuelle. Programme à télécharger en ligne. www.forum-mondial-democratie.org
& PAIX
Pour célébrer l’Armistice, l’Orchestre philharmonique de Strasbourg a imaginé un programme de circonstance (11/11 à 17h au PMC). Il regroupe la mélancolie de la Pavane pour une infante défunte de Ravel, le lumineux Concerto pour violoncelle qu’Elgar commença en 1918 et la Symphonie n°2 (2006) de Ross Harris, bouleversant hymne aux soldats exécutés pour désertion dans les tranchées, chanté par la soprano Madeleine Pierard (en photo). www.philharmonique-strasbourg.eu
À L’HEURE SUISSE
De 1515 à 1798, Mulhouse a été allié à la Confédération helvétique. Intitulée Souvenirs suisses cette exposition du Musée historique de la cité haut-rhinoise (jusqu’au 09/11) revient sur cette aventure longue de près de trois siècles, explorant les domaines politique, diplomatique, religieux, culturels et économiques. www.musees-mulhouse.fr
DE BONNES
© Cyrille Rousseau
RACLÉES
Le festival Papiers Raclés (30/10-23/11 à Besançon) invite les fans de rock et de posters à une manifestation mêlant expos, démonstrations, concerts et bourse aux vinyles. À découvrir lors de cette cinquième édition : des sérigraphies de Cyrille Rousseau (pour Ty Segall ou les Dandy Warhols) ou Brian Cougar (Lightning Bolt, Jessica 93…), un show punkisant de Venda, une prestation blues de Thomas Schoeffler Jr. ou du rock poilu avec Los Disidentes Del Sucio Motel. www.papiersracles.org Poly 182 Novembre 15
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sommaire
16 Les éditions strasbourgeoises Callicéphale à Schilick on Carnet et au Salon du livre de Colmar
18 Superwelt, film phare d’Augenblick, festival alsacien du cinéma en langue allemande
19 La 9e édition de Strasbourg-Méditerranée rêve d’une cité meilleure 22 Delphine Crubézy crée Erwin Motor, dévotion autour de la
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domination des pouvoirs industriels et financiers
24 Avec Aux Suivants, Charlotte Lagrange interroge le poids des mécanismes de la dette et de l’héritage familial sur nos vies
26 Petter Jacobsson fait entrer des pièces de Trisha Brown et Twyla Tharp au répertoire du Ballet de Lorraine
28 Le plasticien Christian Botale-Molebo, poursuit la création de KOK-LAT-VIL qui nous entraîne dans une tragédie familiale
31 Héla Fattoumi et Éric Lamoureux présentent Waves, fruit de leur rencontre avec le musicien Peter von Poehl
32 La furie Angélica Liddell revient au Maillon avec un spectacle fleuve et spirituel
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34 Entretien avec Baden Baden, trio pop qui cherche à « créer des connivences » en tournée dans l’Est
36 Le festival messin Musiques Volantes convie des pointures de l’underground : Mykki Blanco ou Ropoporose
40 Jazzdor fête son trentième anniversaire, poursuivant l’exploration d’une esthétique exigeante
45 La pianiste star Hélène Grimaud avec des hits signés Bach et Mozart 48 Le Musée Würth d’Erstein rend hommage à Fernando Botero 50/51 ST-ART fête ses vingt ans avec des portraits glamours signés Bettina
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Rheims & STR’OFF met Nos sens, dessus, dessous en désacralisant l’Art contemporain
54 Avec Splendeurs et Misères, le Musée d’Orsay accueille une passionnante exposition sur la prostitution de 1850 à 1910
56 Arno Paul propose un étrange Inventaire rassemblant un poétique bestiaire
62 Carnet de voyage en Namibie, invitée d’honneur du
Salon international du Tourisme et des Voyages de Colmar 28
COUVERTURE L’auteur de cette silhouette contemplant l’horizon du haut d’une montagne (issue d’une série en éruption nommée Volcan) est Laurent Moreau (voir page 17). Ce Strasbourgeois irrigue l’édition jeunesse de ses illustrations aux aplats colorés : l’ingénieux Valentin le mécanicien (Actes Sud Junior), le bestiaire de Ma Famille sauvage (Hélium) ou le livre-jeu Dans la forêt des masques (voir Poly n°177). Laurent travaille également pour la presse ou la communication et réalise d’étonnantes images sur des thématiques aussi diverses que l’amitié ou… la cuisine futuriste. http://zeroendictee.free.fr http://laurentmoreau.tumblr.com
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OURS / ILS FONT POLY
Emmanuel Dosda
Il forge les mots, mixe les notes. Chic et choc, jamais toc. À Poly depuis une quinzaine d’années, son domaine de prédilection est au croisement du krautrock et des rayures de Buren.
Ours
Liste des collaborateurs d’un journal, d’une revue (Petit Robert)
emmanuel.dosda@poly.fr
Thomas Flagel
Théâtre des balkans, danse expérimentale, graffeurs sauvages, auteurs africains… Sa curiosité ne connaît pas de limites. Il nous fait partager ses découvertes depuis six ans dans Poly. thomas.flagel@poly.fr
Photo d’Arno Paul de la série Inventaire exposée au CCAM (voir page 56)
www.poly.fr
Benoît Linder
Cet habitué des scènes de théâtre et des plateaux de cinéma poursuit un travail d’auteur qui oscille entre temps suspendus et grands nulles parts modernes. www.benoit-linder-photographe.com
RÉDACTION / GRAPHISME redaction@poly.fr – 03 90 22 93 49 Responsable de la rédaction : Hervé Lévy / herve.levy@poly.fr Rédacteurs Emmanuel Dosda / emmanuel.dosda@poly.fr Thomas Flagel / thomas.flagel@poly.fr Aude Rosenstein-Alvino, stagiaire de la rédaction Ont participé à ce numéro Geoffroy Krempp, Pierre Reichert, Irina Schrag, Daniel Vogel et Raphaël Zimmermann
Stéphane Louis
Son regard sur les choses est un de celui qui nous touche le plus et les images de celui qui s’est déjà vu consacrer un livre monographique (chez Arthénon) nous entraînent dans un étrange ailleurs. www.stephanelouis.com
Éric Meyer
Ronchon et bon vivant. À son univers poétique d’objets en tôle amoureusement façonnés (chaussures, avions…) s’ajoute un autre, description acerbe et enlevée de notre monde contemporain, mis en lumière par la gravure. http ://ericaerodyne.blogspot.com
Florent Servia
Fondateur de Djam, un média dédié au jazz et aux musiques noires, il est un défricheur engagé dans le partage des sonorités qui valent le coup. www.djamlarevue.com
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Graphiste Anaïs Guillon / anais.guillon@bkn.fr
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ÉDITO
l’acal cale ? Par Hervé Lévy
Illustration d’Éric Meyer pour Poly
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armi les treize grandes régions métropolitaines dont les représentants seront élus dans une indifférence annoncée les 6 et 13 décembre, le mariage forcé entre Alsace, Champagne-Ardenne et Lorraine semble poser le plus de problèmes. Le rassemblement de la Bourgogne et de la Franche-Comté génère bien quelques oppositions, certains scandant « Fusion, piège à cons », mais rien de comparable avec un projet qui ne suscite pas, loin de là, l’enthousiasme de tous les Acaliens, toutes les Acaliennes. Bien des choses demeurent floues, il est vrai. Au grand jeu du qui garde quoi & qui gagne quoi, le gouvernement a pourtant tranché : la Drac1 à Strasbourg, l’ARS2 à Nancy, la Draaf3 à Châlonsen-Champagne, etc. Pour le reste, mystère…
à coiffes déployées sur l’Acal sans rendre service à leur cause : Le Retour du “malaise alsacien” titrait L’Express, le 21 octobre ressortant le « repli identitaire » du tiroir. Caricature contre caricature : les uns hurlent au jacobinisme et au viol de l’identité régionale par un “État hussard”, tandis que les autres agitent le spectre de l’autonomisme mélangeant Karl Roos, les Loups noirs et ceux qui défilent en costume folklorique un sourire béat aux lèvres. Elle est bien partie l’Acal… Est-ce ainsi que nous allons aller de l’avant alors qu’il faudrait commencer à œuvrer ensemble pour préparer l’avenir ? Certains commencent, comme le Collectif du 20 janvier4, à prendre la mesure de cette nouvelle réalité. Et si on essayait d’anticiper au lieu de se diviser ?
S’il est bien entendu que les économies générées seront nulles et l’augmentation de la puissance de feu économique des plus incertaines, chacun peut légitimement s’interroger sur la pertinence d’un tel rassemblement dont bien des contours demeurent obscurs. Du coup, ses adversaires tirent à boulets rouges et
Direction régionale des Affaires culturelles Agence régionale de Santé Direction régionale de l’alimentation, de l’agriculture et de la forêt 4 Collectif d’artistes et de citoyens de l’Est de la France « préoccupés par la situation actuelle et l’avenir de la vie artistique, dans le domaine du spectacle vivant, des arts visuels et audio-visuels, de la littérature… qui s’inquiète et fait appel à la mobilisation des citoyens et des élus » 1
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CHRONIQUEs
NON, NE RUGIS PAS Ce bel ouvrage cartonné de 200 pages dresse le portrait de Karen Blixen, femme éclairée interprétée par Meryl Streep dans le film multi-primé Out of Africa de Sydney Pollack. Anne-Caroline Pandolfo (ex-Arts déco de Strasbourg, scénario) et Terkel Risbjerg (dessinateur strasbourgeois né à Copenhague) se saisissent du destin de cet esprit libre natif du bord de mer danois en 1885, dans un milieu petit bourgeois étriqué. Digne fille d’un père “oiseau migrateur”, malheureux dans ce contexte protestant strict, La Lionne s’en ira habiter dans une plantation de café kenyane. Elle vivra une double passion amoureuse : pour un pilote anglais et un continent où Karen se sent enfin chez elle. Les aquarelles de Terkel Risbjerg décrivent un captivant récit en de magnifiques planches picturales habitées par le spectre de Shakespeare, Nietzsche ou Shéhérazade. (E.D.) Édité par Sarbacane (24,50 €) www.editions-sarbacane.com
AU CŒUR DU
TERROIR
ICE CRIME
Et vlan, nous voilà dans les nineties de Shellac et Slint ou le post-punk glacé de Joy Division. « On n’échappe pas aux groupes qui ont forgé notre jeunesse », nous dit en substance Johannes, chanteur et bassiste de Slaap, citant également Sonic Youth, formation avec laquelle le groupe strasbourgeois partage le goût pour les ambiances noisesques et les pochettes arty. Celle d’Iceberg Alley, beau 45 tours sérigraphié, est signée Laurent Moreau (voir page 17), illustrateur et batteur du trio. (E.D.) Cet élégant ouvrage à l’italienne illustré par les photographies léchées d’Yvon Meyer regroupe les recettes emblématiques de Michel Husser, chef du Cerf de Marlenheim (une Étoile au Guide Michelin, voir Poly n°180), dont celle de la meilleure choucroute de la planète pour Le Monde. Après avoir découvert l’histoire d’une adresse emblématique, le lecteur apprend comment réaliser les plats majeurs du terroir alsacien, un parfait presskopf avec son ketchup couleur locale (à base de betterave rouge et de raifort), une tourte gourmande créée en hommage à Jean-Pierre Clause, pionnier du foie gras dans la région, au XVIIIe siècle, ou encore des bouchées à la reine d’anthologie. (H.L.) Paru aux Éditions du Signe (16,80 €) www.editionsdusigne.fr – www.lecerf.com
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45 tours édité (à 300 exemplaires) par Close Up Records (6 €) www.closeupprod.fr – www.slaap-music.bandcamp.com
CHRONIQUEs
CONTE CRUEL
Né à Strasbourg et passé par l’Atelier d’illustration de Claude Lapointe, Thomas Baas revisite la légende allemande du Joueur de Flûte de Hamelin. Dans sa version modernisée du conte popularisé par les frères Grimm (auxquels il donne le nom de la librairie du village), l’orgueil des habitants de Hamelin les mènent à leur perte. Ils n’ont qu’une idée en tête, festoyer et multiplier les ripailles. Le dessin joyeux et tout en rondeur qui fait le succès et la “patte” de cet affichiste rayonne avec autant d’éclat dans le carnaval alémanique d’ouverture de l’album que dans ses pages plus sombres, entre chien et loup. Envahis par des rats à la veille de Noël de l’an 1283, les Hamelinois s’en remettent à un mystérieux joueur de flûte venu d’ailleurs, qui les débarrasse des rongeurs avant d’être congédié sans ménagement. Ils n’imaginent alors pas la vengeance de cet envoûteur… (T.F.) Paru chez Actes Sud Junior, dès 6 ans (16,90 €) www.actes-sud-junior.fr
POÈME DU QUOTIDIEN
Après un livre-tapis (voir Poly n°181), l’ancienne pensionnaire des Arts déco strasbourgeois Géraldine Alibeu signe un bel album à lire dès 3 ans. Une plongée dans ces instants de l’enfance qui s’apprécient le mieux Les Yeux fermés. Carl fait sa gym avec son chat, Medy son vœu à son anniversaire et Anaïs rêvasse au milieu de la forêt au lieu de compter avant d’aller trouver ses copains à cache-cache. L’illustratrice superpose avec doigté des matières (tissus, motifs bariolés, peintures, broderies), créant un subtil jeu de transparences et de volumes à plat. Grandir c’est rêver encore un peu… (T.F.) Paru chez Actes Sud Junior, dès 3 ans (13,90 €) www.actes-sud-junior.fr
AVANT / APRÈS
Le principe est simple et efficace : des images anciennes de Strasbourg sont placées à côtés de clichés contemporains cadrés de la même manière par Philippe Stirnweiss. De la Petite France à la Cathédrale, en passant par le Port du Rhin, ces photographies d’hier et d’aujourd’hui accompagnées de courts textes éclairants de Christine Moser permettent d’apprécier les mutations de la capitale alsacienne depuis le début du XXe siècle et de se livrer à un amusant jeu des différences. (H.L.) Paru aux Éditions Wartberg (16,90 €) www.editions-wartberg.com
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ÉDITION
télé 1.0 Depuis 15 ans, la maison d’édition strasbourgeoise Callicéphale publie des kamishibaïs destinés aux petits. Kamiquoi ? Des théâtres d’images à découvrir à Schilick on Carnet et au Salon du livre de Colmar. Par Emmanuel Dosda Planches extraites du kamishibaï Le Singe et l'émeraude
À Schiltigheim, dans le cadre de Schilick on Carnet, au Brassin (voir ci-contre) À Colmar, dans le cadre du Salon du livre, au Parc Expo, samedi 21 et dimanche 22 novembre (thématique : “À suivre…”, avec des auteurs défendus dans nos colonnes comme Yasmina Khadra, Didier Daeninckx ou Sherley Freudenreich…) 03 89 20 68 70 www.salon-du-livre-colmar.com www.callicephale.fr
* Édité avec la collaboration du CIAV de Meisenthal www.ciav-meisenthal.fr
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ant pis si tu y passes la nuit, il faut que ça soit prêt pour jeudi ! » Dans un sourire complice, Aline Cardot, responsable de Callicéphale, presse gentiment Thierry Chapeau, auteur qui finalise Mon beau sapin*, ouvrage revenant sur l’invention de la boule de Noël. Originalité : il s’agit d’un kamishibaï, “théâtre de papier” inventé au Japon au XIIe siècle, permettant à un narrateur de s’adresser à un public analphabète de manière pédagogique et visuelle, sur des thématiques religieuses, civiques ou législatives. Derrière son kamishibaï, le conteur-manipulateur fait glisser les planches illustrées dans un butaï (castelet miniature en bois), lisant le texte inscrit au recto, en tenant compte des didascalies (vitesse de défilement…). Dans les années 1920, cette technique est utilisée par des conteurs ambulants sillonnant les routes à la rencontre des enfants… jusque dans les années 1970 et l’explosion de la télévision. Il y a 15 ans, Jean-Luc Burger de la librairie strasbourgeoise La Bouquinette crée Callicéphale et redonne vie à ces “boîtes magiques” contenant des images cartonnées : contes revisités ou non, histoires inventées, légendes oubliées aux horizons graphiques très différents (pastels, tissus, 3D…), à destination des écoles ou des particuliers.
