Poly 195 - Février 2017

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Magazine N°195 février 2017 www.poly.fr

Julien Doré

Duchamp mon amour

Orhan Pamuk Neige sur le TNS

Art Karlsruhe C’est la foire !

mathieu boogaerts sort du bois



BRÈVES

Vase cire perdue Six Roses © Studio Y. Langlois - Coll. S. Bandmann et R. Ooi

I LALIQUE

Après un mois de fermeture, le musée Lalique rouvre ses portes en février avec une exposition aux notes romantiques. Un amour de Lalique – dites-le avec des fleurs (0126/02) met à l’honneur la fleur et la diversité de son emploi dans les créations du verrier. On y découvre des photographies mais également des objets qui ont fait le renom de la famille. Quoi de mieux qu’une fleur éternelle en verre ou en cristal pour prouver son affection pendant la période de la Saint-Valentin ? www.musee-lalique.com

© Simon Fowler

ÇA DÉFREEEEZE

Eberle & Eisfeld | Berlin

PIANO FORTE !

La sixième édition du festival Freeeeze (07/02-04-03) dans les salles du Grand Est et du Luxembourg (Rockhal, Autre Canal, BAM, Trinitaires…), convie le gratin electro-hip-hop mondial avec une affiche affriolante. Rap français (Debza, Alkpote & DJ Weedim, Sofiane, Sniper), electronica UK mythique (Plaid) ou gangsta-pantins berlinois (Puppetmastaz) : une prog’ qui weeeeze ! www.freeeeze.com

Il a un nom imprononçable, une gueule de latin lover et un surnom qui claque, “Simon the great” : le pianiste macédonien Simon Trpčeski est en concert au Festspielhaus de Baden-Baden (26/02) popur un récital kaléidoscopique allant de l’exubérance russe de RimskiKorsakov et l’élégance française de Ravel (avec Valses nobles et sentimentales) et Poulenc dont on entendra notamment l’excellente Improvisation n°15 “Hommage à Edith Piaf”. www.festspielhaus.de www.trpceski.com

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BRÈVES

WE ARE THE

WORLD

© Geoff Fitzgerald

Pour leur cinquième édition, les Sacrées Journées de Strasbourg, festival de musique des religions du monde (02-05/02 dans divers lieux de culte de la ville et à L’Aubette, mais aussi à Saverne, en Moselle et à Genève) invitent à la fraternité : mélodies orthodoxes slaves, musique bouddhiste du Tibet, chants sacrés d’Algérie… Les cinq grandes religions du monde présentent leurs musiques spirituelles pour une rencontre qui souligne croyances, espoirs et traditions. www.sacreesjournees.eu

WELCOME TO SLUMBERLAND

Un opéra pour les enfants (dès 7 ans) adapté de la bande dessinée de Winsor McCay : voilà comment se présente Little Nemo (02-04/02, Opéra de Dijon), véritable rêve éveillé en forme d’initiation à la musique et au chant où le compositeur David Chaillou fait se croiser les genres, du savant au populaire, de Mozart à l’opéra bouffe, dans une libre fantaisie.

C’est un Magician capable de nous bluffer avec ses chansons à la simplicité et la beauté désarmantes, habillées par notes de piano virevoltantes et cordes légères. Andy Shauf, petit génie de la pop classieuse et soyeuse nous a, l’an passé, convié à une Party d’une grande finesse, une fête triste qui restera longtemps dans nos mémoires. Il sera en concert dimanche 19/02 au Consortium (Dijon), mardi 21 au Café de la Danse (Paris) et mercredi 22 à L’Autre Canal. Soulignons que la salle nancéienne fêtera ses dix ans du 17 au 19/03. www.lautrecanalnancy.fr

www.opera-dijon.fr

L’ENDROIT DU BONHEUR

Martin Melcher, Trautes Heim, 2016

© Jef Rabillon / Angers Nantes Opéra

SHAUF QUI PEUT

Martin Melcher expose (jusqu’au 30/04, Stadtgalerie Saarbrücken) son projet Trautes Heim pour lequel il a reçu en 2016 le Media Art Award de l’Université Bauhaus de Weimar en traitant un sujet brûlant : à travers interviews et photographies de refugiés, il essaie de définir le terme allemand Heimat qui signifie à la fois le lieu natal, l’espace de vie, la famille et la madeleine de Proust de l’enfance. www.stadtgalerie.de Poly 195

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BRÈVES

DÉSENCHANTÉE Le Mal court de Jacques Audiberti (07-10/02, Taps Scala, Strasbourg), considéré par la metteuse en scène Christine Berg comme « une sorte d’Hamlet moderne », narre les désillusions de la princesse Alarica. Croyant aux contes de fées, elle se rend compte de la réalité de la vie pleine de vices et découvre l’hypocrisie, la corruption et les faux-semblants. Au lieu de se terrer, elle va adapter son comportement à ce monde de vilenies : lutter contre le mal par le mal. www.taps.strasbourg.eu

DIVA ASSOLUTA

© Vincent Muteau

INTERDIT D’INTERDIRE

Au cours d’une soirée en compagnie de Cecilia Bartoli, le public peut s’attendre à un festival vocal pyrotechnique et à un tourbillon sonore où l’élégance se mêle à la passion brute. Rendezvous est donné à la Philharmonie de Luxembourg (28/02) pour une Cenerentola de Rossini en version de concert où la mezzo incarne Angelina, héroïne attachante dont l’histoire est librement inspirée de Cendrillon.

www.le-preo.fr

www.philharmonie.lu

© Ulli Weber / Decca

Au PréO (Oberhausbergen), la compagnie Les Anges au Plafond présente un diptyque autour du thème de la censure. Les Mains de Camille (02 & 03/03), spectacle consacré à la célèbre sculptrice Camille Claudel, en est le premier volet. Ici, c’est le combat d’une artiste contre les critiques de la société bourgeoise qui se déploie sur scène. Dans R.A.G.E. (25/02), le spectateur découvre un écrivain qui s’invente une nouvelle identité afin de contourner les interdits de son époque.

Gérard Collin-Thiébaut, Le Maître étalon, 1996-2002 © Adagp, Paris

FULL

SENTIMENTAL

Grammaire sentimentale est une exposition monographique du Frac Franche-Comté dédiée à Gérard Collin-Thiébaut (jusqu’au 23/04) où se mêlent ses œuvres (permettant de découvrir une création plurielle, immense et labyrinthique) et celles d’autres artistes, célèbres ou moins connus, tels Lucien Coutaud, Alberto Giacometti, Charlotte Guinot Bacot… Il poursuit ici avec facétie et maestria le questionnement sur le statut de l’art et de l’artiste engagé il y a plus de trente ans. www.frac-franche-comte.fr Poly 195

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BRÈVES

RARES RELIURES

Avec Cartonnages : entre art & industrie (1860-1920), la Bibliothèque Alsatique du Crédit Mutuel (Strasbourg) propose un nouveau regard sur le livre et son histoire, présentant de merveilleux cartonnages d’éditeurs (jusqu’au 05/04) : entrelacs dorées, dessins délicats, matières précieuses… Les ouvrages présentés sont de véritables œuvres d’art et l’on craque pour la simplicité des Contes et romans alsaciens illustrés d’Erckmann-Chatrian ou pour L’Histoire d’Alsace racontée aux petits enfants par l’Oncle Hansi !

www.bacm.creditmutuel.fr

UTOPIES DE L’ESPACE CHICKEN NUGGETS

Des fleurs de tournesol qui chantent, des types débraillés jouant de la flûte tandis qu’une jeune femme fait du hula hoop et que des chevelus tapent sur divers instruments. Mais que fait le shérif ? Les hippies sont de retour ! On croirait écouter une compile Nuggets regroupant les héros du rock psyché des années 1960. The Mystery Lights, groupe garage (actuel) est une découverte du précieux label Daptone (feu Sharon Jones, etc.), en concert à Reims (La Cartonnerie, 05/02), Paris (La Maroquinerie, 06/02) et Strasbourg (La Laiterie, 15/02). www.cartonnerie.fr – www.lamaroquinerie.fr www.artefact.org

Les étudiants de l’École Supérieure d’Art de Lorraine exposent dans GRANDE SURFACE – petite surface (04-12/02, La Lune en Parachute, Épinal) leurs travaux autour de la notion de l’espace à prendre dans un sens large. Le dictionnaire poétique du mur d’Ella Coutance y côtoie les peintures de supermarchés imaginaires de Yu Zang, dans lesquels on peut acheter tout, même du sommeil en promo. www.laluneenparachute.com

EXCEPTION FRANÇAISE Electro 100 (Le Mot et Le Reste) retrace l’histoire de la musique électronique résumée en 100 disques par Olivier Pernot. Alors qu’il prépare un ouvrage sur la scène française, le journaliste nous convie (11/02, à la BAM de Metz) à une conférence sur la French Touch « de Ravel à Guetta » ! Le journaliste nous éclaire : « Après Ravel, Debussy ou Bizet et son “tube” Carmen, la France a totalement disparu des radars internationaux avant d’enfin réapparaitre dans les années 1990 avec Cassius, Mr Oizo ou Daft Punk. » www.trinitaires-bam.fr Poly 195

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édito

help ! help ! help ! L

Par Hervé Lévy

Illustration d'éric Meyer pour Poly

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a presse en prend plein la gueule depuis des années. On ne va pas refaire le film du naufrage. Primauté des faits et de l’immédiateté, recul de l’analyse et du commentaire, voire absence de prise de hauteur… Il suffit de savoir que Facebook, dont la fiabilité est plus que discutable, est la principale source d’information politique des 18-33 ans pour comprendre bien des choses. Les conséquences sont visibles : baisse drastique du lectorat, réduction de la pagination – Libération avec ses airs de tract fait de plus en plus pitié – et dégraissages en série comme à La Voix du Nord, récemment. Le paysage ressemble plus à un champ de ruines qu’au Jardin d’Eden. La presse gratuite accusée en son temps de tuer les titres payants ne va guère mieux : tributaire à 100% des ressources publicitaires, elle voit ces dernières se réduire sans cesse. Prenons l’exemple du magazine que vous lisez : contrairement à beaucoup (nous ne citerons pas de noms, mais ils se reconnaitront), nous avons pris l’option de faire de vrais articles, portant un regard indépendant le plus aigu possible sur le paysage culturel et allant à la rencontre de ceux qui font l’actu’, les sens

aux aguets pour également dénicher ceux qui la feront, demain. Il n’est pas question de se tresser une couronne de lauriers : nous essayons cahin-caha de faire notre boulot. Lien puissant entre un univers bouillonnant et des lecteurs avides de découvertes, Poly est un maillon de la chaîne culturelle menacé par des ressources publicitaires en chute libre. Tel théâtre se voir sucré une partie de sa subvention par le Département, tel musée recentre ses préoccupations et laisse la communication de côté, tel opéra pratique le saupoudrage. Alors, nous n’avons qu’un message à faire passer en ce début d’année : Lecteurs, abonnez-vous (bulletin page 12) ! Responsables de communication, communiquez ! Politiques et décideurs de tout poil, mobilisezvous pour la culture ! Il serait dommage que Poly qui va gaillardement sur ses vingt ans n’illustre la célèbre phrase de Paul Nizan : « J’avais vingt ans. Je ne laisserai personne dire que c’est le plus bel âge de la vie ».



OURS / ILS FONT POLY

Emmanuel Dosda

Il forge les mots, mixe les notes. Chic et choc, jamais toc. À Poly depuis une quinzaine d’années, son domaine de prédilection est au croisement du krautrock et des rayures de Buren. emmanuel.dosda@poly.fr

Ours

Liste des collaborateurs d’un journal, d’une revue (Petit Robert)

Thomas Flagel

Théâtre des balkans, danse expérimentale, graffeurs sauvages, auteurs africains… Sa curiosité ne connaît pas de limites. Il nous fait partager ses découvertes depuis sept ans dans Poly. thomas.flagel@poly.fr Ours mal léché, Emmanuel Dosda, décembre 2016

Sarah Maria Krein

Cette française de cœur qui vient d’outre-Rhin a plus d’un tour dans son sac : traduction, rédaction, corrections… Ajoutons “coaching des troupes en cas de coup de mou” pour compléter la liste des compétences de SMK. sarah.krein@bkn.fr

www.poly.fr RÉDACTION / GRAPHISME redaction@poly.fr – 03 90 22 93 49 Responsable de la rédaction : Hervé Lévy / herve.levy@poly.fr

Entre clics frénétiques et plaisanteries de baraque à frites, elle illumine le studio graphique de son rire atomique et maquette à la vitesse d’une Renault Captur lancée entre Strasbourg et Bietlenheim. Véridique !

Julien Schick

Il papote archi avec son copain Rudy, cherche des cèpes dans les forêts alsaciennes, se perd dans les sables de Namibie… Mais comment fait-il pour, en plus, diriger la publication de Poly ?

Éric Meyer

Ronchon et bon vivant. À son univers poétique d’objets en tôle amoureusement façonnés (chaussures, avions…) s’ajoute un autre, description acerbe et enlevée de notre monde contemporain, mis en lumière par la gravure. http://ericaerodyne.blogspot.com

Dimitri Langolf

Notre attaché commercial smashe avec les inserts publicitaires, lobe la concurrence et fonce, le soir venu, pour assister à un concert de rap old school avec ses potes ou faire un apéro / pétanque. Tu tires ou tu trinques ?

Luna Lazzarini

D’origine romaine, elle injecte son “sourire soleil” dans le sombre studio graphique qu’elle illumine… Luna rêve en vert / blanc / rouge et songe souvent à la dolce vita italienne qu’elle voit résumée en un seul film : La Meglio gioventù.

Benoît Linder

Cet habitué des scènes de théâtre et des plateaux de cinéma poursuit un travail d’auteur qui oscille entre temps suspendus et grands nulles parts modernes. www.benoit-linder-photographe.com

Stéphane Louis

Son regard sur les choses est un de celui qui nous touche le plus et les images de celui qui s’est déjà vu consacrer un livre monographique (chez Arthénon) nous entraînent dans un étrange ailleurs. www.stephanelouis.com

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Rédacteurs Emmanuel Dosda / emmanuel.dosda@poly.fr Thomas Flagel / thomas.flagel@poly.fr Charlaine Desfete / stagiaire de la rédaction Ont participé à ce numéro Fiona Bellime, Geoffroy Krempp, Christian Pion, Pierre Reichert, Irina Schrag, Daniel Vogel et Raphaël Zimmermann Graphistes Anaïs Guillon / anais.guillon@bkn.fr Luna Lazzarini / luna.lazzarini@bkn.fr Développement web Alix Enderlin / alix.enderlin@bkn.fr Maquette Blãs Alonso-Garcia en partenariat avec l'équipe de Poly Directeur de la publication : Julien Schick / julien.schick@bkn.fr Administration, gestion, abonnements : 03 90 22 93 30 Mélissa Hufschmitt / melissa.hufschmitt@bkn.fr Diffusion : 03 90 22 93 32 Vincent Bourgin / vincent.bourgin@bkn.fr Contacts pub : 03 90 22 93 36 Julien Schick / julien.schick@bkn.fr Sarah Krein / sarah.krein@bkn.fr Dimitri Langolf / dimitri.langolf@bkn.fr Rudy Chowrimootoo / rudy@bkn.fr Magazine mensuel édité par BKN / 03 90 22 93 30 S.à.R.L. au capital de 100 000 e 16 rue Édouard Teutsch – 67000 STRASBOURG Dépôt légal : Janvier 2017 SIRET : 402 074 678 000 44 – ISSN 1956-9130 Impression : CE © Poly 2017. Les manuscrits et documents publiés ne sont pas renvoyés. Tous droits de reproduction réservés. Le contenu des articles n’engage que leurs auteurs. COMMUNICATION BKN Éditeur / BKN Studio – www.bkn.fr

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10 numéros

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Anaïs Guillon



sommaire

20 La nouvelle création de la compagnie Peeping Tom explore la figure maternelle

22 Après le Théâtre du Peuple de Bussang, Guy Pierre

Couleau présente sa mise en scène du Songe d’une nuit d’été à Colmar

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24 Entretien avec Mélanie Laurent pour sa première mise en scène au théâtre

26 Blandine Savetier s’attaque au roman Neige

d’Orhan Pamuk, prix Nobel de Littérature en 2006 38

31 Jérôme Bel propose Gala étrange et fascinante chorégraphie pour amateurs

36 Poni Hoax sort un quatrième album mystico-worldwave composé sous les palmiers

38 Zoom sur une des têtes d’affiche du festival GéNéRiQ, le joli Møme de l’electro, Jérémy Souillart

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Julien Doré chanteur arty en tournée

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La Juive de Fromental Halévy est présenté à l’Opéra national du Rhin

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Hétérotopies donne un coup de projecteur sur les avant-gardes du XXe siècle

