Poly 220 - Mai 2019

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POLY.FR N°220 MAI 2019

FESTIVAL PASSAGES STANISLAS NORDEY DAMIEN DEROUBAIX RUDY RICCIOTTI



© Hassan Hajjaj

BRÈVES

AFRIQUE

Avec le temps, Amadou & Mariam sont devenus des icônes de la sono mondiale. Dans leurs chansons se croisent l’inquiétude à l’égard de la situation du Mali et une musique jubilatoire et festive. Ils se produisent en clôture de L’Afrique Festival (11/05, L’Illiade, Illkirch-Graffenstaden), plateforme de rencontres et de fraternité entre les peuples, par le biais de la célébration et de la promotion de la diversité culturelle. illiade.com

STRAS’URBAN

Le NL Contest, festival international des cultures urbaines fête sa 14e édition au Skate Park de la Rotonde de Strasbourg (24-26/05). Il fait la part belle aux compétitions de sport (roller, BMX, skateboard & co.), au street art et bien sûr à la musique : hip-hop avec les historiques Neg’ Marrons Live Band (24/05) ou electro avec les quatre beatmakers de La Fine Équipe (en photo, 25/05). nlcontest.com

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Avec l’expo-vente Haut la main (10-12/05, Halle Gruber, Obernai), la Frémaa invite pour la deuxième fois à la découverte de plus de trente créateurs aux techniques les plus diverses : les bijoux contemporains de l’orfèvre Isabelle Fustinoni (en photo), les céramiques de Charlotte Heurtier ou encore les impressions textiles de Fra-Joséphine sont des pièces aussi jolies qu’uniques. fremaa.com

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SAVOIR-FAIRE ©

BELGIQUE

Créateur de Gaston Lagaffe ou auteur des meilleurs albums de Spirou de l’histoire, André Franquin fut un génie de la BD dont le talent éclate dans les sarcastiques et drolatiques Idées noires. C’est à ce pan de sa création que rend hommage le Musée de l’Image d’Épinal avec Traits très noirs (16/0516/06), une sélection de planches originales de la saga. museedelimage.fr

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BRÈVES

FLY ME TO THE MOON

© Jean-Claude Chaudy

Pour la 13e édition du festival Demandeznous la lune de la Halle verrière de Meisenthal (25 & 26/05, entrée libre) se mêlent théâtre, musique, danse et marionnettes. Les fous côtoient les sages et les anciens les modernes, on parle, on rit, on danse dans une bulle hors du temps, pour petits et grands. Le public croisera des êtres suspendus, prendra part à une corrida domestique ou explorera la cruauté burlesque du monde contemporain… halle-verriere.fr

IMAGINE

Plus de 40 000 visiteurs sont attendu pour la 18e édition des I m a g i n a l e s d’Épinal (2326/05), festival des mondes imaginaires qui prend la nature pour thème et invite les pays nordiques. Parmi plus de 300 auteurs, illustrateurs et artistes invités, spécialistes du roman historique, de la fantasy ou de la SF notons la présence de Grzegorz Rosiński, créateur du mythique Thorgal (en photo). © Sonja Bell

imaginales.fr

LYDIA

Actuel directeur de la Staatliche Kunsthalle Baden-Baden Johan Holten va prendre la tête, à l’automne, de la Kunsthalle Mannheim, qui vient d’inaugurer son nouveau bâtiment. Connu pour ses propositions audacieuses comme Exposer l’exposition, qui avait investi toute la ville, il compte également créer un lien entre l’institution, la cité et ses habitants. kuma.art

© Christophe Hamm

READY TO START

Le colmarien Lézard expose la Lydia Jacob Story (11/05-13/06) de RaymondÉmile Waydelich. En 1973, l’artiste alsacien acheta aux puces le cahier d’une apprentie couturière de Neudorf née en 1876, devenu la matrice de sa création. Il décide de “s’associer” avec elle pour raconter son existence, imaginant un arbre généalogique ou narrant ses voyages. lezard.org Poly 220

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© Grégory Massat

Nicolas Carré © Marie Prunier

BRÈVES

ATMOSPHÈRES

CARRÉ-MENT CONTRE

Sous la baguette de son directeur musical Marko Letonja (en photo) l’Orchestre philharmonique de Strasbourg propose un alléchant programme (23 & 24/05, PMC, Strasbourg puis 27/05, Kölner Philharmonie). S’y mêlent la joie D’un matin de printemps de Lili Boulanger, la virtuosité lyrique du premier Concerto pour piano de Tchaïkovski (par l’incroyable pianiste aveugle Nobuyuki Tsujii) et les escapades orientales de Shéhérazade de Rimski-Korsakov.

[ ] est la nouvelle icône du « digital detox », tendance combattant l’addiction au numérique. Il s’agit d’un carré coupé par le milieu représentant, aux quatre angles, les quatre réseaux sociaux les plus utilisés. Nicolas Carré, alias Nicolas S., a créé ce signe pour tous ceux s’engageant à quitter au moins un réseau social. Cet internaute activiste a déjà rallié près de 24 200 « décrocheurs » ayant ajouté les deux crochets sur leur statut. Des crochets pour décrocher…

philharmonique-strasbourg.eu

© Tauscher / Andreas Kaiser

ENCRES

Le tatouage est-il un art ? Des plasticiens comme Wim Delvoye (qui s’occupe de la peau des cochons, mais pas que) répondraient par l’affirmative… Chacun pourra se faire son idée au cours de la quatrième édition du Tattoo & Art Show (18 & 19/05, Parc Expo, Offenburg) avec la présence de plus de 150 tatoueurs internationaux venus de 18 pays dont, invitée spéciale, la star sud-africaine Jay Freestyle qui marie aquarelle, géométrie et pointillisme, oscillant entre art figuratif et abstraction. Avec pour thématique

“Vita in arte æterna” seront présents des créateurs comme Marco Klose (lauréat du Tattoo-Talentshow Pain & Fame) ou des journalistes tels Atchi dont le corps est recouvert à 75%. À côté de cela d’autres explorations permettront d’aller dans des univers musicaux, de découvrir le Spray Art ou encore d’apprécier les différentes facettes du Body Painting. tattoo-and-art.de

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OURS · ILS FONT POLY

Ours

Liste des collaborateurs d’un journal, d’une revue (Petit Robert)

Emmanuel Dosda

Il forge les mots, mixe les notes. Chic et choc, jamais toc. À Poly depuis une quinzaine d’années, son domaine de prédilection est au croisement du krautrock et des rayures de Buren.

Thomas Flagel

Renée Sintenis, Junger Bär, 1948, Saarlandmuseum – Moderne Galerie Saarbrücken, Stiftung Saarländischer Kulturbesitz © VG Bild-Kunst, Bonn 2019 Foto: Stiftung Saarländischer Kulturbesitz

Théâtre des balkans, danse expérimentale, graffeurs sauvages, auteurs africains… Sa curiosité ne connaît pas de limites. Il nous fait partager ses découvertes dans Poly. poly.fr

Sarah Maria Krein

Cette française de cœur qui vient d’outre-Rhin a plus d’un tour dans son sac : traduction, rédaction, corrections… Ajoutons “coaching des troupes en cas de coup de mou” pour compléter la liste des compétences de SMK.

RÉDACTION / GRAPHISME redaction@poly.fr – 03 90 22 93 49 Directeur de la publication : Julien Schick / julien.schick@bkn.fr Responsable de la rédaction : Hervé Lévy / herve.levy@poly.fr Rédacteurs Emmanuel Dosda / emmanuel.dosda@poly.fr Thomas Flagel / thomas.flagel@poly.fr Ont participé à ce numéro Fiona Bellime, René Bohn, Valérie Dietrich, Sophie Dupressoir, Cécile Gastaldo, Pierre Reichert, Irina Schrag, Laura Sifi, Daniel Vogel et Raphaël Zimmermann

Anaïs Guillon

Entre clics frénétiques et plaisanteries de baraque à frites, elle illumine le studio graphique de son rire atomique et maquette à la vitesse d’une Renault Captur lancée entre Strasbourg et Bietlenheim. Véridique !

Graphistes Anaïs Guillon / anais.guillon@bkn.fr Alicia Roussel / alicia.roussel@bkn.fr Stagiaire du studio graphique Anaïs Holtzer Développement web Cécile Bourret / webmaster@bkn.fr

Julien Schick

Maquette Blãs Alonso-Garcia en partenariat avec l'équipe de Poly

Il papote archi avec son copain Rudy, cherche des cèpes dans les forêts alsaciennes, se perd dans les sables de Namibie… Mais comment fait-il pour, en plus, diriger la publication de Poly ?

Administration, gestion, abonnements : 03 90 22 93 30 Mélissa Hufschmitt / melissa.hufschmitt@bkn.fr Diffusion : 03 90 22 93 32 Vincent Bourgin / vincent.bourgin@bkn.fr

Éric Meyer

Contacts pub : 03 90 22 93 36 Julien Schick / julien.schick@bkn.fr Sarah Krein / sarah.krein@bkn.fr Linda Marchal-Zelfani / linda.m@bkn.fr

Ronchon et bon vivant. À son univers poétique d’objets en tôle amoureusement façonnés (chaussures, avions…) s’ajoute un autre, description acerbe et enlevée de notre monde contemporain, mis en lumière par la gravure. ericaerodyne.blogspot.com

Magazine mensuel édité par BKN / 03 90 22 93 30 S.à.R.L. au capital de 100 000 € 16 rue Édouard Teutsch – 67000 STRASBOURG Dépôt légal : avril 2019 SIRET : 402 074 678 000 44 – ISSN 1956-9130 Impression : CE © Poly 2019. Les manuscrits et documents publiés ne sont pas renvoyés. Tous droits de reproduction réservés. Le contenu des articles n’engage que leurs auteurs.

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COMMUNICATION BKN Éditeur / BKN Studio – bkn.fr



SOMMAIRE

16 Grand entretien avec Stanislas Nordey, directeur du TNS, autour d’Édouard Louis

20 Le festival franco-allemand Perspectives célèbre la création contemporaine

26 Entretien avec Leyla-Claire Rabih autour des Chroniques d'une

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révolution orpheline

36 Le chanteur dijonnais Bastien Lallemant fait Danser les filles 42 Le musicien folk Matt Elliott, nancéien d’adoption, nous répond cash

48 Deux frères créent l’événement à Strasbourg avec le Printemps Klassic

50 Rencontre avec Sébastien Rouland pour son Faust au

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Saarländisches Staatstheater

52 Damien Deroubaix dévoile son univers hanté au MAMCS 56

rande exposition autour de Kinshasa avec l’artiste G strasbourgeois Androa Mindre Kolo

58 Visite en avant-première du Musée des Beaux-Arts de Dijon fraîchement rénové

60 Fanny Gonella, directrice du Frac Lorraine, dévoile les Présences Voyageuses

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62 Pascal Poirot nous ouvre son atelier 65 Plongée dans le dialogue intérieur de Rudy Ricciotti 66 Dégustation d’un vin de Bourgogne rarissime avec Christian Pion

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COUVERTURE Mélissa Laveaux est sans conteste la tête d’affiche du festival voyageur messin Passages (lire page 30). Auteure d’un troisième et magnifique album, Radyo Siwèl, sur le label Nø Førmat, la musicienne vivant aujourd’hui à Paris est retournée en Haïti, île qu’elle n’avait pas revue depuis deux décennies, pour explorer le répertoire musical local et se l’approprier, de sa douce voix presqu’enfantine. Une voix d’ange, mais la force d’une divinité vaudou ! Devant l’objectif de Romain Staros Staropoli, elle pose fièrement, à Lisbonne, un cigare à la main, avec pour toile de fond un mur coloré… à l’image de sa musique bigarrée. staros.fr

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notre-dame de l’europe U Par Hervé Lévy Illustration d’Éric Meyer pour Poly

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n chiffre : 57,57%. C’est celui de l’abstention globale en France, aux élections européennes de 2015. Dans quelques jours, gageons qu’il sera au moins égal, marquant la défiance de la population face à une construction perçue comme technocratique et adémocratique qui a oublié la culture en chemin, avec un primat d’initiative de la Commission et une décision finalement prise par les États. Jamais en effet les gouvernements n’ont souhaité créer les contours d’un véritable projet politique sous-tendu par une vision commune. La plus belle illustration est devant nos yeux chaque jour : des billets de banque dénués d’âme. « Une symbolique sans chair. Des monuments virtuels pour une Europe virtuelle. Des pictogrammes passepartout. Signaux hors contexte signalant une zone économique sans ambition historique ni valeurs morales revendiquées », écrivait Régis Debray en 1999 dans Les Cahiers de médiologie, bien avant qu’il analyse avec brio L’Europe fantôme (Gallimard, 2019). À l’époque, il semblait impossible de choisir

des figures ou des monuments représentant le continent. Misère de l’égalitarisme forcené dont la seule vertu est de ne fâcher personne, mais qui n’engendre que l’insatisfaction à long terme. L’Europe a pourtant besoin de symboles et d’incarnations de pierre ou de verbe. Le chagrin transcendant frontières et religions suscité, à l’échelle du continent, par le récent incendie de Notre-Dame de Paris constitue une éclatante illustration de cet impératif catégorique. Une histoire et une culture commune habitent les Européens : elles se sont brutalement rappelées à eux, mais semblent bien absentes d’une construction européenne vide de sens dont l’horizon indépassable se réduit à l’économie et au commerce. En se souvenant des vers de Gérard de Nerval – « Notre-Dame est bien vieille : on la verra peut-être / Enterrer cependant Paris qu’elle a vu naître » –, espérons que l’Union saura quitter les eaux saumâtres où elle barbote aujourd’hui… sous peine de dissolution prochaine et annoncée.



CHRONIQUES

UNE ORGIE DE VERBE

ART BRUT

THE NORTH FACE

Dirigées par le très dynamique François-Marie Deyrolle, les strasbourgeoises éditions L’Atelier Contemporain viennent de faire paraître deux livres de Jean-Pascal Dubost. Avec Du travail (illustré par Francis Limérat), il se lance dans un plaidoyer habité de l’Art poétique, tandis que Lupercales est une variation brillante sur une fête païenne de la Rome antique dédiée à la déesse louve qui allaita Romulus et Remus. Pour l’auteur, voilà une « mythobioérotique » ou plutôt un « conte de fée érotique, conte de fesses érotiques, conte de féesses érotiques » illustré avec brio par Aurélie de Heinzelin – qu’on adore chez Poly –aimant visiblement représenter le phallus dans tous ses états / éclats. Voilà ouvrage rabelaisien et mutin où l’on lutine avec jubilation et dans lequel les accouplements sont aussi sémantiques que charnels. (H.L.)

Six histoires vraies explorent, en bande dessinée, la destinée de personnages ayant vécu entre la fin du XIXe et le milieu du XXe siècle, corsetés par une société qui les exclut. Ils réussissaient néanmoins à s’évader dans une création artistique débridée qu’on nomma plus tard Art brut. Voilà le couple strasbourgeois formé par Anne-Caroline Pandolfo (texte) et Terkel Risbjerg (dessin) lancé dans un nouvel et excitant opus intitulé Enferme-moi si tu peux. Trait poétique et mots à l’avenant rendent hommage au miniaturiste de génie que fut Augustin Lesage, à Aloïse avec ses visions pleines de couleurs ou encore au célébrissime Facteur Cheval réalisant, pierre après pierre, son Palais idéal, qu’ils convoquent pour un étrange est fascinant dialogue par-delà les âges. (H.L.)

Déjà au temps du duo strasbourgeois Roméo & Sarah, il posait en tenue de plongée sur la couv’ de l’album Vecteurs et forces. Maître – nageur et ès arts soniques –, le bruxellois d’adoption Roméo Poirier explore les profondeurs et fait jazzer les abysses en compagnie du trompettiste Octave Moritz et du poète norvégien Lars Haga Raavand narrant les flots de son flow atone. Au cours du disque Kystwerk, ils font rimer traitements électreauniques et thèmes océanographiques, vie aquatique et traversée poétique, entre notes bleues, ambient parmi les algues, samples volés au réel, laptop qui dit vague et mots qui zigzaguent. (E.D.)