«
Sur les étagères de la petite maison d’édition, les sorties (huit par an, éditées à 2 000
exemplaires) s’entassent et nous convient à un voyage autour du monde, en Afrique (Les Trois Zouloulais), en Inde (Le Singe et l’émeraude), en Égypte (Petit Noun, L’Hippopotame bleu des bords du Nil) ou dans une “contrée lointaine” (Les Habits neufs de l’Empereur). Pour Aline Cardot, en charge de Callicéphale depuis 2012, la question est de « tirer parti du principe pour jouer avec l’histoire et susciter l’intérêt de l’enfant. Il faut apporter une véritable valeur ajoutée par rapport à un album, les images se dévoilant petit à petit. » On n’aborde pas un kamishibaï comme un livre jeunesse “classique”. Yannick Lefrançois, connu des lecteurs des DNA pour ses caricatures, est l’auteur du Lapin de Printemps : « Il s’agissait d’un livre pour enfants que j’ai sorti en 1998 et que j’ai adapté avec gourmandise en kamishibaï. C’est agréable de travailler sur du grand format, en intégrant ce processus mécanique qui consiste à faire coulisser les éléments. Il faut bien préparer les effets, en bonne entente avec le texte que j’ai réécrit car le rythme diffère. C’est une gymnastique à mener sur le storyboard en perspective d’un petit spectacle. Il faut trouver la bonne musique », affirme ce bassiste amateur qui s’apprête à plancher sur la relecture d’un conte alsacien. Une histoire en “jeu de dominos” mettant en scène un cochon, une fermière ou un chien qui se prête parfaitement au format du kamishibaï.
ILLUSTRATION
l’illus’ incarnée L’illustration est un art fédérateur. Pour s’en rendre compte, une visite de Schilick on Carnet s’impose, la manifestation mariant engouement populaire et qualité des propositions. Par Emmanuel Dosda Visuel de Laurent Moreau (série La Forêt des masques)
À Schiltigheim, au Brassin (et au Cheval Blanc ou à la Maison du jeune citoyen), du 13 au 15 novembre 03 88 83 84 85 www.ville-schiltigheim.fr Laurent Moreau participera au festival strasbourgeois Central Vapeur du 4 au 14 décembre au Hall des Chars www.centralvapeur.org
L
a quatrième édition du Salon de l’illustration et du livre de jeunesse concocté par la Ville de Schiltigheim (en partenariat avec la librairie Totem) propose de rencontrer des talents d’ici et d’ailleurs (Mizuho Fujisawa, Florent Chavouet ou Mathis, auteur de l’affiche cette année), afin d’échanger et de se faire dédicacer leurs ouvrages. Dans le cadre de cette manifestation sont organisées des expositions (au Cheval Blanc ou à la Maison du jeune citoyen), des ateliers et même un spectacle (De Bric et de Broc, lire page 20). L’image qui illustre cette page est
signée Laurent Moreau, auteur de La Forêt des masques (édité chez Hélium). On retrouvera prochainement le Strasbourgeois dans les rayons des librairies avec Qui attend qui ? (illustration d’un texte de Jo Hoestlandt, à paraître chez Flammarion) ou sur le web où il proposera l’acquisition de son portfolio autoédité (en risographie, technique moderne de sérigraphie) de huit tirages format A4, intitulé Volcan. Laurent fait également partie du groupe rock Slaap (lire page 14).
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la mélodie du bonheur Pour sa 11e édition, Augenblick, festival alsacien du cinéma en langue allemande, propose une riche programmation. Zoom sur Superwelt, comédie douce-amère où une caissière de supermarché converse avec Dieu. Par Hervé Lévy
Projection en présence du réalisateur Karl Markovics (pour les autres séances, consulter le site du festival), au Bel Air (Mulhouse), dimanche 22 novembre à 18h30 & au Star Saint-Éxupéry (Strasbourg), lundi 23 novembre à 20h www.superwelt.at
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n connaissait Karl Markovics comme acteur, notamment dans The Grand Budapest Hotel ou Les Faussaires. Avec son deuxième film, Superwelt, il s’impose comme réalisateur, nous transportant dans une petite ville autrichienne où Gabi Kovanda (impressionnante Ulrike Beimpold) est caissière dans un supermarché. Mariée à Hannes, bon gars à la bouille sympathique et macho en diable, les jours de la quinqua s’écoulent paisiblement dans un cadre pavillonnaire rendu d’une manière très léchée, instillant une légère angoisse comparable à celle ressentie devant les photos de Gregory Crewdson. Un jour, son existence dérape. Imperceptiblement, elle semble plonger dans une folie ordinaire. Les déséquilibres microscopiques se multiplient, regards plongés dans le vide, décalages de plus en plus importants avec le réel… Elle parle seule. Entend des voix. Une voix. Celle de Dieu. Comédie douce-amère, souvent filmée de haut histoire de rendre le propos plus céleste, Superwelt multiplie les références bibliques : le buisson ardent (des thuyas qui brûlent à cause d’un morceau de charbon oublié après un barbecue), le déluge, les tentations de Jésus au désert, la cène (dans une cabine de chantier avec des ouvriers)… Karl Markovics pose avec
tendresse la question de la place du bonheur dans nos existences dans un final surprenant où l’on se demande si la félicité est une grâce divine ou s’il est possible de la conquérir au terme d’un parcours initiatique frisant la folie. Chacun est libre d’apporter sa réponse…
mondes germaniques À côté de la compétition de la 11e édition d’Augenblick, on pourra découvrir une rétrospective dédiée aux Kaninchenfilmen, ces films censurés par la RDA dans les sixties ou encore une sélection d’incontournables sortis en 2015, dont le fantastique et anxiogène Sous-Sols d’Ulrich Seidl. Autres temps forts, les soirées d’ouverture avec Thérapie pour un vampire (10/11, Espace Grün de Cernay), narrant la rencontre de Freud avec Dracula, et de clôture où sera présenté un surprenant ciné-concert de Berlin, symphonie d’une grande ville (27/11, Star Saint-Éxupéry de Strasbourg). Entre rock et dub, Zenzile s’empare de la pépite de 1927 signée Walter Ruttmann. Dans les trente-sept cinémas indépendants du réseau Alsace cinémas, du 10 au 27 novembre www.festival-augenblick.fr
FESTIVAL
les lumières de la ville La neuvième édition de Strasbourg-Méditerranée rêve d’une cité meilleure et crée un « espace citoyen » irriguant l’Eurométropole de moments de réflexions, de projections, d’animations, d’expositions ou de chansons.
Par Emmanuel Dosda Photo d’Oran par Ferhat Bouda
À Strasbourg et dans l’Eurométropole, à la Salle de la Bourse, la Cité de la Musique et de la Danse, l’Espace culturel Django Reinhardt, l’Espace culturel de Vendenheim ou la Salle des Fêtes de Schiltigheim, du 21 novembre au 5 décembre www.strasmed.com Présentation publique du festival, samedi 7 novembre à 17h, à la Médiathèque Malraux Exposition Oran, sur les pas de Kamel Daoud de Ferhat Bouda, du 21 novembre au 4 décembre à La Chambre à Strasbourg www.la-chambre.org
Le Parlement a été créé en 1993, suite à l’assassinat d’écrivains et intellectuels en Algérie. Il organisait des rencontres, éditait une revue…
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2 Écrivaine algérienne, membre de l’Académie française et du Parlement international des Écrivains, auteure des Nuits de Strasbourg
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êver la Ville (thématique 2015), la réinventer, c’est aussi se réapproprier l’espace public et ouvrir le débat avec les habitants des quatre coins de l’agglomération, comme le festival le fait avec plus de 75 manifestations. Salah Oudahar, directeur artistique, veut questionner la cité dans tous ses aspects : « Ouverte ou fermée – notamment aux migrants –, métissée ou exclusive, avec ses frontières et ses fractures, son passé ou dans ses expressions les plus contemporaines, sa réalité et ses utopies. Bien sûr, les villes méditerranéennes seront mises en scène à travers leurs poètes, créateurs, artistes, militants ou acteurs de la vie publique. » Pour lui, la ville d’aujourd’hui est un projet collectif à l’âge de la mondialisation et des révolutions numériques, c’est « la plate-forme par excellence du politique ». Il rappelle que lors du Printemps arabe, les citoyens ont réinventé les forums démocratiques, en Égypte place Tahrir ou en Turquie place Taksim. Il cite encore les Indignés de Madrid sur lesquels le festival propose un focus. La métropole européenne a-t-elle un rôle particulier à jouer dans l’invention d’une nouvelle cité ? Il faut remonter aux années 1990 où Strasbourg a, « avec le Parlement international des Écrivains1, été le théâtre d’une mise en œuvre des
“villes-refuges”, en compagnie de Derrida ou Bourdieu. » À l’époque, le monde était en émoi suite à la persécution d’artistes, comme Salman Rushdie, un des membres fondateurs du Parlement. « Un réseau d’une quinzaine de “villes-refuges” s’est créé en Europe, permettant d’accueillir les artistes menacés et de leur offrir les conditions nécessaires à leur art. Vingt ans après, il nous semble essentiel d’interroger cette notion, alors que la crise est devenue plus aiguë et que des millions de personnes sont concernées. » Stras-Med, ce sont des débats, des rencontres, notamment autour de l’écrivaine Assia Djebar2, ou des ateliers durant lesquels des habitants des quartiers de la Montagne Verte, de l’Elsau et de Koenigshoffen matérialiseront leur Village utopique en maquettes, en compagnie d’artistes. Le festival mêle moments de réflexions et instants festifs, par exemple avec un concert hommage au grand Lili Boniche – « chanteur juif algérien de musique araboandalouse, symbole de réconciliation » – ou un final proposé par l’Orchestre national de Barbès. Sympathique clôture offerte par un groupe considérant son quartier comme un pays sans frontières.
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d’ombre et de lumière La compagnie alsacienne La Loupiote part en tournée dans le cadre des Régionales avec son spectacle De Bric et de Broc, un théâtre d’ombres destiné aux jeunes rêveurs. Par Aude Rosenstein-Alvino Photo de la Cie La Loupiotte
À Schiltigheim, au Cheval blanc, samedi 14 et dimanche 15 novembre www.ville-schiltigheim.fr À Illkirch-Graffenstaden, à L’Illiade, mercredi 25 novembre www.illiade.com À Riedisheim, au Théâtre La Grange, samedi 28 novembre www.riedisheim.fr À Haguenau, au Théâtre municipal, samedi 19 décembre www.relais-culturel-haguenau. com www.loupiote.org www.culture-alsace.org
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u commencement, Anne Amoros rencontre le musicien Jean-Pierre Schall avec qui elle entame une collaboration : c’est ainsi que La Loupiote voit le jour à l’aube du second millénaire. Avec sept spectacles à leur actif (Le Voyage mirobolant ou encore Le Souffleur de rêve), ils se produisent activement en France et à l’étranger. La compagnie est fascinée par les ombres chinoises, une technique ancestrale qui n’a de cesse d’émerveiller. Destiné principalement aux petits (entre quatre et douze ans), De Bric et de Broc conte une histoire fantastique reposant sur les thèmes de l’enfance, de la naïveté, de la vieillesse et de la fragilité. Vivant dans une petite maison perchée en haut d’une colline, la vieille Rosalie se voit menacée le jour où des bulldozers veulent détruire la bâtisse afin d’ériger un grand et sinistre parking. C’est alors que, semblant sortir de nulle part, une ribambelle de lutins saugre-
nus se dirige en file indienne vers l’arbre énigmatique planté face à la maisonnette… qui s’avère être un passage secret vers leur monde imaginaire : le jardin de Cocagne. Rosalie observe de sa fenêtre les créatures s’éclipser de cette dure réalité, quand deux petits farfadets, Bric et Broc, pénètrent chez elle par inadvertance. C’est ici que se noue l’intrigue puisque les deux compères vont s’embarquer dans une aventure pleine de rebondissements qui impliquera bien des responsabilités et au cours de laquelle ils feront de drôles de rencontres. Porté sur la poésie et le rêve, De Bric et de Broc crée un monde parallèle où les ombres projetées sur un écran de papier prennent vie et se meuvent au rythme de la musique. Ce ballet féerique donne l’illusion de silhouettes autonomes. Un simulacre auquel tout le monde aimerait adhérer ! En somme, un récit rafraîchissant à l’image de la vie qui narre le passage de l’enfance au monde adulte avec charme et légèreté.
bombes littéraires Pour sa neuvième édition, Primeurs propose un état des lieux bilingue des écritures dramatiques francophones contemporaines. Zoom sur La Baraque d’Aiat Fayez, mise en espace à Forbach et à Sarrebruck.
Par Raphaël Zimmerman
À Forbach, au Carreau et à Sarrebruck, à l’Alte Feuerwache, du 25 au 29 novembre 03 87 84 64 34 www.festivalprimeurs.eu
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En date du 14 octobre 2010
Un projet de création initié par l’Union des Théâtres de l’Europe www.union-theatres-europe.eu 2
L’
objectif du festival Primeurs est simple : découvrir et faire découvrir des textes dramatiques contemporains venus de l’aire francophone, encore inédits dans l’espace germanophone. Au programme, lectures scéniques, pièces radiophoniques, ateliers ou encore rencontres autour des œuvres du québécois David Paquet pour une coloc’ improbable et névrotique, de la tunisienne Meriam Bousselmi dans une variation sur la dictature et la manipulation ou encore de la française – venue de Guyane – Laura Tirandaz qui nous entraîne sur les berges étouffantes et dionysiaques du Maroni.
D’origine iranienne, Aiat Fayez – dont les “parents littéraires” se nomment Imre Kertész et Elfriede Jelinek – a quitté la France pour l’Autriche en 2010, après dix années et un cursus en philosophie inachevé : « Je ne peux plus affronter le regard des Français. (…) Je ne veux plus pointer à la préfecture tous les trimestres comme un voleur ou un violeur, uniquement parce que le chef d’État est xénophobe », expliquait-il alors dans Libération1. Sa Baraque est mise en espace en deux parties (25/11 au Carreau de Forbach et 28/11 à l’Alte
Feuerwache de Sarrebruck) et trois langues (allemand, anglais et français) par Tatjana Pessoa. L’histoire ? Deux personnages, Grand et Petit, vivent dans leur appartement, entre prises de tête et petits boulots. Un beau jour, ces loosers ordinaires ont une curieuse idée. Pour se venger de la firme de chaussures responsable de la défiguration de Petit, tombé par la fenêtre à cause de semelles glissantes (!?), ils fabriquent une bombe artisanale dans une cocotte-minute. Cela fonctionne si bien que la demande explose. Ils sont dépassés par leur succès et créent un véritable empire souterrain dissimulé par un licite commerce de masques à gaz. Commandé à l’auteur par Ludovic Lagarde (directeur de La Comédie de Reims) dans le cadre de TERRORisms2, cette pièce est une « manière de parler de terrorisme sans utiliser la terminologie qu’on entend en permanence dans les medias. Je voulais éviter les poncifs tragiques en utilisant le comique et l’absurde, en quittant le champ lexical traditionnel de la terreur. » Par des phrases courtes et cinglantes, dont les jeux de mots ne sont pas absents, l'écrivain plonge son lecteur dans un univers étrange et décalé. Poly 182 Novembre 15
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les chaînes de la liberté Invitée à Scènes d’Automne en Alsace1, Delphine Crubézy crée Erwin Motor, dévotion, pièce de Magali Mougel. Un détournement poétique et politique des Liaisons dangereuses de Laclos et de Quartett d’Heiner Müller qui nous plonge dans la complexe domination des pouvoirs industriels et financiers sur la vie d’une simple ouvrière.
