Magazine poly.fr
Olivier Py
N°196 MARS 2017
Une Salomé brûlante
Ménélik
Back to nineties
Monet à Beyeler L’impressionnisme roi
vidal bini
le corps pacifiste
BRÈVES
EMBALLÉS ENIVRÉS
Le Naturhistorisches Museum Basel présente la fascinante exposition Momies (voir Poly n°193 ou sur www. poly.fr) jusqu’au 30/04. Dans ce cadre, le musée propose un dimanche en famille (02/04, entrée libre), invitation faite aux enfants à écrire des messages en hiéroglyphes, à fabriquer des minimomies et à faire une visite virtuelle de l’intérieur d’une de ces sépultures pour tout découvrir et comprendre de ce phénomène complexe.
www.facebook.com/ duoabsinthes
© Ana McKeir
© Andrea Zimmermann
La soprano Clarissa Worsdale et la pianiste Motoko Harunari forment le Duo Absinthes (05/03, Textures à Muttersholtz &10/03, Munsterhof à Strasbourg). Elles arpentent les esthétiques du début du XX e siècle, entre voluptés du Berlin de Kurt Weill, merveilles symbolistes de Mallarmé mises en musique par Debussy et délices straussiennes. Un voyage plein de raffinement.
www.nmbs.ch
ENQUÊTÉS
Fédérant près d’une trentaine d’institutions (Badisches Staatstheater, ZKM, Roncalli-Forum, etc.), Kultur in Karlsruhe positionne la cité du Bade-Wurtemberg comme une destination culturelle majeure. Parmi elles, la Volkshochschule – équivalent allemand de l’Université populaire – est particulièrement dynamique. Elle propose notamment (aux germanophones) d’apprendre à devenir auteur de polar en compagnie de deux maîtres du genre, Birgit Jennerjahn-Hakenes et Toni Feller, ancien commissaire de police. Le pitch ? Une formation de longue haleine de neuf semaines sur le Net, faite de nombreux échanges en ligne, se terminant par une vidéoconférence… et, peut-être une publication ! Le processus commence dans la vraie vie (29/04) avec une journée de rencontre où chacun apprend à se connaître et recueille toutes les informations nécessaires ! Qui sera le prochain Arthur Conan Doyle ? www.kulturinkarlsruhe.de www.vhs-karlsruhe.de Poly 196
Mars 17
3
Wilhelm Trübner, Kaffeetisch am Starnbergersee © bpk / Staatliche Kunsthalle Karlsruhe
BRÈVES
Simone Kappeler, Heidi Nachtbad XII, 2014
PAYSAGE
L’exposition En plein air (jusqu’au 27/08) à la Kunsthalle Karlsruhe permet de Regarder, lire et écouter le paysage. 53 auteurs (écrivains, philosophes, linguistes, etc.) ont choisi une peinture de paysage de la collection du musée comme source d’inspiration. Face aux toiles – du XVe siècle à nous jours – on découvre leurs textes, notices de salle, mais aussi (et surtout) créations à part entière. www.kunsthalle-karlsruhe.de
NATURE
Comment certains compositeurs ontils utilisé les musiques populaires dans leurs œuvres ? Éternelle question à laquelle l’Orchestre philharmonique de Strasbourg donne une intéressante réponse sous la direction d’Axel Kober, en compagnie du violoncelliste Antonio Meneses (Palais de la Musique et des Congrès, 24/03). Au programme, le Concerto pour violoncelle de Dvořák, Three Places in New England de Ives et la suite d’orchestre Hary Janos de Kodály. www.philharmoniquestrasbourg.eu
Meneses Antonio © Studio fotografico Gielle
FOLKLORE
L’art photographique de Simone Kappeler est polymorphe. La Suissesse s’essaye au Hasselblad, au Leica, au Diana, au Pola’… mais aussi au jetable, utilisant des films parfois périmés. La mulhousienne Filature rassemble une centaine de ses clichés dans Fleur (08/03-07/05), exposition expérimentale placée sous le signe de la nature où le visiteur fait de drôles de rencontres végétales, arbres majestueux ou jardins extraordinaires plongés dans la nuit. www.lafilature.org
© Brigitte Enguerand
COMÉDIE Macha Makeïeff présente Trissotin ou les femmes savantes à Forbach (Le Carreau, 15 & 16/03), transposant la satire de Molière au cœur des années soixante. Dans un décor aux couleurs acidulées, les mots claquent de toutes parts, le rire fuse, jubilatoire, au service d’une pièce traitant de l’émancipation des femmes dans une société patriarcale. Mais après la révolution sexuelle, est-on vraiment sortis de la misogynie ? www.carreau-forbach.com Poly 196
Mars 17
5
© Martin Argyroglo
BRÈVES
TOUT EN COULEURS
Avec des influences multiples, de l’expressionnisme allemand au heavy metal, Caroline Achaintre imagine dessins, tentures murales richement colorées rappelant curieusement les tapis à poils longs des seventies et sculptures, masques ou casques en céramique. À Reims, le Frac Champagne-Ardenne lui consacre une exposition monographique jusqu’au 23/04 évoquant l’esprit subversif du carnaval. www.frac-champagneardenne.org
TOUT VERRE
TOUT EN
Il y a dix ans disparaissait le Mime Marceau : Strasbourg, sa cité natale, lui rend hommage avec une exposition intitulée Le Pouvoir du geste qui prend ses quartiers à L’Aubette (jusqu’au 26/03). Costume de BIP, chaussons de scène, rares photographies, petit théâtre où se produit un hologramme… Le visiteur découvre tout d’un artiste qui a marqué le XXe siècle. www.unmuseepourlemime.com
© Serge Tamagnot
SILENCES
Fasciné par l’univers industriel, le photographe Frantisek Zvardon, livre avec L’Art de la main (18/03-21/05, Musée Lalique, Wingen-sur-Moder) un passionnant témoignage du savoir-faire de la manufacture Lalique : précision du geste, respect et transmission de techniques traditionnelles émanent des ses clichés. Sans oublier la matière elle-même, avec ses couleurs, sa luminosité et sa maniabilité. www.musee-lalique.com
TOUT POUR LA
MUSIQUE
La Halle verrière de Meisenthal accueille Les Garçons Trottoirs (24/03), musiciens du bitume qui reviennent aux fondamentaux de leur Art : prendre un instrument, jouer et chanter. Leur force ? Une énergie sonore communicative, des textes peaufinés et un univers singulier et pluriel à la fois, entre pop, blues, cajun et chanson. www.halle-verriere.fr Poly 196
Mars 17
7
BRÈVES
SUR LE DIVAN
© Benoît Linder
Pour la 30e création du Théâtre Lumière, Christophe Feltz propose Mon Psy, c’est quelqu’un à L’Illiade d’Illkirch-Graffenstaden (09-12/03), poursuivant un long compagnonnage. Hommage à un des ses maîtres Raymond Devos, c’est une variation autour du divan que le comédien, metteur en scène et auteur (pour la première fois) pratique avec assiduité. www.illiade.com www.theatre-lumiere.com
VOYAGE
Tomás Saraceno est un visionnaire qui expose ses inventions artistiques sous le titre d’Aerosol Journeys (jusqu’au 30/04 au Wilhelm-Hack-Museum à Ludwigshafen am Rhein). En collaboration avec des scientifiques il développe des installations qui proposent des solutions aux grands problèmes du futur. Son dernier projet : des sculptures volantes sans moteur, gaz ou énergie solaire. www.wilhelmhack.museum
Dépression patronale, série Lundi matin © Estelle Lagarde
Dans le cadre de Strasbourg Art Photography (voir page 52), la Parisienne Estelle Lagarde expose sa nouvelle série Lundi matin (03-25/03, Radial Art Contemporain). Elle y aborde la crise économique et les effets sur les salariés menacés constamment par le spectre du chômage : harcèlement, dépression et épuisement. Ses personnages ressemblent à des fantômes. Semi-transparents et flous, ils nous tendent un miroir et rappellent l’interchangeabilité de l’individu dans l’entreprise. www.radial-gallery.eu
PÉPITES DU RAP
© BMA
Air port Cities Cloud City, 2010 © Tomás Saraceno
DANS LE FUTUR
BURN OUT
La sixième édition du strasbourgeois Festival Ind’Hip’Hop (30/0304/04) organisé par l’association Pelpass investira cette année le Shadok, le Stride Bike Park, le Molodoï et le Mudd Club avec des rappeurs US tel que Black Opera ou Substantial, des artistes anglais ainsi que des découvertes francophones comme le duo Pumpkin & Vin’s Da Cuero. Des B-Boys locaux sont également au programme tout comme le traditionnel tournoi de ballon prisonnier intergalactique (02/04, Molodoï). www.pelpass.net Poly 196
Mars 17
9
édito
la défaite de la pensée L
Par Hervé Lévy
Illustration d'éric Meyer pour Poly
10
Poly 196
Mars 17
e désir serait grand d’écrire que la culture est l’immense absente de l’élection à venir. Si au moins c’était vrai, nous serions heureux de nous consoler en constatant qu’existe au moins une cristallisation de la campagne autour d’autres thèmes. Or, de débat sur les idées, il n’y en a guère. La culture n’est pas seule à être sur la touche. C’est l’ère du vide. Et il est abyssal. Le citoyen électeur a bien du mal à trouver son chemin, noyé sous une cataracte d’informations éphémères et simplificatrices où les réactions épidermiques succèdent aux affaires plus ou moins sordides et aux happenings qui ne sont que de l’entertainment. Le plus beau symbole de cette dérive spectaculaire demeure l’hologramme de Jean-Luc Mélenchon, dont il fut plus question que du programme du candidat de la France insoumise. Si l’on s’y arrête, c’est une parfaite incarnation du politique contemporain fasciné par le messianisme technologique, vissé à son téléphone et à sa tablette, cédant sans réfléchir aux sirènes des réseaux sociaux où il se met
en scène sans pudeur, ni retenue. Certains sont devenus si inconsistants qu’il semble être possible de passer au travers. Des idées fusent, bien évidemment. Une centaine à la minute. Leur nombre rend impossible toute discussion sérieuse. Des prises de position aussi, mais elles demeurent hasardeuses et contingentes. Variant dans le temps et l’espace, elles ne sont bien trop souvent émises que pour flatter l’échine d’une partie de l’électorat. Emmanuel Macron est champion hors catégorie de la chose, lui qui nous gratifia il y a peu d’un dangereux slalom spécial sur la Guerre d’Algérie. Dans ce voyage au bout de la nuit politique, comment s’étonner que de plus en plus d’électeurs exaspérés cèdent aux sirènes populistes ? Certains proposent des centaines de mesures, mais ce n’est pas un catalogue que souhaitent des Français qui ne sont plus dupes, mais une vision globale, une stratégie, une réflexion en profondeur. Que faire ? interrogeait Lénine au début du XXe siècle. On en est toujours là, moins de deux mois avant un rendez-vous décisif.
