N°187 MAI 2016 www.poly.fr
Magazine
Das Liebesverbot Un Wagner inconnu
Yasmine Hamdan Pop orientale
Théâtre en mai
La jeunesse au pouvoir
Festivals
Un tour de piste
BRÈVES
SOBRITISH © Raoul Gilibert
C’est une drôle d’histoire que propose la Compagnie Talon Rouge à La Coupole de Saint-Louis. Avec La Campagne (12/05) de Martin Crimp, les spectateurs sont embarqués dans un triangle amoureux sur fond de lande anglaise qui détourne les règles du jeu avec un humour mordant. Une femme, son ex-mari et une inconnue : et l’histoire débute, semée de chausse-trappes amoureux, de souvenirs qui ne passent pas et de vies éparpillées façon puzzle. www.lacoupole.fr
MUSIQUES SAISON PHARE DE
L’ ILLUS’
Depuis son lancement en 2010 par trois jeunes illustrateurs de Lucerne (Anja Wicki, Luca Bartulovic et Andreas Kiener), Ampel Magazin est devenu une référence. Une exposition est dédiée à cette aventure hors du commun au Cartoonmuseum de Bâle (04/05-19/06). Quatorze numéros ont déjà été publiés (le 15e sortira pour l’expo), imprimés en deux couleurs et reliés à la main. La grande classe !
© Jean-Sébastien Berst
Des œuvres de Pergolèse (son fascinant Stabat Mater), Vivaldi, Haendel, Rossini et Mendelssohn ont été réunies pour une Ode au Printemps proposée gratuitement en l’Église SaintGuillaume de Strasbourg (20/05). On y découvrira l’exquise voix de la soprano Oriana Kurteshi (en photo) et le timbre séduisant de la mezzo Judith Gauthier. Elles seront accompagnées à l’orgue par le virtuose qu’est Guillaume Nussbaum. www.saint-guillaume.org
www.cartoonmuseum.ch Jazzdor Strasbourg-Berlin fête sa dixième édition dans la capitale allemande (31/05-03/06, Kesselhaus). Pour souffler les bougies de cette belle aventure culturelle franco-allemande, le festival a concocté un programme aux petits oignons avec le duo Joachim Kühn / Émile Parisien, Dominique Pifarély en quartet ou Naïssam Jalal & Rhythms of Resistance, magnifique projet nous conduisant dans une Syrie pacifiée. www.jazzdor-strasbourg-berlin.eu
BERLIN CALLING Naïssam Jalal © Paul Evrard
Ampel Magazin © Anja Wicki, 2016
DE
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BRÈVES
LUNETTES NOIRES, NUITS BLANCHES
© Lucie Bevilacqua
50 ans après avoir crié Aline, Christophe livre Les Vestiges du chaos où il nous susurre des Mots fous à l’oreille, sur des compos electro-pop synthétiques, parfois proches de Suicide. Le noctambule s’offre d’ailleurs un duo avec Alan Vega pour un Tangerine confirmant les talents d’un marionnettiste sachant manipuler mélodies évidentes et sons d’avant-garde. En concert le 26/05 à La Cartonnerie (Reims). Réservez dès à présent vos places pour Den Atelier (Luxembourg, 05/11) et La Laiterie (06/11, Strasbourg).
HELVETICA
www.christophe-lesite.com
La Suisse : contrée aux magnifiques paysages alpins, pays des typos efficaces et du graphisme inventif. La galerie My Monkey (Nancy) fait un concentré helvétique en exposant des “affiches de tourisme toutes fraîches”. Frische tourism poster (12/05-24/06) rassemble des créations contemporaines vantant un patrimoine naturel qui attire les visiteurs en masse depuis plus de deux siècles.
EAUX MEDIÉVALES
Une nouveauté voit le jour à l’Europabad de Karlsruhe. Il s’agit d’un fascinant voyage dans un Moyen-Âge rempli de mythes et de légendes en deux temps. Dans le Sauna Excalibur qui monte à 85°, seuls les plus braves résisteront à la chaleur, à la lumière des torches et des lustres. Autre innovation, le Sauna des Druides, espace de détente avec des herbes aromatiques cultivées sur place qui promettent santé et jeunesse. www.ka-baeder.de
www.mymonkey.fr
NEW SCHOOL
Le festival Passages invite à Metz les grandes écoles dramatiques d’Allemagne (Ernst Busch de Berlin), de Belgique (Conservatoire royal de Liège), de France (CNSAD, TNS, ENS, ENSAD) et de Suisse (Manufacture de Lausanne). Écoles de Passages (31/05-04/06) leur permet de présenter chacune un spectacle au Théâtre du Saulcy et sous chapiteau à l’Université de Lorraine. Débats, ateliers et rencontres sont au programme pour tous les amateurs de jeune théâtre européen. www.festival-passages.fr
Régimes Amoureux (Liège) © Fred Verheyden (Esact) Poly 187 Mai 16
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LA TÊTE DANS LES ÉTOILES
Théâtre Pan Optikum © tête-à-tête
Plus grand festival de théâtre de rue d’Allemagne, tête-à-tête (24-29/05, Rastatt), désormais dirigé par le duo Julia von Wild et Kathrin Bahr, fête sa 12e édition. Nos coups de cœur ? Tusch, véritable feu d’artifice où sept artistes illuminent la nuit de leurs fabuleux numéros et la compagnie Pan Optikum, entre poésie et pyrotechnie dans une structure métallique géante. www.tete-a-tete.de
Les beaux jours reviennent. Le Marché européen de la brocante et du design du Broglie (Strasbourg) aussi. Environ 70 exposants (brocanteurs généralistes, antiquaires et vendeurs d’objets design et vintage) venus de toute la France donnent rendez-vous aux amateurs sur une des plus belles places de Strasbourg (14/05). www.brocantes-strasbourg.fr
The Fat Badgers © Bartosch Salmanski
VOYAGE EN CHINE
PELPASS LE MESSAGE
© Jean-Louis Hess
Pelpass, association alsacienne hyperactive dans le domaine musical, fête une décennie de concerts, rencontres et liens d’amitié tissés. Pour arroser ça, au Jardin des Deux Rives (26-28/05, Strasbourg), elle organise un festival en plein air avec Les Hurlements d’Léo, La Fanfare en Pétard, The Fat Badgers, Rich Aucoin, un fight de 100% Chevalier versus Pauwels ou une carte blanche laissée au label Deaf Rock.
ONZE
www.pelpass.net
© Catherine Kohler / MMSA
Dans le cadre de La Nuit Européenne des Musées (samedi 21/05, partout en France), La Nuit des Mystères mulhousienne permet aux institutions de présenter leurs collections de manière originale. Pour cette onzième édition, les dix participants – Cité de l’Automobile, Kunsthalle, Musée des BeauxArts – font leur cinéma, proposant des animations autour du 7e art. www.nuitdesmusees.fr www.musees-mulhouse.fr
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BRÈVES
Le titre de l’exposition présentée à la Bibliothèque national et universitaire de Strasbourg (27/04-21/06) signifie “Vers la ziggurat” en langue akkadienne. Ana ziqquratim retrace la genèse de la ziggurat du Ve au IIIe millénaire avant J.-C. (avec notamment de très belles reconstitutions) abordant aussi l’iconographie de la Tour de Babel.
L’ART
CHIEN
Sixième édition de Bien Urbain (03/06-30/07), festival créant des « parcours artistiques dans (et avec) l’espace public » de Besançon en connivence avec des plasticiens internationaux investissant rues, places ou parcs : Harmen de Hoop, Fermín Jiménez Landa ou Clément Richem. L’artiste associé ? L’espagnol Escif, qui a réalisé la programmation avec l’équipe de cette manifestion mêlant peintures murales, créations sonores ou installations et proposant visites guidées et ateliers. www.bien-urbain.fr
http://pbabel.u-strasbg.fr
ÇA DÉCOIFFE BKO Quintet © G.Dussably
URBAIN A DU
TOURS Restitution virtuelle de la grande salle du Temple peint d’Urum © Université de Strasbourg / C. Schuppert
Œuvre d’Escif © Elisa Murcia Artengo
DES AUTOUR
Pour sa vingtième édition, le festival Musiques Métisses (12-15/05, Colmar) propose un programme riche en saveurs, avec treize formations invitées à se produire au Cercle Saint-Martin et même dans la cour du Musée d’Histoire naturelle pour le concert – gratuit – du joueur de balafon Ba Banga Nyeck. Musique malienne avec BKO Quintet, rock oriental avec Aziz Sahmaoui & The Walk, polyphonie occitane avec La Mal coiffée ou grand bal pop coloré avec Coco Sunshine… Une manifestation ensoleillée ! www.lezard.org
BLÉ, ORGE,
RIZ, MAÏS… Voyage dans l’imaginaire des céréales : tel est l’intitulé de la soirée organisée par Passion céréales au Théâtre national de Strasbourg (31/05). Au cours de celle-ci la comédienne Huguette Dreikaus, le boulanger Francis Maurer, le chef du 1741 Guillaume Scheer, l’agriculteur Christian Schneider et le brasseur Éric Trossat feront partager leur passion pour ce noble produit. Les interventions seront suivies d’un parcours dégustation. www.passioncereales.fr Poly 187 Mai 16
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sommaire
18 DOSSIER FESTIVALS Musique Action, Les Imaginales,
Pisteurs d’étoiles, L’Humour des notes, Open air Rastatt, Théâtre en mai, Mon Mouton est un lion, NL Contest et Extrapôle 29
29 Stanislas Nordey monte Incendies de Wajdi Mouawad au TNS 34 Samedi détente, chorégraphie de Dorothée Munyaneza sur sa miraculeuse échappée du génocide rwandais
35 Le premier volet de L’Orestie d’Eschyle version tragédie hip-hop : tel est Agamemnon
36 La Tête des porcs contre l’enclos ou la violence paternelle dansée de manière frontale
40 Michel Polnareff est en tournée pour interpréter ses standards 64
41 La magnétique Yasmine Hamdan fait souffler un doux parfum d’Orient sur la pop
44 La violoniste virtuose Baiba Skride interprète le Concerto de Tchaïkovski avec l’OPS
46 Portrait du compositeur néo-tonal Marc Mignon, dont la musique s’adresse directement au cœur
48 Création française de Das Liebesverbot, un Wagner méconnu, à l’Opéra national du Rhin
52 Simone Adou en a-pesanteur au Musée des Beaux-Arts de Mulhouse
56 Au Frac Alsace, l’exposition Parmi les floraisons du ciel
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incertain est commissionnée par Emmanuel Guigon
58 Retour vers le futur numérique à L’Espace multimédia gantner avec Anarchronisme
64 Visite architecturale de La Villa, Centre d’interprétation du patrimoine archéologique à Dehlingen
66 Last but not least : Christine Ott, compositrice et “ondiste” strasbourgeoise
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COUVERTURE Suédois installé au Danemark, Andreas Bergmann est un photographe auteur de portraits puissants, de mises en scène décalées favorisant le ressenti des spectacles qu’il couvre au théâtre ou au cirque contemporain. Intenses, drôles et parfois gargantuesques, ses clichés saisissent l’émotion des interprètes et l’atmosphère d’univers artistiques variés à l’image de cet instant, pris sur le vif, du spectacle The Moon illusion présenté dans le cadre du festival Pisteurs d’Étoiles, à Obernai (voir p.21). www.andreasbergmann.dk
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OURS / ILS FONT POLY
Emmanuel Dosda
Il forge les mots, mixe les notes. Chic et choc, jamais toc. À Poly depuis une quinzaine d’années, son domaine de prédilection est au croisement du krautrock et des rayures de Buren.
Ours
Liste des collaborateurs d’un journal, d’une revue (Petit Robert)
emmanuel.dosda@poly.fr
Thomas Flagel
Théâtre des Balkans, danse expérimentale, graffeurs sauvages, auteurs africains… Sa curiosité ne connaît pas de limites. Il nous fait partager ses découvertes depuis six ans dans Poly.
Didier N., extrait de La peau de l’ours #1, Centre pénitentiaire de Toul (Galerie Robert-Doisneau, CCAM de Vandœuvre, 31/05-01/07)
thomas.flagel@poly.fr
Benoît Linder
Cet habitué des scènes de théâtre et des plateaux de cinéma poursuit un travail d’auteur qui oscille entre temps suspendus et grands nulles parts modernes. www.benoit-linder-photographe.com
Éric Meyer
Ronchon et bon vivant. À son univers poétique d’objets en tôle amoureusement façonnés (chaussures, avions…) s’ajoute un autre, description acerbe et enlevée de notre monde contemporain, mis en lumière par la gravure. http ://ericaerodyne.blogspot.com
www.poly.fr RÉDACTION / GRAPHISME redaction@poly.fr – 03 90 22 93 49 Responsable de la rédaction : Hervé Lévy / herve.levy@poly.fr Rédacteurs Emmanuel Dosda / emmanuel.dosda@poly.fr Thomas Flagel / thomas.flagel@poly.fr Ont participé à ce numéro Fiona Bellime, Geoffroy Krempp, Pierre Reichert, Irina Schrag, Kévin Frapp, Daniel Vogel et Raphaël Zimmermann Graphistes Anaïs Guillon / anais.guillon@bkn.fr Émilie Turc (stagiaire) Développement web Antoine Oechsner de Coninck / antoine.odc@bkn.fr Maquette Blãs Alonso-Garcia en partenariat avec l'équipe de Poly
Laurent Perez
Critique d’Art qui officie chez Art press, traducteur, modèle pour de charmantes virtuoses de la palette, contradicteur brillant qui n’aime pas Jünger, cet aficionado de La Taverne a de nombreuses cordes à son arc.
Florent Servia
Fondateur de Djam, un média dédié au jazz et aux musiques noires, il est un défricheur engagé dans le partage des sonorités qui valent le coup. www.djamlarevue.com
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Directeur de la publication : Julien Schick / julien.schick@bkn.fr
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ÉDITO
festivals, ça fait mal ! A Par Hervé Lévy Illustration d'Éric Meyer, Sale temps pour les saltimbanques, pour Poly
lors que débute la saison des festivals (voir notre dossier, pages 18 à 28), la situation est paradoxale. On a le sentiment d’un paysage de ruines fait de disparitions (la fin pathétique du Festival de Musique de Strasbourg) et d’annulations. Ainsi la quatrième édition de Green Days organisé par MA Scène nationale n’aura-t-elle pas lieu en raison d’une baisse de subventions de 270 000 € (200 000 € de la ville de Sochaux, 50 000 € du Pays de Montbéliard Agglomération et 20 000 € de la Ville de Montbéliard), malgré une prog’ de qualité et un succès public croissant avec une hausse du nombre de spectateurs de 72% de 2013 à 2015. Coupes budgétaires, saupoudrage ou désengagement de certaines collectivités (une peur accentuée par les nouvelles grandes régions) et incapacité récurrente de certains à changer de modèle en se tournant vers des financements privés expliquent sans doute cela. Malgré tout, le Baromètre des festivals de musiques actuelles publié par la Sacem à l’occasion du Printemps de Bourges, le 14 avril, fait état d’un solde disparitions / créations
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positif : entre 2013 et 2015, on dénombre 218 disparitions et 350 créations de manifestations dans un secteur qui en rassemble 1 887. Parmi eux, ce sont les jeunes qui trinquent le plus : 70% des festivals disparus avaient moins de dix ans. On a le sentiment d’être sur une ligne de fracture marquant la fin d’une ère dorée. Seuls les plus forts survivent. Entériner cet état de fait revient à faire fi du levier économique qu’est la culture dont la valeur ajoutée – l’ensemble des richesses créées, le “PIB culturel” – est sept fois plus importante que celle de l’automobile, rappelons-le (ce que les politiques reconnaissent souvent… sans passer à l’action), même si elle n’est pas un secteur comme les autres où les notions de rentabilité à tout crin, de droit de regard ou de comptes d’apothicaires ne doivent pas être érigées en paradigme absolu. Cela revient aussi à renforcer l’establishment musical, théâtral ou chorégraphique en ne soutenant pas les manifestations généralement défricheuses, ce qui n’est pas acceptable. Bien souvent les plus fragiles et les moins génératrices d’image immédiate, il est plus facile de leur couper les ailes. Alors, on bouge ?