Par Thomas Flagel Photo de Jean-Louis Hess
À Mulhouse, à La Filature (dans le cadre de Scènes d’Automne en Alsace), du 5 au 7 novembre 03 89 36 28 28 www.lafilature.org (psych)analyse d’une œuvre : rencontre-débat avec les artistes et le psychanalyste Daniel Lemler, vendredi 6 novembre à l’issue de la représentation À Colmar, au Théâtre municipal (dans le cadre de Scènes d’Automne en Alsace), mercredi 25 et jeudi 26 novembre 03 89 24 31 78 www.comedie-est.com À Frouard, au Théâtre Gérard Philipe, vendredi 5 février 03 83 49 29 34 www.tgpfrouard.fr À Strasbourg, au Taps Scala, du 23 au 28 février 03 88 34 10 36 www.taps.strasbourg.eu
Temps fort, du 5 au 28 novembre, destiné à « mettre en avant la créativité des compagnies locales » réunissant La Comédie de l’Est (Colmar), le Créa (Kingersheim), La Filature & l’Afsco – Espace Matisse (Mulhouse) et le Relais culturel régional de Thann
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Voilà plusieurs années que vous avez découvert ce texte. Qu’est-ce qui vous a happé ? Son foisonnement, sa complexité et sa complétude. Il y a une force poétique très grande dans l’écriture de Magali Mougel, une très belle manière de parler du monde du travail et de l’usine, sous l’angle incroyablement audacieux de la dévotion, ce qui est plutôt provocateur. Erwin Motor est une usine automobile où Cécile Volanges travaille de nuit, à la chaîne, en disant : « Ma dévotion pour mon travail est mon émancipation. » Son chemin vers la liberté passe par l’émancipation en l’amenant très loin jusqu’à la résistance, et donc la liberté. La langue déborde de pensée à voix haute, mélangée avec des monologues qui sont autant de dialogues en creux dans lesquels on ne laisse pas le temps à l’autre de répondre… Il y a trois scènes successives entre Cécile Volanges et son mari qui constituent une gradation de la violence dans laquelle ce procédé est utilisé. D’ailleurs c’est plutôt de l’agressivité. La violence est du côté de l’usine : la coercition, la soumission, l’aliénation, la brutalité des dominants, des riches. Monsieur Volanges n’arrive pas à comprendre sa femme… Il y a aussi beaucoup d’amour car on ne s’engueule vraiment bien qu’avec les gens qu’on aime. Ils en sont à un tel point que, s’ils ne s’aimaient pas, ils ne dialogueraient pas. Or Magali écrit trois scènes où ils se parlent. Il demeure du lien. Ce qui importe n’est pas qu’ils essaient de faire changer l’autre d’avis, mais qu’ils essaient de communiquer à l’autre à quel endroit ils sont
de leur propre réalité. Cet échec mène à une agressivité. Dans Ne me touchez pas 2 – réécriture très personnelle du même matériaux de base qu’Erwin Motor, dévotion – Anne Théron modifiait la place et le destin de Merteuil, donnant plus de force aux femmes. Magali Mougel, elle aussi, appuie sur la volonté d’émancipation des femmes (Merteuil dirige l’entreprise et donc Talzberg, le Valmont de la pièce) et le bouleversement des “rôles” de chacun dans le couple… Magali Mougel invente un paradoxe génial : le travail qui est une échappatoire pour Cécile Volanges est aussi l’endroit même de son aliénation. Je crois que cela doit rester tel quel pour nous, sans que l’on cherche à le résoudre. À chacun dans son fauteuil de spectateur de faire ce chemin ou pas. Cécile pense que l’aliénation dans son travail – qui n’a rien d’artistique – est son émancipation. C’est sa vérité et il faut l’entendre ainsi car c’est vrai pour beaucoup de gens qui ont travaillé à l’usine. L’Homme y est “machiné”. Est-il difficile pour la comédienne incarnant Cécile de l’imaginer sincèrement heureuse, un peu comme dans Le Mythe de Sisyphe ? Nous sommes très attentifs à ne jamais en faire une victime, ce qui n’est pas simple. Il ne faut pas jouer la compassion que le spectateur va avoir envers ce personnage. Voilà la première colonne vertébrale à trouver, ce choix qu’elle opère, ses choix propres. Je pense qu’il y aura de gros débats sur cette notion entre les partisans de “on a toujours le choix” et ceux, plus
marxistes, pour lesquels le choix est influencé par l’environnement social et l’appartenance de classe. Cécile Volanges est à la tête de sa vie, même lorsqu’elle se fait prendre par Talzberg, ce n’est pas un viol. Ce qui ne veut pas dire qu’il n’y a pas abus, mais elle choisit d’aller jusque-là dans sa dévotion. Certaines phrases de la pièce sont en rupture, écrites en majuscules et reprises par tous les personnages. Leur réservez-vous un traitement particulier ou faites-vous confiance aux spectateurs pour les reconnaître ? Les deux (rires). Nous leur faisons confiance pour les reconnaître. Il est intéressant de voir comment les personnages incorporent ce discours extérieur et comment il voyage entre eux. Nous espérons que le spectateur suivra le parcours en repérant comment un discours extérieur s’impose à nous au point que l’on ne sache plus que ce n’est pas notre propre parole et pensée, mais celle d’un discours dominant. Voilà qui fait fortement écho à l’état de la novlangue actuelle. Le Viol des foules par la propagande politique comme l’écrivait Serge Tchakhotine… Exactement, à force d’intégrer des formules, nous finissons par les penser, les faire nôtres et donc croire qu’elles nous appartiennent. Nous introjectons un discours comme un modèle de vie qui ne nous est pas propre.
Votre scénographie nous plonge-t-elle dans le réalisme d’une usine ou nous entraînez-vous dans une fantasmagorie ? Des éléments d’usine sont très présents : des rideaux de plastique à grandes pales permettent de jouer d’apparitions / disparitions tout en structurant l’espace et donc le temps, mais aussi un établi, de grandes portes vitrées avec des miroirs sans tain. Nous renvoyons aussi à une usine qui ne serait plus en activité, qui a peut-être déjà été délocalisée pour faire écho aux menaces utilisées dans la pièce. Cette usine est comme le bunker d’après guerre d’Heiner Müller. Nous sommes après la crise, après la fin d’un micro-monde économique, les lieux vidés de ses ouvrières et de ses machines. Restent deux fantômes, Talzberg et Merteuil, qui traversent les âges. C’est une forme d’immortalité moribonde d’un système de domination qui traverse les siècles et qui, malgré la Révolution française n’a pas cessé. Il s’est simplement déplacé. Le Discours de la servitude volontaire de La Boétie nous accompagne dans la création car il demeure d’une actualité terrible alors qu’il a été écrit au XVIe siècle sous un système monarchique. Talzberg et Merteuil sont des figures de cela alors que Cécile n’est qu’elle-même. Elle incarne un certain discours, des valeurs et peut-être ce que nous portons en chacun de nous sans l’exprimer. Elle met en mots ce mélange de dévotion, de crainte et d’envie d’exister.
Ma dévotion pour mon travail est mon émancipation
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au-dessous du volcan Charlotte Lagrange crée sa seconde pièce durant le festival Scènes d’Automne en Alsace1. Aux Suivants interroge avec un optimisme salvateur et un cynisme piquant le poids des mécanismes de la dette et de l’héritage familial sur nos vies.
Par Thomas Flagel Photos de Claire Gondrexon
À Colmar, à La Comédie de l’Est (dans le cadre de Scènes d’Automne en Alsace), du 12 au 19 novembre 03 89 24 31 78 www.comedie-est.com Rencontre avec les artistes à l’issue de la représentation, jeudi 19 novembre À Montbéliard, à MA scène nationale (dont Charlotte Lagrange est artiste associée), mardi 24 novembre 08 05 71 07 00 www.mascenenationale.com
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lle nous avait séduits avec L’Âge des poissons 2, première mise en scène audacieuse librement adaptée de Jeunesse sans Dieu d’Ödön von Horváth. Deux ans ont passé et voilà Charlotte Lagrange3 de retour avec sa compagnie La Chair du monde, habitée par les mêmes envies : écrire au plateau avec et pour ses comédiens (retravaillant la nuit les brouillons du jour) et se saisir des grands enjeux du monde dans leur complexité pour parler de l’Homme, cet « animal complexe, rempli de nœuds qu’on ne peut dénouer que si l’on va vers l’autre, qu’il soit amant, frère ou ami ».
De la Transmission
Avec son titre aux accents bréliens, la dramaturge de 31 ans se penche sur la transmission
générationnelle et son lot d’asservissements. « Au-delà des biens et des responsabilités, les parents charrient aussi, plus ou moins volontairement, leurs névroses… » glisse-t-elle dans un sourire. Ainsi en va-t-il d’Alice dont les parents exigent, en tout bien tout honneur, le remboursement de ce qu’elle leur a coûté depuis sa naissance. Hé oui ! Faut bien que le vieux couple pense un peu à lui, la retraite venue ! Cet incroyable chantage affectif se déroule, entre la poire et le fromage, dans une sincérité totale et désarmante pour la jeune femme qui accepte cela sans broncher. Ce mélange de dette morale et économique tombe aussi d’un seul coup sur les épaules de deux frères, confrontés au suicide de leur père qui leur laisse sur les bras son entreprise de BTP, adossée à un mystérieux volcan. Chacun
THÉÂTRE
fera son chemin dans le deuil et l’acceptation (ou pas) du rôle qui lui incombe désormais. Depuis le premier jour du reste de leur vie jusqu’au choix déterminant de l’avenir qu’ils s’inventent, nous suivons ces deux histoires parallèles, la force des liens affectifs de chacun dans la difficulté intime de se libérer de son éducation, du désir des autres pour soi et de la pression sociale ambiante.
The Game
Deux trouvailles irriguent Aux Suivants d’un cynisme à la hauteur des dégâts de notre époque. Une sorte de Monopoly géopolitique et macro-économique où les joueurs se confrontent de manière ultra didactique à tous les mécanismes de renforcement des pouvoirs entre puissants, au détriment des plus défavorisés. « Les dés sont truqués depuis le début », lâche, réaliste, Charlotte Lagrange. « Notre génération est fortement marquée par la crise de 2008 et cette obsession économique dans le discours politique qui mélange défaitisme et instrumentalisation de la peur de manière insupportable. Je me suis beaucoup intéressée à cette question omniprésente dans les médias et dont de nombreux acteurs de l’économie mondiale se servent de prétexte. Thomas Sankara4, dont le discours sur la dette devant les Chefs d’États africains en 1987 m’a beaucoup inspiré, pointait déjà du doigt problèmes et solutions au marasme de domination imposée par la finance mondiale et son bras armé : FMI et Banque mondiale. »
Homo debitor
La seconde petite merveille d’humour noir de la pièce vient d’un narrateur martien, décryptant pour nous l’évolution de l’Homme face au Capital et son double : la domination. Ce nouveau Dieu sur terre qui fit de notre propension à la rationalité égoïste une évolution de la race humaine en Homo œconomicus, puis en Homo debitor une fois le calcul de la dette de chaque être humain dans son groupe social de naissance effectué. Le Capital est immortel, rachète les dettes. Il est tout simplement le créancier universel. Pas question pour autant d’en faire une pièce pessimiste pleine de complaintes. Une dose d’espoir sincère dans l’idée qu’un chemin non solitaire apporte un peu de joie de vivre et de capacité à rire face au cynisme ambiant irrigue le tout. Aucune raison d’être loyal dans un jeu pipé, ni de s’imposer les responsabilités d’un autre au risque de ployer sous la charge et de se perdre. L’écriture est peu bavarde. « Elle se fait en creux, l’intensité étant prise en charge par les corps, comme si le langage des personnages n’était que le haut visible de l’iceberg », confie la metteuse en scène pour laquelle les émotions sont définitivement à jouer et non à dire sur un plateau de théâtre. Et de rappeler finement que tout cela n’est finalement rien, comparé à la force primitive de vie et de destruction d’un volcan tout à la fois physiquement présent pour les personnages et métaphorique : celui qui gronde en chacun de nous et que nous ferions bien d’écouter…
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Lire La Vague dans Poly n°162 ou sur www.poly.fr 2
Ancienne élève en dramaturgie de l’École du TNS dont elle est sortie diplômée en 2010 – www.tns.fr
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4 Président du Conseil national révolutionnaire du Burkina Faso, de 1983 jusqu’à son assassinat en 1987
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new york, new york En ouverture de sa saison, Petter Jacobsson fait entrer trois nouvelles pièces de Trisha Brown et Twyla Tharp, deux grandes figures de la danse américaine, au répertoire du Ballet de Lorraine. Interview. Par Thomas Flagel
Opal Loop / Cloud Installation #72503 de Trisha Brown, The Fugue et Nine Sinatra Songs de Twyla Tharp, à Nancy, à l’Opéra national de Lorraine (dans le cadre d’Exp.Édition #2), du 12 au 15 novembre 03 83 85 33 11 www.opera-national-lorraine.fr www.ballet-de-lorraine.eu Opal Loop / Cloud Installation #72503 de Trisha Brown sera joué dans le cadre de Frimats à Belfort, à La Maison du Peuple, mercredi 3 février 03 84 58 67 67 www.legranit.org
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Voir Poly n°129 ou sur www.poly.fr
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Voir Poly n°181 ou sur www.poly.fr
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Qu’est-ce qui réunit ces chorégraphies de deux monstres sacrés de la danse américaine des 70’s et 80’s ? J’avais envie de donner à voir une époque de grande inventivité, d’évolution et de révolution de la danse. Trisha Brown et Twyla Tharp ont bougé les lignes du classique comme Martha Graham juste avant elles, avec l’envie de bousculer le statut de “boss” du chorégraphe. Avec d’autres, elles ont libéré l’idée du travail collectif, ajouté une créativité puisée dans la vie quotidienne et les mouvements de la rue. Ces trois pièces sont créées entre 1970 et 1982, du début de la période pop à sa fin, ce qui est aussi intéressant comme grille de lecture de l’art chorégraphique et de la manière dont il s’inscrit dans son époque. Nous regardons ainsi d’où nous venons avant d’inviter deux chorégraphes actuels, Cindy Van Acker et Marcos Morau, donner leur vision de la danse avec des créations, en mars 2016. Trisha Brown et Twyla Tharp ont été pour leur génération un mélange d’improvisation et de liberté, un refus de l’académisme… Chaque génération fait sa révolution du passé. Les années 1970 ont été celles de l’expérimentation des mouvements où il fallait recommencer à zéro pour bouger son corps sans partir de ce qui préexistait, inventer une simplicité qui était tout à fait nouvelle.
Ce n’est pas un hasard si New York était alors un épicentre créatif : il y avait le Wooster Group1, The Factory d'Andy Warhol2… Sans oublier la Judson Church qui était un endroit important dans Greenwich Village, plateforme pour danseurs et chorégraphes. Paris jouait ce rôle dans les années 191020, New York dans les années 1950-70… Le monde n’est plus polarisé de la sorte même si des lieux de melting-pot comme ceux là sont des creusets créatifs importants. Avec l’avènement de l’ère numérique de la communication ces pôles sont différents aujourd’hui. Comment les danseurs du Ballet ontils accueilli l’idée de travailler sur ces pièces historiques ? Ils sont enthousiastes et s’y sentent bien. Ces reprises de mouvements venant d’un autre siècle représentent un énorme travail. Les corps changent et le savoir-faire aussi. La transmission par deux experts des compagnies de Twyla Tharp et Trisha Brown compte beaucoup. Cela permet de comprendre aussi pourquoi on danse comme cela aujourd’hui, de voir cette époque – comme la notre en reflet – à travers les questions qui l’irriguaient.
THÉÂTRE
marais du temps Pour la première fois de sa longue carrière, Jean-Pierre Vincent s’attaque à Samuel Beckett. Il présente En attendant Godot au TNS avec une ironie critique, très brechtienne.