OURS / ILS FONT POLY
Emmanuel Dosda
Il forge les mots, mixe les notes. Chic et choc, jamais toc. À Poly depuis une quinzaine d’années, son domaine de prédilection est au croisement du krautrock et des rayures de Buren. emmanuel.dosda@poly.fr
Ours
Liste des collaborateurs d’un journal, d’une revue (Petit Robert)
Thomas Flagel
Théâtre des balkans, danse expérimentale, graffeurs sauvages, auteurs africains… Sa curiosité ne connaît pas de limites. Il nous fait partager ses découvertes depuis sept ans dans Poly. thomas.flagel@poly.fr
Sarah Maria Krein
Cette française de cœur qui vient d’outre-Rhin a plus d’un tour dans son sac : traduction, rédaction, corrections… Ajoutons “coaching des troupes en cas de coup de mou” pour compléter la liste des compétences de SMK. sarah.krein@bkn.fr
Ours du métro parisien, Emmanuel Dosda, janvier 2017 www.poly.fr RÉDACTION / GRAPHISME redaction@poly.fr – 03 90 22 93 49 Directeur de la publication : Julien Schick / julien.schick@bkn.fr Responsable de la rédaction : Hervé Lévy / herve.levy@poly.fr
Entre clics frénétiques et plaisanteries de baraque à frites, elle illumine le studio graphique de son rire atomique et maquette à la vitesse d’une Renault Captur lancée entre Strasbourg et Bietlenheim. Véridique !
Julien Schick
Il papote archi avec son copain Rudy, cherche des cèpes dans les forêts alsaciennes, se perd dans les sables de Namibie… Mais comment fait-il pour, en plus, diriger la publication de Poly ?
Éric Meyer
Ronchon et bon vivant. À son univers poétique d’objets en tôle amoureusement façonnés (chaussures, avions…) s’ajoute un autre, description acerbe et enlevée de notre monde contemporain, mis en lumière par la gravure. http://ericaerodyne.blogspot.com
Dimitri Langolf
Notre attaché commercial smashe avec les inserts publicitaires, lobe la concurrence et fonce, le soir venu, pour assister à un concert de rap old school avec ses potes ou faire un apéro / pétanque. Tu tires ou tu trinques ?
Luna Lazzarini
D’origine romaine, elle injecte son “sourire soleil” dans le sombre studio graphique qu’elle illumine… Luna rêve en vert / blanc / rouge et songe souvent à la dolce vita italienne qu’elle voit résumée en un seul film : La Meglio gioventù.
Benoît Linder
Cet habitué des scènes de théâtre et des plateaux de cinéma poursuit un travail d’auteur qui oscille entre temps suspendus et grands nulles parts modernes. www.benoit-linder-photographe.com
Stéphane Louis
Son regard sur les choses est un de celui qui nous touche le plus et les images de celui qui s’est déjà vu consacrer un livre monographique (chez Arthénon) nous entraînent dans un étrange ailleurs. www.stephanelouis.com
12
Poly 196
Mars 17
Rédacteurs Emmanuel Dosda / emmanuel.dosda@poly.fr Thomas Flagel / thomas.flagel@poly.fr Charlaine Desfete / stagiaire de la rédaction Ont participé à ce numéro Geoffroy Krempp, Christian Pion, Pierre Reichert, Irina Schrag, Daniel Vogel et Raphaël Zimmermann Graphistes Anaïs Guillon / anais.guillon@bkn.fr Luna Lazzarini / luna.lazzarini@bkn.fr Développement web Alix Enderlin / alix.enderlin@bkn.fr Maquette Blãs Alonso-Garcia en partenariat avec l'équipe de Poly Administration, gestion, abonnements : 03 90 22 93 30 Mélissa Hufschmitt / melissa.hufschmitt@bkn.fr Diffusion : 03 90 22 93 32 Vincent Bourgin / vincent.bourgin@bkn.fr Contacts pub : 03 90 22 93 36 Julien Schick / julien.schick@bkn.fr Sarah Krein / sarah.krein@bkn.fr Dimitri Langolf / dimitri.langolf@bkn.fr Rudy Chowrimootoo / rudy@bkn.fr Magazine mensuel édité par BKN / 03 90 22 93 30 S.à.R.L. au capital de 100 000 e 16 rue Édouard Teutsch – 67000 STRASBOURG Dépôt légal : Février 2017 SIRET : 402 074 678 000 44 – ISSN 1956-9130 Impression : CE © Poly 2017. Les manuscrits et documents publiés ne sont pas renvoyés. Tous droits de reproduction réservés. Le contenu des articles n’engage que leurs auteurs. COMMUNICATION BKN Éditeur / BKN Studio – www.bkn.fr
Soutenez Poly, abonnez-vous ! Envoyez ce coupon avec votre règlement à Magazine Poly ― Service abonnement 16 rue Teutsch 67 000 Strasbourg Nom……………………………………………………………………………… Adresse………………………………………………………………………… Adresse………………………………………………………………………… Mail……………………………………………………………………………… Poly est un magazine gratuit. Mais pour le recevoir, dès sa sortie, abonnez-vous. 5 numéros
20 �
r
11 numéros
40 �
r
"
Anaïs Guillon
sommaire
18 Gosselin VS Bolaño, théâtre fleuve pour littérature monstre 20 La Nuit dort au fond de ma poche, périple poétique dans la nuit d’une réfugiée
18
22 Voyage underground avec taupes punk par Philippe Quesne 26 Avec Hearing, l’iranien Amir Reza Koohestani s’attaque aux dégâts de l’autosurveillance
28 Radhouane El Meddeb au carré avec un solo intime et une pièce pour jeunes hip-hopeurs
54
30 Vidal Bini s’empare d’images des corps combattants dans Morituri
34 Interview inspirée avec le multiculturel Bachar Mar-Khalifé 36 Retour vintage dans la cool-attitude du rap français avec Ménélik
41 Jazz dansant et pulsant de l’entre-deux-guerres avec le festival
22
Marckolswing
42 Une Salomé tout feu tout flamme dans la création d’Olivier Py 48 Exposition monumentale de Gérard Collin-Thiébaud au Frac Franche-Comté
54 Le pape de l’impressionnisme, Claude Monet, célébré à la Fondation Beyeler
60 Promenade sur les hauteurs de Niederbronn-les-Bains 66 Un dernier pour la route : tout sur le vin nature
26
28
60
34
COUVERTURE En plein processus de maquillage, le chorégraphe Vidal Bini (voir pages 30-31) se prête au jeu de la pose devant l’objectif de Benoît Linder, compagnon de voyage de longue date de Poly. Peau blanche sous le noir mat dont il se pare, écho aux peintures guerrières, au fard en négatif des mimes imitant la statuaire, ou encore masque d’anonymat abolissant l’identité, autant d’apparats brassés dans Morituri. L’abandon de ses paumes ouvertes dévoile une douce fragilité à cette silhouette d’oiseau. La sensibilité comme nerf de la guerre. www.benoit-linder-photographe.com
14
Poly 196
Mars 17
28
chroniques
23
NUANCES DE GROS GRIS Double page © Maxime Berweiler, Quelque chose menace
Après nous avoir fait passer une Nuit Sauvage et avoir dit tout, tout, tout sur le Mensonge, la revue Gros Gris rassemble une grosse vingtaine de contributeurs alsaciens et d’ailleurs qui nous envoient une Carte Postale, objet aussi désuet que charmant à l’heure des réseaux sociaux. Plasticiens, illustrateurs ou auteurs ont planché sur cette thématique, questionnant l’exotisme et le voyage… au bout de son ordi, en ce qui concerne Alice Pessey qui s’est intéressée à The Endless Express, jeu vidéo permettant « une errance numérique ». Bon, je vous laisse, j’ai un train virtuel à prendre. (E.D.) Présentation de la revue jeudi 23 mars à la Galerie No Smoking (Strasbourg) où a lieu l’exposition Kilomètres (sélection de projets prolongeant la publication), jusqu’au 1er avril En vente aux librairies Kléber, Quai des brumes et du MAMCS (18 €) – www.grosgris.fr
EN MARGE