CHRONIQUEs
DO NOT DISTURB La strasbourgeoise Vilaine Leroy, ex-Arts déco, nous dresse le troublant portrait de personnages Dérangés : un gardien de nuit de musée maniaco-solitaire, Judith, noctambule paumée imaginant les gens affublés de visages d’animaux, et Nenad, maçon à la retraite qui voue ce qu’il lui reste de vie à la création du chef-d’œuvre absolu, se mesurant à Duchamp ou Giacometti. Tous les trois espèrent parvenir au point d’équilibre leur permettant d’éviter de sombrer dans la folie la plus totale. Parcourir les 300 et quelques pages de cette ambitieuse BD en noir & blanc réalisée à l’encre et au crayon, c’est accepter de se perdre dans les méandres de la pensée d’âmes tourmentées reliées par un fil. Un roman graphique aussi étrange que Le Téléphone Homard de Dalí. (E.D.) Édité par La Pastèque (29 €) www.lapasteque.com
LES NÉGOCIATEURS « À la fin de la journée, quand papa regarde sa montre en disant “C’est l’heure !” […] C’est le signal qu’il faut aller se coucher. » Et le début d’interminables négociations… C’est pour tenter de les éviter que Paule Battault (textes) et Anouk Ricard (illustrations), ex-Arts déco strasbourgeois, ont conçu ce Petit manuel pour aller au lit à destination des 2 ans et autres couche-tard plus âgés. L’auteure des aventures d’Anna et Froga ou des enquêtes du Commissaire Toumi, adepte d’un humour doucement absurde, met notamment en scène des doudous qu’on menace d’emprisonnement : les parents, exténués par tant de tractations, sont prêts à tous les subterfuges pour parvenir à mener leur progéniture au lit. Ce manuel devrait les y aider. (E.D.) Édité par Seuil Jeunesse (9,90 €) – www.seuil.com Également disponible : Petit manuel pour aller sur le pot, des mêmes auteures
AVANT / APRÈS Spécialiste du patrimoine de sa ville, Jean-Claude Berrar publie Metz, Hier et aujourd’hui, ouvrage richement illustré qui instaure un passionnant aller-retour entre passé et présent. Le principe est simple : une photo prise d’un lieu dans les années 2010 fait face à un cliché ancien agrémenté d’un texte éclairant. Et l’on découvre que dans le Grand Est, la cité mosellane est sans doute celle qui a le plus changé ces dernières années ! (H.L.) Publié aux éditions Wartberg (16,90 €) www.editions-wartberg.com
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CHRONIQUEs
A Tribe Called
Quest
GRANDIR Magali Mougel signe trois courtes histoires d’enfants s’entremêlant, Elle pas princesse, lui pas héros. À 8 ans, Leïli, Nils et Cédric ont beaucoup de rêves et des caractères singuliers. Leïli a grandi en pleine liberté dans les montagnes avant de venir en ville pour entrer à l’école. Pas de grands yeux, pas de couettes, pas de robe pour éviter d’attirer le Dahu des montagnes. Une fille, une vraie ! Nils chérit sa mamie, folle de mécanique, et les jours de pluie où il pique un K-Way à sa mère pour aller regarder les scènes d’amour des escargots. Quant à Cédric, la petite star de tous les instants au tempérament de feu dans un corps de vainqueur, il apprend que l’échec, ça repose un peu. Le tout illustré par les dessins aux crayons de la strasbourgeoise Anne-Sophie Tschiegg. (I.S.)
Auteur des décors tout en reflets scintillants, couleurs pop criardes et ambiances bubble-gum assumées du space opera Quasar contre Pulsar paru en 2014 aux Éditions strasbourgeoises 2024, Étienne Chaize signe, en solo, Hélios. Une odyssée fantastique dans un pays imaginaire où les paysages (et les vagues) d’Hokusai seraient passés au tamis de Moebius dont l’esthétique hante aussi le florilège de minutieux personnages constellant cette dernière chevauchée vers un astre figé menaçant d’un crépuscule sans fin. Cités englouties, embarcations de fortune, grottes souterraines, hordes de méchants monstres, étendues désertiques et tempêtes de sable distingueront les élus parmi les valeureux pénitents. Only the strong survive ! (T.F.) Paru aux Éditions 2024 (23 €) www.editions2024.com
Édité par Actes Sud – Papiers, collection Heyoka jeunesse (12 €) www.actes-sud.fr
AMOUR TOUJOURS Trois titres viennent d’intégrer la collection Sentinelles du Verger (éditeur installé à Barr) dédiée aux textes courts, trois nouvelles placées sous le signe de l’Amour. La première, La Nuit des friches de Franck Pavloff (deux millions d’exemplaires pour Matin brun), nous entraîne dans la dévastation d’un paysage de ruines industrielles. Avec Les Enfants reviendront après l’Épiphanie, Olympia Alberti retrace l’atmosphère du Ban-de-la-Roche en 1767 à travers le journal d’une jeune femme, Sara Banzet, influencée par la pédagogie du Pasteur Oberlin. Enfin Les Amants sous verre de Georges-Olivier Châteaureynaud invitent à une passionnante immersion, fantastique et amoureuse, au cœur de l’univers des antiquaires. (H.L.) Parus au Verger (de 5 à 8€) www.verger-editeur.fr
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FestivalS
silence is sexy Poésie sonore, paysages mentaux, musique concrète, cinéma pour les oreilles constitué de paroles enregistrées, de sons captés et de phases silencieuses. Difficile de définir l’art du nancéien Dominique Petitgand, un des invités de Musique Action, festival défendant la recherche.
Par Emmanuel Dosda
Musique Action, au Centre culturel André Malraux (Vandoeuvre-les-Nancy) mais aussi au MJC Lillebonne (Nancy) ou au TGP (Frouard), du 3 au 16 mai www.musiqueaction.com Carte blanche à Dominique Petitgand : Six séances d’écoute de pièces sonores, parlées et musicales, au Studio danse du CCAM (Vandoeuvre-les-Nancy), du 10 au 15 mai Présentation de l’installation sonore Au bord du quai et de l’œuvre muette Mes écoutes, à la Galerie du CCAM (Vandoeuvre-les-Nancy), du 3 au 16 mai www.gbagency.fr
* Label nancéien de Yann Tiersen, Chapelier Fou, GaBlé… www.icidailleurs.com
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Comment recueillez-vous les sons composant les pièces de vos installations ou disques ? Je n’utilise que des sons que j’enregistre moimême, indépendamment d’un projet précis. Je travaille en plusieurs temps, récoltant des bruits ou des voix, puis, parfois plusieurs années plus tard, les utilisant dans une œuvre. Vous êtes un collectionneur de sons ? Non, car il ne s’agit pas d’une pratique quotidienne et je n’ai pas besoin d’une masse infinie de choses… Je n’ai pas un intérêt universel pour tous les sons. Les voix sont centrales dans vos pièces : les personnes que nous entendons sont-elles des proches ? Les voix sont en effet au premier plan et tout le reste est mis au service de celles-ci. J’enregistre plutôt des gens que je connais, mais leur identité n’a pas d’importance. Pour moi, il s’agit d’avantage de “personnages” qui se dessinent au travers du montage et qu’on retrouve au fil des ans et des projets. Je n’écris rien en avance : étape après étape, un récit se met en place.
Le son est-il une matière malléable, comme la glaise ou la peinture ? Oui et non, car je donne autant d’importance au son qu’au sens. À ce que disent les gens qu’à la façon dont ils le disent. Le grain de la voix, le souffle, le débit, la vitesse d’élocution… Le sens sans le son, ça deviendrait de l’écriture pure. Inversement, le son sans le sens ne m’intéresse pas : en cela, je ne suis pas un musicien. L’un ne va pas sans l’autre, un peu comme le fond et la forme. Vous n’êtes pas musicien, mais vos disques sont en partie édités par le label pop Ici d’ailleurs*… Je suis l’exception sur ce label, mais il est vrai que je suis plus proche du format chanson que de la musique savante. Vos pièces ont-elles le pouvoir de tisser des « liens invisibles » – pour citer une de vos “voix” – entre les gens, en convoquant des souvenirs et provoquant sensations ou sentiments. Je veux créer des formes qui permettent de libérer la pensée de l’auditeur, des œuvres ouvertes, même si elles racontent des choses
Dominique Petitgand, diffusion sonore, extrait transcription
Dominique Petitgand, Mes écoutes © Marc Domage - gb agency
précises. Chaque pièce est un déclencheur. Pour qu’il puisse s’évader dans une sorte d’inconnu, il faut partir de choses familières. Dans mon montage, je cherche à basculer du familier à l’inconnu. Le quotidien est un point de départ, mais je lui tourne le dos pour aller vers l’extraordinaire. Il n’y a rien de plus stable que le quotidien alors que je cherche l’instabilité. Avez-vous l’impression de faire une intrusion dans l’intimité des narrateurs ? Non, aucun de mes sons n’est pris sur le vif ou volé. Il n’y a pas de confidence. Les personnages racontent quelque chose, mais ne le vivent pas. Ils disent par exemple : « J’étais dans un ascenseur et la porte ne s’est pas ouverte. » On n’est pas avec cette personne, mais dans le récit de ce moment-là, qui est médiatisé. Il y a une proximité de la voix, un gros plan, mais décontextualisé. Il s’agit d’éclats de mots qui déclenchent quelque chose d’intime chez l’auditeur, touché par ce qui est dit. Pour ne pas entraver son imagination, vous ne dessinez qu’une trame narrative… Je travaille autour du manque que l’auditeur
peut combler. C’est une question de dosage : ne pas être trop abstrait et ne pas trop en dire. Il faut qu’une histoire possible se mette en place dans la tête de chacun. Le silence a une place prépondérante dans vos pièces : il s’agit d’interstices où peut se glisser l’imaginaire ? Le silence a beaucoup de vertus. Il me permet de tenir mes montages, de structurer mes pièces, comme du ciment dans un mur. Il offre la possibilité de créer des récits qui jouent sur l’absence, le manque, le vide. Toutes mes œuvres sont à forme creuse : elles existent en faisant entrer un peu d’extérieur. Vos morceaux mettent en scène des mots qu’on a sur Le Bout de la langue, des hésitations, des blancs… Ils expriment la difficulté de mettre la pensée en mots ? C’est un moyen formel pour que le récit avance en pointillé. Il s’agit d’un chemin un peu tortueux fait de dérives et de ruptures qu’on peut voir comme une métaphore de la pensée, même si je ne veux pas illustrer une idée ou une notion. Il y a une multitude d’interprétations.
Il s’agit d’éclats de mots qui déclenchent quelque chose d’intime chez l’auditeur, touché par ce qui est dit.
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FestivalS
viva la revolución Sous l’intitulé r-évolutions se déploie la quinzième édition des Imaginales, festival spinalien des mondes imaginaires avec les États-Unis pour invité d’honneur.
Par Pierre Reichert Photos de la Ville d'Épinal et de Daniel Visse
Dans différents lieux (Épinal), du 26 au 29 mai www.imaginales.fr
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epuis 2002, les Imaginales sont devenues le rendez-vous incontournable pour tous les amateurs d’heroic fantasy, d’anticipation, de fantastique, d’uchronie ou encore de SF. Rassemblant plus d’une centaine d’invités et attirant plus de 25 000 visiteurs, la manifestation regroupe concerts, spectacles, tables rondes, cafés littéraires, animations insolites… Le thème ? r-évolutions, un choix permettant de brasser large, des origines du genre à aujourd’hui avec des expositions comme Tout change… ou pas (30/0431/05, Musée de l’Image), confrontant images d’Épinal et œuvres issues des collections du Frac Lorraine autour des mutations de notre monde. Mais aussi la découverte des toiles de Nazanin Pouyandeh (13/05-25/06, La Plomberie) peuplées d’étranges figures et de références aux peintures classiques flamandes ou italiennes. Autres rendez-vous incontournables, un Dîner insolite de l’imaginaire (25/05, Magic Mirror) concocté par le chef spinalien des Fines herbes, Jean-Louis Zanin, et la venue de Christopher Priest, un habitué des lieux, dont le roman Le Prestige a été adapté au cinéma par Christopher Nolan
Après l’Allemagne ou l’Espagne, cette année les États-Unis sont à l’honneur avec la présence de monstres sacrés comme James Morrow, auteur d’une trilogie caustique d’essence nietzschéenne (En remorquant Jéhovah, Le Jugement de Jéhovah et La Grande Faucheuse). Dans son premier opus, Dieu est mort. On a même découvert son immense cadavre dérivant dans les eaux du Golfe de Guinée. Histoire de ne pas faire trop de bruit, le Vatican affrète discrètement un super tanker pour le remorquer… Voilà comment débute cette aventure débridée, entre satire de la religion et critique acerbe d’un monde sans transcendance. On attend avec impatience son prochain roman pour 2017, Galápagos Regained. Autres invités de marque, Mike Resnick qui interroge l’histoire de l’Afrique et le passé colonial grâce à la SF, et Marie Brennan, maîtresse de la fantasy dont Les Mémoires de lady Trent tout juste parues mettent en scène « des étrangers hostiles, des compatriotes hostiles et à l’occasion des membres de ma famille hostiles », expliquet-elle, non sans une pointe d’humour.
limitless La 21e édition du Festival international de nouveau cirque Pisteurs d’Étoiles célèbre la diversité de cet art, entre technicité de haut niveau et créativité débridée. Par Daniel Vogel Photo de Sébastien Arnouts (Perpetuum Mobile)
Sous chapiteau, à l’Espace Athic et dans l’espace public (Obernai), du 4 au 7 mai www.pisteursdetoiles.com
Château Descartes, sous le Grand Chapiteau, mercredi 4 et jeudi 5 mai The Moon illusion, dans la salle de l’Espace Athic, jeudi 5 mai Perpetuum Mobile, dans la salle de l’Espace Athic, samedi 7 mai
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n mai fleurissent les chapiteaux le long des remparts d’Obernai. Dans leur espace circulaire traditionnel, sont accueillies des propositions variées et parfois inattendues à l’image de Château Descartes dans lequel la Compagnie Galapiat, dont les membres sont sortis du Centre national des Arts du Cirque en 2007, mêle philosophie et acrobatie. Avec des dizaines de chaises d’écoliers, ils questionnent de manière concrète mais non moins poétique l’assise de notre savoir et de nos certitudes. Leur château de cartes dans son improbable in-stabilité se révèle être un formidable terrain de jeu pour quiconque en accepte les règles : 1/ Partir d’une intuition évidente. 2/ Sacrifier un principe. 3/ Créer un conflit. 4/ Assumer ses faiblesses. 5/ Tricher pour y arriver. À l’image de Descartes ayant formulé les fondements de la science moderne alors qu’il tentait de démontrer l’existence de Dieu, les cinq circassiens trouveront ce qu’ils ne cherchaient pas… Changement de registre avec Perpetuum Mobile, ode à la simplicité des formes et des gestes. Le duo de la Compagnie Sens Caché invente des dispositifs permettant de jouer
sur la cinétique avec des objets inhabituels. Dans un clair-obscur hyper travaillé, leurs balles se meuvent en équilibre sur des lames de bois courbes dans des oscillations donnant le vertige. Hypnotique et raffiné, leur art du jonglage utilise à plein la fascination de la multiplicité des ronds blancs qui semblent obéir aux mille et une facéties de leur esprit, repoussant les limites. Et s’il ne fallait en choisir qu’un, le petit bijou de ce festival, ce serait bien The Moon illusion. Deux jongleurs danois, sortes de Laurel et Hardy lunaires, nous convient à une virée dans l’espace de leur imagination, entre fils blancs et cerceaux orange qu’ils manipulent par dizaines. Explorant tout le champ des possibles des anneaux (qu’ils font rouler, sauter, vriller, tomber…), Samuel Gustavsson et Peter Wadsten construisent un espace-temps au ralenti, jouant des contrastes et d’effets de surprise empreints de poésie visuelle et de prouesses techniques sidérantes de (fausse) facilité. Avec eux la terre est bleue comme une orange, l’illusion touche au comique et la dérision devient une arme prompte à dérider les cœurs. Poly 187 Mai 16
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crazy sheep Festival de curiosité, d’émotions et de créativité, Mon mouton est un lion prend soin du jeune public en lui proposant des œuvres soucieuses de mêler tous les arts vivants. Par Fiona Bellime Photo de Vincent Frossard pour Non mais t’as vu ma tête !