22

50 La 14e édition d’art KARLSRUHE s’annonce protéiforme et dense

54 Le CCAM présente une rétrospective consacrée à

l’immense photographe Jacques Henri Lartigue

50

43

56 Architecture : Metz au temps de l’Art déco narre deux décennies de la vie d’une ville

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Promenade dans le pays du Pasteur Oberlin

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COUVERTURE Mathieu Boogaerts n’est pas “un planqué”. Au contraire, c’est un gros bosseur, comme il nous l’explique dans l’entretien qu’il nous accorde (page 33). Pourtant, c’est caché derrière un arbre exotique (comme peut l’être sa musique) que le chanteur (si si, c’est bien lui…) pose sur cette image nocturne de Thibault Montamat. Au tableau de chasse du photographe, citons Usain Bolt, Adel Abdessemed, Paul Smith ou Sébastien Tellier. www.thibaultmontamat.com

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chroniques

AU FIL DU TEMPS Ouvrage hommage aux installations de la designeuse Sophie Larger et de l’artiste paysagiste Stéphanie Buttier qui ont éclot toute l’année dernière aux quatre coins de l’immense hall de verre et de béton de La Filature mulhousienne, Les Invasives témoigne d’une certaine poésie visuelle et sensitive. Le public regrettera longtemps ces mélanges de végétaux glanés dans les forêts environnantes (clématites colorées, lianes emmêlées) et de fils de couleur made in DMC suspendus en nuages au-dessus de l’entrée de la grande salle ou venant envahir les murs de la mezzanine. Bribes de nature féconde dans un temple de la culture. (D.V.) Les Invasives, publié par La Filature www.lafilature.org

RAPACES

DE LUXE

Poursuivant leur ambitieux programme, les alsaciennes éditions Black and White (installées à Roeschwoog) font à nouveau l’événement avec un tirage de luxe du premier album de Jeremiah, La Nuit des Rapaces (sortie le 20/02). Limité à 295 exemplaires numérotés et signés, l’ouvrage au format géant (35 x 46 cm, la taille des planches originales) permet d’apprécier le trait de Hermann dans cette odyssée post-apocalyptique. Vous rajoutez des bonus de haut niveau à cette réalisation impeccable (14 pages de cahier graphique couleur, une histoire de Kurdy inédite, un ex-libris signé, etc.) et obtenez une merveille à posséder absolument. (H.L.) Paru chez Black and White (180 €) www.editions-blackandwhite.com

THE TREE OF LIFE

Arpèges guitaristiques, extraits d’un sévère discours du Dictateur de Chaplin et rythmiques quasi dub : Glory Days du quatuor Meet Me In The Tree envoie du bois. Le groupe strasbourgeois fou de brit pop est passé par les studios Deaf Rock du quartier gare pour un premier EP, puis par le Kid Studio pour ce second enregistrement ayant la semblance d’un riff perçant la brume (électrique) d’une dense forêt vosgienne. (E.D.) Glory Days, autoédité www.facebook.com/meetmeinthetree En concert à Strasbourg (Ze Trou), le 16/03

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chroniques

LES DOSSIERS

DE L’ÉCRAN Deux ouvrages collectifs enrichissent la collection Formes cinématographiques des Presses universitaires de Strasbourg. Intitulé Jeu d’acteurs (23 €), le premier, dirigé par Christophe Damour, est une réflexion sur la gestuelle et les corps. On y découvre notamment un éclairant essai de Michel Cieutat sur Stephen Boyd, « talent contrarié » et star à la fossette (qui n’aura pas la célébrité de Kirk Douglas) de BenHur, et un texte de Myriam Juan sur la gestique transgressive de Greta Garbo. Pour sa part, Les Cinémas d’Asie (27 €), coordonné par Nathalie Bittinger, évoque l’engouement pour ce continent cinématographique avec ses figures de proue (comme Yasujirō Ozu disséqué brillamment par Clélia Zernik) et ses zones d’ombre avec une analyse d’Antoine Coppola du myhtique The Flower Girl, chef-d’œuvre du cinéma nord-coréen. (H.L.)

LA FOLIE DES HOMMES

Faisons un inventaire à la Prévert : de grands aplats de couleurs, des scènes doucement absurdes, sinon surréalistes, un style hyper graphique et des personnages hybrides rappelant les êtres sculptés par Balkenhol. Dans les images des Contes pour enfants pas sages de Jacques Prévert (édités la première fois en 1963 avec des illustrations d’Elsa Henriquez), nous retrouvons tout ce qui fait la signature de Laurent Moreau, ex-Arts déco strasbourgeois. Il y a aussi tout un joyeux bestiaire, comme souvent chez lui : une autruche profitant de son “estomac magnifique” pour avaler les cailloux blancs semés par le Petit Poucet ou des antilopes bien tristes d’observer la folie des hommes du haut de leur rocher. (E.D.) Édité par Gallimard Jeunesse (pour le 40e anniversaire de la mort de Prévert, 14,50 €, dès 8 ans) – www.gallimard.fr Laurent Moreau participe au Festival Central Vapeur (dans le cadre des Rencontres de l’Illustration Strasbourg), du 23 mars au 2 avril – centralvapeur.org

Parus aux Presses universitaires de Strasbourg http://pus.unistra.fr

VERY GOOD TRIP

© Julien Mignot

« Ça ne vous dit rien ? Ça ne vous rappelle rien ? », questionne Rodolphe Burger sur son cinquième album solo, réalisé au cours de différentes résidences de création, ici (à Sainte-Marie-Aux-Mines) ou ailleurs (à la Villa Médicis). Good évoque Barry Adamson et Alain Bashung, Gainsbourg et le Velvet. Un parfum entêtant, une lumière faiblissant, des échos nocturnes, des vers de T.S. Eliot et des bribes du Lenz de Büchner… nous sommes bien chez l’ex-Kat Onoma et c’est bon. (E.D.) Édité par Dernière Bande (sortie le 24 février) www.dernierebandemusic.com En concert, le 01/04 à Massy (Paul B) et du 04 au 06/04 à Besançon (CDN)

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sous les projos

More More More… Future © Agathe Poupeney

Conçue dans l’esprit du Maxim Gorki Theater de Berlin, la nouvelle édition du festival Reims Scènes d’Europe questionne l’identité européenne dans sa grande diversité, ses fêlures et ses traumas. Par Irina Schrag

Festival Reims Scènes d’Europe, à La Cartonnerie, au Césaré, à La Comédie, au Frac Champagne-Ardenne, au Manège, à Nova Villa et à L’Opéra, du 2 au 11 février www.scenesdeurope.eu

Lire Fabuleux culot dans Poly n°177 ou sur poly.fr Voir Dieu, Temps & Destin dans Poly n°194 ou sur poly.fr 1

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«P

enser la ville dans son ensemble, avec tous ceux qui y sont arrivés ces dernières décennies, qu’ils soient réfugiés, exilés, immigrés ou qu’ils aient tout simplement grandi à Berlin », tel est le credo du Maxim Gorki Theater et de son ensemble métissé, à l’honneur du festival. Aux côtés de poids lourds de la scène européenne, plus (Fabrice Murgia1, Daral Shaga, jeudi 2 février au Manège) ou moins (Peter Brook2, Battlefield, mercredi 8 et jeudi 9 février à La Comédie) jeunes, c’est bien l’auteur et metteur en scène Falk Richter qui sera l’une des têtes d’affiche 2017. Invité par le Gorki à créer Small Town Boy en 2014 (vendredi 3 et samedi 4 février à La Comédie), il a inventé un collage enlevé de situations survoltées, entrecoupées de litanies pop chantées avec

talent malgré une pointe de systématisme. Dans un désordre entretenu et un langage cru frôlant la provocation un brin surannée, sa pièce dépasse la simple gaudriole efficace mélangeant les interrogations intimes et inavouées – inavouables ? – autour du désir, de la solitude et de ce qui apparemment meut le monde : la sexualité. Le recours à l’hymne de toute une génération d’homosexuels, signé du trio musical Bronski Beat, sert de parallèle aux morceaux de vie narrés par les comédiens où se succèdent gêne et déclarations cash, désir sexuel omniprésent et envies inassouvies de possession de l’autre à grands renforts de mimes burlesques et explicites. Cette longue première partie à l’ambiance légère et au prisme – fort malheureusement – unilatéralement masculin laisse place à une diatribe


FESTIVAL

géopolitique brocardant sans ménagement les faucons de tous horizons : ministre allemande de la famille, lois homophobes et restriction des libertés votées par les supplétifs de Vladimir Poutine dont les portraits plus ou moins kitsch envahissent le plateau… Même Angela Merkel en prend pour son grade, nous rappelant par-là même, qu’un théâtre en prise directe avec l’actualité est possible, ici et maintenant.

Se souvenir de l’avenir

Autre invitée de marque – et fidèle de Reims Scènes d’Europe depuis 2010 –, Sanja Mitrović 3, découverte au Festival strasbourgeois Premières en 2009 où la jeune metteuse en scène menait une réflexion autour des traces de l’histoire allemande et serbe dans les trajectoires contemporaines, dressant un parallèle entre les mécanismes idéologiques hérités de Tito et ceux du capitalisme mondial et du sport spectacle. Un portrait sans complaisance de sa génération ayant subi la fin d’un régime fort et la guerre des Balkans. Cette année, le public rémois aura la primeur française d’I am not ashamed of my communist past (jeudi 2 et vendredi 3 février à La Comédie), créée de concert avec son compatriote Vladimir Aleksić. Ce dernier, qui l’accompagne sur scène, avait quitté le pays en 2001. Mais à la différente de Sanja Mitrović, restée en Europe occidentale, lui est revenu vivre en Serbie. Dans un dialogue avec un troisième personnage – le cinéma du temps de la République socialiste de Yougoslavie –, le duo interroge les valeurs d’antan (esprit d’équipe, solidarité, droit des travailleurs,

Small Town Boy © Thomas Aurin

justice sociale…) d’un régime pluri-ethnique et multi-religieux aujourd’hui remplacé par le communautarisme, le matérialisme et l’individualisme forcené. Mêlant comme à son habitude éléments de son histoire intime et héritage de l’histoire collective, celle qui habite aujourd’hui les Pays-Bas questionne l’identité européenne dans ses zones d’ombres tues : le repli nationaliste par fierté exacerbée du sentiment communautaire, le révisionnisme historique, la déflagration du néo-libéralisme et les conséquences de la Guerre de l’ex-Yougoslavie au début des années 1990 comme des bombardements de l’Otan en 1999.

Africa is the future

Ne manquez pas la venue de Faustin Linyekula en solo (Le Cargo, mardi 7 février au Manège) et en trio, accompagné de musiciens dans un hommage au Ndombolo (More More More… Future, jeudi 9 février au Manège). Un hymne à cette danse et cette musique, « fille bâtarde de la rumba, des rythmes traditionnels, des fanfares des dimanches à l’église et du funk », explique le chorégraphe installé à Kisangani, sur les rives du fleuve Congo. Avec son équipe de fous furieux endiablés, il redonne vie à ces nuits kinoises dont on brûle les deux bouts avant de regagner la triste réalité du quotidien au jour levé dans un concert performatif et dansé rappelant les moiteurs des Primus et des Skol. Plutôt qu’un simple hommage, il en profite pour conter les difficultés et les erreurs du pays, la pauvreté du legs des aînés dans un portrait furieusement électrisé de la RDC.

Lire nos articles sur ses précédentes créations, Will you ever be happy again ? et Crash Course Chit Chat, dans Poly n°126 et 156 ou sur poly.fr

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I am not ashamed of my communist past © Marko Berkess

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DANSE-THÉÂTRE

saigne mon cœur Second volet d’une trilogie initiée avec Vader (Père), la nouvelle création de la compagnie Peeping Tom se concentre sur la Mère (Moeder). Ambiance lynchéenne angoissante dans un spectacle en forme de long plan séquence.

Par Thomas Flagel Photo d’Herman Sorgeloos

Au Maillon-Wacken (Strasbourg, présenté avec Pôle Sud), du 1er au 3 février www.maillon.eu www.pole-sud.fr Au Grand Théâtre du Luxembourg (Studio), jeudi 11 et vendredi 12 mai www.theatres.lu

À

l’instar du film de Michael Powell Peeping Tom – Le Voyeur, 1960 – gorgé d’images et d’éléments intimes de son réalisateur pour former cet étrange et dérangeant portrait d’un homme fasciné par la mort, la compagnie bruxelloise éponyme poursuit une exploration de l’étrange et des pulsions qui nous animent. Avec leurs scénographies vivantes au service d’un mélange inclassable de narrations entremêlées et d’art de la scène empruntant tout autant au théâtre, à la danse qu’au chant lyrique, Gabriela Carrizo et Franck Chartier font se percuter souvenirs inconscients et affres existentiels nourrissant des tableaux vivants à la temporalité dilatée. Après l’hospice joyeusement dément de Vader, leur trinité familiale Père / Mère / Enfants se concentre sur la figure maternelle dont on remonte l’histoire depuis la fin (sa mise en bière), à moins que l’on en explore les multiples angoisses et rôles plus ou moins assumés. Dans une obscurité matricielle, Moeder invite à arpenter la maison-musée – qui fait aussi office de salle d’attente d’hôpital – où errent tous les membres d’une famille un peu folle dont on ne sait si elle y vit recluse ou s’y exhibe volontairement en accueillant des visiteurs pouvant admirer un employé qu’on époussette comme des objets, posant nu et immobile en train de mettre un pied dans le cercueil. Un père vigile, une mère qu’on sort de sous sa bâche pour un temps, un fils directeur invraisemblable dont la future femme accouche à grand peine en plein concert improvisé… Troué d’ellipses, les méandres de

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l’espace mental prenant vie sous nos yeux, tel un monde parallèle en forme de face obscure de la réalité, reprend des processus cinématographiques fantastiques : temporalité étirée comme les songes et cauchemars, sauts de plusieurs années (une enfant placée à sa naissance en couveuse qu’on observe, de plus en plus étriquée dans sa prison de verre), actions suspendues comme figées par un clignement de paupières, ambiances sonores (battements de cœur et d’objets amplifiés en direct) et lumineuses renforçant l’angoisse et aspirant littéralement les personnages dans une gangue de tristesse et de douleur… Autant d’états se répercutant avec brio dans les corps d’interprètes aux attitudes hyperréalistes souvent effrayantes d’étrangeté : l’une manque de se noyer sans eau au sol, une sage-femme chancelante, au ralenti, en des cambrures défiant le possible avec des bras démesurément long. Entre l’angoissante perte de repères de David Lynch et les visions phobiques et névrotiques d’un David Cronenberg, des tableaux prennent vie en des cris étouffés, se vident de sang sur fond de tonnerre et de cris d’enfants hantant, des êtres se jettent frénétiquement au sol ou se tordent de douleur en claudiquant sur le dos des pieds. Ces micros fictions s’étouffent aussi subrepticement qu’elles sont nées, comme un mauvais rêve dont on s’extirperait en reprenant souffle par une inspiration vitale, contrebalancé par un humour de situation où les corps se libèrent et se déglinguent, laissant libre cours à ce qui les traverse. Miroir de nos fêlures, reflet déformé de nos vies aux apparences bien ordonnées.


