Magazine N°192 NOVEMBRE 2016 www.poly.fr
Doc Gynéco
Remise à flow
Bernard-Marie Koltès
Le Combat de Thibaut Wenger
Pollock & Schlemmer Deux monstres sacrés
cocoon
des étoiles plein les yeux
BRÈVES
WHO’S NEXT ?
Avec sa nouvelle création, Plaisirs inconnus (05-09/11, Opéra national de Lorraine, Nancy), le CCN – Ballet de Lorraine teste son public “à l’aveugle”. Cinq chorégraphes mystères (4 femmes et 1 homme) de différentes générations ont signé chacun une partie de cette chorégraphie. Oubliez la renommée, les caciques et autres modes. Seul le geste compte ! Saurez-vous reconnaître leur patte ?
MÉTAL HUR
www.opera-national-lorraine.fr www.ballet-de-lorraine.eu
L A NT
© Bjoern Hickmann
© Arno Paul
ROMANTISCH
Le Saarländisches Staatstheater de Sarrebruck propose une nouvelle production du Freischütz (19/11/2016-18/03/2017, surtitré en allemand et en français) : archétype de l’opéra romantique, l’œuvre de Carl Maria von Weber est mise en scène par Patrick Schlösser et dirigée par Christopher Ward. On attend avec impatience leur vision de la Gorge aux loups peuplée de chœurs fantomatiques et d’orages orchestraux. www.staatstheater.saarland
CALVIN ON THE ROCKS
Pour sa 5e édition, le Salon résonance[s] (11-14/11, Parc des Expositions, Strasbourg Wacken) organisé par la Fédération régionale des métiers d’art d’Alsace rassemble quelque 180 créateurs venus de toute l’Europe, bijoutiers, ébénistes, verriers, céramistes… Cette année la manifestation sera placée sous le signe du métal avec pour invités d’honneur le sculpteur et ferronnier d’art Pierre Gaucher (voir photo) et l’orfèvre Roland Daraspe.
Calvin Johnson : « Qu’estce qu’il fait, qu’est-ce qu’il a, qui c’est celui-là ? » Calvin est le big boss de K Records, le masterchef d’Olympia ayant signé des bijoux rock indés conçus par Beck, Jeremy Jay, Jon Spencer ou Chain & The Gang. C’est sous le nom de Selector Dub Narcotic qu’il vient au Troc’afé (Strasbourg, 10/11), avec sa grosse voix, sa boîte à rythmes et sa gestuelle gangsta. Calvin partage l’affiche avec Aries, auteure de bulles electro-pop ibériques DIY.
www.salon-resonances.com
www.facebook.com/panimix
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UN RAPPEUR QUI A
Ne pas prendre le hip-hop pour une « sous culture » : Oxmo Puccino refuse d’opposer le rap brut à un rap moins “urbain”, ouvert sur d’autres courants. C’est cependant dans cette seconde catégorie que se situe Oxmo qui nous propulse dans La Voix Lactée le temps de concerts teintés de jazz et de chanson française façon Brel, mercredi 23/11 au Casino de Paris et vendredi 25/11 à la MAC de Bischwiller. www.casinodeparis.fr – www.mac-bischwiller.fr
Mathieu Boisadan, Le dernier souffle 2015
DE LA GUERRE
LES
Le plasticien strasbourgeois Mathieu Boisadan expose ses toiles à Paris (jusqu’au 19/11), chez Patricia Dorfmann, galeriste de Hains, Journiac ou Debombourg (voir Poly n°181 ou sur www.poly.fr). Regroupées sous le titre /Blind Noise/, ses œuvres résonnent dans un bruit sourd avec l’actualité la plus brutale et font écho à la peinture d’Histoire exprimant les meurtrissures du monde. Êtres sans visage témoins de scènes de guerre, massacres perpétrés en Europe de l’Est, cités à feu et à sang, paysages romantiques inhospitaliers… Les inquiétants univers de l’artiste vêtu de noir happent et hantent. www.patriciadorfmann.com
BÂTISSEURS
Une maisonnette élevée dans les airs, composée de 430 cartons. Dans la hall d’expo du Maillon, EntreCabanes (jusqu’au 03/12) installation participative de Ramona Poenaru & Gaël Chaillat de la compagnie Le Château dans le Ciel est une variation du projet Cabanes, d’après Walden (lire Poly n°153 ou sur www.poly.fr) relatant la retraite d’Henry David Thoreau dans les bois. Les visiteurs sont conviés à contribuer à l’édifice et à poursuivre cette construction éphémère, dans le cadre des Journées de l'Architecture.
PLEIN La vu e
La griffe In’Bô surfe tout en haut de la vague du Made in France et propose des produits de qualité, à la pointe, réalisés exclusivement dans son atelier vosgien. Lancée par des anciens de l’École nationale supérieure des Technologies et Industries du Bois d’Épinal, la marque conçoit des vélos en bambou et en fibre de lin, des skates en hêtre de la région ou des lunettes en noyer, chêne, platane ou alisier.
© Cyrille Quintard
© Vincent Desailly
DU CŒUR
www.inbo.fr
www.maillon.eu – www.europa-archi.eu – www.entre-cabanes.net Poly 192
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© Nilz Boehme
ERRANCES
La partition géniale de Leonard Bernstein, la mise en scène et la chorégraphie sobres et efficaces de Jerome Robbins enchantent depuis près de 50 ans. C’est un West Side Story d’anthologie qui nous attend au Musical Theater Basel (22-27/11) et au Theater 11 de Zürich (03-15/01/2017). C'est une plongée dans l’épopée des Roméo et Juliette des temps modernes avec deux bandes rivales s’affrontant dans des chorégraphies éblouissantes sur des musiques et des chansons inoubliables. www.musical.ch
BOOKS
© Keuj
JETS & SHARKS
Live @ Home #8 pour Les Percussions de Strasbourg (et quelques invités comme la flûtiste Ayako Okubo) qui jouent à domicile au Théâtre de Hautepierre (23/11). Au programme, la création mondiale de S(c)enario du compositeur brésilien Flo Menezes qui fut l’élève de Boulez et Berio et les Risonanze erranti de Luigi Nono, un classique du répertoire contemporain. Une soirée en forme d’errance sonore expérimentale, entre électronique, cuivres, percussions et cordes. www.percussionsdestrasbourg.com
Deux lieux – le Musée historique et la Médiathèque – pour une exposition montrant le rayonnement de Haguenau : Des manuscrits à l’imprimerie (jusqu’au 31/12). Une promenade au pays du livre à l’aube du XVe siècle où rayonnait la cité alsacienne avec Diebold Lauber, copiste, illustrateur, auteur de manuscrits et enseignant. Le visiteur découvre notamment une sélection d’ouvrages permettant d’appréhender l’histoire et les techniques de la production manuscrite et imprimée.
CROSSOVER
www.sortirahaguenau.fr
© Janette Beckman
Avec son hip-hop mâtiné de jazz et de r’n’b, Robert Glasper reprend le flambeau de nombreux anciens – de Gang Starr à Erik Truffaz en passant par Jill Scott – en traçant un sillon musical des plus alléchants. Le pianiste texan signait au mois de mai un album revisitant des classiques de l’icône Miles Davis avec des guests tels Stevie Wonder ou Erykah Badu. Le concert de la Kaserne de Bâle (10/11) promet de voguer de la nu soul chaloupée au hip-hop électrifié, le tout en quartet instrumental ! www.kaserne-basel.ch Poly 192
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CULOTTÉ
Les slogans de l’artiste mulhousien Pierre Fraenkel ont fait le tour du monde (ou presque) avec leurs irrésistibles jeux de mots avec l’orthographe et la grammaire. Il peint, tague, affiche un peu partout : Sois débrouille art, Tu Cash bien ton je, Fépal Kon ! Entre langage post-SMS sous acide, poésie crypto lettriste et faux jeunisme tendance surréaliste, on adore. Voilà que ce trublion lance une ligne de fringues pour minettes : débardeurs et culottes sont en vente à La Vitrine (Mulhouse) avec des phrases qui claquent. Notre préféré ? Le slip C Kiki commande ? http://old-school.fr
© Antoine Carlier
RIOT GRRRL DON’T FORGET THE
Les Guerrilla Girls sont les Femen de l’Art contemporain, s’indignant face à une société patriarcale, se soulevant contre le machisme dans le milieu artistique et la sousreprésentation des artistes femmes dans les musées et institutions, via des performances et campagnes d’affichage… sauvages. L’exposition Not ready to make nice du Frac Lorraine (Metz, 10/1119/02/2017) rend compte des activités de ce collectif US d’activistes masquées, de 1985 à nos jours, et propose de nombreuses activités et rencontres féministes. www.fraclorraine.org
NITE
Basse bien ronde façon New Order, sifflements enjouées contredits par un chant sec… On reconnaît vite le style Lescop (18/11 à La Cigale de Paris, 02/12 à La Laiterie de Strasbourg et 03/12 aux Trinitaires de Metz). Chanson dark et tendue. Fashs et échos. Douceur de l’ennui d’une nuit d’insomnie, alcool fort et glacé coulant dans la gorge d’un garçon dérangé ou sorcières de Salem hantant nos rêves… Les errances nocturnes de Lescop sont plus belles que vos jours. www.lacigale.fr – www.artefact.org – www.trinitaires-bam.fr
SWING
VERBOTEN Une promenade Des Shtetls à Broadway, c’est ce que nous propose Voix étouffées (Église Saint-Guillaume, Strasbourg, 20/11) destiné à faire redécouvrir les compositeurs victimes des totalitarismes. La chanteuse de jazz Sara Lazarus et le pianiste Frank Amsallem nous entraînent des mélodies de Gerschwin à celles de Berlin dans un éclatant programme proposé gratuitement ! www.voixetouffees.org Poly 192
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midnight express C
Par Hervé Lévy
Illustration d'éric Meyer pour Poly
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inq heures du mat’. Réveillé par un bruit de tonnerre. Un convoi de marchandises croisé, sans doute. Une nuit brûlante et chaotique, tout sauf extatique. La raideur de la couchette, les draps rêches, l’oreiller trop mou et la couverture qu’on ramènera à la maison, comme un trophée. Une vague odeur de pieds et de sueur rance flotte dans l’air confiné du compartiment éclairé par les néons blafards de la gare d’une ville au glamour SNCF type Mouchard ou CulmontChalindrey. Je ne me souviens plus. Des gens habitent-ils ici où alors n’est-ce qu’un décor de train électrique géant ? Premières morsures de l’aube. « La laideur des faces s’accentue encore sous la lumière du jour nouveau », écrivait Maupassant pour narrer une expérience ferroviaire. Vite, sortir dans l’étroit couloir pour respirer. Borborygmes énervés et ensommeillés des cinq autres, remugles de sandwich triangle. La compagnie ne pouvaitelle pas proposer un single, putain ? Ah oui, ils n’existent plus depuis longtemps déjà. Du reste les trains de nuit bientôt connaîtront le même sort. La mort de ces trajets à la puissante poésie est malheureusement annoncée. L’État français s’est en effet désengagé de la
majorité des trains de nuit. Sans repreneur, ils disparaissent progressivement. La raison ? Une baisse de fréquentation de 25%, depuis 2011. N’en reste plus que quelques-uns. Profitez-en, ça ne durera pas dans un pays qui a opté pour le “tout TGV” où la vitesse et la rentabilité sont devenues essentielles au détriment de la desserte harmonieuse du territoire – en particulier des villes moyennes – et de l’accessibilité. On ne parle même pas du confort des rames… En vérité, 1h45 et quelque pour un Strasbourg / Paris ou 2h et des bâtons, quelle importance ? Gagner vingt minutes environ en augmentant les prix et en saccageant les paysages est-ce vraiment un gain ? Et ceux qui ne peuvent plus se payer le train sont-il condamnés aux “cars Macron”, forcément plus polluants, où à la mortifère économie participative de BlaBlaCar ? Finalement, la fin des trains de nuit pose bien des questions sur notre modèle de développement ferroviaire et, plus généralement, sur la politique française des transports déconnectée des besoins réels des usagers. Ah pardon, on dit clients maintenant. Un glissement sémantique signifiant.
OURS / ILS FONT POLY
Emmanuel Dosda
Il forge les mots, mixe les notes. Chic et choc, jamais toc. À Poly depuis une douzaine d’années, son domaine de prédilection est au croisement du krautrock et des rayures de Buren. emmanuel.dosda@poly.fr
Ours
Liste des collaborateurs d’un journal, d’une revue (Petit Robert)
Thomas Flagel
Théâtre des balkans, danse expérimentale, graffeurs sauvages, auteurs africains… Sa curiosité ne connaît pas de limites. Il nous fait partager ses découvertes depuis six ans dans Poly. thomas.flagel@poly.fr
Sarah Maria Krein
Cette française de cœur qui vient d’outre-Rhin a plus d’un tour dans son sac : traduction, rédaction, corrections… Ajoutons “coaching des troupes en cas de coup de mou” pour compléter la liste des compétences de SMK. sarah.krein@bkn.fr
Anaïs Guillon
Entre clics frénétiques et plaisanteries de baraque à frites, elle illumine le studio graphique de son rire atomique et maquette à la vitesse d’une Renault Captur lancée entre Strasbourg et Bietlenheim. Véridique !
Julien Schick
Il papote archi avec son copain Rudy, cherche des cèpes dans les forêts alsaciennes, se perd dans les sables de Namibie… Mais comment fait-il pour, en plus, diriger la publication de Poly ?
Éric Meyer
Ronchon et bon vivant. À son univers poétique d’objets en tôle amoureusement façonnés (chaussures, avions…) s’ajoute un autre, description acerbe et enlevée de notre monde contemporain, mis en lumière par la gravure. http://ericaerodyne.blogspot.com
Benoît Linder
Cet habitué des scènes de théâtre et des plateaux de cinéma poursuit un travail d’auteur qui oscille entre temps suspendus et grands nulles parts modernes. www.benoit-linder-photographe.com
Stéphane Louis
Son regard sur les choses est un de celui qui nous touche le plus et les images de celui qui s’est déjà vu consacrer un livre monographique (chez Arthénon) nous entraînent dans un étrange ailleurs. www.stephanelouis.com
Photo de l’exposition Guerre d’Images, Images de Guerre (Musée Würth, Erstein) © Geoffroy Krempp www.poly.fr RÉDACTION / GRAPHISME redaction@poly.fr – 03 90 22 93 49 Responsable de la rédaction : Hervé Lévy / herve.levy@poly.fr Rédacteurs Emmanuel Dosda / emmanuel.dosda@poly.fr Thomas Flagel / thomas.flagel@poly.fr Ont participé à ce numéro Charlaine Desfete, Geoffroy Krempp, Pierre Reichert, Irina Schrag, Daniel Vogel et Raphaël Zimmermann Graphistes Anaïs Guillon / anais.guillon@bkn.fr Luna Lazzarini / Stagiaire Développement web Alix Enderlin / alix.enderlin@bkn.fr Maquette Blãs Alonso-Garcia en partenariat avec l'équipe de Poly Directeur de la publication : Julien Schick / julien.schick@bkn.fr Administration, gestion, abonnements : 03 90 22 93 30 Mélissa Hufschmitt / melissa.hufschmitt@bkn.fr Diffusion : 03 90 22 93 32 Vincent Bourgin / vincent.bourgin@bkn.fr Contacts pub : 03 90 22 93 36 Julien Schick / julien.schick@bkn.fr Sarah Krein / sarah.krein@bkn.fr Dimitri Langolf / dimitri.langolf@bkn.fr Rudy Chowrimootoo / rudy@bkn.fr Magazine mensuel édité par BKN / 03 90 22 93 30 S.à.R.L. au capital de 100 000 e 16 rue Édouard Teutsch – 67000 STRASBOURG Dépôt légal : Octobre 2016 SIRET : 402 074 678 000 44 – ISSN 1956-9130 Impression : CE © Poly 2016. Les manuscrits et documents publiés ne sont pas renvoyés. Tous droits de reproduction réservés. Le contenu des articles n’engage que leurs auteurs. COMMUNICATION BKN Éditeur / BKN Studio – www.bkn.fr
Florent Servia
Fondateur de Djam, un média dédié au jazz et aux musiques noires, il est un défricheur engagé dans le partage des sonorités qui valent le coup. www.djamlarevue.com Flashez ce code et retrouvez nous sur Poly.fr
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sommaire
18 12e édition d’Augenblick, festival du cinéma germanophone en Alsace
22 Mue est la nouvelle création de la marionnettiste Carine Gualdaroni au TGP et au TJP
24 Olivier Chapelet s’attaque à Rêve d’automne de Jon Fosse
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26 Avec Combat de nègre et de chiens de Koltès, Thibaut Wenger revisite l’héritage colonial
28 Entretien avec la comédienne Dominique Valadié pour
Le Temps et la chambre de Botho Strauss mis en scène par Alain Françon
32 Milo Rau déploie son théâtre documentaire et engagé au
Maillon avec Compassion. L’histoire de la mitraillette
60
36 L’Arsenal accueille un programme américain concocté par le CCN – Ballet de Lorraine
38 Musiques Volantes, festival pop turbulent, prend une voie très électronique pour sa 21e édition
40 Rencontre avec Mark Daumail, seul aux commandes de Cocoon 42 Jazzdor, tous les éclats du jazz
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44 Portrait du compositeur en résidence auprès de l’OPS, Pēteris Vasks
46 Soirée 100% Bartók à Metz avec Le Mandarin merveilleux et Le Château de Barbe-Bleue
51 Entretien avec Patricia Houg, directrice artistique de ST-ART 52 Qui est Mister Mystère, collectionneur dont les œuvres sont montrées au MAMCS ?