Dans différents lieux (pays de Saverne et alentours), du 15 mai au 3 juin www.espace-rohan.org
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ur fond de musique live traditionnelle, Louise et Juliette, deux jeunes femmes au caractère bien trempé se tirent la bourre et envoient tout valser avec leur spectacle Les Rétro cyclettes (15/05, cour de l’école élémentaire, Hochfelden). Ces circassiennes, au style old school, jouent à détourner les propriétés des objets du quotidien en jonglant avec une brouette ou en faisant voltiger un vélo qu’elles ont appelé Walther. Albert, leur fauteuil rouge suspendu, est témoin de toutes leurs chamailleries, tandis que Brigitte, la corde lisse, supporte leurs caprices. La compagnie de cirque burlesque Les Petits Détournements pousse les corps à s’organiser différemment en repoussant sans cesse les limites du possible. Elle est dans l’esprit du festival Mon mouton est un lion qui nous fait toujours douter, car les apparences sont trompeuses. Les compagnies invitées l’ont bien compris ! Non mais t’as vu ma tête ! (25/05, Espace Rohan, Saverne) présente ainsi un peintre seul en scène avec une grande toile. Il commence par réaliser un autoportrait, puis invite un jeune spectateur volontaire sur le plateau pour lui tirer, à son tour, le portrait. Pour finir, l’artiste tente de peindre l’ensemble du public, mais ce tableau est
étrange et doté de pouvoirs surprenants qui déforment les images. Les visages vieillissent puis rajeunissent sans que ce clown au talent de dessinateur puisse arrêter le temps. Dans une langue imaginaire, un dialogue intime et comique s’instaure entre lui et les petits êtres en devenir, sincères, libres et spontanés qui composent l’auditoire, amenés à réfléchir à l’image que chacun de nous renvoie. Pour sa part, Johnny petite marionnette chaussée de baskets roses, déjoue les moqueries des autres. Élevée par sa grand-mère dans une caravane, elle subit tous les jours l’exclusion, mais la rencontre avec son angegardien va bouleverser son existence. Est-ce son esprit qui lui joue des tours ? Peu importe, Johnny be good ! (29/05 Château des Rohan, Saverne). Pendant quinze jours, les moutons sont doux et les lions, bienveillants en nous transportant avec finesse dans l’univers cotonneux du théâtre. La compagnie Les incomplètes nous inonde de tendresse en mettant en scène un personnage à tête d’oreiller nommé Édredon (31/05, Espace Rohan, Saverne). Lorsqu’il s’éveille, il a des fantasmes plein les plumes et retire son masque pour découvrir le monde des sens, son corps et l’Autre.
double croche & triple cruche Pour la 25e édition de L’humour des notes, Éric Wolff a concocté une minutieuse sélection de spectacles musicaux où le pur divertissement règnera. Action !
Par Fiona Bellime Photos d'Emmanuelle Trompille et Dominique Checler
Dans divers lieux (Haguenau), du 30 avril au 8 mai www.humour-des-notes.com
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artons à la rencontre du savant Docteur Big qui a inventé L’Elixir (30/04, dans les rues de Haguenau), une potion capable de mettre fin à tous les soucis de couple ou de santé. Avec sa fille complètement détraquée et un jeune type aux airs de bouffon, ils vont parcourir les routes, sur des rythmes de swing de la belle époque afin de vendre leur boisson miracle. Le cliché de la famille à histoires s’étale sous nos yeux, entre tours d’humour loufoques et jeux d’adresse, les trois personnages nous garantissent un road trip déjanté. Autre événement marquant, le trio Blond and blond and blond (03/05, Théâtre de Haguenau) venu tout droit de Scandinavie. Bercés par Radio Nostalgie depuis leur péninsule, les trois artistes rendent hommage à l’Hexagone en réinterprétant et réécrivant les chansons de notre répertoire. Burlesques et terriblement sarcastiques, ces nordiques nous font redécouvrir les grandes personnalités de la musique française. Ainsi, Gainsbourg devient-il un militant anti-tabac tandis que la Compagnie Créole se révèle être la number one de la création théâtrale contemporaine. Les Seagirls, elles aussi, sont au top et
nous présentent La Revue, revue musicale satirique (04/05, Théâtre de Haguenau). En voyage à Broadway, elles portent leurs plus belles robes dignes d’un défilé de mode. Observées par les musiciens juchés sur un perchoir, elles enchaînent les canulars dans une ambiance de music-hall. Ces drôles de divas s’affichent et se crêpent le chignon en exhibant leur mauvaise foi au milieu des paillettes, mais dévoilent aussi tout leur amour sur des chansons à textes grotesques. Le poète et chanteur humoristique Oldelaf (07/05, Forum), lui aussi, connaît les mots et tel un circassien, jongle avec eux. Lorsqu’il évoque sa “tristitude”, il évoque les images du quotidien et nous touche avec son impudence tendresse : « Quand tu marches pieds nus sur un tout petit Lego » déclame-t-il. Ou encore, quand il nous raconte l’histoire de cet homme accro au café qui finit par péter les plombs et se barricade chez lui pour échapper à la police en buvant encore un dernier kawa. Invité sur la scène des Francofolies et du Solidays, c’est un hôte de marque que le festival haguenovien recevra.
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wonderful crazy nights Dans le cadre prestigieux de la cour d’honneur du Residenzschloss de Rastatt se déroule Open Air 2016, festival mêlant les sonorités, dont le point d’orgue est le concert d’Elton John. Pop en stock ! Par Raphaël Zimmermann Photo de Melanie Escombe
Au Residenzschloss (Rastatt), du 2 au 5 juin www.koko.de
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es hostilités débutent avec Jethro Tull (02/06), groupe mythique marqué par la voix tellement particulière de son leader, le flûtiste Ian Anderson et ses compos empruntant au classique et à la musique celtique pour un pur son rock. Sont également de la partie deux stars des pays germanophones avec, pour commencer, Dieter Thomas Kuhn (03/06) figure de proue emblématique de la renaissance du Schlager (la variété made in Germany, pour simplifier) dans les années 1990 qu’on a surnommé le “brushing chantant”. Avec des chansons comme Über den Wolken, ce pape de la variétioche est une über vedette en Allemagne. Un statut qui est aussi celui de Sarah Connor (04/06), blonde glamour à ne pas confondre avec l’héroïne de Terminator qui balance ses tubes pop en anglais comme From Sarah with Love ou, depuis peu, dans sa langue maternelle dans le récent album Muttersprache. Star parmi les stars, Elton John (05/06) enflammera le festival avec ses hits historiques et son nouvel opus Wonderful crazy night, preuve qu’il nous eltonera toujours. Chevalier
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de la pop cuirassé de costumes abracadabrantesques et kitsch en diable – efflorescence de plumes ou atmosphère militaire d’opérette aux mille couleurs – il fut aussi un expérimentateur de génie avec Honky Château au cours des seventies. Les souvenirs s’empilent sur fond de binocles hublots improbables… Les images de Ken Russel pour le clip Nikita où George Michael joue les choristes : ambiance DDR et Guerre froide glamour avec la plus sexy des Vopos. La version de Candle in the Wind à Westminster Abbey. RIP Lady Diana Spencer. La mythique Your Song reprise par la terre entière. Sa tronche en Pinball Wizard dans le film des Who, Tommy. Un bœuf improbable avec Lady Gaga ou encore un activisme forcené pour la cause gay. Concert improvisé dans la Gare de Saint-Pancras ou grand’messe attirant des dizaine de milliers de spectateurs en transe, chacune de ses prestations est un événement. Il est vrai que Sir Elton accompagne le public depuis des décennies : à près de soixante-dix ans, il nous fait un beau cadeau avec cette soirée exceptionnelle dans un cadre aussi baroque que lui.
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jeunesse sans dieu Théâtre en Mai n’est pas un festival, c’est un florilège. Un écho du bouillonnement actuel des jeunes équipes théâtrales. De leur audace. De leurs pulsions. Par Thomas Flagel Photos de Jean-Louis Fernandez (Un Beau Ténébreux) et Pierre Planchenault (Timon / Titus)
Dans divers lieux de Dijon, du 20 au 29 mai www.tdb-cdn.com BIT, au Parvis Saint-Jean, du 20 au 22 mai Ceux qui errent ne se trompent pas, au Théâtre Mansart, du 21 au 23 mai Nos Serments, au Parvis Saint-Jean, du 24 au 26 mai Timon / Titus, au Grand Théâtre, mardi 24 et mercredi 25 mai Aux Suivants, au Théâtre des Feuillants, du 26 au 28 mai
Lire Fin de partie dans Poly n°167 ou sur poly.fr Voir Les Amants de Paris dans Poly n°185 ou sur poly.fr 3 Voir Au-dessous du volcan dans Poly n°182 ou sur poly.fr 1
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ne programmation soignée regroupant ce qui se crée de plus excitant. Une séance de rattrapage en 10 jours pour qui serait passé à côté des jeunes loups des planches aux dents acérées, bien décidés à bousculer le ronron d’un art dramatique encore bien souvent empêtré dans les sempiternels classiques du répertoire. Un positionnement que ne renierait pas la marraine de l’édition 2016, Maguy Marin1 qui présente BIT. Une envie d’en découdre avec le réel et son double, l’histoire et son poids à l’image de Nos Serments2 dans lequel Julie Duclos revisite La Maman et la Putain. Parmi les spectacles invités à ne manquer sous aucun prétexte, Ceux qui errent ne se trompent pas (également au Festival d’Avignon, 06-10/07) signé Maëlle Poésy sur un texte de Kevin Keiss, tous deux sortis de l’École du TNS. Ensemble, ils imaginent un pays dans lequel, face à des électeurs ayant massivement voté blanc aux élections, le gouvernement réagirait par la force, à grand renfort de lois liberticides. Un théâtre total mêlant danse, jeu et déstructuration pour approcher la critique sociale au plus près. Autre ancienne du TNS, Charlotte Lagrange et sa compagnie La Chair du monde propose Aux Suivants3. La jeune metteuse en scène y a écrit au plateau une drôle d’histoire fantastique interrogeant avec un optimisme salvateur le poids des mécanismes de la dette et de l’héritage familial sur
nos vies. La transmission générationnelle et son lot d’asservissements sont revisités loin de toute candeur, en évitant la facilité d’un cynisme bienséant. Le Capital et notre aliénation à sa domination sont détricotés avec beaucoup d’humour et d’espoir sincère dans des jeux de rôle au rythme soutenu, portés par une scénographie épurée.
On s’organise
De dette il est aussi question dans le superbe Timon / Titus du collectif OS’O (On S’Organise). Sortis de la première promotion de l’École du TNBA, ces acteurs se sont liés au metteur en scène berlinois David Czesienski pour composer ce collage de tirades shakespeariennes (issues de Titus Andronicus et Timon d’Athènes) avec l’essai Dette : 5000 ans d’histoire de l’anthropologue et philosophe David Graeber et leurs propres improvisations. L’ouverture du testament paternel dans une famille bourgeoise française bouleverse les rapports humains : découverte de nouveaux membres de la famille, répartition des biens, équité entre frères et sœurs… L’héritage devient dette, imposant son lot de contraintes pesant comme un fardeau menaçant d’empêcher les uns, comme les autres de vivre la vie qu’ils ont choisie. Une comédie tragique, sanglante et macabre, à l’image du monde d’aujourd’hui, portée avec une insolence rare, et donc, forcément savoureuse.
quality street Roller, skate, BMX, graf, hip-hop… Le NL Contest est sans conteste the place to be pour tous les amoureux des cultures urbaines. C’est parti pour la onzième édition ! Par Kevin Frapp
Au Skatepark de la Rotonde (Strasbourg), du 20 au 22 mai www.nlcontest.com
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lus de 30 000 spectateurs, environ 450 participants à 27 compétitions, des soirées comme s’il en pleuvait : depuis 2006, le NL Contest a su trouver sa place dans le paysage des festivals avec comme credo de « mettre en avant les nouvelles disciplines de sports urbains mais aussi toutes les pratiques émergentes qui redéfinissent l’appropriation et l’utilisation de l’espace urbain ». Mais pas que… Le must cette année ? Un concert de Lords Of The Underground (20/05), du gros et bon hip-hop made in USA. Au rayon des expositions du off, mentionnons Modulo 3D (La PopArtiserie, 04/05-04/06) présentant les créations du collectif Moulin Crew, six trublions lorrains qui prennent le graf à rebours ou celle de Jak Umbdenstock (06-
22/05, Shadok), illustrateur strasbourgeois dont les créations sont à la frontière entre naïveté et provoc’. Autre temps fort, l’expo Let’s Go (14-16/05, Espace culturel Django Reinhardt) montrant la créativité débordante et délirante qui peut naître des briques Lego avec en particulier une gaming zone. Le cœur du NL réside cependant dans des compétitions où la glisse faite de figures audacieuses et d’envolées aux tricks monstrueux est reine : roller, skate, monocycle ou BMX, mais aussi trottinette freestyle, sans oublier le StreetBall NL Contest, plus grand tournoi de basket 3+3 de la région (21/05, Gymnase de la Rotonde) ou des battle de breakdance. Quand ils arrivent en ville, on n’en ressort pas indemnes !