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THÉÂTRE

je rêvais d’un autre monde Sensation au Théâtre du Peuple de Bussang en juillet et en août, la mise en scène de Guy Pierre Couleau du Songe d’une nuit d’été de Shakespeare investit Colmar, pour réenchanter un monde qui en a bien besoin. Par Hervé Lévy Photos de Laurent Schneegans

À la Comédie de l’Est (Colmar) du 2 au 17 mars www.comedie-est.com Au Théâtre Firmin Gémier / La Piscine (Antony), mercredi 3 et jeudi 4 mai www.theatrefirmingemierlapiscine.fr Au Théâtre des Quartiers d’Ivry, du 15 au 23 mai www.theatre-quartiers-ivry.com

1 Retrouvez un entretien paru juste avant la création à Bussang avec le directeur de la Comédie de l’Est dans Poly n°188 ou sur www.poly.fr 2 Au Théâtre du Peuple de Bussang, des portes coulissantes en fond de scène s’ouvrent rituellement sur la forêt

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«L

a pièce de Shakespeare marque la rencontre de deux univers, celui de l’ordre, de la civilisation et de la culture aux premier et cinquième actes se déroulant dans un Athènes de fantaisie et celui, surnaturel, d’une forêt peuplée de créatures étranges, le reste du temps. Ces deux mondes sont à l’image de ce que nous sommes avec une part policée et une part animale », résume Guy Pierre Couleau1. Le metteur en scène réussit à faire passer le spectateur d’un espace à l’autre avec grande fluidité et intense poésie dans une belle économie de moyens qui ne rime jamais avec austérité. Quelques morceaux de papier crépon froissés, un travail éblouissant sur la lumière et nous voilà transportés… sans oublier deux échappées belles sur la forêt vosgienne2. Mieux que tout artefact, ce paysage onirique incarne le monde de Titania ou d’Obéron. À la Comédie de l’Est (et dans les salles de la tournée), il

est remplacé par des projections vidéo pour « préserver cette féérie sylvestre » inspirée par Les Vertiges de la forêt, très beau texte où Rémi Caritey se livre à une analogie entre « les forêts vosgiennes et japonaises où se trouvent les esprits du shintoïsme les Kami ». Des noces annoncées de Thésée et d’Hippolyte, reine des Amazones aux disputes homériques du roi des fées Obéron et de son épouse Titania, en passant par les amours contrariées d’Hermia ou de Démétrius, le spectateur est plongé dans un maelström drolatique soutenu par les musiques envoûtantes et les airs composés par Philippe Miller, auteur de la BO du récent Primaire de Hélène Angel : « Le chant est une expression possible du rêve » qui baigne une pièce joyeusement tiraillée entre réel et fiction s’entremêlant avec bonheur sur le plateau. Ce Songe estival réchauffe le cœur de l’hiver.


babel airport À l’heure où l’idée européenne est en péril, l’auteure et metteuse en scène Tatjana Pessoa crée whatsafterbabel, manifestant une volonté forte de réunir dans la diversité. Par Fiona Bellime

Au Théâtre en Bois (Thionville), du 1er au 5 février. www.nest-theatre.fr

S

ur le plateau nu, cinq acteurs interprètent leur propre rôle et flirtent avec les stéréotypes attachés à leurs origines. Puis, à l’image des caméléons, les comédiens se transforment, leur identité évolue mais ne les quitte pas pour autant. La scène devient un aéroport, lieu de passage où cohabitent toutes les langues. Par de simples valises et les sons d’atterrissage et de décollage des avions, cet espace de l’entre-deux nous est raconté. Le comédien européen en quête d’identité, devient un anonyme placé là en observateur. L’Italien qui rêvait d’incarner sur les planches un personnage exubérant est maintenant Adam, homme d’affaire insensible, la Suisse au caractère indécis est Tania, femme mystérieuse qui erre, un appareil photo à la main. L’Autrichien, nostalgique de l’empire de François-Joseph, incarne Loïc, un mec désorienté, qui bouscule Loïsa, linguiste (précédemment la Suédoise qui peinait à se faire comprendre). Un dialogue s’amorce entre eux dans un anglais moyen, « le globish », qui laisse percevoir les limites de ce langage approximatif. Tatjana Pessoa érige l’aéroport en métaphore de notre société : « Toutes les nationalités se croisent, tout le monde est là, côte à côte, mais personne ne se parle. Avec cet espace,

j’organise des non-rencontres entre les personnages. » Elle nous les montre, pour certains les yeux rivés sur leur smartphone, d’autres la tête dans leur dossier. Des conversations s’engagent timidement, illustrant la difficulté d’aborder l’autre, d’accoster l’étranger et de se faire comprendre. Avec Whatsafterbabel, l’auteure et metteuse en scène témoigne d’un multilinguisme dépassé, faisant référence au mythe de Babel, et réinvente l’utopie biblique d’un idiome unique en rêvant plutôt à l’émergence d’une “plurilangue” qu’elle définit comme « le fait d’accepter de baigner non pas dans une seule langue mais dans plusieurs. C’est une manière de vivre dans une société multiple de manière pacifique » précise-t-elle. Polyglotte et issue de la « génération Erasmus », celle qui rêvait plus jeune à un passeport européen, porte à la scène un spectacle « caméléon », figure centrale qui nous permettra de passer du plateau de théâtre à un espace mental mettant en jeu de nouveaux personnages. Mais aussi de glisser d’une langue à une autre, ou d’un langage sonore à la parole d’un auteur omniscient, projetée sur un écran : « J’ai besoin que les connexions se fassent. » Nous voilà dans l’après Babel…

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messie is back Pour sa première mise en scène, Mélanie Laurent signe une adaptation du roman de James Frey, Le Dernier Testament, invoquant un messie des temps modernes complètement décalé, le héros Ben Zion. Entretien. Par Fiona Bellime Photo de Jean-Louis Fernandez

À La Filature (Mulhouse), jeudi 9 et vendredi 10 février www.lafilature.org Retrouvez l’intégralité de cet entretien sur poly.fr

Pour vous, adapter ce roman au théâtre était comme une évidence… Oui. Sans même y réfléchir presque, le théâtre est apparu. Le cinéma imposait trop de réalisme alors que la scène ouvrait un espace onirique, dans lequel l’histoire – ou le conte – pouvait s’introduire. Et puis le théâtre est le lieu d’une expérience tout à fait singulière : des vivants devant des vivants, des vivants avec des vivants. Un présent qui n’existe pas au cinéma et qui dans le cadre de l’histoire racontée par James Frey me semblait plus que juste. Quel regard portez-vous sur le messie Ben Zion ? James Frey m’a confié qu’il était pour lui le seul messie en qui il pourrait croire. Libre, presque à l’excès, libertaire, tout en étant toujours entièrement respectueux, tolérant, aimant. Cette figure me touche. Et si elle existait, elle me bouleverserait. Et en même temps bien sûr, elle m’inquiète avec sa capacité à devenir dangereuse si elle emporte les foules. Dans l’adaptation, nous avons choisi d’en faire un personnage de silence, en creux. Qui n’indique jamais aux autres ce qu’ils doivent faire, mais tente de les révéler à eux-mêmes. Ben Zion ne dit jamais qu’il est le messie, mais répond toujours à ceux qui le nomment ainsi : « Si tu le dis ». Cette réserve, ou ce silence, me touche profondément.

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Un trouble presque mystique plane sur cette histoire : comment avez-vous représenté ce personnage ? Paradoxalement, j’ai toujours pensé que Ben devait être interprété de manière très concrète. Il ne devait surtout pas “jouer” cette dimension mystique, merveilleuse, ou miraculeuse. Lui n’en a pas conscience, elle est là, à son insu, sans qu’il s’en rende compte. Elle lui échappe. Et puis, il pourrait être n’importe qui. C’est une idée essentielle, même si bien sûr certains de ses gestes, de ses dons – comme ce savoir infini dont il est le siège – le distinguent. Sa puissance devait apparaître ailleurs, dans l’espace, la lumière, la musique, ou chez les autres, sur leur visage, dans leurs silences, leur rire. Comment avez-vous pensé la scénographie ? L’espace au départ n’est qu’un sol, de la terre. Il va se transformer par un jeu de rideaux et d’ampoules pour dessiner des intérieurs et des extérieurs. Les seuls éléments de décor sont une table et des chaises, un drap : l’espace du narrateur. Un souterrain est évoqué par une passerelle en hauteur, un hôpital par un scialytique.


THÉÂTRE

tout s’effondre Quand Franck Berthier décide d’adapter au théâtre L’Attentat, roman de Yasmina Khadra, l’Europe n’a pas encore été touchée de plein fouet par le terrorisme qui fait de ce texte introspectif et politique une nécessité. Par Thomas Flagel Photo de Grégoire Zibell

Au Carreau (Forbach), jeudi 9 février en français surtitré en allemand www.carreau-forbach.com

Comment les événements ont-ils, depuis deux ans, influé sur la genèse de votre pièce ? Le projet a débuté il y a quatre ans. Mais après Charlie, nous avons été lâchés par un producteur, qui a eu peur. Cela montre à quel point certains sont Charlie pour 24h et d’autres pour la vie ! Heureusement des Scènes nationales ont remis de l’argent, conscientes que le spectacle se situe à l’endroit même de ce qui nous échappe, un travail sur l’invisible. Depuis que ce roman est sorti, je n’arrête pas de l’offrir, il me fallait le monter. La vague d’attentats a rendu l’écho avec l’inconscient collectif encore plus fort. Cette histoire de l’effondrement d’un homme suite aux actes de sa femme est un chemin initiatique pour aller vers la vie. Quels ont été vos choix d’adaptation ? Un focus sur l’enquête de ce chirurgien d’origine palestinienne vivant et travaillant en Israël, découvrant avec stupeur que sa femme s’est faite exploser dans un lieu public… Nous avons supprimé beaucoup de personnages secondaires, concentrant la parole palestinienne en un seul personnage. J’ai tout de même conservé le vieux juif vivant en Palestine qui parle de la situation actuelle de manière onirique mais avec grande justesse.

Ce conflit est le même que celui ayant déchiré l’Irlande durant un siècle, qui va au-delà de bombes posées. C’est une histoire humaine d’attachement à une terre. Le personnage principal vit aux côtés d’une femme qu’il croit connaître et tout s’effondre lorsqu’il découvre qu’elle est une étrangère, à l’image des parents de kamikazes n’ayant rien vu venir. Vous êtes-vous méfié d’une prise de parti trop politique ? Les références sont évoquées, largement. J’ai personnellement vu le mur de la honte construit par un peuple qui a été meurtri en Europe par l’Holocauste. J’ai vu aussi l’argent américain couler à Tel-Aviv, au point d’en faire une Californie bis. Mais tout cela n’est que mon avis personnel, la pièce est autre chose, la réalité restant très complexe. On m’a reproché l’absence de prise de parti. Mais qui suis-je pour dire qui a raison ou tort ? L’Attentat parle de l’humanité et de l’immense perte d’un homme dont la vie se charge de lui amener des réponses pour s’en sortir, aller vers la lumière. Mais son obsession le tire irrémédiablement vers le bas. Yasmine Khadra dit que si l’on tourne le dos à son enfance et son histoire, un jour elle nous rattrapera et ce sera terrible. Voilà ce que nous cherchons à déposer dans les âmes de chacun, espérant bousculer les certitudes qui nous habitent. Poly 195

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la patrie ou le voile Blandine Savetier s’attaque au roman Neige d’Orhan Pamuk, prix Nobel de Littérature en 2006. Une plongée politique dans l’Est de la Turquie, sur les traces de K, poète exilé s’intéressant à de mystérieux suicides de jeunes femmes voilées, autant qu’à son amour de jeunesse. Par Thomas Flagel Photos de Jean-Louis Fernandez

Au Théâtre national de Strasbourg, du 1er au 16 février www.tns.fr Rencontre avec Orhan Pamuk, lundi 6 février (20h), au TNS Au Théâtre des Quartiers d’Ivry, du 18 au 28 mars www.theatre-quartiers-ivry.com

Dans sa dernière pièce, Les Damnés, un personnage mitraille le public avec une arme automatique 2 Lire Hells Angélica autour du spectacle La Casa de la Fuerza dans Poly n°151 ou sur poly.fr 1

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Depuis 2005, l’actualité a rattrapé l’imaginaire de Pamuk. Comment les événements (Printemps arabe, conflit syrien, indépendantisme kurde…) ontils pesé sur la création de la pièce ? Neige est un roman prémonitoire. Ce qu’il a vu il y a plus de dix ans, ce sont les prémisses d’un islam politique, sans savoir ce que cela allait donner, à l’image des Turcs. En Erdoğan, les gens ont cru à cet islam démocrate, une espérance qui a été dévoyée depuis. Il a arrêté les coups d’état de l’armée, a d’abord choisi de se tourner vers l’Europe qui n’en voulait guère. Puis les choses ont dérapé jusqu’à la répression actuelle. Comment transposez-vous ou désamorcez-vous ce piège tendu par l’omniprésence de la neige dans le roman ? C’est en effet un vrai piège qui n’est pas encore résolu. Je sais ce que je souhaite depuis fort longtemps mais les contraintes finan-

cières et les normes relatives aux matériaux non-inflammables rendent cela compliqué et très cher. J’ai une structure imposante qui prend un temps fou à rendre viable, à ajuster… Je rêve que ma scénographie soit baignée de cette poudreuse blanche. On va y arriver mais pas avec autant de matière que je voulais. On a bien essayé de la remplacer, mais je n’en peux plus de voir au théâtre des tapis de danse blancs et des bâches. L’espace ressemble à une forteresse car je ne voulais rien de réaliste : le roman ne cesse de changer d’endroits, d’un intérieur à un extérieur. La neige plonge K dans un état de mélancolie intérieure, un rapport poétique au monde et au divin. Vous avez tourné deux films, l’un à Kars et l’autre à Paris… Nous avons filmé principalement la neige à Kars. Je cherchais des images déréalisées, quelques plans simples de la ville où nous


n’avions pas l’autorisation de filmer. Elle était recouverte de neige, pas tous les jours mais par bourrasques qui fondaient sous un grand soleil avant de revenir le lendemain ! Ce sont autant d’arrière-plans mentaux qui seront projetés sur les écrans de scène au moment des transitions. À Paris, nous avons filmé le coup d’état du roman, La Patrie ou le voile. Depuis les attentats du Bataclan, je ne me vois pas sortir des mitraillettes en pleine représentation et faire comme si on tirait sur la foule. J’avais dans l’idée une chose narrative : quelqu’un racontant qu’une balle est arrivée dans le front d’untel, jouant avec le public… Un moyen de déjouer la fausseté d’un réalisme théâtral dans lequel de toute façon, même en tirant sur le public, il ne va pas mourir ! C’est tout le temps faux ! Cela pourrait-être une convention comme une autre que le public partage avec les comédiens et accepte de croire ? Bien entendu, c’est ce qu’a fait Ivo van Hove1. Mais je trouve qu’il ne fait que jouer avec une chose provocante qui ne l’est pas forcément vraiment. Ce n’est qu’un coup, ce ne sera jamais aussi bien qu’en vrai. Comment rendre compte de ça au théâtre sans tomber dans l’illustration, une chose que je trouve assez bête ? C’est très violent mais et alors ? W addah S aab , dramaturge . Nous avons découpé le roman en deux parties. K est central mais à partir du moment où a lieu le coup

d’état, le théâtre prend le pouvoir. Blandine Savetier. Il s’agit pour nous de rendre compte de ce théâtre, comme dit Sunay Zaim (chef de troupe auteur du « coup d’état d’opérette », NDLR) qui « agit sur la vie ». C’est le moment où l’on traverse la frontière entre fiction et réalité : un des credo de la performance. Le spectacle d’Angélica Liddell où elle se scarifie sur scène2 franchit la frontière de la fiction. Elle nous prend en otage. Ce n’est pas un théâtre qui me fascine, mais il existe. Je sais à quel endroit cela travaille : à celui où on prend en otage les peurs et l’imaginaire du spectateur. L’imaginaire ne fonctionne plus car l’image est trop forte, ne nous laissant comme choix que d’être soit dans la pitié et la compassion, soit dans l’opposition. Cette émotion est créée par une image qui choque : mais cela nous fait-il réfléchir ? Pour revenir à Neige, Sunay Zaim interroge la question de l’art de la performance et l’engagement de l’artiste. Est-il plus engagé parce qu’il agit directement sur le réel ? K a une autre position : il choisit d’agir sur l’intelligence des gens et non sur la force. On n’émancipe pas par la force armée et l’autorité dictatoriale, alors que Sunay Zaim dit en quelque sorte qu’il vaudrait mieux une bonne dictature qu’un islam qui arriverait par la voie démocratique. Tant que religion et politique ne seront pas séparées, tant que les textes de l’islam ne seront pas réinterprétés, on ne pourra jamais arriver à un islam modéré et démocratique. Les échos avec la Turquie

L’Art du roman, c’est la façon dont on peut changer la représentation qu’on se fait de l’autre, de l’étranger, de l’ennemi

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pas à y répondre, nous laissons la chose ouverte. Je pense que Pamuk a une réponse intime, qui doit être mouvante, comme pour nous. Au fond, sa réponse ultime est de rester au plus près de son écriture et de se grandir comme écrivain. Je pense qu’il comprend que le mouvement que nous avons nommé le Printemps arabe est quelque chose qui est en marche mais qui prendra des dizaines d’années. À nous aussi de garder une certaine distance car ces peuples n’ont peut-être pas envie d’un monde de dictature de la consommation comme le nôtre. Puisque vous ne voulez pas d’une représentation ultra réaliste de la violence, comment gérez-vous les tirs par balles, les pendaisons, les bouteilles d’acide avalées pour se suicider, la répression sans retenue de la police… Les suicides sont par exemple narrés par les parents dans le roman. Je conserve cette forme de témoignage correspondant à l’enquête de K. Les morts en direct dans une scène ne doivent pas être occultées. Tout ce qui est agissant doit être fait et respecté. La police qui matraque tout azimuts sera aussi montrée au plateau car c’est l’irruption de la violence dans les scènes.

actuelle sont grands : une bonne partie de ceux qui ont dû soutenir Erdoğan au début doivent se dire qu’il dévoile son vrai visage avec la répression forte qui est en place. Le coup d’état d’opérette ne fonctionne pas, K est rattrapé par la violence dénoncée sous toutes ses formes… Blandine Savetier. Pour moi Pamuk défend le poète, l’Art et se fiche du politique. Waddah Saab. Mais il nous laisse la marge de manœuvre pour interpréter qui est Sunay Zaim et ce qu’il fait. Et nous tenons à ce que tous les personnages soient défendus. Certaines questions envoyées par Sunay Zaim sont des bombes : comment peux-tu accepter que nos sœurs soient forcées à se voiler ? Que des poèmes soient déclarés impies, nous qui avons lu Sartre et Zola ? Autant d’interrogations adressées au public aujourd’hui. De quel côté êtes-vous ? Blandine Savetier. Mais nous ne cherchons 28