Par Thomas Flagel Photos de Raphaël Arnaud
À Strasbourg, au TNS, du 18 au 28 novembre 03 88 24 88 00 – www.tns.fr À Paris, au Théâtre des Bouffes du Nord, du 4 au 27 décembre 01 46 07 34 50 www.bouffesdunord.com
* Il a dirigé successivement le Théâtre national de Strasbourg, La Comédie Française, le Théâtre NanterreAmandiers et mis le pied à l’étrier à de nombreux artistes assurant aujourd’hui la relève
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out à la fois figure historique et tutélaire du théâtre français dont il a occupé les positions les plus prestigieuses*, Jean-Pierre Vincent n’en continue pas moins, à 73 ans, de s’engager en brocardant le désengagement de l’État et l’absence de politique culturelle tout en se réinventant sur les planches. Le “théâtre de l’absurde” de Samuel Beckett l’avait toujours laissé froid. Un brin étranger à ce qui l’animait, lui, fou de Brecht, Büchner, Bond, Molière ou encore Bernard Chartreux ! Sa vision d’En attendant Godot, première pièce française de Beckett débutée en 1948, se rapproche de l’art des enluminures miniatures d’Orient. Elle se constitue d’un goût immodéré pour les détails, ces petites choses qui font les grands tout. Si le diable s’y cache, peut-être Godot (ce personnage que tout le monde attend et qui ne viendra jamais, dont le nom contient avec une douce ironie le mot God) nous y attend il aussi. Pour le metteur en scène, l’attente sans fin et l’immobilité de Vladimir et Estragon – tout à la fois clochards célestes, clowns tristes, philosophes du néant –, dans un épuisement total où disparaissent tous les repères, sont l’émanation d’une « ère du vide à l’époque même de la reconstruction de l’hu-
manité, rencontrant sur une vieille route le Maître et l’Esclave [Pozzo et Lucky], déchets grotesques du “monde d’avant” ». Une tragicomédie qu’il devient « passionnant de lire avec nos pensées d’aujourd’hui sur l’état du monde, et du théâtre », ajoute-t-il, toujours sur la brèche. Beckett, le résistant à l’occupant dont le réseau a été dénoncé, contraint à la fuite en France libre, compose ce texte trois ans après Hiroshima et la découverte des Camps d’extermination alors même qu’on entre alors « dans l’ère de la fabrication industrielle de l’humain solitaire : et il faut bien y vivre pourtant... » Jean-Pierre Vincent invoque l’héritage conscient des burlesques américains – les Keaton, Chaplin et autres Laurel & Hardy – formant une force comique toute en provocation nous montrant le vide intérieur qui nous guette tous, accros que nous sommes devenus aux besoins créés de toutes pièces par des multinationales de l’entertainment prêtes à tout pour divertir (et faire diversion !) nos consciences… « Un jour, dit Pozzo, je me suis réveillé, aveugle comme le Destin ». La vie est ici plus rosse que rose. Reste l’art d’en rire avec éclat. Et l’obstination à rester vivants. Poly 182 Novembre 15
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les statues meurent aussi Christian Botale-Molebo, plasticien-performer et chorégraphe installé à Strasbourg, entre en résidence à Pôle Sud. Il y poursuit KOK-LATVIL, création autour de l’héritage qui nous entraîne dans une tragédie familiale du voyage, de Kinshasa à Strasbourg, via la Belgique.
Par Thomas Flagel Photo de Jessica Picard, Don Juan L’Infidèle
Travaux publics de Christian Botale, à Pôle Sud (Strasbourg, avec le soutien de la Hear), vendredi 6 novembre, entrée libre sur réservation 03 88 40 71 21 www.pole-sud.fr www.hear.fr
Lire nos articles sur Exhibit B dans Poly n°163 et Steven Cohen dans Poly n°177 ou sur www.poly.fr
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2 Sculptures anthropomorphes activées par des féticheurs
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e rêve d’une nuit blanche à plusieurs », voilà comment Christian Botale-Molebo imagine son futur spectacle. « Trois danseurs-performers congolais et un conteur-narrateur haïtien m’accompagneront pour donner corps à ces voix que je cite depuis longtemps dans mon travail. » Né en 1980 dans la capitale zaïroise de Mobutu qu’il quitta en 2009 pour la France, cet habitué des solos et des actes performatifs (avec Brett Bailey, Steven Cohen1…) continue d’explorer le Testament de l’artiste dans son héritage, titre de son mémoire à la Haute École des Arts du Rhin (2012). Avec ses comparses, ils feront revivre symboliquement son village paternel de la province de l’Équateur en RDC, dans lequel il n’a jamais pu se rendre, même depuis la disparition de son père, peu de temps après son départ pour l’Europe. Ce vide déclencha l’envie et le besoin d’un retour – même symbolique ou sensoriel – au pays natal, sur les traces de celui qui traversa le siècle, vivant la domination par la force des colonialistes en même temps que la chance de s’asseoir sur les bancs de l’école belge.
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À 28 ans, Botale Bolembo Is’osala Louis décide de rejoindre la capitale, Kinshasa. Un long exode en pirogue, en train, à pied. Des semaines de marche pour un voyage qui ne connaîtra jamais de retour en 50 ans. Élevé
dans le clan Ekonda des Mongos, cet arrièrepetit-fils d’un missionnaire belge nommé Van Bothall – dont ses descendants changèrent le patronyme en Botale (“immense” en lingala) à l’époque du retour à l’authenticité africaine prônée par Mobutu – était un lettré clair de peau et adepte fervent d’un catholicisme qu’il mâtinait de rites bantous. Toute sa vie d’agent postal, il tint en cachette un journal intime, décrivant par le menu le système colonial le long du fleuve Congo, assoiffé de matières premières (or, bois, caoutchouc), l’ascension radicale de Lumumba et le joug sanglant de Mobutu à propos duquel il se fit moins disert, sûrement gagné par la peur. Christian découvre tout cela en 2010, lorsqu’avec sa mère ils ouvrent les tiroirs de son bureau. Naît une irrépressible envie de réappropriation, d’autant plus forte qu’il partage avec son père disparu l’exil et la paternité. L’artiste se rend à Bruxelles sur les traces de leur aïeul, sans succès. Mais il découvre l’immense collection de Nkisis 2 du Musée royal de l’Afrique centrale en banlieue de Bruxelles, lui qui n’en avait quasiment jamais vu alors qu’elles font partie du patrimoine de son pays. Il décide de sculpter les siennes, qu’il place au cœur de son travail corporel tenant tout à la fois de l’installation, de l’acte performatif que de la chorégraphie.
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la geste du pouvoir Découverte chez Jan Fabre, la danseuse Lisbeth Gruwez signe un solo envoûtant autour de l’exaltation des orateurs célèbres. It’s going to get worse and worse and worse, my friend, diablement extatique et sacrément harassant. Par Thomas Flagel Photos de Luc Depreitere
À Strasbourg, à Pôle Sud (présenté avec Le Maillon), du 18 au 20 novembre 03 88 39 23 40 www.pole-sud.fr 03 88 27 61 81 www.maillon.eu
Rencontre-discussion avec Lisbeth Gruwez , vendredi 20 novembre à 12h30 à l’Université de Strasbourg (bâtiment Le Portique), entrée libre
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hemise de popeline blanche aux larges poignets, pantalon sombre taille haute et coupe garçonne quasi rockabilly, Lisbeth Gruwez, la mine mutique, contemple l’assistance. D’un mouvement sûr, elle balaye une surface invisible de la paume de la main. Geste fin, élégamment composé et posé dans un recueil intérieur inquiet. Tout en elle transpire le bouillonnement intime, la répétition mentale d’un paysage avant la tempête de son éclosion verbale. Cambrée tel un matador face au public, son corps se tend comme L’Oiseau dans l’espace de Brancusi. Précision de cette courbe oblongue pour une valse au ralenti, rythmée par le va-et-vient de ses bras. Dos au public, la silhouette prend des atours inquiétants et commande d’un geste martial des deux bras lancés en l’air le premier mot. Sous une douche de lumière créant des ombres durcissant les traits d’un visage toujours fermé, pommettes saillantes à la Buster Keaton, la voilà lancée dans une grammaire du signe. À chaque mouvement correspond un mot, tiré d’une harangue. Le corps s’emballe et parle littéralement : déplacements froids, répétés, cisaillant l’air qu’il divise. Impossible toutefois de savoir s’il provoque ou subit. Lisbeth Gruwez et son compère Maarten Van
Cauwenberghe – lançant en direct les sons – dirigent cette performance vivante inspirée par de grandes figures politiques (Hitler, Obama, Mussolini…). Leurs mimiques et tics plus ou moins contrôlés furent passés au tamis personnel de la chorégraphe, inclus dans sa routine de vie et de travail pour mieux en ressortir gorgés de force vive. Le duo trouva son champion en la personne de Jimmy Swaggart, télévangéliste américain ultra-conservateur, crachant sa bile d’immondices dans laquelle ils piochèrent des phrases clés qu’ils s’amusent à assembler et restructurer, dévoilant la force des mots mais surtout ce qui les traverse. Alors qu’on croyait la danseuse devenue une marionnette subissant les assauts du discours, sa violence expressive et l’emballement de son tempo jusqu’à la transe, voilà qu’elle forme une autre syntaxe, révélant la versatilité du discours, jouant des poses sur les pauses de l’orateur. L’extase du speech atteindra son paroxysme, la conscience comme échappée de l’enveloppe charnelle qui la portait, contemplant de l’extérieur les ondes de l’éclat de son discours provoquée en lui. Le viol des foules dans sa dimension physique la plus pure. D’une beauté époustouflante qui n’a d’égal que sa férocité.
DANSE
grand large Héla Fattoumi et Éric Lamoureux, nouveaux directeurs de Viadanse, le Centre chorégraphique national de Franche-Comté à Belfort, présentent Waves, fruit de leur rencontre avec le musicien Peter von Poehl. Par Irina Schrag Photo de Laurent Philippe
À Belfort, au Granit, mardi 24 novembre 03 84 58 67 67 www.legranit.org À Besançon, à L’Espace (Les 2 Scènes), vendredi 27 et samedi 28 novembre 03 81 87 85 85 www.les2scenes.fr www.viadanse.com
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onnu pour ses pièces aux dimensions sociétales fortes et assumées, le duo de chorégraphes prend le parfait contrepied avec Waves. Au milieu d’un décor noir recouvrant divers modules, émergent huit corps, tels un banc de danseurs unis par des motifs de couleurs. Ces vagues humaines sont portées par une énergie collective, ressac d’une recherche répétée à l’envi du lien à l’autre. Ici on se sourit, se regarde, se répond. On virevolte en se laissant bouger par les embruns d’un souffle du large qui viendrait modifier sa trajectoire et son intensité, dans un flot sans violence. Héla Fattoumi et Éric Lamoureux sont allés chercher le chanteur pop Peter von Poehl pour créer cette pièce à la forte dimension expressive et poétique. Aux ondulations des flux et reflux de corps enlacés se détachants pour mieux se retrouver, répond
une mélodie hypnotique caressant les ondulations chorégraphiques en leur conférant une sensualité soyeuse. L’écume de gestes communs laisse ses traces en chacun, les danseurs échappant au roulis de l’ensemble, portés par une seule et même chanson composée par von Poehl, invitation électrique et lancinante au voyage vers le grand large, au lâcher prise, à l’ouverture de l’esprit et des chakras pour accueillir l’altérité. Une brume de fumée viendra perturber l’espace dans un sublime jeu de lumières rappelant la beauté pure et primitive des paysages d’Islande pris dans le brouillard. Le territoire commun ici esquissé sonne comme une belle manière pour les nouveaux directeurs du Centre chorégraphique national de Franche-Comté de se présenter au public belfortain mais aussi, non loin, aux Bisontins. Poly 182 Novembre 15
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THÉÂTRE
santa angélica La furie Angélica Liddell revient au Maillon avec Primera carta de San Pablo a los Corintios, spectacle fleuve et spirituel fait d’éruptions folles d’amour et de chair.
Par Daniel Vogel Photo de Samuel Rubio
À Paris, à L’Odéon-Théâtre de l’Europe (dans le cadre du Festival d’Automne), du 10 au 15 novembre, en espagnol surtitré en français (dès 16 ans) 01 44 85 40 40 www.theatre-odeon.eu www.festival-automne.com À Strasbourg, au Maillon (en espagnol surtitré en français, dès 16 ans), du 1er au 3 décembre 03 88 27 61 81 www.maillon.eu
R
encontrer le théâtre d’Angélica Liddell, c’est plonger dans l’âme tourmentée d’une artiste totale utilisant la scène « pour se venger du monde, de sa propre naissance et de tout ce qui l’empêche d’être heureuse.* » Un art dramatique sombrement flamboyant, intensément cru et bien souvent violemment désespéré. La voilà embarquée dans une trilogie du Cycle des Résurrections initié avec You are my destiny (Lo stupro di Lucrezia) et Tandy. Primera carta de San Pablo a los Corintios – comprenez l’Épître aux Corinthiens de Saint-Paul – est l’histoire d’une passion amoureuse en forme d’interrogation sur sa relation intime au sacré et à la révélation. L’amour y côtoie la foi dans sa dévotion la plus pure et la folie dans son jusqu’auboutisme tordant le réel selon sa volonté.
Amour à mort
* Lire Hells Angelica, interview de l’artiste dans Poly n°151 ou sur www.poly.fr
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Les pièces de cette fille de militaire franquiste, lancée à corps perdu dans la Movida avant de parcourir les scènes du monde avec ses drames, sont des délices d’images plastiques dont suinte, toujours, une bile noire. Un théâtre volontiers contemplatif, sans personnages à incarner. Un prolongement direct de la vie d’une artiste torturée qui donne tout. Sous le vernis, la crasse d’une immense douleur de vivre, ô combien puissante, chargée de signes et de sens. Toujours sur le plateau, Angélica Liddell porte elle-même l’estocade à chaque émotion, avec sa manière de fixer le public, les yeux exorbités, le mal de vivre chevillé au corps. L’auteure et metteuse en scène a le cœur débordant de haine et d’amour, au point de ne pouvoir dissocier l’un de l’autre. Telle un volcan bouillonnant et proche de l’éruption, dont elle envie « la vie sereine » (sic), l’autoproclamée Reine du Calvaire offre ici en pâture son cheminement l’emmenant de l’amour d’un homme – empruntant une lettre aux Communiants de Bergman –, à celui du Christ, son Grand Amant incarné, entièrement nu, la peau dorée comme le Veau d’or. Ou plutôt en lui ou en Dieu comme un
symbole, s’abîmant jusqu’au sublime avec pour appuis les paroles de Saint-Paul, professant l’amour comme arme absolue, qu’elle détourne à l’envi.
Transcendance du sentiment
Avant de s’emballer telle une dévote profane en transe dans un flot de paroles habitées qui forment une longue confession livrée comme autant de gifles les yeux dans les yeux avec le public, Angélica ouvrait sa pièce en tenue blanche de communiante. Une immense reproduction de la Vénus d’Urbino, chefd’œuvre du Titien conservé à la Galerie des Offices de Florence, orne le fond de scène. Elle, comme souvent, s’allume une cigarette alors que retentit, en suédois, le monologue bergmanien. Toute de rouge vêtue, elle contemple la fumée montant au ciel qui envahit l’espace tel un nuage d’Hokusai, venant cacher le corps s’abandonnant de la Vénus. La volupté et la séduction ici incarnées n’auront pas d’écho dans ce qui se joue ensuite. Ni dans sa rencontre avec le Christ où la nudité n’est que dénuement, ni dans son recours à des figurantes dont elle choisit, dans chaque ville, les corps pour leur diversité, imposant un crâne rasé de près et une absence totale de vêtements comme universalité du sentiment d’êtres embrassant des symboles du martyr sur une cantate de Bach (BWV 4, Christ lag in Todesbanden – Le Christ gisait dans les liens de la mort). Restent quelques fulgurances, un corps chassant ce qui le tourmente en virevoltes cathartiques étrangement difformes et l’excès du sentiment jusque dans sa beauté la plus innocente, qui nous fait reconnaître cette étrange Espagnole comme une âme sœur, simple et véritable : « Comment supporterions-nous la douleur sans une douleur encore plus grande : l’amour. Nous sommes dévorés par tout ce que nous ne pouvons cesser de regarder : les nouveau-nés, les monstres, les amants et les morts. Et c’est grâce à cela que nous construisons l’idée d’éternité. »
MUSIQUE
pop thermale Grâce à sa pop à l’anglo-saxonne finement ciselée et chantée dans la langue de Dominique A, Baden Baden caresse nos tympans. Entretien avec le trio qui cherche à « créer des connivences » avant sa tournée dans l’Est.