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puissance 3 Dans cette valse à trois temps qu’est devenu le festival EXTRAPOLE proposant autant de journées entièrement gratuites de spectacles chorégraphiques dans l’espace public, nous avons sélectionné trois incontournables.
Par Irina Schrag Photo de Slimane Brahimi
Dans le quartier de la Meinau (Strasbourg), vendredi 27 mai Dans le quartier Gare / Musée d’Art moderne et contemporain de Strasbourg, samedi 28 mai Dans le Pays de Hanau (Bouxwiller, Zutzendorf…), dimanche 29 mai www.pole-sud.fr
Man Rec Futur artiste associé du Centre de développement chorégraphique – Pôle Sud, le danseur et chorégraphe sénégalais Amala Dianor signa ici un solo manifeste, à la croisée de ses premiers amours hip-hop et de l’esthétique contemporaine déployée pour Emmanuel Gat. Du wolof “seulement moi”, Man Rec est gagné par les vrilles terriennes, les isolations corporelles et la déstructuration des mouvements. Le tout nourri d’une grâce rare en faisant un mix savoureux d’influences et de pratiques. Parvis de Pôle Sud (Strasbourg), vendredi 27 mai à 19h30
* Lire Tiger Tiger dans Poly n°171 ou sur www.poly.fr
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Noos Le duo Justine Berthillot et Frédéri Vernier a quelque chose de l’abandon à la limite du possible, du soutien improbable mais ultra efficace, de la fulgurance, de la joie et de l’étonnement. Une voltigeuse et un porteur
avec les atours de la facilité que procurent les performances de haut niveau technique, diaboliquement travaillées. Il la manipule telle une poupée de chiffon composant une chorégraphie du lâcher-prise qui n’a l’air de rien. Mais méfiez-vous des apparences… Parvis de Pôle Sud (Strasbourg), vendredi 27 mai à 20h30 Terre-plein central du Faubourg National (Strasbourg), samedi 28 mai à 18h30 Hazy Horizonte, Fuzzy Horizonte Avec son métissage habituel, Franck Micheletti, chorégraphe attitré de Kubilai Khan Investigations* propose une petite forme pour EXTRAPOLE. Danseurs et musiciens électrifiés sur scène explorent les horizons tourmentés du monde d’aujourd’hui. Un concert dansé aussi étonnant que détonnant. Terre-plein central du Faubourg National (Strasbourg), samedi 28 mai à 19h30
THÉÂTRE
silence mes anges se réconcilient Hyperactif, Stanislas Nordey reprend sa mise en scène du chefd’œuvre de Wajdi Mouawad, Incendies, mettant fin à la longue absence du nouveau directeur de La Colline dans la capitale alsacienne. Par Thomas Flagel Photos de Jean-Louis Fernandez
Au Théâtre national de Strasbourg, du 25 avril au 6 mai www.tns.fr
«L’
enfance est un couteau planté dans la gorge. On ne le retire pas facilement. » Voici l’une des clés de la pièce fleuve inventée par le libano-francocanadien Wajdi Mouawad. Une odyssée des origines composée dans l’éclatement d’une enquête charriant la cruauté sans limites du monde par le prisme d’une vie. Celle de Nawal, qui s’éteint après un silence de 5 ans, laissant par le biais de son notaire et ami d’étranges consignes à ses enfants Simon et Jeanne. La recherche d’un père qui ne serait pas ce héros mort au combat et d’un frère, inconnu. Mais surtout d’une vie tue, de ce qui a conduit au mutisme. « Il est des vérités qui ne peuvent être révélées qu’à la condition d’être découvertes. » Nous voilà donc lancés dans quarante ans d’histoire menant du Québec au Liban, des affrontements fratricides entre militaires, milices et civils à l’engrenage de la vengeance dans les camps de réfugiés et l’addition monstrueuse de la douleur, des mathématiques pures au Tribunal pénal international, de certitudes d’une vie à l’insondable vérité. Du rire aux larmes, la scène inventée par Mouawad est « un lieu de consolation impitoyable ». Viol, torture et inceste y font face à l’amour premier, la vie que l’on donne en pensant casser le fil du destin. C’est la force et la poésie de cette écriture qui a happé tout
entier Stanislas Nordey. Sa prise directe avec l’histoire de la fin du XXe siècle, sa dimension autobiographique, sa quête initiatique, ses trouvailles gorgées d’ultra sensibilité (Simon et Jeanne écoutant le silence de leur mère sur cassettes audio) et ses élans lyrico-tragiques : « Le temps est une poule à qui on a tranché la tête, le temps court comme un fou, à droite à gauche, et de son cou décapité le sang nous inonde et nous noie. » Dans la sobriété qu’on lui connaît – un plateau dénudé, quelques objets symboliques comme appuis de jeu, costumes blancs pour les rôles au présent et noirs dans le passé –, le metteur en scène creuse les états intérieurs de ses comédiens incarnant au plus près leurs personnages. Et les correspondances entre trois Nawal, personnifiée à 14, 16 et 19 ans par Charline Grand, à 40 par Claire Ingrid Cottanceau et à 60 par Véronique Nordey, servent l’intensité des failles intimes qui animent cette figure féminine centrale d’Incendies. Un théâtre d’émotion pure, où l’on ne triche pas avec l’expression de la douleur qui témoigne d’une « terre blessée par un loup rouge qui la dévore ». Où chacun est responsable de ses traîtres et de ses héros. Où chacun doit ôter le couteau planté dans la gorge de son enfance et réapprendre à respirer. À vivre. Poly 187 Mai 16
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l’étincelle du passé Le phénix Blaise Cendrars renaît de ses cendres grâce au metteur en scène Jacques Nichet qui adapte au théâtre ses Récits autobiographiques dans Braises et cendres. Par Fiona Bellime Photo de Vincent Lacotte
Au Centre dramatique national (Besançon), du 10 au 26 mai www.cdn-besancon.fr
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oète et romancier, Blaise Cendrars (1887-1961) a parcouru le globe en faisant de sa soif d’inconnu et d’aventure la matière première de son écriture. Celui qu’on surnomme aujourd’hui le phénix a marqué avec un style novateur, mais aussi une fascinante manière de mêler sans cesse réel et imaginaire. Dès ses premiers écrits, on voit apparaître en sous-titre “premier fragment d’une autobiographie”. Toute son œuvre en constituera une. C’est pourtant dans les méandres labyrinthiques de sa mémoire qu’il nous emmène et nous perd, la chronologie des événements et leur authenticité lui important peu. Cette oscillation perpétuelle entre mythe et vérité lui a tout de même valu critiques et contradicteurs, certains le disant mythomane. Claude Louis Combel qualifie d’ailleurs son écriture d’automythobiographie. Véritable constructeur de récit, Blaise Cendrars écrit la nuit et comme s’il s’était dédoublé, au matin, il s’exclame : « Ce n’est pas possible, ce n’est pas moi qui ai écrit ça ! » Il nous conte sa vie, son passé de soldat mais le lecteur ne parvient jamais réellement à discerner le vrai du faux, à distinguer l’écrivain du personnage et parfois même, à ne jamais comprendre qu’il s’agit
de son propre vécu. Dans La Main coupée, le poète parle d’une belle journée de juin passée avec ses camarades de l’armée « quand, tout à coup, […] à trois pas de Faval, planté dans l’herbe comme une grande fleur épanouie, un lys rouge, un bras humain tout ruisselant de sang, un bras droit sectionné au-dessus du coude et dont la main encore vivante fouissait le sol des doigts comme pour y prendre racine et dont la tige sanglante se balançait doucement avant de tenir son équilibre ». Si nous ne connaissons pas la biographie de l’auteur, impossible de déceler qu’il s’agit de son propre bras planté dans la terre, arraché par une rafale de mitraillette. De ces fragments de vie, Jacques Nichet a extrait ceux qui le touchaient, le saisissaient. Dans sa mise en scène, c’est tout le bouillonnement de vivacité de l’auteur qu’il souhaite faire transparaître. Le comédien Charlie Nelson se chargera de porter la voix de ce poète somnambule sans jamais l’incarner totalement en maintenant une certaine distance, afin de jouer plutôt avec la suggestion et l’évocation. Seul en scène, il ranimera sa flamme en refaisant ressurgir les fantômes de son passé, toujours prêts à faire des étincelles.
mano a mano
Le duo colombien El Nucleo questionne le cirque contemporain dans Quien Soy ?, introspection acrobatique entre portés et équilibres de l’être.
Par Irina Schrag Photos de Sylvain Frappat
Aux Tanzmatten (Sélestat), samedi 7 mai www.tanzmatten.fr À L’Espace Rohan (Saverne), mardi 10 mai www.espace-rohan.org À La Salle des fêtes (Schiltigheim), jeudi 12 mai www.ville-schiltigheim.fr www.culture-alsace.org
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oilà plus d’une décennie que Wilmer Marquez et Edward Aleman forment un duo d’acrobates, spécialisé dans les portés. Avant d’intégrer le Cnac en 2008, ces deux autodidactes avaient fait leurs classes dans l’unique troupe de cirque contemporain de Colombie, La Gata Cirko. Quien Soy ? (qui suis-je ?) est leur second spectacle. Ils y mélangent vidéos et acrobaties, portés et voltige, équilibres improbables sur des briques de bois et tensions complices, danse contemporaine et passes de capoeira dans une interrogation existentielle, mais non moins concrètement mise à l’épreuve, du lien à l’autre et de l’interdépendance. Ensemble, les deux interprètes surmontent avec force inventivité et éclats de rire des obstacles inventés par leur soin, jouant autant de leurs émotions que des nôtres.
DANSE
une saison de machettes Ne vous laissez pas abuser par les atours joyeux du titre de la pièce chorégraphique de Dorothée Munyaneza. Samedi détente revient sur sa miraculeuse échappée du génocide rwandais.
Par Thomas Flagel Photos de Laura Fouqueré
Au Granit (Belfort), mercredi 18 mai www.legranit.org
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Lire Poly n°186 ou sur www.poly.fr
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ombre est la première création chorégraphique de Dorothée Munyaneza. La danseuse rwandaise, prisée de chorégraphes aussi exigeants que François Verret, Robyn Orlin, Rachid Ouramdane ou encore Alain Buffard, et chanteuse (révélée avec le bouillonnant Afro Celt Sound System) plonge pour Samedi détente dans ses souvenirs, il y a plus de vingt ans, d’une émission radiophonique populaire de la région des grands lacs, symbolisant les moments de joie partagés avec ses proches qui n’ont pas survécu aux 100 jours du génocide le plus rapide de l’histoire. Un programme populaire et musical, loin, très loin de la Radio Télévision Libre des Milles collines où se diffusa, comme le montre Hate Radio de Milo Rau*, la rhétorique de l’ennemi, du cafard (les Tutsis), l’appel au meurtre et les dénonciations. Jamais elle n’oubliera le 6 avril 1994, l’attentat contre l’avion présidentiel utilisé comme étincelle embrasant son pays natal. Les Hutus se déchaînant contre les Tutsis avec le silence complice des anciens colons européens ayant évacué leurs ressortissants et mis leurs contingents militaires en retrait. Dans un mélange de chants puissants,
de paroles graves scandées, de martèlement de pas guerriers sur le sol et de danse étrangement habitée et convulsive par l’incroyable ivoirienne Nadia Beugré, la jeune artiste aujourd’hui installée en France exhume ses souvenirs. Dorothée Munyaneza avait 12 ans lorsque les machettes furent brandies, lorsque l’Europe – la France en tête – détourna les yeux, lorsqu’elle connut l’indicible exode, « dormant sur des bâches en plastique au milieu des morts et des vivants, des vaches et des bananiers. Même les serpents et autres bêtes sauvages avaient fui, nous laissant seuls face à la barbarie et la sauvagerie humaine. » Dorothée ne comprend d’ailleurs toujours pas comment elle réussit à éviter barrages et contrôles des milices ou des militaires pour fuir. Colère, douleur, tristesse et allégresse se succèdent dans ce spectacle poignant où l’artiste est celle qui reconstruit ce qui a été détruit pour ne pas ployer sous le poids du passé. Celle qui fait corps pour montrer les traces indélébiles des violences mais aussi la force vitale qui la fait avancer, encore et toujours.
OPÉRA HIP-HOP
à corps et atrides Revisiter le premier volet de L’Orestie d’Eschyle pour en faire une tragédie hip-hop, tel est le pari relevé dans Agamemnon par le metteur en scène Arnaud Churin et le slameur-acteur D’ de Kabal.
Par Thomas Flagel Photos de Christophe Raynaud de Lage
À La Filature (Mulhouse), mardi 3 mai www.lafilature.org
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uit sur la terrasse du palais des Atrides. Le roi Agamemnon revient vainqueur de Troie avec sa captive Cassandre, la fille de Priam, le souverain ennemi. Clytemnestre, sa reine, feint de se soumettre à son puissant mari alors qu’elle fomente déjà son assassinat. Il faut dire que le brave homme a sacrifié Iphigénie, leur fille, pour s’attirer les grâces des Dieux. Entre prophétie néfaste (Cassandre et ses visions), meurtre (de l’époux avec l’aide de l’amant), vengeance (par son fils, Oreste, et les Érinyes) et réflexion sur la notion de justice (divine, humaine…), la trilogie des Atrides fascine encore et toujours, vingt-quatre siècles après son écriture par Eschyle. Faire revivre l’idée du chœur de la tragédie antique à travers le hip-hop, voilà l’ambition du collectif R.I.P.O.S.T.E. emmené par D’ de Kabal et Arnaud Churin. L’alliance entre la voix rocailleuse et caverneuse du premier – auteur énervé et remarqué avec le Spoke Orchestra d’On vit là, slam uppercut en pleine
bienséance démythifiant les clichés brocardant les cités françaises – et un metteur en scène lui confiant l’adaptation de la tragédie par excellence, celle qui véhicule les grandes questions de l’humanité. Dans un décor peuplé de lignes noires et blanches à la Buren, un chœur vêtu de robes de bure revisitées façon hoodies et pants allant du sable au brun, le duo recourt à des beat-boxers amplifiant les drames à l’œuvre, tels des disciples du chaos, des bassesses et des vanités humaines. La force de cet opéra / hip-hop / beat-box réside en son intensité brute, son dénuement pour approcher au plus près les courants souterrains nous entraînant au bord du gouffre, avec ce goût du vertige qu’il procure. Arnaud Churin mouille la chemise, donnant de la voix en leader du chœur tandis que D’ de Kabal interprète un Agamemnon dont la puissance n’a d’égale que sa terrifiante chute. La musicalité de la scansion des textes propre au hip-hop confère à l’ensemble une qualité sonore envoûtante, à la croisée des genres, des influences et des mythes. Poly 187 Mai 16
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precious La Tête des porcs contre l’enclos ou la violence paternelle subie par Marine Mane dans un portrait intime en forme de cartographie de l’inconscient qui prendrait corps. Par Thomas Flagel Photo de Caroline Ablain
À l’Atelier de la Comédie de Reims, du 10 au 12 mai www.manegedereims.com L’intime en scène, rencontre avec Marine Mane à l’issue de la représentation du mercredi 11 mai
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eal. Dealer. Dealeur. L’échange marchand et la violence de la frontière séparant et régissant les relations entre les êtres sont au cœur de cette pièce chorégraphique et introspective de Marine Mane. La metteuse en scène a puisé Dans la solitude des champs de coton de Bernard-Marie Koltès son titre choc, approchant l’isolement d’êtres forcés de se débattre dans un monde « où les hommes tirent sur la laisse et où les porcs se cognent la tête contre l’enclos ». Les points d’impact qu’elle égrène en direct, témoignages d’attaques répétées avec ses « marques sur la peau, dans les os, inscrites tout à l’intérieur », prennent corps en l’acrobate Lucien Reynes, circassien doté d’une propension à se violenter, à (se) chercher un équilibre dans le hors norme. Il est son corps à elle, celui de la petite fille laissant couler l’eau sur ses membres meurtris, se concentrant sur la bouche de son agresseur de père venant s’excuser, gardant un repère, de la langue et du feu. Insoutenable peut apparaître le récit des déflagrations d’humeurs sur la chair qui n’en finissent pas de rythmer ses journées, la peur au ventre. Les heures passant à attendre que ça recommence. Ce récit poignant, si difficile qu’il soit, impose le respect de la douleur et de la parole qui se fraye tant bien que mal un chemin jusqu’à nous. Les chutes d’un homme
massif, le bruit du corps inerte s’effondrant. Les objets qui tombent et “ça” s’abat. Ce “ça” souvent indicible, la chair qui encaisse et le cœur tourmenté. Les bouts de quotidien, tels des morceaux de vie arrachés, entre mots d’amour en excuses et bruit de la tête, puis des hanches cognant contre le carrelage noir et blanc de son enfance, nous sont livrés sans démonstration ni pathos. Images fabriquées en direct à l’encre mêlée d’eau, du bout des doigts par un plasticien au rétroprojecteur et paysages sonores electro. Étourdis, hagards, nous le sommes, contemplant les contractions et tensions du dos des interprètes dessinant dans le clair obscur de la lumière et des ombres des paysages inhumains, étranges apparitions à deux corps en formant un seul, monstrueux de douleur. La scénographie nous immerge dans le brouillard de ses perceptions, sonnées et hantées par « des traces bleues, jaunes, violettes plus tard ». Encore et encore. Et la difficulté à exprimer ses émotions, toujours plus froides que son ressenti, l’incapacité à s’abandonner et à fendre la carapace, elle qui ne compte plus les failles intimes. Au-delà des mots, il reste ces corps qui se percutent. Se plaquent. S’empoignent. Cette ligne de lumière blanche qu’on ne franchit pas. Le temps qui passe et n’adoucit pas les cœurs.