L’alsacienne Simone Fluhr a quitté Casas en 2012. Si elle ne travaille plus aux côtés des demandeurs d’asile (voir Poly n°147 ou sur poly.fr), elle continue de s’intéresser aux personnes reléguées à la marge de nos sociétés. Preuve en est le touchant Rivages, documentaire de 74 minutes dont elle est l’auteure, sélectionné au dernier Festival Traces de vies à Clermont-Ferrand. Un portrait croisé de trois SDF, aux corps abîmés par la violence sourde et froide de la rue, dont elle sait révéler l’humanité intacte. Leurs âmes souvent lumineuses, des envies de liberté, de regards, d’amitié pour des personnes cassées par des événements dont ils ne se relèvent pas. La haine maternelle subie par Johnny, marin épris d’une liberté viscérale dont il mesure, chaque jour, le prix. La violence conjugale, comme la vie dehors, Monique en est sortie. Pourtant elle chemine toujours avec elle, hantée par les fantômes de ses amis d’infortune n’y ayant pas survécu, et qui manquent. Tant. À la rue, on peut y être et écrire de la poésie, comme elle, sur des post-it qu’on chaparde
16
Poly 196
Mars 17
ici et là. Mots pour maux. Et puis, la solitude de Jean-Luc, incapable d’habiter le monde et son fourmillement, réfugié sous un pont depuis si longtemps. Des témoignages tout en douceur et pudeur d’êtres moins éloignés de nous que certains aimeraient le croire. (T.F.) Produit par Dora Films (DVD 14 €) – www.dorafilms.com Documentaire projeté au Foyer communal d’Oberbruck, vendredi 24 mars, à 20h
chroniques
TOUT TOMI (OU PRESQUE)
Directrice du musée dédié à l’artiste, Thérèse Willer vient de faire paraitre un livre consacré à Tomi Ungerer dont l’originalité, outre le format poche, est de mettre en lumière en 120 pages et quelques toutes les facettes de l’art du dessinateur strasbourgeois grâce à un choix d’œuvres emblématiques. Après une jolie préface, place aux images : des célébrissimes Pig heil ou Black Power / Withe Power, aux compositions pour enfants de Jean de la lune, en passant par des collages sixties ou des œuvres érotiques. Le lecteur aura un aperçu complet du génie polymorphe du plus célèbre des Alsaciens ! (H.L.) Paru chez Delpire (13 €) www.delpire-editeur.fr
RÊVES DE PIERRE Les pierres de Pierre Rich fascinent : le photographe est parti à la rencontre des Roches et ouvrages du Grand Est, sous-titre d’un ouvrage intitulé Croisée de mondes qui entraîne le lecteur au cœur d’un univers minéral plein de sensibilité. Falaises, pitons de grès, mégalithes, roches à cupules des Vosges, mais aussi dolmens, routes romaines, polissoirs préhistoriques ou chapelles oubliées : le voyage est passionnant et poétique, regroupant 130 lieux permettant de voir notre nouvelle région XXL sous un angle inattendu, entre nature et culture, sous le signe de la pierre. (H.L.) Paru aux éditions du Signe (29,95 €) www.editionsdusigne.fr – www.pierrerich.com
GARE AUX CROcS DU CROCO « Je déteste cette écharpe ! Je déteste marcher. » Odile râle, bougonne, fait sa tête de mule… Arrivée au Musée zoologique en compagnie de ses parents, elle baisse enfin la garde et s’intéresse au grand crocodile trônant près du cochon, du mouflon ou d’une araignée pendue au plafond. Fallait pas s’approcher comme ça : Odile se fait avaler par le gros croco qui n’en fait qu’une bouchée. La petite fille refuse de sortir du ventre du reptile où elle est bien tranquille… Un livre so chic, fidèle au trait gracieux de Marie Dorléans, ex-Arts déco strasbourgeois. Une histoire aux coloris pastel destinée aux petites teignes (dès 3 ans) rêvant d’indépendance. (E.D.) Édité par Seuil jeunesse (12,90 €) – www.seuil.com Exposition d’illustrations originales de l’album C’est chic ! de Marie Dorléans, chez Arachnima (Strasbourg), les 25 & 26 mars et 1 & 2 avril (vernissage le 29/03 à 19h) dans le cadre du festival Central Vapeur (voir page 56) – www.centralvapeur.org
Poly 196
Mars 17
17
THÉÂTRE
des enfers fabuleux Quand Julien Gosselin, un des jeunes loups du théâtre français, adapte l’ultime roman fleuve de Roberto Bolaño, le plus grand écrivain chilien contemporain, cela donne une odyssée toute en démesure. 2 666, une oasis d’horreur dans un désert d’ennui.
Par Thomas Flagel Photos de Simon Gosselin et Christophe Raynaud De Lage
Au Maillon-Wacken (présenté avec le Théâtre national de Strasbourg), du 11 au 26 mars www.maillon.eu www.tns.fr Rencontre avec Julien Gosselin, à la Librairie Kléber, vendredi 17 mars à 17h30 www.librairie-kleber.com À La Filature (Mulhouse), samedi 6 mai www.lafilature.org
18
Poly 196
Mars 17
En Chiffres. 1 024 pages pour un roman monstre paru en français chez Christian Bourgois (2008) – 1376 dans la version livre de poche – donnent 11h30 de spectacle en 5 parties et 4 entractes. 13 acteurs et 1 guest star (Vincent Macaigne apparaissant sur pellicule), 4 langues parlées (français, anglais, espagnol, allemand), 2 000 tops à envoyer en régie (surtitrages, vidéos…). Bolaño. Né à Santiago du Chili en 1953, il passe son enfance au Chili et au Mexique, fuit la dictature de Pinochet en prenant la direction de la France, l’Italie, la Suède, l’Allemagne ou encore la Belgique avant de s’installer en Espagne. Tout en écrivant, publiant et recevant de nombreux prix après avoir fondé le mouvement Infraréaliste, il occupe divers emplois : plongeur, gardien de nuit dans un camping, vendeur en bijouterie… Ce n’est que la quarantaine venue qu’il se consacrera entièrement à son œuvre. Il revient dans son pays en 1998 et s’éteindra, à 50 ans, des suites d’une longue maladie en 2003, à Barcelone.
Littérature au théâtre. Julien Gosselin tente de recréer des fictions sur scène. De pièces (Gênes 01 de Fausto Paravidino, Tristesse animal noir d’Anja Hilling), il compose des épisodes narratifs. De romans qui se mesurent au monde dans un défi littéraire apte à embrasser plusieurs époques (Les Particules élémentaires de Houellebecq, 2 666 de Bolaño), il écrit des adaptations malaxant sens et genres, en forme de pièces non centrées sur les positions des personnages ni sur la question de la représentation théâtrale. Plutôt sur ce qui réunit, dans la dimension littéraire, acteurs, spectateurs et metteur en scène. Théâtre-récit. Structurée en cinq parties, comme les livres du roman posthume de Bolaño (pas tout à fait achevé), la pièce est nimbée de « mélancolie à l’européenne » alors qu’elle co-existe, dans le roman, avec « un parfum ou des couleurs plus loufoques, liés au réalisme magique qu’on associe souvent à l’Amérique latine », explique le metteur en scène. -1- Critiques. Quatre universitaires partent à la recherche d’un écrivain allemand génial, vivant dans l’anonymat en empruntant le pseudonyme de Benno von Archimboldi. Leurs recherches les conduisent à la frontière américano-mexicaine, à Santa Teresa. Une ville fictive derrière laquelle se cache la bouillonnante et terrifiante Ciudad Juárez jouxtant El Paso. Le cœur du roman et de la pièce, à l’instar de ces quatre héros, miroirs de l’auteur : solitaires, désenchantés et pétris d’illusions. -2- Amalfitano. L’écrivain et philosophe qui accueille ses collègues dans sa ville d’adoption, avec sa fille Rosa. Guetté par la folie, il entend une voix et dessine de complexes schémas reliant philosophie et géométrie hasardeuse, laissant cette œuvre accrochée à un fil à linge, balayée par le vent et la pluie.