Par Emmanuel Dosda Photo de Pierre Wetzel
À Strasbourg, à La Laiterie, mercredi 18 novembre 03 88 237 237 www.artefact.org À Metz, aux Trinitaires, mardi 1er décembre 03 87 20 03 03 www.trinitaires-bam.fr À Paris, à La Cigale, mercredi 2 décembre 01 43 79 23 28 www.lacigale.fr À Audincourt, au Moloco, vendredi 11 décembre 03 81 30 78 30 www.lemoloco.com
Mille Éclairs, édité par Naïve www.naive.fr www.badenbaden.fr
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Sur votre page Facebook, vous avez posté une photo de 2008 montrant une nappe en papier griffonnée datant du brainstorming qui vous a conduit à opter pour votre nom. Pourquoi avoir choisi Baden Baden et pas Frigo, Chantilly ou Freiburg ? Ça n’est jamais évident de mettre un nom sur un projet artistique… On a couché tout ça sur le papier, même les plus mauvaises idées, qui n’avaient aucun rapport avec notre musique. Baden Baden sonne bien et nous voulions un nom de ville car les cités évoquent beaucoup de choses. Nous n’y sommes jamais allés, mais nous l’imaginons un peu froide, figée dans le temps, mélancolique… comme notre musique. Baden Baden est une ville thermale et il y a beaucoup d’eau chez vous : dans vos morceaux, vidéos ou photos, comme celle de votre pochette, avec des rameurs faisant de l’aviron. Votre dernier album a d’ailleurs été en partie écrit au bord de la mer… C’est vrai que certains textes, écrits à proximité de l’eau, y font référence. Mais bien souvent, les choses s’imposent à nous. Le cliché, nostalgique, sans âge, de notre pochette vient d’une série de Carl Von Arbin qui avait réalisé un clip pour nous… se passant sur un bateau. L’eau est un élément qui se marie naturellement à notre univers. Comment a réagi Dominique A à votre reprise de son Courage des oiseaux ? Nous ne le connaissons pas personnellement, mais il en a dit du bien je crois. L’exercice de la reprise est souvent imposé par les radios
qui nous demandent de proposer la relecture d’un morceau connu. Heureusement, Dominique A bénéficie d’une aura importante depuis quelques années. Il y a cinq ans, nous n’aurions peut-être pas pu le reprendre… C’est le minimalisme de ce morceau qui vous séduit ? À la base, il est très minimaliste – une boîte à rythme et un petit clavier – mais c’est la version live qui nous plaît le plus, avec des cycles de notes de guitare très répétitives. Chez nous, Le Courage des oiseaux est encore différent : il y a de la guitare et de l’électronique. Un morceau comme ça, avec une jolie mélodie de voix et des accords simples, peut se mettre à toutes les sauces. C’est la force d’une bonne chanson que de pouvoir se jouer de différentes façons. Avec cette reprise une filiation se dessine… Pour nous, c’est un classique de la chanson française, mais nous n’affirmons pas être dans la lignée de Dominique A, qui a sa carrière, sa manière propre de faire de la musique. Nous avons également repris Bashung ou Souchon. « Je regarde le monde, mais le monde ne me voit pas », dites-vous dans L’Échappée. Vous étiez en retrait durant l’écriture de votre dernier long format ? Oui, car nous revenions d’une période de promo et de concerts pour notre premier album. Le cycle médiatique est très rapide. Après la tournée, on s’est retrouvés dans une phase calme durant laquelle nous avons composé, mais pour un résultat très inégal.
Nous sommes alors entrés dans une seconde année plus productive. Nous étions en effet en retrait… et à nouveau très excités par notre musique. Il faut surtout ressentir l’envie de sortir un disque : c’est nécessaire de ne pas faire les choses de manière mécanique, et donc de prendre du recul. Comment fonctionne votre trio ? Chacun a besoin de prendre ses distances par rapport aux autres ? C’est vrai que nous avons un process de création particulier, assez égoïste, vu que nous travaillons chacun dans notre coin avant d’échanger, de mettre en commun et de composer. Mélodies accrocheuses, arrangements léchés, voix claire… Vous désirez toucher à une certaine élégance pop ? Nos chansons sont “construites”, équilibrées,
mélodiques, tout en restant assez simples. Elles ne sont pas très compliquées car nous aimons l’immédiateté dans la musique. À certains moments, vous “plongez dans le bruit”, notamment avec les envolées de guitare d’À tes côtés… Notre musique, souvent calme et parfois plus exaltée, qui “racle”, traduit une grande gamme de sentiments. Nous aimons les contrastes, la musique épurée qui devient plus violente, les moments de plénitude couplés à des phases énervées. C’est une palette d’émotions, de couleurs… Les morceaux de Mille Éclairs restent cependant dans un camaïeu de grisbleus… Gris-bleus, oui… même si sur scène, notamment dans les moments post-rock, on ajoute des touches de rouge.
L’eau est un élément qui se marie naturellement à notre univers.
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banco ! 20/20 pour la prog’ de la vingtième édition du festival messin Musiques Volantes avec des pointures de l’underground comme Mykki Blanco, rappeur queer enragé, ou, aux antipodes, Ropoporose et sa pop fraîche. Par Emmanuel Dosda
À Metz, aux Trinitaires et au Centre Pompidou-Metz, du 4 au 10 novembre À Paris, soirées satellites (Soft Moon à La Machine du Moulin Rouge, Chocolat au Point Éphémère…) 03 87 37 19 78 www.musiques-volantes.org
Lire interview dans Poly n°181 ou sur www.poly.fr
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2 Également en concert (avec Laetitia Shériff), vendredi 13 novembre au Moulin de Brainans (39) www.moulindebrainans.com
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irées alcoolisées sur fond de musique bruitiste, scènes de violence dans une nuit noire déchirée par la lumière blanche de phares de bagnole, deal de dope et courses-poursuites, postures ultra viriles ou hyper lascives… L’esthétique anxiogène de Mykki Blanco (13/11 aux Trinitaires) interpelle, nous projetant dans un univers sombre, à la frontière d’une vidéo de hip-hop et son lot de clichés, de Come To Daddy d’Aphex Twin clippé par Chris Cunningham ou The Blair Witch Project, version trash bling-bling. De grosses cylindrées, de jolies pépées, des chaînes en or qui brillent… et son rappeur portant du rouge à lèvre, une perruque et des talons hauts. Entre performer et chercheur (il écrit sur la communauté gay), artiste et activiste, Mykki Blanco n’a pas choisi. L’ange mutant afro-américain brouille les pistes et impose ses punchlines dans un milieu macho avec un rap transgenre mêlant sonorités électroniques dark, cause LGBT et rimes qui claquent. Bitch sexy ou mâle dominant, Mykki endosse tous les rôles et ouvre les possibles… à l’image de la programmation de la vingtième édition d’une manifestation conviant le punk historique de Wire, les beats inspirés de
Prefuse 73, la grandiloquence bowiesque de Destroyer, le rock démoniaque de J.C. Satàn, la pop synthétique de Flavien Berger1, le r’n’b sexy et musclé de Bonnie Banane, l’electronica cinématographique d’Arandel ou même la chorégraphie d’un monde hostile par la danseuse Nadia Beugré (Quartiers Libres aux Trinitaires). À l’opposé de la noirceur de Mykki Blanco, il y a Ropoporose2 (04/11 aux Trinitaires), tout jeune duo qui en plus de savoir très bien se déhancher, a plein de copains toujours prêts à déboucher des bouteilles et faire la fête avec lui. Il faut dire que Pauline et Romain ont le sens du rythme et la science des mélodies accrocheuses. Naïveté à la Moldy Peaches, punch brut façon Matt & Kim, jeu guitaristique évoquant Electrelane, les frérots ont trouvé le pot aux roses… où se cache le secret d’un bon tube pop à la simplicité bancale. Durant le festival, les Tourangeaux feront voler les notes de leur premier album, Elephanta Love, qui fait voir des pachydermes couleur layette au rock qu’ils malmènent gentiment ou enrobent parfois d’une couche de coton. Ropoporose : on y danse ou on s’y love.
Mykki Blanco © Bruno Staub
Ropoporose © Hugo Bernatas
festival
LITTÉRATURE & ROCK
ne dormez jamais ! Le Strasbourgeois Frédéric Cisnal est retourné à Berlin afin de recueillir le témoignage des acteurs de la scène musicale underground des eighties. Ils sont rassemblés dans un passionnant ouvrage prenant la forme d’un recueil d’interviews. où l’accident n’est pas exclu, afin de « fuir un quotidien morne et de lui donner un sens », écrit-il en préambule d’un livre qui donne la parole aux héros de la période allant de 1977 à la chute du Mur, en 1989.
Par Emmanuel Dosda Photo d’Oliver Beul
Berlin avant la techno, du postpunk à la chute du mur, édité par Le Mot et le Reste (21 €) www.lemotetlereste.com
Présentation du livre / conférence de Frédéric Cisnal à La Kulture (9 rue des Bateliers) à Strasbourg, samedi 5 décembre www.lakulture.com
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e Berlin des 1980’s ? Une ville portant « encore les stigmates de la Seconde Guerre mondiale ». Dans son introduction, Frédéric Cisnal, décrit ainsi la « cité malade » : « Les hivers rigoureux, la pollution engendrée par l’industrie de la République démocratique allemande et le chauffage au lignite rendaient l’atmosphère suffocante. » L’auteur qui, né de père militaire, habita à Berlin-Ouest de 1974 (il a 4/5 ans) à 1990, n’idéalise pas cette époque. Il nous confie : « La vie était dure, c’était triste, très différent d’aujourd’hui. Berlin était une ville emmurée, sous perfusion, avec une jeunesse à l’abandon. » Dans ce sinistre contexte de Guerre froide, une scène artistique foisonnante s’est développée. De jeunes gens à la marge, fuyant le service militaire, se réunissaient dans des caves, squats, cinés alternatifs ou apparts communautaires pour inventer un nouveau langage, des concepts artistiques novateurs
Durant quatre ans, Frédéric mena une série d’entretiens dans des bars devant une bière, en backstage ou dans le hall d’un hôtel. Un fil conducteur s’est tissé, « une histoire se racontait ». Berlin avant la techno se compose ainsi d’une succession d’interventions : Edgar Domin de Mekanïk Destrüktïw Komandöh, Jochen Arbeit de Sprung aus den Wolken ou Die Haut, Kiddy Citny, peintre du Mur et membre (entre autres) de O.U.T. (qui accompagna Nina Hagen), Wolfgang Müller de Die Tödliche Doris… La figure tutélaire : Einstürzende Neubauten. La statue du commandeur : Blixa Bargeld, leader d’un groupe cherchant à briser les conventions, jour et nuit, en s’interdisant de dormir pour créer, aidé par les effets de substances. « Qui dort perd » est la devise. Ces « dilettantes géniaux » voulaient faire quelque chose par eux-mêmes pour se sentir en vie, témoignent les protagonistes. « Faire du bruit et tout lâcher », avec les moyens du bord et en ouvrant la voie à bien des formations. Composer à l’aide d’un magnétophone à bande, d’un séquenceur bricolé, d’appareils électroniques home made, d’un clavier Casio, d’une plaque de métal ou d’un morceau de tôle dégottée sur un chantier. Andrew Unruh, batteur de Neubauten, raconte : « J’ai utilisé une meuleuse électrique et un marteau piqueur, avec lequel je perçais les murs. […] Pour moi, c’était l’expression de la peur, de la brutalité, du massacre. » Blixa Bargeld enfonce le clou : « Un marteau est un meilleur instrument qu’une guitare. […] Un instrument de musique est issu d’une longue tradition et d’une longue histoire. On allait peut-être aussi contre cette histoire et cette tradition. »
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passages Entre jazz et musiques improvisées, Jazzdor fête son trentième anniversaire, poursuivant l’exploration d’une esthétique exigeante qui a fait l’histoire et la renommée du festival. Très marqués, les choix de Philippe Ochem permettent l’émergence d’artistes aventureux.
Par Florent Servia
Dans différents lieux à Strasbourg, mais aussi à IllkirchGraffenstaden, Offenbourg, Wissembourg, Lingolsheim, Schiltigheim, Bischwiller, Bischheim, Erstein, Sélestat et Mulhouse, du 6 au 20 novembre 03 88 36 30 48 www.jazzdor.com
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epuis 1986, Jazzdor défend une programmation à la pointe du jazz actuel. Philippe Ochem, directeur d’une des rares Smac1 françaises dédiée au genre, programmateur du festival qu’elle organise et nouveau président de l’AJC Jazzé Croisé2 est le premier à dire qu’il faut « faire entendre autre chose et présenter des projets que l’on a peu l’occasion de voir sur scène ». Une devise rare chez les mastodontes hexagonaux qui surfent sur des tendances plus commerciales et easy listening. Du côté de Jazzdor, on privilégie, au long d’une saison qui se déploie toute l’année, les vagues qui persistent après le passage du paquebot de novembre, deux semaines de concerts où sont interrogés « tous
les compartiments de jeu de cette musique » et où la découverte est un credo. Mais qu’estce que le jazz ? Est bien téméraire celui qui peut le définir en 2015, alors qu’y évolue le spectre le plus large de la création musicale actuelle.
Ouvertures
Les jazzmen abordent tous les rivages, même le baroque où l’on retrouve parmi les premières traces d’improvisation dans la pratique musicale. Ils font tomber les barrières. Et c’est justement ce qui intéresse Philippe Ochem qui cherche à « trouver des échos ou des points de passage » en invitant, par exemple, un quartet qui revisite les mélo-
JAZZ
dies de Pergolese, compositeur italien du XVIIIe siècle (10/11, Pôle Sud, Strasbourg). La programmation peut surprendre. Elle est pourtant un relais central de cette scène de musiques improvisées qui irrigue le jazz européen de ses turbulences. À l’image de Louis Sclavis, clarinettiste perturbateur en chef et fidèle serviteur du festival depuis trente ans, qui inaugurera son Jazzdor Ensemble (07/11, Cité de la Musique et de la Danse, Strasbourg) ou du pianiste allemand Hans Lüdemann et son T.E.E Ensemble, création franco-allemande qui réunit de jeunes improvisateurs de premier ordre (14/11, Reithalle, Offenbourg). Et le programmateur d’insister sur ce point : les musiciens invités sont encore jeunes. Le festival a foi en leur avenir et donc en ceux qui en seront les représentants. Il accueille ainsi Auditive Connection3 (15/11, CEAAC, Strasbourg), Donkey Monkey (10/11, CEAAC) et Petite Vengeance (en septembre dernier, dans la cadre de la saison), les trois lauréats 2015 du programme Jazz Migration, défenseur des formes novatrices. Ses lauréats bénéficient d’une large tournée à travers les festivals membres du réseau AJC. Et comme toute nouvelle esthétique n’existe pas ex nihilo, les projets où le clin d’œil à la tradition est ostensible ne sont pas enterrés au cimetière des oubliés : Jason Moran rappelle que le jazz était une musique sur laquelle on dansait avec son Fats Waller Dance Party (06/11, Cité de la Musique et de la Danse) quand le légendaire Archie Shepp (07/11, La Filature, Mulhouse) met du blues dans son jazz.
Rencontres
Jazzdor, terre de projets, de rencontres et d’amitiés : nombreux sont les instrumentistes qui y reviennent célébrer leur amour de la musique. Le saxophoniste trentenaire Émile Parisien et le clarinettiste presque octogénaire Michel Portal, amis et camarades de jeu d’un jazz intergénérationnel, y soufflent comme à la maison depuis quelques années. Avec eux sur scène pour cette trentième édition, une autre figure de proue du jazz hexagonal actuel, l’accordéoniste Vincent Peirani, clôt ce trio de virtuoses (12/11, L’Illiade, IllkirchGraffenstaden). Ensemble, Peirani et Parisien font des merveilles depuis deux ans. Non loin d’eux, Michael Wollny creuse son trou sur la scène française. Après avoir enregistré sur le somptueux Thrill Box de Peirani il y a deux ans, le pianiste allemand croisera la route de la paire française du moment sur les pavés d’or du festival où il présentera son trio allemand (08/11, Cité de la Musique et de la danse). Les trois ont signé sur le label allemand ACT et bénéficient du travail de compagnonnage défendu par Philippe Ochem. Strasbourg est idéalement placé pour accueillir des initiatives transfrontalières qui fleurissent à durant le festival et en dehors, entre la scène Jazzpassage qui s’attèle à rassembler des musiciens de différentes nationalités depuis dix ans, et le festival Jazzdor Berlin (dont ce sera la dixième édition, 31/05 - 03/06, Kessel Haus) qui participe à cette quête générale d’émergence pour les artistes.
Légendes des photos 1. Jason Moran © Clay Patrick Mcbride 2. Peirani & Parisien © ACT Grosse Geldermann 3. Donkey Monkey © Pauline Rühl Saur
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Scène de Musique actuelle
Association qui regroupe une trentaine de festivals de jazz contemporain et de musiques improvisées www.ajc-jazz.eu 2
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Voir Poly n°137 ou sur www.poly.fr
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festival
lux æterna Pour sa septième édition, le festival franco-allemand Je t’aime… Ich auch nicht plonge dans la nuit du IIIe Reich. Avec pour thématique “Entartete Musik, musique dégénérée”, des compositeurs comme Ullmann, Haas, Krása ou Schulhoff sont remis en pleine lumière. Par Hervé Lévy Photo de Jean-Louis Fernandez (Quatuor Béla)
À Metz, à L’Arsenal, du 10 au 15 novembre 03 87 74 16 16 www.jetaimeichauchnicht.com www.orchestrenationallorraine.fr
Ensemble et festival pionnier fondés par Amaury du Closel, voir Poly n°181 et sur www.poly.fr www.voixetouffees.org
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2 Situé à une soixantaine de kilomètres de Prague, il s’agissait d’une vitrine, un “camp modèle” visant à mystifier la communauté internationale, où s’épanouissait une vie artistique intense.