54 Le Centre Pompidou-Metz rend hommage à Oskar Schlemmer, l’Homme qui danse du Bauhaus
60 Les forêts inquiétantes de Simon Hitziger à L’Abbaye des Pré-
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22
montrés
58 À Bâle, une centaine de peintures et de travaux sur papier montrent un méconnu Pollock figuratif
62 À Languimberg, village minuscule de Moselle, Bruno Poiré livre une cuisine majuscule Chez Michèle
64 Denu & Paradon : deux architectes parmi les plus passionnants du Grand Est !
66 Last but not least : le flow de Doc Gynéco
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COUVERTURE « Mon premier disque parlait de la fin de mon adolescence, le second de ma vie d’adulte et le dernier de ma paternité. Cocoon est comme une photographie prise tous les cinq ans. C’est important pour moi, pour mes archives personnelles, et c’est fantastique si les gens peuvent s’y reconnaître ! » Mark Daumail, tête pensante de Cocoon (lire page 40), ici saisi par le photographe Yann Orhan, peut avoir des étoiles plein les yeux : il a passé avec succès le cap de “l’album de la maturité”. www.yannorhan.fr
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chroniques
TYKHO
MooN
ligne
De Tom Gauld, on connaît les strips du cahier littéraire du Guardian et les deux beaux ouvrages parus aux Éditions strasbourgeoises 2024 (Vous êtes tous jaloux de mon Jetpack et Vers la ville). L’Écossais est de retour avec Police lunaire, petit bijou tout en contrôle aux couleurs bleutées contant les déboires d’un patrouilleur lunaire tuant le temps en rattrapant les chiens perdus (végétant sous cloches d’oxygène) ou l’automate détraqué de Neil Armstrong lorsqu’il ne déjeune pas en contemplant la Terre depuis sa voiture volante. Le policier du futur voit l’obsolescence programmée de tous les objets et robots ayant remplacé les hommes. Un monde rétro-futuriste et mélancolique qui ne tourne plus bien rond, sorti de l’orbite de la raison, dans lequel ne restera qu’un couple d’Adam et Eve pour (re)peupler la Lune. (T.F.) Tom Gauld, Police lunaire, Éditions 2024 (17 €) www.editions2024.com – www.tomgauld.com
nouvelle Avec ses créatures sculptées en fil de fer et ses dessins à la plume, le délicat – mais non moins coquin et gredin – Guillaume Chauchat nous émerveille depuis sa sortie des Arts déco strasbourgeois en 2009. Prix Jeunes Talents du festival d’Angoulême l’année suivante, il se fraye un chemin singulier dans l’univers du dessin d’idées. Le troisième tome d’Il se passe des choses, publié chez les fidèles Éditions 2024 de la capitale alsacienne, devrait boucler la boucle : nous y apprenons l’origine du secret de famille (la formule magique pour dupliquer un Louis d’or, chaque jour), qui se transmet de père en fils depuis 18 générations. Épure et encre de Chine, humour et désenchantement, magie et amour de la vie, finesse et hasard, hagard et peu bavard. (T.F.) Il se passe des choses #3, Éditions 2024 (19 €) www.editions2024.com www.guillaumechauchat.com
GOTHIQUE & CHOC En 350 pages richement illustrées, l’ancien directeur des Musées de Strasbourg – aujourd’hui professeur honoraire au Collège de France – Roland Recht invite à Revoir le Moyen Âge, développant La Pensée gothique et son héritage. À travers des œuvres marquantes, il décrit de manière érudite et accessible l’émergence de cette révolution dans la représentation de la nature (avec un coup de projecteur sur les sculpteurs Nicolas de Leyde et Claus Sluter, mais aussi sur le peintre Jan van Eyck), et sa postérité, que ce soit en architecture avec Viollet-le-Duc et Soufflot ou dans sa perception générale avec l’apport goethéen qui changea la vision de l’âge gothique. L’ultime chapitre du livre La Muséification du Moyen Âge examine son “invention” au début du XIXe siècle qui va de pair avec celle du concept de nation. (H.L.) Paru aux éditions Picard (39 €) — www.editions-picard.com Rencontre organisée en partenariat avec l’équipe de Poly et de Mix avec Roland Recht à la Librairie Kléber (Strasbourg), vendredi 18 novembre à 17h30 www.librairie-kleber.com
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chroniques
IN TREATMENT Georges Federmann, psychiatre strasbourgeois engagé et hors normes, ouvre son antre (sans rendez-vous !) aux toxicos sans espoir, aux sans-sous, sanspapiers et autres “sans dents”. Avec ses T-shirts Charlie Hebdo ou Batman, c’est un “psyperhéros” au langage volontiers cash. Pour Le Divan du monde, le documentariste Swen de Pauw n’avait (presque) plus qu’à laisser tourner sa caméra durant les consultations où défilent les profils atypiques : le patient à l’extrême flemmardise, le “puceau” ayant un sérieux problème avec son « intimité », le déprimé, le suicidaire, la phobique, les insomniaques… Georges Federmann se voit comme un « compagnon de route » pour tous ceux avec lesquels il entre parfois dans d’épiques joutes verbales, lançant, lors d’une analyse : « Tu vas mourir… vis en attendant ! » On rit beaucoup durant le film : non pas “de” mais “avec” ces êtres se sentant « complètement à l’envers ». (E.D.) Le Divan du monde, DVD édité par Sella (sortie le 2 novembre, 17 €) www.shellac-altern.org
TOMBE LA
PLUIE LES
Troisième album solo pour Manuel Etienne qui nous envoie des baisers toxiques depuis Metz (son disque est édité par le label & magasin de disques La Face Cachée) et continue à faire de la pop en Hors-piste, dans les sillons du Dominique A de La Fossette. Ni Pluies ni riens contient des titres rock tendus et remuants, une belle et fragile Balade avec Perrine ou même un instrumental très “course poursuite” (Béziers), digne de se trouver sur la BO de Bullitt. C’est peutêtre un détail pour vous, mais pour moi, ça veut dire beaucoup : l’album est produit par Christian Quermalet des mythiques Married Monk. (E.D.) Édité par La Face Cachée & Lafolie Records, sortie le 18 novembre en vinyle, CD et numérique www.manueletienne.com En concert à L’Autre Canal (18/11, Nancy), aux Trinitaires (02/02/2017, Metz) et à L’Espace Jean Ferrat (08/04/2017, Longlaville)
ÉTABLIS
Native de Strasbourg, où elle a grandi, Chloé Thomas va soutenir, début novembre, une thèse intitulée Gertrude Stein : une poétique du réalisme, à Paris 3. La Normalienne vient de publier son premier roman, Nos Lieux communs. Il narre les destinées de Marie et Bernard qui ont suivi l’exemple des étudiants d’ultra-gauche idéalistes partis travailler en usine après 1968… dix ans plus tard, histoire de se « racheter », eux qui avaient manqué le joli moi de mai. Trop tard ? La jeune trentenaire décrit ses personnages avec une douceur mâtinée d’ironie, narrant dans d’étranges ellipses une utopie révolutionnaire en plein décalage temporel : « Peut-être est-ce cela, la recherche du beau et ce goût du lyrique, qui les avait perdus, eux. C’était pourtant de leur âge. » Elle serait plutôt du côté du fils du couple, Pierre et, surtout de sa compagne Jeanne, elle qui tente de reconstituer la trajectoire d’un engagement politique. (H.L.) Paru chez Gallimard, dans la Collection Blanche (16,50 €) www.gallimard.fr
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deutsche qualität Dédié au cinéma de langue allemande, le festival Augenblick, dont c’est la douzième édition, présente des pépites inédites en France comme Agnes, mais aussi un panorama de films de la RDA. Par Hervé Lévy
Dans les salles du réseau Alsace cinémas, du 8 au 25 novembre www.festival-augenblick.fr Rencontre avec Johannes Schmid autour d’Agnes, samedi 19 novembre à La Passerelle (Rixheim), dimanche 20 au Star Saint-Exupéry (Strasbourg) et lundi 21 au Palace Lumière (Altkirch)
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ne réflexion venue d’Autriche sur la rédemption possible d’un assassin (Jack d’Elisabeth Scharang), des “ados soldats” de la Wehrmacht prisonniers de l’armée danoise employés à déminer les plages en 1945 (Les Oubliés de Martin Pieter Zandvliet), la renaissance d’une femme sortie de la dépression grâce à son chien (Luca tanzt leise de Philipp Eichholz)… Les six films en compétition du festival Augenblick reflètent la richesse et la diversité du cinéma de langue allemande aujourd’hui. Parmi eux, Agnes de Johannes Schmid (adapté du roman de l’écrivain helvète Peter Stamm), fait figure de météore gelé. Walter (Stephan Kampwirth, incarnation de la coolitude contemporaine) écrit. Après un recueil de nouvelles – échec commercial retentissant – il s’est tourné vers des essais, plus rentables, travaillant sur l’industrie allemande à l’ère wilhelminienne. Dans une bibliothèque, le séduisant quadra rencontre la glaçante Agnes (Odine Johne qu’on dirait tout droit sortie d’un roman de Moravia), doctorante en physique. Très vite, la jeune fille va mettre son amoureux au défi
d’écrire leur love story. Les histoires d’amour finissent mal en général, on le sait. Surtout lorsqu’elles sont couchées sur le papier, aurait-on envie de rajouter. Le réel se mêle à la fiction dans d’étranges collisions, le jeu entre les mots et l’existence devient pervers. Est-ce la vie ? Est-ce le récit ? L’une doit-elle se conformer à l’autre ? Être influencée par lui ? L’innocence et la légèreté de l’amour se fracassent finalement dans un craquement sinistre ramenant le spectateur à l’immense solitude des métropoles européennes. Dans la riche programmation du festival, on est également séduits par une rétrospective composée de films produits par la défunte DEFA (Deutsche Film AG), studio d’État de la RDA, comme Fünf Patronenhülsen (1960) exaltation des valeurs des volontaires républicains pendant la Guerre d’Espagne, le surprenant Coming out (1989) ou encore un des plus grands succès du cinéma est-allemand, La Légende de Paul et Paula (1973) qui a réuni plus de trois millions de spectateurs dans les salles avec son esthétique flower power.
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on refait le film Outre sa compétition internationale, ses coups de projecteur (sur le parcours de Melvil Poupaud) et focus (le burlesque français), la 31e édition du festival belfortain Entrevues interroge le remake. On rembobine avec Lili Hinstin, sa directrice. Par Emmanuel Dosda
Au Cinéma Pathé et à La Poudrière (Belfort), du 26 novembre au 4 décembre www.festival-entrevues.com
Légendes : 1. F enêtre sur cour d’Alfred Hitchcock (1953) 2. B ody Double de Brian De Palma (1984)
Qui est la femme de dos dont on voit les jambes sur l’affiche de cette année ? Joan Bennett. C’est un fragment d’image tiré de La Rue rouge (1945), méconnue mais magnifique œuvre hollywoodienne de Fritz Lang, inspirée de La Chienne (1931) de Jean Renoir qui est lui-même parti d’un obscur roman populaire de Georges de la Fouchardière… L’histoire du septième art est pleine de remakes : durant le festival, vous proposez la projection de 16 films suivis de leur relecture… Nous allons nous livrer au plaisir de voir les points communs et différences entre un film et son modèle, mais aussi d’étudier toutes les façons dont un cinéaste va s’inspirer d’un film. Tous les autres s’appellent Ali (1974), relecture de Tout ce que le ciel permet (1955) de Douglas Sirk par Fassbinder, est marquante. Partant du très grand mélodrame de Sirk où une veuve bourgeoise tombe amoureuse de son jeune jardinier, Fassbinder va encore plus loin dans la transgression sociale. Il s’empare d’un tabou et imagine une femme mûre vivant une passion avec un Marocain, dans une Allemagne des années 1970 décrite comme très raciste. L’exercice du remake permet-il de pallier une panne d’inspiration ? On s’attaquait à un gros morceau avec cette
question et avions un corpus monumental à explorer ! Notre programmation souligne la manière très personnelle qu’ont les cinéastes d’injecter leurs obsessions dans leurs adaptations. Avec La Rue rouge, par exemple, Fritz Lang glisse ses propres questionnements : le déterminisme, le destin tragique, la notion de bien et de mal… C’est intéressant car La Rue rouge est une variation, avec les mêmes acteurs, de La Femme au portrait qu’il a sorti un an plus tôt. Pourquoi faire des “autoremakes”, pratique courante chez les cinéastes ? Je pense que les réalisateurs sont dans une pratique qui s’affine de plus en plus au cours de leur carrière et qu’ils peuvent ressentir l’envie de ré-expérimenter la mise en scène d’une histoire qui les touche encore. Par exemple en passant du noir et blanc dans les années 1930 à la couleur dans les années 1960 avec Histoire d’herbes flottantes (1934) et Herbes flottantes (1959) d’Ozu : il reste très fidèle au scénario et au découpage original, mais la couleur et les nouveaux acteurs modifient profondément le film. Nous sommes ici très proches du Psycho (1998) de Gus Van Sant qui reprend Hitchcock (1960), plan par plan, tout en proposant un film tout à fait autre !
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LIVRES
symphonie de lettres
© Mathieu Zazzo
bd en stock
Pur produit de l’écurie Dupuis, Dan – qui travaille notamment sur les albums du Petit Spirou – préside la 31e édition du festival Bédéciné où seront présents plus d’une centaine d’auteurs pour rencontrer leurs lecteurs. Parmi eux, citons Hermann (on ne compte plus ses séries devenues cultes, Bernard Prince, Comanche ou Jeremiah), Paolo Eleuteri Serpieri, créateur d’une SF porn trash, Jean-Yves Mitton père du super-héros made in France Mikros, Mandryka qui a fait d’un légume masqué un mythe de la bande dessinée ou encore un des rois du péplum en BD, Enrico Marini. La manifestation ne se limite pas aux dédicaces, proposant aussi expositions (dédiées à L’Agent 212, grassouillet policier imaginé par Kox dans les années 1970, ou à l’auteur prolixe des Pionniers du Nouveau Monde, Jean-François Charles), tables rondes et spectacles. Parmi eux, on craque pour Grasse Carcasse (19/11, 16h et 20/11, 11h30) du Collectif [23h50], un théâtre d’ombres et de marionnettes inspiré de Blast de Manu Larcenet. (H.L.) L’Espace 110 (Illzach), samedi 19 et À dimanche 20 novembre www.festival-bedecine.org
Avec pour thème “Des mots et des notes”, le 27 e Salon du Livre de Colmar – manifestation accueillant quelque 30 000 visiteurs chaque année – pose une question que résume son conseiller littéraire, le romancier Patrick Raynal : « Le style est-il fait d’autre chose que de l’harmonie ou de la disharmonie – cette sublime note bleue – que nous recherchons dans la musique ? » Au menu, spectacles (dont le culte Au secours ! Les mots m’on mangé, de et avec Bernard Pivot, 27/11, Comédie de l’Est), expositions (avec Les 15 ans des P’tites Poules autour de l’illustrateur strasbourgeois Christian Heinrich), ateliers, tables rondes, concours d’écriture et bien évidemment rencontres. Feront notamment le déplacement Yasmina Khadra avec son récent voyage dans une île où le castrisme est à bout de souffle en compagnie du“ roi de la rumba”, Dieu n’habite pas La Havane (Julliard), et Michka Assayas (voir Poly n°151, en photo), auteur d’Un autre monde (Rivages) où le journaliste à qui l’on doit un monumental dictionnaire du rock revient sur son expérience de bassiste dans un groupe avec son fils, la quarantaine venue (P.R.) u Parc des Expositions (Colmar), A samedi 26 et dimanche 27 novembre www.salon-du-livre-colmar.com
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vos carnets, svp Avec Schilick on carnet, c’est le monde à l’envers : ici, ce sont les enfants qui tirent les parents par la main afin de leur faire découvrir l’univers de l’illustration et du livre jeunesse. Par Emmanuel Dosda Illustration de Clotilde Perrin tirée de À l’intérieur des méchants
Au Brassin, au Cheval Blanc et dans Schiltigheim, du 11 au 13 novembre www.schilickoncarnet.fr
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n effet, les quelque 2 000 élèves (de Schiltigheim et des environs) participant aux ateliers prévus lors de la cinquième édition de cette manifestation mêlant ciné (Monsieur Bout-de-Bois, 11/11, Cheval Blanc), concert dessiné (Chansons Robot, 12 & 13/11, Cheval Blanc) ou expo (Noire Lumière, 11-13/11, Cheval Blanc) n’ont qu’une idée en tête : faire partager leur enthousiasme pour un événement familial dont la partie émergée de l’iceberg demeure le salon organisé au Brassin (11-13/11, entrée libre). Il offre l’occasion de se frotter aux auteurs, de rencontrer ceux qui réalisent des ouvrages que l’on fera dédicacer par Lucie Albon, Marie Dorléans, Anne Mahler, Jérôme Peyrat ou Clotilde Perrin. Cette prolixe illustratrice sort aujourd’hui trois livres : Weepers Circus chante N’importe Nawak (Gallimard
jeunesse, avec un CD), Le Violon de Nicolas (Éditions Feuilles de Menthe) et À l’intérieur des méchants (Seuil jeunesse). Qu’est-ce qui a poussé la Strasbourgeoise à ouvrir les entrailles des vilains, le rusé loup, l’ogre qui mange des enfants par brochettes de sept et la sorcière transpirant la jalousie ? « J’avais envie d’être leur psychologue », nous confie Clotilde. « Voir à l’intérieur, c’est aussi les comprendre. Je me suis penchée sur leur personnalité afin d’identifier le caractère spécifique de chacun. » Pour elle, mieux les connaître et saisir leurs faiblesses permet d’en avoir un peu moins peur, de « les apprivoiser ». Selon l’ex-Arts déco, les contes sont d’inépuisables sources d’interprétation. Avec son livre à flaps à soulever, elle nous en livre la sienne… à découvrir lors du salon.
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DANSE
peau d’âme Pour sa nouvelle création au TGP et au TJP, la marionnettiste au corps engagé Carine Gualdaroni fait sa Mue. Un voyage avec un pantin à sa dimension sur la disparition, l’enveloppe corporelle et ce qui l’habite.