-3- Fate. Ce journaliste afro-américain de New York couvre à Santa Teresa une réunion de boxe. Tenté d’enquêter sur une série de crimes visant des femmes dans la région, il fréquente Rosa. La pièce prend alors des allures de polar halluciné sur fond de house music enivrée. -4- Crimes. Les viols, morts violentes et crimes sauvages de femmes se multiplient. Des centaines de corps sont découverts dans les terrains vagues et le désert de Sonora, la fiction rejoignant la réalité de Ciudad Juárez dans les années 1990. Les narcotrafiquants, de mèche avec une police gangrénée par la corruption et des fils de notables intouchables, y firent régner la terreur. Klaus Haas, un vieil allemand gérant un magasin d’informatique, est le suspect principal de l’enquête. -5- Archimboldi. Retour sur la vie d’Hans Reiter, alias Benno von Archimboldi, né en 1920 en Allemagne. Sa participation à la Seconde Guerre mondiale, sa désertion pour une vie de bohème et de secret, entre femmes et écriture. Apocalypse baby. Mystérieux, tragique, poétique, 2 666 – association du 666 du diable avec notre second millénaire – raconte l’immense et tumultueuse apocalypse de notre époque. Un substrat condensé de sa violence
pure que seule la littérature approche au plus près. Convoquer le désespoir féroce du monde pour y mieux faire face, partager ces histoires et enquêtes enchâssées montrant d’incommensurables solitudes, amitiés, amours et maux comme autant d’expériences de l’être. Folie & Art. Dans 2 666, trois figures de la folie et de la pensée émergent : un peintre se coupe la main, un poète finit interné dans un asile et un philosophe entendant des voix suspend un de ses livres à une corde à linge pour le livrer au hasard des aléas climatiques désertiques. Un monde en déroute, où le mal se loge dans tous les interstices : dans les basfonds de Santa Teresa, à Chełmno qui fut le berceau des camps d’extermination des juifs d’Europe, dans la traite des noirs… SVPLMC. Si vous pouviez lécher mon cœur, nom du collectif co-fondé par Julien Gosselin à sa sortie de l’École professionnelle supérieure d’Art dramatique de Lille, en 2009. Son adaptation des Particules élémentaires de Houellebecq est acclamée au Festival d’Avignon 2013, propulsant Gosselin (30 ans en 2017) en figure de proue de la jeune génération de metteurs en scène français. Il est artiste associé au Théâtre national de Strasbourg, au TNT (Toulouse) et au Phénix (Valenciennes). Poly 196
Mars 17
19
au bout de la nuit La Nuit dort au fond de ma poche, nouvelle création de Véronique Borg se vit en musique et en mots chantés-déclamés comme la traversée initiatique d’une petite fille en exil au royaume des peurs et des rêves. Par Thomas Flagel Photo de Michel Gaschy
Au Point d’eau (Ostwald), vendredi 3 et samedi 4 mars, au Brassin (Schiltigheim), vendredi 10 et samedi 11 mars, à la Salle Europe (Colmar), mardi 14 et mercredi 15 mars, à La Passerelle (Rixheim), mercredi 22 mars, à L’Illiade (Illkirch-Graffenstaden), du 29 au 31 mars, à L’Espace K (Strasbourg), du 4 au 8 avril, à l’Espace 110 (Illzach), mercredi 11 octobre et au Théâtre de Haguenau, vendredi 1er et samedi 2 décembre www.grandeourse.eu
20
Poly 196
Mars 17
E
lle a d’abord écrit, au fil de la plume, des récits où les forces nocturnes tutoient les rêves les plus puissants. Des fragments nocturnes où tout devient étrange et menaçant, où les bruits se parent de contours inquiétants. Univers où l’ou joue à se faire peur lorsqu’il ne nous saisit pas d’effroi, en demeurant aussi énigmatique qu’extraordinaire. Véronique Borg a puisé dans cet ensemble des fragments, réunis autour « d’un fil conducteur en forme de récit initiatique : une petite fille, venant de loin avec tout un barda, en exil avec ses parents, fait face à sa nuit. Elle est confrontée à ses peurs, ses lâchetés et ses ressources propres, insoupçonnées. » Les repères pourraient être aussi simples, mais dans cette pièce musicale et poétique, la metteuse en scène-auteureinterprète, accompagnée sur scène par ses
complices Naton Goetz et Jean Lucas, bâtit ce récit au fil d’un ciselage de mots immergés dans des paysages sonores, sans incarnation de personnage. Une rêverie sans frontières générée par une guitare électrique bruitiste, un mélodica – « sorte d’étrange instrumentjouet » – et un hélicon tissant l’étoffe de l’obscurité par l’onirisme des sons dans une forêt de pupitres, supports de projections de photos-montées ou de vidéos formant autant de textures inextricables de branchages, de tapis de feuilles ou de mousse. De la mélopée à la berceuse distordue, des boucles aux chants choraux, « il s’agit de mettre en place les conditions d’un lâcher-prise pour le public (même les plus jeunes, dès 6 ans), de faire confiance à sa capacité de spéculation, d’imagination et de ressenti », pour vivre une nuit pas comme les autres.
THÉÂTRE
taupes modèles Philippe Quesne fait partager au spectateur une tranche de vie de sept mammifères : La Nuit des taupes décrit leur quotidien souterrain, entre poésie burlesque et délires punks.
Par Hervé Lévy Photo de Martin Argyroglo
À La Filature (Mulhouse), mercredi 8 et jeudi 9 mars www.lafilature.org
Voir Poly n°167 ou sur www.poly.fr Instrument de musique électronique produisant du son sans être touché par celui qui le joue 1
2
22
Poly 196
Mars 17
L
es taupes fascinent Philippe Quesne depuis longtemps. Dans Swamp club1 déjà, c’est l’une d’elles « qui protégeait un centre d’art en danger », affirme celui qui est passé à la vitesse supérieure en mettant en scène sept bestioles, conviant le spectateur à partager une tranche de leur existence dans des cavernes faites de bric et de broc. Elles mangent, dorment, travaillent, roulant comme Sisyphe d’immenses boules de terre, jouent de la musique, mais constituent surtout « une manière d’emmener mon théâtre ailleurs, sans qu’un mot ne soit prononcé, en faisant disparaître les corps sous la fourrure ». Elles déboulent sur le plateau, faisant exploser les murs d’une cage de scène à coups de pioche, version contemporaine des trois coups. Ne reste plus qu’à suivre un « théâtre primitif », où d’étranges sonorités, raclements et borborygmes indistincts, voisinent avec une musique noise jouée en live. Voir une taupe avec un thérémine2 ou une guitare électrique crée une réelle empathie pour l’animal : « La maladresse de ses grosses pattes contraste avec la délicatesse des sons produits. » Et puis comment résister à Ne me quitte pas joué « lorsqu’on enterre une d’elles,
même si le rituel est inversé dans le monde souterrain et qu’elle est en fait suspendue ? » Réflexion sur le Mythe de la caverne (qu’on retrouve, manifeste, lors d’une séance de théâtre d’ombres) ou exploration de l’altérité grâce à « l’observation d’autres fonctionnements ». Allégorie des migrants qui cherchent à survivre dans des univers tellement parallèles qu’ils en deviennent souterrains ou questionnements sur l’underground puisque ces taupes peuvent être considérées comme un groupe « qui va répéter dans les caves. La culture alternative, c’est celle qu’on ne veut pas voir, qui gratte et fait du bruit. On enterre tout ce qui dérange », s’amuse Philippe Quesne. On peut voir tout cela – et plus encore – dans cette « pièce paysage », où des matériaux simples, voire précaires, comme une immense bâche noire, génèrent des effets spectaculaires et déchaînent des torrents de poésie burlesque. Au final, le directeur du Théâtre Nanterre-Amandiers invite simplement et salutairement le spectateur à prendre son temps, à reconquérir la lenteur, en observant le ballet rêvé de sept taupes.
révolte ! Huit ans après Scanner, David Ayala revient avec une nouvelle pièce tout aussi critique intitulée Le Vent se lève (Les idiots / irrécupérables ?). L’occasion de dénoncer l’idiotisation ambiante. Par Charlaine Desfete Photo de Henri Granjean
Au Théâtre de la Manufacture (Nancy), du 7 au 9 mars www.theatre-manufacture.fr Au Théâtre 13 (Paris), du 29 mars au 2 avril www.theatre13.com
24
Poly 196
Mars 17
«L
e Vent se lève. Il faut tenter de vivre. » Ces mots du Comité Invisible, collectif anonyme qui a publié plusieurs pamphlets sur les insurrections, annoncent le programme du spectacle. « La pièce fait référence à la croissance du nombre de soulèvements au niveau planétaire qui remet en cause l’organisation des états. On parle des différentes formes de réponses que peut apporter la société civile, des réponses d’espoir, mais aussi toutes les manières de vivre que les gens peuvent inventer pour se démarquer de notre système qui se dégrade. » explique le metteur en scène David Ayala. Sur scène, treize personnes tentent de rédiger un document dont le but est de changer les consciences dominées par l’idiotie ambiante, présente dans les discours quotidiens. Ils traitent du monde connecté, de la haute finance et des déclarations politiques mensongères à travers des citations de Guy Debord, Pier Paolo Pasolini, du Marquis de Sade ou encore de Philippe Muray. Au milieu de ces sujets très sérieux s’insèrent des séquences insensées où les personnages dansent, dérapent, s’enferment dans l’aveu-
glement, selon le metteur en scène : « Pour traiter de l’idiotie on est vraiment allé dans des choses très visuelles, théâtrales qui peuvent toucher au burlesque, au grotesque. Des choses qui vont dans l’excès et l’exagération. » Finalement est-ce que toute cette situation est irrécupérable ? C’est tout le propos de la pièce et plus spécifiquement de la dernière partie consacrée à la « chambre des désirs ». Le metteur en scène précise : « Les acteurs vont interroger le désir de continuer à vouloir être humain dans un monde qui apparemment ne l’est plus ou qui devient idiotisé voire quasiment mutant. Cette partie est plus apaisée, onirique, évoque l’amour et la relation aux êtres. » Les protagonistes évoluent dans un espace sobre composé d’un carré blanc au sol, de fauteuils et de murs de tulle accompagnés de parties sonores et de films projetés sur diverses parois. Au delà de ce cadre fixe, des moments d’improvisation apparaissent, rendant chaque représentation unique. Un vent de révolte balaie le plateau, pour David Ayala « c’est un spectacle politique ».