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etit à petit, les Voix étouffées1 par le nazisme renaissent au monde. Dès 1933, une musique officielle est imposée par la force. Les compositeurs germaniques, Wagner et Bruckner en tête, ont droit de cité, tandis que les Juifs, “déviants” et autres modernes sont exclus d’une vie artistique aryanisée. Les partitions de Mahler ou de Mendelssohn disparaissent ainsi du répertoire des orchestres et des musiciens contemporains sont également interdits car jugés “dégénérés”, donc incompatibles avec la doxa nationale-socialiste. Voués au silence, leurs destinées sont multiples : ils fuient sous d’autres cieux, travaillant, comme Korngold, pour Hollywood, se murent dans le mutisme d’une “émigration intérieure” ou sont déportés dans des camps comme Terezín (ou Theresienstadt)2. Leur musique ressurgit aujourd’hui des limbes dans toute sa diversité : œuvres teintées de jazz, escapades futuristes, pages in-
fluencées par Schönberg… Le festival entraîne son public au cœur de cette fascinante terra incognita, de l’expressionnisme jubilatoire du Concerto pour piano de Viktor Ullmann (10/11 par Nathalia Romanenko et l’Orchestre national de Lorraine) aux couleurs vives du Quatuor à cordes n°1 de Hans Krása (13/11 par le Quatuor Béla) qui inspira ce jugement au célèbre musicologue Roland-Manuel : « Son univers magique est entièrement dominé par l’esprit de la poésie ironique, qui tourne parfois en ridicule son propre pouvoir de fascination. » Notre coup de cœur ? Un concert éminemment viennois de l’ONL (15/11) avec le Concerto pour violon “À la mémoire d’un ange” que Berg écrivit pour rendre hommage à Manon Gropius, disparue à 18 ans, comme un aller-retour entre les exubérantes lumières de la vie et l’obscurité de la mort. Également au programme de cette soirée, la Kammersymphonie de Zemlinsky ressemble à une réflexion sur les derniers feux d’un monde prêt à plonger dans les ténèbres.
musique classique
partitions en flûte majeure Pour les deux premiers concerts de sa résidence à l’Orchestre philharmonique de Strasbourg, le flûtiste Emmanuel Pahud nous fait découvrir des œuvres de Bechara El-Khoury et Joseph Joachim Raff. Rencontre.
Par Hervé Lévy Photo de Josef Fischnaller
À Strasbourg, au Palais de la Musique et des Congrès, jeudi 26 et vendredi 27 novembre, puis à la Cité de la Musique et de la Danse, dimanche 29 novembre 03 69 06 37 06 www.philharmonique. strasbourg.eu www.emmanuelpahud.net
Le dernier album paru d’Emmanuel Pahud regroupe des concertos pour flûte de Gluck, Pleyel, Devienne et Gianella du temps de la Révolution française www.warnerclassics.com
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Vous menez une carrière de soliste et de chambriste, tout en occupant le poste de première flûte des Berliner Philharmoniker : comment concilier les deux ? À Berlin, nous sommes deux solistes : je n’assure donc que la moitié des concerts à La Philharmonie et quelques tournées, soit environ 70 concerts annuellement… J’ai encore six mois pour enseigner, enregistrer et me produire 70 à 80 fois par saison. Dans le premier concert de votre résidence (26 & 27/11), vous interprétez Faraway colours composé pour vous par Bechara El-Khoury. Comment décrire sa musique ? Il écrit des pages très virtuoses dans un style permettant au public d’accrocher immédiatement. Ses partitions sont très accessibles, pleines d’émotions et de couleurs : elles se situent à la croisée des chemins entre Orient et Occident. Bechara El-Khoury utilise un langage sonore éminemment français pour évoquer la lumière incroyable et la douceur
de vivre – mais aussi la dureté – de son pays natal, le Liban. Dans un programme chambriste (29/11), vous jouerez avec plusieurs musiciens de l’OPS… Je suis très heureux de donner avec la première flûte de l’Orchestre Sandrine François, un des Trio de Londres de Haydn. Il s’agit d’œuvres très virtuoses, où les deux flûtes se répondent en permanence et, parfois, s’envolent ensemble aux côtés du violoncelle. Qu’avez-vous programmé avec cette “miniature” ? Deux pièces imposantes à l’ampleur quasi symphonique de la fin du XIXe siècle. À côté de la Petite symphonie pour instruments à vent de Gounod, partition pleine de lyrisme où l’on retrouve l’esprit d’opéras comme Mireille, le public découvrira un compositeur oublié, Joseph Joachim Raff – qui fut secrétaire et copiste de Liszt – dont la musique rappelle irrésistiblement le romantisme de Mendelssohn.
les yeux bleus piano noir Regard de glace et jeu incandescent : la pianiste star Hélène Grimaud est de retour pour des concerts où elle a choisi de rassembler des hits signés Bach et Mozart.
Par Hervé Lévy Photo de Mat Hennek.
À Baden-Baden, au Festspielhaus, samedi 28 novembre +49 (0)72 21 3013 101 www.festspielhaus.de À Paris, à La Philharmonie, lundi 30 novembre 01 44 84 44 84 www.philharmoniedeparis.fr À Bâle, au Stadtcasino, lundi 11 janvier +41(0)61 206 99 96 www.kammerorchesterbasel.ch 03 89 62 21 82 www.les-dominicains.com www.helenegrimaud.com
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élène Grimaud est un phénomène. Pianiste capable de remplir les salles du monde entier sur son seul nom, elle a su transcender les frontières de la musique classique, puisqu’on la connaît aujourd’hui autant pour ses prouesses au clavier que pour ses livres ou sa passion pour les loups. Elle a en effet fondé, le Wolf Conservation Center en 1999 et continue de militer avec ardeur pour la défense du canidé. Mais derrière le regard translucide de la vedette régulièrement invitée sur les plateaux télé – de Michel Drucker à Thierry Ardisson – se dissimule une virtuose refusant toute concession, pour qui la musique est absolue transcendance : « La mort, nul ne l’ignore, est au cœur de la vie. Il n’y a que l’amour pour permettre à la conscience de s’en emparer et, après en avoir souffert, de s’en délivrer. Chacun à sa manière, Chopin et Rachmaninov ont médité ce mystère sans fond que la musique transfigure », a-t-elle écrit, il y a quelques années.Dans son nouveau programme, elle a rassemblé deux “tubes”, des bijoux déli-
cats (interprétés avec le Kammerorchester des Symphonieorchesters des Bayerischen Rundfunks à Paris et Baden-Baden et avec le Kammerorchester Basel à Bâle). Le premier, le Concerto n°1 de Bach, entraîne l’auditeur dans des atmosphères changeantes, passant d’ombres terrifiantes à une lumière presque aveuglante : la pianiste excelle à exprimer ces successions de climats, de l’altière lenteur à la véhémence débridée, se jouant également des clairs-obscurs avec une grande élégance. Suivra le Concerto n°20 de Mozart qui fit dire à Haydn au père de son auteur : « Votre fils est le plus grand compositeur que je connaisse. » Profondément tragique et passionnée, l’œuvre annonce, dans certains passages impétueux et noirs, le romantisme qui suivra et entre en résonance avec les pages les plus dramatiques de Mozart, Don Giovanni en tête. Un terrain de jeu idéal pour Hélène Grimaud qui nous emporte dans des zones sonores mouvantes où d’épaisses brumes sont parfois subitement dissipées par un violent rayon de soleil.
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MUSIQUE CLASSIQUE
voyage d’automne En cinq concerts sur instruments d’époque, les Schubertiades de l’Opéra de Dijon proposent une promenade en terre romantique, entre extases symphoniques, joyaux chambristes et délicatesses vocales. Par Hervé Lévy Photo de Gilles Abegg / Opéra de Dijon (Anima Eterna Brugge)
À Dijon, à l’Auditorium, du 5 au 19 novembre 03 80 48 82 82 www.opera-dijon.fr
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Voir Poly n°176 ou sur www.poly.fr
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éjà du temps du vivant du compositeur (1797-1828), une Schubertiade désignait un ensemble de représentations de ses pièces, parfois dans des espaces privés. Au XXe siècle, le terme en est venu à décrire une manifestation consacrée à Schubert. S’ils sont nombreux dans l’aire germanique (au cœur du Vorarlberg autrichien, près de Karlsruhe, à Ettlingen, etc.), de tels événements sont plutôt rares en France… Dijon nous en offre un qui débute par les deux Trios pour piano et cordes (05/11) interprétés par un ensemble de choc formé de spécialistes de ce répertoire, le violoniste David Grimal (en résidence à Dijon avec son ensemble Les Dissonances qui fête ses dix ans), la violoncelliste Anne Gastinel* et le pianiste Philippe Cassard. Écrites peu avant la mort d’un compositeur qui se sait condamné, ces partitions sont représentatives de l’énergie titanesque qu’il déploie alors, la première baignant paradoxalement dans un climat heureux, comme si la musique était devenue l’ultime catharsis de ses échecs successifs – professionnels et sentimentaux –, tandis qu’une ombre douloureuse flotte sans cesse sur la seconde. De la même
période date sa monumentale Symphonie n°9 “La Grande” qui sera interprétée par Anima Eterna Brugge et Jos van Immerseel (14/11). Dans un programme tout en contrastes, elle voisine avec la Symphonie n°2, œuvre de jeunesse lumineuse. Un autre concert symphonique (avec le SWR Sinfonieorchester Baden-Baden und Freiburg, 19/11) rassemble deux quatrièmes symphonies, dont la célèbre “tragique”, un qualificatif peu adapté à la substance de cette pièce, une des plus gaies de son auteur, qui renvoie plutôt à la situation personnelle de Schubert, alors en pleine dépression. En parallèle, on entendra la Symphonie n°4 de Mahler, partition intimiste et gracieuse qui hésite entre insouciance sereine et ironie mordante, fort éloignée des grandes arches sonores pour lesquelles le compositeur est fameux. Autre temps forts, deux concerts où alternent pages chambristes et Lieder, le premier autour de La Truite (13/11) et le second avec la Fantaisie pour piano à quatre mains comme pivot (14/11). Au final l’on obtient un passionnant portrait polyphonique en cinq parties.
Boterosutra 89, 2013, collection de l’artiste © François Fernandez
voluptueux volumes Toiles, dessins et sculptures : le Musée Würth d’Erstein rend hommage à Fernando Botero (né en 1932) avec une exposition où est présentée l’intégralité de sa dernière série Boterosutra à côté d’une cinquantaine de peintures représentatives de sa trajectoire artistique.
Par Hervé Lévy Photo de Benoît Linder pour Poly
À Erstein, au Musée Würth, jusqu’au 15 mai 03 88 64 74 84 www.musee-wurth.fr
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econnaissables au premier regard, les œuvres de Botero représentent des sujets où les volumes sont outrageusement épaissis, femmes ultra-voluptueuses, toreros obèses ou fruits et légumes boostés aux OGM. L’artiste colombien, sans doute lassé qu’on lui pose sempiternellement la même question – « Pourquoi des gros ? » – préfère déminer le terrain de suite. « J’ai commencé intuitivement à faire des aquarelles très “volumétriques” en 1947-48. Elles
me permettaient en quelque sorte de m’inscrire dans la tradition initiée par Giotto qui a véritablement créé le volume », s’amuse-t-il. « L’Art est exagération. Van Gogh exagérait. Picasso exagérait. Mes corps exagèrent. C’est un moyen de donner une puissante sensualité au tableau, tout en lui conférant un impact direct. »
Abondance somptueuse
En regardant ces toiles où le Christ est en
EXPOSITION
surpoids1 et où une Europe bouffie chevauche un Zeus-Taureau plein de bourrelets, impossible de ne pas penser à la valeur tactile de l’art définie par Bernard Berenson (18651959) qui apparaît « dans la représentation des objets solides lorsque ceux-ci ne sont pas simplement imités, mais présentés de façon à stimuler l’imagination ; celle-ci est amenée à sentir le volume de ces objets, à en apprécier le poids, à mesurer la distance qui les sépare de nous, elle nous pousse à nous mettre en étroit contact avec eux, à les saisir, à les étreindre, à tourner autour d’eux. » On ne saurait mieux décrire le sentiment qui étreint le visiteur dans une galerie XXXXL de personnages potelés, picadors, prostituées, militaires ou circassiens. Cette Abondance somptueuse2 se déploie sans discontinuer depuis les années 1950. Alors installé à New York, l’artiste peint sa toile fondatrice, Nature morte à la Mandoline (1957) : « À l’époque régnait la dictature de l’expressionnisme abstrait. Même Picasso était éclipsé. Les prophètes se nommaient Jackson Pollock et Willem de Kooning. J’arrivais de Florence, où j’avais été observer l’art italien du Quattrocento. Mes tableaux allaient à contre-courant. »
Imperturbabilité pré-romantique
À travers les séries successives de Botero, se découvrent ses multiples influences, de la peinture populaire naïve d’Amérique latine aux grands maîtres du passé auxquels il rend hommage en réalisant de séduisants pastiches boursouflés (d’après Velasquez, Goya, etc.) comme s’il cannibalisait l’Histoire de l’Art. Mais au fil des siècles « ça s’est toujours passé ainsi, non ? Rubens a copié Titien. Van Gogh a copié Delacroix et Picasso a copié toute le monde », rigole-t-il. Ses personnages demeurent cependant impassibles : même lorsque l’artiste s’attaque aux atrocités de la prison d’Abu Ghraib3, ils ne semblent pas exprimer de sentiment, comme si victimes et bourreaux étaient absents à eux-mêmes et au monde. Cette « imperturbabilité préromantique » – pour reprendre l’expression de Mario Varga Llosa – est sans doute liée à l’effet produit sur le jeune Botero par l’art égyptien découvert à Paris, à 19 ans : « J’étais impressionné par ces scènes et ces visages statiques. Ensuite j’ai été fasciné par Piero della Francesca. » Nimbés d’une puissante sensualité, les créatures de l'artiste entraînent le visiteur dans un espace-temps onirique, apaisé et lointain. Le glissement vers l’érotisme était prévisible : c’est ce qui s’est passé avec sa
récente série intitulée Boterosutra (trois statuettes, six toiles et plus de 70 dessins) « née du hasard » ou plutôt d’une « sculpture de femme couchée dont la composition n’était pas satisfaisante. J’ai mis un homme dessus et les choses sont devenues intéressantes. » Les corps s’emboîtent dans tous les sens (les attitudes des différents protagonistes évoquant parfois curieusement Ingres, Renoir ou Degas), mais les choses restent finalement assez sages, voire prudes, puisque jamais on n’aperçoit un vit turgescent. Il émane de ces couples un mélange de mélancolie – renvoyant à la tristesse post-coïtum – et de profonde tendresse : le Boterosutra est l’œuvre d’un amoureux lucide (tendance romantique désabusé), pas d’un libertin.
Une de ses plus récentes expositions Via Crucis (Palerme) est un fascinant chemin de croix. On en découvre la substance en ligne www.boteroapalermo.it
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2 Titre d’un essai de Mario Vargas Llosa traduit en français et allemand à l’occasion de l’exposition (13 €) 3 Série de 2005 offerte par le peintre à l’Université de Berkeley www.berkeley.edu
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ART CONTEMPORAIN
st-art et paillettes ST-ART fête ses vingt ans et innove, notamment en conviant la Maison européenne de la Photographie à Paris qui présente une sélection de portraits glamours signés Bettina Rheims.