Par Thomas Flagel Photos de Baptiste Le Quiniou
Au TGP (Frouard), jeudi 17 et vendredi 18 novembre (dès 12 ans) www.tgpfrouard.fr Au TJP (Strasbourg), vendredi 25 et samedi 26 novembre (dès 12 ans) www.tjp-strasbourg.com www.ciejusteapres.com
* Lire Je transforme la matière à mesure qu’elle me transforme, contribution de Carine Gualdaroni au second numéro de la revue COI, publiée par le TJP www.corps-objet-image.com
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La mue évoque un processus animal. C’est le changement d’état qui vous questionne ? Totalement. Depuis mon premier spectacle il y a trois ans, je travaille sur l’apparence et les couches que l’on porte. Je finissais avec des couches de cellophane figurant une transformation animale. La mue humaine telle que je l’imagine serait un passage de la vie à la mort, ce moment où l’on quitte notre enveloppe charnelle.
vement est orienté par un drame qui se joue entre nous.
Vous focalisez-vous sur la chair, l’aspect extérieur ou sur ce qui la façonne et la meut ? Un peu les deux. Je me confronte à mon double, une marionnette née d’une période d’exploration de la matière, réalisée à mon image, moulant mes mains, mes pieds*… Le principe de vie et de mort est un de ceux de l’art marionnettique. Je questionne ma propre mortalité avec ce pantin qui ne bouge que si je le touche. Je lui donne vie en agissant par le mouvement de mon corps contre lui, et pas uniquement en le manipulant. Dans Mue se rencontrent chorégraphie et théâtre, le mou-
Que reste-t-il de vos recherches sur les peaux de bêtes et les voiles transparents ? La matière est mon point de départ. Je compose instinctivement, les matériaux m’appellent, maturent en moi jusqu’à ce que je les réinjecte. Au départ Mue devait s’appeler Animale, une recherche entre bestialité et corps féminin. Cela s’est transformé en un objet hybride entre mon corps et une marionnette. Une rêverie avec un musicien en direct, des espaces sensibles dans lesquels je donne chair, le voyage d’un corps qui se meut et émeut, entre vie et mort.
Quelle est la trame du spectacle ? On part du chaos originel, traité par le biais du théâtre d’ombres. Cette mythologie des ténèbres donne naissance à la lumière et donc à la vie. Du cosmos, nous arrivons jusqu’à deux corps déposés dans la pénombre, formant un être hybride à huit pattes luttant pour se séparer en deux entités distinctes.
THÉÂTRE
Fabrice Melquiot © Jeanne Roualet
résistance
primeurs théâtrales L’objectif du projet ArtBrücken porté par Le Carreau et la Fondation pour la coopération culturelle franco-allemande est de favoriser les échanges culturels et artistiques dans une région transfrontalière. C’est dans ce cadre que se déroule le dixième festival Primeurs dédié à la création dramatique contemporaine. Après la lecture des Séparables de Fabrice Melquiot – au cœur de cette édition – en ouverture (23/11, Le Carreau), plusieurs textes francophones seront interprétés en allemand. Au menu, lectures, mises en espace ou pièce radiophonique. Dans Djihad (25/11, Alte Feuerwache) Ismaël Saidi, narre avec humour l’histoire de trois Belges prenant la voie de l’extrémisme religieux, tandis qu’Enzo Cormann plonge dans la réalité de la perte d’emploi avec Hors-jeu (26/11, Alte Feuerwache) engendrant une perte d’estime de soi. À côté des spectacles auront lieu des moments d’échange : discussions et rencontres transcendant les frontières géographiques et linguistiques, permettront de belles découvertes. (C.D.)
Étrange pièce de théâtre que ce Freetime de Toshiki Okada qui nous entraîne dans le Japon contemporain par le biais d’une vision multifocale d’un événement quotidien ayant tous les atours de la banalité : le temps libre gagné par une jeune employée de bureau, Mademoiselle Koga, qui s’installe chaque matin dans un café franchisé où elle prend une boisson bon marché avant de rejoindre son travail. Le metteur en scène et comédien Jean-Marc Eder est tombé sous le charme de ce drôle de texte célébrant un de ses actes de résistance quotidien de petites gens refusant le rythme effréné imposé par la société capitaliste. À l’image des Freeters vivant en marge d’une société dont ils refusent le modèle dominant, Toshiki Okada donne à voir une pensée pour soi, une précaution pour ses envies qui s’incarne sur scène dans le travail plastique d’Odile Liger, artiste graveur. S’installant tous les jours à la même table pour griffonner un cahier, Mademoiselle Koga suscite l’interrogation de la serveuse et de deux clients. L’écriture et le dessin comme grain de sable dans le grand mécanisme broyant nos quotidiens. (T.F.) Au
Théâtre de Haguenau (29 & 30/11), au Taps Laiterie (Strasbourg, 06-10/12), à la Salle Europe (Colmar, 04/02/2017) et à l’Espace 110 (Illzach, 29/04/2017) www.lemythedelataverne.fr
Au
Carreau (Forbach) et à la Alte Feuerwache (Sarrebruck), du 22 au 26 novembre www.festivalprimeurs.eu Poly 192
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ouvre les yeux Olivier Chapelet s’attaque à l’écriture très particulière de Jon Fosse. Un mélange de désir et de mort, de temps suspendu et d’ellipses. Une énigme superbe, un Rêve d’automne. Par Irina Schrag Photo de répétition de Benoît Linder
Au Taps Scala (Strasbourg), du 15 au 20 novembre www.taps.strasbourg.eu Après-coup avec l’équipe du spectacle, jeudi 17 novembre À la Comédie de l’Est (Colmar), jeudi 24 et vendredi 25 novembre www.comedie-est.com À l’Espace culturel de Vendenheim, mardi 29 novembre www.vendenheim.fr À l’Espace Bernard-Marie Koltès (Metz), jeudi 1er décembre www.univ-lorraine.fr À l’Espace Athic (Obernai), mardi 17 janvier 2017 www.espace-athic.com
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n homme et une femme dans un cimetière évoquant le bon vieux temps, bientôt rejoints par le reste de la famille, en deuil. Ainsi pourrait se résumer la situation que propose l’auteur norvégien. Une pièce bâtie sur un mystère : « Jon Fosse met les morts et les vivants sur le même plan en nous laissant nous perdre dans des incohérences, des indices disséminés où l’on comprend que ces personnages ne sont pas dans la même réalité », explique Olivier Chapelet, tombé sous le charme de cette écriture « basée sur le silence, le non-dit et le regard qui déploie son émotion en nous laissant comprendre le poids des relations entre les êtres et, surtout, sentir tout ce qui n’est pas dit ! » Le spectateur, comme le lecteur avant lui, se laisse happer par l’onirisme des situations. Rapidement, tout converge vers cet homme dont la mère, la première femme et la compagne revisitent le passé. Déception d’un divorce incompris, rôle de femme de devoir et d’obéissance sociale face à la liberté d’une relation plus ouverte, nous sentons bien l’amour relié à la mort sans que l’on sache qui est de quel côté. Au milieu de cette histoire tout sauf linéaire, Fred Cacheux et sa compagne Aude Koegler interprètent, en moins
de dix minutes, « un condensé de tout ce qui se joue dans la vie sexuelle de quelqu’un : envie de violence sexuelle, de douceur, dégout de l’autre ou encore amour fou dans une langue plutôt crue ! C’est un passage très fort, d’une beauté rare », confie le metteur en scène qui opte pour un décor réaliste en liège, symbolisant une pierre tombale, un banc, une allée, se gardant bien de mettre « de l’irréel dans la scénographie pour ne pas la mentaliser et perdre le spectateur. Le jeu est de confronter un lieu réel, où se passent les choses, et une situation qui ne l’est pas. » Pour renforcer cette étrangeté, il planche avec Olivier Fuchs sur une bande son continue, du début à la fin, formant des boucles répétitives. Les comédiens, eux, seront équipés de micro HF pour que le public ressente la douceur de leur voix. Un écrin pour « un théâtre à la fleur de l’onde, qui marche à pas de loups et montre ce qu’il y a au fond du lac » livre Olivier Chapelet. Un théâtre aussi, comme le disait Chéreau, où « on parle de sexe comme on parle de Dieu parce qu’on ne parle ici que de fin, de dilution : mort des inconnus, mort des proches, mort de l’amour inassouvi et pourtant perpétuel. »
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nouveau western Avec Combat de nègre et de chiens, le metteur en scène Thibaut Wenger* attaque une pièce de Koltès revisitant l’héritage colonial et l’insondable solitude des êtres sur un chantier d’Afrique de l’Ouest entouré de miradors.
Par Thomas Flagel Photos de Christophe Urbain
Au Relais culturel Pierre Schielé (Thann), vendredi 4 novembre www.relais-culturel-thann.net À La Filature (Mulhouse), vendredi 9 et samedi 10 novembre www.lafilature.org Au Taps Scala (Strasbourg), du 26 au 29 avril 2017 www.taps.strasbourg.eu
« Combat de nègre et de chiens est un western métaphysique dans une Afrique rêvée », dites-vous. Un art savant du pitch ou un vrai parti-pris dramaturgique ? La pièce réunit pas mal de signes du western, entre cauchemar et fantasmes. Elle ne se passe pas vraiment sur le continent africain, Koltès la rédige au Guatemala, rêvant un continent sauvage. Alboury, qui réclame le corps de son frère est lui aussi un fantasme. L’ensemble se construit sur une mécanique onirique avec le retour de rêves en boucles. L’écriture du plateau que nous avons conçue s’est jouée de cela. Les intrigues bourgeoises de chantier rappellent celles des mines d’or ou de la construction du chemin de fer lors de la conquête de l’Ouest… Le genre adopté s’inscrit dans un hommage au cinéma américain : la blonde paumée d’origine étrangère débarquant dans un monde masculin et violent, la partie de poker, le rocking-chair, les litres de whisky… Le symbole de l’Occident en conquête d’un territoire sauvage venant avec ses idées.
* Avec sa compagnie Premiers Actes, il est en résidence au Relais culturel de Thann, jusqu'en 2018 www.relais-culturel-thann.net
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Se mélangent la peur, la dissimulation et le mensonge pour masquer la culpabilité et la mauvaise conscience de colons à la responsabilité représentative des rapports dominants / dominés… La dette de cette miniature de l’Europe face à Alboury leur demandant quelque chose de simple m’évoque la fermeture des frontières actuelles, pour ne pas payer la dette que nous avons contractée au fil de l’histoire avec les
pays du sud. Cela nous charge pour jouer sans que naisse l’envie de le transposer littéralement sur le plateau. Koltès ne fait pas du théâtre politique, tout est plus métaphorique à l’image de Conrad racontant dans Au Cœur des ténèbres une remontée d’un fleuve au fin fond d’une jungle, aux confins du monde. Dans Combat de nègre et de chiens, les personnages ont cette incroyable capacité à se placer à un endroit où leur inadaptation leur saute à la gueule. Ils vont se perdre afin que leur solitude et leur incapacité de parler à l’autre leur arrachent la figure. Cette guerre de position et de mots, qu’a-t-elle de particulier ? Que produit-elle comme envie de jeu pour un metteur en scène ? C’est un défi de langage, un peu comme dans La Nuit juste avant les forêts où Koltès écrit 64 pages sans point. Ici, il fait toute une pièce pour ne pas répondre à la seconde réplique ! L’un veut le corps de son frère, les autres ne veulent pas lui rendre. Tout est une fuite de l’enjeu, ce qui fait un drôle de théâtre. La vélocité de la parole et la rapidité de la pensée permettent de se bourrer le crâne avec autre chose, de se remplir pour de ne pas en parler. De toute façon ils n’ont plus le corps, ce problème est insoluble. Leur seule solution est d’étirer le temps, le langage fonctionnant comme un déversoir, un flux, ce qui est très difficile à jouer puisque cela demande un effacement particulier. Mes comédiens ont de la bouteille mais cette écriture ne les sollicite pas à l’endroit de leur savoir-faire. Votre travail a-t-il été d’aller se deman-
der ce que les personnages veulent dire ou ce qu’ils n’arrivent pas à dire ? Combat… est d’une puissance extraordinaire, pas verbeuse du tout, loin de cette poésie littéraire qui pourrait effrayer. Nous sommes partis du concret des mensonges en travaillant sur les louvoiements dans les situations hiérarchiques à l’œuvre sur ce chantier. Koltès compose des mille-feuilles : plusieurs pensées se tiennent dans une même phrase. Comment voyez-vous la seule femme de l’histoire, Léone ? Elle est étonnante dans sa révolution. Au départ, je l’ai lu comme une voleuse, la gamine de Roberto Zucco. Mais peut-être me suis-je trompé. Koltès va au bout de l’échange vers l’autre avec tout ce qu’elle a. Je m’accroche à la puissance du fantasme de l’homme noir. Léone est un drôle de personnage à jouer car elle est effrontée et en même temps passe de bras en bras, perturbant tout avec sa manière de faire courir le désir. Les noirs et la femme de la pièce sont condamnés par le monde des blancs… Léone a cette volonté d’échanger une condamnation sans aucun sens – le vide de sa vie actuelle – contre celle d’un combat pour la négritude. Elle veut revêtir ce combat afin de se battre pour quelque chose. Notre Alboury rêve lui d’Amérique, habillé comme un Black Panther, alors qu’il n’y a jamais mis les pieds. L’envie de faire une scénographie s’inspirant de David Lynch, plus sensorielle que narrative a-t-elle abouti ? Nous avons bâti un espace unique avec des
piliers de ponts montant très haut, les personnages étant écrasés au-dessous. On y erre dans des parcours sinueux, sorte de forêt et de chemins où l’on revient sur ses pas. La révolution de la lumière passant du crépuscule à l’aube se mêle à des textures et un flou ambiant. La fumée figure la brume, les plantes jalonnent la terre. L’obscurité est profonde et permet de jouer avec des apparitions / disparitions quasiment magiques pour dialoguer avec cette rêverie hallucinée des didascalies. Il est important de laisser une zone d’imaginaire sans saturer ce qu’on donne à voir. Jusqu’où penchez-vous vers le côté fantastique de la mécanique des rêves ? On y va ! La gamine paumée de Paris est une sorte d’Alice dans un cauchemar. Léone porte une robe en sequins brillante qui excite le regard. Horn est harnaché dans son costume de mariage, surpris dans son smoking, créant un décalage. Le travail du son concourt aussi à cette ambiance étrange. Des guitares à pédales viennent sur des boucles enregistrées avec des synthés en direct mélangés à des sons electro.
Les personnages vont se perdre jusqu’à ce que leur solitude et leur incapacité de parler à l’autre leur arrachent la figure.
Comment gérez-vous la violence de la pièce ? J’aime sortir la viande des acteurs. La seconde partie est très primitive, animale, les personnages se mettant nus, couverts de merde. Léone dégoulinera de sang dans un traitement très frontal du mouvement tragique qui est au service de l’emballement et du déclin général, entre pluie et feux d’artifices.
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l’impatiente rencontre Dans la nouvelle création d’Alain Françon au TNS, Le Temps et la chambre, l’immense comédienne Dominique Valadié interprète L’Impatiente, un des étranges personnages imaginés par Botho Strauss dans une pièce éclatant tous les repères.
Par Thomas Flagel Photo en coulisse de Jean-Louis Fernandez
Au Théâtre national de Strasbourg, du 3 au 18 novembre www.tns.fr À La Colline (Paris), du 6 janvier au 3 février 2017 www.colline.fr Au Festival Théâtre en Mai (Dijon), du 19 au 21 mai 2017 www.tdb-cdn.com
Pour traduire cette pièce, il fallait une plume telle que celle de Michel Vinaver ? Un jour il a dit à Alain Françon que Botho Strauss était un « frère d’écriture ». Cela se vérifie dans la manière dont l’un et l’autre travaillent sur le fragment et le discontinu. Pour traduire la densité de la langue de Strauss, il fallait ce grand écrivain, car l’équation est parfaite. Est-il plus compliqué de jouer ce texte fragmentaire qu’un autre, plus classique… Je ne crois pas, cela ne change pas du jeu que demande un Marivaux, auteur que l’on peut tout à fait cousiner avec Botho Strauss. Ce sont aussi des personnages qui arrivent pleins et qui s’évaporent littéralement dès qu’ils sortent et qu’on les oublie. Comme dans la vie, on dit des choses et on perd l’existence avant de revivre avec le verbe. Cela a-t-il demandé du temps à l’équipe pour appréhender ce que cela raconte, les endroits où il vous emmène ? Nous avons essayé d’être dans la saisie du texte, immédiatement, d’en faire l’expérience et de voir ce que produisait de le dire. Il nécessite de se mettre dans une situation exacte, redécouvrir le partenaire, même si on le connait, et expérimenter ensemble cette brutalité soudaine de la parole. Qu’avez-vous découvert en le jouant et en l’apprivoisant avec d’autres ? Il est clair que c’est délibérément dépouillé de
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repères. Mon personnage, L’Impatiente n’a par exemple pas de nom, il est juste qualifié. Comment va être montrée cette impatience ? Par une volonté de rencontre de l’autre. Il y a toujours une opportunité amoureuse qui se présente entre les personnages et qui les déstabilise. Alain Françon dit souvent que c’est à partir du couple que s’organise toute autre forme sociale, politique… Comment ces étranges personnages vous touchent-ils ? Tous sont très attachants, sans psychologie ni traits de caractère pré-définis. Ils sont interactifs, comme des particules qui s’attirent et se repoussent. Ils ont tous une histoire mais sont dans la manifestation de l’instant où il se produit toujours la surprise, l’imprévisibilité. Ils ne se heurtent pas sur des écueils, le passage de la raison semble tenir et seul le miracle de la représentation peut faire se déployer des échanges jamais consignés entre les êtres. Et pourtant ils représentent des hommes et des expériences majeures. Ce sont autant de chocs pour les gens qui les voient car on les a souvent oubliés et ils nous remuent. Qu’amène cette liberté de jeu ? Nous ne sommes pas si libres. Il y a la durée de la réplique, d’autres personnages, un espace défini… qui sont autant de limites. Ce qui est en général faux dans les pièces, c’est le ficelage du discours. Là, les actes sont oublieux. Ils créent l’histoire mais elle s’évapore, c’est la grande ressemblance avec les pièces de Vinaver. Vous l’habitez ce temps du plateau ?