macho peep show La chorégraphe et danseuse Eisa Jocson s’inspire du phénomène philippin Macho dancer, chippendales pour public gay et féminin dans un spectacle codé-décalé.
Par Irina Schrag Photos de Giannina Ottiker
Au Maillon-Wacken (Strasbourg), du 18 au 21 mai www.maillon.eu
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vec son poom poom short et ses santiags, la belle Eisa Jocson roule des mécaniques et ondule, toute en tension. Nous ne sommes pas dans un club de striptease standard, malgré le podium installé sur scène et son avancée coupant en deux le public. Si elle multiplie les poses lascives et viriles sur Devil’s Dance de Metallica ou Turn around de Bonnie Tyler, nous voilà loin de l’image sexy des clubs de gogo danseuses du monde occidental. Ceux de Manille, parcourus par l’interprète et chorégraphe, sont peuplés de jeunes hommes se dénudant pour gagner de quoi survivre devant un public à moitié féminin, à moitié homosexuel. Ici, la douceur prend du plomb dans les ailes, ramenant ces oiseaux de nuit à des ellipses proches du sol, terriennes, peuplées de soubresauts aux élans brutaux. La musculature andro-
gyne d’Eisa Jocson ne suffit pas à singer les macho dancers. Avec sa chevelure lui collant au corps, torse nu, elle s’offre en silence au regard, un chapelet autour du cou, son slip en cuir dévoilant la protubérance d’un faux sexe. Trouble du décalage. Sa danse supposément pleine de sex-appeal ne correspond pas aux arcanes des attentes du public, étonné et coi devant cet étrange mélange. Intense et tendue, elle mime un coït, descend pour fendre la foule, sûre de son effet : une fascination pour cette étrangeté, le malaise d’être placé en position de voyeur sans échappatoire. Un peep show macho réalisé par une experte du pole dance fascinée par le langage inventé par des hommes pour d’autres hommes, mélange de puissance et d’érotisme suave. D’un genre l’autre, des frontières mouvantes de séduction, aussi inhabituelles soient-elles…
sélection scènes
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L’École des femmes Philippe Adrien met en scène la pièce de Molière, une implacable comédie, à la fois drôle et terrifiante ! 12-14/05, Opéra-Théâtre, Metz opera.metzmetropole.fr
Nécessaire et urgent Une pièce d’Annie Zadek mise en scène par Hubert Colas : 524 questions qu’elle n’a pas posées aux siens, Juifs polonais et communistes, immigrés en France en 1937.
Siena La compagnie de danse barcelonaise La Veronal nous entraîne dans une salle du Musée de Sienne autour de questionnements essentiels. Qu’est-ce que l’Art ? Comment le regardons-nous ? Marcos Morau et Pablo Gisbert ont développé une fresque allant de La Vénus d’Urbino de Titien au Mulholland Drive de Lynch. 02 & 03/06, Grand Théâtre, Luxembourg theatres.lu
12/05-04/06, La Colline, Paris – colline.fr
Nous sommes repus mais pas repentis (1) Séverine Chavrier s’est emparée du Déjeuner chez Wittgenstein de Thomas Bernhard mêlé à des extraits d’autres de ses œuvres pour des « monologues d’ontologie ». Elle s’est mise à l’écoute d’une voix qui dénonce la persistance camouflée des tentations fascisantes en Europe. 13-29/05, Ateliers Berthier (Paris) – theatre-odeon.eu
Wanderer Septet Un programme construit autour du génie mélodique de Schubert où les notes se mêlent avec délicatesse à des mots tirés de la correspondance du compositeur. 18/05, Théâtre municipal, Colmar – comedie-est.com
Hero% Dans un espace scénique restreint, la chorégraphe Karine Ponties met en scène un acteur-danseur qui incarne la figure du Héros. 18-20/05, Théâtre en Bois, Thionville – nest-theatre.fr
Annette C’est l’histoire polymorphe (théâtre, musique et ombres chinoises) d’une enfant différente. Il manque toujours un morceau de son reflet, comme dans un miroir cassé. Chaque éclat nous dévoile une parcelle de cette fille qui grandit, son corps tordu et sa bouche qui ne dit mot. 26/05, Théâtre, Lunéville – lameridienne-luneville.fr
Comment moi je ? (2) Une histoire (dès 8 ans) pour questionner ce “moi” qui nous constitue, pour le plaisir de poser des questions et entrer en philosophie. 31/05-03/06, Carreau, Forbach carreau-forbach.com Poly 187 Mai 16
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MUSIQUE
le retour de la mouche Pour Polnareff, « la musique est une belle salope » qui l’a longtemps appelé au beau milieu de la nuit, l’empêchant de dormir. Cet obsédé de la belle mélodie a le mal du pays : il revient en France pour y interpréter ses standards. Par Emmanuel Dosda
À L’AccorHotels Arena (Paris), du 7 au 11 mai www.accorhotelsarena.com Au Galaxie (Amnéville), mercredi 18 mai www.le-galaxie.fr Au Zénith (Strasbourg), mardi 24 mai www.zenith-strasbourg.fr Au Zénith (Dijon), jeudi 26 mai www.zenith-dijon.fr
* Édité par Plon (16,90 €) www.plon.fr
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ettre à France, Tous les bateaux, tous les oiseaux, L’Amour avec toi ou l’amusante La Mouche… Pas naze, l’auteur du Bal des Laze a écrit quelques pépites de la chanson française. Nous aimons Polnareff pour ses luxueuses orchestrations, cette voix claire qu’il parvient à faire monter si haut (« Je suis fouououou de vous »), son style qui lui colle à la peau, quitte à le transformer en caricature de lui-même. Lunettes blanches, tenues excentriques, cheveux permanentés et mèches blondes… « Je me suis composé un visage pour me satisfaire et vivre en accord avec moi », affirme-t-il dans sa récente autobiographie, Spèrme *, avec un accent grave, comme dans père, car il est beaucoup question de cette figure. Sous quelle étoile sois-je né ? se demandait-il en chanson en 1967. Un mauvais astre, selon lui : « Mon enfance fut une telle catastrophe ! » se souvient celui qui fut contraint par son père autoritaire et violent à apprendre très tôt le piano, instrument… de torture pour un gamin de quatre ans. Pour répondre à son exigence, il se devait « de viser l’excellence ». Ainsi, Michel Polnareff perçoit son succès comme une revanche sur son paternel musicien (il travailla pour Trenet, Piaf ou Montand) dont il héritera du perfectionnisme maladif. Une
qualité lorsqu’on réécoute sa discographie, depuis son premier tube, La Poupée qui fait non (1966), marqué par la pop anglaise. Pour ce grand mélodiste (il n’y a qu’elle qui « compte »), « le classicisme n’interdit pas l’innovation ». L’« homme à femmes » a beaucoup chanté pour elles, semblant les implorer Love me, please love me à chaque couplet de ses pièges à filles. Sa notoriété vient aussi de ses coups d’éclat : ce postérieur affiché en grand comme un « hommage à la raie-publique » et qui a secoué la France puritaine « coincée du cul » du début des seventies, ses titres qui firent scandale (L’Amour avec toi, ce qui fait bien sourire aujourd’hui), sa mégalomanie (humble, il se prétend « plus intelligent que pas mal de gens »), sa fuite aux États-Unis après quelques problèmes financiers, sa vie privée exhibée dans les magazines people… Cet angoissé qui a longtemps tenté de calmer ses tourments avec l’herbe, la vodka ou le whisky vit toujours à Los Angeles où il a cherché à redevenir un inconnu. Il s’offre un come-back en France, son pays de cœur, nous donnant l’occasion de découvrir sur scène une figure éternelle de la chanson. Immortelle. « Quand mon corps s’éteindra […], je voudrais être conservé dans l’azote. Au cas où on pourrait me rallumer ! »
MUSIQUE
révolution de yasmine La magnétique Yasmine Hamdan fait souffler un doux parfum d’Orient sur la pop et le Grand Est, le temps de concerts métissant les sons. Petit traité d’Arabology…
Par Emmanuel Dosda Photo de Nadim Asfar
Aux Bains douches (Montbéliard), vendredi 20 mai www.mascenenationale.com Au Théâtre (Lons-le-Saunier), samedi 21 mai www.scenesdujura.com
Y
asmine ondule et interprète l’ensorcelant Hal, au milieu de ses musiciens et d’un public conquis. Ses yeux sont dirigés vers le sol, elle hypnotise pourtant l’assistance. Filmée par Jim Jarmusch, nous n’assistons pas à une simple prestation musicale, mais à une performance fascinante, enivrés par la beauté solaire de la Libanaise et le timbre de sa voix qui se mêle aux percussions. Dans Only Lovers left alive les personnages, pourtant difficiles à dérider, incarnés par Tilda Swinton et Tom Hiddleston, sont séduits, envoutés, vampirisés. À l’issue du film, le spectateur se rue sur la discographie de Yasmine Hamdan et découvre d’abord les disques de Soapkills, son ancien projet world électronique. C’était quelques années avant la furie Arabology (2009), album electro-orientalo-punchy produit par Mirwais, ex-Taxi Girl et compagnon de route de Madonna. Sorti sous le nom de Y.A.S., il fait la jonction entre l’Orient et l’Occident, Oum Kalthoum et New Order. Les eighties ont bercé la chanteuse qui se souvient : « Les années 1980 m’ont marquée. J’étais adolescente et découvrais un avant-goût d’indépendance. Elles constituent pour moi une influence incontournable tant pour la musique occidentale qu’arabe. » Pour
Arabology, elle s’est inspirée « de chansons kitsch égyptiennes ou du théâtre populaire des années 1980 en écrivant certains textes. Il y a beaucoup d’humour, de tendresse, de coquetterie, de mélancolie… » En 2012, elle livre le sobrement nommé Yasmine Hamdan réalisé avec Marc Collin de Nouvelle Vague et troque les beats electroïdes pour des arpèges acoustiques. L’album (réédité en 2013 par Crammed en version “augmentée” sous le titre Ya Nass) convoque différents dialectes du monde arabe, les chanteuses traditionnelles qui ont bercé Yasmine, mais aussi des éléments pop appartenant à son univers bigarré. Un disque où l’on découvre un Beirut couleur sépia et où l’on se perd, fixant la ligne d’horizon et la Méditerranée. Pour l’artiste aujourd’hui installée à Paris, s’exprimer en arabe aujourd’hui « donne un sens presque militant à l’acte de chanter ou d’écrire une chanson ». Celle qui glisse des sourires entre les notes fait le crossover entre les genres, ouvre les possibles de la pop et travaille actuellement sur un nouvel album qui sortira l’an prochain. Du côté de son label, on parle à nouveau d’un « mélange mutant et élégant » qui fait le sel des compos de Yasmine.
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duo lumières Avec Grégory Privat et Sonny Troupé, les Antilles s’invitent sur scène dans une fusion entre deux grandes traditions à la résonance historique forte : le jazz et le gwo ka. Par Florent Servia
Au Cheval Blanc (Schiltigheim), mardi 10 mai www.ville-schiltigheim.fr Au Théâtre en Bois (Thionville), dans le cadre du festival Jazz Pote, vendredi 8 juillet www.jazzpote.com
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régory Privat et Sonny Troupé ne se quittent plus. Tous deux engagés dans une quête de reconnaissance pour la culture de leurs îles natales, le pianiste martiniquais et le percussionniste guadeloupéen explorent les liens entre jazz et gwo ka, la musique traditionnelle guadeloupéenne. Pour la servir, qui d’autre qu’un maître du ka ? Interdits de jouer de la musique par le Code noir, décrété par Édit royal en 1865, certains esclaves des plantations transformèrent des fûts de salaison en tambours et s’en allèrent dans les montagnes perpétuer cette culture naissante. Le gwo ka, renvoyant à la contenance des fûts, le “gros quart”, a été décrié pendant très longtemps par la société guadeloupéenne, comme a pu l’être le maloya réunionnais, avant de devenir la signature musicale de l’île. Débarrassé de ses préjugés sociétaux, il a en effet profité d’un regain d’intérêt à domicile avant d’être adoubé par le laboratoire de musiques du monde qu’est Paris. Dans un contexte où les phénomènes migratoires ont amené une scène musicale à se développer, Grégory Privat et Sonny Troupé devaient se rencontrer. Immanquablement.