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La question de la foi et de la liberté sont assez subtilement traitées dans le roman. K est un laïc qui a des croyances, qui reste laïc par conviction… Blandine Savetier. L’inspiration poétique est de l’ordre du divin car elle nous tombe dessus en tant que personne humaine. C’est ainsi qu’elle rejoint la liberté mais aussi la solitude. Il faut être fort pour se gouverner complètement seul, sans un Dieu au-dessus de notre tête. On est livré à soi face à ses pulsions, ses forces inconscientes… Waddah Saab. C’est la question de l’Art et de la création face à la foi et la liberté. Pamuk semble nous dire que nous avons besoin de plus d’individus dans les communautés, que de communautés qui écrasent l’individu… B landine S avetier . Exactement. C’est la position de Pamuk… Waddah Saab. … qu’il exprime par le biais de K. C’est au cœur du conflit entre tradition et modernité en Turquie comme ailleurs. La trilogie foi / amour / création est au cœur du roman, traitée sous des angles différents par de nombreux personnages.


surveiller et punir Michel Didym monte la dernière pièce de Mihaela Mihailov, Les Sales gosses, une réflexion sur une école oubliant parfois que les enfants ne sont que des enfants. Par Pierre Reichert Photo d’Éric Didym

Au Théâtre de la Manufacture (Nancy), jusqu’au 10 février (à partir de 12 ans) www.theatre-manufacture.fr

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es Sales gosses est une nouvelle manifestation de l’intérêt porté par Mihaela Mihailov au jeune public qui « nous fait grandir ensemble », explique l’auteure roumaine. Et de poursuivre : « En lui permettant d’assister à la représentation de ses propres histoires, [le théâtre] offre à la jeunesse la possibilité de prendre conscience de la nécessité de changer la société à laquelle elle appartient. » Que ce soit dans Interdit aux moins de 18 ans, réflexion sur le passage à l’âge adulte de deux adolescentes, ou La Famille Offline (où des gamins remplacent leurs parents absents), ses textes sont écrits à hauteur d’enfant. Le point de départ de sa nouvelle pièce mise en scène par Michel Didym est un sordide fait divers, l’histoire d’une maîtresse qui, désirant faire un exemple, ligote une petite fille de onze ans dans une salle de classe. Ses camarades suivent l’exemple, l’attachant et la torturant dans les toilettes. La pièce est ainsi conçue « comme un texte-manifeste contre le système éducatif qui esclavagise les esprits et transforme les réactions spontanées en preuves d’obéissance consoli-

dées par la peur », explique son auteur. Pour porter à la scène ces « voix d’enfants que l’on n’entend pas », s’entrecroisent de multiples paroles, celles du narrateur, de la petite fille rêveuse complètement inadaptée au système scolaire, du professeur incarnant une autorité incontestable et des autres élèves, les “bons”, devenus des bourreaux. Elles se mêlent dans un complexe écheveau dont l’humour – tour à tour mordant et grinçant – n’est jamais absent. La pièce questionne le système éducatif avec violence, considérant que la quête de la rentabilité y a été érigée en paradigme central. Certains seront dérangés dans leurs certitudes, choqués aussi, par une vision au hachoir de l’école – qui n’est pas loin de ressembler ici à une caserne – et de l’enseignant / tyran. Un texte en forme de réflexion dédié « aux enfants réduits au silence, aux enfants pour qui l’école est une guerre continue, perdue d’avance parce qu’ils n’ont pas le pouvoir des professeurs-adversaires, aux enfants qui sentent qu’ils ne servent à rien. »

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théâtre

love, etc. © R. Gilibert Productions photographiques

Corinne et Richard décident de quitter la ville pour La Campagne. Ce couple british en crise pense trouver un lieu tranquille, mais Rebecca, jeune fille soi-disant retrouvée au bord de la route par le mari, va générer un imbroglio amoureux. Cette situation traitée à maintes reprises au théâtre est complexifiée par l’écriture de Martin Crimp faite d’ellipses, de répétitions et d’énigmes. Les non-dits sont comblés par les gestes. Les personnages se rapprochent, s’éloignent et investissent l’espace de manière à remplacer les mots qui leur manquent. Pour la compagnie Le Talon Rouge, l’intrigue prend place dans un espace sobre, géométrique et transformable, parfois large ou au contraire étroit, créant un huis clos oppressant. Le vide domine la scène et permet au spectateur de laisser son imaginaire compléter les lacunes tel un détective devant démêler le vrai du faux dans une atmosphère de polar. (C.D.) u Brassin (Schiltigheim), vendredi 3 février A www.ville-schiltigheim.fr ux Tanzmatten (Sélestat), mardi 21 mars A www.tanzmatten.fr la MJC Calonne (Sedan), mardi 4 avril À www.mjc-calonne.com la Nef (Wissembourg), mardi 2 mai À www.ville-wissembourg.eu

Entrer dans la tête d’un individu et suivre le fil de sa pensée : voilà ce que propose Yvan Corbineau, fondateur du collectif 7 au soir, dans Quelles têtes ? (La mort, l’amour, la mer). Sur scène, deux acteurs se questionnent, explorant des sujets touchant à l’universel et à l’intime. Les échanges surprennent par leur variété littéraire : extraits de journaux intimes, mais aussi chansons, SMS ou poèmes. Cette écriture, loin d’être linéaire, rappelle les cheminements de la pensé faits de souvenirs et de digressions. En parallèle des dialogues, des objets sur socles à roulettes occupent l’espace et entrent en interaction avec les deux acteurs. L’élément scénographique central est un mât qui change de rôle selon les moments : cadran lunaire au début, il se transforme en balançoire puis en mât de bateau. L’écriture intuitive de la pièce cherche à apprivoiser ces questions existentielles à travers ces dispositifs originaux. (C.D.) u TJP Grande Salle (Strasbourg), du 28 février au 2 mars A www.tjp-strasbourg.com www.le7ausoir.fr

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© Zoé Chantre

têtes pensives


corps sans qualités Jérôme Bel est à la danse ce que Philippe Quesne est au théâtre. Adepte de la déconstruction et du minimalisme contemplatif, du réel et du quotidien, loin des corps performatifs. Son Gala en témoigne et plus encore. Par Thomas Flagel Photo de Josefina Tommasi

À la Kaserne (Bâle), mardi 21 et mercredi 22 février www.kaserne-basel.ch À l’Opéra national de Lorraine (Nancy), mercredi 5 avril www.ballet-de-lorraine.eu À La Commune d’Aubervilliers, samedi 29 et dimanche 30 avril www.lacommune-aubervilliers.fr Au Theater Freiburg, jeudi 25 mai www.theater.freiburg.de www.jeromebel.fr

L’

iconoclaste chorégraphe a encore frappé. Après avoir bousculé les mécanismes de la représentation en jouant des effets miroirs entre danseurs et spectateurs (The Show must go on, 2001), mis en scène des handicapés mentaux (Disabled theater, 2012) ou encore des spectateurs (Cour d’honneur, 2013), Jérôme Bel continue d’envisager la danse autrement. De pourfendre les dogmes. De bouleverser les attentes et projections du spectateur. De renverser les codes du beau, du bien, du benêt. De ce qui fait art comme de ce qui est art. Gala sort des sentiers battus : amateurs et professionnels y partagent le plateau et exécutent les uns derrière les autres, mais seuls en scène, des exercices traditionnels de ballet (tour sur une jambe, diagonale avec grand jeté…). La plupart d’entre eux n’a pas le bagage technique nécessaire à l’exécution de ces pas hyper codifiés. À rebours d’une danse classique ayant érigé la perfection de l’exécution des mouvements en grammaire absolue à mettre au service du chorégraphe, Jérôme Bel confie son espace à des gens ordinaires, aux morphologies et aux âges variés dans une recherche de liberté et de spontanéité dépassant sans coup férir tout grotesque ou ridicule. Ce

gala de danse un peu particulier tord le cou aux attentes habituelles du spectateur, gagné par l’émotion, la simplicité et l’envie de bien faire des interprètes. Nous voilà face à une étude de la variété du geste, de la vie et du temps comme il nous est rarement donné d’en voir. La difficulté technique de ce qui leur est demandé d’exécuter est tout à la fois révélée par leur plus ou moins grande incapacité à les réaliser conformément aux canons habituels du milieu, que dépassée par la beauté de contempler des corps se mouvant à leur manière. Entre gaucherie, originalité et timidité, qu’ils soient raides, coincés ou intimidés, les voilà qui nous surprennent : une vieille dame revisite le moonwalk de Michael Jackson de façon aérienne et stylée, une femme en fauteuil éblouit de grâce ou un jeune homme un brin surexcité se met le public dans la poche avec sa candeur et sa sincérité. L’ensemble prend tout son sens lors d’une seconde partie, plus chorale, dans laquelle l’ensemble des danseurs suit en miroir l’un d’entre eux, à tour de rôle, le temps d’une chanson. L’appropriation populaire rebat les cartes – les danseurs professionnels apparaissant tout à coup bien moins à l’aise qu’auparavant –, les corps se lâchent et le plaisir se diffuse… Poly 195

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presque célèbre Super ! En 2016, Mathieu Boogaerts fêtait les vingt ans de son premier disque. À l’occasion de la tournée accompagnant son nouvel album, beau comme un chuchotement fait à l’oreille de l’auditeur, entretien avec un Promeneur du soir rêvant de sortir de l’ombre. Par Emmanuel Dosda Photos de Thibault Montamat

À La Java (Paris), mercredi 1er février www.la-java.fr À L’Autre Canal (Nancy), mercredi 15 février www.lautrecanalnancy.fr Au Point D’eau (Ostwald), vendredi 17 février www.lepointdeau.com Aux Trinitaires (Metz), samedi 18 février www.trinitaires-bam.fr Au Grillen (Colmar), samedi 25 février www.grillen.fr À L’Atheneum (Dijon), jeudi 23 mars www.lavapeur.com

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Le premier morceau de Promeneur se nomme Qu’en est-il, annonçant l’heure du bilan. Que retenez-vous de vingt ans de carrière ? Le matin, il m’arrive souvent de me réveiller en me réjouissant de la chance que j’ai de faire de la musique. Je n’ai jamais fait de concessions et en suis très fier… mais je ressens aussi une certaine frustration : pourquoi suis-je si confidentiel, pas plus populaire ? Vous ressentez de la rancœur ? Oui, ne saisissant pas pourquoi je ne connais pas davantage de succès, à l’image de… Marc Lavoine par exemple. Je sais, ça vous paraît bizarre, mais ado, c’est à ça que j’aspirais : être écouté de tous, même des grand-mères et des ménagères. Mes chansons sont bien ciselées et évoquent des sentiments universels : je pourrais vendre autant que Biolay. Ça m’énerve de ne pas comprendre !

Vous n’allez tout de même pas changer de recette pour toucher un plus grand public ? Non, avoir du succès avec des chansons qui ne me ressemblent pas n’aurait aucun intérêt. De toute façon, très vite je suis rattrapé par l’aspect positif : je peux vivre de ma musique tout en n’ayant à rougir de rien. Sans le savoir, le grand public vous connaît bien, via vos collaborations. Le disque de Luce que vous avez composé, Tu vois c’que je vois de Vanessa Paradis ou le morceau écrit pour Radiostars : même interprétés par d’autres, vos titres sont immédiatement reconnaissables… C’est un compliment car un artiste cherche toujours à trouver son style, à proposer quelque chose qui n’existe pas encore, à ne pas faire comme son voisin. Il y a vingt ans,


CHANSON

j’ai écrit la chanson Super qui se trouve sur mon premier album : enfin un morceau vraiment pertinent, qui me ressemblait ! J’ai ensuite peaufiné ma manière d’écrire à partir de là. J’ai l’impression que toutes mes chansons sont très différentes les unes des autres, mais je tourne sans doute autour de quelque chose. Chaque auteur / compositeur, Souchon par exemple, a deux ou trois thèmes qui lui trottent dans la tête et qu’il a besoin de formuler en musique. Il y a plusieurs façons de raconter la même chose : rapidement ou lentement, avec le sourire ou en larmes, en bois ou en métal. Votre originalité vient de l’importance que vous accordez à la sonorité des mots… Oui, mais je commence toujours par une petite mélodie, une musique qui va m’exciter et m’émouvoir. Très vite, je vais greffer des mots dessus et ensuite dérouler le fil. Je vous imagine travailler la nuit… Oui, sur mes deux premiers disques, mais depuis dix ou quinze ans, ayant une vie à côté et de plus en plus de mal à me remettre d’une nuit blanche, j’évite. Cependant, j’ai toujours un carnet à côté de mon lit : j’y note des “solutions” qui me viennent durant les périodes d’insomnies. Vos morceaux se présentent dans le plus simple appareil : rien ne dépasse, pas une note superflue, pas un mot inutile ou plus haut que l’autre. Est-ce compliqué de faire simple ? Je cherche une pureté qui nécessite des heures et des heures de travail. La fluidité tant recherchée enfin trouvée, elle est gravée dans le marbre. C’est comme une formule magique. Je suis incapable de livrer quelque chose de non fini, d’alambiqué. Vous êtes à la quête du “moins”, mais aussi du “mieux” : êtes-vous quelqu’un de très organisé ? Je suis très structuré, avec des listes partout, un agenda tenu à jour. Ceci permet de m’octroyer du temps pour développer une chanson. J’ai besoin d’un moment exclusif, de concentration extrême pour ça. Dans le documentaire Mais comment t’as fait, Mathieu Boogaerts ? *, on voit que vous collectionnez des photos d’identité prises un peu partout dans

le monde. Ça ne sert à rien vu qu’on ne voit pas le contexte, seulement votre tête et le rideau du photomaton… [Rires] J’ai commencé à faire ça en Inde dans les années 1990. À l’époque, tous les appareils qui ne servaient plus en occident étaient envoyés là-bas. J’en ai fait à Bombay, puis en Afrique et je me suis pris au jeu. J’aime l’idée de voir mon visage évoluer. Vous êtes collectionneur ? J’ai une centaine de “super” : ça va de la bouteille de whisky au couteau en passant par la boîte de capotes ou au boomerang. Ça a débuté par une paire de chaussures achetée en Côte d’Ivoire. Depuis, je ne refuse jamais un “super” ! Qui est le Méchant de votre dernier titre ? Je me sens tout à la fois : gentil et méchant, fort et faible, beau et moche, jeune et vieux, riche et pauvre. Ça dépend des moments de ma vie ou de l’heure de la journée, des gens en ma compagnie. Dans une chanson, j’incarne toutes les personnes, celle qui s’exprime et celle à qui elle s’adresse. Ce sont des

Promeneur, édité par Tôt ou Tard www.totoutard.com

* À visionner sur le site de Boogaerts www.mathieuboogaerts.com

six feet under Avec La Souterraine (sorties de disques, concerts…), Benjamin Caschera met en lumière la “french & francophone pop underground”. Lors d’un show souterrain aux Trois Baudets parisien, il tape la discute avec des gens du label Tôt ou Tard (Vincent Delerm, Yael Naim…) et fait germer l’idée d’une confrontation jeune garde de la chanson française / répertoire de Boogaerts. « Plein d’artistes d’aujourd’hui citent Katerine, Dominique A, mais aussi Mathieu Boogaerts », confie Benjamin. « Nous avons rencontré beaucoup d’enthousiasme lorsque nous avons évoqué le projet avec Ricky Hollywood, O ou Barbagallo », faisant partie de la liste des participants aux 10 Ritournelles autour de Mathieu Boogaerts, des reprises proposées encore par Adrien Soleiman, Cléa Vincent ou Nicolas Michaux. Un hommage, une « vision » originale (pas de “tubes”) du catalogue de l’auteur de Super qui réjouit l’intéressé et le flatte, même s’il aurait préféré « L’Aérienne à La Souterraine ». Compilation téléchargeable (prix libre) ou disponible en vinyle (16 €) sur le site de La Souterraine http://souterraine.biz

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situations que je décris. En l’occurrence, cette chanson m’est venue après les attentats de Paris : il ne s’agit pas d’un texte sur le terrorisme, mais sur le fait d’être le bourreau ou la victime de quelqu’un.