Nous sommes là au milieu de cet espace qui dispose de trois fenêtres permettant des fuites du regard. Des gens y pénètrent, lui conférant un intérêt commun, même si nous ne connaissons pas toutes ces personnes, même si ces gens qui s’invitent sont des inconnus. Les actions des uns permettent de trouver des intérêts et des fuites communes avec des narrations sur ce qui se passe, hors champ. À tel point qu’on a l’impression d’être sur un nuage. Car c’est d’une profonde vérité et ne paraît pas inventé. C’est pour partir de cette véracité que vous commencez par le jouer au plus près de ce qui est écrit ? Pour ne pas biaiser ce qui pourrait ainsi surgir ? À chaque fois que vous faites l’expérience du texte, vous balancez des phrases qui produisent quelque chose. Que fait-on de ce qui se produit ? Nous n’avons pas le temps d’en faire quoi que ce soit mais nous le gardons en mémoire, écoutons ce qui se dit entre les personnages dont certains philosophent
beaucoup. D’autres font ressurgir leur passé. Ce texte peut paraitre mystérieux parce que La Femme sommeil est là. Le public ignore qu’elle se nomme ainsi. Pour lui c’est juste une femme qui était dans un incendie, arrivant dans les bras d’un type recouvert de suie alors que le lecteur se dit : quel mystère ! Il se passe des choses. Edward Bond dit qu’il faut sortir changé du théâtre. Pas seulement diverti mais changé. On verra ce que Strauss et nous-même arriverons à faire. Avoir une distribution d’une telle qualité aide-t-elle ? Bien sûr ! J’ai toujours aimé le travail de troupe. Les jeunes acteurs se réunissent aujourd’hui en collectifs et ils ont raison. Le théâtre ne peut se passer de ces communautés idéales. Nous avons des histoires et des mémoires communes, on se connait comme dans une famille. Nous savons où est l’autre dans le travail et sommes capables de nous taire.
Edward Bond dit qu’il faut sortir changé du théâtre. Pas seulement diverti mais changé.
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© Ivan Boccara
le meilleur des mondes
marionnettes domestiques Bégaudeau & Lambert. Leur rencontre est en soi un pied de nez aux castes. François : ancien adepte du ballon rond, khâgneux prenant le micro avec son groupe punk Zabriskie Point avant de devenir enseignant – Entre les murs l’a rendu célèbre – et de tout plaquer pour l’écriture. Benoît : passé par l’ENS, passionné de sociologie qui se lance sur les planches avant de fonder le Théâtre de la Tentative au début des années 1990. Aujourd’hui réunis au Théâtre Dijon Bourgogne, ils posent leur regard sur l’aliénation de la classe dominante en créant La Bonne Nouvelle. L’histoire de six quadras, technocrates des hautes sphères de la société ouvrant les yeux sur les dégâts engendrés par tout ce en quoi ils ont cru et défendu dans leur vie : la modernité, les réformes structurelles, la mondialisation ou encore la flexibilisation du marché du travail. En mode talk-show live-twitté, sorte de “Confessions intimes” en chair et en os, ils décryptent avec férocité la servitude du système de croyances et d’illusion de l’idéologie dominante. Vous avez dit d’actualité ? (T.F.) Au
Théâtre Dijon Bourgogne (3 au 18 novembre), à La Filature (Mulhouse, du 7 au 9 décembre) et à La Commune (Aubervilliers, 6 au 21 janvier 2017) www.tdb-cdn.com 30
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Créé cet été au Festival d’Avignon, L’Institut Benjamenta mis en scène par Bérangère Vantusso, est une adaptation du roman de Robert Walser. Elle prend la forme d’un journal, celui de Jakob von Gunten qui souhaite « être insignifiant et le rester », intégrant une école visant à former des domestiques. Son obstination à obéir et à se soumettre va ébranler l’institution. En utilisant des marionnettes hyperréalistes qui se mêlent aux acteurs, la metteuse en scène installe des atmosphères oscillant entre réel et fantastique. Cette dualité se retrouve dans les peintures de Michaël Borremans, source d’inspiration pour l’esthétique des poupées. Cette position intermédiaire permet de montrer « une dialectique du maître et de l’esclave [qui] est un appel très inspirant pour la marionnette qui ne prend vie que lorsque quelqu’un se met à son service, mais qui impose à celui qui l’anime de ne plus se mouvoir pour lui-même, mais pour l’autre », explique Bérangère Vantusso qui ne se lasse pas d’explorer ces complexes relations. (C.D.) Au Théâtre de la Rotonde (Thaon-les-Vosges), jeudi 17 et vendredi 18 novembre www.scenes-vosges.com Au Théâtre (Thionville), du 8 au 10 mars 2017 www.nest-theatre.fr
a history of violence Milo Rau déploie son théâtre documentaire, politique et engagé au Maillon avec Compassion. L’histoire de la mitraillette. Une réflexion sur la pitié, son absence et son business, à travers les paroles d’une rescapée du génocide rwandais et d’une ancienne humanitaire.
Par Thomas Flagel Photos de Daniel Seiffert
Au Maillon-Wacken (Strasbourg), vendredi 2 et samedi 3 décembre en allemand et français, surtitré dans les deux langues www.maillon.eu Conférence « Génocides et guerres civiles d’Afrique et du Proche-Orient, accompagnement et reconstruction d’une humanité » au Centre Emmanuel Mounier, lundi 5 décembre à 20h30
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www.international-institute.de Voir Poly n°186 ou sur www.poly.fr
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olitique. Le mot ne fait pas peur à celui qui fut biberonné au Trotskisme avant de se construire en dévorant Bourdieu, Beuys et Brecht. Milo Rau a toujours eu des questions politiques en ligne de mire. Une envie de remettre l’homme dans son contexte social et culturel, de penser ses représentations comme autant de constructions formatées. Né à Berne en 1977, il est d’abord sociologue, puis journaliste avant de se frotter au cinéma expérimental. Le théâtre ne vient qu’ensuite, avec l’envie d’en découdre avec l’histoire, l’ethnocentrisme, la toute-puissance occidentale. Son art dramatique sera documentaire. Et il ne pouvait en être autrement tant ses recompositions fictionnelles du réel à partir d’une matière minutieusement et patiemment collectée forment de troublantes plongées dans les contradictions de la nature humaine. Dans les non-dits, les zones d’ombres, ce qu’on occulte par confort ou paresse, ce qui nous tient et nous effraie, ce qu’on n’aimerait point savoir, ni reconnaître. La maison de production qu’il fonde
en 2007 se nomme International Institute of Political Murder1. Tout un programme.
Une saison de machettes
Avant Compassion, le metteur en scène s’était déjà intéressé à la fabrique du génocide rwandais dans Hate Radio2 où il plaçait face-à-face les témoignages des génocidaires et de survivants par le prisme d’une reconstitution, dans un cube de verre, d’un studio de la Radio-Télévision libre des Mille collines qui joua un rôle prépondérant dans le drame du printemps 1994. Une pièce haletante de réalisme froid, âpre de haine et d’incompréhension. L’histoire de la mitraillette – qui devait s’appeler de la “kalachnikov” – réunit d’autres protagonistes de ce drame. Une jeune comédienne belge d’origine burundaise, adoptée « sur catalogue » par des gens simples, peu cultivés, nourris aux reportages sur la misère du monde des JT de RTL. Consolate Sipérius ouvre le spectacle, derrière
un bureau, assise de trois-quarts. Elle fait face à une caméra retransmettant son visage en gros plan sur un écran au fond de scène. Avec une distance rare de laquelle ne pointent que quelques lueurs d’ironie et de haine contenue, elle déroule le fil de sa vie : le massacre de ses parents à 4 ans et demi, en pleine saison des pluies, sa cachette au milieu des fougères et l’orphelinat de Bujumbura. Une boîte contient tout ce qui lui reste d’Afrique, à part son prénom. Papiers d’adoption, passeport, habits du dimanche… La petite fille s’était faite belle pour venir en Belgique, pour voir des blancs pour la première fois, loin de s’imaginer devenir l’attraction de la petite ville de Mouscron et de son racisme primaire. À un pupitre juché au milieu d’une mer de débris oscillant entre un camp ravagé et une décharge publique se tient Ursina Lardi, l’une des stars de la troupe permanente de la Schaubühne, aperçue dans Le Ruban blanc d’Haneke. Dans sa robe bleue, armée d’un sourire figé, elle tient la scène durant l’heure suivante, égrenant successivement son envie d’un théâtre capable de sauver le monde, des considérations sur l’état du spectateur (pris à partie dans une adresse directe) et les modes gangrénant le théâtre contemporain : les groupes de musiques et DJ des années 1990, les animaux et chœurs de chômeurs en 2000, le dernier cliché étant le réfugié puisque les handicapés sont déjà has been ! Dans une provocation complice, la voilà qui met en scène son voyage avec Milo Rau à Bodrum et sur le détroit le séparant de Kos. Et l’on découvre que cette ville, célèbre pour la photo du petit Aylan mort noyé sur ses plages, regorge de touristes et de boîtes de nuit, que les camps de réfugiés sont (trop) bien organisés, que les Syriens et Afghans fuyant la guerre ont des looks de hipsters. Nous voyons le coup venir. Bientôt les ONG suivant la misère tous les six mois, de Haïti à Fukushima, en prendront pour leur grade. Comme les jeunes européens idéalistes et naïfs les composant.
Le Chagrin et la pitié
Sur de son art, Milo Rau prend le temps de déployer son personnage, composé à partir de dizaines d’entretiens de terrain. Son mélange de véracité et de romance trouble autant que la difficulté à démêler les enjeux des conflits et leurs sources profondes. Notre blonde d’Europe du Nord raconte son parcours de jeunesse, de son embrigadement à 19 ans dans Teachers in conflicts, à son envoi au Kivu. Plongée dans la dure réalité et dans les souvenirs plus ou moins navrants – mais sans filtre – d’une Afrique où les oiseaux crient comme au jugement dernier, d’écœurement des vapeurs de générateurs au diesel. La belle ne cille pas à l’évocation des émanations des pneus aspergés d’essence pour les exécutions sommaires au cœur de Kigali, pas plus lorsque le caoutchouc fond sur la peau des victimes de cette justice sommaire. À Goma, la Muzungu (mot swahili pour blanc) préfère monter le son lorsque débutent les 100 jours
du génocide pour que Beethoven couvre le bruit de « l’abattage » en cours. Elle se départira de son ignorance géopolitique sur le tas, apprendra à distinguer un Hutu d’un Tutsi avec leur silhouette élancée façon Giacometti. Tout change lorsqu’elle évoque ses compromissions dans les camps – enseigner l’éducation pacifique et la réconciliation alors qu’elle n’y connaît rien –, ses bonnes actions parfois (960 $ pour racheter une vie), ses difficultés aussi : aider deux millions de Hutus fuyant le Rwanda au sein desquels les génocidaires ne prennent même pas la peine de réellement se cacher, voir les ONG se disputer les réfugiés… De retour 20 ans après dans des camps similaires, elle reconnaît chez MSF ou Oxfam la même course en avant dénuée de sens : des forteresses de sécurité et de surveillance participant à la situation. Ainsi point la pitié chez celle dont les cauchemars ont longtemps accompagnés les nuits. La culpabilité se fraye difficilement un chemin dans la complexité du monde où l’indignation collective semble aussi téléguidée et éphémère que la compassion individuelle. Où les ONG servent à donner bonne conscience. Où l’exploitation d’hier ressemble à s’y méprendre à celle de demain dans la course à l’or, aux matières rares nécessaires à toute l’électronique dernier cri et à l’équilibre de l’Occident. La balance penche du même côté. Encore et toujours. Poly 192
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confession d’un masque En portant à la scène Providence 1, Ludovic Lagarde poursuit son compagnonnage avec l’auteur Olivier Cadiot et le comédien Laurent Poitrenaux.
rêveries éveillées d’un homme sans qualités où naissent des saillies existentielles et bien humaines : « Quelqu’un disait je suis de l’air entre les voitures, je comprenais enfin ce que cela voulait dire. » Et le comédien, seul en scène de constater qu’il est fascinant de voir à quel point les problématiques des livres d’Olivier Cadiot rejoignent ses propres questionnements. « À 30 ans, j’avais la sur-énergie du Colonel des Zouaves. Quinze ans après, je cherchais un peu de détente, ressentais le besoin de me calmer et d’arpenter d’autres terres au moment où est venu Un Mage en été. Et voilà Providence, peuplé de masques : celui d’une de ses créations, d’une vieille dame ou d’une jeune fille. J’arrive à mes 30 ans de métier et cette question m’habite : qui suis-je derrière les masques que j’emprunte ? Qui serais-je et comment parlerais-je si je ne disais pas les mots des autres ? » Par Thomas Flagel Photo de répétition de Céline Gaudier
À La Comédie de Reims, du 8 au 19 novembre www.lacomediedereims.fr Au CDN de Besançon FrancheComté, mardi 31 janvier et mercredi 1er février 2017 www.cdn-besancon.fr Au Théâtre national de Strasbourg, du 15 au 25 mars 2017 www.tns.fr
1 Paru chez P.O.L (16 €) www.pol-editeur.com 2 Répétition du texte en mode rapide à des fins de mémorisation, notamment des enchaînements de répliques
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lle est de ces aventures où s’entremêlent amitié et respect professionnel, où se composent des trajectoires artistiques marquantes et inédites. Plus de vingt ans de création pour le trio, sept spectacles et un troisième monologue avec l’adaptation de Providence en une seule histoire romancée à partir des quatre nouvelles initiales. Laurent Poitrenaux se retrouve projeté dans l’intérieur zen et bourré de technologie de son appartement d’artiste, revisitant des choses qu’il a vues dans sa vie. Cadiot pioche dans sa propre histoire pour construire un récit intime, revisité à travers des rencontres artistiques, de pétrifiantes coïncidences et de détails qui sont autant de mondes en soi. Nous croisons ainsi John Cage, William Burroughs, les illusions perdues et l’éducation sentimentale d’un jeune homme montant à Paris. Le tout dans une poésie sans pareille, au cœur des
Laurent Poitrenaux confie une facette peu connue de son métier : « Je fais des “italiennes” 2 partout, dans la rue, en faisant mes courses… répétant les différents rôles que je joue chaque année. Je marmonne des textes sans cesse. Mais que ferais-je si ce n’était pas le cas ? Que penserais-je si j’avais le temps de regarder un peu plus le monde autour de moi, à l’image de la description totalement magique de ce jeune homme assis à une terrasse de café qui, regardant deux vieilles dames papoter, se sent devenir l’une d’elles. » Le climax de la pièce sera – une fois n’est pas coutume – filmique avec un dialogue entre l’interprète et son double sur pellicule. Un traitement original de la première nouvelle de Providence dans laquelle un personnage s’en prend à l’auteur qui l’a créé avant de l’abandonner, se retrouvant « nu comme un roi sans fou ». Pure confidence.
danse
sous un ciel de lames Avec la création de Donne-moi quelque chose qui ne meurt pas, la Cie Sine Qua Non Art dresse un portrait au couteau – pour cinq danseurs et un duo musical live – de notre part d’éternité face à l’inévitable. Entretien avec Christophe Béranger. Par Thomas Flagel Photo de João Garcia
Au Manège (Reims), mardi 15 et mercredi 16 novembre www.manegedereims.com À Pôle Sud (Strasbourg), mardi 22 novembre www.pole-sud.fr www.sinequanonart.com
Vous empruntez le titre de votre pièce à un livre de Christian Bobin et Édouard Boubat, transformé au présent. Est-ce une quête d’immédiateté ? Nous vivons au présent, d’où le “meurt” à la place du “meure” original. Face à la menace, notre chorégraphie appelle une imminence : apprendre à être et à vivre ensemble. Le livre de Boubat et Bobin, mélange de photos et de textes, nous accompagnait en répétition, servant de base pour nourrir nos improvisations. Des dizaines de machettes suspendues forment un ciel de couteaux menaçant les danseurs : compresser et contraindre l’espace, amener du danger étaient les points de départ de la création ? Oui, cette idée était peut-être même là avant le livre. Jonathan Pranlas-Descours et moi avons deux façons bien distinctes d’entrer dans une pièce : il s’attache beaucoup à la scénographie car il vient du théâtre et des arts plastiques tandis que je me focalise plus sur les corps. Nous avions envie de travailler sur une suspension, une verticalité face à l’horizontalité de notre danse, mais aussi de l’aspect festif des danses populaires qui réunissent les gens, du folklore aux musiques actuelles. Nous avons testé de nombreuses choses suspendues sans succès. Tout était trop léger, plat… jusqu’à cette idée de l’arme blanche pointant clairement le dessous, sans oublier sa symbolique de pouvoir, de puissance et de domination phallique. Ce ciel mena-
çant de couteaux modifie en soi l’état des corps en dessous. Il sublime la force de vie. Les lames sont comme des miroirs, des boules à facettes dangereuses explosées dans l’espace. Pourquoi les faire lentement s’élever ? Un écho à la tension et la violence actuelles, au besoin d’entrevoir autre chose ? Les corps se libèrent de la menace. Le monde est en plein bouleversement et, instinctivement, car ceci est né avant les attentats, nous voulions parler de la force de vie qui nous permet de dépasser les obstacles. Au début, nous sommes couchés au sol, les lames se trouvant à 20 cm ! Cette contrainte handicapante a nécessité, pour trouver notre place, un lâcher-prise qui prend la forme d’une rave party couchée ! Vous abordez les choses en creux, par l’absence, ce qui n’a pas abouti et a été délaissé… On travaille toujours à dire ce que l’on est, montrer ce que l’on fait. Toute une part de nous est délaissée car nos vies sont faites de choix, de chemins que l’on prend au détriment d’autres. Mais ces derniers nous habitent tout de même. La pièce se nourrit donc des parcours atypiques de nos danseurs : Jorge a par exemple fait quatre ans d’Académie militaire qui ont marqué son corps tout autant que son passage au Cirque du Soleil. Nous alternons soli très libres à base d’impro et chorégraphies de groupe contraignantes.