Paru aux Éditions L’Atelier Contemporain (Lupercales, 20 € et Du Travail, 25 €) editionslateliercontemporain.net

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Paru chez Casterman (23 €) casterman.com

Édité par Kit Records (17 € le vinyle) kitrecords.com

Pochette © Irene P Tello Photo © Sarah Dinckel (C’est dans la vallée, 2015)


CHRONIQUES

L’EUROPE POUR TOUS

DEMANDE À PAPA

IVRESSE DES SENS

À quelques semaines des élections européennes, cet ouvrage dirigé par Jean-Louis de Valmigère est de circonstance. Notamment président de la Fondation pour Strasbourg, celui qui a tant œuvré à l’érection d’une statue du Chevalier Liebenzeller dans sa ville, livre La Merveilleuse histoire de l’Europe, texte limpide s’adressant à tous et plongeant son lecteur dans l’épopée du continent, des origines mythologiques à aujourd’hui. C’est vif, clair, résolument optimiste (logique dans une collection intitulée L’Histoire comme un conte dont le but est d’enchanter différents sujets politiques, sociétaux, etc.) et surtout illustré par une bande de talentueux dessinateurs de la Haute École des Arts du Rhin donnant couleurs et élégance graphique à un bréviaire qui se lit d’une traite ou se picore agréablement. (H.L.)

Au rayon des questions embarrassantes, Comment on fait les bébés ? est en tête de gondole ! Surtout aujourd’hui : à l’heure de l’adoption et de la PMA, le coup des choux et des cigognes ne passe pas. Lorsque le petit garçon inventé par Isabelle Jameson et dessiné par Maud Legrand (ex-Hear) interroge ses parents, ils n’en mènent pas large, préférant se planquer derrière le canapé que d’évoquer sérieusement le sujet. Fortiche, l’illustratrice croque avec talent la mine dépitée du gamin de quelques coups de plume et d’aplats aux tonalités aquarellées. L’enfant remarque, mais ne comprend pas la gêne occasionnée par sa légitime interrogation, surtout que sa sœur, pas née de la dernière rose en fleur, connaît la réponse, elle. Fastoche ! (E.D.)

Musique, peinture et poésie naissent de la relecture du Cantique des cantiques signée Olivier Cadiot dont s’empare l’SKBL. La compagnie théâtrale installée à Thionville – qui racontaient au dernier festival d’Avignon les liens entre football et dictature chilienne (Chili 1973, Rock around the Stadium) – s’engage dans ce nouveau projet artistique, guidée par Heidi Brouzeng. Le Poème des poèmes, chant d’amour à la langue érotique, est traversé d’un puissant désir, entre attente et jouissance, inquiétude, brutalité et sensuelle tendresse. L’oralité du poème devient chant et s’accompagne de vidéo-projections de peintures réalisées en direct par Vincent Fortemps pour déployer une expérience sensorielle portée par des clarinettes, un violoncelle amplifié, des bruitages et un tam chinois. Un rêve dionysiaque dont le prélude musical s’écoute avec jubilation. (T.F.)

Paru aux éditions Hervé Chopin (14,50 €) hc-editions.com

Édité par Les 400 coups (10,50 €, dès 3 ans) editions400coups.com

Publié par L’SKBL — escabelle.com Au Musée Georges de La Tour (Vic-surSeilles), 30/05, en l’Église Saint-Maximin (Metz), 01/06 et au Local (Poncillon), 31/08 Poly 220

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THÉÂTRE

les invisibles « De mon enfance je n’ai aucun souvenir heureux. » Ainsi débute En finir avec Eddy Bellegueule, premier roman d’Édouard Louis1, victime de violence paternelle qu’il pardonne dans Qui a tué mon père. Ce texte qui dénonce un système broyant les plus faibles est mis en scène et interprété par Stanislas Nordey, directeur du TNS.

Par Emmanuel Dosda

Au Théâtre national de Strasbourg, du 2 au 15 mai tns.fr

L’auteur a sorti trois romans aux éditions du Seuil : En finir avec Eddy Bellegueule (2014), Histoire de la violence (2016) et Qui a tué mon père (2018) – seuil.com 2 Lire notre entretien dans Poly n°166 ou sur poly.fr 1

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« Si ce texte était un texte de théâtre… », écrit Édouard Louis dans l’ouvrage que vous lui avez commandé : de quoi s’agitil alors ? C’est bien un texte de théâtre ! Édouard tente de réduire l’écart entre la littérature et le théâtre : il a adapté son geste d’écriture pour en faire une œuvre littéraire pouvant être dite. Lorsqu’il nomme Sarkozy ou Macron, il sait qu’ils n’ont normalement pas leur place dans un roman. De même, dans une pièce, j’ai davantage l’habitude de convoquer Zeus ou Agamemnon que de proférer ces noms !

est éloigné géographiquement et sociologiquement. Le pardon serait impossible sinon ! Dans son ouvrage, il s’adresse à un père qui, lui, ne s’en est pas sorti.

Vous aimez vous fondre dans d’autres personnes et incarnez l’auteur sur le plateau. N’a-t-il jamais été question qu’il dise ses propres mots ? Non, car les gens oublient ainsi qu’il s’agit de la “petite histoire” d’Édouard. Son propos intime, passant par un autre corps, une autre voix, devient universel et parle à chaque spectateur, renvoyé à sa propre enfance, son rapport au père, au politique.

Il comprend qu’il a été victime de la violence que son père subissait luimême… Ce très beau texte est une lettre d’amour, une réconciliation. Il ne cherche pas à excuser l’irréparable, mais à saisir les raisons qui ont conduit à ses blessures qu’il peut alors soigner. Son père a reçu une injonction à la masculinité et comprend d’où surgit l’homophobie dont il a été victime. Les biographes s’intéressent aux destins d’Élisabeth d’Angleterre ou de Napoléon Bonaparte, jamais à ceux des gens de peu ou de rien. Édouard dessine le destin d’un homme ordinaire. D’ailleurs je viens de voir J’veux du soleil !, le film de François Ruffin : il porte un regard sur les invisibles, comme le fait Édouard dans son livre publié avant le mouvement des Gilets jaunes.

Dans En finir avec Eddy Bellegueule, Édouard Louis relate les terribles insultes homophobes proférées par ses parents. Sa “suite”, Qui a tué mon père, insiste sur le poids d’une éducation dans laquelle il fallait « construire un corps masculin, ne pas se comporter comme une fille et montrer son insoumission ». Comment arriver à pardonner ? Il y parvient en prenant de la distance : il a quitté le territoire fermé où il a grandi, s’en

Il écrit que le dos de son père a été broyé par un poids tombé sur lui dans l’usine où il travaillait. Il devient alors une « bouche inutile » pour les dominants, les gouvernements successifs. La politique est-elle vraiment « une question de vie ou de mort » ? Les décisions politiques ont très peu d’impact sur les gens qui vivent dans le quatrième arrondissement parisien, mais ça n’est pas le cas pour les gens dans une situation de précarité. Ceux qui n’ont rien peuvent être


Édouard Louis et Stanislas Nordey par Jean-Louis Fernandez

expulsés de chez eux du jour au lendemain et se retrouver sans logement, alors que le cadre supérieur devra s’acheter un peu moins de mozzarella pour mettre dans sa salade de tomates… L’impact peut être très violent sur les plus démunis : c’est peu dit sur les scènes de théâtre. La politique ne se résume quand même pas à cinq euros d’APL retirés ? C’est une chose très concrète. On élit des gens pour tenir des promesses qu’ils ne tiennent pas. La politique est très noble, mais Emmanuel Macron lui enlève sa noblesse lorsqu’il dit que cinq euros, ça n’est rien. Édouard Louis lui répond que c’est faux ! Sur scène, vous l’incarnez face à son père : un mannequin hyperréaliste, courbé, le visage caché dans sa main. Au fur et à mesure, d’autres apparaissent tandis que tombe la neige.

Pourquoi y a-t-il plusieurs pères ? Au départ, je voulais un acteur, mais dans son livre, Édouard s’adresse à lui via la littérature, pas frontalement. Il a fallu trouver une manière de le “représenter”, en le déclinant pour affirmer que c’est un père et tous les pères. La musique, parfois vrombissante, composée par le guitariste Olivier Mellano2, avec lequel vous travaillez fréquemment, a une place de choix : quel est son rôle ? Au début, j’ai beaucoup parlé d’Ennio Morricone et du Clan des Siciliens avec Olivier. Tout comme des films de samouraïs ou des thrillers des années 1970. Je voulais qu’on explore ces pistes. Il m’a, dès le départ, semblé essentiel qu’un dialogue s’instaure avec la musique, que le texte soit sous-tendu par une narration nouvelle, pleine de suspens. Qui a tué mon père pourrait très bien être un titre de polar, un bouquin d’Agatha Christie. Poly 220

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FESTIVAL

Je Hurle est l’histoire vraie et bouleversante d’une Afghane de 17 ans qui participe clandestinement à un cercle littéraire de femmes basé à Kaboul : le Mirman Baheer. Chaque samedi, Zarmina téléphone en cachette pour livrer ses landays (poèmes de deux vers) sous son nom de plume Rahia Muska qui signifie “amour” et “sourire” en pachtoune. Ces petites formes littéraires permettent aux femmes de questionner, voire de dénoncer, leur place dans la société : la domination des hommes, l’interdiction de s’instruire, d’écrire de la poésie et plus généralement de s’exprimer et de maitriser sa destinée. Surprise par sa belle-sœur en train de lire des poèmes d’amour au téléphone, Zarmina sera battue par sa famille et ses carnets seront détruits. Quinze jours plus tard la jeune femme mettra fin à ses jours en s’immolant par le feu. Un acte de résistance puissant que la compagnie La Soupe a mis en scène sous forme d’une enquête documentée où la parole de Zarmina se mêle aux voix des femmes du cercle Mirman Baheer, encore actif… et toujours considéré comme subversif. Deux comédiennes marionnettistes et un musicien contrebassiste rendent hommage aux femmes dominées dont la parole est à ce jour toujours muselée. (V.D.)

© Baptiste Cogitore

les invaincues

Au Taps Laiterie (Strasbourg), du 21 au 25 mai (dès 14 ans) taps.strasbourg.eu

la part du lion Filobal, 19/05 à 18h, à l’Espace Rohan de Saverne

Mon Mouton est un lion est une manifestation qui touche tous les âges, se déploie sur douze communes, invitant à rencontrer comédiens, conteurs, acrobates, danseurs ou marionnettistes. Pour sa vingtième édition, le festival se taille la part du lion avec une cinquantaine de représentations ponctuées par deux temps forts : le 12/05 à Bouxwiller et le 17/05 à Saverne. Au programme : spectacles de cirque, exposition et goûter festif pour le premier. Concert rock Écoute ta mère et mange ton short, déambulation et apéro musical pour le second. À noter également, le 19/05 à Saverne et le 09/06 à Hochfelden placés sous le sceau de la fête avec des spectacles et animations proposées par compagnies professionnelles et troupes amateurs, dans une cour d’école, un théâtre ou la place d’un château. Avec plus spécifiquement en juin, un moment à partager en famille autour de spectacles accessibles aux tout petits, dont notamment Slash in the air et ses bulles de savon géantes. Enfin, parce que rassembler c’est aussi partager, le festival propose, entre autres, un atelier d’initiation à la danse animé en marge du spectacle Jusqu’à l’os qui questionne notre corps, os par os, et plus largement notre liberté d’expression. (V.D.) Dans le Pays de Saverne et alentours, du 9 mai au 9 juin mouton-lion.org

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FESTIVAL

éclats du monde Quatre décennies que Perspectives, festival francoallemand des arts de la scène, célèbre la diversité de la création contemporaine. Suggestions maison pour cette nouvelle édition.

Par Thomas Flagel Photo de Simon Gosselin (Festen)

En Allemagne (Saarbrücken, Saarlouis) et en France (Forbach, Metz, Sarreguemines, Spicheren), du 6 au 15 juin festival-perspectives.de Kamp d’Hotel Modern, E-Werk (Saarbrücken), dimanche 9 et lundi 10 juin Festen de Cyril Teste, E-Werk (Saarbrücken, co-accueilli avec Le Carreau, Forbach), vendredi 14 et samedi 15 juin en français surtitré en allemand Näss de Fouad Boussouf, Theater am Ring (Saarlouis), jeudi 13 juin Sons of Sissy de Simon Mayer, Alte Feuerwache (Saarbrücken), mercredi 12 juin

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rois mille miniatures d’argile et de fil de fer, hautes de huit centimètres pour une pièce monumentale, tournant dans toute l’Europe depuis près de 15 ans : le Kamp de la compagnie néerlandaise Hotel Modern reconstitue dans ses moindres détails Auschwitz-Birkenau. Sans un mot, une heure durant ce trio de marionnettistes convoque l’enfer des baraquements, des chambres à gaz, des fours crématoires, des potences et des barbelés. Une description distanciée de la folie concentrationnaire et de l’industrialisation de la mise à mort par le biais de maquettes que le spectateur distingue en entier et dans lesquelles nous cheminons jusque dans les moindres recoins (des miradors aux dortoirs crasseux), grâce à de minuscules caméras projetant des images tremblantes sur un grand écran en fond de scène. Se distinguent des visages d’argile, bouches ouvertes à l’image du Cri silencieux de Munch, recouvrant une armature de fil de fer couverte de tissu rayé. Déportés errant tels des fantômes, maltrai-

tés par soldats et kapos. L’horreur dans son dénuement cru, soutenue par une bande-son minimaliste et un souci confondant du détail, imprime avec force les consciences, surclassant les plus grands discours. Plan séquence Autre forme théâtrale captivante et sortant des sentiers battus, celle de Cyril Teste adaptant Festen, premier film tourné selon la doctrine du Dogme95. Un manifeste signé en 1995 par des réalisateurs danois, Thomas Vinterberg et Lars von Trier en tête, en opposition radicale à l’esthétique hollywoodienne et aux avant-gardes passées. Une vingtaine d’années plus tard, le metteur en scène s’inspire de ces préceptes pour renouveler le genre théâtral à sa manière, grâce à la “performance filmique”. Un savant mélange des outils du 7e art et de la scène pour inventer un « cinéma vivant, en temps réel et à vue, dans lequel le spectateur oscille du film au jeu ». Bien plus qu’un remake, voici une pièce débutant par


un long plan séquence projeté sur un écran surplombant le décor : Christian arrive en taxi devant le théâtre, téléphone en main, passe par les coulisses où les convives se préparent pour arriver sur scène au repas d’anniversaire organisé pour les 60 ans de son père. Ce dîner dans un manoir, véritable repas composé par un chef auquel quelques spectateurs sont conviés, tournera au règlement de compte familial sur fond de révélations de secrets, d’inceste, de racisme, de misogynie, de mépris de classe et de silence complice. Grâce à un steadicam traversant cloisons et vitres sans tain, le metteur en scène multiplie les points de vue, gros plans vidéo au plus près de l’action et tableau d’ensemble, allers-retours possibles entre ce qui est donné à voir et ce qui est caché, ce qui est de l’ordre de la vérité et du non-dit. Folklores métissés Pour donner corps à la relecture des traditions musicales et dansées des Alpes, il fallait bien quatre performeurs, tous musiciens. Dans Sons of Sissy, Simon Mayer propose une exploration dynamique et un brin irrévérencieuse des danses de groupe autrichiennes faisant littéralement exploser toute règle. Les tournoiements de derviche, avec jupes formant un couvercle à la vitesse du tournis deviennent une

farce de danse de couple, les pas martiaux sont détournés en claquettes à l’instar de rondes où chacun tire dans le sens contraire. Piétinant allégrement les conventions habituelles, dynamitant le Schuhplattler, les Sons of Sissy ne sont plus ces Autrichiens en kilt se réunissant autour de rituels virils, mais des hommes tombant le costume pour mieux faire résonner leur clapping endiablé, marchant de profil les bras tendus comme des égyptiens sur hiéroglyphes. Tout devient prétexte à la rigolade, au pas de côté décalé : depuis la musique jusqu’aux pas de deux se tenant, main haute, par le petit doigt… Les amateurs d’ensembles plus importants se régaleront d’une soirée consacrée à deux chorégraphies de la star Angelin Preljocaj (Still Life et La Stravaganza, 11/06, Saarländisches Staatstheater, Saarbrücken). Pourtant nous ne saurions trop vous conseiller de vous plonger dans Näss (Les Gens) de Fouad Boussouf. Vitalité et intensité sont au menu d’une pièce s’inspirant de la culture gnawa. Sept danseurs y évoluent dans des élans hip-hop mâtinés de danse traditionnelle marocaine formant des rondes ultra rythmées et entraînantes. Pulsation de vie et vibrations inspirantes composée par Roman Bestion animent un spectacle diablement efficace et sautillant, battant la chamade de cœurs à l’unisson. Poly 220