Petit, j’ai eu un déficit de communication qu’il me faut encore combler

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Le Merci à la fin de l’album est-il celui d’un athée à Dieu ? Il y a de ça : je dis « Merci à je ne sais qui ». Je ne crois pas en Dieu, mais j’ai eu envie de me faire tout petit face à la nature, à toute cette beauté, cette richesse à laquelle j’ai accès. Mes chansons interrogent les choses plutôt que d’affirmer une réalité. Je pose beaucoup de questions et n’apporte pas de réponses. Je ne prends pas parti, car je ne sais pas… « Ondulé, par-ci par-là luné. Pas les idées bien installées. » Rien de mieux que l’autocitation… [Rires] Oui, j’erre et je doute sans cesse. En 1998, je sortais mon second disque que je trouvais beaucoup mieux que le premier, mais qui a déçu tout le monde : ma maison de disque, la presse, ma famille, ma copine… Depuis ce moment là, je me suis dit : « N’anticipe pas ce que les gens vont penser car tu

n’en as pas une idée ! Tu imagines que le son de ta guitare va les séduire, mais en fait c’est ta façon de danser… » Vous ressentez un besoin vital d’être entendu, voire admiré ? C’est un processus assez inconscient, mais voici mon hypothèse : on ne m’a pas assez écouté, petit. J’ai eu un déficit de communication qu’il me faut encore combler. Vous rêvez de passer chez Drucker ? Pour sortir de la confidentialité, oui. Il y a deux semaines, j’ai été invité en prime time sur France 5 dans La Grande Librairie pour une spéciale chanson avec Eddy Mitchell, Alain Souchon, Véronique Sanson, Mathias Malzieu et Olivia Ruiz. Je me faisais une joie de pouvoir m’exprimer mais on m’a demandé de faire une reprise, on m’a posé deux questions hyper bateau à la con et m’a même coupé la parole. Ça m’a déprimé d’être là, au milieu de tous ces gens qui squattent les plateaux télé depuis des décennies… Pourquoi n’aurais-je pas droit, moi aussi, à avoir dix minutes pour m’exprimer ?



rock

hoax not fake Poni Hoax l’affirme : Everything is Real ! Le premier single de Tropical Suite annonce la couleur d’un quatrième album mystico-world-wave composé sous les palmiers. Laurent Bardainne, leader du groupe parisien, nous dit la vérité, rien que la vérité, il le jure.

Par Emmanuel Dosda Photos d’Agnès Dherbeys

À La Laiterie (Strasbourg), vendredi 10 février www.artefact.org À la Salle Jeanne d’Arc (Verdun), samedi 11 février www.mjcduverdunois.fr Au Trabendo (Paris), mercredi 22 mars www.letrabendo.net

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Toutes les vérités sont-elles bonnes à dire ? Oui, j’ai l’impression, mais tout dépend de ce qu’on a à se reprocher… Avez-vous parcouru le monde car vous étiez en panne d’inspiration en France ? Oui, c’est un peu ça. Musicalement, il nous semblait avoir fait le tour de la question, mais sans vouloir arrêter Poni Hoax. Pour se booster, nous avons décidé de parcourir le monde : c’est plus excitant que de se retrouver dans un studio froid en plein hiver.

Comment vos morceaux transpirent-ils Cape Town, Pattaya ou São Paulo ? C’est presque une expérience : est-ce qu’on écrit le même morceau dans un studio parisien ou au fin fond du continent africain ? La réponse est non ! Il fait combien actuellement à Strasbourg ? - 5° ? Et bien, nous voulions partir pour voir ce que nous étions capables de composer ailleurs, sous le soleil thaïlandais notamment. Qui sont les différents intervenants sur le disque ? Il n’y a aucune vedette. Au Cap, par exemple,


rock

notre batteur est allé boire un coup dans un bar où il a fait un bœuf avec des percussionnistes et balafonistes qu’il a enregistré le lendemain. Il s’est produit à peu près la même chose au Brésil. Pour ce qui est de la Thaïlande, je connais bien le pays et j’ai invité une amie chanteuse à Pattaya. Est-ce authentique que vous appréciez autant Laurent Voulzy que New Order ? Voulzy, non, mais Michel Berger, oui, je ne peux pas le cacher : Il jouait du piano debout m’a inspiré pour composer Antibodies il y a dix ans. Nous n’avons pas de chapelle, écoutant de la techno comme de la musique malienne. Votre album est rythmé par des instrumentaux annonçant différents chapitres… Oui, dans chaque pays, nous avons enregistré le même thème, Tropical Suite, qui se décline donc en trois versions. Ça nous évoque les livres / disques de notre enfance, où une musique indiquait qu’il fallait tourner la page. L’ordre de l’album raconte notre voyage.

Ce trip s’est bien passé, sachant qu’entre les membres de Poni Hoax, c’est chimique et parfois explosif ? Oui, Nicolas Ker, le chanteur, est une grande gueule… mais bon, nous avons la quarantaine et sommes nettement plus posés qu’au début. Nicolas Ker était réellement pété sur le plateau de Ruquier ou c’était pour faire du buzz ? Il était complétement bourré, d’ailleurs Nicolas ne se souvenait pas de l’émission qu’il a découverte le soir de sa diffusion. Il m’a parlé de cinq heures d’enregistrement et de vodka qui traînait sur le plateau. Comme il s’ennuyait… Arielle Dombasle viendra-t-elle en guest sur votre tournée ? Jamais ! Nous dissocions Poni Hoax du projet de Nicolas Ker (voir ci-contre), même si j’aime beaucoup Arielle. C’est important de ne pas tout mélanger, sinon, personne ne s’y retrouve.

Tropical Suite, édité par Pan European Recording www.paneuropeanrecording.com

La Rivière Atlantique édité par Pan European Recording www.paneuropeanrecording.com

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tropique dans ton cœur Le joli Møme de l’electro – Jérémy Souillart, une des têtes d’affiche de GéNéRiQ – cartonne avec sa musique globetrotteuse et gigotante. Pour composer son premier album, il s’est offert un trip de dix mois en Australie à bord d’un van métamorphosé en studio mobile.

Par Emmanuel Dosda Portrait d'Alexandre Brisa et photo d'Adrien Combes

À La Rodia (Besançon), vendredi 17 février, dans le cadre du festival GéNéRiQ www.larodia.com Au Noumatrouff (Mulhouse), samedi 18 février, dans le cadre du festival GéNéRiQ www.noumatrouff.fr À l’Olympia Bruno Coquatrix (Paris), samedi 17 juin www.olympiahall.com

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Je vous dis “bonjour” ou préférez-vous “Aloha” ? Bonjour, c’est très bien. Il fait trop froid pour Aloha… Aloha, chanté par l’australienne Merryn Jeann, est un vrai hit : vous connaissez la recette pour écrire un tube ? Pas vraiment… Le morceau n’était pas destiné à toucher le grand public. Je n’imaginais pas le succès qu’il a rencontré. Cependant, il évoque l’été avec ses vibes tropicales et est construit de manière classique, selon un mode couplet / refrain, donc compatible avec les radios. Je l’ai écrit très rapidement, en deux

heures, avec Merryn. Sa structure est assez simple, mais j’aime également composer des titres plus complexes. Se sent-on déconnecté, en Australie ? Je suis parti là-bas dans l’optique d’être coupé du monde et dépaysé. J’ai parcouru le pays dans un home-studio installé dans un van pour être sur la route, côtoyer des artistes locaux et composer sur place. Le surf, la nature, l’insularité… partir en Australie était un vieux rêve. Le projet Møme m’a permis de mélanger ambitions professionnelles et personnelles. Je fais de l’electro, mais je ne veux pas entrer dans un système où l’on m’enver-


rait des a cappella pour que je les remixe. J’ai envie de faire des rencontres et de créer des histoires. Pour mon prochain album, je vais réitérer l’expérience, mais ailleurs, en Californie peut-être, en évitant de faire un “disque de touriste”. Votre culture musicale s’est-elle forgée sur le dancefloor ? Pas du tout. Venant du rock, j’ai pas mal foulé les planches des bars et pubs avec mes différents groupes. Je jouais des compos personnelles ou des reprises, notamment d’Arctic Monkeys, puis je me suis intéressé aux claviers, aux machines et j’ai lancé Møme. Votre musique évoque l’electro club de Flume autant que les atmosphères de SBTRKT. Votre ambition première estelle de faire danser ou de créer des ambiances ? Des ambiances. Mes morceaux ont été conçus dans des contextes différents qu’on retrouve sur mes enregistrements. En fait, le disque est pour moi séparé du live : je cherche à créer des shows d’une grande cohésion, qui tiennent le public en haleine du début à la fin, alors que l’album rassemble des morceaux éclectiques, c’est un Panorama de musiques – titre du disque – qui correspondent à chacune de mes collaborations. Altitude ressemble à une expédition dans la jungle, au milieu des lianes et des singes hurlant… [Il coupe] Non, des kookaburras, de très beaux oiseaux, mais qui piaillent en effet comme des singes. J’enregistrais dans mon van et j’entendais des bruits d’animaux qui me gênaient. Plutôt que de m’énerver, j’ai ouvert le coffre et ai pris le son de la forêt pour plus d’authenticité. J’ai également capté des

vagues sur la plage de Wategos à Byron Bay ou la pluie frappant la tôle de mon véhicule. Votre disque est un carnet de voyage ? Au lieu de faire une vidéo, j’ai composé un “disque de vacances”… aussi studieuses ontelles été. Vous revendiquez une certaine naïveté. Que vous permet-elle ? Je fais les choses comme elles viennent, avec légèreté. Je vais toujours droit au but, sans jamais m’arrêter aux échecs.

Panorama, édité par DDM Recordings www.ddm-recordings.com

eden

La programmation de GéNéRiQ a un délicieux goût de Paradis (Audincourt, Besançon et Dijon) : la sensation hexagonale de 2016 ressemble à un Malabar bigoût, à des friandises Frizzy Pazzy qui claquent dans la bouche et aux Kiss Cool au double effet, avec ses beats et son spleen. Au recto, une musique house rendant hommage à la french touch des débuts. Au verso, des chansons évoquant Daho, Jacno, Souchon et Chamfort. Le duo a d’ailleurs repris ces deux derniers, livrant des versions divines de La Ballade de Jim et de… Paradis. De la mélancolie sur le dance-floor ! À l’affiche également, Lambchop (Mulhouse) qui a récemment pris un virage à 180°, mêlant son folk aux accents soul et aux tics hip-hop contemporains : sons electro et voix auto-tunée. Surprenant et réussit ! Très classes également : le rendez-vous que nous donne Patti Smith à la Chapelle Notre-Dame du Haut de Ronchamp pour un sacré concert (14/02), Alex Cameron (Audincourt et Dijon) et sa pop déglingos fascinante ou encore Bayonne (Besançon et Dijon) et son “electronidélicate” kaléidoscopique. À Mulhouse, Belfort, Montbéliard, Besançon, Dijon et Ronchamp, du 14 au 19 février www.generiq-festival.com

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message personnel Écrits dans un chalet où il passait ses vacances durant l’enfance, les titres de &, dernier album très intime de Julien Doré, respirent les soirées hivernales au coin du feu & les Sex on the Beach bien frappés, la roche montagneuse & l’écume méditerranéenne, le Sublime & le Silence, le spleen & l’Eden. Par Emmanuel Dosda Photo de Goledzinowski Au Zénith (Strasbourg), mercredi 1er mars Aux Arènes de Metz, jeudi 2 mars À L’Axone (Montbéliard), vendredi 3 mars Au Zénith (Dijon), jeudi 16 mars À La Rockhal (Esch-surAlzette), mercredi 5 avril Au Zénith (Nancy), jeudi 6 avril Au Millésium (Épernay), vendredi 7 avril Au Zénith (Paris), du 9 au 11 mai Retrouvez bientôt Julien Doré dans la seconde saison de l’excellente série Dix pour cent sur France 2 – www.france2.fr www.juliendoreofficiel.com

J’aimerais m’arrêter sur deux de vos tatouages : Marcel Duchamp et Rrose Selavy… Duchamp, c’est la poésie de la vie et l’humour, à travers ses œuvres, ses travestissements… C’est une mallette remplie de choses. Au moment où j’ai eu mon diplôme aux Beaux-Arts de Nîmes, je me suis également fait tatouer le mot Artiste sur l’épaule, car l’institution validait mon nouveau statut d’un coup de tampon ! La notion de ready-made vous fascinet-elle ? Il y a un siècle, Duchamp arrive, renverse le monde de l’Art et bloque toute possibilité de suite. En disant “par ma décision, ceci est une œuvre d’Art”, il a verrouillé toutes les portes ! Aujourd’hui, en Art, soit on fait une redite soit on fait de l’utra-référence, un décalage accompagné d’un discours. Faire de la musique en sortant des Beaux-Arts m’a fait un immense bien car je n’avais plus besoin d’argumenter. La situation semble bloquée en musique également vu que tout semble avoir été fait… Cependant, votre dernier album est le plus personnel : fini les Ersatz, Les Figures imposées, le

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second degré… C’est juste. Il y avait quelque-chose à double tranchant dans le cynisme de mes débuts. J’ai découvert le monde de l’Art vers 19 ans et j’en ai tellement bouffé que j’ai mis dix ans à tout digérer et à enfin utiliser mon ventre avant ma tête. À 35 ans, j’ai davantage confiance en ce qui vient de moi. Voilà pourquoi il y a moins de clins d’œil appuyés ? Faire les Beaux-Arts, puis un casting de la Nouvelle Star : un grand-écart digne d’une championne de GRS ! Il fallait que, doucement, je réduise cet écart. La lumière a été si forte, aveuglante… Sauf si l’on considère vos passages télé à la Nouvelle Star comme des performances… Je crois surtout que je prenais du plaisir à jouer avec un groupe, à chanter, à m’amuser, me sentir libéré. Et puis à l’époque, il n’y avait pas les réseaux sociaux et je n’avais aucune conscience de ce qui se passait de l’autre côté du poste. Il ne s’agissait pas d’une performance : j’essayais simplement de m’approprier les chansons des autres pour laisser entrevoir qui j’étais.


musique classique

piano pluriel

© Marco Borggreve

« J’ai appris la musique pour éviter d’étouffer », écrit Alexandre Tharaud dans Montrez-moi vos mains (Grasset, sortie le 22/03), autobiographie présentée en avant première à Metz (02/03, Librairie La Cour des Grands), ville où le pianiste donne un récital à la semblance d’un bol d’air frais, dont le maître mot est “éclectisme”. Le double lauréat des Victoires de la musique classique rassemble la légèreté éblouissante et allègre de six sonates virtuoses de Scarlatti et la profondeur de la 32e de Beethoven, sa dernière, qui sonne « l’adieu à la sonate » selon l’heureuse formule de Thomas Mann dans Docteur Faustus. Entre épure pleine d’intériorité et somme sonore quasi testamentaire du compositeur, c’est un monument de l’histoire du clavier que l’instrumentiste invite à (re)visiter. Également au programme, les Cinq Morceaux de fantaisie, opus de jeunesse où Rachmaninov alterne les styles avec maestria – références bondissantes à la Commedia dell’arte ou paysages élégiaques – et l’ascétisme dodécaphonique des Variations de Webern. (H.L.) L’Arsenal (Metz), vendredi 3 mars À www.arsenal-metz.fr www.alexandretharaud.com

échappées

© Francois Darmigny

Violoniste médiatisé dans l’Hexagone – en raison de son mariage avec la diva de l’information Laurence Ferrari – Renaud Capuçon est avant tout un des archets les plus excitants de sa génération. Jeune quadra, il entretient une relation artistique profonde avec le Kammerorchester Basel : on le constatera dans un concert 100% russe où le virtuose dirigera également la formation de chambre helvète. Au menu, des classiques réarrangés pour orchestre à cordes comme la sombre Sonate pour violon et piano écrite par Chostakovitch alors que Brejnev prend l’URSS dans sa paume glacée et le Souvenir de Florence où les atmosphères toscanes croisent l’âme russe. Plus rare est Moz-Art à la Haydn de Schnittke, géniale pièce « polystylistique » – comme la qualifia son auteur – en forme de collage ludique dans lequel se superposent des strates musicales. Entre noirceur et lyrisme, s’y rencontrent la Symphonie n°40 de Mozart et la Symphonie n°45 “Les Adieux” de Haydn. (H.L.) la Maison du Peuple (Belfort) mardi 7 février À www.legranit.org n la Martinskirche (Bâle), samedi 11 février E www.kammerorchesterbasel.ch www.renaudcapucon.com

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MAISONS D’OPÉRA

un fou amoureux Une histoire d’amour (un peu) et de folie (beaucoup) pleine de souffrances : tel est le résumé lapidaire du Werther de Massenet monté par Paul-Émile Fourny avec une distribution 100% francophone.