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la classe américaine L’Arsenal accueille un programme américain concocté par le CCN – Ballet de Lorraine. Merce Cunningham, William Forsythe et Twyla Tharp ou l’éclat le plus brillant de la postmodern dance. Par Irina Schrag Photo de Laurent Philippe
Duo / In the upper room / Sounddance, à L’Arsenal (Metz), vendredi 18 novembre www.arsenal-metz.fr Conférence « Postmodern dance : le triomphe d’une culture rebelle » par Roland Huesca (18h30), entrée libre Duo / In the upper room / The Fugue, à la Maison de la Musique (Nanterre), samedi 21 janvier www.nanterre.fr www.ballet-de-lorraine.eu
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encontre de géants de la danse américaine en perspective à Metz. En 1996, William Forsythe diffractait le temps avec Duo, créée avec le Ballett Frankfurt. Entrée au répertoire du CCN – Ballet de Lorraine, cette pièce réunit un couple de danseuses, entre ombre et lumière, qui se parle et se répond dans un langage chorégraphique enivrant, fait d’ondulations et de postures aériennes célébrant le corps féminin dans la douceur de la musique composée par Thom Willems. À l’image d’araignées d’eau patinant à sa surface, les interprètes semblent effleurer le sol avec une légèreté sans pareille, s’arrêtant comme suspendues aux aléas du vent, en parfaite maîtrise de leur environnement. Danseurs aux corps droits et ports de têtes altiers, justaucorps échancrés dévoilant des silhouettes affutées, Twyla Tharp, comme son homologue William Forsythe, s’inscrit dans une tradition célébrant les lignes corporelles de ses interprètes. In the upper room (1986) est de ces ballets classiques piochant allégrement dans le répertoire contemporain. La chorégraphe américaine, qui a signé plus d’une centaine de spectacles mais aussi des projets pour la télé, Broadway et le cinéma (notamment aux côtés de Miloš Forman), met ses danseurs à rude épreuve, les faisant tournoyer dans des élans aux impulsions athlé-
tiques. Sur une musique de Philip Glass, l’utilisation des pointes se fait quasiment oublier au profit de vagues d’évolutions chorales célébrant l’énergie et le partage. Le répertoire de mouvements classiques (pas, portés et jetés) se révèle à la manière des standards de jazz revisités et réactualisés pour ne former rien moins qu’une master piece. Une décennie plus tôt, en 1973, Merce Cunningham passait neuf semaines à l’Opéra de Paris. De retour à New York, le chorégraphe retrouvait ses danseurs, loin de la raideur et du classicisme du ballet parisien. Il signait avec eux Sounddance, chorégraphie envolée à la construction éclatée, comme un canon désorganisé formant un tout pourtant harmonieux. Sur une musique électronique vrombissante au tempo vigoureux de David Tudor, Cunningham délaisse toute narration, ressort psychologique et notion de personnages pour ne donner à voir et expérimenter qu’un travail géométrico-mathématique de l’espace dessiné par les pas et les mouvements des corps. Sortant d’un grand rideau drapé en fond de scène, les interprètes multiplient, avec une grande élégance et une fausse lenteur, des rondes dissonantes. Entre raideur des membres et cassures angulaires, la pureté des courbes d’un bras, d’un saut ou d’un porté transporte dans un état second.
sélection scènes La Nuit juste avant les forêts
Grupo Corpo
La pièce culte de Koltès dans “sa” ville, moment essentiel de la Biennale qui lui est dédiée (03-19/11).
La compagnie brésilienne présente deux chorégraphie pour ses 40 ans : Suite Branca, variation en blanc et Dança Sinfónica, véritable best of.
04-06/11, Opéra Théâtre (Metz)
Éclats d’ombres Pour sa nouvelle création, Chiara Villa rend hommage à ceux qui dédient leur vie à combattre les injustices. Le déclencheur ? Sa rencontre avec la sociologue turque Pinar Selek. 03-10/11, Comédie de l’Est (Colmar) 29/11-04/12 TAPS (Strasbourg)
The Fountainhead Ivo van Hove porte à incandescence une saga aussi célèbre aux USA que peu connue en France, celle de l’architecte sans concessions Howard Roark, Le Rebelle de King Vidor. 10-17/11, Ateliers Berthier (Paris)
16 & 17/11, Grand Théâtre (Luxembourg)
Amphitryon À la redécouverte de la très belle mise en scène de Guy-Pierre Couleau de cette pièce de Molière (voir Poly n°184). 17/11, ACB (Bar-le-Duc)
Tartuffe Dans le cadre des Régionales, la Compagnie Astrov présente la pièce dans un dispositif quadrifrontal : sur un ring s’engage une impitoyable joute verbale. 22/11, Halle au blé (Altkirch) 24/11, Relais culturel Pierre Schielé (Thann)
Pièces Cinq danseurs jouent des scènes du quotidien. Tout est décomposé et recomposé pour élaborer un discours à la fois surréel et très concret sur les relations humaines.
15-18/11, Théâtre de la Manufacture (Nancy)
29 & 30/11, L’Espace (Besançon)
© Jean-Louis Fernandez
Neue Stücke Un festival dédié à la rencontre entre France et Allemagne avec des spectacles comme Ich bereue nichts ou Jedermann Reloaded d’après Hofmannsthal.
la révolution blanche Troisième collaboration entre la metteuse en scène Maëlle Poésy (qui montera son premier opéra à Dijon en janvier 2017, Orphée et Eurydice de Gluck) et l’auteur et dramaturge Kevin Keiss – deux anciens de l’École du TNS –, Ceux qui errent ne se trompent pas prend pour base La Lucidité de José Saramago. C’est jour de vote dans une démocratie imaginaire possédant bien des traits communs avec la nôtre. Une pluie diluvienne s’abat sur le pays, métaphore des bouleversements à venir : les électeurs de la capitale se mobilisent néanmoins, votant à 80%… blanc. Incarnant successivement des journalistes version BFMTV, des ministres en panique devant cette révolution démocratique imaginant que les électeurs ont été manipulés ou un responsable du Service
de la Vérité (!) menant l’enquête, six comédiens entraînent le public dans une étonnante sarabande. Entre conte fantastique et comédie noire, une fable sur la vacuité de la parole politique contemporaine et la défiance qu’elle suscite chez les citoyens électeurs… Salutaire à quelques mois d’une élection. Pleuvra-t-il ? (H.L.) Au Granit (Belfort), jeudi 1er et vendredi 2 décembre www.legranit.org Au Théâtre de la Cité internationale (Paris), du 5 au 16 décembre www.theatredelacite.com
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© Christophe Acker
Lindstrøm
le bonheur
« On y va, on y va / On va quand même tenter le coup / On va quand même tenter l’exploit. » Tonnerre de Brest, quelles Mouches ont piqué Miossec ! Le chanteur débute son dernier album, Mammifères, par un morceau plein d’élan, loin de l’aigreur et de la bile des débuts. En 1995, sortait Boire, disque coup de poing, coup de gueule et gueule de bois, un opus amer, âpre, sentant la rancœur, la bière et l’animal. Suivront d’autres longs formats, comme autant de vastes programmes (Baiser, Brûle…), traversés par une bonne rasade de mélancolie, quelques Gueules cassées, des crimes et des châtiments, beaucoup d’infidélités, une Chanson protestataire particulièrement énervée et une histoire de Facture d’électricité. Il est question de Brest – sa rade, son port, Recouvrance, « la rue de Siam, ses nuits d’ivresse » – de colère, de canons qui tonnent. Aujourd’hui, Miossec n’éructe plus. L’ancien journaliste de TF1 ne semble plus tutoyer l’enfer et livre des chansons apaisées, enjouées même, qui pètent la santé. (E.D.) u Gueulard + (Nilvange), vendredi 18 novembre A www.legueulardplus.fr u Canal 93 (Bobigny), vendredi 2 décembre A www.canal93.net
turbulences Musiques Volantes, festival pop turbulent, prend une voie très électronique pour sa 21e édition. On ne s’en plaindra pas, d’autant que les artistes conviés donnent envie d’hurler “Bonzaï” ! À commencer par Fujiya & Miyagi (Les Trinitaires de Metz, 19/11), groupe UK qui met du groove (sévère) dans son rock hypnotique, fortement marqué par le krautrock des groupes allemands des seventies comme Neu ! ou Kraftwerk. Ces derniers sont comme jetés au beau milieu d’un dancefloor moite, avec boules à facettes au plafond et pantalons pattes d’eph’ dans l’assistance, par Lindstrøm (Les Trinitaires, 19/11), génial producteur de musique discoïde nordique. Entrez dans la transe avec le punk-rock arty sans concessions de Girl Band, Preoccupations ou Civil Civic (Les Trinitaires, 18/11) et soyez prêt à un concassage en règle des sons en compagnie de Matmos (Centre Pompidou-Merz, 04/11), duo reprenant l’art du cut-up là où Burroughs l’a laissé. À découvrir également, les lives de Suuns, Electric Electric ou Jacques, la création de Guillaume Marmin et Jean-Baptiste Cognet et les expérimentations “musicales et pédagogiques” de Chapelier Fou avec des élèves du Conservatoire de Metz. (E.D.) Aux
Trinitaires (et dans le quartier), à L’Arsenal et d’autres lieux (Metz), à L’Autre Canal (Nancy) et aux Rotondes (Luxembourg) du 4 au 19 novembre www.musiques-volantes.org 38
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pour un fils Welcome Home. Un titre accueillant pour le troisième album de Cocoon, enregistré non pas à la maison, mais aux USA. Entretien avec celui qui est dorénavant seul aux commandes : Mark Daumail, folkeux fan de rap, auteur d’un disque doux aux accents soul, dédié à son fiston.
Par Emmanuel Dosda Photo de Yann Orhan (peinture d’Esther Pearl Watson)
À La Gaité Lyrique (Paris), mardi 8 novembre www.gaite-lyrique.net À L’Autre Canal (Nancy), mardi 6 décembre www.lautrecanalnancy.fr À La Laiterie (Strasbourg), mercredi 7 décembre www.artefact.org À La Rodia (Besançon), jeudi 8 décembre www.larodia.com À La Cartonnerie (Reims), vendredi 3 février 2017 www.cartonnerie.fr À La Cigale (Paris), samedi 25 février 2017 www.lacigale.fr
Welcome Home, édité par Barclay www.universalmusic.fr
* Dernier album : Fresh Blood (édité par Spacebomb Records / Domino en 2015). Il a produit l’album éponyme de Natalie Prass (édité par Spacebomb Records) www.dominorecordco.fr
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J’ai des souvenirs assez flous du film Cocoon, sorti au milieu des années 1980, mais je me rappelle qu’il raconte l’histoire de seniors qui retrouvent la vitalité de leurs jeunes années. Votre musique a-t-elle le pouvoir de faire rajeunir l’auditeur ? Je n’ai jamais vu le film et n’ose pas le regarder : on m’a dit qu’il n’était pas très bon. Mon public et mes proches me parlent souvent de mes mélodies, assez simples, ludiques, presqu’enfantines… Je ne me compare pas à lui, mais ma principale influence est Paul McCartney : c’est le “Beatle pour les petits”, qui me renvoie à l’enfance, contrairement à George Harrison et John Lennon, davantage “adultes”. Les morceaux de Cocoon s’en ressentent et de manière générale l’enfance est très présente. D’ailleurs, je ne cesse de jouer avec une imagerie naïve, notamment pour le visuel de Welcome Home, réalisé par l’illustratrice américaine Esther Pearl Watson. L’enfance est le nœud de Cocoon. Vous êtes récemment devenu père : la paternité, qui a été un moteur dans l’écriture de votre dernier disque, vous donne-t-elle un coup de jeune ou de vieux ? Vous touchez un point sensible. En devenant papa, tu dois prendre tes responsabilités, chose qu’en tant qu’artiste tu cherches à fuir toute ta vie : tu veux la liberté et rien d’autre ! En même temps, ça m’a fait l’effet d’un énorme flashback et j’ai revu mes parents et mes grands-parents. Tout Welcome Home parle de moi en tant que père, fils, petit-fils…
Avec ce disque, votre musique a pris de l’ampleur : avez-vous l’impression d’être sorti de votre cocon ? Cocoon a eu trois âges : lorsque j’étais tout seul dans les bars auvergnats et que j’ai sorti mon premier album qui a cartonné ; la période du second album, dans la continuité du premier, avec Morgane Imbeaud, et enfin, le moment où j’ai dû composer en l’absence de Morgane. Je n’avais plus de cocon, alors j’ai eu envie de faire intervenir un orchestre, une chorale. L’album est né à une période délicate de ma vie, avec mon fils qui arrive au monde fragilisé par des problèmes cardiaques. Cet épisode douloureux m’a conduit à vouloir intégrer des éléments gospel, chaleureux, rassembleurs… Vous êtes alors allés à la rencontre de Matthew E. White*, colosse auteur de magnifiques albums cuivrés, façon Motown… À l’hôpital, nous écoutions de manière obsessionnelle l’album de Natalie Prass, produit par Matthew qui travaille avec cinq musiciens. Une fois mes maquettes finalisées à Bordeaux et mes voix enregistrées à Berlin, j’ai voulu ajouter ce supplément d’âme, cette touche gospel. Sans trop y croire, j’ai envoyé mes morceaux à Matthew E. White, fils de missionnaires au physique de géant, qui m’a tout de suite demandé de prendre l’avion afin de le rejoindre en Virginie pour quinze jours. Là-bas, tout a été simple : les chœurs, les arrangements soul, la rencontre avec Natalie Prass… Nous sommes devenus copains et allons continuer à travailler ensemble. C’est
génial pour moi, petit frenchie, d’avoir pu bosser avec un Américain de son envergure. Dans le passé, j’ai contacté Bon Iver ou Sufjan Stevens, mais je me prenais toujours de gros vents car je n’avais pas le niveau. Cette fois, c’était la bonne ! Beaucoup de gens passaient dans le studio de Matthew et ont joué sur mon disque, un peu par hasard, même un musicien de Kanye West ! Ces personnes ont le même âge que moi, la trentaine, mais tous jouent comme s’ils avaient 60 balais, ils ont “le son” dans leur ADN. Nous sommes biberonnés à Goldman et eux à Neil Young ! Vous avez repris OutKast ou Kanye West et êtes fan d’artistes esthétiquement très éloignés de l’univers de Cocoon. En quoi nourrissent-ils vos compositions ? Le rap est actuellement la musique la plus novatrice. J’adore PNL : textes très bien écrits, musique hyper intéressante… Je n’ai envie
d’écouter que ça ! Drake, c’est fantastique et j’aurais adoré être Kanye West, mais je ne suis pas né au bon endroit et n’ai pas la bonne voix. Pour m’amuser, je fais des productions pour des rappeurs, mais avec une guitare à la main, c’est vraiment moi. Dans le hip-hop il y a un jusqu’auboutisme qui m’inspire beaucoup, tout comme les drums de Dr. Dre. Sur votre dernier album, un titre rivalise avec votre tube de 2007, Chupee. Il s’intitule I can’t wait… Vous êtes impatient ? Pas spécialement, mais lorsque j’étais à l’hôpital avec mon fils, je pensais : « J’en ai marre d’attendre qu’on joue ensemble, qu’on fasse des trucs de papa avec son petit… Je veux que tu guérisses vite ! »
Nous sommes biberonnés à Goldman et eux à Neil Young !
Et aujourd’hui, il va bien ? Oui, sinon je n’en parlerais pas si facilement.
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jazz à tous bords La richesse du festival Jazzdor se mesure à sa diversité musicale. Des stars du genre aux découvertes comme la charismatique flûtiste Naïssam Jalal, un voyage aux multiples facettes. Par Florent Servia
À la Cité de la Musique et de la Danse, au CEAAC, au Centre socio-culturel du Fossé des Treize, etc. (Strasbourg) mais aussi à Bischheim, Schiltigheim, Lingolsheim, Erstein, Offenbourg et Mulhouse, du 4 au 18 novembre www.jazzdor.com
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ans leurs bureaux de la rue des Frères, à une centaine de mètres de la Cathédrale, Philippe Ochem et son équipe mènent leurs affaires à l’année. Et dans le petit monde du jazz, les dingues de musiques improvisées ont un grand respect pour les irréductibles Strasbourgeois, eux qui mettent en lumière ces créateurs oubliés des grandes sphères médiatiques. La journée du 12 novembre de Jazzdor est un reflet du spectre musical que couvre le festival. Il y a le solo hyper rythmique du batteur suisse Julian Sartorius (15h, CEAAC) suivi du Tribute to an imaginary folk band des Bedmakers (17h, CEAAC), un voyage vers les contrées de la musique folk anglo-saxonne, avec des restes de blues dans les tripes. La soirée sera réservée à la réunion de trois figures hautement respectées dans New Sanctuary (20h30, Centre socio-culturel du Fossé des Treize, en photo), rassemblant de “jeunes vétérans” dont la seule étiquette est l’excellence. Les projets du trompettiste américain Dave Douglas sont hyper créatifs, surtout avec des collaborateurs comme Marc Ribot, un guitariste majeur au talent hors normes, toujours fourré dans les grands coups – Tom Waits, Bashung, Archie Shepp – et Susie Ibarra, batteuse américaine récompensée de multiples prix par les ma-
gazines spécialisés, collaboratrice de beaux noms du free jazz américain (Wadada Leo Smith, Matthew Shipp, Craig Taborn...), du hip-hop (Prefuse 73) ou d’autres genres. Ce qui fait aussi balancer nos petits cœurs de passionnés ? Le concert des Rhythms of Resistance de Naïssam Jalal (16/11, Centre culturel Claude Vigée, Bischwiller), flûtiste francosyrienne habitée par une fibre spirituelle où les traditions musicales religieuses de transe et de silence rejoignent le jazz modal tel que John Coltrane a pu le développer. N’oublions pas six musiciens réunis pour un hommage à la périphérie intitulé Kit de Survie en zone sensible (15 & 16/11, TNS). Très politique, le projet réunit, autour de Serge Teyssot-Gay, des musiciens aussi doués que connus pour leur engagement : le rappeur Mike Ladd, le génial et déluré multi-instrumentiste Médéric Collignon et le saxophoniste Akosh S. Ils s’attacheront ensemble à faire entendre que l’axiologie suscitée par les normes devrait toujours être questionnée, que les périphéries sont des espaces de liberté justement parce qu’ils sont à la marge. Comme Jazzdor qui s’attache depuis plus de trente ans à défendre une musique libre et créative.