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au plus près de la réalité Avec son focus sur le théâtre du réel, La Filature fait son Mai Documentaire, temps fort dédié à un genre ayant le vent en poupe. Par Thomas Flagel Photos de Yohanne Lamoulere (Stadium) et Pierre Nydegger & Laure Cellier (Hospitalités)

À La Filature (Mulhouse), du 10 au 26 mai lafilature.org Stadium de Mohamed El Khatib, jeudi 23 mai (en partenariat avec les Espaces culturels Thann-Cernay) Hospitalités de Massimo Furlan, vendredi 10 et samedi 11 mai

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orter la vraie vie de gens plus ou moins ordinaires sur les planches. Jouer son propre rôle et oser l’intimité partagée. Ainsi se veut le théâtre documentaire auquel La Filature se plaît à nous convier avec pas moins de cinq pièces proposant, notamment, de croiser 53 supporters du Racing Club de Lens, sept transgenres de Catalogne ou encore les habitants d’un village basque. Dédié aux Sang et Or, le Stadium de Mohamed El Khatib confronte deux univers souvent pensés comme éloignés. Spectateurs de théâtre et supporters du club du Nord de la France partageront le même espace dans des tribunes se faisant face, durant deux mi-temps de 45 minutes où les inconditionnels du ballon rond dévoileront leurs rituels collectifs faits de chants, grimages, musiques, mascottes et… baraque à frites de Momo (idéale pour étancher sa soif et sa fin à l’entracte). La diversité de ce public dont on s’accorde souvent à dire qu’il est le meilleur de France – n’en déplaise aux aficionados de la Meinau –, se dévoile en témoignages quotidiens et en amour inconditionnel pour le RCL, plus fort que la famille ou le reste de la vie. Autant de portraits sensibles qui n’épargnent ni les zones d’ombre

(violence, racisme…) ni les émotions fortes (ah Les Corons de Pierre Bachelet, comme au stade Bollaert). Changement de décor avec Hospitalités dans lequel Massimo Furlan fait d’un canular une véritable expérience citoyenne retranscrite au plateau. Lorsque le metteur en scène débarque à La BastideClairence, il fait croire, grâce à la complicité de quelques personnes, qu’un centre d’hébergement pour migrants va bientôt ouvrir dans ce petit village basque propret. De quoi faire miroiter, avec un brin de cynisme, une baisse sensible des loyers. Il ne savait alors pas que quelques semaines plus tard, une famille d’exilés serait véritablement accueillie dans le village. Sur scène, le Maire du village et huit de ses administrés (potière, esthéticienne, menuisier…) content cette histoire, les pensées et les émotions qui les ont traversées. Entre documentaire et réflexion politique, Massimo Furlan se garde de tomber dans les poncifs de morale bienpensante. Il offre un regard pertinent sur ce qu’entraîne l’hospitalité à une époque de replis et de peurs, comme réticences, mais aussi comme potentialités enthousiasmantes pour les hôtes et ceux qu’ils accueillent.



Commandée à l’auteur Jean-Marie Piemme, la nouvelle création de Jean Boillot au Nest, Rêves d’occident, revisite La Tempête shakespearienne à l’aune du transhumanisme.

Par Thomas Flagel Photo de Sanne De Wilde (The Island of Color Blind) / Noor

Au Nord Est Théâtre (Thionville), du 27 mai au 4 juin nest-theatre.fr Au Théâtre de la Cité internationale (Paris), du 7 au 26 octobre theatredelacite.com

Le Duc de Milan, Prospero, était un magicien redouté. Il devient ici un architecte visionnaire… C’est un magicien d’une autre sorte qui transforme à sa manière la nature avec la science et la technologie. La réécriture de Jean-Marie Piemme se centre sur l’idée de progrès. Prospero devient un ingénieur et un aventurier se tournant vers l’utopie transhumaniste qui bâtit Prosperia. Les personnages principaux sont pris dans un engrenage : celui de l’ambition dévorante et le scientisme de Prospero, le goût du pouvoir pour Sycorax (reinemère de l’île sur laquelle il s’échoue et qu’il épouse) et même Caliban (fils de Sycorax) finira par remplacer ce dictateur venu d’ailleurs avec des « rêves qui seront ses propres marécages »… Sycorax n’est pas une femme de pouvoir, même si elle y prend goût au contact de son amant qui le recherche par-dessus tout. Rêve d’Occident s’inscrit dans un travail sur une trilogie où la connaissance amène le savoir qui amène le pouvoir. La résistance qui en découle boucle la mécanique dramaturgique. Le progrès transforme tout le monde sauf la domestique qui reste au service des autres. Ils

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sont pris dans une course en avant tournant à la dystopie, où l’on pense sauver le monde en l’améliorant sans cesse. On passe des utopies du XVIe siècle à celui de leur réalisation dans la société égalitariste du XIXe, pour finir au XXe, dans la société de consommation, par en jouir avec énormément d’appétit. S’y retrouve projetée une forme de déprime actuelle et de tentation transhumaniste pour dépasser la mort. Caliban se réjouit du progrès – qui agit telle une drogue – apporté par Prospero. Ariel, « l’infidèle serviteur » à la langue bien pendue, tentera de mettre fin à tout cela… Il est le serviteur et l’ami. Et depuis Genet, on sait qu’il n’y a pas d’amitié sans trahison. Il croit au projet, soufflant même l’idée à son maître. Il raccorde tout tel un second mais s’aperçoit de l’aveuglement et de l’illusion qui dépassent Prospero, cet angle mort du progrès qui est l’inégalité. Jean-Marie Piemme mélange son écriture à des collages, des montages de styles épiques, comiques et narratifs. La mise en scène basculera d’une proposition classique à une irruption de la vidéo surveillance pour faire une sorte de théâtre augmenté saisissant.



introduction au désastre Dans Chroniques d’une révolution orpheline, la metteuse en scène Leyla-Claire Rabih revient sur le début de la guerre civile syrienne où les textes de Mohammad Al Attar nourrissent une pièce contemplative, proche du théâtre documentaire. Interview.

Par Thomas Flagel Photos de Benoît Delgrande (à gauche) et de Grenier Neuf (à droite)

Au Théâtre de Hautepierre (Strasbourg), du 15 au 17 mai (en français et en arabe) maillon.eu Introduction géopolitique sur la Syrie et son contexte révolutionnaire avec Leyla-Claire Rabih et des étudiants du Master Relations internationales de l’IEP, vendredi 17 mai (19h)

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Comment avez-vous découvert les trois textes de cet auteur trentenaire qui a quitté la Syrie en 2012 et vit aujourd’hui à Berlin ? Je les ai découverts fin 2013 et voulais raconter cette période depuis 2011. J’avais la volonté d’expliquer la complexité de ce qui se déroulait, en rupture avec la simplicité du récit des médias. Je voulais aussi montrer l’implication des familles qui peuvent se retourner contre toi, surtout quand elles ont des privilèges. L’activiste filmant des témoignages d’incarcération dans la seconde partie sera sortie de prison par un frère proche du régime. Les personnages victimes chez Mohammad Al Attar ne se positionnent pas toutes comme telles et continuent de penser, ce qui me parait essentiel à raconter. Dans la dernière partie, Farès part voir de ses propres yeux ce qui se passe et se prend quelque chose de monstrueux en pleine face. Au début, un des comédiens me demandait

“avec qui” j’étais. Je répondais “contre le régime”. Ce qui ne lui suffisait pas. Il voulait savoir “avec qui”. Je ne savais pas. Mais entre 2014 et 2019, cette chose-là a complètement changé. Je ne peux plus regarder la situation comme alors. Vous pouvez pourtant toujours être contre le régime… Mais je ne peux plus dire que la révolution syrienne vaincra. C’est un peu compliqué à cause d’un écrasement international total dû à Poutine, Erdoğan… J’ai mis très longtemps à comprendre comment l’Occident laissait faire Poutine, notamment en 2013 lors de l’utilisation des armes chimiques lorsqu’Hollande et Obama ont failli bombarder, avant finalement de reculer. Quand la Russie a vu que là-bas nous ne bougerions pas, elle a pris cela comme un feu vert pour l’Ukraine. Cette période 2011-2013 est l’introduction du désastre actuel.


THÉÂTRE

Vous prenez beaucoup de soin à ne pas donner à entendre un point de vue unique sur la révolution syrienne et la guerre civile. Le régime d’Assad est décrit comme plus dur que l’État Islamique… Mon point de vue est qu’il en est un des produits. Mais les lignes bougent et cela a été compliqué durant la création du spectacle qui a débuté en 2014. L’EI commençait tout juste. J’avais envie de raconter le vacillement d’une société, quelque chose d’une guerre civile ayant commencé avec la répression du régime en place. Rien ne m’ulcère plus que ce discours simpliste qu’on nous sert de plus en plus qui imposerait un choix entre Daesch et Bachar el-Assad. Le second discours négationniste se mettant en place depuis quelques temps est celui d’une absence de révolution, résumée à quelques manifestations. Dans la seconde partie, Caméra, une femme témoigne de son arrestation et confie à quel point on prend goût à la violence… Il était important pour moi qu’elle veuille absolument témoigner de la manière dont elle a été arrêtée : dénoncée par une chrétienne. Cette communauté sait qu’elle est instrumentalisée car privilégiée. Ensuite, elle va encore plus loin dans les fissures de l’âme humaine, racontant un mécanisme de survie face à des conditions de violence extrême. Cela vient après Zaid qui lui se méfie de toute vengeance et toute haine, sachant qu’y mettre un pied entraîne tout le reste… Il raconte comment toute société peut basculer dans la guerre civile. À partir du moment où il y a une dose de cohésion des communautés et de violence suffisante, il est très facile de dire que les problèmes viennent des autres. L’image est ici plus complexe que ce qu’on voudrait. De quoi cette révolution est-elle orpheline, comme l’indique votre titre ? « La Révolution orpheline » est une formule inventée par Farouk Mardam Bey, intellectuel syrien de 80 ans. Il a très vite dit qu’elle l’était de ses soutiens : de ces démocrates qui ont depuis l’extérieur soutenu la révolution avant de renoncer. Il y a eu beaucoup de tractations au début pour penser à l’après Bachar el-Assad, à Istanbul et au Caire, organisées par les Saoudiens ou les Américains. Les soutiens se sont retirés très vite. Ziad Majed a ensuite raconté cette période dans le livre Syrie, La Révolution orpheline. Ce titre me semblait juste, politiquement, en renvoyant à ces pères-là, laïques et de gauche. En 2019, le sous-titre pourrait être une introduction au désastre. Comment regardez-vous cette pièce aujourd’hui ? Cela change tout le temps. Le recul aujourd’hui est intéressant, notamment pour les Syriens qui viennent voir la pièce. Certains ne supportent pas, d’autres s’aperçoivent qu’ils n’ont pas eu le temps de réfléchir à ces événements. La majo-

rité d’entre nous a oublié tout ça. Je voulais faire entendre les questions politiques qui se posaient alors. Leur universalité est toujours valable. La question de la légitimité d’un mouvement populaire se pose aussi en France aujourd’hui avec les gilets jaunes. Qui décide de la maturité politique d’un mouvement et de sa légitimité ? Au-delà de l’intérêt théâtral de ces trois formes, aux défis et formes différentes, qui sont un tombeau pour les Syriens, je souhaitais faire partager ces problématiques politiques. D’ailleurs Jean-Pierre Filiu décrivait la Guerre en Syrie comme notre Guerre d’Espagne. L’aveuglement européen est grand. Poly 220

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THÉÂTRE

croire ou ne pas croire… Seule en scène, Sophie Engel se demande Qui croire, interprétant un texte traversé de multiples voix écrit et mis en scène pour elle par Guillaume Poix.

Par Hervé Lévy Photo de Camille Graule / Collectif des Routes

À la Comédie de Reims, du 9 au 18 mai lacomediedereims.fr

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n désir de « travailler sur la religion et de questionner le rapport le plus intime à la foi. Qu’est-ce qui nous donne envie de croire en quelque chose qui nous dépasse ? D’où vient le désir de transcendance ? », résume Sophie Engel pour décrire le point de départ de Qui croire, ample monologue signé Guillaume Poix narrant l’histoire d’une femme menant une enquête sur les mystiques, du Moyen-Âge à nos jours, « des figures sacrificielles qui ont une connexion directe à Jésus ou a Dieu, ont des visions ou présentent des stigmates. » Sur le texte, plane l’ombre de deux figures essentielles, celle de Marthe Robin (1902-1981) et d’Alexandrina de Balazar (1904-1955), deux mystiques catholiques. En se promenant sur Internet, le personnage découvre la « possible explication médicale, régulièrement avancée par des scientifiques ». Pour le psychiatre Jean Lhermitte, de tels phénomènes, et en particulier l’inédie (c’est-à-dire l’abstention totale de nourriture et de boisson pendant de longues périodes) de Marthe Robin, sont ainsi « des accidents de nature névrosique ou mieux psychonévrosique à caractère hystérique. » Au fil de sa quête, elle se demande si ces manifestations surnaturelles sont susceptibles d’accréditer l’existence de Dieu ou

si elles témoignent au contraire d’un profond désordre intérieur. La voix de Sophie Engel se transforme en direct – grâce à un travail de création sonore signé Guillaume Vesin –, se fait naïve, inquiétante, rationnelle ou exaltée, au fur et à mesure des épisodes nous entrainant dans l’Histoire, rappelant, par exemple, l’illumination reçue par Paul Claudel, le 25 décembre 1886 à Notre-Dame de Paris. Se découvrent ainsi « les différentes voix qui coexistent en chacun de nous ». Au fil de ses pérégrinations, « la narratrice se persuade que la condition des mystiques serait en partie déterminée par la condition socio-historique des femmes en Europe à l’ère industrielle et capitaliste », résume Guillaume Poix. Et si l’avatar contemporain de Dieu était le travesti Delores Kane prétendant être la réincarnation de Jésus ? Mais finalement que cherche notre héroïne ? Qui va-t-elle rencontrer, si ce n’est elle-même ? Et l’auteur de poursuivre : « Nous enquêtons sur les ressorts de la croyance : qu’est-ce qui nous pousse à croire en quelque chose, en quelqu’un, en Dieu ? Qu’est-ce qui, au fond, rend crédible une fiction ? » Dans cette mise en abyme, le spectateur est ainsi renvoyé à une réflexion sur ce qui se joue au théâtre…


tentative de dialogue amoureux Nominée aux César 2018 du meilleur espoir féminin pour Jeune femme, Lætitia Dosch présente Hate, tentative de duo avec un cheval. Une étrange utopie amoureuse répondant au désordre du monde.