Par Hervé Lévy Maquettes des décors de Benoît Dugardyn

À l’Opéra-Théâtre de Metz Métropole, du 3 au 7 février www.opera.metzmetropole.fr À L’Opéra de Massy, vendredi 24 et dimanche 26 février www.opera-massy.com À l’Opéra de Reims, dimanche 19 et mardi 21 mars www.operadereims.com

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our Paul-Émile Fourny, « Werther est l’opéra de Massenet par excellence », où s’exprime avec tant d’élégance ce “romantisme à la française” pétri à la fois d’une intimité toute en transparences et de références wagnériennes avec ses airs à la puissante modernité. Pour le directeur de l’Opéra-Théâtre de Metz Métropole, il s’agit « plus de l’histoire d’un fou qui devient amoureux que de celle d’un amoureux fou ». Il considère ainsi Werther comme un « homme au caractère en dents de scie qui va fixer sa névrose morbide sur Charlotte. Sa démence va le mener au suicide. » Pour porter cette vision pathologique du personnage de Goethe, le metteur en scène a imaginé « un immense tableau évoluant au fil de ses obsessions ». Le premier acte, par exemple, est un jeu permanent entre rêve et réalité : la maison du Bailli dans laquelle Werther rencontre sa bien-aimée est en fait une gigantesque toile qu’il revient admirer jusqu’au vertige dans un musée. Peu à peu, les personnages s’animent et lui parlent. « Il est sur le fil du rasoir. Est-il fou ? Construit-il un récit fantasmatique ? » La métaphore picturale se

poursuit ensuite dans des univers inspirés de Magritte. Le spectateur est plongé dans les visions démentes de Werther, « projections mentales entre rêve et réalité ». Comme dans La Rose pourpre du Caire, Charlotte, pour sa part, sort au sens propre du tableau où elle est enfermée par devoir parce qu’elle « est contrainte, par le poids des traditions et par un modèle social déniant à la femme le droit de disposer d’elle-même, à épouser un homme qu’elle n’a pas choisi », alors qu’elle aime Werther. Symboliquement, elle échappe ainsi à son emprisonnement. Un des défis majeurs relevés par Paul-Émile Fourny est en outre d’avoir choisi une distribution 100% francophone pour cette œuvre – option évidente, mais qui inexplicablement n’est pas le lot commun du genre… ce qui occasionne bien des massacres – privilégiant la fraîcheur des prises de rôles avec des « artistes totalement vierges vis-à-vis des personnages ». Dans le rôle-titre, on retrouvera ainsi le ténor Sébastien Guèze (impeccable Faust il y a quelques années) tandis que Charlotte sera incarnée par la mezzo canadienne Mireille Lebel, au timbre éclatant et glamour.


intolérance Trop rarement donné, l’archétype du “grand opéra à la française” qu’est La Juive de Fromental Halévy est présenté a l’Opéra national du Rhin dans la mise en scène de Peter Konwitschny. Plongée dans un plaidoyer contre les extrémismes. Par Hervé Lévy Photo d’Annemie Augustijns / Opéra Vlaanderen Anvers / Gand

À L’Opéra (Strasbourg), du 3 au 14 février À La Filature (Mulhouse), vendredi 24 et dimanche 26 février www.operanationaldurhin.eu Rencontre avec le chef d’orchestre Jacques Lacombe et Rachel Harnisch qui incarne Rachel, 02/02 (18h), à la Librairie Kléber (Strasbourg)

L

e résumé du propos de La Juive est sans appel : « Il s’agit uniquement de révéler les mécanismes qu’utilisent les uns pour chercher à détruire les autres, tandis que ces derniers veulent à leur tour… S’y ajoute évidemment la manière dont on invente de nouvelles formes d’inhumanité », décrit le metteur en scène allemand Peter Konwitschny. Succès foudroyant en 1835, cet opéra de Fromental Halévy (représenté plus de 500 fois à Paris durant les 50 ans qui suivirent sa création) empli de scènes spectaculaires ou d’airs pyrotechniques connaît un regain d’intérêt ces dernières années après une très longue éclipse. La raison d’un tel revival tient notamment à des personnages brûlants d’actualité incarnant le fanatisme religieux, qu’il soit juif avec Éléazar ou chrétien avec le Cardinal Brogni, même si la vision de Rachel vêtue d’une ceinture d’explosifs renvoie plus au totalitarisme islamique. L’histoire ? C’est celle de Rachel, Chrétienne sauvée des flammes toute enfant et élevée par Éléazar qui

lui cache ses origines. Elle tombe amoureuse d’un Juif qui n’en est pas un, mais un prince marié, et finira condamnée au bûcher par son (vrai) père devenu Cardinal. Vous suivez ? Entre luttes de pouvoir, conflits religieux et quête d’identité, l’intrigue de La Juive est complexe : brocardant tous les extrémismes, elle se déploie dans une mise en scène au dispositif simple – des tubes évoquant les barreaux des prisons mentales des protagonistes et de magistraux vitraux qu’on croirait sortis d’une cathédrale gothique – et au dramatisme renforcé par la présence massive et régulière des choriste dans la salle. Utilisation d’artefacts astucieux (des gants bleus pour les Chrétiens, jaunes pour les Juifs) et d’accessoires aussi incongrus qu’une baignoire ou scènes choc telle la fabrication de ceintures d’explosifs à la chaîne : la mise en scène de Peter Konwitschny tape juste, renvoyant le public du XXIe siècle à sa propre version de l’intolérance religieuse et à ses questionnements intérieurs. Poly 195

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MAISONS D’OPÉRA

sacré graal

© Guillaume Bonnaud

Avec pour vocation de ressusciter de rares « opéras bouffons », il était logique que la compagnie de théâtre lyrique Les Brigands croise le chemin du Palazzetto Bru Zane, centre dédié à la musique romantique française installé à Venise auquel on doit de belles redécouvertes prouvant que la musique du XIXe siècle fut aussi celle de Félicien David ou de Louis-Ferdinand Hérold. Ensemble, ils proposent Les Chevaliers de la Table ronde de Hervé, pseudo du grand rival d’Offenbach, Louis-Auguste-Florimond Ronger. Une partition efficace, rythmique et parodique à la fois, est au service d’une histoire loufoque où l’on croise Mélusine, Lancelot, Merlin mais aussi la Duchesse Totoche et un quarteron de chevaliers parfaitement ridicules. Le metteur en scène Pierre-André Weitz (qui enseigne la scénographie à la HEAR) installe ce vaudeville dans une atmosphère déjantée qui lui sied parfaitement : les rayures zébrées noires et blanches sont omniprésentes – comme si Buren s’était converti au burlesque – et les anachronisme abondent. Est-ce bien raisonnable d’être chaussé de baskets lorsqu’on porte armure ? (H.L.) u Théâtre Ledoux (Besançon), samedi 4 et dimanche 5 février A www.les2scenes.fr www.lesbrigands.fr

fantastique

L’objectif de la compagnie L’Envolée lyrique ? Rendre l’opéra accessible au plus grand nombre ! Mission accomplie avec cette version des Contes d’Hoffmann dont la partition a été réduite et arrangée (pour piano et ensemble violon, violoncelle & flûte) et le livret adapté pour sept chanteurs, danseurs comédiens et musiciens. On y retrouve toute la jubilatoire et poétique substance de l’œuvre d’Offenbach dans une atmosphère très XIXe siècle imprégnée de l’univers de Musset et évidemment des œuvres d’E.T.A. Hoffmann. Dans une taverne peuplée de chansons à boire, la muse de la poésie veut que le héros se consacre pleinement à elle. Le voilà lancé dans une sarabande fantastique où il rencontrera la poupée Olympia, automate glam’ créé par un scientifique dingo, la tragique Antonia qui ne peut chanter sans mourir et la courtisane Giulietta désirant lui dérober son reflet ! (H.L.)

L’Illiade (Illkirch-Graffenstaden), vendredi 10 février À www.illiade.com ux Tanzmatten (Sélestat), dimanche 12 février A www.tanzmatten.fr – www.envoleelyrique.fr

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© DR

L’Espace Rohan (Saverne), jeudi 9 février À www.espace-rohan.org



musique classique

romantismes

À l’occasion de ce concert de l’Orchestre philharmonique de Strasbourg, Marko Letonja invite le public à découvrir Nobuyuki Tsujii, un des plus incroyables virtuoses de la planète. Lauréat du prestigieux concours international Van Cliburn (2010), le pianiste japonais est aveugle de naissance : vibrantes d’intériorité et de musicalité, ses prestations sont de véritables miracles où l’auditeur est catapulté au cœur d’une autre dimension. Vérification à venir avec le Concerto pour piano et orchestre de Grieg aux résonances schumaniennes. À côté de cette pièce pleine de grâce et de légèreté, pétrie d’un lyrisme nordique – avec notamment l’utilisation du halling, danse folklorique norvégienne – le public pourra expérimenter d’autres facettes du romantisme, qu’il soit “à la française” avec l’Ouverture du Corsaire de Berlioz ou puissamment germanique. La soirée s’achèvera en effet avec la Symphonie n°3 de Schumann, errance inspirée et exaltée sur les rives du Rhin. (H.L.) © Yuji Hori

u Palais de la Musique et des Congrès (Strasbourg), jeudi 9 et venA dredi 10 février n la Martinskirche de Bâle, mardi 14 février E www.philharmonique-strasbourg.eu www.nobupiano1988.com

Souvent, les titres des soirées symphoniques sont des attrapetout qui sonnent creux. En utilisant le célèbre fragment du Lac de Lamartine Ô temps ! Suspends ton vol, l’Orchestre Victor Hugo Franche-Comté et Jean-François Verdier frappent cependant juste. La temporalité semble en effet abolie pendant ces deux heures de concert où trois fulgurantes pages des années 1970 sont enchâssées entre des monuments mozartiens interprétés par François Chaplin, les Concertos pour piano n°23 (dont le sombre Adagio est un véritable tube utilisé dans de nombreux films comme Le Nouveau monde de Terrence Malick) et n°24. Entre ces deux éternités se découvrent le Tempus fugit, impitoyable compte à rebours extrait de la Symphonie n°4 “Nostalgique” d’Einar Englund, et la pulsation obsédante des claves de Steve Reich dans Music for pieces of wood. Au cœur du programme se trouve la lumineuse et ascétique quête d’Arvo Pärt avec son émouvant et planant Cantus in memoriam Benjamin Britten. (H.L.) 46

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© Gilles Pautigny

a question of time

La Mals (Sochaux), mercredi 15 février À www.mascenenationale.com u Théâtre Ledoux (Besançon), jeudi 16 février A www.scenenationaledebesancon.fr u Théâtre (Lons-le-Saunier), vendredi 17 février A www.scenesdujura.com www.ovhfc.com



utopies partagées À L’Aubette 1928 et au MAMCS, Hétérotopies donne un coup de projecteur sur les avant-gardes du XXe siècle, explorant le regard que les artistes contemporains portent sur elles. Par Charlaine Desfete

Au Musée d’Art moderne et contemporain de Strasbourg et à L’Aubette 1928, jusqu’au 30 avril www.musees.strasbourg.eu

Légende Cyprien Gaillard, Pruitt-Igoe Falls, 2009 Courtesy Sprüth Magers / Bugada & Cargnel, Paris / Laura Bartlett Gallery London

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étérotopies ? Forgé par Michel Foucault au cours d’une conférence sur les « espaces autres », ce concept désigne un “lieu de l’utopie”. Pour Camille Giertler, commissaire de l’exposition, « L’Aubette est un exemple de cette définition ». C’est dans cet espace qu’elle a invité Ryan Gander à intervenir autour de la notion de modernité. Il présente six œuvres créées in situ rassemblées sous le titre La Joute, rappelant la confrontation entre les théories de Theo Van Doesburg et de Mondrian, mais également le lien entre le site et les créations du plasticien. « J’ai découvert son travail au Palais de Tokyo. Il présentait les objets importants pour lui sur un tapis roulant. L’un d’eux était le cendrier de L’Aubette. L’idée est donc venue de l’inviter ici », explique la curatrice. L’objectif de cette exposition est de montrer comment les idéaux des avant-gardes d’après la Première Guerre mondiale rejaillissent chez les dix plasticiens contemporains : Edi Rama, par exemple, crée une utopie à Tirana en repeignant les façades des immeubles de sa ville. Il cherche à intégrer sa pratique artistique dans la société et le quotidien des citoyens, tout comme le souhaitaient les artistes de la modernité. La cou-

leur est donc utilisée comme un processus de reconstruction, même si la vidéo d’Anri Sala montre les limites de son projet en captant l’état délabré de la rue. Haegue Yang, quant à elle, travaille sur les aspects formels développés par les artistes de cette époque, tels que la géométrie et la couleur. Le spectateur est invité à actionner les œuvres participatives afin de dévoiler la réelle dimension de ses accrochages de grelots combinant le mouvement, le son et le fond coloré. Cyprien Gaillard conclut cette exposition avec sa vidéo Pruitt-Igoe Falls montrant la destruction d’une barre d’immeubles de Glasgow. Celle-ci rappelle la démolition de Pruitt-Igoe aux États-Unis, ensemble de constructions emblématiques des années 1950, dont la chute symbolise « la mort de l’architecture moderne » selon Charles Jencks. Cette chute marquerait la fin des utopies des années d’après-guerre. Lors de sa déambulation, le spectateur pourra se rendre compte de la manière dont les artistes s’approprient et adaptent les concepts des avant-gardes du XXe siècle à notre monde actuel, en présentant les réussites ainsi que les limites.


exposition

Autoportrait, 1887, Nancy, Musée des Beaux-Arts © Ville de Nancy, cliché G. Mangin

friands de friant

Le Musée des Beaux-Arts de Nancy consacre une rétrospective à Émile Friant (1863-1932) rassemblant plus de 200 pièces, dont la célébrissime Toussaint (1888), toile pouvant être considérée comme le chant du cygne du naturalisme, ou les fantastiques Canotiers de la Meurthe (1887). Compositions se rapprochant de Manet ou Degas, influences symbolistes ou délicates références à Fantin-Latour : l’art du peintre, graveur et sculpteur ne se laisse pas réduire à un courant. La dernière partie de l’exposition montre en outre le regard d’artistes contemporains sur son œuvre, que ce soit François Malingrëy, Edwart Vignot avec une installation mémorielle ou Jochen Gerner qui livre une réinterprétation géologique de La Douleur (1898), dans laquelle d’étranges mégalithes remplacent les masses sombres originelles. (P.R.) u Musée des Beaux-Arts (Nancy), jusqu’au 27 février A www.mban.nancy.fr

Michael Müller, Hermes & Hermaphroditos, 2015

concept store

Artiste contemporain berlinois majeur, Michael Müller fait la réouverture de la Staatliche Kunsthalle Baden-Baden avec SKITS, solo show sous-titré de manière intentionnellement plate et informative 13 Expositions dans 9 Salles. Le parcours immersif entraîne le visiteur à déambuler sur une immense plage de sable chaussé, s’il le souhaite, de talons aiguilles, à entrer par une porte fort étroite dans ce qui ressemble à une station de métro grecque aux murs noircis de suie ou à patauger dans la boue… Entre temps, il aura croisé d’étranges axolotls albinos et des mannequins noirs devisant au bord d’un bassin vide, recouvert de moquette, vu des dessins pornos, apprécié des œuvres faites de bois, textile et sperme au titre explicite (I’ll Fuck my boyfriend in the shower) ou encore erré dans une improbable installation baignée d’une lumière rougeâtre. Vous assemblez ces 1 001 morceaux et obtenez une réflexion conceptuelle sur l’humanité dans laquelle chacun trouvera une parcelle de joie. (R.Z.) la Staatliche Kunsthalle (Baden-Baden), jusqu’au 19 février À www.kunsthalle-baden-baden.de — www.studiomichaelmueller.com

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Tomi Ungerer, Sans titre (En attendant Godot 10), 2009 Collection Würth, Inv. 14353

bêtes de foire Pour sa quatorzième édition, art KARLSRUHE s’annonce protéiforme et dense. Coup de projecteur sur quelques moments clefs de la foire internationale d’Art moderne et contemporain. De Tomi Ungerer à Jonathan Meese.

Par Hervé Lévy

Au Parc des expositions (Karlsruhe), du 16 au 19 février www.art-karlsruhe.de

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Voir Poly n°134 www.jonathanmeese.com

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es chiffres à donner le vertige et une qualité qui positionne la manifestation dans le peloton de tête du bassin rhénan, tout juste derrière Art Basel : 35 000 m2, quatre halls immenses et lumineux, 210 galeries venues de 12 pays présentant la crème de la crème de l’Art moderne et contemporain, 50 000 visiteurs attendus… Le cru 2017 d’art KARLSRUHE promet d’être particulièrement riche avec son lot d’événements à ne pas rater comme Retour de Paris, exposition rassemblant les œuvres des bour-

siers allemands qui ont pu, depuis trente ans, séjourner dans la Cité internationale des Arts de la capitale française.