CINÉ-CONCERT
poupée gonflée Avec La Poupée (Die Puppe en VO), le Roncalli-Forum présente un film de Lubitsch de 1919, comédie déjantée tendance burlesque et chef-d’œuvre du muet. Par Raphaël Zimmermann
Au Landesmedienzentrum Baden-Württemberg (Karlsruhe), mardi 8 novembre www.roncalli-forum.de www.lmz-bw.de www.kulturinkarlsruhe.de
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ultur in Karlsruhe est une initiative fédérant un peu plus d’une vingtaine d’institutions de la cité : Badisches Staatstheater, ZKM, Staatliche Kunsthalle, Jakobus-Theater in der Fabrik, etc. Cette action unique est une marque fédératrice permettant de positionner la ville du BadeWurtemberg comme une destination culturelle majeure. Parmi elles, le Roncalli-Forum – placé sous le patronage du Pape Jean XXIII qui se nommait Angelo Giuseppe Roncalli – dépendant du diocèse organise des événements aux résonances religieuses, allant des cafés d’accueil pour les réfugiés aux cours de méditation grâce à la danse, en passant par des expositions. On y découvre aujourd’hui les fascinantes ombres chinoises de Melchior Grossek, prêtre et artiste (jusqu’en février 2017). Au sein de la programmation, il sera possible de voir La Poupée, un ciné-concert aux sonorités bondissantes (avec Frieder Egri et Ilmar Klahn) à partir du film muet d’Ernst Lubitsch (1892-1947). Cette réalisation de 1919 est une des plus importantes – avec Les Yeux de la momie qui met en scène Emil Jannings – de la “période allemande” de celui qui émigra à Hollywood en 1922. Moins connu que des
chefs-d’œuvre au nombre desquels figurent Ninotchka (la première fois qu’on entendit le rire de Greta Garbo) et Ange où Marlene Dietrich crève l’écran, cette Puppe rassemble des interprètes cultes du muet germanique, comme Ossi Oswalda au mignon minois, actrice fétiche de Lubitsch (elle tourna une douzaine de films avec lui, dont l’excellent Schuhpalast Pinkus), Hermann Thimig ou encore Victor Janson. Le pitch ? Le vieux baron de Chanterelle n’a pas de descendance. Il souhaite marier son neveu, mais ce dernier se réfugie dans un monastère parce qu’il a… peur des filles. Débute une histoire déjantée et foutraque, inspirée de la nouvelle fantastique L’Homme au sable d’E.T.A. Hoffmann, où les bons moines conseillent au garçon de faire un mariage bidon avec un automate pour satisfaire tonton et palper le pognon ! Mais rien ne se passera comme prévu dans une comédie se déroulant dans un décor de carton-pâte avec trompe-l’œil enfantins – une cuisine où les ustensiles sont peints sur les murs – et très jolis sapins ! Tout cela est délirant et burlesque et ne plut guère à la critique catholique de l’époque qui le jugea ignominieux ! Les choses ont bien changé depuis…
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MUSIQUE CLASSIQUE
letton est donné Compositeur en résidence auprès de l’Orchestre philharmonique de Strasbourg, Pēteris Vasks (né en 1946) écrit une musique mystique, irriguée par la nature et les traditions de son pays, la Lettonie.
Par Hervé Lévy Photos de Stéphane Louis pour Poly
Au Palais de la Musique et des Congrès (Strasbourg), jeudi 10 et vendredi 11 novembre www.philharmoniquestrasbourg.eu
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randir en Union soviétique avec un père pasteur était « très difficile », affirme dans un étonnant euphémisme, Pēteris Vasks. Écouter les musiques contemporaines autorisées – venues du bloc de l’Est ou, plus rarement, d’Occident comme celles d’Olivier Messiaen – constituait une porte de sortie dans un « univers fermé. Au cours des années 1960, j’ai découvert, émerveillé, les partitions de compositeurs comme Witold Lutosławski ou Krzysztof Penderecki », se souvient-il. Ses œuvres de jeunesse sont influencées par les expérimentations aléatoires du premier, auteur de Jeux vénitiens. « La place du hasard dans le concert était une révolution. Cela permettait une grande liberté dans un système verrouillé. Politiquement, c’était un beau pied de nez aux autorités », explique un homme profondément croyant, également marqué par le mysticisme d’Henryk Górecki. Aujourd’hui encore, ses pièces en sont pétries, même s’il n’aime guère les qualifier de « religieuses. Je pense que le terme de verticalité décrit bien nombre de mes pages ». Dieu en haut. Les hommes en
bas. Les notes comme lien et Bach flottant par-dessus, telle une ombre tutélaire. Souvent comparé à son homologue estonien Arvo Pärt, Pēteris Vasks partage avec lui une profonde quête d’harmonie et un mysticisme tantôt contemplatif, tantôt violent qui emporte l’auditeur dans une puissante tempête d’émotion brute. Évocation souvent grandiose de la nature, cette « Cathédrale de la Création », et réminiscences des musiques folkloriques lettones entraînent le public dans la noblesse méditative des étendues baltes. On demeure fascinés par un corpus artistique tonal « rejetant tout intellectualisme » dont le but est d’atteindre chacun en plein cœur. Illustration avec Dona nobis pacem, une « prière en trois mots pour notre monde devenu fou, une vague sonore d’une puissante intensité » présentée à Strasbourg dans le cadre d’un Concert de l’Armistice où elle voisine avec le Concerto pour piano n°20 de Mozart et deux pages de Strauss, Métamorphoses et Mort et transfiguration pour une réflexion autour de la Première Guerre mondiale.
natural born romantic Il est LE baryton de ce début de XXIe siècle : trois récitals de Christian Gerhaher permettent de glisser avec bonheur dans les replis délicats de la voix d'un interprète hors pair de Schubert et Schumann. Par Hervé Lévy Photo de Jim Rakete / Sony classical
Au Festspielhaus (Baden-Baden), vendredi 11 novembre www.festspielhaus.de À La Philharmonie (Luxembourg), lundi 21 novembre, dans le cadre du Luxembourg Festival www.philharmonie.lu À La Cité de la Musique (Paris), vendredi 27 janvier 2017 www.philharmoniedeparis.fr www.gerhaher.de
À (re)découvrir au Bayerische Staatsoper de Munich sous la baguette de Kirill Petrenko dans une prometteuse mise en scène de Romeo Castellucci (21/05-09/07/2017) www.staatsoper.de 2 Enregistrement paru chez RCA Red Seal – www.sonyclassical.de 1
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i Christian Gerhaher excelle à l’opéra dans des personnages aussi exigeants et variés que ceux de Wolfram von Eschenbach du Tannhäuser de Wagner 1, dans le rôle-titre du Wozzeck de Berg ou dans celui de Pelléas, se montrant un debussyste d’exception, il s’est avant tout imposé sur la scène internationale dans le répertoire du Lied. En cela, le baryton met ses pas dans ceux de son mentor, l’illustre Dietrich Fischer-Dieskau. Sa diction ciselée d’une évidence dénuée de toute affèterie et de tout pathos, l’attention portée aux mots, un chant limpide fait d’une infinité de variations et de nuances, mais aussi l’osmose l’unissant à son complice de toujours, le pianiste Gerold Huber qui sait modeler avec précision les atmosphères baignant ces courtes pièces, font de chacune de ses prestations un événement. Romantique en diable, Christian Gerhaher est actuellement le plus excitant interprète des œuvres de Schubert et de Schumann. On le découvrira avec le Winterreise (Festspielhaus, 11/11) du premier dont il livra un enregistrement devenu une référence 2. Sa voix se coule
avec ductilité dans les atmosphères glacées et solitaires de ce Voyage d’Hiver tout en intériorité, où la neige est peuplée d’angoissantes ombres, celles de chiens hurlant au désespoir, de girouettes grinçant de sinistre manière ou de corbeaux, messagers de la mort. Sur les 24 poèmes de Wilhem Müller, Schubert compose une errance sonore désespérée et peuplée de spectres, à peine illuminée par quelques courts instants de répit auprès d’un apaisant tilleul. Chaleur et consolation semblent absentes de la trajectoire fatale d’un homme trahi par son aimée et sombrant dans la folie. D’une tonalité générale également mélancolique sera le récital consacré à Schumann du virtuose (Cité de la Musique, 27/01/2017) : l’occasion de se souvenir que le musicien était un véritable double sonore du poète Heinrich Heine avec notamment le Liederkreis opus 24. Également au cœur du concert luxembourgeois (21/11), le romantisme du compositeur allemand – éclatant dans les trop rares Kerner Lieder – sera ensoleillé par Les Nuits d’été de Berlioz, incursion lumineuse et so french dans ce bloc germanique.
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domaines de la solitude Un ballet, Le Mandarin merveilleux, et un opéra, Le Château de Barbe-Bleue : l’Opéra-Théâtre de Metz Métropole propose une sombre et extatique soirée dédiée à Béla Bartók. Par Hervé Lévy Photo de Cédric Delestrade / ACMStudio
À l’Opéra-Théâtre de Metz Métropole, du 20 au 24 novembre www.opera.metzmetropole.fr
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nique opéra de Bartók, Le Château de Barbe-Bleue est une fulgurance en un acte : souvent, il est associé à d’autres pièces lyriques, que ce soit Il prigioniero de Luigi Dallapiccola (deux atmosphères oppressantes), La Voix humaine de Poulenc ou Senza Sangue de Peter Eötvös, comme ce fut le cas à Avignon en 2006 avec la mise en scène de Nadine Duffaut. Cette dernière est présentée à Metz où l’œuvre est montrée avec le ballet sombre et expressionniste du compositeur hongrois, Le Mandarin merveilleux chorégraphié par Gleb Lyamenkoff. Un choix logique et signifiant, tant les deux pièces s’emboîtent avec harmonie, comme celles d’un unique puzzle en forme de variation sur la solitude. Dans la folie de la ville des années 1920, trois voyous forcent leur complice, la prostituée Mimi, à séduire des hommes pour les dépouiller. Les deux premières victimes, un vieux galant et un étudiant, sont trop pauvres… Le troisième, un mandarin chinois, tombe dans les rets de la bande. Il mourra dans une sarabande macabre où l’amour a plus de place que la violence sur une musique « élaborée à la manière symphonique. C’est un poème sur lequel on danse », écrivait le compositeur.
Le Château de Barbe-Bleue est une partition plongée dans le tourbillon du XXe siècle mise au service d’une histoire tirée du conte de Perrault, celle d’une femme, Judith, arrivant dans la forteresse de son nouveau mari, BarbeBleue, dont elle est la quatrième épouse. Dans une immense salle, elle se trouve face à sept portes que le Duc, par amour, lui laisse ouvrir, sauf la dernière. On connaît la suite… Nadine Duffaut installe cette fable dans un décor à l’extrême dépouillement. Le plateau nu est orné d’un unique trône au dossier démesuré possédant une inquiétante raideur. Des vidéos défilent en fond de scène manifestant de manière allégorique et subtile ce qui se trouve derrière chaque porte. « Tout vient de toi. Tout est dans toi. Tout rentre dans toi », résume la metteuse en scène pour décrire ce “château intérieur ”, où le solitaire « Barbe-Bleue est son propre bourreau. Le sang omniprésent dans l’ouvrage est le sien. C’est l’exposition de sa vie dont il s’agit : son enfance malheureuse, sa maturité combattante, sa vallée de larmes. Point de femmes tuées, mais la déception de ne jamais avoir trouvé la compagne idéale. »
© Andrea Montano
sélection musique
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L’Elisir d’amore Une très belle mise en scène de l’opéra de Donizetti avec la voix de Danielle de Niese. Que demande le peuple ? Jusqu’au 07/11, Opéra (Strasbourg) 17/11, Colmar (Théâtre municipal) 25 & 27/11 Théâtre de la Sinne (Mulhouse)
Lucia di Lammermoor Une production de l’opéra de Donizetti qu’on aime à la folie ! Jusqu’au 16/11, Opéra Bastille (Paris)
Das Rheingold Jusqu’au 07/05/2017, Badisches Staatstheater (Karlsruhe) (3)
De la soul old school et classe, à la manière de Bill Withers. En compagnie du jeune anglais, il sera question d’amour (et même parfois de haine) durant des shows sensibles. 02/11, La Cigale (Paris) 21/11, La Laiterie (Strasbourg)
Pégase
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Hue ! En selle pour le concert de Pégase, nouvelle sensation pop électronique hexagonale. À la tête du projet, on retrouve Raphaël d’Hervez, ex-Minitel Rose et fan d’electro eighties qui se référe à une décennie lui servant de rampe de lancement vers demain. Back to the future, en route pour découvrir un autre monde ! 04/11, La Poudrière (Belfort) 05/11, La Laiterie (Strasbourg) 09/12, Festival Les Aventuriers (Fontenay-sous-Bois)
Paradis
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« Rendez-vous au Paradis » en compagnie d’un duo aussi beau Recto que Verso, citant New Order et Souchon, Eve48
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rything But The Girl et Chamfort. Entre electro-pop paradisiaque et Chanson en français, Simon Mény et Pierre Rousseau sortent des titres qui se bonifient De Semaine en semaine et qu’on a hâte de découvrir en live. 04/11, La Laiterie (Strasbourg) 18/11, La Cigale (Paris) 29/11, L’Autre Canal (Nancy)
Norma La Bartoli dans la production de cet opéra de Bellini créé aux Salzburger Festspiele : CULTE ! 10 & 12/11, Festspielhaus (Baden-Baden)
Début du nouveau Ring de la cité du Bade-Wurtemberg. Michael Kiwanuka
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Flume Le jeune Harley Edward Streten ne nous enFlume pas, mais il nous bluffe : à même pas 25 ans, le producteur australien est déjà au Zénith ! Dans la lignée de Disclosure (des copains) ou d’AlunaGeorge (présents sur le disque), le producteur précoce fait souffler un vent frais sur la dance-music, conviant des guests de la trempe de Vince Staples. Chansons et instrumentaux nous transportent, surtout lorsque Flume semble laisser s’exprimer les machines, s’enrailler, partir dans des rythmiques inédites. À voir en live. 14/11, Zénith Europe (Strasbourg) 16/11, Zénith (Paris)
Dakh Daughters Band Cabaret-théâtre burlesque punkisant et archi maquillé mêlant textes (Bukowski, Shakespeare), musique et chant. Déjanté ! 15/11, Théâtre Ledoux (Besançon)
Fidelio Une version de l’opéra de Beethoven pour le jeune public (dès 6 ans). 17 & 18/11, Théâtre Ledoux (Besançon)
ART CONTEMPORAIN
à bout de souffle © Siffert Iceberg
Mettre Nos sens, dessus, dessous : telle est la mission de STR’OFF qui clôt son triptyque avec une édition nommée À bout de sens. La fin d’un cycle, mais pas de cette manifestation dédiée à l’Art d’aujourd’hui.