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Dans Ki Koté et Tales of Cyparis, les deux premiers albums en leader du pianiste, puis dans Voyages et rêves, le quartet de Sonny Troupé avant ce projet en duo dont le titre parle pour lui : Luminescence. Les plus grands du jazz ont imaginé toutes sortes de duos pour accompagner le piano : la contrebasse, la famille des soufflants (saxophone, trompette…), la batterie, etc. Avec le ka, les deux musiciens affermissent cette référence à une double tradition, la liberté et l’improvisation du jazz mêlée à la couleur boisée de l’instrument antillais. Par le seul timbre de son ka, Sonny Troupé est en effet le vecteur d’une chaleur communicative dont la résonance est multipliée sur scène. À deux, le pianiste et le percussionniste savent séduire par une présence et un plaisir de l’instant qui donnent le sentiment que rien ne pourrait venir gâcher la fête. À l’amour évident que voue le premier à un lyrisme tendance mélodieuse, s’ajoute la générosité de son compère. Il est rare de voir des musiciens vivre aussi pleinement leur art et être comblés par ce don de bonheur qu’ils font à tous. Un enthousiasme qui leur vaut d’écumer les scènes françaises et internationales, de clubs ou de festivals, depuis plus d’un an.
attention les secousses Le violoniste David Garrett est un phénomène : dans un répertoire virtuose, il nous entraîne au cœur de torrents sonores où son archet d’exception excelle. Par Kevin Frapp
Au Palais de la Musique et des Congrès (Strasbourg), jeudi 12 mai www.grandes-scenes.com Au Théâtre des Champs-Élysées (Paris), samedi 28 mai www.theatrechampselysees.fr www.david-garrett.com
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avid Garrett est un drôle de paroissien dans l’univers policé de la musique classique. Son parcours ressemble à un sans-faute : débuts à quatre ans, premier concert (avec l’Orchestre philharmonique de Hambourg) à dix, contrat exclusif avec Deutsche Grammophon trois ans plus tard. Il aurait pu rester dans la lignée de son mentor Itzhak Perlman mais a décidé de se lancer dans le crossover pour faire venir de nouveaux publics au “grand répertoire” qu’il mélange à la pop, au rock ou au blues dans des arrangements dont il a le secret. Scandale chez les conservateurs, même si pour lui « on doit être un violoniste de classe mondiale pour enregistrer un bon CD de crossover ». Avec ses airs de rock star (mais pour lui « Paganini, Liszt ou Chopin en étaient au XIXe siècle »), le virtuose qui ressemble à David Guetta (!) mixe Smooth Criminal de Michael Jackson avec La Marche turque de Mozart
et imagine Rock Symphonies composé de standards de Bach à Nirvana arrangés pour grand orchestre. Bien souvent cependant, David Garrett revient aux fondamentaux du classique – comme dans son opus Classic Romance – avec une flamboyance inégalée… On le découvrira dans ces deux concerts où les pièces pour violon et piano (avec le brillant Julien Quentin), parmi les plus ardues techniquement forment un ensemble bondissant qu’il interprète de manière virevoltante, cheveux au vent et bagues au doigts, parlant avec le public comme le ferait un chanteur de variétés. Malgré tout, il ne prend pas de libertés exagérées avec la partition – ne faisant jamais passer son ego avant les notes écrites et les désirs du compositeur – respectant une exactitude dans les envolées sans aucune sortie de route dans des pages enlevées de César Franck, Pablo de Sarasate, Fritz Kreisler ou encore Nikolaï Rimski-Korsakov. Poly 187 Mai 16
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hymnes à la joie Le directeur musical de l’Orchestre philharmonique de Strasbourg, Marko Letonja, a convié la violoniste Baiba Skride pour un attendu Concerto de Tchaïkovski, un des phares du répertoire encadré par deux autres monuments signés Mozart et Beethoven.
Par Hervé Lévy Photo de Marco Borggreve
Au Palais de la Musique et des Congrès (Strasbourg), jeudi 26 et samedi 28 mai www.philharmonique. strasbourg.eu www.baiba-skride.com
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évélée par son triomphe au Concours Reine Elisabeth en 2001 – un des plus exigeants de la planète – la violoniste Baiba Skride est un archet d’une immense intensité et d’une incroyable luminosité, une virtuose qui se joue avec détachement et élégance des multiples chausse-trappes parsemant les pages les plus complexes. Et l’unique Concerto pour violon et orchestre de Tchaïkovski en renferme de nombreux ! Devenu un véritable “tube classique” et un cheval de bataille pour tout interprète qui se respecte, il n’était pourtant pas venu au monde sous les meilleures auspices, en 1881, le très influent critique Eduard Hanslick écrivant alors : « Le compositeur russe est certes un talent remarquable, mais qui produit des œuvres indigestes et de mauvais goût. Tel est son nouveau Concerto pour violon, une œuvre longue et prétentieuse (…). Nous y voyons distinctement des faces sauvages, entendons des jurons grossiers et respirons des relents d’eau-de-vie. Friedrich Fischer a dit un jour à propos d’un tableau qu’on « le voyait sentir mauvais ». En écoutant
le concerto de M. Tchaïkovski, on se prend pour la première fois à penser qu’il existe aussi des musiques que l’on peut entendre sentir mauvais. » Mauvaise foi ? Oreilles – et narines – en compote ? Aigreur du moment ? Jalousie ? On ne comprend guère ce jugement à la hussarde à l’écoute d’une pièce tour à tour enjouée, rêveuse, enfiévrée et méditative, épousant en tout cas à merveille les contours de l’âme russe et dégageant au final une impression de félicité… Tout aussi célèbres sont la Serenata notturna de Mozart, chef d’œuvre éthéré, et la Symphonie n°4 de Beethoven, œuvre pleine de gaieté et d’insouciance qui, dit-on, aurait été inspirée au compositeur par son amour pour Thérèse von Brunswick. Reste que Berlioz jugea le caractère de la partition « vif, alerte, gai ou d’une douceur céleste ». Voilà une page en forme d’ode à la joie et au bonheur qui se conclut, pour l’auteur de la Symphonie fantastique par « un cliquetis de notes scintillantes, un babillage continuel, entrecoupé cependant de quelques accords rauques et sauvages, où des boutades colériques se manifestent encore. »
une montagne d’or En résidence à L’Arsenal de Metz, la claveciniste Anne-Catherine Bucher donne l’intégrale du monument que sont les Variations Goldberg de Jean-Sébastien Bach. Entretien. Par Hervé Lévy
À L’Arsenal (Metz), jeudi 26 mai www.arsenal-metz.fr Café baroque VI, dimanche 22 mai, à L’Arsenal (11h) suivi d’un brunch dans le cadre des Dîners insolites du patrimoine www.dinersinsolites.com
Pour préparer le public à ce concert, vous avez proposé une cinquième saison des Cafés baroques : quel est leur objectif ? Chaque rendez-vous permet de se plonger dans plusieurs Variations, de les disséquer pour préparer l’oreille des auditeurs – qu’ils soient mélomanes ou néophytes – et leur donner les clefs nécessaires à l’écoute. C’est un peu comme une dégustation de vin où l’on découvre et explique les différents aromes d’un grand cru. J’y explore notamment les multiples versions de l’œuvre, celles de Glenn Gould bien sûr qui les a fait connaître avec deux enregistrements très médiatisés, mais aussi des adaptations pour d’autres instruments comme l’accordéon ! Quelle est l’histoire des Variations Goldberg ? Une légende alimentée par le premier biographe de Bach prétend que le compositeur les écrivit à la demande du comte Keyserling qui avait des insomnies. Il cherchait une œuvre permettant de s’endormir, qu’on lui jouerait chaque soir au coucher… D’où vient leur nom ? Il s’agit plutôt d’un surnom appliqué à un
Aria avec diverses variations pour le clavecin à deux claviers, composée à l’intention des amateurs, pour le plaisir de l’âme. Elles ont été nommées à postériori avec le patronyme de leur premier interprète supposé – toujours la légende ! – Johann Gottlieb Goldberg, virtuose âgé de treize ans à l’époque dont le sobriquet était “Notenfresser” (bouffeur de notes). Mais cette appellation leur va comme un gant puisqu’il s’agit d’une montagne d’or à gravir ! Elles sont un morceau de bravoure… Pour une claveciniste les Variations Goldberg sont un instant de bonheur… très addictif. Aujourd’hui, elles m’accompagnent tous les jours et continueront de le faire à l’avenir. On y trouve un concentré de l’existence humaine, un humour dévastateur, une joie communicative, mais aussi des cris ardents et des pleurs. La vingt-cinquième variation, par exemple, fait partie de ce que Bach a écrit de plus triste. Elles sont très “sportives” à interpréter – tout autant que les pièces les plus complexes de Scarlatti – mais cette virtuosité, cette chorégraphie des mains sur le clavier, n’est jamais gratuite puisqu’elle reflète une véritable profondeur de l’âme.
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éloge de la simplicité Une musique tonale qui s’adresse directement au cœur : tel est le credo du compositeur Marc Mignon dont est créé à Strasbourg le Concerto pour piano et orchestre n°1.
Par Hervé Lévy Photo de Benoît Linder pour Poly
Au Palais de la Musique et des Congrès (Strasbourg), vendredi 3 juin www.rach3.fr www.marcmignon.fr
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ans le paysage musical, Marc Mignon tout juste soixante ans, ressemble à un ovni. Sa vie d’avant, il l’évoque avec pudeur : « Un travail salarié, mais la musique était toujours présente. Depuis le début, sans jamais s’absenter. » Un beau jour cet autodidacte complet qui n’est pas passé par la case Conservatoire a tout envoyé balader pour se consacrer à la composition à temps plein. Ses partitions ? « Elles sont influencées par mes trois maîtres, Chopin, Liszt et, surtout, Rachmaninov avec pour ambition de plaire au public, d’aller vers la simplicité et l’évidence pour susciter des images fortes dans l’esprit des auditeurs. » Sa musique tonale d’essence post romantique, « contemporaine et populaire » comme il aime à la qualifier, on pourra la découvrir dans un concert de l’Orchestre symphonique Bel’Arte (dirigé par Richard Boudarham), à côté d’extraits de bandes originales de films – une autre de ses influences revendiquées – signées du pape du genre, John Williams, du Prélude de Carmen de Bizet et du Boléro de Ravel. Des choix tout sauf innocents. Au menu, deux petites valses d’une agréable légèreté et une suite
pour piano rendant hommage à la Cathédrale de Strasbourg, un portrait du monument en trois parties allant du parvis – instant de recueillement religieux – à un véritable Vertige chromatique, en passant par ses charmantes cloches, comme un clin d’œil à Liszt. Mais le gros morceau de la soirée est la création du Concerto pour piano et orchestre n°1 de Marc Mignon réalisé avec l’orchestrateur de premier plan qu’est Denis Bioteau. Dédiée au fils de son auteur, cette musique à programme narre « la trajectoire mélodique d’une vie, de la naissance à la maturité avec ses joies et ses peines. Elle retrace l’expérience de tous les parents » avec un immense naturel, sans affèteries aucunes. Pour le chef d’orchestre Richard Boudarham, le concerto est « très expressif et passionné. Il est composé de nombreux thèmes à la fois joyeux, enthousiastes et tout autant méditatifs, touchants et fragiles. C’est une histoire que l’on pourrait voir se dérouler sous nos yeux, à la manière de Pierre et le loup de Prokofiev ou de L’Apprenti sorcier de Paul Dukas dont les couleurs et les côtés fantastiques ne sont pas si éloignés. »
les justes Udo Zimmermann retrace les dernières heures de deux résistants au nazisme, Hans et Sophie Scholl, dans un bouleversant opéra de chambre présenté à Nancy, La Rose blanche. Par Hervé Lévy Photo de Jeff Rabillon
Au Théâtre de la Manufacture (Nancy), du 20 mai au 3 juin www.theatre-manufacture.fr www.opera-national-lorraine.fr Rencontre avec les artistes à l’issue des représentations des 20 & 25/05 et du 01/06 Exposition La Rose Blanche, La résistance des étudiants allemands à Hitler, Munich 1942-1943 au Goethe-Institut (19/05-15/07) www.goethe.de
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eux chaises posées sur un plateau nu. Un éclairage blafard laisse deviner un sol de terre battue et un mur lépreux. Un homme et une femme. Ils sont rompus, mais debout dans leurs cellules respectives. Le silence. Brisé par un cri – « Schweine » (porcs) – suivi de sonorités métalliques, percussives et agressives. Les corps s’affaissent et se tordent, martyrisés par des bourreaux invisibles. Ils sont frère et sœur, ont une vingtaine d’années et se nomment Hans et Sophie Scholl. Nous sommes le 22 février 1943 et ils seront décapités dans quelques heures pour avoir fondé La Rose blanche, éphémère mouvement de résistance au nazisme qui aura vécu de juin 1942 à février 1943. Des slogans badigeonnés sur les murs de Munich, six tracts distribués à la sauvette, citant parfois Lao-Tseu : « L’homme supérieur est rigide sans heurter ; il a ses armes, mais ne blesse pas ; il est sincère, sans rudesse. Il est clarté, et non éclat superficiel.» De cette douloureuse histoire, le compositeur allemand Udo Zimmermann a tiré un
opéra de chambre, huis clos pour deux chanteurs (datant de 1987 ; une version sixties rassemblait plus de protagonistes, retraçant cet épisode comme une sorte de documentaire) incarnant deux destinées brisées pour avoir voulu se dresser contre l’innommable, animés par leurs convictions religieuses. Dans le livret de Wolfgang Willaschek, les mots des jeunes héros se mêlent à des poèmes et des textes, notamment de Dietrich Bonhoeffer, pasteur luthérien exécuté à Flossenbürg en 1945. Cette mélopée en forme d’épure, à la fois sereine et expressive, le metteur en scène Stéphane Grögler en a fait une parabole universelle, narrée par les deux protagonistes : « L’idée n’était pas qu’ils jouent des personnages mais qu’ils transmettent l’engagement de l’humain qui devrait nous toucher encore aujourd’hui, d’autant que Zimmermann sort des codes traditionnels de l’opéra. Ici il n’y a pas d’airs, ce sont vraiment deux monologues. On pense davantage à des gros plans de cinéma, à des focus qui explorent les émotions de véritables êtres humains. »
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illusoire liberté L’Opéra national du Rhin présente Das Liebesverbot de Wagner en première française. Entretien avec une habituée de la maison, la metteuse en scène Mariame Clément, sur cette Défense d’aimer.