Par Thomas Flagel Photo de Dorothée Thebert Filliger

Au Jules Verne (Montbéliard) magranit.org

À L'HEURE OÙ NOUS RENONS BOUCLONS NOUS APP SPECTACLE DU N TIO ULA NN L'A HNIQUES POUR RAISONS TEC

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u départ, il y a ce besoin d’écrire. De coucher sur papier ses impressions. Son journal intime prend des atours forts poétiques qui irriguent la fantaisie équestre l’unissant à Corazon, pur-sang à la robe grise. Devant une bâche ondulante reproduisant un paysage champêtre de montagne, une piste de sable rouge, terrain de jeu et de rencontre entre la belle totalement nue et la bête. Pied-de-nez à la distanciation des rapports humains actuels et à une société incapable de faire du vivre ensemble un idéal collectif, Lætitia Dosch se lance dans une idylle amoureuse avec un cheval, lestée d’une ironie décapante. Leur tête à tête ritualisé est né d’un long travail dont fut proscrit tout dressage. La comédienne et metteuse en scène suisse a créé une relation de partage et de confiance par la méthode du “cliquage”, claquant la langue pour faire comprendre à l’équidé que ce qu’ils venaient de faire était bien, et serait reproduit plus tard. Le tout étant gratifié par de la nourriture. Celle qui s’est prise d’amour pour l’équitation lors d’un tournage de western il y a une poignée d’an-

nées s’est vue obligée de dominer ses émotions et la peur pour être toute entière « tournée vers ce qui advient lorsqu’on laisse “être” un animal et qu’il décide quelque chose ». Métaphore de la solitude et des pièges embusqués dans toute relation amoureuse gangrenée par la domination, le contrôle et le pouvoir, son – impossible ? – union avec Corazon repose sur des accords tacites, la maîtrise de la distribution de carottes et de caresses autant qu’une disponibilité à toute épreuve et une écoute mutuelle permettant un dialogue mystico-bestial. Leur pas de deux part d’une déclaration sentimentale pour un trajet amoureux classique, fait de crises, de sexe, d’attirance et de lassitude, d’incompréhensions et de silences, marqués par les mots de Lætitia comme le langage des corps. Dans une scénographie épurée signée Philippe Quesne, ces présences incroyables dessinent des espaces de liberté inédits pour la femme et l’animal, comme une utopie en marche, quête d’humanité perdue, confiance en l’instinct et la délicatesse, la fragilité et le dénuement.

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FESTIVAL

relier le monde La nouvelle édition du festival messin Passages poursuit une exploration sans bornes du champ artistique avec un alléchant focus africain. Par Thomas Flagel Photo de Franck Petricenko

Sous chapiteau place de la République et dans divers lieux de Metz, du 10 au 19 mai festival-passages.fr

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uvrir les champs des possibles, faire voler en éclats les frontières et relier les mondes. Tel est le programme de ce rendez-vous prisé des amateurs de découvertes artistiques. Mélissa Laveaux (11/05, place de la République) incarne à elle seule le métissage de Passages. La folkeuse installée à Paris mais élevée au Canada revisite ses racines créoles dans son dernier album. Radyo Siwèl explore le répertoire traditionnel haïtien fait de chants populaires, de cantiques et d’hymnes appartenant tout autant aux cultes vaudou que chrétien. Cuivres et percussions se mêlent à la sensuelle et envoutante voix d’une chanteuse qui électrise. Changement de genre avec un solo au titre impossible : And so you see… our honorable blue sky and ever enduring sun… can only be consumed slice by slice… (15/05, L’Arsenal). Une performance (déconseillée aux moins de 16 ans) conçue par la sud-africaine Robyn Orlin pour un artiste hors normes. Le danseur, performer et “songoma” (guérisseur traditionnel) Albert Ibokwe Khoza s’y dévoile sous toutes les coutures, multipliant personnages et points de vue modifiant sans cesse la place des spectateurs (complices, voyeurs…). Un ogre

scénique déchirant des oranges et jouant du grotesque qui emporte tout sur son passage. Homosexuel revendiqué, il exhibe ses formes XXL, filmées en gros plans ou emballées dans du film plastique, se fait reine nubienne ou diva autoritaire dictant à deux spectateurs de la laver avec vaporisateurs et gants en latex. De vrais actes politiques questionnant pêlemêle le regard, le genre, l’identité, sa place et son rapport à l’autre comme à l’inconnu ou à ce qui nous est étranger. Plus démonstratif sera Monstres / On ne danse pas pour rien (16/05, L’Arsenal) du congolais DeLaVallet Bidiefono, gorgé de l’énergie d’une troupe rappelant comment elle a opposé son art à la dictature de Brazzaville, la danse à la guerre, les “monstres” naissant dans leur danse et leur musique jouée en direct aux carcans et aux caciques du régime. Afrique toujours avec l’étonnante proposition des compagnies du Fil & O.p.U.S : Le Musée Bombana de Kokologo (10-19/05, place de la République). Un cabinet de curiosités, ode à la débrouille et à l’inventivité africaine disséquant l’influence de l’histoire du continent sur les êtres, les créations, les petits riens et les grands tout dans une délicieuse “ethno-fiction” des objets.


FESTIVAL

ébullition des sens Temps fort dijonnais, le festival dédié à la jeune création Théâtre en Mai, propose une quinzaine de pièces dont deux créations, sous le parrainage de Stéphane Braunschweig.

Par Thomas Flagel Photos d’Harlem Quartet par Tristan Jeanne-Valès et de La Bible par Vincent Arbelet

Dans divers lieux culturels (Dijon), du 23 mai au 2 juin tdb-cdn.com

Lire Poly n°219 ou sur poly.fr Pour ceux qui la manquerait, la pièce fait aussi partie de la programmation du In du festival d’Avignon, au Cloître des Carmes du 6 au 14 juillet – festival-avignon.com 3 Lire Théâtrographie d’une planète habitable dans Poly n°209 ou sur poly.fr 1

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omme un symbole. Pour sa 30e édition, Théâtre en Mai prend pour parrain l’actuel directeur de l’Odéon-Théâtre de l’Europe. Celui qui y présentait en 1990 l’une de ses premières pièces, Tambours dans la nuit. De Brecht à Molière, il n’y a qu’un pas, et c’est sa dernière création, L’École des femmes1, brûlot pourfendant la domination masculine qu’il donnera au Parvis Saint-Jean (23-26/05). Il y croisera une de ses anciennes élèves du temps où il dirigeait le Théâtre national de Strasbourg : Maëlle Poésy déjà venue trois fois au festival depuis 2011 – notamment avec l’excellent Ceux qui errent ne se trompent pas en 2016 – crée Sous d’autres cieux (Parvis Saint-Jean, 31/05-02/06)2. Avec son compère dramaturge et auteur Kevin Keiss, lui aussi passé par l’École du TNS, l’artiste associée du Théâtre Dijon Bourgogne signe une fiction sur le sort des apatrides d’après L’Énéide, épopée de Virgile narrant la migration d’un vaincu cherchant à déjouer le destin en trouvant une terre de paix. Passé et futur s’entremêlent dans le présent du récit d’Énée. Les troubles somatiques et psychiques de l’exil, sans cesse revécus, donnent corps à une chorégraphie puissante dans un funeste décor de feu, d’eau et de terre. Kévin Keiss est doublement présent à Dijon puisqu’il signe aussi la traduction et l’adaptation du roman de James Baldwin, Just above my head, pour Élise Vigier. Connues du grand public depuis

le documentaire de Raoul Peck I am Not Your Negro, la langue et la verve de cet intellectuel et homosexuel afro-américain ayant lutté contre la ségrégation raciale et sexuelle, resplendit dans Harlem Quartet (Au Cèdre, 28-30/05). Sur fond de musique acoustique et du slam de Saul Williams, les images actuelles d’Harlem se mêlent aux années 1970 et à celles d’avant la Guerre de Corée. Les portraits croisés de frères, d’amours libres, de drogue et de révolte passant aussi par l’art dans une langue à l’érotisme pulsionnel. Autre règlement de comptes avec la société, celui de Céline Champinot qui revient avec La Bible, vaste entreprise de colonisation d’une planète habitable3 (Salle Jacques Fornier, 24 & 25/05), création 2018 du festival. Cinq jeunes scouts d’Europe, dont la culture religieuse se mêle à l’amour des films de science-fiction et de télé-réalité poubelle, se retrouvent sur le terrain de jeu multisports du quartier pour apostropher le Créateur. En ligne de mire, le désordre consécutif à l’ordre donné de coloniser une planète entière (la nôtre), d’en soumettre les êtres vivants (hommes, femmes, animaux, plantes…) et de faire de notre sainte reproduction une obsession. Un monde gorgé d’intelligence artificielle et d’hybridations sorties du torturé et parano Philip K. Dick, qui ne verra pas forcément d’un très bon œil l’accueil de ces réfugiés trop humains.

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ilka est là ! Laurie Cannac, artiste associée aux 2 Scènes, nous convie au théâtre pour célébrer la marionnette avec comme invitée spéciale, la grande Ilka Schöbein.

Par Fiona Bellime Photo de Serge Lucas

À L’espace (Besançon), du 18 au 24 mai scenenationaledebesancon.fr Retrouvez l’intégralité de l’entretien avec Laurie Cannac sur poly.fr

Qu’est-ce que cette fête autour de la marionnette représente pour vous ? Le public de Besançon connaît mon travail depuis le début, alors, c’est en quelque sorte un ami à qui je propose de développer cette relation, vers plus d’intimité. Dans cette fête, il va voir des spectacles, (Faim de loup, 18 & 19/05 ; Ricdin-Ricdon, 21-24/05 ; Eh bien dansez maintenant, 22-24/05 aux 2 Scènes), mais aussi notre façon de créer et de vivre par des photos, des matériaux de construction, la scénographie “nomade” du lieu. C’est aussi une façon de rendre hommage à Ilka Schönbein pour ce qu’elle a apporté, pas seulement aux femmes avec qui elle travaille, mais aussi au monde de la marionnette et aux spectateurs. C’est elle, avant tout, qui nous rassemble. Comment vous êtes-vous liées avec Ilka Schönbein ? Quand je l’ai rencontrée, j’étais marionnettiste depuis dix ans. J’avais commencé, comme elle, dans la rue. J’étais nomade aussi. Elle est venue voir un de mes spectacles lors d’un festival alors qu’elle avait prévu d’en voir un autre. Et après la représentation, elle est restée discuter, et m’a proposée son aide. Elle est venue à une résidence, puis nous a rejoint à une autre. Trois semaines avant la première, elle a décidé de signer la mise en scène de Faim de loup.

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Justement, qui est votre petit chaperon rouge dans Faim de loup? C’est un chaperon blanc ! Une petite fille coincée dans les règles d’une vie régie de principes, d’angoisses et d’interdits. Pour échapper au contrôle omniprésent de sa mère, elle se sert de l’histoire du Petit Chaperon rouge pour se jeter éperdument dans l’aventure de la vie. Ce qui est rouge dans ce monde tout blanc l’attire : l’interdit, le danger, la révolte, l’amour... La version orale du conte est traditionnellement adressée à la jeune fille, et parle de la transmission entre générations féminines, de grandir en tant que femme… Les corps des marionnettes et le vôtre se confondent au point que vous semez le doute… C’est encore une fois inspiré par Jung : il pense que les contes ont la même structure que nos rêves. Dans le vaste terrain d’exploration qu’est la marionnette de corps, la comédienne joue le personnage principal et tous les autres avec son propre corps. Les dédoublements et transformations qui en résultent racontent à la fois l’histoire et les conflits intérieurs du héros. La marionnette de corps permet cela : elle amène le spectaculaire, la surprise et l’émotion, et en même temps, en sous-texte, pourrait-on dire, elle nous raconte nos conflits intérieurs. Tout comme les contes en somme.



gay guerilla Dernier programme d’une riche saison pour le Ballet de Lorraine, Piano Piano réunit deux créations maison signées Olivia Grandville et Petter Jacobsson & Thomas Caley. Par Irina Schrag Photo de For Four Walls par Arno Paul

À l’Opéra national de Lorraine (Nancy), du 23 au 26 mai opera-national-lorraine.fr ballet-de-lorraine.eu

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e directeur du Ballet de Lorraine n’est pas homme à laisser passer le centenaire de la naissance de Merce Cunningham ! S’emparant du premier mouvement de Four Walls, musique composée pour piano et voix seule par John Cage pour son compagnon chorégraphe. Avec son complice Thomas Caley, Petter Jacobsson s’inspire d’un entretien autour du silence enregistré dans l’appartement new-yorkais de Cage. Naissait une focalisation sur le temps et le moment présent, la circulation du son dans l’espace. For Four Walls fait ainsi écho à la performance originale de 1944 qui ne fut jouée qu’une seule fois avant d’être perdue et oubliée. À la fin des seventies, un pianiste retrouva la partition au milieu de manuscrits du compositeur qui en dira plus tard qu’elle rappelle – voire préfigure ! – la musique de Philip Glass et Steve Reich avec ses « passages répétés où tout est écrit pour les notes blanches du piano, en sol majeur et la musique ne s’arrête jamais. » Au point que son auteur en redécouvre totalement les contrastes et la puissance, ersatz de ce qui forgera le style et l’influence globale du duo Cage-Cunningham. Interprétée en direct par la pianiste Vanessa Wagner, la pièce n’est plus donnée entre quatre murs d’un appartement de la 6e Avenue mais dans

un espace entouré de miroirs, matérialisation d’une finitude et d’un espace-temps où se réfléchissent les sons et les corps. L’image navigue et se répercute comme les temporalités éloignées entre l’œuvre originale et ce qu’elle devient, totalement revisitée à Nancy. La seconde pièce au programme s’inscrit elle aussi dans l’histoire du minimalisme musical avec Evil Nigger de Julius Eastman. La chorégraphe Olivia Grandville s’inspire de cette œuvre du pianiste et activiste afro-américain disparu en 1990, dans l’indifférence générale. La musique de cette « figure injustement oubliée » n’a de minimale « que ses procédés d’écriture », analyse-t-elle. « Pour le reste, elle apparaît surtout chargée d’une énergie rock en phase avec les engagements politique du compositeur en tant que musicien noir et gay, en phase aussi avec son époque, cette génération qui rêvait de marier les idéologies collectives à la libération individuelle. » Avec Melaine Dalibert et Manuel Adnot au piano et à la guitare électrique, Jour de colère invite à une contestation groupée de la jeunesse, par-delà les individualités de chacun, sur un rythme effréné. Nait une danse pour corps affutés, lancés dans de grands jetés désordonnés.


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Four For

En un éclat

Au delà de l’écoute, donner à voir la musique. Pour Halory Goerger, artiste protéiforme, c’est aussi toute une histoire qui se raconte, un texte écrit comme un livret, un récit ne manquant ni d’humour, ni de fantaisie. Dans le cadre de Musique Action (voir page 40).

C’est la rencontre dans un espace blanc de deux corps : celui d’une danseuse senior, de formation classique, et d’un jeune danseur hip-hop. Un espace vierge à inventer, un endroit dans lequel chacun dépose son empreinte physique. À partir de trois ans.

07-09/05, Théâtre de la Manufacture (Nancy) theatre-manufacture.fr

22/05, Le Réservoir (Lunéville) lameridienne-luneville.fr

Vêtir ceux qui sont nus

First Trip

Charles Tordjman monte la pièce de Luigi Pirandello chez qui le mélodrame ouvre sur des abîmes vertigineux, sur nos quêtes d’identité et de vérité, sur le mensonge omniprésent, sur notre façon de vouloir les autres conformes à nos attentes et non à ce qu’ils sont réellement.

Après avoir été porté à l’écran par Sofia Coppola en 1999, Katia Ferreira propose une adaptation théâtrale de Virgin Suicides, roman de Jeffrey Eugenides.

09-15/05, Théâtre des Capucins (Luxembourg) theatres.lu Le Dîner Une pièce de la O’Brother Company d’après le roman Cendrillon d’Éric Reinhardt. 10/05, Le Brassin (Schiltigheim) ville-schiltigheim.fr La Dévorée Marie Molliens propose une réflexion sur l’image de la “femme de cirque”, tour à tour inaccessible et vulnérable. Les artistes de la Compagnie Rasposo sont toujours en équilibre entre la volonté de combattre à tout prix et celle de se laisser atteindre. 15-17/05, Le Carreau (Forbach) carreau-forbach.com

22 & 23/05, La Comète (Châlons-en-Champagne) la-comete.fr J’ai bien fait ? Pauline Sales (texte et mise en scène) crée une pièce sur l’érosion de notre volonté et de nos idéaux dans la mollesse du confort matériel. Voir Poly n°218 ou sur poly.fr. 23 & 24/05, La Comédie de l’Est (Colmar) comedie-est.com Les Éphémères (2) Le festival revient pour la septièmes fois fêter la créativité avec spectacles, animations, expositions, etc. La thématique de cette année est “Le Village”, histoire de remettre en valeur un vivre ensemble rural, convivial et solidaire. 29/05-10/06, Parvis du Diapason (Vendenheim) vendenheim.fr

Gauthier Dance (1) Après Alice (2015), la compagnie de danse du Theaterhaus Stuttgart, revient avec un triptyque d’œuvres de chorégraphes d’origine israélienne. 21/05, Théâtre des Capucins (Luxembourg) theatres.lu Poly 220

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© Anaëlle Trumka

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© Regina Brocke

sélection scènes


MUSIQUE

l’adieu aux armes Le chanteur dijonnais Bastien Lallemant fait Danser les filles avec un merveilleux album menant un combat poétique contre l’individualisme.