Par Emmanuel Dosda
Au Parc des expositions - Hall 5 (Strasbourg), samedi 26 et dimanche 27 novembre www.europartvision.eu Vernissage vendredi 25 novembre (18h, sur invitation)
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TR’OFF n’est ni une excroissance, ni un contre-pied à ST-ART, foire strasbourgeoise d’Art contemporain XL (lire page 51). Depuis le début, Viviane Réziciner, présidente de l’association organisatrice EuropARTvision, cherche à créer des ponts avec ce salon : elle tend la main à un événement avec lequel elle désirerait tisser des liens forts, notamment en conviant les galeristes présents à ST-ART à une rencontre avec les artistes de son “Off” non-officiel. « J’aimerais qu’ils viennent piocher dans notre vivier, par exemple lors d’un petit-déjeuner que nous désirons organiser cette année. » Viviane rêve d’une collaboration solide avec ST-ART et d’une cité entièrement irriguée par l’Art contemporain durant un temps fort populaire et pointu à la fois, mêlant propositions hétéroclites et interactives… mais attend le bilan de sa troisième STR’OFF avant de prendre une décision : passer à la vitesse supérieure ou appuyer sur la pédale de frein et sauter l’édition de 2017 pour souffler, réfléchir à l’avenir. Incertain. Pour l’instant, Viviane peaufine le dernier chapitre du triptyque sur le(s) sens où il sera beaucoup question de l’homme, en perpétuel quête (de sens). C’est dans un boucan que les organisateurs n’espèrent pas trop infernal que les visiteurs
seront chahutés par les pantins animés de Daniel Depoutot, invité d’honneur. Mouvements d’automates, bruits métalliques et personnages conçus à partir de matériaux de récup’ se mêlent dans un joyeux bazar… Le vaste espace, à la déco brute, consacré au plasticien strasbourgeois donne le ton d’une manifestation marquée par l’omniprésence de la figure humaine, au centre des préoccupations de la cinquantaine d’artistes (dont une trentaine de la région) de sept nationalités réunies. Mylène Lipp-de Moya utilise des chutes de tissus pour la réalisation de tableaux constitués de petites poupées “mange-chagrin”, figurines originaires du Guatemala ayant la faculté de chasser les idées noires. Des œuvres patchworks et bienfaisantes aux pouvoirs magiques… Le tandem Solène Dumas (céramiste) et Sybilla Weran (photographe) travaille quant à lui sur le nombril, « lien pluriel, lien avec notre mère, lien avec nos contemporains pour nous rappeler que nous provenons de la même matrice ». Héloïse Maillet et Inès Waris, du duo HMIW, proposent elles aussi un projet sur le corps (féminin), avec une œuvre tétonnante : des seins qu’elles déclinent sous forme de sculptures généreuses… que l’on a envie de caresser et qui troublent nos sens.
start again
Patricia Houg a pris la direction artistique de ST-ART, foire d’Art contemporain qui rassemble une centaine d’exposants internationaux et une dizaine d’institutions culturelles. Pour cette 21e édition, pas de révolutions, mais des évolutions. Par Emmanuel Dosda
Parc des Expositions (Strasbourg) 25-28/11 www.st-art.com
Comment se porte ST-ART ? C’est un salon qui marche, avec 25 000 visiteurs réguliers ! Il fête sa 21e édition alors que la concurrence est forte, à quelques encablures de Strasbourg : Bâle, Karlsruhe, Paris ou même Lille. Notre objectif ? Rester au top, maintenir le cap et ne pas se faire grignoter par les autres ! Chaque année, j’ai l’impression qu’on parle de renaissance à propos de START… Votre arrivée marque-t-elle un nouveau nouveau départ ? C’était nécessaire. C’est comme un showman qui, au bout de vingt ans, fait toujours le même numéro. Nous sommes obligés de faire un bilan de contenu et des modifications en découlant. Les autres foires semblent plus constantes… Art Basel a beaucoup fait de changements, sans forcément le dire : il y a de plus en plus d’Art moderne – car c’est ce qui se vend –, de moins en moins de galeries, un focus toujours plus important sur Art Unlimited – exposition d’œuvres monumentales –, etc. ST-ART a conscience de ses faiblesses et a l’honnêteté d’annoncer qu’elle fait en sorte d’avancer, sans renouveler ses erreurs.
Patricia Houg ancienne galeriste et directrice de La Sucrière à Lyon, nouvelle directrice artistique de ST-ART
Quels étaient les points faibles de START ? L’an passé, la foire a notamment amélioré sa
scénographie : la circulation méritait d’être rendue plus fluide. Les changements concernaient essentiellement l’accueil du public. Aujourd’hui que je suis à la direction artistique, mon rôle est, tout en restant objective, de tenir une ligne : il faut faire la part des choses entre ce qui relève du réel projet artistique ou de l’artisanat d’Art. Un calligraphe n’est pas un écrivain ! Avec le comité de sélection, nous entrons dans des discussions avec les galeries qui ne répondent pas à nos critères afin qu’elles revoient leur copie. Sinon, environ 30% des galeries qui nous sollicitent sont écartées pour ces raisons. La dimension “non commerciale” a-telle repris de l’importance ? Oui, nous avons invité trois Fracs, nous laissons 100 m2 à la Ville, 100 m2 à la Fondation Maeght qui exposera une partie de ses collections et 70 m2 à Michel Nuridsany qui commissionne une exposition. Il faut faire en sorte que tous les exposants connaissent le territoire : ils sont conviés à se rendre au Bastion ou encore dans le jardin d’Apollonia. Notre mission est de créer une dynamique de rencontres, c’est fondamental car nous nous inscrivons dans un contexte où l’offre culturelle est très forte, avec les Musées, La Chambre (où aura lieu un brunch), Le Maillon (où il y aura une installation)… Nous voulons créer une communauté à l’intérieur et à l’extérieur du salon. Pour réussir un projet, il faut de l’utopie, du rêve ! Poly 192
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la mort aux trousses L’exposition L’Œil du collectionneur* du MAMCS, convie à une indiscrète intrusion dans diverses collections privées. Souhaitant conserver son anonymat, celui que nous appellerons Mister Mystère accumule des œuvres dont le fil rouge est la fuite du temps. Il nous présente ses acquisitions.
Par Emmanuel Dosda Photos de Benoît Linder pour Poly
L’Œil du collectionneur, neuf collections particulières, focus 1 (G et M Burg, J+C Mairet, Esther et Jean-Louis Mandel, collection privée 1), jusqu’au 20 novembre, au MAMCS (Strasbourg) L’Œil du collectionneur, neuf collections particulières, focus 2 (Lionel Van der Gucht, Madeleine Millot-Durrenberger, Jean Brolly, collection privée 2), du 10 décembre au 26 mars 2017, au MAMCS (Strasbourg) www.musees.strasbourg.eu
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une élégance que l’on qualifierait volontiers de british, Mister Mystère est un prêteur anonyme ayant accepté de se séparer temporairement d’œuvres ornant les murs de sa demeure pour les besoins de l’exposition du MAMCS. Il nous attend à l’entrée de la salle dédiée à sa collection personnelle (répondant à la thématique de Passages), placé sous un néon bleu, du genre de ceux que l’on trouve en devanture des magasins. Il rappelle, d’une écriture tremblotante (celle de la mère vieillissante de l’artiste, Claude Lévêque), cette pénible évidence : « Vous allez tous mourir » ! Bienvenue dans l’univers d’un féru d’œuvres traversées par la question du temps qui file, parfois nimbées
d’une étrangeté aussi brumeuse qu’une pièce d’Olafur Eliasson. Nous découvrons notamment une série de photos du plasticien danois montrant l’atterrissage d’un avion, « une descente vers l’inconnu, l’infini ».
Une drogue dure
La collection de Mister Mystère et son épouse compte une centaine de pièces achetées après réflexion et concertation. « Jamais sur un coup de tête », insiste notre hôte : cette passion commune pour l’art d’aujourd’hui est coûteuse et nécessite occasionnellement une demande de crédit auprès d’un banquier, pas toujours sensible à la chose artistique. Pourquoi s’être lancé dans cette aventure
ART CONTEMPORAIN
onéreuse, empêchant le couple de partir en vacances (une question de priorité budgétaire) ? Le désir de possession d’œuvres qui les touchent profondément, de pièces souvent « complexes », ayant des qualités plastiques, certes, mais qui continuent à les interroger parfois 25 ans après leur acquisition. Le tandem évoque « l’excitation » liée à la recherche de LA pièce, sa laborieuse conquête et, une fois l’œuvre installée à la maison, l’enthousiasme « qui retombe comme un soufflet ». Mister Mystère s’avoue « accro », mais ne ressent nul besoin d’entamer une rehab pour se désintoxiquer de sa collectionnite aigüe. « Nous sommes dans un autre monde : le marché a explosé en 25 ans, empêchant ou rendant totalement irraisonnables » l’achat de grandes signatures, comme Sophie Calle ou Gabriel Orozco, déplore celui qui ne spécule jamais.
vement des œuvres portant sur la mémoire (il possède « un Boltanski », artiste qui base son travail sur ce thème), le passage de la vie au trépas… « C’est peut être un problème psychanalytique », s’amuse notre guide, « mais je suis attiré par cette thématique et cherche des œuvres qui en traitent. C’est sans doute dû à ma profession… Je connais beaucoup de gens qui se croient immortels. Personnellement, je n’ai pas peur de regarder la mort en face », affirme-t-il en examinant son reflet flouté pris dans le miroir recouvert de peinture métallisée par Bertrand Lavier. « Après notre mort ? La collection reviendra à nos enfants qui, j’imagine, vont la revendre. » Ce qui semble peu lui importer…
Exposition dans le cadre de Passions Partagées, au cœur des collections qui rassemble diverses expositions jusqu’au printemps 2017. Lire notre article sur Le Cabinet des merveilles (quinze années d’acquisitions des Musées) dans Poly n°189 ou sur www.poly.fr
* Expositions en deux parties, L’Œil du collectionneur, neuf collections particulières, focus 1 & 2
La mort vous va si bien
Au MAMCS, nous ne serons pas étonnés de découvrir une toile d’On Kawara qui, à partir de 1966, dédia son travail aux Date Paintings, peignant inexorablement des dates, celles de la réalisation de ses toiles, matérialisant ainsi plastiquement le temps qui passe. Méticulosité, rigueur, répétition du geste… En 1965, Roman Opalka – autre plasticien présent dans la collection de Mister Mystère – commence à recouvrir la surface sombre de ses toiles en inscrivant à la peinture blanche des chiffres partant de 1 et allant vers l’infini. Le tableau suivant reprend les choses où elles se sont arrêtées précédemment, éclaircissant subtilement, à chaque nouvelle réalisation, l’intensité du fond. Selon Catherine Millet, dans L’Art contemporain en France (Flammarion), « l’œuvre est un lent cheminement vers l’invisible, mais ce n’est pas l’invisibilité qui en marquera le terme, c’est la mort de l’artiste ». Roman Opalka décède en 2011, laissant son projet (forcément) inabouti. Est exposé ici une variante de ce travail, réalisée à l’encre de chine sur une feuille de papier, durant ses pérégrinations.
This is the End
Mister Mystère possède également une pierre tombale (non exposée au MAMCS) de Maurizio Cattelan sur laquelle est écrit The End ou encore des Thanatophanies d’On Kawara (à découvrir au musée), série de gravures d’après dessins à la mine de plomb représentant le visage de victimes des radiations postHiroshima et Nagasaki. Des “apparitions de la mort” qui n’effrayent pas le médecin généraliste strasbourgeois collectionnant exclusiPoly 192
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j’irai danser sur le vieux monde Réalisés pour ses shows chorégraphiques, ses costumes – emprisonnant le corps pour mieux l’interroger – ont notamment influencé David Bowie, captivé par la personnalité rigoureuse et exubérante d’Oskar Schlemmer. Le Centre Pompidou-Metz rend hommage à L’Homme qui danse du Bauhaus. Par Emmanuel Dosda
Au Centre Pompidou-Metz, jusqu’au 16 janvier 2017 www.centrepompidou-metz.fr L’Envers : créations d’Oskar Schlemmer (notamment le Ballet triadique) interprétées par le CCN – Ballet de Lorraine, au cœur de l’exposition, les 03 & 14/12, puis le 14/01/2017 (15h-18h) www.ballet-de-lorraine.eu
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quarelles, croquis annotés, photographies, maquettes, masques de théâtre, et surtout, costumes d’époque ou reproduits à partir de ses dessins d’une remarquable précision… Au milieu des innombrables pièces de l’artiste, Raman Schlemmer, petit-fils d’Oskar et commissaire de l’exposition, évoque un hyper-créatif né à Stuttgart en 1888 qui s’engagea comme volontaire en 1914, fasciné « par la grande machine militaire », à l’image d’Apollinaire. « Face à la destruction », il déchantera vite et poursuivra ses
recherches artistiques, se passionnant pour la création chorégraphique, art total lui permettant de synthétiser ses “préoccupassions”– la place de l’Homme dans l’espace, le corps en mouvement, la peinture, la sculpture, l'architecture, la musique… – notamment au sein du Bauhaus. Appelé par Walter Gropius, il rejoint l’école de Weimar puis de Dessau où il enseigne, parfois déguisé en clown, face à des étudiants médusés et charmés par son érudition. Oskar Schlemmer se charge de l’atelier de peinture murale, d’un théâtre ex-
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périmental ou même d’organiser de grandes fiestas thématiques au sein de la sérieuse institution. Face à une photo de 1928 montrant l’artiste, crâne glabre et masque grotesque à la main, parmi des étudiants costumés, Emma Lavigne, directrice du Centre Pompidou-Metz et co-commissaire, nous glisse : « Lorsque le monde est en ébullition, qu’il peut nous engloutir, il peut être vital de faire la fête, de danser sur les cendres, au bord du volcan. Au travers de la danse, on traduit quelque chose de collectif. » Ainsi, il invite les étudiants à valser et se trémousser « pour oublier les difficultés du temps présent », mais aussi pour, « construire un autre monde dans la joie, car la fête est porteuse d’une utopie ! » L’exposition regroupe des archives provenant essentiellement de la collection familiale conservée par Raman. Elles ont une valeur inestimable, fragiles traces d’un art éphémère ayant marqué plusieurs générations : la directrice du
Centre Pompidou-Metz nous cite la mode de Gaultier, le look de Bowie, les vidéos de Bruce Nauman, les chorégraphies de Lucinda Childs ou les installations de Haegue Yang qui va faire le voyage depuis la Corée pour contempler les extravagants costumes du Ballet triadique. Il n’y a qu’une seule captation (de 1926) d’un spectacle de Schlemmer, celle de 12 minutes de ce Ballet, épine dorsale de l’œuvre du chorégraphe / metteur en scène / décorateur / interprète, etc. Reposant sur les trois couleurs primaires, les trois dimensions, le trio de formes fondamentales (sphère, cube et pyramide), Das Triadische Ballett dévoile les aspirations de Schlemmer qui, dans ses travaux, fait cohabiter Apollon et Dionysos. Emma Lavigne évoque un permanent « va et vient entre jubilation et épure, joie et mélancolie, burlesque et pensée de Vinci ou de Dürer qui interrogeaient la position de l’Homme dans le monde. »
Légendes 1. Danse de l’espace, 1927, avec Oskar Schlemmer © 2016 Oskar Schlemmer, Photo Archive C. Raman Schlemmer 2. Danse des bâtons, 1928 © 2016 Oskar Schlemmer, Photo Archive C. Raman Schlemmer
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il est libre max Le Frac Franche-Comté consacre deux expositions à l’Art du son, rendant hommage à Max Neuhaus, pionnier du genre. Immersion immédiate !
Par Emmanuel Dosda
Au Frac Franche-Comté (Besançon), jusqu'au 30 décembre www.frac-franche-comte.fr
Légende Water Whistle, 1971 © Estate Max Neuhaus, Photo : Bill Seaman
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ax Feed illustre la pensée d’un précurseur jugeant que notre perception de l’espace dépend autant de ce que nous voyons que de ce que nous entendons. L'artiste texan (1939-2009) qui a étudié la musique à Manhattan et fut un percussionniste émérite (notamment auprès de John Cage, véritable maître à penser pour lui) a infiltré le milieu de l’art d’aujourd’hui en tentant de briser les frontières entre sonorités contemporaines et arts plastiques. Au milieu des sixties, il développe le projet Listen : des bal(l)ades urbaines où il invite le public à prêter attention aux sons de la rue, à demeurer sensible face à la poésie des fracas des boulevards, à la musicalité des bourdonnements de la cité, aux rumeurs émanant des stations de métro, au langage des pots d’échappement dans les faubourgs, à l’argot du bruit… Auteur de “topographies sonores” et autres installations in situ dans l’espace public, Max Neuhaus a notamment créé des œuvres à écouter, les oreilles immergées dans une piscine. Les auditeurs / nageurs ouvrent grand leurs orifices à la recherche auditive de bruissements difficilement identifiables, l’artiste les invitant à une plongée inédite, une aventure aquatique
et sonique valant bien la peine de se mouiller. L’historien d’Art Daniele Balit a convié neuf créateurs (Sébastien Roux, Matthieu Saladin, Oleg Tcherny…) a dialoguer avec le travail de Neuhaus (dessins, installations réactivées…), à entrer en… résonance avec lui. L’exposition Le Temps matériel, commissionnée par Sylvie Zavatta, directrice du Frac, rassemble des œuvres de Dominique Blais, notamment Finale (Les Adieux) conçue pour l’occasion. Ce projet se base sur la Symphonie n°45 (1772) de Joseph Haydn : pour faire comprendre au prince Nicolas Esterházy chez qui il résidait qu’il désirait partir de son château, le compositeur a demandé à ses musiciens de quitter la scène, l’un après l’autre, à la fin de leur prestation, après avoir éteint la bougie permettant d’éclairer leur partition. À chaque dernière note, la salle s’obscurcit davantage, jusqu’au noir le plus complet. Cette scène a été rejouée (et filmée) par des élèves du Conservatoire de Besançon, réalisant une performance musicale et visuelle nous faisant faire un bond de deux siècles et demi dans le temps, le rendant palpable et matériel.
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au sens figuré À Bâle, une centaine de peintures et de travaux sur papier montrent un méconnu Pollock figuratif. Cette exposition permet de découvrir qu’il ne fut pas uniquement le pape d’un Expressionnisme abstrait auquel on le réduit trop souvent.
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Par Hervé Lévy
Au Kunstmuseum (Bâle), jusqu’au 22 janvier 2017 www.kunstmuseumbasel.ch Visites guidées en français : 13/11 (11h), 04/12 (10h30) et 11/12 (10h30)
Légendes 1. The Water Bull, 1946, Collection Stedelijk Museum Amsterdam 2. Photo de l'exposition par Julian Salinas / Kunstmuseum Basel
L’
image d’Épinal assimile souvent Jackson Pollock (1912-1956) à ses immenses tableaux sursaturés de circonvolutions chromatiques, peints all over selon un modus operandi que certaines scènes du film d’Ed Harris – projeté à Bâle – retranscrivent à merveille. L’artiste fait couler de la peinture très fluide avec un bâton ou directement d’un pot (pouring) ou la projette avec un pinceau (dripping) sur une surface posée au sol. Tout son corps est engagé dans cette action painting éminemment physique : les entrelacs chromatiques couvrent l’intégralité de l’espace entraînant un sentiment de vertige. Pourtant, ces œuvres, aujourd’hui parmi les plus chères du marché (Number 19 de 1948 a atteint le prix record de 58,4 millions de dollars, en 2013), n’ont été réalisées qu’au cours d’une brève période, entre 1947 et 1950. Elles ne sont présentées qu’à titre anecdotique au Kunstmuseum, comme contrepoint à un vaste corpus figuratif.