For ever Tomi

Pour son 85e anniversaire, Tomi Ungerer sera sous le feu des projecteurs avec une rétrospective mettant en lumière son talent protéiforme à travers la prestigieuse collection de l’entrepreneur allemand Reinhold Würth rassemblant 240 pièces de l’artiste alsacien à qui il est lié par une belle amitié. Le visiteur y


appréciera la multiplicité des moyens utilisés par le prolifique créateur qui juge qu’avec les collages « il est possible de taper plus dur ! J’en ai fait au moment de la Guerre du Vietnam ». Il s’y est remis récemment : on avait découvert cette nouvelle facette de son talent dans l’exposition de 2010 intitulée Éclipse de la Kunsthalle Würth de Schwäbisch Hall1, la plus importante de la planète jusqu’à présent (avec 650 œuvres présentées). Dans la série En attendant Godot d’inspiration clairement surréaliste, est par exemple détourné avec finesse le logo de Pathé-Marconi, la fameuse Voix de son Maître : une douzaine de chiens regardent, dubitatifs, un tourne-disque évoquant une poubelle. Impavides et apaisés, ils semblent attendre… la mort. Également présentés, des sculptures – un autre aspect de l’art de Tomi trop mal connu – et autres assemblages d’objets comme des pelles anthropomorphes qui semblent vous regarder, l’œil mouillé. On allait oublier… les dessins représentatifs du « caméléonisme » de l’artiste : manifeste politique en forme de critique acerbe de la société de consommation avec femmes mortifères et angoissantes en robe de soirée, un verre cocktail à la main, huiles postexpressionnistes des années 1960 comme le très bel Homme aux lunettes, sexy dominas ou encore compositions réalisées pour des livres pour enfants au succès mondial tels Otto ou Les Trois brigands. En quelques mètres carrés, le visiteur peut arpenter toute la création de Tomi… ou presque.

nuateur dark de Basquiat, il fusionne dans un grand melting-pot références politiques (avec un tropisme totalitaire, lui qui appelle à la « Dictature de l’Art ») comme ses compatriotes Lüpertz ou Kiefer, culture populaire, ésotérisme alambiqué, syncrétisme mythologique ou encore création langagière (voir les concepts et néologismes qu’il forge en lettres gothiques sur son site Internet2). L’actuelle exposition présentée à Montpellier (Carré Sainte-Anne, 15/02-30/04) reflète toutes ses préoccupations… Son titre Dr. Merlin de Large, Marquis Zed de Baby-Excalibur est déjà tout un programme puisqu’il mêle légende arthurienne, Stanley Kubrick, John Boorman et Marquis de Sade. Meese est décidément un drôle de paroissien.

Meese noir

Autre temps fort, la remise du prix Hans Platschek à Jonathan Meese, enfant terrible de la scène allemande dont les œuvres grotesques et inquiétantes partent dans toutes les directions puisqu’il est à la fois peintre, vidéaste, performer et bien plus encore. Le trublion de 46 balais, au look mêlant hard rock tendance Motörhead et gourou de secte post-apocalyptique version Raël, fait feu de tout bois à grand renfort de provocs remplies de croix gammées, de casques à pointe ou de saluts nazis… Ce qui fait désordre, pue le soufre et l’a sans doute privé d’un Parsifal à Bayreuth en 2016 qu’on lui a retiré parce que sa mise en scène était trop chère selon la version officielle. Lui balançait : « Meese n’a pas échoué face à Wagner, c’est Bayreuth qui a échoué face à Meese. » Actionniste rappelant les meilleurs heures de Schwarzkogler et compagnie, expressionniste ayant digéré des strates de l’Histoire du XXe siècle, conti-

Jonathan Meese © Jan Bauer

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exposition

L’artiste belge Joëlle Tuerlinckx (née en 1958) imagine des installations questionnant autant le lieu que la notion même d’exposition. Pour Nothing for Eternity, elle a étudié en détail l’espace architectural du Museum für Gegenwartskunst et son ancrage symbolique. Elle y introduit sa manière de travailler et de concevoir l’art à partir de fragments basiques, pièces trouvées ou objets du quotidien sauvés et archivés depuis plus de trente ans. Ces “éléments du réel” sont les pierres angulaires d’une création fondée sur l’observation et l’expérimentation permettant une relecture visant à comprendre et à montrer les choses au-delà de leur banalité apparente et donc à transcender leur fonction originelle. Disques de différentes matières posés au sol, murs tapissés de papier argenté, vitrines remplies de dessins… C’est un étrange cabinet de curiosités contemporain que propose cette glaneuse. (R.Z.) u Museum für Gegenwartskunst (Bâle), jusqu’au 26 février A www.kunstmuseumbasel.ch

Jonas Delaborde, Principles of Hyperion’s inner architecture applied to Earth dogs uprising, 2016, dessin

nocturama

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Nous songeons à un film de SF où des zombies s’apprêtent à attaquer les nantis blottis dans leur tour d’ivoire ou au dernier Bonello, décrivant les attentats perpétrés simultanément à Paris par des jeunes gens révoltés contre le grand capital. Jonas Delaborde et Thierry Liegeois décrivent des situations proches (fictives, mais faisant un évident écho à l’actu), avec un dispositif identique (une installation + une vidéo), même si leurs propos sont plastiquement très différents. Dans une fiction pouvant évoquer une « théorie du complot », selon les mots d’Anne Giffon-Selle, nouvelle directrice du 19, Centre régional d’Art contemporain de Montbéliard, Delaborde met en scène un groupuscule révolutionnaire souhaitant « prendre la main sur de riches quartiers brésiliens, totalement sécurisés ». Liegeois s’intéresse quant à lui à une histoire ouvrière locale, avec un film tourné sur les voies de chemin de fer de la ligne Voujeaucourt / SaintHippolyte déclassée en 1973 puis utilisée par Arcelor-Mittal jusqu’en 2010. Ainsi, l’exposition Off-Cells met en lumière l’intérêt que portent les deux plasticiens pour les cultures urbaines et vernaculaires, l’underground et les guérilleros des temps modernes. Une double réflexion sur « le pouvoir du langage ». (E.D.) u 19 (Montbéliard), du 4 février au 23 avril A www.le19crac.com

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© Gina Folly / Kunstmuseum Basel

beyond



PHOTO

fragments sauvés Sous l’intitulé Authentique Primitif, le CCAM présente une rétrospective consacrée à l’immense Jacques Henri Lartigue, rassemblant des images prises entre 1902 et 1944.

Par Hervé Lévy

À la Galerie Robert Doisneau du Centre Culturel André Malraux (Vandoeuvre-lès-Nancy), du 7 février au 18 mars www.centremalraux.com

Légende Le podoscaphe, Rico Broadwater, Gugy Khun, Lisbeth Thomas, Deauville, 1917

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ne Delage filant, flèche aux accents futuristes, sur le circuit de Dieppe juste avant la Première Guerre mondiale. Suzanne Lenglen s’entraînant, bondissante et distinguée, à Nice, dans les années 1920. Deux élégantes des Années folles baguenaudant au Bois de Boulogne. Trois amis surfant sur l’écume des vagues avec un fier podoscaphe… Les clichés de Jacques Henri Lartigue (1894-1986) sont devenus des icônes du XXe siècle, alors que leur auteur rêvait de devenir… peintre. Celui qui a réalisé le portrait officiel de VGE en 1974 accède à la célébrité tardivement, à l’âge de 69 ans, lorsque John Szarkowski lui consacre une exposition au Museum of Modern Art de New York où il est tout jeune conservateur pour la photographie, affirmant alors : « Il percevait ce qu’il y a de passager dans les images créées par des accidents de formes qui se chevauchent, de formes qui sont interrompues par le bord de l’image, impossible à répéter. Voilà l’essence même du regard photographique moderne : ne pas voir des objets mais la projection de leurs images. ». Depuis l’âge de huit ans, ce fils de famille (très) aisée, photographie sans relâche tout ce qui l’entoure, tentant de

saisir par tous les moyens possibles (clichés, mais aussi carnets où se mêlent écriture et dessin) le temps qui passe pour en préserver une trace : « Je voudrais tout attraper même l’inattrapable », affirmait-il. Les images de ce dilettante génial ne sont pourtant pas que la chronique mondaine d’une existence oisive, traversant avec insouciance crises et guerres. Point de superficialité, mais de la spontanéité à revendre et une incroyable capacité à retranscrire le mouvement et la vitesse : on dirait que le terme instantané a été inventé pour désigner les œuvres de cet « authentique primitif » – comme le décrivait John Szarkowski – qui en cela pourrait faire figure de modèle des papes de la Street Photography, Garry Winogrand ou Lee Friedlander. Ce n’est pas un hasard non plus s’il était lié par une relation d’estime réciproque avec Robert Doisneau. Construites avec rigueur et complexes à souhait sous des apparences de simplicité et de désinvolture, les images du photographe que Richard Avedon admirait plus que tout autre sont une tentative pleine de panache de lutter contre l’impermanence des choses et de retranscrire l’émerveillement d’être au monde.


agenda expositions

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Statuette d’un âne avec inscription votive, Arabie du Sud © The Trustees of the British Museum, London

Magritte, La Lampe philosophique, 1936, collection privée © VG Bild-Kunst, Bonn

Paul Morrison & Jost Münster

Un musée imaginé. Et si l’art disparaissait ?

Deux représentants de la peinture britannique actuelle se confrontent. Tandis que Morrison joue avec l’urbanisme dans ses compositions abstraites, le cosmos de Münster s’inspire du fantastique enfantin.

Inspiré de Fahrenheit 451, cette exposition imagine un monde en 2052 qui a pu sauver seulement quelques œuvres clefs de l’humanité face à la censure. Une coopération du Centre Pompidou, de la Tate Liverpool et du MMK Francfort.

03/02-30/04, Stadtgalerie Saarbrücken www.stadtgalerie.de

Jusqu’au 27/03, Centre Pompidou Metz www.centrepompidou-metz.fr

Magritte, la trahison des images

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Première exposition individuelle depuis vingt ans en Allemagne à se consacrer au surréaliste belge et à explorer sa relation avec la philosophie de son temps. 10/02-05/06, Schirn Kunsthalle (Francfort sur le Main) www.schirn.de

Images de la Forêt Noire

Night Shift Le duo d’artistes allemand FORT présente des œuvres récentes produites au cours d’une résidence à New York. Leurs objets du quotidien mis en situation dans l’espace d’exposition créent un sentiment de surréalisme inquiétant. Jusqu’au 09/04, Casino Luxembourg www.casino-luxembourg.lu

Grammaire sentimentale

Un panorama étonnant de peintures, dessins et photographies, sur les traces d’une forêt qui fut formée par la main de l’homme à partir de 1806 et inspira un nouvel intérêt pour la nature chez les artistes.

Un fil d’Ariane guide le visiteur à travers l’œuvre complexe et multiforme de Gérard Collin-Thiébaut qui ne cesse de s’interroger sur son propre statut et celui de l’art.

Jusqu’au 26/02, Städtische Galerie (Karlsruhe) www.staedtische-galerie.de

Jusqu’au 24/04, Frac Franche-Comté (Besançon) www.frac-franche-comte.fr

Nouvelles de l’île des bienheureux : art et culture en Autriche depuis 1850

Arabie Heureuse ? Mythe et réalité au pays de la Reine de Saba

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À travers divers médias cette exposition s’interroge sur la possibilité de construire une identité nationale dans un pays multiculturel comme l’Autriche.

L’Arabie du Sud et plus précisément l’actuel Yemen ont joui dans l’Antiquité d’une richesse extraordinaire, qui inspira certainement le mythe de la Reine de Saba qui est exploré ici.

Jusqu’au 05/03, Musée du Château des Ducs de Wurtemberg (Montbéliard) www.montbeliard.fr

Jusqu’au 02/07, Antikenmuseum (Bâle) www.antikenmuseumbasel.ch

Mutations urbaines : la ville est à nous !

De la tête au pieds. La figure humaine dans la Collection Würth

Cette exposition explore la problématique de la démographie croissante et de l’urbanisation sous des aspects technologiques, humains et symboliques : quelle ville pour demain ?

À travers des œuvres clefs de la fin du XIXe siècle à nos jours, cette exposition se consacre au corps et notre relation avec lui. Le corps idéal, la mortalité, le féminin, la recherche de soi.

Jusqu’au 05/03, Cité des Sciences et de l’Industrie (Paris) www.cite-sciences.fr

Jusqu’au 10/09, Musée Würth (Erstein) www.musee-wurth.fr Poly 195

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les vingt prometteuses Ouvrage qui fait déjà référence, Metz au temps de l’Art déco narre deux décennies de la vie d’une ville : entre 1919 et 1939, la cité lorraine connait un bourgeonnement architectural allant dans toutes les directions. Visite guidée.

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Par Hervé Lévy

Metz au temps de l’Art déco est paru chez Serge Domini (45 €) www.serge-domini.fr

Légendes 1. 110-112 rue de la Ronde, détail de la façade. Coll. part. 2. Façade de la CPAM, rue Haute-Seille. Cliché C. Legay Page de droite, détail du décor de l’entrée du 30 rue Pasteur. Coll. part.

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a période « allant de 1919 à 1939 est le chaînon manquant dans l’étude de l’histoire urbaine de Metz », affirme la plasticienne et coloriste urbaine Christiane Massel, auteur avec Christiane Pignon-Feller (à qui l’on doit l’indépassable Metz, 18481918, Les Métamorphoses d’une ville) et Pierre Maurer d’une somme de près de 300 pages sur une quasi terra incognita demeurée en arrière-plan des ères dorées que sont le XVIIIe siècle et la période impériale (1871-1918). Et pourtant ces “vingt prometteuses” furent fécondes, comme si la République avait souhaité faire une vitrine de la cité tout juste revenue dans le giron national. C’est « une épopée architecturale éclectique » qui est ici narrée avec intelligence, de l’urbaniste (avec le plan Prost) aux matériaux utilisés, où triomphe le fer forgé, en passant par la riche ornementation. En cela, le fascinant couple formé par un atlante et une cariatide qui soutient une ancienne boucherie (30 rue Pasteur) est une absolue réussite mêlant douceur et rugosité. « À cette époque, les architectes vont tous azimuts. Il s’est passé à Metz des choses extraordinaires qui ont marqué son image actuelle et que les Messins ne connaissaient pas. »

Ce bourgeonnement architectural part dans toutes les directions avec une volonté première de refranciser la cité : surgissent alors des édifices historicistes rappelant la France du XVIIIe siècle. Ce seront les seuls regards vers le passé… Les styles se mêlent : Art nouveau tardif où des efflorescences végétales se combinent avec la rigueur géométrique des lignes, régionalisme représentatif d’une tendance bien ancrée dans la France des années 1930 ou, bien évidemment, Art déco comme un immeuble aux volumes caractéristiques (10 rue Henry Maret) et aux balcons courbes. Globalement marquées par un « refus des productions passéistes », ces vingt années pourraient être symbolisées par l’Église Sainte-Thérèse de l’Enfant Jésus, illustration de la modernité messine d’alors puisque le projet néo-byzantin d’Émile Besch, pourtant lauréat du concours, est retoqué au profit d’un édifice en avance sur son temps signé RogerHenri Expert, à la semblance d’un vaisseau de la foi dont le clocher-mât est un immense bâton de pèlerin de 70 mètres de haut.


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tel quel En ce début d’année, Abdellah Taïa * signe Celui qui mérite d’être aimé : un roman épistolaire sans concession sur les mécanismes de domination régissant les rapports filiaux et amoureux.

Par Thomas Flagel Photo d’Hermance Triay

Paru au Seuil (15 €) www.seuil.com

Lire La Rivière sans retour autour de son roman Infidèles dans Poly n°151 ou sur poly.fr

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onnu pour ses prises de position en faveur des droits des homosexuels et de la liberté, Abdellah Taïa poursuit depuis Paris la remise en cause de l’archaïsme du régime marocain et des valeurs traditionnalistes. En 2009, il se plaçait en première ligne : dans le magazine TelQuel, révélant son homosexualité dans une lettre à destination de sa mère, devenant par là même une figure de proue, contestataire et critique. Son dernier roman contient dès son titre – Celui qui est digne d’être aimé – la faille existentielle née de la cruauté des êtres. Celle d’être rejeté, abusé, manipulé, dressé. Sali, honni, vomi, banni. Celle de ne pas être reconnu pour ce que l’on est. Jamais. De ne pas être protégé de la violence de la vie par ceux qui nous la donnent. Ou nous la font entrevoir plus belle un instant. Un instant seulement. Tel un piège. Abdellah Taïa nous ramène à Salé, dans les faubourgs de Rabat. Dans ce maudit quartier d’Hay Salam où il a grandi sous le joug d’une mère dictatrice. La première des quatre lettres de son livre lui est adressée, cinq ans après sa mort, en 2015. Il y décrypte avec une rancœur lucide la domination subie par son père, le bruit de leurs ébats et les nondits d’une activité sexuelle présentée comme “la chose”. Une mère ayant érigé comme règle du jeu et du monde la cruauté, ayant jeté dans l’oubli ce mari auquel elle refusa sur le tard toute relation charnelle sans que cela

n’étouffe l’adoration dont elle jouissait. Son fils Ahmed, narrateur et double du romancier, en garde une jalousie furieuse, une froideur, un côté calculateur et dominateur n’étant qu’un moyen de fuir toute attache. De se fuir soi. Loin. Très loin. Ahmed reçoit ensuite une longue missive de Vincent, amant d’un jour décryptant le savoir-faire d’un jeune homosexuel sachant instiller le désir et le mystère pour faire chavirer le cœur à la première rencontre, pourtant incapable d’arrêter la course effrénée vers une solitude le consumant. D’accueillir en soi l’amour de l’autre. Simplement. Puissante est la lettre de rupture qu’il laisse à Emmanuel, l’universitaire qui abusa du petit marocain pauvre de 17 ans qu’il était avant de lui donner la chance de sa vie : un avenir en France, où il le transformera « en petit pédé parisien bien comme il faut » dont on remplacera le nom par le moins typé Midou. Qui devra tout faire comme lui : lire, penser, aimer, vivre. Une forme d’insupportable post-colonialisme bienséant dont la dernière lettre, fictive mais non moins bouleversante, témoigne elle aussi sans fard et chemine avec nous longtemps après avoir refermé le livre. Lahbib, son frère aîné, y explique son impossibilité de vivre, l’âme fracassée par Gérard et ses amis, riches français aux postes importants auxquels il vend son corps. La détresse qui sépare. L’humiliation qui égare. Le silence comme un cri.



et plus bas et plus haut Noyée dans la neige et le brouillard, cette promenade parfois illuminée d’un fulgurant soleil, entraîne le randonneur au cœur du Ban de la Roche. Sur les sentiers, nous sommes accompagnés par l’ombre bienfaisante d’Oberlin et celle, plus inquiétante, de Lenz.