Par Emmanuel Dosda Photo de Frank Loriou

À La Vapeur (Dijon), mardi 29 octobre lavapeur.com

Lors de notre dernier entretien en 2005, vous avez refusé d’imiter Gainsbourg. Vous ne voulez toujours pas me faire Le Poinçonneur des Lilas ? Mon timbre est assez semblable au sien, mais je suis un garçon très timide, donc non. Il faudra tenter en troisième saison ! En fait, j’essaye de plus en plus d’écarter cette référence, qu’elle s’entende le moins possible. Avec mon dernier album, je parviens à m’en éloigner. Danser les filles ne tient pas ses promesses : il est impossible de danser sur ce disque… Il y a en effet une petite tromperie sous-jacente et amusante. Ce titre un peu désuet, “à l’ancienne”, sixties, est une évocation d’un livre de Brigitte Giraud qui parle de la Guerre d’Algérie, Un Loup pour l’homme. Le morceau-titre peut parler de n’importe quel gars qui se fait amocher durant une bataille et qui ne pourra plus jamais faire danser les femmes, victime de n’importe quelle guerre où l’on envoie des gamins se faire découper en morceaux. Cette chanson parle de cette infamie !

Édité par Zamora (sortie le 24 mai) zamoraprod.com bastienlallemant.com

Fuir au combat fait résonnance à ce titre : il y est question de baisser la garde, de ne plus croiser le fer, de tout lâcher. La métaphore d’un monde sans utopie ? Oui, les deux morceaux se répondent. Faut-il aller au casse-pipe ou battre en retraite ? Ici, il est question de fuite, de renoncement… Est-ce un affront de dire que ce nouvel album est plus ambitieux et profond que les précédents, au niveau des arrangements, de la mise en avant de la voix, des chœurs et des textes ? Selon moi, Le Verger (2010) est plus ambitieux que Les Érotiques (2005), lui-même

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d’un niveau au-dessus des Premiers instants (2003). Je pense en effet que Danser les filles surpasse La Maison haute (2015) : une marche est franchie dans ma façon d’écrire, de poser ma voix, de produire… L’humeur est nouvelle : harmoniquement, musicalement, cet album est plus solide sur ses pattes, davantage “ancré” ! Dès les premiers accords, on entre littéralement dans le disque, très incarné… J’ai longtemps été considéré comme un faiseur de chansons avec un charisme léger, travaillant sur un romantisme sombre très européen et intimiste. La Maison haute, par exemple, ne montre pas les muscles. Je voulais cette fois moins de fragilité, plus de “virilité”. Enregistré avec Seb Martel (Bumcello), JP Nataf (Les Innocents), Fabrice Moreau (batteur d’Arthur H) ou Babx est-ce un disque de copains ? Ça fait un petit moment que je fais des albums avec des amis (Albin de la Simone, Bertrand Belin…), mais celui-ci est le second volet de La Maison haute et c’est un peu comme si nous étions repartis en vacances ensemble. Alors oui, c’est un vrai disque de potes. Une chanson à boire (Ami ami), une Berceuse ou un titre à fredonner accroché au guidon de son vélo (Nous dormirons la nuit au chaud) : chaque morceau est typé… Je ne voulais plus de concept autour d’une thématique serrée. J’ai beaucoup voyagé ces derniers temps, en Polynésie française, en Nouvelle-Calédonie ou au Japon, et j’y ai beaucoup recueilli de cadences harmoniques, de bouts de phrases : ça a aéré mon écriture. Ami ami a été créé face au Pacifique et n’aurait pu l’être dans la grisaille de notre Grand Est !


Il est en effet beaucoup question de douceur et de chaleur au cours de l’album où ne souffle pas le vent frais de l’Est… Je ne décide de rien lorsque j’écris, je subis. Je crois qu’avec l’âge, je suis plus serein. Alors je me suis posé à distance pour observer ce monde anxiogène et donner naissance à des titres comme Nous dormirons la nuit au chaud, un chant d’espoir, une parabole

sur la circulation des peuples à travers les frontières et un vœu, celui que les migrants puissent enfin trouver un lit où se reposer confortablement. Vous faites rimer poétique et politique… Je parviens à totalement exprimer mon ressenti très profond par rapport à la société, au monde qui nous entoure… Poly 220

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MUSIQUE

la boom 4

Polak © Fifou

Le rappeur Polak avoue posséder « un bunkœur en ciment » et balance ses lyrics tonitruantes sur une prod’ aux p’tits oignons. À 100% dans le rap game, les yeux bien en face des trous, il met du sel dans le paysage musical francophone et sera dans son élément sur la scène de La Cartonnerie de Reims (10/05), en concert dans le cadre du quatrième Boom Bap Festival. L’événement hip-hop fait également un focus sur des artistes qui sortent de l’ombre de ceux qui tiennent le micro : les beatmakers. Le talentueux Al’tarba sample Brassens et ajoute du beat, avale un Mushroom Burger en faisant swinger l’abstract hip-hop. Son pote Senbeï lâche les rythmes sur des extraits cinématographiques et fait vrombir les basses à la manière des Freestylers. Les deux Gangsters auteurs d’un album commun, Rogue Monsters, feront un show à quatre mains (07/05, au Shed) où Bollywood rencontre les scratches bien placés et les chants anciens croisent les machines. Le reste du menu de l’événement concocté par l’association Velours ? Le géant du rap US Pete Rock (07/05, au Shed), des battles de danse et autres block parties. Walk This Way ! (E.D.) À La Cartonnerie et autres lieux de Reims, du 7 au 12 mai velours-prod.com – ­ cartonnerie.fr

Signe d’excellence et d’exigence artistique : le compositeur Pierre-Yves Macé a sorti deux albums (Faux-Jumeaux et Segments et Apostilles) sur Tzadik, mythique et pointu label de l’immense John Zorn. Influencé par la culture du collage de ce dernier, comme par les œuvres électroacoustiques de Luc Ferrari ou le post-rock de Gastr del Sol, Macé est passionné par les musiques expérimentales, l’électronique acerbe et les arts sonores. Il se sent comme un poisson dans l’eau lorsqu’il assure la première partie du duo electro excentrique Matmos ou du Sonic Youth Lee Ronaldo. Ce musicien puisant dans les archives sonores mondiales pour créer, utilisant boucles, demi-tons et itérations, propose Jardins Partagés, création pour cinq chanteurs, cinq haut-parleurs et cinq instrumentistes. Présentée dans le cadre des Matinées contemporaines organisées par le Césaré et l’Opéra de Reims, cette pièce implique l’ensemble vocal Les Cris de Paris. Dirigé par Geoffroy Jourdain, l’ensemble en résidence à l’Opéra a collecté des chants “migrants” du monde entier pour les faire cohabiter en deux cantates cosmopolites. (E.D.) Au Césaré (Reims), dimanche 5 mai cesare-cncm.com – operadereims.com

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© JF Mariotti

la fleur de mon secret


FESTIVAL

du gros son Ce mois-ci, la ville de Besançon Mai du son ! Réouverture après travaux de La Rodia, portes ouvertes au Conservatoire, fiestas au Bastion… Pour marquer sa renaissance à coups de BPM, Fakear est l’invité d’honneur ! Entretien bestial. de voyages ? Non, je les pioche dans des disques de world ou sur YouTube. Par contre, mes titres invitent au voyage : ils demandent à l’auditeur de laisser son confort derrière lui pour partir à l’aventure, dans une Asie ou une Afrique imaginaires. Je reviens d’un long voyage de quatre mois en Extrême-Orient, mais mes titres sont plutôt des visions fantasmées de coins du monde. J’aime créer des ambiances, décrire des paysages abstraits, des lieux de calme. Je n’ai pas du tout la culture club et si je fais des morceaux rythmés, c’est davantage dans le but de les mettre en transe que de les faire danser. Si ils dansent, c’est du bonus. Dans le clip La Lune rousse, la protagoniste fait comme vous : elle fuit le bitume pour le grand large… Cette vidéo a été tournée avant que je décide de partir à mon tour. J’ai quitté Paris pour la campagne suisse, à Yverdon-les-Bains, et ça me va très bien ! La rencontre avec ma copine a été le déclic. C’est ma muse, l’inspiration principale de tout ce que je fais. Sans elle, Animal ne serait pas l’album qu’il est !

Par Emmanuel Dosda Photo de Fraser Taylor

À La Rodia (Besançon), samedi 11 mai pour la réouverture de la salle (08-11/05) et à La Laiterie (Strasbourg), samedi 30 novembre larodia.com — artefact.org Mai du Son, à La Rodia, au Conservatoire (11/05) et au Bastion (24 et 25/05)

Comment s’exprime votre part animale ? Sur scène. Je suis fan de rock au départ et essaye de retranscrire cette énergie devant le public, de l’entraîner dans la transe. C’est plus difficile d’exprimer ma part animale dans mon studio… même si mes morceaux sont très intuitifs, peu intellectualisés. Il y a un côté naïf, coloré, solaire chez moi. Enfantin. D’où viennent tous les sons qui habitent vos morceaux ? Vous les collectez lors

Vous fuyez la ville et son chahut mais tournez sans cesse dans des salles combles, des blocs de béton… Oui et c’est très bien ainsi, car le fait de vivre en Suisse me permet de faire des coupures. Je savoure le fait d’être en tournée et de me glisser dans la peau de Fakear ! Pourquoi avoir choisi un pseudo alors que Théo Le Vigoureux, votre vrai nom, aurait été parfait ? [Rires] C’est un peu trop chevaleresque, un peu trop Game of Thrones ! Fakear vient de l’époque où Superpoze et moi avons commencé à nous intéresser à la scène hip-hop et aux beatmakers.

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FESTIVAL

le son et les gestes Musique Action, festival organisé par le CCAM de Vandœuvrelès-Nancy, fête sa 35e édition – dédiée au rythme – en poursuivant ses aventures soniques en divers lieux. Par Emmanuel Dosda Photo de Moondog par Stefan Lakatos

Au Centre Culturel André Malraux et dans d’autres lieux (Vandœuvre-lès-Nancy), du 6 au 12 mai musiqueaction.com

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livier Perry, directeur du CCAM ayant remplacé le regretté Dominique Répécaud en septembre 2017, rêve « que la création sonore constitue un espace de liberté absolue », de « suivre les arpenteurs des ultimes frontières de l’inouï » et que « la musique soit toujours synonyme d’audace, d’inventivité et de joie ». On connaît l’implication de l’équipe de Musique Action pour les formes les plus radicales : musique électroacoustique, art sonore interactif, free-rock, impro et autres expériences chorégraphiques. Depuis 35 ans, le festival s’empare à bras le corps des turbulences que traverse notre époque et défie l’obscurantisme ambiant avec des explorations sous forme de spectacles transgenres, des créations originales aventureuses, des rencontres transdisciplinaires ou des installations telles que celle d’Hervé Birolini, In / Out : The Grid, qui s’adresse à notre part animale. En compagnie de la

danseuse Aurore Gruel, le compositeur 2.0 et “dompteur” de matière lumineuse présentera deux spectacles mêlant mouvements, musique et light show : Core (08/05) et Exartikulations (12/05). Autre moment hyper percussif : Pléiades, pièce de Iannis Xenakis dont se sont emparées les Percussions de Strasbourg. Une approche performative de la musique et du rythme partagée avec Anthony Laguerre que l’on retrouve à trois occasions durant l’événement : Iki (10/05), Membranes (11/05), Myotis (12/05), triptyque cathartique flirtant avec la sauvagerie. Moment clef de cette 35e édition, l’hommage à Moondog, le “Viking de la sixième avenue” de Manhattan, musicien aveugle et génie barbu extravagant classable quelque part entre Terry Riley et Charlie Parker. L’Ensemble O s’attaque à Elpmas (10/05), ultime partition du musicien au casque à cornes où le marimba est roi. De quoi se perdre dans la jungle urbaine…



3 œil e

Chant slave, lamentations pieuses, mantras soniques, drinking songs amères… Matt Elliott, artiste anglais installé à Nancy, produit une musique sacrée tout en considérant la religion comme « une connerie ». Entretien cash.

Par Emmanuel Dosda Photo de Léa Jiqqir

À La Médiathèque de Vendenheim (Merve Salgar & Ross Heselton en première partie), vendredi 10 mai mediatheque.vendenheim.fr À La Maison de la Culture et des Loisirs de Gérardmer (Thomas Schoeffler jr en première partie), samedi 11 mai mclgerardmer.fr

Réédité par Ici d’Ailleurs icidailleurs.com

Édité par Ici d’Ailleurs icidailleurs.com

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Pourquoi Nancy plutôt que Bristol ?
 C’est ma vie privée. Peu importe où j’habite : Nancy me va très bien et je passe mon temps à voyager, alors… Vous travaillez avec d’autres musiciens, mais la solitude semble être la condition idéale pour la création ? J’aime être seul, mais je me suis rendu compte que je ne suis tout simplement pas doué pour certaines choses. J’ai donc lentement constitué une petite équipe de personnes en laquelle j’ai confiance. Je suis très chanceux de travailler avec David Chalmin, mon ingénieur du son, Raph Seguinier à la batterie, Jeff Hallam à la contrebasse (et accompagnateur de Dominique A), Maxime Tisserand et sa clarinette et Gaspar Claus et son incroyable violoncelle. Vous avez principalement deux projets – Matt Elliott et Third Eye Foundation (né à l’époque des débuts de Massive Attack ou de vos amis Portishead) – qui parfois se mêlent, notamment sur The Mess We made, mélangeant folk et spirales electro… En fait, ce sont deux façons de travailler très différentes. Je n’aime pas trop la dernière fondation Third Eye, elle est trop sombre, mais compte-tenu de certains événements

de ma vie, je comprends pourquoi… Ceci dit, les deux projets émergent du plus profond de mon âme. La pochette de Failing songs montre une sorte de pietà… Êtes-vous croyant ? Ma mère l’a toujours été, mais je me méfie de la religion. Enfant, j’étais traumatisé par la notion d’enfer ! La musique est très mystérieuse : nous ne savons pas pourquoi nous la créons ni comment elle transmet de l’émotion, parfois aux larmes, à travers le temps et les cultures. En réalité, l’image ornant Failing songs a été inspirée à l’artiste, Vania Zouravliov, par le sort des communards… La musique peut-elle politiquement faire bouger l’ordre des choses ? La musique a sans aucun doute changé la société, elle l’a façonnée. Mais je suis partagé : est-il plus que nécessaire d’être politique ou faut-il utiliser la musique comme mode d’évasion dans ce monde en profonde crise ? Regrettez-vous le « Sarko enculé » sur La Mort de la France ?
 Non, c’était ce que je ressentais à l’époque. Il s’agissait de rompre la tension, mais les choses ne vont pas beaucoup mieux aujourd’hui…



FESTIVAL

la ville est une fête Défier la grisaille ambiante, se retrouver, rire ensemble. Déambuler, flâner, découvrir. Autant de possibilités offertes par l’Humour des notes, festival de musique qui fait frétiller les zygomatiques.

spectacles joués, le farfelu robot / machine à défis musicaux qui invite les badauds à participer façon Shi Fu Mi (compagnie Système Paprika) à l’élaboration d’une symphonie parfaite ! Les curieux sont conviés à écouter les Bruits de coulisses (compagnie les P’tis Bras) en devenant complices de petites mains qui mettent en scène les préparatifs – et l’exécution – d’un show d’acrobaties aériennes. Ou encore, pour ne citer que ces trois-là, faire la connaissance de Steeve, une odyssée de la gloire (compagnie Les Barjes), audacieuse star de music-hall rock & circus qui défie le public pour mieux imposer son génie artistique.