Par Hervé Lévy Photo d’Elisa Haberer
À L’Opéra national du Rhin (Strasbourg), du 8 au 22 mai www.operanationaldurhin.eu À La Filature (Mulhouse) vendredi 3 et dimanche 5 juin www.operanationaldurhin.eu
Pour votre premier Wagner, pourquoi vous être intéressée à Das Liebesverbot dont la création en 1836 fut un véritable échec ? J’aime les œuvres inconnues, parce qu’il n’y a pas de références, de projections, d’attentes, de souvenirs… Tout cela est frais, comme si l’on se retrouvait face à une partition contemporaine, sans aucun repère pour le public. Dans cette œuvre de jeunesse, reconnaît-on déjà Wagner ? On sent le futur compositeur de la Tétralogie par instants, en germe, mais l’œuvre est avant tout influencée par l’opéra italien – Rossini et Donizetti – et par Mozart. Dans la musique et les situations dramatiques, on pense souvent aux Noces de Figaro ou à L’Enlèvement au sérail. C’est plus une comédie à l’italienne qu’un opéra allemand… L’œuvre approche le boulevard avec une intrigue remplie de quiproquos, très éloignée de la mythologie germanique, dont le thème est la liberté des corps et, par ricochet, celle des esprits. Le gouverneur allemand de Sicile a imposé le puritanisme sur l’île : interdiction de faire l’amour hors mariage, de l’alcool, du carnaval… Cette thématique a des résonnances contemporaines évidentes ! Est-ce à dire que votre mise en scène se
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situe dans un pays marqué par le fanatisme religieux ? J’ai horreur des transpositions faciles, des correspondances politiques hasardeuses. Elles sont souvent déplacées : Das Liebesverbot reste une comédie. Est-ce vraiment une œuvre sur la liberté ? Ici, tous ces gens qui prônent l’amour libre et la résistance à l’oppression puritaine finissent par se marier ! Le happy end est très moral comme si chaque femme devait finir casée. C’est emblématique de l’opéra du XIXe siècle dont bien des héroïnes sont des femmes à la destinée caricaturale : sois vierge, sacrifie-toi et puis, à la fin, marie-toi ou meurs ! Le corset moral bourgeois mettait la femme sur un piédestal pour mieux l’éteindre et l’enfermer au final, alors que dans la période baroque elle est bien plus libérée. En voyant les maquettes de décor, on a le sentiment d’être dans un café de Palerme – où l’opéra se déroule – voire de Vienne, cadre de Mesure pour Mesure de Shakespeare, dont Wagner s’est inspiré ? J’ai surtout voulu créer un univers cohérent, non reconnaissable, qui ne soit ni réaliste, ni daté, où les costumes sont modernes, mais fantaisistes. Il obéit à ses propres codes que le spectateur découvre au fur et à mesure.
sélection musique
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Virginie Despentes & Zëro L’auteure de King-Kong Théorie et le groupe mettant le rock sous tension proposent une lecture musicale sur Le Requiem des innocents de Calaferte, dans le cadre de Libres Regards (02-26/05, sur le Territoire de Belfort et dans le Doubs), festival sur les questions de genre. 10/05, Moloco, Audincourt lemoloco.com – festivallibresregards.com
Boston Symphony Orchestra Un des plus grands orchestres interprète la Symphonie n°9 de Mahler sous la direction d’Andris Nelsons. 12/05, Philharmonie, Luxembourg – philharmonie.lu
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Don Niño
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Nicolas Laureau (membre de NLF3) sort The Keyboard Songs, album solo intimiste où l’on croise l’ombre du bluesman Robert Johnson ou celle, gracieuse, de Jean Seberg. Don Niño présente ses nouvelles chansons, en live, à Paris. Il partage l’affiche avec Manuel Bienvenu et Dr Schönberg. 18/05, Petit Bain, Paris – petitbain.org
Lear Le chef-d’œuvre d’Aribert Reimann est mis en scène par Calixto Bieito avec Bo Skovhus dans le rôle-titre. 20/05-12/06, Palais Garnier, Paris – operadeparis.fr
Mefistofele
Elysian Fields (2)
À la découverte de l’opéra d’Arrigo Boito, romantique tardif italien, dont l’univers musical réunit les influences de Wagner et de Verdi.
Au soleil, sous la pluie, à midi ou à minuit, par n’importe quel temps, nous irons voir Elysian Fields. Les deux NewYorkais, Jennifer Charles et Oren Bloedow, produisent une pop folk élégante et tendue.
16 & 19/05, Festspielhaus, Baden-Baden festspielhaus.de
20/05, Espace Django Reinhardt, Strasbourg espacedjango.eu 31/05, Café de la Danse, Paris – cafedeladanse.com
Les Artefacts
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La vingtième édition du festival s’annonce grandiose avec la venue, vendredi 24 juin, de personnalités mythiques : Cypress Hill (photo), Method Man & Redman, DJ Shadow, Mobb Deep, KRS-One et DJ Premier. Un conseil, réservez rapidement pour cette journée 100% hip-hop, il ne reste plus que quelques places. 09-25/06, La Laiterie & Zénith Europe, Strasbourg artefact.org
Keren Ann Elle a une place à part dans la chanson hexagonale, sans doute pour la dimension internationale de cette artiste complice de Benjamin Biolay – avec lequel elle écriva Chambre avec vue pour Salvador – ou de l’Islandais Barði Jóhannsson avec qui elle compose le duo Lady & Bird. Keren présentera son nouvel album, You’re Gonna Get Love, près de chez nous en octobre. Réservez vite ! 13/10, La Laiterie Strasbourg – artefact.org 15/10, l’Olympia, Paris – olympiahall.com 50
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en quête de légèreté L’artiste mulhousienne Simone Adou (née en 1958) est en a-pesanteur : entre lourdeur des corps et insoutenable mais nécessaire légèreté de l’être se déploie un « chemin de vie » de plus de 25 années.
Par Raphaël Zimmermann Tableau de Simone Adou, Lupanar, 1994
Au Musée des Beaux-Arts (Mulhouse), jusqu’au 15 mai www.musees-mulhouse.fr www.atelier-adou.blogspot.com
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imone Adou nous prévient d’emblée : « Cette exposition est plus un parcours initiatique qu’une rétrospective où le visiteur arpente sept chambres. » Dans les espaces intimistes du Musée des Beaux-Arts de Mulhouse où les parquets craquent délicieusement, se découvre une trajectoire utilisant des techniques variées (aquarelle, lavis, sanguine, encre, crayon, etc.) avec une fidélité pour le papier Ingres écru, « à la fois brut et délicat ». Le chemin débute dans les nineties peuplées de corps souffrants et déformés : dans Lupanar, par exemple, cinq créatures effrayantes et décharnées – entre les complexions maladives d’Egon Schiele et la douleur expressionniste d’Otto Dix – semblent reprendre leur souffle sur une banquette dans un quelconque avatar provincial du Palace. Les carcasses sont plombées, blessées au plus profond, vissées au sol. Personne n’a, par exemple, envie de rencontrer Le Voisin d’à côté qu’on dirait sorti du pire cauchemar de Philippe Druillet. La Chambre III permet de quitter ce martyrologue laïque dans un mouvement vers l’épure qui semble pour-
tant inachevé : « Chute ou élévation de la conscience ? On ne sait pas vraiment. » La déambulation se fait ensuite onirique, comme si l’artiste cherchait à faire oublier les lois de l’attraction des astres dans des pastels en lévitation parcourus d’ombres se balançant avec délicatesse. On découvre également des “portraits” de Lucy, que Simone Adou considère comme son « véritable double ». Cette femme vieille de plus de 3,2 millions d’années découverte par Yves Coppens incarne « l’énergie de la vie, la quête de soi » qui anime la décennie 2010. Le temps passe et l’œuvre semble irrésistiblement happée par un mouvement de libération du corps et de l’esprit : réminiscences abstraites de bivouacs forestiers et solitaires dans les Vosges, “grands ancêtres” figurés comme des créatures hybrides apaisées, mi-hommes, mi-bêtes. Parfois, l’humanité se mêle aussi au végétal. En un quart de siècle l’artiste est passée de la prison tourmentée de l’ego à une fusion sereine avec les composants élémentaires du cosmos.
SCIENCES
give me the light Au Musée Zoologique de Strasbourg, l’exposition Lumière ! invite les curieux à Explorer l’impossible, ce phénomène physique complexe au rôle prépondérant – mais pas exclusif ! – sur la vie.
grand. » On débute l’exposition face à un mirage… celui qui trompe les pauvres Dupondt, morts de chaud, dans Tintin au pays de l’or noir. C’est un phénomène physique, non une illusion d’optique. Cette image permet d’illustrer le propos de Sébastien Soubiran : « Il ne faut pas interpréter hâtivement ce que l’on voit, mais toujours chercher à aller plus loin et ne cesser de poser des questions. » Le visiteur pénètre alors dans le bureau d’Augustin Fresnel, savant du XIXe siècle qui expérimenta la lumière grâce à différents instruments. L’Opticlab nous permet de l’imiter. Sans tablette interactive, mais avec différents outils optiques, Fresnel a défendu l’idée selon laquelle la lumière était une onde qui se déplace et va se projeter d’un endroit à un autre, non pas un corpuscule. Avec la découverte de l’atome et l’exploration de l’infiniment petit grâce à la physique quantique, au XXe siècle on se rend à l’évidence de la dualité de la lumière qui est à la fois une onde ET une particule. Et la lumière fut !
Ours à collier © Musée Zoologique de la Ville de Strasbourg
Par Emmanuel Dosda
Au Musée zoologique (Strasbourg), jusqu’au 31 décembre www.musees.strasbourg.eu
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a lumière ? Sujet étonnant pour un musée zoologique, mais permettant de faire dialoguer plusieurs disciplines – biologie, physique ou géophysique. « Comprendre comment on construit une connaissance scientifique et comment elle évolue en fonction des époques », voici le pari de Sébastien Soubiran, directeur-adjoint du Jardin des sciences de l’Université de Strasbourg, co-organisateur de l’exposition. « La science n’est pas figée, il ne s’agit pas d’une vérité absolue », insiste-t-il. « Aujourd’hui encore, l’étude de la lumière, dans ses interactions avec la matière, permet de mieux comprendre l’infiniment petit ou l’infiniment
La seconde partie de l’exposition prend d’abord la forme d’une escapade sur l’île de Bornéo où l’on découvre les différentes strates de la forêt, de la canopée jusqu’au sous-sol. Singes arboricoles, chats-ours, faisans… de nombreux animaux naturalisés issus de la collection du musée illustrent la diversité zoologique. Pour finir, on s’immergera dans les abysses des océans. « On a très souvent associé la lumière à la vie, mais nous avons découvert des spécimens vivants dans les fonds océanographiques dès le XIXe siècle. Les explorations sous-marines des années 1950 / 60 ont permis de découvrir ces écosystèmes in-situ : l’activité tectonique, la résurgence de magmas et l’émission de différents gaz permettent à la faune et la flore de se développer. » Même lorsque l’obscurité est totale, la vie est possible : ne pas se fier à ses certitudes, se méfier des mirages.
Mathieu Pernot, Meaux 17 avril 2005
les vestiges du chaos Regroupant des acquisitions récentes du Frac Alsace, l’exposition Parmi les floraisons du ciel incertain, commissionnée par Emmanuel Guigon, fait l’effet d’un petit séisme. Gare aux secousses.
Par Emmanuel Dosda
Au Frac Alsace (Sélestat), jusqu’au 3 juillet www.culture-alsace.org
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livier Grasser ayant quitté le Frac Alsace, celui-ci est un peu orphelin, dans un entre-deux, un flou artistique accentué par la fusion des régions. Quel avenir pour les trois Fonds régionaux d’Art contemporain – Alsace, Champagne-Ardenne, Lorraine – se retrouvant simultanément sans directeur ? Comment vont-ils travailler ensemble ? Ne formeront-ils plus qu’une seule entité, avec une tête et trois corps ? Malgré les incertitudes, durant discussions et réflexions, les expositions continuent ! Ainsi, le Frac Alsace a confié le commissariat de Parmi les floraisons du ciel incertain à Emmanuel Guigon, directeur délégué de la programmation des Musées de Besançon et
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membre du comité technique d’achat du Frac Alsace. Invité par Pascal Mangin, président de l’institution, il a voulu construire un propos sur l’état du monde actuel, « entre ordre et chaos ». Le titre de l’exposition – extrait d’un poème de Jean Arp – aurait pu être Les Tremblements du ciel : ce que l’on perçoit avant, pendant ou après un séisme. Les artistes sont des radars ultra-sensibles qui réagissent aux bouleversements. Pour Emmanuel Guigon, ils « projettent des floraisons dans un ciel incertain. Ils construisent des cités minuscules, des ruines nostalgiques, rebâtissent des villes, procèdent aussi à des destructions massives. » Les plasticiens tiennent compte de la situation critique et tentent de la transcender, d’aller vers un renouveau, de créer
Lutz & Guggisberg, Ehemaliger Spiegeltischchen, série Loch im Spiegel
sur les vestiges du chaos. C’est le cas d’Alberto Burri qui, dans la seconde moitié des années 1980, a érigé II Grande Cretto, entre œuvre d’art et mémorial réalisé à Gibellina, en Sicile, plus d’une quinzaine d’années après un violent tremblement de terre meurtrier et destructeur. Il s’agit d’une cité labyrinthique de béton, une ville fantôme où Raphaël Zarka a tourné sa vidéo, Gibellina Vecchia, étrange flânerie dans cette sculpture habitable.
Stupeur & tremblements
Le monde est à feu et à sang, mais la vie poursuit son cours. C’est le message que semble vouloir faire passer Ziad Antar à travers sa vidéo Safe Sound qui décrit le quotidien de sa famille durant la guerre opposant Israël et le Hezbollah en 2006. « Il est sur son balcon, au Liban. On voit les rues de Saïda, des voitures passer, mais on entend des tirs, on perçoit des éclairs, des tremblements dans le ciel, des signes de la guerre qu’on voit passer. » Les seize auteurs des 32 œuvres exposées captent l’air du temps et reconstruisent à partir de ce qui est détruit, remodèlent les contours de nos espaces de vie, inventent un monde à partir de l’existant, comme Pierre Bismuth qui empile la célèbre Villa Savoye du Corbusier pour imaginer un immeuble collectif. Dans un geste humoristique, « il va vers le haut » en créant un étonnant gratte-ciel moderniste, comme une anomalie architecturale.