théâtre
oubliés
© Jean-Louis Fernandez
Après avoir présenté Invisibles et Une Étoile pour Noël au Granit, l’auteur, comédien et metteur en scène Nasser Djemaï livre sa dernière création : Vertiges. Nadir, en pleine séparation, retourne après bien des années dans la cité où vit sa famille. S’occupant comme il peut de son père, à l’état de santé fragile, il se retrouve vite englué dans les paradoxes et l’aveuglement familiaux. Dans les carcans de kystes urbains délaissés, dans les préjugés où les identités meurtrières se débattent comme elles peuvent. Cette ancienne banlieue modèle, paupérisée en une génération, ressemble à s’y méprendre à celle dans laquelle Nasser Djemaï a grandi. Il en fait un miroir déformant de notre République et de ses abandons, raconte la difficulté d’être au monde quand on en est coupé, explique par touches habiles le trop plein d’incompréhensions qui y règnent. La douleur, la solitude et l’absence d’horizon qui poussent certains à se murer dans une quête identitaire et spirituelle. (I.S.) u Granit (Belfort), mardi 14 et mercredi 15 mars A www.legranit.org www.nasserdjemai.com
Nicolas Stemann n’a pas dit son dernier mot. Le metteur en scène allemand se débat avec notre bien sombre époque en commandant à Elfriede Jelinek (prix Nobel de Littérature 2004) un nouveau texte, post attentats, intitulé Bataclan qui s’ajoute à Crassier, déjà écrit pour lui. Il le place en regard d’un des chefs-d’œuvre de la littérature germanique des Lumières, Nathan le Sage de Lessing. Ainsi ce Nathan !? nous plonge-t-il entre fable du temps de Saladin avec sa réflexion philosophique sur la tolérance et la bonté devant sauver les trois religions du livre de leurs sanglants conflits dans la Jérusalem des Croisades, et voyage dans les soubassements de nos sociétés où le cynisme et les modèles de tolérance s’épuisent dans des discours bien-pensants autour du capitalisme financier. Dans un espace saturé d’images baignant la scène de violence sournoise, Nicolas Stemann place au premier plan la voix difractée et pleine de désespoir de Jelinek qui « se moque autant de la folie sanguinaire des religions monothéistes que des idées et de l’humanisme
© Samuel Rubio
burnin’ & lootin’
des Lumières qui se sont coagulées depuis longtemps en un instrument d’oppression déguisé. » (I.S.) la Comédie de Reims, du 15 au 17 mars À www.lacomediedereims.fr la MC93 (Bobigny), du 25 septembre au 7 octobre À www.mc93.com
Poly 196
Mars 17
25
le voile de la vérité L’iranien Amir Reza Koohestani, aux pièces toutes en subtilité1, poursuit son chemin et rayonne depuis son pays jusqu’en Europe. Avec Hearing, il s’attaque à la surveillance généralisée et à l’autocontrôle pesant sur de jeunes étudiantes. Par Thomas Flagel Photo d’Amir Hossein Shojaei
Au CDN Besançon FrancheComté (en partenariat avec les 2 scènes), du 21 au 24 mars (en persan surtitré en français) www.cdn-besancon.fr www.scenenationalede besancon.fr
Lire One trip, one noise, entretien avec le metteur en scène autour d’une précédente création, Amid the Clouds, dans Poly n°126 ou sur www.poly.fr 2 Dans une contribution au Temps que nous partageons, ouvrage paru pour la 20e édition du Kunstenfestivaldesarts de Bruxelles, en 2015 www.mercatorfonds.be 1
26
Poly 196
Mars 17
P
assé maître dans l’art du jeu du chat et de la souris avec le Conseil de Surveillance et d’Évaluation qui constitue, inévitablement, le premier public de toute pièce créée en Iran, Amir Reza Koohestani prend comme une contrainte créatrice cet organe de contrôle étatique. Avec habileté, il assure2 que les images qu’il crée « ne sont pas nécessairement celles qui sont données à voir sur scène, mais celles qui se forment dans l’esprit du spectateur, hors d’atteinte de quelque comité de censure que ce soit ». Après une poignée d’années d’études à Manchester, il est retourné à Téhéran, se jouant des restrictions et tabous du régime pour porter un regard affuté, empreint de poésie et de réalisme, sur la société actuelle, ses rigidités sociales comme ses dérives et interdits. Il prend un plaisir sans fin à piéger les bienséants – caciques ou sbires du régime tout autant que bien-pensants occidentaux aux jugements consensuels et prémâchés sur la République islamique d’Iran –, comme dans Hearing. Deux étudiantes y sont convoquées successivement pour un interrogatoire. Seules dans un rectangle de lumière, elles répondent à l’obscurité de la salle dans un silence nous laissant imaginer les questions. Une ode au jeu pur d’excellentes comédiennes face à des accusateurs absents auxquels elles donnent vie par le regard et l’adresse. Ce n’est que plus tard que nous découvrirons, assise dans le
public, l’identité de l’interrogatrice. Pas un barbu ni un gardien de la révolution, mais la Cheffe du dortoir détenant la clé d’entrée, une étudiante à peine plus âgée qu’elles, prête à toutes les manipulations pour ne pas être inquiétée par les censeurs lui demandant des comptes. Neda a pris les devants, regard direct et un brin effronté, tançant celle qui la questionne : « Heureusement qu’ils ne vous ont donné qu’une clé, que se passera-t-il si vous obtenez un réel pouvoir ? » Un rapport écrit dit que Samaneh aurait entendu, le soir du Nouvel an, une voix d’homme dans sa chambre. Problème : Neda nie en bloc, arguant que le dortoir est une véritable forteresse aux fenêtres et au toit condamnés, aux balcons scellés. Sa chambre est au 6e étage, ce soi-disant homme serait-il venu en hélicoptère ? Samaneh assure ne pas être l’auteure du rapport, ni la délatrice, sans prendre la défense de Neda pour autant, acculée par les manipulations insidieuses de la Cheffe, faisant monter la pression en rappelant les chaînes de responsabilité et de contrôle pesants sur chacune d’elles. Nous ne saurons avec certitude ce qui s’est réellement passé cette nuit-là, mais découvrirons les conséquences, une décennie plus tard, sur la vie de Neda, exilée en Suède, et Samaneh, devenue mère à Téhéran. Entre souvenirs brouillés et hantés de remords, le voile recouvrant la vérité demeure.
histoire de fantômes Nathalie Pernette déploie ses Ombres blanches dans un entre-deux mondes, hanté par deux présences et quelques irruptions… magiques !
Par Irina Schrag Photo de Philippe Laurençon
À l’Espace 110 (Illzach), samedi 11 mars (dès 6 ans) www.espace110.org À La Méridienne (Lunéville), mardi 14 et mercredi 15 mars (dès 6 ans) www.lameridienne-luneville.fr Au TJP Grande Scène (Strasbourg), du 17 au 22 mars (dès 6 ans) www.tjp-strasbourg.com www.compagnie-pernette.com
D’
un nuage de fumée envahissant l’espace, émerge lentement un corps de dos, semblant se consumer de l’intérieur, pour mieux disparaître comme il était apparu. Ainsi débute cette pièce de Nathalie Pernette, toujours en recherche d’interactions entre danse et matières. Ici, c’est son attrait pour les créatures fantastiques (revenants, fantômes…) qui guide Les Ombres blanches. Deux danseurs vêtus de longues tuniques grises incandescentes – desquelles sortent de fines volutes de fumée – errent dans un lieu ouvert. Une demeure dont des alignements de rangées de briques au sol symbolisent les pièces, des tiges aux angles évoquant les murs. Cette maison, une voix off dit l’habiter depuis 93 ans, bien décidée à ne jamais la quitter. Donc à la hanter pour toujours ! Au milieu de chaises plus ou moins retournées, l’espace, baigné d’une lumière zénithale qui réduit au minimum les ombres, est entouré d’une obscurité profonde permettant un jeu d’apparitions / disparitions
allant de l’approche douce et déliée à des évaporations dans la fugacité de petits pas rapides. Joueuse, la chorégraphe s’amuse à troubler notre perception, à multiplier les apparitions brumeuses et versatiles aux quatre coins du plateau. Un art de la micro-fiction par touches, comme autant de repentirs sur une toile de maître. Sautillants, raides ou saccadés, les personnages anonymes qui s’y succèdent oscillent du gentil fantôme au revenant plus inquiétant en d’amples voltes effectuées seul ou en miroir. Le magicien Thierry Collet fait voler certains objets projetés dans l’espace, se mouvoir des chaises qui se renversent. Sur de longues et belles nappes sonores naissent ainsi des gags où les corps surjouent la peur avec beaucoup d’humour en des pantomimes grotesques, se détraquant en suivant crescendo des bruitages omniprésents (verre cassé, fracas, orage, délire, suspense, cri). La fumée reprend ses droits et met fin à cette traversée d’un au-delà. À moins que tout ne recommence… Poly 196
Mars 17
27
DANSE
confidanses Un solo intimiste et une pièce de groupe pour jeunes danseurs de bitume, le chorégraphe Radhouane El Meddeb fait coup double à Strasbourg.