Par Valérie Dietrich Photo de Steeve, une odyssée de la gloire par Angèle Soposki

Au Théâtre et dans les rues de Haguenau, du 25 mai au 2 juin humour-des-notes.com

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epuis vingt-huit ans l’événement offre chaque année à des dizaines de milliers de festivaliers, neuf jours d’une belle et grande fête populaire. Une véritable cure de jovialité qui cette année encore propose une centaine de représentations gratuites dans les rues d’Haguenau. Parmi les

Toujours côté rue, mention spéciale à la soirée du samedi 1 er juin qui débute avec un apéro tarte flambée en fanfare mené par les neuf musiciens de la compagnie Bandakadabra, au swing et à l’humour imparables, et qui se clôture par le spectaculaire Concert du Feu où des percussionnistes engagent un dialogue… explosif. Du côté du Théâtre de Haguenau cinq spectacles viendront tour à tour émailler cette grande fête dont Oh la belle vie ! de la compagnie Cinq de cœur, porté par un quintet vocal déjanté qui, à défaut de vivre d’amour et d’eau fraîche, décide de se nourrir d’humour et de musique. Dans un registre plus clownesque, citons Popbins des Jashgawronsky Brothers qui mêle habilement musique, comédie et jongleries. Afin que cette fête soit aussi celle des familles, le Village des enfants propose trois shows sous chapiteau, accessibles aux bambins de trois ans et plus ou encore de nombreuses animations parmi lesquelles une pêche aux disques, un concours de chant ou une tyrolienne permettant à chacun de prendre un peu de hauteur… et peutêtre de repérer l’emplacement du cinéma en plein air et du QG où se produiront les talents musicaux de la scène locale.



OPÉRA

brontë divine Bernard Herrmann (1911-1975) demeure célèbre pour ses musiques de films d’Orson Welles (notamment Citizen Kane), Alfred Hitchcock – dont il imagina la BO de presque toutes les réalisations – et bien d’autres, tel Martin Scorsese (Taxi Driver). Mal connu, son unique opéra, Les Hauts de Hurlevent est adapté du roman éponyme d’Emily Brontë. S’y fondent expressionnisme (rappelant Schönberg, période Nuit transfigurée), sensualité dramatique évoquant Alexander von Zemlinsky ou encore échappées hollywoodiennes post-romantiques à grand spectacle où les rapports humains sont exacerbés. Dans cette histoire, « les sentiments, au lieu d’habiter les personnages, les entourent tels des nuages de foudre prêts à provoquer des explosions », résume la metteuse en scène Orpha Phelan qui a été frappée par la manière dont « la nature devient un élément envahissant » dans le roman. C’est elle qui structure cette production : « Au lieu donc de représenter Wuthering Heights et Thrushcross Grange par deux intérieurs bien définis, ces lieux vont surgir de la nature même », résume-t-elle. (H.L.) À l’Opéra national de Lorraine (Nancy), du 2 au 12 mai opera-national-lorraine.fr

Que peut encore nous dire un des opéras les plus célèbres du répertoire dont les airs sont immédiatement reconnaissables par tous ? Que représente Carmen aujourd’hui ? C’est à ces deux questions que la metteuse en scène allemande Florentine Klepper – dont c’est la première production en France – va tenter de répondre, affirmant : « Loin des clichés folkloriques, il en va dans Carmen de l’image de la femme et de celle de l’homme. De ce que nous sommes, de ce que nous voulons être, ou plus précisément de ce que l’on attend de nous. Imaginons que nous ayons la possibilité d’assumer une seconde identité, ce qui à l’époque de l’internet va désormais de soi ». Du coup l’effacée Micaëla se réinvente en Carmen, tandis que Don José, soldat sans qualités, se crée une double vie en Escamillo, torero étincelant ! Attendons-nous à une relecture décapante du chef-d’œuvre de Bizet servie par une distribution excitante – avec la jeune mezzo alsacienne Antoinette Dennefeld dans le rôle-titre – et un chef fougueux en la personne d’Adrien Perruchon. (H.L.) À l’Opéra de Dijon, du 17 au 25 mai — opera-dijon.fr Répétitions publiques (04/05) et générale ouverte aux étudiants (15/05)

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Photo de répétition © Gilles Abegg / Opéra de Dijon

carmen brouille les pistes



FESTIVAL

le sacre du printemps Mélomanes passionnés, deux frères, Gautier et Olivier Duong, ont créé le Printemps Klassic, nouveau festival strasbourgeois dont la première édition est centrée sur le piano.

Par Hervé Lévy Portrait de Sophie Dupressoir pour Poly

À L’Auditorium de la Cité de la Musique et de la Danse et au Palais de la Musique et des Congrès (Strasbourg), du 7 au 11 mai printemps-klassic.fr

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es frères Duong ne sont pas des inconnus dans le paysage musical alsacien : après avoir organisé des récitals de piano depuis 2015, ces deux amoureux du clavier dont le premier métier n’est pas la musique – l’un est pharmacien, l’autre contrôleur financier – ont décidé de passer à la vitesse supérieure, mettant sur pied un festival dont l’objectif est de « célébrer la musique que nous aimons et de partager nos découvertes avec le public » affirme Olivier. « Le classique est un amour d’enfance » renchérit Gautier pour décrire les racines de cette initiative privée : « Nous ne voulions pas subir les contraintes des dossiers de subventionnement, prenant chaque concert comme il venait, de manière spontanée. Nous avons continué ainsi avec le festival », poursuit-il. Et lorsqu’on tente la comparaison avec le Festival de Strasbourg, le plus ancien de France, disparu dans de pathétiques circonstances en 2014, ils préfèrent « demeurer humbles ». Reste qu’une place est à prendre… Avec sa première édition, ce Printemps Klassic ras-

semble cinq rendez-vous placés sous le signe du piano (mais dans l’avenir l’événement est amené à s’ouvrir aux autres instruments) et de la jeunesse : « Nos choix sont des affaires de désir. Nous avions envie d’inviter des artistes qui nous transportent, des virtuoses que nous courons écouter à Baden-Baden, La Roque-d’Anthéron ou Paris », résume Olivier. Illustration avec l’incroyable Dmitry Masleev (07/05) dans un récital où Beethoven croise Chopin et Liszt. Lauréat du Concours international Tchaïkovski en 2015, ce pur produit de l’école russe réunit un toucher d’une subtilité incomparable, une inspiration métaphysique et une folle énergie. Autres phénomènes, le très exigeant Louis Schwizgebel (10/05) ou Adam Laloum qui clôturera les débats avec l’Orchestre philharmonique de Strasbourg placé sous la baguette de son directeur musical Marko Letonja (11/05) dans un programme 100% Rachmaninov permettant de découvrir l’agilité extrême du lauréat de la Victoire de la musique classique 2017 dans la catégorie “soliste instrumental”.


FESTIVAL

musicale mosaïque Échappée chambriste, la 67 e édition des Musicales de Colmar met la jeunesse sur le devant de la scène dans un feu s’artifice sonore se déployant sur une douzaine de dates. Par Hervé Lévy Photos de Michel Spitz

En l’Église Saint-Matthieu et dans d’autres lieux (Colmar), du 5 au 12 mai les-musicales.com

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uissamment éclectique, l’édition 2019 des Musicales « se place sous le double signe de la jeunesse et de la diversité des genres. De la musique ancienne à la création contemporaine, en passant par le tango et la musique tzigane, le festival est fidèle à l’ouverture qui l’a toujours caractérisé », résume le violoncelliste Marc Coppey. Le directeur artistique de l’événement a également souhaité fêter le bicentenaire de la naissance de Clara Schumann (1819-1896), figure tutélaire d’une manifestation dont les origines sont à trouver dans les soirées chambristes organisées par le baryton Julius Stockhausen à Colmar et Guebwiller, où il invitait ses amis comme la femme de Robert Schumann, dont l’immense talent, trop longtemps corseté, éclate à chaque écoute de ses œuvres. Ce concert hommage (10/05, Église Saint-Matthieu) permettra de le constater, grâce à son Trio avec piano accompagné d’une brassée de lieder – au nombre desquels figure le très émouvant Sie liebten sich beide – interprétés par la soprano Émilie Pictet. Autre instant romantique en diable, un concert 100% Brahms en compagnie des solistes bruxellois en herbe de la Chapelle Reine Élisabeth accompagnant le violoniste Augustin Dumay (08/05, Église Saint-Matthieu). Jeunesse

encore avec les lauréats de l’Académie Ravel et un programme autour du quatuor, de la voix et du piano (09/05, Théâtre municipal). Remarquons une intéressante présence du répertoire d’aujourd’hui avec la création de la Cantate de la Paix de Dimitri Tchesnokov dans un programme choral Guerre et Paix (05/05, Église Saint-Matthieu) des Métaboles et de Marc Coppey, où alterne le mysticisme de John Tavener (Svyati, page fondée sur la liturgie byzantine), des chansons des Poilus de 14-18 (Dans les tranchées de Lagny sur l’air de Sous les ponts de Paris de Vincent Scotto et La Strasbourgeoise) et Les Métamorphoses de Philippe Hersant sur des poèmes de détenus de Clairvaux. Autre première, celle des Harmonieuses Dissonances d’Éric Montalbetti (poursuivant la tradition de commandes passées à des compositeurs contemporains par le festival) qui fut directeur artistique de l’Orchestre philharmonique de Radio France entre 1996 et 2014, gardant sa musique secrète jusqu’à la fin de son mandat. Voilà pièce intime et délicate voisinant avec des partitions de Mozart et Schumann interprétées par le quatuor à cordes Les Dissonances et le pianiste Jean-Baptiste Fonlupt (09/05, Théâtre municipal). Poly 220

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MUSIQUE

un faust fiévreux Directeur général de la musique du Saarländisches Staatstheater, Sébastien Rouland s’empare du Faust de Gounod. Entretien avec le chef français autour d’un « monument du patrimoine ».

Par Hervé Lévy Photo de Martin Kaufhold

Au Saarländisches Staatstheater (Sarrebruck), du 31 mai au 30 juin staatstheater.saarland

Présenter Faust est un beau résumé de votre credo1 visant à jeter des ponts entre France et Allemagne… Nous sommes en effet au cœur de ce que je désire, d’autant que notre Théâtre dont le volume rappelle celui de l’Opéra comique, est parfait pour ce type de répertoire. La saison prochaine, nous proposerons ainsi de nouvelles productions des Pêcheurs de Perles de Bizet et de Don Carlos de Verdi dans sa version française originelle. Qu’est-ce qui vous séduit dans cet opéra de Gounod ? Contrairement à ce qu’on ressasse, son livret et le traitement de l’histoire sont loin d’être datés. Pour moi, c’est un opéra féministe. Ce n’est pas pour rien que son titre allemand est souvent traduit en Margarethe !

Voir Poly n°215 ou sur poly.fr Sébastien Rouland vient de diriger avec un immense succès son Postillon de Lonjumeau à l’Opéra Comique opera-comique.com 3 Manière de diriger où la rigueur de la mesure est respectée pour le rythme de la basse, tandis que les notes du chant sont ralenties ou accélérées 1

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Tous les protagonistes masculins sontils des sales types ? Valentin est un monstre. On peut même se demander s’il n’a pas un rapport incestueux avec sa sœur qu’il considère comme sa propriété. Ce qui l’ennuie n’est pas qu’elle ait été abusée par Faust mais que sa réputation en soit entachée. Quant à Faust, il est une parfaite incarnation du narcissisme et de la lâcheté d’un homme qui ne peut admettre sa propre finitude. Finalement, Méphisto est l’homme le plus sympathique… Peut-être parce que ce n’est est pas un homme [rires]. Dans son rôle de Diable, il ne fait que

jouir du spectacle, apparaissant parfois décalé, cynique, voire… sympathique, en tout cas loin de l’imagerie démoniaque bigote de l’époque. Et Marguerite, dans tout cela ? Elle est un être simple, sensible et intègre, une enfant qui n’a pas une once de méchanceté et ne comprend pas le déchaînement de violence s’abattant sur elle. Comment décrire la musique de Gounod ? Dans cette partition sont perceptibles une grande rigueur académique mêlée à une incroyable maîtrise formelle sur le plan mélodique et une richesse d’invention harmonique. Quand je pense que certains lui ont fait un procès en simplisme ! Ce Faust illustre bien le problème de la musique française du XIXe siècle, prise en étau entre le lyrisme italien et l’intellectualisme mystique germanique. Des compositeurs comme Adam2, Meyerbeer, Halévy, Auber ou Charpentier ont été sacrifiés. Je me fais un point d’honneur à jouer leurs œuvres. Commet allez-vous diriger cette partition ? Il est impératif d’oser faire dans ce répertoire, ce qui est la tradition dans les opéras italiens, du rubato3. Cela permet de rendre justice à une musique en tension permanente qui emporte interprètes et spectateurs dans un tourbillon romantique fiévreux.


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Blind Butcher

Les Parapluies de Cherbourg

Comment décrire la musique du duo suisse Blind Butcher ? Elle se situe quelque part entre Battles, Tony Allen, Charal (oui, la viande), Gang of Four, Talking Heads, Niki Lauda (oui, le pilote), Steve Albini et Bee Gees… Ça va saigner !

Attaché à l’atmosphère de cette œuvre iconique, ce spectacle reste fidèle au mélange de fantaisie et de gravité propre à Jacques Demy.

11/05, Café de la Biennale (ancien Hôtel des Postes, Strasbourg) Agrippina (1) Attention événement ! L’opéra de Haendel est présenté en version de concert, portée par une distribution d’exception où l’on découvre la mezzo américaine Joyce DiDonato (voir photo) en intrigante impératrice, mais également MarieNicole Lemieux (Ottone) et Franco Fagioli (Nerone). Au pupitre, le jeune chef Maxim Emelyanychev à la tête d’Il Pomo d’oro promettent une soirée hors du commun ! 14/05, La Philharmonie (Luxembourg) philharmonie.lu Pelpass (2) L’un des plus coolos festivals du coin, dans une ambiance bon enfant, avec des produits locaux, une organisation canon et une prog’ aux petits oignons : le génial Rubin Steiner, artiste qui a plusieurs cordes à son arc et curseurs à son sampler (en DJ set), Cadillac, Drame (projet kraut de Steiner) ou encore Baloji, artiste puisant dans l’héritage africain pour composer une musique sans frontières, entre afro-beat, rumba congolaise et hip-hop marabouté. 16-18/05, Jardin des deux Rives (Strasbourg) pelpass.net

18 & 19/05, Opéra Théâtre de Metz Métropole opera.metzmetropole.fr Ute Lemper Une présence sensuelle, comme une silhouette voluptueuse sortie des années 1920, une voix qui vous prend à l’âme et un répertoire qui fait la part belle aux textes : telle est la chanteuse que l’on découvrira avec ses œuvres de prédilection où se croisent chansons de Piaf, songs de Broadway, lieder de Kurt Weill et échappées belles du côté d’Astor Piazzolla. 24/05, Festspielhaus (Baden-Baden) festspielhaus.de La Princesse arabe L’œuvre évoque la grande histoire d’amour qui lie Jamil, un adolescent pauvre qui survit comme vendeur de poissons, et la jeune et riche princesse Amirah. Un collage de pièces du compositeur espagnol Juan Crisóstomo de Arriaga réalisé par Anna-Sophie Brüning accompagne cette histoire à destination du jeune public (dès 5 ans). 26/05, Théâtre municipal (Colmar) 05 & 07/06, Cité de la Musique et de la Danse (Strasbourg) 17 & 18/06, La Sinne (Mulhouse) operanationaldurhin.eu

L’Auberge du Cheval blanc Paul-Emile Fourny monte une des opérettes les plus populaires du répertoire signée Ralph Benatzky. Fantaisie, grâce, légèreté, et mélodies qui s’impriment dans les mémoires, l’œuvre fait le bonheur des spectateurs depuis sa création dans les années 1930. 18 & 19/05, Opéra (Reims) operadereims.com Poly 220

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Rubin Steiner © Madame Douze

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© Simon Pauly

sélection musique


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les yeux de la forêt L’exposition Headbangers Ball – Porteur de lumière de Damien Deroubaix1 au MAMCS convie à pénétrer dans son crâne, à la découverte des fantômes qui le hantent et des artistes qui l’habitent.