Un nouveau monde
Sur fond de catastrophe, les plasticiens « inventent des utopies ». Parmi les floraisons du ciel incertain s’ouvre sur une immense structure de Felix Schramm, « sorte de chaos qui envahit l’espace ». Contrairement aux apparences, il ne s’agit pas d’une démolition, « mais d’une expansion sans fin », insiste Emmanuel Guigon. Mathieu Pernot quant à lui, avec sa série photo documentaire Les Implosions, montre des barres d’immeubles que l’on dynamite quelque quarante ans après leur édification. Il s’agit de témoignages d’une utopie des années 1960 où l’on rêvait d’un habitat idéal. De grandes cités ouvrières qui n’ont pas tenu leurs promesses… Nous vivons dans un vaste chantier qu’il faut poétiser, un champ de ruines où l’on doit élever de nouvelles bâtisses. Une société à réinventer, à recycler. La mener vers l’évasion, l’élévation. « On peut construire un monde nouveau avec ses détritus, les rebuts de la société », inventer de jolies formes en se basant sur des éléments qui peuvent faire froid dans le dos. Laure Tixier, avec Map with a view, part de plans architecturaux de prisons du XIXe et XXe siècle pour en faire des dessins pouvant évoquer László Moholy-Nagy, Rodchenko ou Paul Klee. Difficile, dès lors, de deviner que l’on se trouve face à des structures carcérales, dédiées à l’enfermement… Une « ambiguïté qui est au cœur de l’exposition. » Poly 187 Mai 16
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never mind the future Retour vers le futur numérique à L’Espace multimédia gantner avec l’exposition Anarchronisme qui, au milieu de Machines à perturber le temps, sème un vent d’anarchie dans un monde où règne l’informatique. Par Emmanuel Dosda Photo du Collectif Dardex, Refonte À L’Espace multimédia gantner (Bourogne), jusqu’au 9 juillet www.espacemultimedia gantner.territoiredebelfort.fr
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n couteau archaïque, un silex taillé, une pointe tranchante de lance préhistorique… Nous ne sommes pas devant la vitrine d’un musée archéologique, mais face au travail du Collectif Dardex composé de Quentin Destieu et Sylvain Huguet. Avec humour, le duo s’est emparé de déchets électroniques qui, après une Refonte, sont devenus armes primitives. Il semble imaginer un futur à notre société, régie par la technologie de pointe, qui se trouverait dans l’obligation de recycler des outils informatiques ou électriques pour se bricoler de quoi se défendre. Notre avenir ressemble-t-il à celui, chaotique, de Mad Max ? L’âge de bronze et le monde de Mark Zuckerberg ne sont-ils pas si éloignés que ça ? La guerre technologique aura-t-elle lieu ? Notre environnement contemporain est-il bâti sur des fondations à l’obsolescence programmée ? Dardex, qui aime beaucoup les télescopages et les incongruités dans ses œuvres (un ordi qui fume le narguilé, une brosse à dents qui chante L’Internationale…) questionne avec ironie une société hyper connectée à l’équilibre fragile. Commissionnée par Yves Bernard et Anne Laforet, l’exposition décrit, selon cette dernière,
une tension dont « résultent des propositions qui décâblent et recâblent sauvagement les relations entre numérique et analogique, entre vernaculaire et rétro […], logiciels et protocoles faits maison. » Choc temporel assuré avec les Stèles binaires de David Guez, notamment auteur d’un Disque dur papier où il stocke des données numériques ou du projet Email 2067, permettant d’envoyer un message électronique dans le futur via une messagerie volontairement retardée. Pour la série présentée à L’Espace multimédia gantner, l’artiste a imprimé sur pierre le code binaire d’informations relatives à notre patrimoine comme le premier pas de l’Homme sur la lune. Les artistes antiques gravaient dans la roche ? David Guez la fait dialoguer avec l’univers informatique, interrogeant ainsi la conservation de l’art numérique. Pour la série Hardware, Yann Leguay a quant à lui éparpillé des pierres taillées… marquées de symboles numériques sur un chemin de randonnée. Un “anarchronisme” qui ne manquera pas d’interroger les archéologues de demain, de semer la zizanie dans les esprits.
cul par-dessus tête Formée aux Arts décos de Strasbourg, Aurélie de Heinzelin présente ses étranges peintures questionnant avec malice les thèmes du couple et du nu à la Galerie Jean-François Kaiser. Par Laurent Perez
À la Galerie Jean-François Kaiser (Strasbourg), jusqu’au 21 mai www.jeanfrancoiskaiser.com Au Konschthaus Beim Engel (Luxembourg), du 11 novembre au 14 décembre
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tto Dix ou Lucian Freud, Joel-Peter Witkin ou Hans Bellmer nous ont appris à regarder des corps nus difformes ou déformés, meurtris, comme disloqués sous la pression d’une interrogation de l’artiste qui porterait sur la vérité du désir. Les êtres peints par Aurélie de Heinzelin semblent répondre d’une intention formelle voisine, mais s’éloignent sur ce point de ceux de ses illustres prédécesseurs. Pas de quête de vérité chez elle, pas même dans cette grande série de couples au centre de l’exposition, mais plutôt une sorte d’esprit blagueur qui lui fait ajouter une jambe d’homme entre celles qui dépassent de la robe d’une jeune femme ou faire flotter deux corps nus hilares, l’un vert, l’autre bleu, dans un indécis fond sombre. L’univers déroutant de cette grande collectionneuse de rêves (elle en a retranscrit plus d’une centaine ces dernières années), parfois directement mis en scène dans ses tableaux, exploite les ressources quasi illimitées du travail de l’imaginaire. Le “bien peindre” d’un Magritte ou d’un Dalí lui est cependant totalement étranger. Une patte un peu rugueuse, des couleurs un peu aigres, voire sales, et un trait peu flatteur (narcissiques trop sen-
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sibles, si elle vous demande de poser pour elle : refusez) font basculer sa peinture du côté de la farce, de l’humour pas drôle, qui va un peu trop loin, celui d’un Jonathan Swift, par exemple, dont un poème scatologique fit, dit-on, littéralement vomir une princesse. Ainsi de cet homme au sexe démesuré sur lequel grimpent des singes comme à une branche ou de cette femme nue crachant du feu par son cul en direction du visage du petit homme nu et malingre sur lequel elle se tient juchée. Pensons aussi à cette autre femme nue à quatre pattes posant délicatement le bout de ses fesses sur l’extrémité d’une tête de cerf… Ou encore à un chien dont l’arrière-train a disparu et dont l’abdomen semble relié au bas-ventre de l’homme assis derrière lui, qui rappelle les déguisements de moine qu’on voit au carnaval de Cologne, dont le froc supporte une poupée gonflable placée au niveau de leur sexe. Il y a en effet une part de carnaval, de renversement des valeurs et du monde cul par-dessus tête, dans l’œuvre de cette lectrice de Rabelais et de Mikhaïl Bakhtine. Ce thème envahira logiquement les grandes toiles qu’elle réalisera cet automne au cours de sa résidence luxembourgeoise au château de Bourlingster.
sélection expos
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Xavier Veilhan, L’Oiseau, 2011. Courtesy Galerie Perrotin Photo Guillaume Ziccarelli/ ADAGP, Paris, 2016
Alexander Nolan L’artiste américain réalise des scènes de genre, quelque part entre humour et solennité, dessinées et peintes, perturbantes par leur aspect peu conventionnel. 21/05, Galerie Bernard Ceysson, Luxembourg bernardceysson.com
Mythes fondateurs Comment dessinateurs, sculpteurs, peintres, marionnettistes, cinéastes ou musiciens ont donné forme et vie aux mythes… d’Hercule à Dark Vador. 04/07, Musée du Louvre, Paris — louvre.fr
Seydou Keïta Un des plus grands photographes du XXe siècle dont l’œuvre est un témoignage exceptionnel sur la société malienne de son époque. 11/07, Grand Palais, Paris – grandpalais.fr
Xavier Veilhan
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Le Baron de Triqueti est une structure, un grand podium, un support d’expositions créé par le plasticien Xavier Veilhan, installé depuis 2014 à l’Abbaye de Cluny. Troisième et dernier volet d’expos avec des œuvres de… Xavier Veilhan ! 09/10, Abbaye de Cluny cluny.monuments-nationaux.fr 62
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Ateliers Ouverts © Julie Luzoir
Pascal Bastien À Stimultania, le photographe alsacien s’interroge en images noir & blanc, muni de son appareil 6X6 : Aujourd’hui, c’est toujours maintenant ? 20-05-31/07, Stimultania, Strasbourg stimultania.org
Ateliers ouverts
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Plus de 400 artistes et 120 lieux de travail, à Strasbourg et partout en Alsace ! Les Ateliers ouverts invitent le public à pousser la porte d’artistes afin de découvrir leur univers créatif et de vivre un moment artistico-festif. De nombreux événements sont prévus. Deux exemples : le vernissage du Bastion 14 (Strasbourg, 20/05), avec performances, concerts et foodtrucks ; la soirée du 21 organisée au Triangle des Bermudes / Atelier François Génot (Diedendorf), avec un concert de Françoiz Breut ! Week-ends du 21-22/05 et du 28-29/05, partout en Alsace – www.ateliersouverts.net
Estefanía Peñafiel Loaiza et Nathalie Talec Deux expositions monographiques sont présentées au Frac Franche-Comté, dédiées à deux femmes s’emparant de la question du temps : à rebours d’Estefanía Peñafiel Loaiza et Vingt mille jours sur terre de Nathalie Talec. 29/05-18/09, Frac Franche-Comté, Besançon frac-franche-comte.fr
Emmanuelle Thomann, directrice de La Villa
le retour à la terre La Villa est un Centre d’interprétation du patrimoine archéologique situé à Dehlingen, à proximité des vestiges d’une villa gallo-romaine. Une bâtisse restaurée et une extension contemporaine aux lignes pures mêlant bois, verre et terre, un dialogue entre les époques signé nunc architectes.
Par Emmanuel Dosda Photos de Benoît Linder pour Poly
La Villa 5 rue de l’Église à Dehlingen cip-lavilla.fr www.cc-alsace-bossue.net www.nunc.fr
Il existe d’autres CIP dans le Bas-Rhin, citons Les Ateliers de la Seigneurie d’Andlau ou Le Château de Lichtenberg www.lesateliersdelaseigneurie.eu www.chateaudelichtenberg.com 2 Quatre sentiers d’interprétations thématiques conduisent de La Villa au site gallo-romain, afin de compléter sa visite du CIP 1
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n 1993, un agriculteur de Dehlingen labourant sa terre bute sur un amas de pierres qui l’interpelle. Avertie, la Société de recherche archéologique d’Alsace Bossue (Sraab) sonde le site où l’on découvre les vestiges d’une villa gallo-romaine qui mobilise les archéologues et attire les curieux. En 2002, la Communauté de communes projette de créer un espace pédagogique à partir de ce lieu scientifique. Non pas un musée, mais une institution présentant le métier d’archéologue à partir des objets trouvés sur place – céramiques, outils agricoles, bijoux, monnaies… –, suite aux fouilles menées par le Sraab : un Centre d’interprétation du patrimoine1 construit à environ 1 km du site de la villa dite du Gurtelbach2, au centre du village, dans une ancienne ferme du XVIIe siècle, la maison Koeppel. Un concours est lancé, la proposition de nunc est retenue, avec une livraison du bâtiment en mai 2014.
Des strates d’Histoire
Dans une volonté d’intégration au sein de ce village de moins de 400 âmes, les architectes ont restitué le gabarit de la ferme (en partie détruite par un incendie). Sa rénovation s’est faite dans le respect du contexte régional. L’ossature en bois et torchis a été conservée, tout comme l’agencement de la maison. Louis Piccon et l’agence nunc, basée à Eckbolsheim, ont « maintenu la répartition intérieure du logis » et ont même placé un Karlhoffe contemporain (poêle chauffé grâce à un circuit d’eau) en son cœur. Une extension a été érigée à l’emplacement de l’ancienne grange, dans la continuité de la demeure. Pour les murs de celle-ci, de volume égal au bâtiment d’origine, nunc a fait appel à une technique millénaire (mais un peu oubliée en France), le pisé : de la terre crue compactée. Par son aspect stratifié, il répond de manière pertinente au projet de bâtiment dédié à l’ar-
ARCHITECTURE
chéologie, consistant « à gratter les couches de terre afin de faire émerger l’Histoire », souligne Louis Piccon. Aussi, l’extension fait écho à la typologie de la bâtisse tricentenaire, « avec ses imposants murs périphériques en moellon », et fait référence à « l’architecture gallo-romaine, extrêmement pragmatique, qui utilisait des formes simples ». Les deux parties du bâtiment – 574 m2 et 428 m2 – sont unifiées par un même toit, en “coque de navire”, surmonté de lames de mélèze et reprenant « la forme d’une toiture traditionnelle, avec une grande pente ». Le bâtiment originel et son extension sont liés par une faille vitrée (par laquelle pénètre la lumière), marquant le passage d’une construction à l’autre. L’agence nunc s’est également chargée de la scénographie, dessinant avec la muséographe et l’équipe de La Villa un parcours fluide sur trois étages et six demi-niveaux.
Élémenterre, mon cher Watson Le Centre d’interprétation convie le public à mener une “enquête”, à la manière d’un Sherlock Holmes affirmant que sa méthode est basée « sur l’observation des riens ». Selon Emmanuelle Thomann, directrice, La Villa « met en lumière des méthodes. Elle explique comment l’archéologie nous aide à comprendre le passé. Nous cherchons à donner des clefs de lecture plutôt que du savoir brut. » Le cir-
cuit permet de définir au mieux « un métier fantasmé, en montrant sa réalité, du travail préparatoire au moment où l’on fait “parler les objets”. » Le public, dans une scénographie interactive avec tiroirs informatifs, outils à manipuler et vidéos explicatives, découvre la démarche à suivre afin d’« exploiter les traces laissées par l’Homme ». Comment repérer les objets en surface, durant la prospection, après le labour ? Comment lit-on dans les « unités stratigraphiques, chaque couche correspondant à un chapitre de l’Histoire » ? Comment répertorie-t-on les clous, fragments d’os ou fibules ? « Le temps de la fouille est celui où l’on relève les indices, de manière méthodique et systématique. Ça n’est pas une chasse au trésor ! » La visite mène à l’espace de nettoyage – utilisé par l’équipe des archéologues du site – ainsi que la reconstitution d’un labo où l’on va observer (à la loupe binoculaire) et analyser graines, ossements d’animaux ou poteries. Les éléments trouvés lors des campagnes de fouille sont triés, enregistrés et datés. On arrive dans la section dédiée à l’interprétation qui, « à partir de toutes les données, propose une photographie de cette époque ». Dans un bel espace lumineux, le décor est posé et les objets mis en scène. La terre délivre ses secrets, deux millénaires plus tard.
La Villa explique comment l’archéologie nous aide à comprendre le passé
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last but not least
christine ott
compositrice et “ondiste” strasbourgeoise Par Emmanuel Dosda Photo de Mathieu Gabry
À l’Espace Christian Dente (Paris), vendredi 13 mai (solo) www.manufacturechanson.org Au Taps Scala (Strasbourg), mercredi 10 août (Au Fil de l’onde) www.taps.strasbourg.eu Au Cinéma La Passerelle (Rixheim), jeudi 24 novembre (Tabu) www.christineott.fr
* Lire le portrait de Christine Ott dans Poly n°137 ou sur www.poly.fr
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Dernier regret d’avoir choisi un instrument si fragile et peu mobile. Mon rêve serait de prendre mes Ondes Martenot* et de jouer dans un lieu qui n’est pas forcément dédié à la musique, comme un violoniste peut le faire. Mon attitude vis-à-vis de la musique est très impulsive alors que les Ondes ne permettent pas la spontanéité. Dernier instrument bizarre joué. Le tank, une percussion métallique artisanale faite de bonbonnes de gaz recyclées. Solitude nomade (2009) nous menait vers le Sud alors qu’Only Silence remains est d’allure plus nordique. Il est inspiré par un de vos derniers voyages. Mon nouvel album s’inscrit dans la lignée minimaliste d’artistes comme Arvo Pärt ou Nils Frahm. C’est vrai que je suis très attirée par le Nord, notamment la Suède où je suis beaucoup allée. Après Yann Tiersen, Radiohead, Cascadeur ou Têtes Raides, dernière collaboration. Oiseaux-Tempête et Foudre! qui vont prochainement sortir un disque.
Dernier ciné-concert. Lotte, mon amour, en duo avec Anne-Irène Kempf (alto et darbouka), sur des films d’animation en ombres chinoises de Lotte Reiniger. Dernière bonne vibration. Elle vient de la nature, des arbres en fleurs. Je ne suis pas naïve, comme on me l’a demandé lors d’une précédente interview, mais reste en admiration devant des choses simples. Dernier désastre. La “macdonaldisation” de la société. Dans la musique, il faut que ça soit le plus light possible pour pouvoir passer à autre chose au plus vite. C’est dur de continuer dans ces conditions, en étant notamment obligée de me passer d’ingénieur du son pour des raisons de coût. J’aimerais souligner que j’ai de plus en plus de mal à jouer dans ma propre ville. Je devrais quitter la région ? Dernier album. Only Silence remains, édité par Gizeh Records (sortie le 20 mai) www.gizehrecords.com