Par Emmanuel Dosda Photo de Bettina Rheims, Close up of Karolina Kurkova, décembre 2001, Paris
À Strasbourg, au Parc des Expositions, du 27 au 30 novembre 03 88 37 21 46 – www.st-art.fr www.bettinarheims.com Vernissage jeudi 26 novembre, sur invitation
Président du Directoire de Strasbourg Evénements
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Du 27 janvier au 27 mars
Qui présentera également le travail de trois vidéastes : Zhenchen Liu, Clorinde Durand et Béatrice Pediconi www.mep-fr.org 3
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our fêter sa vingtième édition, la foire d’art contemporain strasbourgeoise change de dynamique avec une nouvelle équipe de direction présidée par JeanEudes Rabut1. Ce dernier désire « institutionnaliser » l’événement et lui offrir une visibilité digne de la capitale européenne. Restructuration par secteurs pour une lisibilité aisée des espaces, meilleure qualité des services (bureau d’informations, conciergerie…), création d’un pôle photo d’une dizaine de stands, invitation lancée à une personnalité pour porter un regard sur la manifestation (cette année, le critique Michel Nuridsany, auteur d’ouvrages sur Buren, Basquiat ou Le Caravage, se charge de la préface du catalogue)… Dorénavant, chaque édition mettra en exergue une importante institution culturelle : en 2015, ST-ART convie la prestigieuse Maison Européenne de la Photographie qui a, depuis sa création à la fin des années 1990, rendu hommage au travail de Robert Frank,
Raymond Depardon, Johan van der Keuken, Irving Penn ou Bettina Rheims (avec Serge Bramly, en 2000, pour la série pas très catholique I.N.R.I qui fit couler beaucoup d’encre). Les images de la responsable du portrait élyséen du Président Chirac (1995) retrouveront les cimaises de la MEP dès janvier2, mais les visiteurs de la foire d’Art contemporain pourront découvrir, sur les 100 m2 impartis à la MEP3, un avant-goût de l’exposition grâce à une sélection d’images de la célèbre photographe qui place la figure féminine au centre de son travail : sur la couverture de l’ouvrage I.N.R.I, c’est une femme qui se trouve crucifiée, prenant la place – sacrilège ! – du Christ. Qu’elle braque son objectif sur des icônes (Kate Moss, Charlotte Rampling, Catherine Deneuve, Asia Argento…) ou de simples anonymes, Bettina Rheims exalte ses sujets et les glamourise, n’hésitant pas à saturer les couleurs et à déshabiller ses modèles qui ne lui refusent rien.
ART CONTEMPORAIN
en quête de sens La seconde édition de STR’OFF met Nos sens, dessus, dessous avec une manifestation qui cherche à désacraliser l’Art contemporain grâce à des propositions hétéroclites et interactives. Par Emmanuel Dosda Visuel de Vera Icona 7 par 1 011
À Strasbourg, au Parc des expositions (Pavillon K), samedi 28 et dimanche 29 novembre 06 07 27 43 21 www.europartvision.eu Vernissage vendredi 27 novembre (sur invitation)
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TR’OFF s’inscrit en complément de ST-ART, non pas en réaction à la grand messe strasbourgeoise de l’Art contemporain. « Dans toutes les villes importantes – Paris, Karlsruhe ou Bâle –, il y a un Off aux foires, un pendant moins institutionnel, plus fun. Nous voulions que Strasbourg ait le sien et qu’il ouvre la culture à un large public. Idéalement, nous aimerions pouvoir créer un véritable parcours en plusieurs étapes dans la cité. » Viviane Réziciner, présidente de l’association organisatrice EuropARTvision, rêve d’attirer tous ceux qui n’osent pas pousser la porte des galeries, grâce à une manifestation qui décloisonne les disciplines artistiques, un événement qui se veut ludique mais sélectif. Avec un jury composé de Marie-Anne Iacono (chargée de programmes pour Arte), Joëlle Pijaudier-Cabot (directrice des Musées de Strasbourg) ou Frédéric Croizer (de la galerie strasbourgeoise Radial), STR’OFF a retenu une quarantaine de dossiers, des œuvres interpellant tous les sens pour répondre à la thématique de l’exposition. Dans le domaine de l’Art contemporain, il est question de la vue, bien sûr, voire du toucher et de l’ouïe, mais peu de l’odorat et encore moins du goût. Pourtant, selon Viviane Réziciner, « on peut imaginer de nombreuses rencontres », comme Hervé Perdriel, artiste ayant réalisé l’identité visuelle d’un Champagne inventé
expressément avec la maison Waris-Larmandier. Cette deuxième STR’OFF (second volet d’une trilogie autour du même thème) convie également Jean-Paul Boyer créateur de sculptures modulables que le public peut toucher. « En bougeant un élément, toute la structure se transforme. » Autre installation participative, celle de la plasticienne Wonderbabette qui propose une sphère géante où l’on pénètre pour une expérience “sens”uelle parmi des corps de tissus, une œuvre multimédia mêlant arts plastiques, musique et vidéo. Le duo composé de Vincent Muller (photographe, notamment pour Poly) et Maxime Dreyfus (designer et artiste visuel) a créé une Balançoire avec vue sur laquelle le public est invité à s’asseoir pour entrer en interaction avec le décor environnant, dans un tourbillon d’images en mouvement et de sonorités virevoltantes. STR’OFF convoque les sens des grands comme des petits (avec cette année, une galerie dédiée au jeune public), crée des synergies et provoque des rencontres artistiques et humaines. Cette dimension « de partage » est particulièrement importante aux yeux de Viviane Réziciner qui cite André Malraux : « L’Art est le plus court chemin de l’homme à l’homme ».
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EXPOSITION
la vie et rien d’autre Musicien, théologien, médecin et philosophe : Albert Schweitzer (1875-1965) fut les quatre à la fois. Une exposition présentée à la BNU permet de mieux connaître la personnalité kaléidoscopique du Nobel de la Paix 1952.
Par Hervé Lévy Portait d’Albert Schweitzer par Diehl, 1958 © ACASG
À Strasbourg, à la Bibliothèque nationale et universitaire, jusqu’au 30 décembre 03 88 25 28 00 www.bnu.fr En marge de l’exposition Un colloque international avec pour thème “Albert Schweitzer et le respect de la vie” (12 & 13/11, BNU) Récitals d’orgue de Daniel Roth (20/11, Église Saint-Thomas, Strasbourg) et de Pascal Reber (22/11, Église catholique Saint-Étienne, Mulhouse) Soirées lecture avec des extraits de textes d’Albert Schweitzer (06 & 27/11, BNU)
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rganisée thématiquement et soustitrée Entre les lignes, l’exposition rend hommage à un humaniste du XXe siècle disparu il y a cinquante ans : elle permet de (re)découvrir l’œuvre protéiforme d’Albert Schweitzer dont les différentes branches se nourrissent mutuellement. Il est surtout connu pour son action de médecin popularisée au cinéma par un film – adapté d’une pièce de Cesbron – où le docteur est incarné par Pierre Fresnay. L’épopée de l’hôpital de brousse de Lambaréné tient ainsi une belle place dans les vitrines de la BNU. Y sont rassemblés du matériel médical alors utilisé en Afrique occidentale française (stéthoscope, speculum nasal, miroir laryngien, etc.), une pirogue marquée des initiales AS offerte par des patients reconnaissants ou encore l’émouvant premier registre de 1913. Sur les bords de l’Ogooué naissait alors l’action humanitaire (contre les maladies tropicales et la lèpre) telle qu’on peut la concevoir aujourd’hui. Le projet était partiellement financé par les recettes des récitals d’orgue donnés par Albert Schweitzer, instrumentiste virtuose et musicologue à qui nous devons un essai sur Bach qui fit date.
De nombreux documents en témoignent ainsi qu’un précieux piano-pédalier. Avant d’être diplômé en médecine, Albert Schweitzer avait cependant rédigé une thèse sur la philosophie de la religion chez Kant (1899) à Strasbourg. Profondément marqué par 14-18, il avait développé une théorie où la régénération de la civilisation passait par le respect de la vie – une vision qui sous-tend toute sa trajectoire – intensément irriguée par sa foi protestante, lui qui avait étudié et enseigné la théologie. On découvre l’ampleur de ses recherches – encore mal traduites en français – sur le “Jésus historique” ou la pensée de l’Apôtre Paul. Après 1945, il devient une personnalité connue dans le monde entier, utilisant sa célébrité pour promouvoir son action missionnaire et s’engageant dans plusieurs combats politiques, dont le plus célèbre fut de dénoncer le péril que fait courir la bombe atomique à l’humanité : des lettres de son neveu Jean-Paul Sartre, JFK, Albert Einstein ou encore Bertrand Russell témoignent de ce rayonnement mondial.
François-Rupert Carabin, Groupe de quatre femmes nues, entre 1895 et 1910, Paris © Musée d’Orsay, Dist. RMN-Grand Palais / Alexis Brandt
filles sans joie Sous l’intitulé très balzacien de Splendeurs et Misères, le Musée d’Orsay accueille une passionnante exposition sur les images de la prostitution de 1850 à 1910.
Par Hervé Lévy
À Paris, au Musée d’Orsay, jusqu’au 17 janvier 01 40 49 48 14 www.musee-orsay.fr
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ans la seconde moitié du XIXe siècle, entre le Second Empire et la Belle Époque, la prostitution devient un sujet artistique embrassant tous les médias (peinture, sculpture, photographie ou encore cinéma balbutiant) et transcendant les courants, du naturalisme à l’impressionnisme ou au symbolisme. « Il se trouve, en cette idée de la prostitution, un point d’intersection si complexe, luxure, amertume, néant des rapports humains, frénésie du muscle et sonnement d’or, qu’en y regardant au fond le vertige vient », écrit Gustave Flaubert. Tel est exactement le sentiment qui saisit le visiteur face à ces 280 et quelques œuvres. Élégance de la courtisane, demi-mondaine évoquant Nana se pavanant à l’opéra couverte de plumes, le regard masqué par un loup de velours noir chez Henri Gervex, fleur de pavé mélancolique et provocante peinte par Maurice de Vlaminck ou frénétiques catins dans un quelconque claque prises dans une ronde sans joie avec des matelots saisis par Félicien Rops : les artistes développent une nouvelle esthétique des corps. Ils trouvent des modèles dans tous les avatars des cocottes qui peu-
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plent la cité, des trottoirs crasseux aux lupanars les plus selects, en passant par tous les assommoirs possibles et imaginables. Vincent van Gogh (dans Au Café), Edgard Degas (avec L’Absinthe) ou Henri de Toulouse-Lautrec, qui partagea l’intimité des prostituées, leur donnent un visage pour l’éternité, captant la délicatesse et la douceur de scènes intimes que le client ne voit pas. Cette vision pleine de tendresse se retrouve dans la douceur d’un Noël au bordel d’Edvard Munch ou dans les photographies alanguies très 1900 de l’alsacien François-Rupert Carabin. Souvent néanmoins, c’est le sordide envers du décor qui est au centre du propos. Il en va ainsi de la violence d’une étreinte rendue par František Kupka (Gigolette et débardeur) ou dans un pastel terrible et glaçant d’Émile Bernard au titre évocateur, L’Heure de la viande : dans une atmosphère rougeâtre et blafarde, des corps encore verticaux, en route vers une étreinte – désespérée pour les uns, désespérante pour les autres – se rapprochent furtivement donnant sa ligne directrice très shakespearienne à l’exposition : « Horrible est le beau, beau est l’horrible. »
l’archipel de la terreur Retour sur l’abîme met l’Art à l’épreuve du génocide à Belfort et Montbéliard. Dans cette exposition collective proposant une plongée dans la Seconde Guerre mondiale sont notamment montrées les œuvres du mulhousien Joseph Steib (1898-1966). Par Hervé Lévy Photo du tableau La Dernière Scène, 1943, Coll. François Pétry, Strasbourg
À Belfort, au Musée des BeauxArts, au Musée de la Citadelle, à l’École d’Art Gérard Jacot et au Granit et à Montbéliard, au 19-Centre régional d’Art contemporain, jusqu’au 11 janvier 03 81 94 43 58 www.le19crac.com
Le Salon des Rêves paru à La Nuée Bleue / Place des Victoires (35 €) – www.nueebleue.com
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l est des peintres amateurs autodidactes qui dessinent le week-end, remplissant leurs obligations professionnelles la semaine : Joseph Steib fut de ceux-là. Employé à la santé fragile du Service des Eaux de la Ville de Mulhouse jusqu’au début des années 1940, rien ne le prédestinait, avec ses compositions classiques inspirées de MarieAugustin Zwiller, à être exposé à côté des plus grands en 2013 (dans L’Art en guerre) au Musée d’Art moderne de la Ville de Paris dirigé par Fabrice Hergott qui contribua largement à sa redécouverte. Entre 1939 et 1945, il réalise un acte de résistance pictural avec une série météorique créée dans la clandestinité de sa cuisine de Brunstatt. Elle rassemble 57 tableaux terrifiants regroupés sous le titre de Salon des rêves. Montrée une première fois en septembre 1945, elle tombe dans l’oubli avant d’être retrouvée grâce à l’obstination de François Pétry qui vient de lui consacrer une splendide monographie. Évoquant les ex-votos naïfs et l’art populaire, le Douanier Rousseau, Otto Dix et Georges Grosz, les œuvres de Steib sont d’une extrême violence. Hit-
ler est représenté en Antéchrist grimaçant entouré de ses sbires maléfiques, se retrouve pendu par des chaînes à un arbre que scient d’impavides bûcherons, est peint en créature surréaliste rappelant celles d’Arcimboldo, le visage composé d’un porc et d’animaux divers. Dans d'autres compositions, il est plongé dans les flammes de l’enfer ou apparaît, les yeux révulsés, tel le grand forestier malfaisant des Falaises de marbre d’Ernst Jünger, flottant dans les sombres frondaisons d’une forêt. On découvre aussi des huiles illustrant la vie quotidienne – comme l’ironique Nous sommes venus vous libérer dont la composition est clairement inspirée des Ménines de Vélasquez – ou la barbarie nazie : un tableau évoque une exécution par trois moyens combinés, le condamné étant brûlé, fusillé et pendu en même temps ! D’autres toiles exaltent l’optimisme de la paix attendue avec fébrilité et un patriotisme qui rappelle Hansi : une rivière bleu, blanc, rouge coule dans une Alsace apaisée, Mulhouse est en liesse, noyé sous des flots tricolores, une fête de la libération est construite sur le modèle de L’Entrée du Christ à Bruxelles de James Ensor…
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PHOTOGRAPHIE
nature morte En photographiant le déménagement des collections du Muséum Aquarium de Nancy, Arno Paul propose un étrange Inventaire rassemblant un poétique bestiaire.