Par Emmanuel Dosda Portraits de Laura Sifi pour Poly

Au Musée d’Art moderne et contemporain de Strasbourg, jusqu’au 25 août musees.strasbourg.eu

Légende Damien Deroubaix, Headbangers ball, 2018. Courtesy Nosbaum Reding, Luxembourg et Galerie In Situ – fabienne leclerc, Paris. Photo : Blaise Adilon © ADAGP Paris 2019

Voir Poly n°141 ou sur poly.fr Œuvres exposées du 1er décembre au 24 février 2019 à l’occasion de la carte blanche laissée à Damien Deroubaix – mamc.saint-etienne.fr 1

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ésastres de la guerre, cavaliers de l’apocalypse et triomphe de la mort. Profonde noirceur du monde et barbarie ne cessant de nous assaillir. Caméras de surveillance orwelliennes, crapauds cannibales, drapeaux de Daech, idoles maléfiques, figures écorchées, fœtus siamois et phallus dominants. Miradors et barbelés. Squelettes humains et Totenkopfs du IIIe Reich. Pénétrer dans l’univers dark de Damien Deroubaix équivaut à entrer dans une danse macabre sur fond de brouhaha death metal en gobant des amanites phalloïdes ou à plonger la tête la première dans un ban de requins affamés. Julie Gandini, qui a commissionné l’exposition, nuance, attribuant à l’artiste les qualités d’un Porteur de lumière : « Nous avons choisi de montrer des œuvres récentes, dont certaines réalisées expressément pour le MAMC+ de Saint-Étienne2. Il est dans une phase nettement plus apaisée. L’urgence et la

rudesse de son langage visuel passé au vitriol s’estompent. » Tandis que le plasticien aujourd’hui installé à Meisenthal règle quelques détails liés à l’éclairage au cours du montage à quelques jours du vernissage, la conservatrice du Musée d’Art moderne et contemporain de Strasbourg précise : « Ses pièces revendiquent une filiation. On y retrouve des thématiques et sujets innervant l’Histoire de l’Art : le nu, le paysage, la nature morte… Son travail donne à voir ce qu’il y a de violent, qu’on préfère ne pas regarder en face, mais aussi la poésie du monde. Il joue un rôle de révélateur. » Devant un vigoureux Arbre criblé d’yeux (huile et collages sur toile), Deroubaix acquiesce : « Le chaos est à l’origine de la peinture. L’apocalypse permet un déchirement du voile qui laisse apparaître la lumière. Il faut détruire pour recréer », gratter la matière sombre pour que s’échappe la clarté du ciel et le sublime d’une nature sauvage. Le bois – « en


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EXPOSITION

Légende Damien Deroubaix, The Artist, 2015. Collection privée Courtesy : galerie Nosbaum Reding, Luxembourg © ADAGP Paris 20

tant que matériau et matrice » – se trouve au centre d’une exposition ayant l’apparence d’un chemin forestier qu’on arpente parmi des toiles représentant des bosquets (avec papillons et, même, un arc-en-ciel), plaques de contreplaqué noir gravées ou sculptures taillées dans le tilleul. Trash mental Enfant de Jason et les Argonautes et des photomontages anti-nazis de John Heartfield, d’Otto Dix et d’Iron Maiden, de Max Beckmann et de Beavis & Butt-Head, du No Future punk et des scènes de nativités, des musées et de MTV, celui qui vécut longtemps à Berlin cite ses sources, notamment dans la série des “Têtes”. Dans ces autoportraits peints à l’huile (il a mis l’aquarelle de côté, gagnant en luminosité et en couleurs), il représente ses « obsessions » pour Slayer, Delacroix (La Mort de Sardanapale) ou Picasso (Guernica) sur

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le front de visages à la bouche barrée par une fermeture éclair. Si l’artiste ne compte pas arrêter « de montrer la merde dans laquelle on vit et de dénoncer le capitalisme outrancier », ce chamane des temps modernes se concentre sur l’essentiel dans ses derniers travaux : la nature (parfois hostile), les espèces (en voie de disparition) et bien sûr les œuvres qui le portent et qu’il vampirise. Il se permet des emprunts, réalisant des copier / coller : de la chauve-souris gravée par Goya qui volète un peu partout sur ses toiles, de la Pisseuse de Rembrandt devenue figure récurrente chez lui, de la statuette antique du Démon Pazuzu (vers 700 avant J.-C.) ou encore du cheval rachitique de Brueghel (hyper membré chez Deroubaix) décliné sur My Journey to the Stars, puis s’échappant de la toile, en 3D, avec la sculpture Ride the Wings of Death faite de bois et de jute, de rouille et d’os.



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cosmos kinois Performeur et plasticien strasbourgeois, Androa Mindre Kolo a co-commissionné Kinshasa Chroniques : une exposition fleuve au Musée international des Arts modestes (Sète) en neuf chroniques contemporaines de la capitale de RDC. Par Thomas Flagel

Au Musée international des Arts modestes (Sète), jusqu’au 2 juin miam.org

S

i Brassens y est né il y a presque cent ans (1921) et Paul Valéry un demi-siècle plus tôt, Sète attire aujourd’hui la crème des artistes kinois et du reste de l’Afrique pour un alléchant portrait croisé de la troisième plus grande ville du continent. Coproduite par le -MIAM- et la Cité de l’Architecture et du Patrimoine, cette vaste exposition s’intéressant au bouillonnement urbain réunit pas moins de soixante-dix plasticiens, photographes, dessinateurs, performers, peintres, slammeurs ou encore vidéastes. Racines Parmi les quatre commissaires, Androa Mindre Kolo1, congolais diplômé de l’Académie des Beaux-Arts de Kinshasa puis des Arts déco strasbourgeois. Sa vie de mikiliste – terme d’argot lingala désignant les personnes choisissant l’exode pour l’Europe – l’a mené à s’installer dans la capitale européenne où sa famille s’est agrandie de deux enfants, et à partir de laquelle il poursuit son travail artistique entre danse, performance et ins-

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tallations. Outre sa sélection fine des artistes locaux de la jeune génération, il présente sa dernière œuvre, Absence, fruit de quatre récents voyages au pays natal : la recréation d’une tente funéraire avec tissu en satin et roses. Une plongée dans l’intime avec un cercueil incliné derrière lequel s’agencent des images d’Aru, son village natal à l’extrême Est de la RDC, proche de l’Ouganda. Son père, négociant en café y fut assassiné de retour d’une vente, au Soudan, en 1986. Le début d’une longue succession d’exils vers Kinshasa et la France qui le forcent à vivre, comme le veut la tradition, dans la famille paternelle, chez son oncle, loin de sa mère et de son frère. Les portraits-photomontages au mur, entourés de fleurs qui s’imposent parfois sur les bouches et les yeux, sont des hommages à de grandes figures du pays (la chanteuse Abeti Masikini, la sœur Anuarite, assassinée par la rébellion en 1964) comme à des proches disparus. Cette « chapelle ardente » haute en couleurs est « à l’image du deuil kinois, un lieu de réjouissance, de spectacle, de rendez-


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vous d’amoureux », confie-t-il. « Il y a un portrait de Djodjoewats, le neveu de la femme de mon oncle que j’ai porté jusqu’au dispensaire en 2010, alors qu’il avait une crise de malaria dont il ne se remettra pas. Je revendique leur absence autant que je réclame leur présence. » Sur le cercueil, un écran diffuse le film Racines2, tourné en 2017. Androa tente d’y retrouver la tombe de son père, enterré dans un bois. La nature ayant repris ses droits, c’est Papa Corneille, un vieux diplomate dont la mère a disparu trois jours après qui le guide. Les drames de sa vie peuplent depuis toujours les créations de celui qui n’en a pas fini avec l’exode, la mort, la circulation des hommes et des richesses. « J’ai encore des choses à régler dans ce coin perdu de RDC, considéré comme une zone noire par le Ministère des Affaires étrangères. J’ai besoin de rentrer où j’ai vu le jour pour cheminer avec mon passé. » Chroniques urbaines Loin de toute tentative d’exhaustivité ou de panorama des pratiques artistiques, Kinshasa Chroniques propose neuf points d’entrée – autant que de quartiers – dans une mégalopole de 13 millions d’habitants qu’ils ont, pour 85% de sa surface, auto-planifiée et construite ! La ville se vit thématiquement en Déambulations, Performance, Sport, Paraître, Musique, Capital(ist)e, Esprit, Débrouille et

Futur(e). Si de grandes expositions ont consacré l’art africain ces dernières années (Beauté Congo à la Fondation Cartier en 2015, Making Africa au Vitra Design Museum en 2016 ou la superbe Art/Afrique, le nouvel atelier à la Fondation Louis Vuitton en 2017), celle-ci met en lumière la jeune génération qui, pour la plupart, n’a jamais exposée à l’étranger. Des performances nées dans le cadre du festival KinAct avec notamment le repas spirituel avec masque à gaz d’Eddy Ekete (ou, plus loin, son costume d’Homme Canette) jusqu’au rétro-futuriste collectif des Kongo Astronauts dont les films, peuplés de robots, d’avatars animaux et d’engins incroyables, luttent contre les « ghettos psychiques de la condition postcoloniale », le voyage est aussi divers que captivant. Mentions spéciales au superbe Sapeur kitendi peint sur toile par Amani Bodo, à l’engagée Ozonisation – Troisième ruelle de Julie Djikey qui s’enduit le corps d’huile de moteur et de cendre de pneus brûlés, des boîtes de conserve pour soutiengorge. Et enfin à Christian Bokondji et Fabrice Kayumba pour leur Diable dans la rue et Le Diable est innocent ?. Tournant un film sur la scène underground locale, le réalisateur Renaud Barret (dont se découvrent aussi d’étonnants Portraits de musiciens) les immortalise grimés avec un masque en plastique made in China ou des cornes d’antilopes. My(s)tique !

Légendes 1. Gosette Lubondo, Imaginary Trip #7, 2016 2. Christian Bokondji, Un diable dans la rue, 2016. Performance photographiée par Renaud Barret

Lire Denses Danses autour de sa performance Corps nature dans le cadre du festival Nouvelles dans Poly n°158 ou sur poly.fr 2 Ce film en français et en lingala est en lien avec le projet qu’il créera dans le cadre d’EXTRA ORDINAIRE (13-15/06), ensemble d’actions artistiques dans les quartiers strasbourgeois de la Meinau et du Neuhof (réalisées après un travail de résidences) portées par le collectif ScU2 (François Duconseille et Jean-Christophe Lanquetin), Pôle Sud, la Haute École des Arts du Rhin et l’Espace Django – pole-sud.fr 1

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la mue du musée Après de longs travaux, le Musée des Beaux-Arts de Dijon ouvre à nouveau ses portes au public le 17 mai. Visite dans un établissement qui a su trouver un juste équilibre entre tradition et contemporanéité.

Par Hervé Lévy

Le Musée des Beaux-Arts de Dijon rouvre ses portes vendredi 17 mai (entrée libre) beaux-arts.dijon.fr

Légendes 1. Salles XVIIe © Musée des BeauxArts de Dijon © Bruce Aufrere / TiltShift 2. Toit doré dans la cour de Bar © Musée des Beaux-Arts de Dijon / F. Jay 3. La salle des tombeaux © Musée des Beaux-Arts de Dijon / F. Jay

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nitié en 2001, le chantier de rénovation du Musée des Beaux-Arts de Dijon – un des plus anciens et des plus riches de l’Hexagone – est un projet pharaonique dont les chiffres donnent le vertige : un budget total de 60 millions d’euros pour 35 mois de travaux mobilisant 26 entreprises. Rajoutons que 2 000 tonnes de pierres ont été travaillées, 1 000 tonnes de bois utilisées, tandis que 90 tonnes de déblais étaient évacuées quotidiennement au plus fort du chantier et que 160 000 ardoises furent taillées sur place pour remplacer les anciennes. La Ville Fondée au XVIIIe siècle, cette institution entre de plain-pied dans le XXIe tout en respectant la riche histoire du bâtiment où elle est ins-

tallée débutant vers 1365 avec l’érection du Palais qui était la résidence des Ducs de Bourgogne. Et David Liot, directeur des Musées et du Patrimoine de la Ville de résumer l’essence de cette mutation : « Le mot clef est le dialogue. Le Musée est désormais largement ouvert sur la cité : le dedans et le dehors dialoguent. Il y a des échappées belles sur le paysage, des correspondances visuelles fortes. » Élément structurant de l’espace urbain de Dijon, le Palais va voir sa place renforcée, la Cour de Bar devenant un véritable lieu de vie, « une agora » permettant à chacun d’aller de place en cour. Menée par un tandem composé de l’architecte Yves Lion – maître d’œuvre du projet – et Éric Pallot, architecte en chef des Monuments historiques (pour la restauration des façades et des espaces historiques), la mue


ARCHITECTURE

sa configuration d’origine. Il est possible « de s’y projeter dans le passé et de rêver le musée tel qu’il avait pu être à ses origines. » Et ce n’est pas tout, puisque les 1 500 pièces accrochées bénéficient d’une scénographie repensée « avec un nouveau rythme et une lumière étudiée avec soin. » L’occasion de (re)voir des chefs-d’œuvre allant de l’Antiquité – avec une série unique de onze portraits funéraires du Fayoum – à aujourd’hui. Parmi eux, l’austère Portrait de Femme de Lorenzo Lotto, le délicat Souffleur à la lampe de Georges de La Tour, une éblouissante vue d’Étretat de Claude Monet ou encore Le Cantique des cantiques de Gustave Moreau. À l’occasion de cette réouverture, Yan PeiMing (qui vit à Dijon) a été invité à investir le Musée avec l’exposition L’Homme qui pleure (17/05-23/09) : une cinquantaine d’immenses toiles entrent en résonance avec les collections dans un processus où le drame intime rencontre les grands événements révélant ce que l’artiste nomme « la transcendance de l’énergie picturale. » Dans la Salle des tombeaux des Ducs de Bourgogne, un triple portrait de sa mère dialoguera, par exemple, avec les cortèges de pleurants de l’époque de Philippe le Hardi.

s’est opérée en deux temps. Au cours de la Phase 1 (20082013) ont été dévoilées les 14 salles du parcours Moyen-Âge et Renaissance ainsi que la Cour de Bar chapeautée par un toit doré, élégante intervention contemporaine. Avec la Phase 2 (initiée en 2015) qui va s’achever dans quelques semaines le processus se termine avec notamment l’ajout d’une extension vitrée donnant sur la rue Longepierre et la place de la Sainte-Chapelle et la possibilité d’accéder dans tous les espaces de la Tour de Bar. Le musée Pour sa part, le parcours muséographique fait de 50 salles (soit plus de 4 200 m2 dédiés aux collections et aux expositions temporaires) a été totalement repensé. « Il fait dialoguer les périodes chronologiques des œuvres et celles de construction de l’architecture où elles sont installées, de même que les domaines de création entre eux, puisque se rencontrent peintures, sculptures ou encore arts décoratifs », résume David Liot. Ajoutons que de nombreuses œuvres ont été restaurées à cette occasion comme le plafond peint par Pierre-Paul Prud’hon à la gloire du Prince de Condé, en 1787, dans la Salle des Statues qui retrouve

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EXPOSITION

en chemin Après quinze années passées en Allemagne, Fanny Gonella, directrice du Fonds régional d’Art contemporain Lorraine, nous éclaire sur les Présences Voyageuses.