Picasso and co.
Symboliquement, l’exposition s’ouvre avec une minuscule tête de pierre aux accents pri58
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mitifs des années 1930, masque sombre et inquiétant qui semble venu d’Afrique noire. C’est l’antithèse absolue du Pollock archétypal : une sculpture clairement figurative, de petite taille. À ses débuts, influencé par Thomas Hart Benton, personnalité emblématique d’un régionalisme visant à produire un Art américain détaché des canons européens, il représente les collines ondulées du Midwest (Rolling Hills, 1934) ou des foules en mouvement aux accents révolutionnaires (Composition with figures and banners, 1934-1938, accrochée avec ses esquisses préparatoires). La figure est là. Manifeste. Elle continuera à peupler la geste pollockienne avec ses “dessins psychanalytiques” réalisés dans le cadre d’une thérapie jungienne visant à combattre son alcoolisme. Ils sont habités de créatures influencées par Picasso, comme un cheval tout droit sorti de Guernica, œuvre qui avait impressionné le peintre lorsqu’elle avait été exposée à New York, en 1939. À cette époque, d’autres présences hantent ses compositions qu’on pourrait parfois qualifier de surréalistes, du Greco à l’Art amérindien (avec les “peintures de sable” navajos), en passant
par les muralistes mexicains, David Alfaro Siqueiros, José Clemente Orozco et Diego Rivera comme dans Naked Man with knife (1938-1940) avec ses musculatures hypertrophiées débordant du cadre et ses teintes caractéristiques.
Figures en lutte
« Lorsque vous peignez à partir de l’inconscient, les figures sont prêtes à émerger », déclarait Jackson Pollock dans un entretien avec Selden Rodman, peu avant sa mort, en 1956. Déformées mais prégnantes, recouvertes et peinant à naître… mais toujours présentes, mis à part évidemment dans le (faux) chaos des Drip Paintings, on les découvre au cœur des années 1940 avec Blue (Moby Dick) – oscillant entre Miró et Kandinsky – ou Stenographic Figure où se discernent une table et des membres humains. Certains, comme l’Historien d’art William Rubin, y ont même vu des jambes écartées et un vagin. Dans ce chemin vers l’abstraction qui le rendra célèbre, l’artiste semble de plus en plus dissimuler la figure. Le processus atteint son point culminant dans Galaxy (1947), où il recouvre
une œuvre réalisée l’année précédente, The Little king : même dans ce dripping, on aperçoit, derrière les couleurs extatiques et les graviers répandus, les réminiscences d’un visage réduit à l’état de traces diaphanes. Dans les Cut Out, le processus est inversé : une surface anthropomorphe blanche est découpée dans la surface même du dripping, telle un golem émergeant d’un magma chromatique alambiqué. La vie reprendrait-elle ses droits dans le désordre apparent des pigments ? Jusqu’à la mort de Pollock, ce jeu de cache-cache va se poursuivre : la figuration entre en collision avec les surfaces abstraites manifestant la tension qui habite un corpus impossible à appréhender en laissant de côté son caractère figuratif. Dans les années 1950, des créatures monstrueuses et des visages sortant à peine de la glèbe jaillissent de méandres complexes – évoquant curieusement le trop mésestimé Georges Mathieu – et de sinuosités. Elles ne sont que les rejetons bâtards de l’Expressionnisme abstrait. Comme un clin d’œil, une des dernières œuvres présentées se nomme du reste Unformed figures (1953), le résumé cinglant de toute une exposition.
Lorsque vous peignez à partir de l’inconscient, les figures sont prêtes à émerger
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a forest
Georges Rouault, Véronique, vers 1945, Centre Georges Pompidou
le bon maritain
Philosophe imprégné de Saint-Thomas d’Aquin, Jacques Maritain (1882-1973) fut un des grands penseurs chrétiens du XXe siècle. Dans Maritain et les artistes, le visiteur découvre les liens qui l’unissaient à plusieurs peintres, écrivains (au premier rang desquels figure Léon Bloy), poètes ou compositeurs, comme Erik Satie ou Igor Stravinski. Au fil de cette riche exposition rendue possible grâce à un fonds de plus de 50 000 pièces, acquis par la BNU en 2014, sont montrés lettres, ouvrages dédicacés, toiles ou mosaïques. On y croise des tableaux manifestant la quête picturale et spirituelle de Georges Rouault, peintre de la douleur et de la compassion, les dessins délicats de Jean Cocteau, la douceur de Marc Chagall ou encore les compositions de Jean Hugo. Dans un parcours chronologique, se dessine progressivement un portrait du philosophe et de son épouse Raïssa, deux acteurs majeurs de la vie intellectuelle française donnant envie d’aller plus loin et de plonger à la source vive de leurs écrits en lisant, par exemple, Humanisme intégral. (H.L.) À la Bibliothèque nationale et universitaire (Strasbourg), jusqu’au 6 novembre www.bnu.fr
Simon Hitziger présente sa première exposition personnelle à l’Abbaye des Prémontrés. Pour ceux qui connaissant le travail de l’artiste nancéien d’origine alsacienne, Schlifenthal surprend. D’immenses toiles, accompagnées de dessins et de sculptures, invitent à un voyage en forêt, Là où dorment les comètes. Cette “vallée des endormis” est un espace mystérieux aux couleurs sursaturées et violentes : les verts explosent, tandis que les teintes automnales évoquent des tapisseries pop. Des champignons géants jaillissent tels des totems, un dalmatien se perd dans une forêt de bouleaux, ton sur ton, des plantes qu’on imagine vénéneuses éclatent plein cadre. Comme dans la chanson des Cure qui donne son titre à cet article, l’artiste nous ramène sans cesse à nos peurs d’enfant, décrivant les bois comme des mondes inhospitaliers peuplés de présences menaçantes, renvoyant à un univers cinématographique anxiogène (avec les jumelles de Shining). C’est poétique, onirique et plein de tension dramatique. (H.L.) À l’Abbaye des Prémontrés (Pont-à-Mousson), jusqu’au 4 décembre www.abbaye-premontres.com
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michèle, ma belle À Languimberg, village minuscule de Moselle, Bruno Poiré livre une cuisine majuscule récompensée par une Étoile au Guide Michelin depuis 2009. Visite Chez Michèle. Par Hervé Lévy Photo de Benoît Linder pour Poly
Chez Michèle se trouve 57 rue Principale à Languimberg. Fermé mardi et mercredi. Menus de 25 € à 95 € 03 87 03 92 25 www.chezmichele.fr Pour les Dîners insolites du Patrimoine, Bruno Poiré propose un menu (95 €) dans le cadre prestigieux du Musée de la Cour d’Or de Metz (02-04/12) puis dans celui, encore plus surprenant, du Parc animalier de Sainte-Croix de Rhodes (05 & 06/05/2017) www.dinersinsolites.com À déguster jusqu’à la fin novembre Chez Michèle, un Menu Moselle gourmande “Automne des sous-bois” (129 € pour deux, boissons comprises) www.moselle-tourisme.com
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ertaines vocations tiennent à peu de choses : « Adolescent, je bassinais mes parents pour avoir une moto. Mon père m’a dit que je n’avais qu’à bosser avec lui en cuisine pour me la payer. Je me suis pris au jeu », explique Bruno Poiré. À l’époque, le bistrot de bord de route tenu par la famille depuis les seventies servait une cuisine simple dont les stars se nommaient poule au pot ou paëlla. Si son père Serge et sa mère – dont le prénom orne l’enseigne – sont encore sporadiquement présents, le premier pour aider à confectionner un pain maison d’anthologie, la seconde pour accueillir les convives dans un sourire, c’est bien le fils qui est aux mannettes. Passé par les deux institutions triplement étoilées que sont Georges Blanc à Vonnas et le strasbourgeois Buerehiesel, période Antoine Westermann, Bruno imagine une cuisine où l’inventivité se mêle à la rigueur. S’y discernent les influences d’une grandmère italienne qui l’a élevé : on craque notamment pour le pasotto, mot-valise désignant de petites pâtes travaillées comme un risotto, accompagnant certains poissons que le chef travaille à merveille comme des perches à la
cuisson d’une précision rare… même si dans ce « “Pays des étangs”, il n’y a plus un seul pêcheur professionnel ». Un comble ! Dans des partitions graphiques – une sphère de foie gras installée dans son écrin fruité de merlot éblouit avec sa rotondité esthétique et gustative – et goûteuses, émergent des plats comme un ris de veau laqué à l’estragon accompagné de gnocchis au parmesan, symphonie aux accents italiens, ou un très automnal duo composé d’endives et de jambon en émulsion : délicatement truffé, il est servi avec céleris et châtaignes dans une atmosphère “terroir chic”. On ne peut pas ne pas terminer avec l’excellent, le merveilleux, le parfait Baba au rhum, délice éminemment local puisqu’il fut, dit-on, inventé au XVIIIe siècle par un pâtissier de Stanislas Leszczynski – alors Duc de Lorraine, installé à Nancy – qui trouvait son kougelhopf trop sec. Gâteau distingué exhalant des arômes de foin et de délectables réminiscences d’alcool et crème aérienne convertiront le gourmet le moins enclin au savarin de s’y mettre toutes affaires cessantes !
L'îlot du Printemps
amicalement vôtre Strasbourg bouge. Claude Denu & Christian Paradon contribuent largement à modifier son visage. Projet d’ampleur révélateur du travail du tandem d’architectes : l’îlot du Printemps avec le futur bâtiment où s’installera Primark. Par Emmanuel Dosda
Denu & Paradon 26 rue Jeanne d’Arc (Strasbourg) www.denu-paradon.com
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enu & Paradon sont des noms qui vont très bien ensemble. Depuis 1980, ces architectes – qui se sont rencontrés à l’Ensas– sont indissociables et leurs prestigieuses réalisations peuplent le Grand Est : la salle de musiques actuelles La Rodia à Besançon, l’équipement de loisirs L’Axone labélisé Zénith à Montbéliard, l’ancienne Manufacture des tabacs transformée en logements à Metz ou la Pharmacopée, à la fois ouverte sur l’extérieur et protégée, dans le quartier des institutions européennes à Strasbourg. Dès ses débuts, le duo, également auteur de la reconversion des anciens Haras strasbourgeois1 ou du nouveau Point d’eau d’Ostwald2, voit les choses en grand : sa première collaboration (en compagnie de deux autres diplômés de l’Ensas) consistait en la transformation du garage Mercedes-Benz de la rue du Fossé des Treize en habitations (la bâtisse est au-
jourd’hui détruite et remplacée). « Un exercice complexe » se rappellent les architectes qui ont dû faire preuve d’une sérieuse « maîtrise d’échelle », optant pour un habillage de façade sobre, mais métallique afin d’accrocher la lumière, peu présente dans cette rue. Complémentaires, Denu est le “gestionnaire” (suivi de chantiers…) et Paradon, le “concepteur”. Le premier résume : « Christian a une impressionnante faculté d’abstraction : l’idée qui émerge est toujours d’une extrême justesse », affirme celui qui met également ses qualités organisationnelles et sa « mémoire d’éléphant » au service de la Maison européenne de l’Architecture – Rhin supérieur (MEA) dont il assure la fonction de secrétaire général.
Contre-culture vs Art du compromis
Le duo qui s’est forgé une identité culturelle
L'Axone
Paradon & Denu
à la fin des sixties, partage des affinités pour « une époque foisonnante et créative », la poésie musicale des Doors et de Bob Dylan en bande-son. Claude Denu se souvient : « Nous étions tous les deux totalement plongés dans les Stooges ou Tom Waits et j’étais très impliqué dans un journal underground, le théâtre de rue ou l’organisation de concerts. Il y avait aussi Warhol qui trainait dans nos têtes. » Y a-t-il des insoumis, de la trempe d’un Jim Morrison, dans l’archi ? Christian n’en connaît qu’un, fictionnel, Le Rebelle incarné par Gary Cooper dans le film de King Vidor (1949) : l’architecture est avant tout un domaine pragmatique, apportant des réponses rigoureuses à des besoins précis, des solutions adaptées qui se construisent au fil d’un long processus et d’une fine analyse. Reste que, selon Christian Paradon, il s’agit aujourd’hui d’« un domaine branché » et attractif pour une génération qui s’exprime partout dans le monde via des réalisations « de grande qualité » et un média croisant des problématiques esthétiques, sociales, économiques ou techniques…
Le Printemps strasbourgeois
Leur agence a été choisie pour le programme de restructuration de l’îlot du Printemps, en partie détruit, remodelé, transformé. Si Christian Biecher3 a signé la belle enveloppe plissée du grand magasin, Denu & Paradon coordonnent un projet faisant cohabiter habitations, bureaux et commerces (H&M, Uniqlo). Liaison entre la place de l’Homme de fer et le quai Kellerman, cet ensemble longeant la ligne de Tram, rue du Noyer, frappe par ses façades « non lisses », rythmées par des loggias plus ou moins profondes et des lignes à la verticalité que l’on qualifierait volontiers de néo-classique. Claude Denu acquiesce : « On
peut parler de classicisme rhénan. Il ne s’agit pas d’une bâtisse démonstrative, mais sobre et contemporaine, hors mode. C’est compliqué d’être sobre ! » Un gros nounours façon Haribo, réalisé par Antoine Halbwachs et Christophe Wehrung, sorte de Winnie l’ourson un peu boudeur, vient perturber la rigueur architecturale de deux bâtisses accolées, largement ouvertes sur l’extérieur grâce à de nombreuses baies vitrées. Dans la continuité de cet ensemble s’élèvera un bâtiment – abritant Primark – situé sur le quai en lieu et place du parking du Printemps aujourd’hui rasé. Une bâtisse bénéficiant d’une perspective très dégagée et donc très en vue, devant non pas se fondre, mais s’intégrer dans un contexte urbain patrimonial. Ainsi, ce « gros morceau » de 20 mètres de haut pour 70 de long répondra aux constructions environnantes grâce à sa façade « découpée en modules » reprenant les volumes des édifices voisins. 5 700 m2 de surface de vente sur quatre étages (et un dernier avec logements et espaces verts) et un parking de 167 places en sous-sol. Un grand magasin comme celui-ci nécessite de créer un espace qui enveloppe sa clientèle dans un univers, donc peu ouvert sur l’extérieur. L’immeuble de l’enseigne irlandaise de prêt-à-porter sera recouvert d’un claustra, sorte de store vénitien en aluminium laqué. Ce bâtiment imposant mais surtout pas massif, d’une « grande pureté », verra le jour à l’été 2019. On imagine déjà les rayons du soleil frappant sur sa seconde peau nacrée, diffusant une lumière cuivrée dans l’atmosphère de cette porte d’entrée de la Grande île strasbourgeoise. Claude Denu : « Soyons humbles, les architectes participent à l’amélioration de notre cadre de vie, ils ne révolutionnent pas le monde. »
La Rodia
Légendes Îlot du Printemps et La Rodia © Christophe Bourgeois L'Axone © Denu & Paradon Architectes Portrait © Deep Design
1 Construits au milieu du XVIIIe siècle, Les Haras ont été transformés en hôtel****, en brasserie et en Biocluster rassemblant des start-ups dédiées à l’innovation médico-chirurgicale — www.les-haras.fr 2 Lire Poly n°174 ou sur www.poly.fr 3 Lire Poly n°155 ou sur www.poly.fr
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Last but not least
doc gynéco cool flow, sarko, angot, libido…
Par Emmanuel Dosda Photo de Hidiro
À La Laiterie (Strasbourg), mercredi 9 novembre, à La Passerelle (Florange), jeudi 10 novembre, à La Commanderie (Dôle), vendredi 11 novembre et au Zénith (Paris), vendredi 18 novembre
Dernier jet d’huile sur le feu. Lors des avant-dernières présidentielles. C’est la dernière fois que vous vous êtes dit que Gynéco et Sarko étaient deux noms qui allaient bien ensemble. On nous demande un renouvellement permanent, dans tous les domaines, mais en politique, je vois les mêmes mecs depuis que je suis enfant ! Donc, je ne soutiendrai plus personne. Un artiste est censé être de gauche, mais on verra bien qui défendra tel politicien aux prochaines élections. Il y aura sans doute des surprises. Dernier moment où vous vous êtes dit C’est beau la vie. Ce matin ! Oui, c’est beau la vie. Je le dis, même lorsque je le pense moins : c’est mon métier d’exprimer ça, en musique ! Dernier regret. Personne n’est parfait. J’ai fait des erreurs, mais rien de grave. Quelques petites bêtises…
Doc Gynéco a fait un duo avec Bernard Tapie, fraîchement sorti de prison suite à l’affaire OM-VA : C’est beau la vie *
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Dernière bêtise, alors. Bahhh, les conneries que je fais le plus sont liées aux meufs. Je n’ai jamais réussi à me poser…
Dernier Frotti-Frotta. Hier soir ! [Il s’adresse à une femme qui s’approche de lui : « Tiens, justement, on parlait de toi ! Oui oui, en bien. »] Je te l’avais dit : je ne peux pas résister. Dernier bide. Je joue au foot avec l’Olympique Montmartre et la dernière fois, on s’est pris une valise ! J’aime bien cette expression, mais ça dépend de qui l’utilise. Si c’est Tapie*, elle signifie autre chose ! [Il se marre longuement]. Dernier moment A.M.E.R. L’actualité crée beaucoup d’amertume, alors il faut trouver des solutions pour aller de l’avant : moi je fais des chansons, toi des articles et on verra si la culture peut changer les choses… Dernier album. Réédition spéciale 20e anniversaire de Première consultation, édité par Warner www.warnermusic.fr