Par Thomas Flagel Photos d’Agathe Poupeney / PhotoScene.fr
À mon père, une dernière danse et un premier baiser, à Pôle Sud (présenté avec Le Maillon), mardi 14 et mercredi 15 mars www.pole-sud.fr Rencontre publique avec Radhouane El Meddeb, 15 mars à 12h30, à l’Université de Strasbourg Heroes, au Maillon-Wacken (présenté avec Pôle Sud), du 29 au 31 mars www.maillon.eu Performance de Radhouane El Meddeb à l’Université de Strasbourg avec 4 danseurs de la compagnie, mardi 28 mars, au Patio à 12h et au hall du Portique à 14h Atelier “De la danse contemporaine aux danses urbaines” avec des danseurs de la Cie, les 1er et 2 avril (13h-16h), au Centre Chorégraphique de Strasbourg. Inscriptions : billetterie@maillon.eu www.lacompagniedesoi.com
28
Poly 196
Mars 17
U
n titre poétique évoquant le manque – À mon père, une dernière danse et un premier baiser –, quelques fragments des Variations Goldberg de Bach par Glenn Gould au milieu du silence et ce corps de dos à demi nu, lancé dans d’étranges mouvements, oscillant de manière répétitive, les bras en arrière à la recherche de l’insaisissable. Radhouane El Meddeb défie la peine, la tête roulant de gauche à droite jusqu’au tournis, paumes ouvertes vers le ciel dans une pudeur si belle que s’y glisse dans une économie de mouvements la douleur du fils, l’absence et l’inaccessible, une quête de soi. Le danseur tangue, la mémoire vacille et s’accroche, toute en raideur, les poings se lèvent au ciel et s’épuisent dans le vide. Le temps se distord, les pensées s’étirent et le voyage intérieur se partage sans un mot, sans un regard dérobé. Une solitude multiple éloignant le chagrin de la désolation.
Des héros indiscrets
Virage à 180° pour la seconde pièce chorégraphique accueillie à Strasbourg. Née de la fascination de Radhouane El Meddeb pour les jeunes se pressant sous la Nef du CENT-
QUATRE, Heroes réunit dix interprètes de danses urbaines habillés de classiques académiques de couleurs criardes qui ne masquent rien, révèlent les corps dans ce qu’ils sont, loin des subterfuges des vêtements amples masquant les lignes et les formes, les déplacements des centres de gravité, renforçant l’impression de fulgurance. Rarement il aura été donné de voir cette énergie se déployer dans le plus simple appareil, entités uniques aux styles affirmés au milieu d’un tout bouillonnant et fascinant. Le chorégraphe contraint l’espace (un tapis de danse de trois mètres sur deux), réduit la distance, multiplie les possibilités de frottements et de contacts dont il a observé l’absence dans leur pratique habituelle. Une recherche d’identité artistique et de vitalité pure au milieu de codes imposés qu’il déplace, les sortant de leur zone de confort habituelle – danse contemporaine plus que danse urbaine –, imposants soli et entrées / sorties dans un spectacle prenant son envol total dans ses phases de groupe, au milieu d’une meute virevoltante et affamée de territoire à marquer du sceau de son originalité.
DANSE
à bras le corps Successeur de Pierre Diependaële et Louis Ziegler à la direction artistique du Théâtre du Marché aux Grains de Bouxwiller, Vidal Bini y développe depuis l’été dernier un travail de territoire et un atelier de fabrique artistique1 en parallèle de ses propres créations, comme Morituri.
Par Thomas Flagel Photos de Benoît Linder pour Poly
Au Théâtre Christiane Stroë (Bouxwiller), vendredi 24 et samedi 25 mars www.theaboux.eu Au Centre culturel André Malraux (Vandœuvre-lèsNancy), vendredi 13 et samedi 14 octobre www.centremalraux.com www.khz-vidalbini.com
Découvrez son projet sur www.poly.fr Voir notre article sur l’une de ses précédentes créations, Sparring partners, dans Poly n°185 ou sur www.poly.fr 1
2
30
Poly 196
Mars 17
C
eux qui vont mourir te saluent. Visage noirci au maquillage de texture mate rappelant aussi bien les faces peintes des guerriers qu’un gommage des individualités proches de la statuaire commémorative des grands conflits. Les sillons creusés par la transpiration marquent l’effort et la difficulté : la dimension graphique de Morituri joue avec les évocations. S’inspirant « d’images de corps combattants tirées chaque soir au sort, qu’ils soient guerriers (monuments aux morts d’Alsace, photos de conflits), politiques (bagarre célèbre au parlement ukrainien), sportifs (Tommie Smith et John Carlos levant un poing ganté de noir sur le podium des JO de 1968) ou encore plus anecdotiques comme une rixe de bar, nous mettons en place un processus d’appropriation, les mettant en jeu pour fabriquer une mémoire commune à partir d’elles », explique Vidal Bini, ancien danseur du Ballet de l’Opéra national du Rhin, tourné vers l’expérimentation, la composition instantanée et l’amour des contraintes2. « Pas une mémoire intellectuelle, ni historique, ni philosophique, mais bien chorégraphique,
partagée et transformée par les six danseurs sur le plateau mais aussi saisie par Benoît de Carpentier, photographe œuvrant en direct. Ses clichés de nos mises en corps des images piochées sont projetés en fond de scène. » Naît ainsi une improvisation dansée, reconduite chaque soir, suivie d’un jeu alternatif. Le groupe, accompagné par les créations sonores sur pads d’Olivier Meyer, « discute de ce dont il se souvient avant de danser une seconde version, forcément autre puisque modifiée par la discussion et les aléas du souvenir ». Les corps des interprètes, loin de la tension, de la peur et de l’énergie dégagées par les images figées et chargées de valeurs (honneur, patriotisme, supériorité, sacrifice) sont pacifiés, généreux. Naît ainsi une nouvelle mobilité. « Ils respirent et c’est ce décalage avec les stratégies militaires dans lesquelles nous les plongeons – charge, riposte, retraite – qui m’intéresse », confie le chorégraphe trentenaire, bien décidé à recréer une forme de communauté corporelle différente, « à se réapproprier l’histoire et la représentation pour bâtir d’autres futurs ».
Poly 196
Mars 17
31
théâtre
contact imminent !
Dans un monde où le contact physique se raréfie, Antje Schur et Régine Westenhoeffer cherchent à réduire les distances imposées par nos codes sociétaux à travers leur pièce Contactfull – conférence en corps et en mots. La première explique : « Nous étions dans une recherche autour du rapport à l’autre, ce qui nous fait communiquer, ce qui nous détache, nous rapproche. Finalement, cette communication est devenue non-verbale dans Contactfull. » L’objectif des deux danseuses de la compagnie Dégadézo est de montrer comment le corps peut transmettre un message ou des émotions. Débutant avec un propos scientifique, différentes phases de rapprochement vont amener les spectateurs à ré-interroger leur rapport au corps et aux autres grâce à l’utilisation d’accessoires, tables ou ballons. Le public est invité à vivre une réelle expérience. Face à une actualité qui renforce la peur de l’autre, ce spectacle permet de créer du lien en passant par l’humour. (C.D.) l’Espace 110 (Illzach), mardi 14 mars À www.espace110.org la Maison des Arts (Lingolsheim), mercredi 15 mars À www.lingolsheim.fr
© Hervé Rioux
u Brassin (Schiltigheim), vendredi 24 mars A www.ville-schiltigheim.fr u Relais culturel Pierre Schielé (Thann), vendredi 7 avril A www.relais-culturel-thann.net www.degadezo.com www.culture-alsace.org
Lauréate 2015 de CircusNext, Sandrine Juglair crée son premier solo après trois années passées auprès du très côté Cirque Plume. S’inscrivant dans cette nouvelle génération pour laquelle les agrès et la technicité apprise après un dur labeur ne sont que des outils parmi d’autres au service de l’expression sur un plateau, Diktat n’est à proprement parler pas du cirque. Au point que le spectacle aura commencé bien avant que vous ne vous en rendiez compte. Et ne comptez pas sur cette spécialiste du mât chinois, diplômée en 2008 du Centre national des Arts du Cirque de Châlons-en-Champagne, pour dévoiler ce qu’elle vous réserve. « La scène me sert à réaliser mes rêves, c’est un espace de liberté folle » confie celle qui campe une galerie de personnages en enfilant et jetant une flopée d’accessoires dans une course folle, jouant des ressorts du slapstick et des running-gags sans s’en satisfaire. Avec finesse, Diktat passe au crible les visions machistes autant que
32
Poly 196
Mars 17
© Milan Szypura
scènes de vie
les carcans que s’imposent les femmes. Le tout avec une touchante fêlure qui la voit s’accrocher comme elle peut à la scène, de peur que le public ne la regarde plus. Le drame de tout comédien ! (I.S.) u Théâtre de Hautepierre (Strasbourg), vendredi 17 et samedi 18 mars A (dès 8 ans) – www.lesmigrateurs.eu
le feu sacré
Chant posé en arabe, en anglais ou en français et notes pianotées, musiques du Moyen-Orient et beats électroniques : le parisien d’origine libanaise Bachar Mar-Khalifé, auteur d’un troisième album nommé Ya Balad (Ô pays), convoque Fairuz, Gainsbourg et le dub en des morceaux où il est question de filiation et de fusion.