Par Cécile Gastaldo

Au Frac Lorraine (Metz), jusqu’au 2 juin fraclorraine.org

Légende Lotty Rosenfeld, A Thousand Crosses on the Road, Santiago (Chili), 1979. Collection 49 Nord 6 Est Frac Lorraine, Metz © Rony Goldschnitts

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Présences Voyageuses est-elle une invitation à l’évasion ? Cette exposition vient interroger la mobilité de notre collection par le biais d’œuvres photographiques, sérigraphiques ou vidéos d’une quinzaine d’artistes. Certaines ont voyagé à travers le monde : tout est une question de regard, qui change en fonction des lieux d’exposition, de Paris à New York en passant par Metz. De courts textes explicatifs en différentes langues les accompagnent, afin de cartographier leur itinéraire.

faire l’expérience artistique de son propre parcours de vie.

Un exemple concret ? Le travail de Willie Cole fut exposé à San Francisco, New York, et en Lorraine à Neufchâteau, Forbach puis Metz. Avec The Elegba Principle (1997), le visiteur déambule à travers une succession de portes pivotantes ornées de mots poétiques. Chacun peut, au gré de ses choix,

L’univers de Lotty Rosenfeld ouvre aussi des chemins de traverses… Née au Chili sous la dictature, cette artiste modifie dans ses œuvres les traits de démarcation des axes routiers. La circulation se pare de symboles : le trait devient croix et le moins… un plus !

Une boule de cristal est aussi exposée. Pour lire l’avenir ? Il s’agit d’History Makes a Young Man Old (2008) de Nina Beier et Marie Lund. La boule est unique, achetée à proximité du lieu d’exposition. Elle doit ensuite rouler sur le bitume… À force, sa surface lisse finit par s’abîmer. Pour exister, cette œuvre doit être en cheminement, “rouler sa bosse” en somme.



les rêveries du promeneur solitaire Aller à la rencontre du public au cours des Ateliers ouverts. Publier un livre. (Re)partir aux antipodes. Pascal H Poirot ne s’arrête jamais. Cela valait bien une rencontre avec l’artiste alsacien.

Par Hervé Lévy Photos de Florian Tiedje

Atelier situé 4 rue des vieilles vignes (Neuve-Église), visitable comme de nombreux autres au cours de la 20e édition des Ateliers Ouverts en Alsace (18 & 19/05, 25 & 26/05) ateliers-ouverts.net pascalhpoirot.com Les Ateliers Ouverts se déploient aussi dans le Grand Est à Nancy (11 & 12/05), Épinal & Remiremont (01 & 02/06) lesateliersdugrandest.net

Légende Austral I (The Return of the Giant)

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imple et modeste. » Voilà comment Pascal H Poirot parle de son atelier d’une cinquantaine de mètres carrés, précisant cependant : « Il a été construit comme un véritable atelier de peintre par l’architecte Éric Gauthier, qui a également refait l’intérieur du CEAAC, avec sa lumière venant d’en haut, sa hauteur de chapelle, son ouverture sur la nature. » Rajoutez une mezzanine pour ranger le “stock”, une vue paisible, et vous obtenez un lieu générant l’inspiration. Épicentre de son travail, l’endroit est aussi présent dans ses toiles, même s’il s’agit « d’ateliers fictifs, de souvenirs des anciens ateliers, d’empreintes. » Alsace S’il la représente souvent, il ne peint jamais dans la nature. « La confrontation avec les éléments est un moment d’une trop grande

intensité. Il y a d’un côté l’espace où on ne maîtrise rien, le dehors. Et de l’autre celui où l’on tente de maîtriser quelque chose, l’atelier. Impossible d’y arriver complètement ! Et c’est mieux ainsi. » Si l’artiste est célèbre depuis les années 1980 pour ses Canapés (une série sans fin, mais « une peinture n’est jamais “satisfaite”, elle en appelle d’autres, toujours d’autres »), il aime jouer avec les perspectives, les faussant allègrement dans des compositions où chaque élément de la toile semble en convoquer un autre, et ainsi de suite, pour en définir la structure. Paysages figuratifs non réalistes. Vues métaphysiques sur lesquelles plane l’ombre de Giorgio De Chirico. Échappées surréalisantes aux accents magrittiens. L’art de Pascal H Poirot ne se laisse pas saisir avec aisance, même s’il exerce une séduction violente au premier regard. Trop facile. Il faut plonger derrière l’impression initiale. Un


EXPOSITION

chevalet trône au bout d’une terrasse de bois devant un paysage de montagne grandiose (La Fonte, 2018). Ailleurs, il est planté dans le désert avec un monochrome rouge posé sur lui (Sous les yeux I) ou délimite logiquement l’espace de travail de l’artiste (Vue d’atelier Y). Le propos dialectique entre le dehors et le dedans est permanent. Entre l’immensité de la nature et la toile qui la reflète se crée une fascinante mise en abyme comme si le peintre se jouait des catégories, faisant de l’espace sa maison et réciproquement. Australie Lorsqu’il ne trouve pas son inspiration dans son cher Val de Villé ou dans les grandioses cimes alpines, le peintre aime aller aux antipodes se colleter avec le paysage de manière frontale : « En Australie, où je retourne bientôt, je “crobarde” sans cesse, me promenant avec un Carnet Moleskine à l’italienne » qui a donné sa forme au joli livre qu’il vient de publier. Intitulé [En] Quête de peinture, il montre des séries récentes, où l’Histoire de l’Art fait irruption dans le paysage. On croise ainsi le couple immortalisé par Millet dans

L’Angélus au cœur d’un désert aride ou ses Planteurs de pomme de terre, mais également Le Peintre sur le chemin du travail, toile de 1888 de Vincent Van Gogh disparue dans les flammes de la Seconde Guerre mondiale. « Il marche dans un paysage austral qui le dépasse, lui donnant son échelle » mais renforçant aussi la dimension onirique de ces vues où abondent tortues géantes, arbrisseaux épineux décharnés et autres banksias en forme de brosse. Ce promeneur solitaire est bien évidemment Pascal, en quête de motifs, de couleurs et parfois dépassé par le paysage. Ivre, grisé par l’espace. « Souvent, je me demande ce que je fous là », se marre-t-il. Il nous embarque dans un entre-deux onirique, une réalité en soi qui est la nature mais en est profondément différente. Voilà des mangroves aux reflets fuyants, insaisissables par essence, cristallisées avec élégance dans des efflorescences pointillistes, des montagnes magiques aux lignes bleutées, piquetées de cactus et d’eucalyptus ou encore des déserts où se sont échouées d’improbables barques comme les carcasses mélancoliques des chalutiers de la Mer d’Aral.

Auto-édité (25 €) pascalhpoirot.com

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sélection expos

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Tour de Madame (1)

Le Cosmos du cubisme (2)

La première rétrospective d’envergure dédiée à Jutta Koether met en lumière l’approche picturale et conceptuelle d’une œuvre qui se conjugue avec l’écriture, la musique et la performance. Son travail peut être considéré comme une contre-histoire des canons modernistes et postmodernistes.

Picasso, Léger, Braque, Gris, etc. Cette prestigieuse exposition suit l’évolution du cubisme de 1908 à la fin de la Première Guerre mondiale et parcourt son étendue stylistique et son potentiel révolutionnaire.

Jusqu’au 12/05, Mudam (Luxembourg) mudam.lu

Être artiste en Moselle (1870-1945) Après 1871, la plupart des artistes de l’École de Metz choisissent de quitter la Moselle devenue allemande : zoom sur une nouvelle génération qui émergea après leur départ. Jusqu’au 20/05, Musée de La Cour d’Or (Metz) musee.metzmetropole.fr

Titien et la Renaissance à Venise Plus de cent chefs-d’œuvre plongent le visiteur au cœur de la splendeur de la Cité des Doges avec des toiles de Giovanni Bellini, Sebastiano del Piombo, Lorenzo Lotto, Jacopo Tintoretto ou encore Paolo Véronèse. Jusqu’au 26/05, Städel Museum (Frankfurt am Main) staedelmuseum.de

Couleurs de la Chine contemporaine Plongée dans la collection d’un couple à travers une centaine d’œuvres couvrant les vingt dernières années de la création contemporaine chinoise d’Ai Weiwei à Liu Bolin, en passant par Zhou Tiehai. Jusqu’au 16/06, Musée Saint-Rémi (Reims) musees-reims.fr

Monde(s) merveilleux Un accrochage venant fêter les trente ans d’activité de la galerie, un rêve éveillé, tout d’abord par le biais d’une transformation radicale des lieux mais aussi par le choix des œuvres retenues. Jusqu’au 22/06, Galerie Hervé Bize (Nancy) hervebize.com 64

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Jusqu’au 04/08, Kunstmuseum Basel kunstmuseumbasel.ch

Pattern, Crime & Decoration Zoom sur un mouvement artistique des années 1970-1980 qui connut un succès international. La plupart des artistes réagissent alors aux écoles qui prédominent depuis l’aprèsguerre, notamment à l’art minimal et conceptuel, et critiquent la domination masculine et occidentale qui traverse le modernisme en général. 16/05-20/10, Le Consortium (Dijon) leconsortium.fr

Guillaume Bruère À la découverte du trait énergique d’un artiste à travers deux ensemble d’œuvres : il réalise, lors de ses passages dans le musée helvète, 160 dessins, dont 38 d’après l’autoportrait de Van Gogh, dessinant aussi au cours de répétitions au Schauspielhaus Zürich. 24/05-08/09, Kunsthaus (Zürich) kunsthaus.ch

(Con)Vivências Cette exposition – dont le titre peut se traduire par “Expériences vécues” – propose une certaine histoire de l’art brésilien des années 1950 à nos jours à travers une approche sensorielle de la création. 25/05-01/09, Le 19 (Montbéliard) le19crac.com Légendes

1. Jutta Koether, Bond Freud National Gallery, 2016, Courtesy Galerie Buchholz, Cologne/Berlin/New York 2. Sonia Delaunay, Prismes électriques, 1914 © Centre Pompidou, Mnam - CCI/Philippe Migeat/Dist. RMN-GP © Pracusa S.A.


LIVRE

à la fin de l’envoi, je touche Dans son dernier ouvrage Je te ressers un Pastis ? l’architecte Rudy Ricciotti, invite son lecteur à assister, au bord du zinc, au dialogue qu’il engage avec lui-même à fleurets pas toujours mouchetés.

Par Julien Schick Photo de René Bohn pour Poly

Paru aux éditions de l’Aube (12,90 €) editionsdelaube.fr

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u-dessus de la rade en contrepoint d’un Cassis abimé, au bout du bout, en face de l’à-pic, au bord du sublime et de l’effrayant, de la banlieue d’Alger au banc de sable de la Camargue, entre pointus, tankers et destroyers, mas pseudo-provençaux, maisons d’archis et stades emblématiques, Rudy Ricciotti plante le décor critique de sa vision du monde. Dans ce monologue, l’architecte de la Bibliothèque humaniste new style, de la BAM et du Mucem (entre autres) nous invite à une promenade au cœur de l’Homme qu’il est devenu, de l’architecture de sa pensée à ses premiers émois piqués au sable incandescent de sa Méditerranée, aux abysses et aux monstres qui y vivent. Mise en accusation de toutes pensées manichéennes qui viennent voler l’âme des enfants fantasques que nous devrions tous rester, regard acéré sur les humains, le narrateur convie Malaparte, Pasolini et quelques autres à ce café de la poste de bonne tenue.

Le personnage est bel homme, il a la peau cuivrée à l’envi, est grand, a un regard pénétrant et triste, des mains à la Schœngauer qu’il manie comme le verbe, à l’excès. Il ne parle pas, il boxe ! À l’antithèse d’un être lisse, il n’est pas poli, mais rugueux, doué d’aspérités, presque baroque. C’est un homme de la contre-réforme, qui conspue l’ascétisme minimaliste en vogue et la doxa anglo-saxonne. Ce disciple d’Arthur Cravan se met en danger tout le temps, passant de la gaudriole au propos tenu, avant d'affirmer, pour la forme, s’emparrant de Cyrano de Bergerac : « À la fin de l’envoi, je touche ! » Pour paraphraser Woody Allen il s’auto-interviewe, c’est plus sûr et au moins on n’est pas déçu ! Bretteur impénitent, il s’observe, la partie de pilpoul s’installe. Il jauge, évalue, avance goguenard pour mieux ferrer le cultureux sachant, l’adepte du macrobiotique végétarien sans gluten, le sans sang futur collabo, le bobo de gauche bienpensant, les créationnistes de tous bords… Il les vomit car les certitudes monothéistes lui font peur. Elles appellent le fascisme, font chauffer le ventre encore fécond d’où a surgi la bête immonde, finissant invariablement par offrir au chrétien de brûler la sorcière, au vegan de manger le boucher. Car Ricciotti est républicain, sans concessions envers celle qu’il aime, big, bam, boum, il distribue des swings et des uppercuts à la manière d’un Gainsbarre, puis d’un grand sourire enjôle, cajole, brosse, chante la Marseillaise, puis reprend les coups. On aime ou on déteste, ça a un goût d’Audiard et le spectacle est bon, alors on en redemande. Le matador se cabre, il reprend sa danse, sentant le regard du public… il empourpre la Goyesque.

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UN DERNIER POUR LA ROUTE

la quête du graal Voilà une visite extraordinaire, une des plus rares et les plus convoitées au monde : en Bourgogne, le Domaine de la Romanée-Conti nous ouvre ses portes.

Par Christian Pion

Bourguignon, héritier spirituel d’une famille qui consacre sa vie au vin depuis trois générations, il partage avec nous ses découvertes, son enthousiasme et ses coups de gueule.

Domaine de la Romanée-Conti 1 place de l’Église Vosne-Romanée romanee-conti.fr

À

dix heures précises par une belle matinée d’hiver, nous sommes devant les grilles du Domaine place de l’Eglise à Vosne-Romanée. Huit privilégiés, tous déjà clients (caviste, sommelier, restaurateur ou amateur), libérés de nos obligations ce lundi pour partager ce moment magique. Les nouveaux bureaux sont situés dans les bâtiments de l’ancien vendangeoir des moines de SaintVivant de Vergy, rénovés avec simplicité et grande rigueur. Bertrand de Villaine, nous reçoit avec cordialité. Après les présentations d’usage, quelques mots sur la rénovation de ce lieu chargé d’histoire, nous descendons par un antique escalier de pierre dans les caves où sont élevés les vins du domaine des millésimes impairs, tous grands crus, la plus haute origine de terroir en Bourgogne. L’alignement cistercien des fûts, la simplicité de la pierre de taille, les caves voutées, les allées gravillonnées inspirent à tous le respect et une forme de recueillement ébloui. Nous chuchotons, les yeux pétillent, nous allons déguster, tirés sur fût, toute la gamme des vins du millésime 2017. Des petits cailloux marquent les tonneaux d’où Bertrand prélève à la pipette de quoi remplir nos fonds de verre… Le millésime 2017 est accessible dès à présent tant ses arômes sont ouverts et expressifs, déclinant avec musicalité sa gamme de petits fruits rouges et d’épices fines. La vendange est vinifiée en partie entière, apportant aux vins une grande délicatesse de tanins et une complexité florale et minérale. Chaque cru exprime avec précision sa différence, sa retenue, son potentiel et sa race. Chacun d’entre nous dit son commentaire et comprend par l’échange que le vin le plus accessible, délicieux Echezeaux, n’est peut-être pas celui qui aura le mérite de nous éblouir avec panache dans quelques décennies, sublime La Tâche… Les vins seront assemblés par série de quelques fût avant une mise en bouteille sans filtration ni collage, le plus doucement

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et naturellement possible afin de préserver au maximum la pureté du jus, son âme délicate, apte à franchir avec allégresse des années de garde afin de parfaire encore sa silhouette de star, enfant plein de promesse. La Conti nous subjugue par sa force tranquille, sa texture élégante et racée, sa dimension finement épicé, florale, belle dame mystérieuse et distinguée, drapée d’une soie chatoyante laissant deviner son corps ciselé. En sortant de la cave, nous sommes tous grandis par cette expérience unique et nos yeux cillent de bonheur.



FONDATION FERNET - BRANCA SAINT - LOUIS — ALSACE www.fondationfernet-branca.org


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