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PROMENADE

Par Hervé Lévy Photos de Stéphane Louis pour Poly

* Voir la chronique de l’ouvrage Waldersbach de Sylvain Maestraggi autour du voyage de Lenz dans la vallée dans Poly n°174 ou poly.fr

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ne neige lourde étreint Fouday. À cette heure blafarde, une lumière molle baigne le village de la vallée de la Bruche : avec son austérité, le Temple protestant est une présence angoissante. Dans le jour naissant, le petit cimetière où repose Jean-Frédéric Oberlin (1740-1826) – sous une croix où l’on peut lire dans le fer forgé l’émouvante inscription Papa Oberlin – est charmant. Il est le point de départ d’une randonnée explorant le Ban de la Roche où le pasteur humaniste laissa son empreinte. La montée est agréable au-dessus de la Schirgoutte, joli ruisseau presque pris dans les glaces. La neige tombe de plus en plus drue : alors que nous croyions marcher sur une route forestière, un panneau sorti des années 1960 informe que nous randonnons sur la Départementale 57 et entrons dans Waldersbach. Pas une habitation en vue, cependant sur cette route sortie de nulle part. Serions-nous dans la quatrième dimension ? Le froid extrêmement vif jouerait-il des tours à nos esprits embrumés ? Même s’il est encore un peu tôt, une rasade de Skënderbeu s’impose, sorte de cognac albanais que les facétieux autochtones nomment brandy, dans un tropisme british. Rugueux mais gouteux. Avec modération, cela va sans dire, à neuf heures du mat’. Précis, pointu, affûté, le breuvage requinque. Mission accomplie, même si on sait que c’est illusoire. Température extérieure : -9°C. Température ressentie : +12°C.

Lumières

Pelotonné autour de son temple, Waldersbach (où l’on découvre une des plus belles

Lada Niva qu’on ait jamais vues) porte encore les traces de l’action de Jean-Frédéric Oberlin, nommé en 1767 pasteur du Ban de la Roche, un ensemble alors très enclavé et fort déshérité de cinq villages – Bellefosse, Belmont, Fouday, Solbach et Waldersbach – où il songea autant au bien-être matériel de ses paroissiens qu’au salut de leur âme, menant une action multiforme toute entière résumée dans cet adage : « Et plus bas et plus haut ». Système éducatif pionnier avec conductrices de la tendre enfance pour les plus petits – l’école maternelle avant la lettre –, modernisation de l’agriculture grâce à l’introduction de nouvelles variétés de plantes et le développement de techniques novatrices, modernisation de l’artisanat et des moyens de communication… Oberlin fut un homme des Lumières et celles qu’il alluma rayonnent encore sur ces vallées austères. Sur les sentiers menant aux limites de Belmont, on croit apercevoir, dans une persistante nappe de brouillard, la silhouette de Jakob Lenz*. Il avait passé quelques semaines chez Oberlin en 1778 pour tenter de soigner le mal qui le rongeait qu’on ne nommait pas encore schizophrénie paranoïde. Le spectre de l’ami de Goethe flotte dans l’air glacé, évoquant de délicates réminiscences du Sturm und Drang. Et de repenser aux mots de Büchner qui écrivit une fulgurante nouvelle sur cet épisode : « Il poursuivait sa route avec indifférence, peu lui importait le chemin, tantôt montant, tantôt descendant. Il n’éprouvait pas de fatigue, mais seulement il lui était désagréable parfois de ne pas pouvoir marcher sur la tête. » Poly 195

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PROMENADE

Éblouissements

Arrivée à Bellefosse. La fatigue est vive. Cette promenade n’est guère ardue en été, mais les vingt centimètres et quelque de neige dans lesquels nous nous enfonçons rendent la progression pénible. La montée vers le château de la Roche, point culminant de la randonnée (820 mètres) est particulièrement pénible, d’abord dans une sapinière battue par les vents puis à l’abri des frondaisons. Ancien repaire de chevaliers brigands, il fut réduit et démantelé en 1469, après un siège mené par les troupes de l’évêque de Strasbourg Ruprecht et du Duc de Lorraine Jean II. Subsistent des ruines romantiques en diable que personne n’a encore eu le mauvais goût de dégager, relever, compléter, documenter, etc. On accède au sommet d’un vertigineux donjon faisant corps avec la roche en montant trois raides escaliers métalliques : le vent s’engouffre en amples bourrasques sur la terrasse sommitale. Le froid est coupant, mais le soleil a décidé d’être de la partie. Par flashs successifs, il illumine les sombres forêts faisant éclater des taches neigeuses formant d’éblouissants tapis stroboscopiques irritant une rétine habituée à la luminosité sourde de la mâtinée. Encore quelques minutes pour jouir du paysage et de cette alternance hallucinatoire entre clarté et ténèbres avant de redescendre se mettre à l’abri afin de se sustenter. Le retour est paisible avec un indispensable détour par une ferme dézinguée qu’on pourrait utiliser comme décor d’un épisode de Walking Dead avec ses murs effondrés et ces grafs tantôt pompeux – « Putain, ils ne respectent rien », s’exclame le plus réac’ de la bande –, tantôt drolatiques : « Fouday nous la paix ». Il fallait oser ! Une incursion à Blancherupt et nous voilà de retour à notre point de départ les sens un brin tourneboulés et l’esprit brinquebalant par l’exaltation ressentie face à ces miracles forestiers d’une merveilleuse évidence. Büchner, encore et toujours : « Lorsque la tempête écartait les nuages et y déchirait un lac d’un bleu limpide, que le vent se taisait, et que du fond des ravins et du faîte des sapins montait comme une berceuse ou un carillon (…), il sentait sa poitrine se déchirer, il se tenait haletant, le buste plié en avant, bouche bée, les yeux exorbités. Il lui semblait qu’il dût laisser pénétrer l’orage en lui et accueillir toutes choses, il s’étirait et s’étendait par-dessus la terre, il s’enfonçait dans l’univers : cette volupté lui faisait mal. » 62

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PROMENADE

Schirmeck 8 km

D

FOUDAY

Strasbourg 60 km

Le Trouchy

le ban de la roche Distance 15 km Temps estimé 4h30 (sans neige) Dénivelé 500 m

WALDERSBACH

Blancherupt

Ferme-auberge du Ban de La Roche

Temple BELLEFOSSE

Saint-Diédes-Vosges 35 km

© Jérôme Mondière

Château de La Roche

cocon

NORD

tout sur oberlin

Halte gastronomique d’exception et hôtel de charme, La Cheneaudière (Colroy-laRoche) renferme un formidable NatureSpa blotti au milieu des sapins. Plus de 2 000 m2 sur quatre étages sont dédiés au bien-être et au repos : trois piscines, quatre saunas, un grand hammam-ruche, une plage de micro-bullage, des douches à sensations, un bain polaire et le plus grand flotarium d’Europe… Dans le plus ancien Relais & Châteaux d’Alsace, se déguste en outre la cuisine de Roger Bouhassoun. Rigoureuse, sa partition culinaire pourrait se définir en une phrase : la tradition sublimée par une intense sensualité aux résonances localistes où se rencontrent les terroirs d’Alsace et de Lorraine dans une sarabande sensorielle de très haut niveau.

« Au Musée Oberlin, il ne s’agit pas de regarder de manière passive un objet, une image, un cartel, mais de percevoir, d’écouter, de lire, de construire, d’expérimenter, de manipuler, de raisonner, de ressentir et enfin de comprendre la divine complexité » du monde du célèbre pasteur. Tel est le credo d’une institution installée dans sa maison de Waldersbach où l’on découvre les mille et une facettes d’un homme qui œuvra 59 ans au Ban de la Roche… mais également ses talents artistiques (avec ses célèbres silhouettes) et des pièces étonnantes comme un crâne humain annoté, le plus ancien herbier d’Alsace ou encore des jouets éducatifs.

www.cheneaudiere.com

www.musee-oberlin.com

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GASTRONOMIE

sous le cygne de l’audace Depuis le mois d’août, Fabien Mengus officie à L’Arnsbourg où il développe une cuisine hardie et précise faite de légèreté et d’associations qui matchent.

Par Hervé Lévy Photo de Benoît Linder pour Poly

L’Arnsbourg est situé 18 Untermuhlthal à Baerenthal. Fermé lundi et mardi. Menus de 55 € (à midi, en semaine) à 140 € www.arnsbourg.com www.fabien-mengus.com

Voir Poly n°179 ou sur www.poly.fr Pour plus de détails, consulter www.aucygne.fr 1

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A

près une quinzaine d’années passées au Cygne, d’abord dans l’ombre de François Paul puis, dès 2011, dans la lumière des deux Étoiles du Michelin, Laure et Fabien Mengus ont posé leurs valises dans un établissement mythique, L’Arnsbourg que Jean-Georges Klein fit connaître mondialement avant que Philippe Labbé1 n’y initie une aventure demeurée inachevée, préférant céder aux sirènes de la Tour d’Argent. Le jeune duo alsacien – elle en salle, lui au piano – conserve néanmoins sa table de Gundershoffen2 confiée aux bons soins d’un ancien de la maison, Jean-François Royer qui y développe une carte bistronomique tout juste récompensée par un Bib Gourmand. C’est un challenge immense qui attend le couple dans un établissement pimpant et lumineux, rénové avec élégance, où le chef de 34 ans imagine depuis quelques mois les contours d’une épopée culinaire inédite, laissant libre cours à sa créativité : « Je suis parti d’une feuille vierge », explique-t-il. « Au Cygne, on était dans un schéma de tradition revisitée ou sublimée, si vous préférez. À L’Arnsbourg, je peux aller beaucoup plus loin, tenter des associations

qui ne seraient sans doute pas passées auparavant et des compositions audacieuses. » On le sait, la fortune – qui le 9 février pourrait bien prendre les traits d’un accorte bibendum – sourit aux audacieux… En témoigne une parfaite grosse morille farcie qu’on aurait sans doute pu trouver à la carte du Cygne avec sa purée de céleri rave, mais assurément pas accompagnée d’un radical et aérien sponge cake aux orties, traversée de fragrances caféinées et jouant la complémentarité mycologique décalée chaud / froid avec une glace aux cèpes. Dans ce plat, se discerne une autre tendance de la cuisine de Fabien Mengus, une quête de l’épure où si l’on préfère de la très supportable légèreté. Les fondamentaux sont solides comme dans un dos de cerf rôti au poivre de Madagascar d’une implacable précision. Le très terrien gibier entre cependant en résonance avec une compression de chou rouge qui semble être en apesanteur. Depuis quelques mois, le jeune chef jette les bases de sa nouvelle cuisine, se réinventant avec talent.


GASTRONOMIE

20 sur vin

Respect du terroir, travail de la vigne, récolte du raisin… Les Vignerons indépendants qui nous convient à leur salon strasbourgeois sont résolument engagés dans leur métier. Pinot Gris, Côte de Nuits-Villages, Floc de Gascogne ou Saint-Nicolasde-Bourgueil : tous les meilleurs crus répondront à l’appel(lation), du 17 au 20 février, au Parc des expositions du Wacken. www.vigneron-independant.com

QUATUOR

Depuis quelques semaines, Le Cerf (une Étoile au Michelin) est entré dans une nouvelle ère. Michel Husser a en effet décidé de transmettre son établissement, laissant les rênes à un trio composé de ses deux filles et d’un cuisinier trentenaire qui connaît bien la maison, Joël Philipps (qui avait connu un succès fulgurant à Esprit terroir à Strasbourg). Il restera à leurs côtés pour les accompagner et leur prodiguer avis et conseils. À Marlenheim, on privilégie le changement dans la continuité et c’est très bien ainsi ! www.lecerf.com

STUB Des plats du terroir traditionnels à la sauce contemporaine : voilà où réside le charme d’À Côté (Sierentz), winstub new style imaginée par la famille Arbeit à côté de l’Auberge Saint-Laurent où des les spätzle recuisinés comme une carbonara rencontrent une savoureuse terrine de gibier accompagnée de salade de chou rouge. Miam, ça valait bien un Bib gourmand. www.auberge-saintlaurent.fr

POSTMAN

Avec Stefan Beiter, l’Alte Post de Nagold (Bade-Wurtemberg) a retrouvé son Étoile au Guide Michelin. Pas étonnant au vu de l’inventivité et de la maîtrise du chef trentenaire. Le nom de ses plats claque avec une énigmatique élégance (Pigeon Foie gras Maïs Cola) pour des réalisations frisant la perfection servies dans un cadre où la tradition se marie à une certaine raideur de bon aloi. www.altepost-nagold.de Poly 195

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© Étienne Sipp

UN DERNIER POUR LA ROUTE

à l’école du goût Initiée par une poignée de vignerons alsaciens en 2013, l’Université des grands vins, ouverte à tous, rassemble des centaines de membres. Lieu d’échange autour de la dégustation, elle permet de définir et de promouvoir les grands vins de demain. Visite. Par Christian Pion

Bourguignon, héritier spirituel d’une famille qui consacre sa vie au vin depuis trois générations, alsacien d’adoption, fan de cuisine, convivial par nature, Christian Pion partagera avec nous ses découvertes, son enthousiasme et ses coups de gueule.

Adhésion à l’UGV : 50 € par an (qui donne droit, lors de la première participation, à un coffret de quatre verres Riedel “Veritas”). Il est ensuite possible de s’inscrire librement à chaque dégustation, une dizaine par an, qui ont toujours lieu le mercredi (participation variable, autour de 50 €, repas compris) www.universitedesgrandsvins.com

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R

endez-vous est donné mercredi 11 janvier, Salle des Tisserands à Châtenois pour participer à une dégustation de vins blancs de Loire. Une petite centaine de passionnés sont rassemblés : restaurateurs, vignerons, géologues, journalistes ou amateurs éclairés comme mon voisin de table, designer concepteur chez Peugeot, à Mulhouse. Après les mots de bienvenue et les vœux du président, Jean-Michel Deiss, vigneron à Bergheim, les deux invités, Claude Papin (Château Pierre Bise) et Éric Morgeat se présentent. La soirée se déroule selon le principe de l’appréciation successive de binômes de vins servis simultanément, un temps de silence permettant à chacun de se concentrer. Ensuite, les vignerons décrivent leur terroir, les modes de vinification et d’élevage choisis. Ici, pas de commerce, pas de prix, seul le vin dans la nudité de sa révélation fait débat et provoque éloges ou critiques dans une confrontation vivifiante, parfois divergente, mais toujours féconde. Ce soir, les vins, tous issus du chenin de Savennières et d’Anjou, sont de très haut niveau. Ce cépage peu aromatique, manifeste même une forme d’austérité dans sa jeunesse, il est

un formidable révélateur du terroir. Les vins d’Éric Morgeat expriment ainsi avec densité toute la minéralité de ses sous-sols de basalte ou de schiste. Des nectars de patience, tendus et séveux, aux finales sur des amers nobles et gastronomiques. Vigneron de l’ancienne génération, Claude Papin est favorable aux tris successifs afin de récolter des raisins aux peaux minces exprimant avec élégance le caractère soyeux et lumineux du chenin. Mais nous ne goûtons pas uniquement les flacons des présents : les vins de Patrick Baudouin, racés, longilignes, purs, originaux par une tension particulière, aérienne et assez spirituelle, séduisent tout particulièrement. La patte de l’ancien libraire et homme de lettres est originale. Un dernier mot sur Nicolas Joly, vigneron de caractère, dont les chenins issus de vignes conduites en biodynamie et récoltés à pleine maturité, nécessitent une longue aération. Ils sont changeants, déroutants par leur complexité, leur opulence, et leurs notes sauvages et minérales. Ils méritent un long élevage en cave… Nous nous quittons vers 22h30. Objectif rempli ! Finalement qu’est-ce qu’un grand vin ? Celui qui laisse un souvenir impérissable.




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