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Histoire de l’œil

Au dessus de Thann, une circumnavigation emporte le randonneur de points de vue imprenables en chapelle sylvestre, jusqu’à l’Engelbourg, ruine singulière surnommée l’œil de la sorcière.

La marche débute mollement sur les berges de la Thur d’où la vue sur le Rangen, grand cru le plus méridional d’Alsace, est charmante. Volcaniques. Abruptes. Les pentes, où poussent des vignes chantées par Montaigne et Fischart, sont extrêmement raides et produisent parmi les plus belles bouteilles de la région. Et de rêver aux charmes minéraux d’un riesling du Clos Saint-Urbain – qu’on aperçoit au loin – produit par le Domaine Zind-Humbrecht (voir page 66). Véritable coup de fouet extatique pour les papilles et la cervelle. Ce sera pour plus tard. En attendant, il faut grimper. Encore et toujours. Atteindre les vignes, puis monter sans répit.

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mystique

Quelques pas dans les sous-bois permettent de laisser derrière soi les derniers vestiges d’une urbanisation anarchique, où alternent pavillons des années 1960 et maisons alsacianisantes. Arrivés à la Croix du Rangen, la vallée semble métamorphosée en décor de train électrique. Majestueuse, la collégiale Saint-Thiébaut domine la cité, rappelant les mots du romancier Henry Bordeaux (1870-1963) dans La Jolie fille de Thann : « La flèche ajourée se dresse en l’air si aigüe, si mince, si délicatement ouvragée qu’elle semble appeler les rayons du soleil pour les sertir dans la pierre comme des diamants » Il faudrait relire les ouvrages de cette star des lettres de la Belle Époque, désormais complètement oubliée, voire ostracisée, en raison, en grande partie, de ses positions maréchalistes. Mais il importe, on le sait, de dissocier l’œuvre de l’homme, afin que des livres comme Le Barrage (1927) puissent sortir des limbes. L’œil est attiré par un panache de fumée sortant de la plate-forme chimique en contrebas, fascinant entrelacs de tubulures, où voisinent Vynova (spécialisé dans les dérivés potassiques) et Tronox produisant du dioxyde de titane, pigment blanc utilisé dans peintures, céramiques, bonbons, cho- colats – même si le colorant E171 est banni dans les aliments en France depuis 2020 – et autres crèmes solaires. Quittant ce monstre d’acier, le regard va de bas en haut se fixant sur la couronne d’épines du Christ en croix, dominant depuis 1900 le randonneur de ses neuf mètres. Cette réalisation des Fonderies et Ateliers Douge Frères de Besançon peinte en… blanc, invite chacun à dire trois Notre Père et autant d’Ave Maria pour son salut, ou tout du moins pour une indulgence de 200 jours. Sera-ce suffisant ? Les questionnements mystiques se poursuivent à la Waldkapelle (Chapelle de la forêt), charmant édifice de bois qui abrita des combattants pendant la Première Guerre mondiale et donna son nom à un maquis à la destinée tragique, lors de la suivante. mythique

La marche se fait ensuite rapide entre les arbres marqués des couleurs de l’Alsace – rouge et blanc d’un côté, bleu Racing et blanc de l’autre, l’effet est saisissant – jusqu’à l’abri octogonal du Rehbrunnel. Pendant que grille une grappe d’accortes merguez, nous observons les Alpes qui poudroient dans le lointain, depuis un promontoire rocheux où s’accroche un arbre fabuleux. Surnommé le Chêne de Wotan, ce Quercus petraea semble droit sorti d’une épopée wagnérienne, où chevauchent une armada de walkyries. Ses immenses branches mortes jaillissant d’un tronc de plus de deux mètres de circonférence lui confèrent une silhouette déchiquetée où la noblesse le dispute à la douleur. Et il nous semble entendre le maître des dieux chanter : « Hieher auf den Berg banne ich dich / in wehrlosen Schlaf schließe ich dich / der Mann dann fange die Maid / der am Wege sie findet und weckt » (”Ici, sur ce roc, reste en exil / inerte et sans armes, dors ton sommeil / qu’un homme dompte la vierge, s’il la trouve sur son chemin”). Le vent emporte ces notes imaginaires dans le lointain. Tourbillonne. S’engouffre entre les feuillus.

Nous porte presque jusqu’aux ruines majestueuses de l’Engelbourg, construit au XIII e siècle par les Comtes de Ferrette pour surveiller l’entrée de la vallée de la Thur. Il est dynamité par les troupes de Louis XIV alors qu’il a perdu tout intérêt stratégique, la frontière ayant été repoussée sur les rives du Rhin. Chargé de l’exécution de la besogne, Mathias Poncet de La Rivière missionne des mineurs de Giromagny pour faire sauter la puissante forteresse avec un beau nombre de tonneaux de poudre, en 1673 : le donjon est soufflé, mais un immense anneau de pierre, rondelle cyclopéenne, demeure, ironiquement posé de guingois sur les ruines de la tour cylindrique qui a basculé, brisée. Le voilà promptement surnommé l’œil de la sorcière par les habitants du coin. Si le site est (trop) bien entretenu, avec ses pelouses impeccables et ses murets consolidés, il vaut le détour dans son incongruité esthétique.

Paysage métaphysique, l’Engelbourg l’est assurément : le temps semble figé, les éléments architecturaux s’imbriquent étrangement… Même les êtres humains qui évoluent dans ces ruines sont réduits aux silhouettes caractéristiques peuplant les tableaux de Giorgio De Chirico, étant bien entendu qu’il y a bien plus d’énigmes dans l’ombre d’un homme qui marche au soleil que dans toutes les religions passées, présentes et futures. Paysage surréaliste, il l’est également, évoquant tout autant une toile de Magritte possiblement intitulée ”Ceci n’est pas un château” qu’un célèbre mot d’André Breton : « L’œil existe à l’état sauvage. » Reste que l’endroit est intriguant. Unique. Lorsqu’on redescend vers Thann, nous étreint le sentiment de quitter un univers singulier, hors du temps, pour rentrer dans le monde et son insondable banalité.

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