Par Emmanuel Dosda Images tirées du clip de Lemon Au Théâtre des Feuillants (Dijon), samedi 11 mars www.lavapeur.com À La Kulturfabrik (Esch-sur-Alzette), mardi 21 mars www.kulturfabrik.lu À La Philharmonie de Paris, vendredi 5 mai (Bachar et son frère Rami – du groupe Aufgang – accompagnent leur père, Marcel Khalifé, célèbre oudiste et compositeur libanais) www.philharmoniedeparis.fr
Vous revenez tout juste du Liban ? Oui, je suis rentré dans la nuit, il y a quelques heures, et je m’apprête à repartir pour le Maroc où je donne une série de cinq concerts en piano solo. J’essaye d’aller une fois par an au Liban, avec les enfants, pour voir la famille. C’est une piqûre de rappel et une découverte à chaque fois car tout bouge tellement vite. On en revient toujours transformé, avec une nouvelle énergie qui se traduit musicalement. Qu’est-ce que vous y retrouvez ? L’hospitalité. Les gens ont un rapport aux autres très différent qu'en Occident. Il y a un certain respect entre les différentes classes sociales. Bien sûr, il y a aussi des choses à déplorer : l’absence de conscience écologique, la corruption, le béton qui réduit sans cesse les espaces naturels… La comédienne Golshifteh Farahani (héroïne du dernier Jarmusch) chante sur votre morceau Yalla Tnam Nada.
34
Poly 196
Mars 17
Dans Les Deux amis de Louis Garrel, son cœur balance entre deux amours : vous sentez-vous comme Golshifteh dans le film, tiraillé entre votre pays natal et celui où vous avez fait votre vie ? Il ne s’agit pas d’un tiraillement, car je n’ai pas à choisir, mais d’un parcours de vie : né à Beyrouth pendant la guerre, je me suis installé en France à l’âge de six ans. J’ai grandi ici sachant que je venais de là-bas. Mes deux cultures ne se mélangent pas, mais sont en moi. Je me suis demandé, à une période, si je n’allais pas m’installer au Liban, mais aujourd’hui je suis serein par rapport à ça… Il est cependant question de déchirement dans vos morceaux. Dors mon gâs(e), par exemple, est une berceuse chantée par un père appréhendant le jour où son enfant quittera le nid familial… C’est sûr que la séparation est douloureuse et tumultueuse, mais je me focalise davantage
sur ce que je gagne plutôt que sur ce que je perds. La berceuse est de Théodore Botrel, en 1922 : elle montre que le sujet de la mort rôde souvent autour de l’enfance. C’est le cycle de la vie. Je trouve que cette chanson est d’actualité avec tous ces gens qui quittent leur pays et partent en mer pour tenter de s’en sortir. Le sacré irrigue votre Requiem et autres chants à la semblance de prières comme Madonna… Faire de la musique, c’est croire en des instants de communion éphémères qui nous extraient du quotidien. Ces moments sont sacrés. Nous sommes tous asservis et pour échapper à ça, il y a la musique, une porte permettant aux hommes d’aller vers l’inexplicable, les forces naturelles qui nous ont inspirées des notes, des fréquences… La musique est-elle le dernier espace où les frontières sont abolies ? Elle n’admet pas les limites. Partout dans le monde, on retrouve les mêmes tonalités, instruments et chansons. La censure n’a jamais eu raison de la musique qui trouve toujours un moyen pour s’exprimer. Ell3, duo instrumental entre un mélodica et un piano, est une douce composition minimaliste, un dialogue
amoureux. Mais pourquoi le 3 à la fin du titre ? On ne m’a jamais posé cette question [il réfléchit]… Il s’agit d’un dialogue entre deux personnes qui en créent une troisième. Je préfère dire “1 + 1 = 3” que “1 + 1 = 2” [rires]. Votre musique s’adresse au cœur, à l’esprit et aux jambes. Tout le corps est concerné… Au début, j’avais tendance à trop intellectualiser les choses et à négliger le corps. J’ai appris que c’était une erreur car tout est lié, qu’on pleure ou qu’on danse. Durant mes concerts, je dois réconcilier tout le monde et essayer de faire danser ceux qui pensaient rester assis et faire pleurer les danseurs [rires]. Dans le clip de Layla, vous brisez votre piano. Pourquoi le malmener, l’éventrer et mettre ses tripes à l’air ? En effet, quelque part, je donne vie à une machine. Je détruis quelque chose de sacré : l’instrument roi sur lequel on joue religieusement du Chopin. Je casse cette image figée dans ce geste. Il faut être en conflit avec son piano, il est nécessaire de le libérer, comme John Cage l’a fait en jetant des balles de pingpong sur ses cordes. On cherche à tout prix à archiver, conserver les choses, alors que brûler une lettre, par exemple, c’est l’envoyer ailleurs…
Ya Balad, édité par InFiné www.infine-music.com
Poly 196
Mars 17
35
old school
radio nostalgik Les nineties appartenaient à Assassin, Passi, Ministère A.M.E.R., Busta Flex ou Ménélik qui se souvient de L’Âge d’or du rap français1 avant une tournée des grandes salles. Les papes du rap sont dans la place : rencontre avec l’auteur de Bye Bye.
Par Emmanuel Dosda Photo de Fifou Au Zénith (Dijon), vendredi 17 mars www.zenith-dijon.fr À l’Accor Hotels Arena (Paris), lundi 27 mars www.accorhotelsarena.com Au Zénith Europe (Strasbourg), mercredi 5 avril www.zenith-strasbourg.fr Aux Arènes de Metz, jeudi 6 avril www.arenes-de-metz.com
Tout baigne ? « Même pour les gens qui se plaignent ! » Je ne dois pas être le premier à vous la faire, celle-là… En effet… Vous préparez un nouveau disque, c’est pour quand ? Il devrait sortir très prochainement et nous allons tourner pour le présenter en mai. Ça fait vingt ans que je fais du rap et je n’imaginais pas, au départ, que le hip-hop allait me mener où je suis aujourd’hui. Le challenge est de faire vieillir cette musique avec moi, de la faire évoluer. Nommé Qlassiks, votre album mêlera rap et musique classique : un heureux mariage ? Tout à fait, il y a beaucoup d’accointances. Mon album est basé sur la période romantique, une époque où les musiciens parlaient davantage d’eux dans leur art. Le rap, c’est exactement ça : il y a beaucoup d’ego trip, mais il évoque également le contexte dans lequel nous évoluons. Le flow est très différent, posé sur de la musique classique. Il s’agit d’une hybridation, pas d’une simple juxtaposition. Il y a un piano et une guitare flamenco, mais j’ai fait quelques représentations avec un orchestre de quarante musiciens.
L’événement rassemble su scène Assassin, Busta Flex, Daddy Lord C, 2BAL, Expression Direkt, K-Reen, La Cliqua, Matt Houston, Ménélik, Ministère A.M.E.R., Monsieur R, Nèg’Marrons, Nuttea, Passi, Rocca, Sages poètes de la rue, Stomy Bugsy, X-Men…
1
www.mazavaprod.com 2
Voir Poly n°192 ou sur www.poly.fr
36
Poly 196
Mars 17
Vous avez un temps mis la musique de côté pour vous consacrer au ciné, à la télé ou la réalisation d’un documentaire sur le hip-hop français : qu’en est-il ? Nous sommes en plein montage et nous allons tourner les dernières images à Bercy, durant L’Âge d’or. Le documentaire raconte la fabrication de “classiques” du rap et le parcours du musicien que je suis. Il parle de mes questionnements : comment se positionner, à 47 ans, dans une société obnubilée par le jeunisme ?