Par Hervé Lévy
À Vandoeuvre-lès-Nancy, au Centre culturel André Malraux, du 2 novembre au 4 décembre 03 83 56 15 00 www.centremalraux.com www.arnopaul.net
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www.museumaquariumdenancy.eu
Également un livre avec des textes de Philippe Claudel édité par Light Motiv (36 €). Voir Poly n°180 ou sur www.poly.fr 2
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n pan important du travail du photographe nancéien Arno Paul est nimbé d’une puissante nostalgie, comme s’il tentait de capter les traces de mondes irrémédiablement voués à la disparition. C’est le cas lorsqu’il se penche sur un Quartier en perdition aux maisons à demi abandonnées, grignotées par une voisine usine qui a besoin de s’étendre, ou dans la série Caravanes. Il y shoote ces « symboles de liberté du monde d’autrefois » qui pourrissent aujourd’hui dans un coin de nature, pleins de mousses et de craquelures. Fasciné par le Muséum Aquarium de Nancy1 depuis l’enfance – avec « son univers mystérieux, ses bocaux, ses animaux empaillés, ses créatures monstrueuses, parfois » – il s’en sert comme cadre pour un cliché de la série Absence regroupant des personnes seules dans un décor normalement fréquenté par une foule : on y découvre une petite fille perdue au milieu de bestioles naturalisées. Lorsqu’il a appris que l’institution allait installer ses collections dans des espaces de stockage modernes, le projet Inventaire2
a rapidement pris forme pour évoquer de manière poétique ce déménagement réalisé entre mars 2014 et février 2015. Dans l’exposition, le visiteur rencontre d’étranges natures mortes, qui forment une « version sèche, immobile, muette, anesthésiée, discrète de l’Arche de Noé », pour Philippe Claudel. Un cerf est figé dans un brame éternel posé devant des rayonnages coulissants rouge brique, un agneau à deux têtes nous regarde avec douceur de ses quatre grands yeux, une harde de sangliers semble stoppée en pleine course, un immense crocodile se réchauffe sous une couverture, un ours s’ennuie ferme, posé, solitaire, sur une planche munie de roulettes… Les animaux apparaissent en transit entre hier et aujourd’hui, entre le musée du XIXe siècle, version cabinet de curiosités, et l’asepsie du XXIe, se demandant bien ce qu’ils font là. Rien de morbide néanmoins dans ces images : Arno Paul pose un regard empli de tendresse sur ce monde silencieux et pétrifié.
je te vois Le Consortium de Dijon rend hommage à Rémy Zaugg, artiste suisse disparu il y a dix ans, exposant ses œuvres qui jouent avec notre perception. Par Emmanuel Dosda Vue de l’exposition The Deer en 2011 au Consortium © André Morin
À Dijon, au Consortium, du 31 octobre au 24 janvier 03 80 68 45 55 www.leconsortium.fr À Siegen (Allemagne), au Museum für Gegenwartskunst, du 1er novembre au 6 mars +49 271 405770 www.mgk-siegen.de
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«E
t si, dès que je respire, le bleu du ciel s’effaçait blanchissait pâlissait se raréfiait jaunissait blêmissait s’évanouissait », écrit-il en majuscules blanches sur une toile bleue. Le centre d’art dijonnais (et, parallèlement, le Museum für Gegenwartskunst de Siegen) met en lumière l’œuvre de ce plasticien né en 1943 dans le Jura suisse et mort à Bâle en 2005. Zaugg fut, bien plus qu’un artiste. Essayiste, théoricien ou muséographe, il monta l’exposition consacrée à Alberto Giacometti au Musée d’Art moderne de la Ville de Paris en 1991 ou celle dédiée à Herzog & De Meuron au Centre-Pompidou en 1995. Très proche du duo star d’architectes qui réalisa son atelier (une sobre et lumineuse bâtisse de béton, largement ouverte sur l’extérieur) à Mulhouse en 1995, il collabora avec lui, notamment sur le Campus universitaire de Dijon que Zaugg supervisera, conduisant notamment à la réalisation de la résidence étudiante Antipodes (1992), ensemble de bâtisses simples et géométriques. Avec Herzog & De Meuron, Zaugg
partage le goût du minimalisme et de la rigueur. Dans une économie de moyens et une épure le rapprochant des artistes américains tels que Donald Judd, il cherche à instaurer un dialogue entre le spectateur et ses œuvres, qu’il glisse volontiers dans l’espace public (par exemple dans le complexe commercialo-culturel Fünf Höfe, au centre de Munich, 1998). Sur ses tableaux, il inscrit des phrases, sur des fonds monochromes, des mots qui deviennent matière et jaillissent de la toile. Comme des haïkus, les textes s’impriment sur la rétine du spectateur et l’interrogent – est-il face à une peinture ou un slogan ? – et jouent avec sa perception : « Et si, lorsque je prends la parole, le monde cessait d’exister » écrit en blanc sur fond jaune ou « Mais moi je te vois », en très gros et en rouge vif sur du bleu électrique, obligent l’œil à “faire le point”. De même, lorsqu’il inscrit « Et quand fondra la neige où ira le blanc », en blanc sur fond blanc, il interpelle le regardeur, dans une poétique référence à Malevitch.
GASTRONOMIE
des jeunes gens modernes Adresse phare du paysage strasbourgeois, La Casserole vient d’être reprise par un duo où la jeunesse côtoie l’enthousiasme et le professionnalisme : Marc Weibel et Cédric Kuster y composent une des plus séduisantes partitions de la cité.
Par Hervé Lévy Photo de Benoît Linder pour Poly
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artis à La Maison des Têtes de Colmar, les époux Girardin ont vendu leur restaurant à Marc Weibel et Cédric Kuster qui se sont connus sur les bancs du CEFPPA d’Illkirch-Graffenstaden. Le premier a tout juste trente ans, le second ne les a pas encore. La Casserole est morte, vive La Casserole ! Installé depuis le début du mois de juillet dans les murs de l’institution, le duo a en effet réussi,
en quelques mois à peine, à faire des miracles, générant un des plus beaux bouche-à-oreille qu’on ait connus et fidélisant déjà nombre de convives. Complètement repensée, la salle réussit le mariage d’une contemporanéité sobre et élégante et d’une grande chaleur. Ancien du Crocodile, où il formait un tandem chic et choc avec Gilbert Mestrallet, Cédric Kuster est un hôte magique et rayonnant qui sait ce que le mot accueil veut dire – on se sent vite chez soi chez lui, ce qui n’est pas si fréquent – doublé d’un sommelier hors pair conseillant, pour chaque plat, le juste nectar. Au piano, Marc Weibel passé par des maisons aussi prestigieuses que le Plaza Athénée version Ducasse et le Crillon (où il travailla aux côtés du top chef Jean-François Piège) fait des merveilles, proposant une « cuisine d’instinct » joliment ciselée, pleine de groove et de classe, avec un tropisme particulier pour les produits de la mer auxquels le menu Saveurs iodées est intégralement dédié, même si les viandes ne sont pas en reste (sa Volaille de Bresse rôtie sur coffre en témoigne avec éclat). « J’aime travailler les poissons, exploiter leurs vastes potentialités gustatives qu’ils soient crus, marinés ou cuits », explique-t-il. Illustration avec un Homard bleu en raviole, légumes et fruits, bouillon à la citronnelle d’une évidence ébouriffante ou un Bar de ligne rôti sur peau, blettes et girolles, frite aux herbes, jus émulsionné au piment d’Espelette délicatement architecturé. On passe avec joie à la (nouvelle) Casserole qui, gageons-le, ne sera pas oubliée lorsqu’il sera temps, pour le Guide Michelin, de distribuer ses annuelles étoiles. La Casserole est située 24 rue des Juifs à Strasbourg. Restaurant fermé dimanche et lundi. Menus de 37 € (à midi, en semaine) à 98 € 03 88 36 49 68 – www.restaurantlacasserole.fr
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déserts namibiens De grands espaces arides où le désert tutoie l’océan et une faune féérique : la Namibie, invitée d’honneur du Salon international du Tourisme et des Voyages de Colmar, est encore une terra incognita pour beaucoup. Carnet de voyage. Par Julien Schick
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imbée d’une lumière blafarde au néon, l’arrivée, au cœur de l’hiver austral, à l’Aéroport international Hosea Kutako de Windhoek à cinq heures du matin – sans jetlag – par deux degrés, ne ressemble pas à l’idée qu’on s’en faisait. Le large sourire de Franck, le jeune français qui nous servira de guide pendant six jours, nous accueille. Dans le lointain scintille déjà une aurore qui ne tardera pas à pointer son nez, déchirant la nuit absolue. Un noir d’encre piqueté d’étoiles. La “pollution lumineuse”
n’existe pratiquement pas en Namibie. Une fois montés dans l’immense Land cruiser rallongé de Matiti Safari, les premiers paysages défilent, s’allumant progressivement dans la clarté naissante. Les questions fusent et notre guide y répond avec patience, gentillesse et précision. Sa signature pendant tout le périple.
À la découverte…
Même si nous sommes en plein hiver, la température extérieure monte rapidement et les
VOYAGE
informations s’empilent dans nos cerveaux fatigués par le vol, mais excités par la découverte : la Namibie est une fois et demie plus grande que la France (820 000 km2) alors que sa population est d’un peu plus de deux millions d’habitants. Sa densité est du coup une des plus faibles au monde. Seule la Mongolie fait “mieux”… Il est vrai que le pays est un des plus désertiques de la planète, même si l’eau est présente presque partout, sous forme de nappes souterraines, sur le plateau central situé à 1 000 mètres d’altitude où vivent la plupart des Namibiens. Dans cette ancienne colonie allemande qui devint protectorat de l’Afrique du Sud avant d’acquérir son indépendance il y a 25 ans, coexistent huit langues et une multitude de dialectes ! Nous roulons en direction d’Etosha, le grand parc du Nord : les disparités de niveaux de vie de la population sont manifestes et importantes, de riches bâtiments côtoient des abris faits de bric et de broc. De la construction de logements ou de routes à l’industrie manufacturière, en passant par l’hôtellerie ou la restauration, chacun peut néanmoins projeter ses rêves les plus fous. Le pays est accueillant…
pour boire une bière fraîche dans ce qui ressemble au point de départ vers l’immensité du désert, un cube de parpaings posé le long de la piste où une grille offre une protection à la serveuse contre l’on ne sait quel vent mauvais.
Extases paysagères
Plus tard, nous faisons halte sous un grand hangar au toit de chaume pour découvrir la forêt pétrifiée au milieu de lézards multicolores avec ses Welwitschia mirabilis, plantes vivant jusqu’à 2 000 ans : impossible de savoir s’il s’agit d’une herbe ou d’un arbre.
Premiers émois
Arrivée 200 miles plus au Nord à Etosha où le pan – un lit sec et salé de 4 800 km2 qui se remplit d’eau de pluie deux ou trois fois par an pendant quelques jours – marque une séparation claire avec les territoires du Nord, aux confins de l’Angola. Dans le grand camp d’Okaukuejo, une faune remarquable, antilopes, éléphants, girafes ou encore springboks, vient s’abreuver tous les soirs au point d’eau… intelligemment placé face aux zooms de tous les chasseurs d’images qui s’y relayent pendant que les républicains sociaux, de petits passereaux, piaillent avec entrain au dessus de leurs têtes dans des “nids cathédrales” pouvant peser quelques centaines de kilos. Nous quittons l’endroit presque à regret pour la Bande de Caprivi et ses paysages époustouflants, roulant sur des pistes poussiéreuses où il est possible de parcourir des centaines de kilomètres sans croiser âme qui vive. Les paysages défilent. On s’habitue au sublime et nous contemplons ces merveilles en mâchonnant nonchalamment notre “biltong”, seule production alimentaire namibienne “industrielle” testée (et approuvée). Cette viande séchée achetée dans la supérette flashy faisant aussi office de bureau de change, de prêteur sur gages et de centre névralgique du bourg de Khorixas est délicieuse. Nous nous arrêtons Poly 182 Novembre 15
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Nous débarquons, par des températures de 35° à l’ombre, dans le lodge grand luxe de Doro Nawas pour un déjeuner surplombant un paysage s’étalant sur quelques centaines de kilomètres, avant de repartir pour une promenade motorisée dans le lit de la rivière Aba Huab, le chemin naturel qu’empruntent les éléphants du désert dans leurs pérégrinations. Nous y rencontrons à De Riet les Riemvasmaakers, un peuple déplacé plusieurs fois et abandonné de tous, qui tente dignement de vivre, embêté en cela par quelques ouragans destructeurs, des sécheresses assassines et des éléphants attirés par leurs modestes salades et plans de tomates. Les paysages sont à couper le souffle. On pourrait avoir le sentiment d’être les premiers à fouler ce sol si les traces des véhicules précédents ne venaient nous rappeler à la réalité. Ici, tout est grand et magnifique, chargé d’une minéralité basaltique qui joue sur des contrastes forts avec quelques pointes de verdure, des sables ocre et des ciels d’un bleu intense. Nous rentrons émerveillés au lodge pour profiter d’une bonne bouteille de vin d’Alsace que l’un d’entre-nous a eu la bonne idée de faire voyager dans son sac et que nous faisons goûter aux serveurs sceptiques.
Terre & Mer
Départ le lendemain à l’aube pour quelques centaines de kilomètres de pistes. Plein Sud jusqu’au très beau site de pétroglyphes de Twyfelfonteind – où rhinocéros, impalas ou oryx sont gravés dans le roc – dont le très intelligent espace d’accueil à été dessiné par les architectes Nina Maritz et Dennis McDonald. Cette construction est réalisée avec de vieux barils métalliques de récupération autour de murs qui fondent le noyau de la bâtisse à l’allure “madmaxienne”. Le déjeuner se déroule dans la petite ville minière d’Uis dont l’histoire semble s’être arrêtée dans les années 1990 avec la fermeture de la mine d’étain. Seuls restent quelques rues et un gros lodge sixties tenu par un géant blanc et hirsute qui fait office de notable, d’investisseur comme de soutien à l’équipe de foot locale, celle-là même qui a débarqué, tonitruante, pendant que la chorale improvisée des femmes de chambre de l’hôtel (réunie grâce à Franck) nous gratifiait d’un concert impromptu. Après plusieurs jours sur le plateau central, nous faisons route vers la côte qui s’annonce par une légère brume et un froid inhabituel. L’Atlantique Sud, ses 2 000 kilomètres de rivages, ses épaves de navires et ses ossements de baleine 64
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abandonnés par les chasseurs qui lui donnent son nom : Skeleton coast.
L’Afrique au goût d’Allemagne
Nous dormirons à Swakopmund, cité à l’architecture wilhelmienne. On a l’impression de remonter le temps, entre surprenants colombages et souvenirs d’un autre temps (un aigle impérial avec la mention Kaiserliche Zollabfertigungsstelle Swakopmund, par exemple). Des inscriptions en allemand rappellent un passé qui n’est pas passé… Le sentiment est étrange. Anachronique. En Namibie, en 1904, fut perpétré le premier génocide du XXe siècle par le corps expéditionnaire allemand dirigé par Lothar von Trotha, à l’encontre des Héréros et des Namas qui vit l’assassinat de 80% des insurgés. C’est de là que nous partons pour découvrir le grand désert du Namibe… Les visions féériques s’enchaînent : passage du Tropique du Capricorne matérialisé par un panneau, visite de Solitaire, sorte de Bagdad café namibien, premières échappées belles sur les étendues de sable nimbées par le pourpre du soleil couchant, escalade de la plus haute dune au pan de Sossusvlei (plus de 300 mètres de haut et un effort assourdissant en plein cagnard), vues extatiques sur un sable rouge zébré de magnétite…Nous quittons à regret cet univers minéral. Retour à la civilisation à Windhoek, cité composite où voisinent de belles réminiscences germaniques, de curieux bâtiments (comme le Musée de l’indépendance, financé et construit par la Corée du Nord) et des lotissements qui ressemblent à des camps retranchés. La ville est irriguée par une circulation à laquelle nous n’étions plus habitués.
destination namibie
préparer son voyage
Avec quelque 30 000 visiteurs attendus, le Salon international du tourisme et des voyages de Colmar – dont c’est la 31e édition – est the place to be pour préparer ses prochaines vacances. A côté du pays invité d’honneur, la Namibie, découvrez bien d’autres destinations dans ce véritable repaire de globe-trotters. La manifestation met tout en œuvre pour nous dépayser. Spots “classiques” ou exotiques, vols au départ de la région ou non, voyages au long cours ou simples escapades d’un week-end… Faites votre choix. Le SITV propose aussi Solidarissimo, véritable salon dans le salon pour la promotion d’un tourisme et d’une économie éthiques et solidaires.
Air Namibie : www.airnamibia.com
À Colmar, au Parc des Expositions, du 6 au 8 novembre 03 90 50 50 50 – www.sitvcolmar.com
Namibia Tourism Board : www.namibiatourism.com.na Ambassade de Namibie en France (de 50 à 60 € le visa) : www.embassyofnamibia.fr Ambassade de France en Namibie : www.ambafrance-na.org Matiti Safaris, pour vos déplacements sur place : http://matitisafaris.com (francophone)
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Un Regard
sans titre (molécule de moustique) par richard fauguet
Collection Frac Alsace © Klaus Stöber
Par Emmanuel Dosda
Lux Aeterna, exposition d’œuvres de la collection du Frac Alsace, dans le cadre de la Biennale internationale du Verre, à Strasbourg, à la Maison de la Région Alsace, jusqu’au 30 novembre www.region.alsace www.biennaleduverre.eu www.culture-alsace.org
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n être futuriste constitué d’atomes, une créature moléculaire, un monstre de particules… à la fois effrayant et amusant, composé de globes blancs en verre. Cette étrange bestiole n’est pas tout droit sortie d’un film de SF ou de série Z (que l’on pourrait nommer L’Attaque des moustiques géants), mais de l’imagination débordante de Richard Fauguet, artiste qui aime “nourrir l’œil” et qui nous sustente la prunelle avec cette œuvre de 1996 semblant animée, évoquant le mouvement d’une balle de ping-pong rebondissante. Plasticien recycleur et brico-
leur, chercheur et amuseur, sorte de “Monsieur pop” de l’art d’aujourd’hui, Fauguet se considère comme plus proche de Buster Keaton que de Daniel Buren, n’hésitant pas à mêler des éléments disparates et à marier raffinement artisanal et pieds de nez visuels malicieux. Nul doute que cette Molécule de moustique saura piquer la curiosité des visiteurs de l’exposition, à côté de créations de Philippe Cazal, Richard Fauguet, Philippe Gronon, Lutz & Guggisberg, Emmanuel Saulnier, Daniel Schlier.