Dans trente ans, je me vois toujours en train de rapper… peut-être sur mes problèmes d’arthrite, avec une hanche en bois [rires] ! L’Âge d’or du rap français, la tournée de Doc Gynéco pour les 20 ans de Première Consultation 2 ou celle d’IAM rejouant L’École du Micro d’argent fin 2017 : les rappeurs sont-ils les nouvelles “idoles” façon Âge tendre et tête de bois ? Bien sûr, mais c’est normal. Il y a une demande venant d’une génération qui n’a pas sa “ Radio Nostalgie rap” ! Si tu veux écouter Johnny ou Eddy Mitchell, tu as la radio, mais pour le hiphop des années 1990, ça passe forcément par la scène. De quoi vous souvenez-vous de ces années-là ? À l’époque j’étais jeune, innocent et je voualis réinventer le monde. Nous n’avions pas de plan et étions portés par notre passion. Si je n’avais pas rencontré MC Solaar, par hasard, jamais je n’aurais pu espérer rapper. À l’heure actuelle, la jeunesse est plus calculatrice… En 1995, vous affirmiez vous battre pour le futur. Vingt ans plus tard, comment le percevez-vous ? Avec ma formation acoustique j’ai repris Quelle aventure en changeant le refrain : je dis qu’à l’époque nous avions des illusions, mais elles semblent cristallisées. Vous avez participé à 11’30 contre les lois racistes en 1997 et à 16’30 contre la censure en 1999. Contre quoi vous indigneriez-vous aujourd’hui ? Je pense simplement qu’il faut que les gens reprennent la parole et confrontent leurs points de vue. Lorsqu’ils ne parlent pas, ils agissent… Parfois mal.
l’âge d’or de Ménélik
Qui sème le vent récolte le tempo de MC Solaar (1991)
Paris sous les bombes de NTM (1995)
Première Consultation de Doc Gynéco (1996)
L’École du micro d’argent d’IAM (1997)
Opéra Puccino d’Oxmo Puccino (1998)
Vous faites référence aux débordements à Aulnay-sous-Bois ? Toutes les exactions sont à condamner, de chaque côté. Je ne cautionne pas les provocations, mais selon moi ce qui se passe en banlieue n’est qu’une réaction à des agressions antérieures. Les Sages poètes de la rue, Jimmy Jay, MC Solaar et vous êtes associés aux “rappeurs sympas”. Comment étiez-vous perçus par NTM ou Assassin ? Il y a toujours eu plusieurs écoles dans le rap : elles n’étaient pas forcément amies, mais chacun respectait la qualité artistique du travail de
l’autre. De toute façon, vingt ans plus tard, nous avons totalement dépassé les différends qu’on a pu avoir. Tu te laisses aller est un clin d’œil à Aznavour : vous étiez influencé par la chanson française ? J’ai également fait un clin d’œil à Nougaro et j’aime beaucoup Ferré ou Brassens qui auraient pu se réclamer du rap ! Le français est une très belle langue qui permet d’exprimer d’innombrables nuances. On disait que le français ne sonnait pas assez, mais en choisissant les bons mots, on peut très bien le rapper !
Poly 196
Mars 17
37
Musique
nuit de folie
© Yann Morrison
Les haters s’en donnent à cœur joie, comparant Fishbach à Rose Laurens, Desireless ou Julie Pietri. Ève lève-toi, s’il te plaît, et pince-moi : je rêve ? Si sa musique est une catharsis pour Flora (son prénom), pour nous, c’est un retour vers un passé un peu douloureux, dans un temps dominé par Philippe Lavil – les premières notes d’Un autre que moi rappellent Il tapait sur des bambous – et Mylène Farmer, Béton mouillé évoquant Maman à tort… morceau pas si mal que ça, tout compte fait. Fishbach est née au tout début des années 1990, elle n’a donc pas vécu la décennie fric et toc, mais y puise des gimmicks pour des titres où il est question d’amour, de riposte, de soumission et de combats ordinaires : « Je fais la guerre, j’ai mes raisons / Élancée comme une guerrière dans la mêlée. » Le regard fixe, Fishbach est prête pour la rixe, des armes de séduction massive plein les poches : mélodies hyper accrocheuses, synthés combatifs, compos qui font mal. Mais qui font tellement de bien, tout compte fait. (E.D.) ux Trinitaires (Metz, 8 mars), à La Cigale (Paris, 14 mars et 4 mai), à La LaiteA rie (Strasbourg, 24 mars), au Parc de Champagne (Reims, 21 mai), dans le cadre du festival La Magnifique Society www.trinitaires-bam.fr – www. lacigale.fr www. artefact.org – www. cartonnerie.fr
échappée solitaire
© Kiid Santo
DJ officiel des Svinkels – groupe sans dieu, ni maître « sauf Maître Kanter » – au début des années 2000, Pone a bien bourlingué depuis. Après avoir réveillé le punk qui est en lui, il a collaboré avec de nombreux artistes, notamment au sein de Birdy Nam Nam dont les prestations scéniques ont rencontré un immense succès. L’an passé, BNN sortait un disque portant bien son nom, Dance Or Die, avec des beats qui tapent très très fort. Pone n’était pas de la partie, occupé à défendre son premier disque solo, loin de l’esprit tapageur du quatuor de platinistes. Radiant (label Ponar) est un recueil d’ambiances différentes, de chansons en Slow Motion (avec la voix de Sage) ou qui tuent (Thrill, avec Louisahhh!!!), de titres electro-épiques (Renewal) ou un peu foufous (Mad Boys). Et Pone, en live, ça donne quoi ? Réponse ce mois-ci. (E.D.) L’Observatoire (Cergy), vendredi 24 mars À www.lobservatoire-cergy.fr
38
Poly 196
Mars 17
La Rodia (Besançon), samedi 25 mars À www.larodia.com
vent d’orient Loin de l’image plan-plan de l’accordéon, Yves Beraud participe à de nombreuses formations aux sonorités orientales ou américaines. Zoom sur Place Klezmer et le dernier requin de la Mer Noire et sur une carte blanche au Printemps des Bretelles.
Par Charlaine Desfete Photos d’Anil Eraslan et de Gauthier Ménil-Blanc
Place Klezmer et le dernier requin de la mer Noire : Aux Tanzmatten (Sélestat), les 24 et 25 mars, à la Passerelle (Rixheim), le 19 avril, à l’Espace Ried Brun (Muntzenheim), le 21 avril, à l’Espace Culturel Saint-Grégoire (Munster), le 25 avril, à l’Espace Rhénan (Kembs), le 27 avril, à l’Espace Rive Droite (Turckheim), le 3 mai, à l’Aronde (Riedisheim), le 5 mai, à La Salle du Cercle (Bischheim), les 10 et 11 mai, à La Halle au Blé (Altkirch), le 14 mai, à la Salle Polyvalente (La Broque), le 16 mai, à La Salle des Fêtes de Friesenheim (Rhinau), le 19 mai, à l’Espace Rohan (Saverne), du 23 au 29 mai, à la Saline (Soultz-sousForêts), le 1er juin, au Théâtre municipal (Sainte-Marie-auxMines), le 7 juin, à l’Espace Tival (Kingersheim), le 5 juillet www.culture-alsace.org www.yvesberaud.weebly.com
40
Poly 196
Mars 17
I
nitialement guitariste rock, Yves Beraud s’est remis à l’accordéon à 25 ans, en autodidacte. Au même moment, il a exploré un nouveau type de musique, découvert pendant des vacances en Grèce, le rebetiko qui va lui ouvrir les portes de toute une palette de styles tels que le klezmer, mais aussi les sonorités turques. Cette variété se retrouve dans la programmation élaborée par le musicien pour le Printemps des Bretelles à l’occasion d’une carte blanche. Trois groupes joueront lors de cette soirée mettant à l’honneur rebetiko, musique orientale et folk américain. Il explique : « Je n’ai pas voulu qu’il y ait trois concerts sur une scène avec des changements de plateaux. La représentation ne va pas s’arrêter mais durera deux heures. Nous allons commencer avec Feule Caracal, puis les trois musiciens seront rejoints par Anil Eraslan, violoncelliste de Sousta Politiki et moi-même, jouant dans le même groupe. Puis, la chanteuse Zeynep Kaya arrivera afin de former le groupe au complet avec le départ des interprètes de Feule Caracal. Ce sera un spectacle à tiroirs. »
Yves Beraud joue également, au côté de Jean Lucas, dans le spectacle Place Klezmer et le dernier requin de la Mer Noire qui s’ouvre sur un dessin animé expliquant l’intrigue : en voyage afin de rejoindre le Grand Festival
international de Musique Klezmer d’Odessa, le bateau d’un orchestre fait naufrage. Autour du radeau de fortune, un requin mélomane mange les musiciens à chaque fois qu’ils font une fausse note ou s’arrêtent de jouer. Les deux survivants, un tromboniste et un accordéoniste, apparaissent sur scène installés sur une construction composée de planches et de chambres à air, luttant pour leur survie avec leurs instruments. « Ce spectacle jeune public a été mis en scène par François Small, connu sous le nom de Clown Smol. Il est rempli de gags et de situations clownesques comme chez Keaton ou Chaplin. » Printemps des Bretelles du 17 au 26 mars (Illkirch-Graffenstaden) Cette année, le Printemps des Bretelles fête sa 20 e édition. Ce festival met à l’honneur la diversité de l’accordéon. Au programme 124 concerts dont une soirée irlandaise avec les Four Winds, Marcel Loeffler accompagné de cinq invités, Flavia Coelho et Jeoffrey Arnone avec leur musique brésilienne ainsi que Taraf de Haïdouks mettant à l’honneur la culture tsigane. Yves Béraud et ses invités, L’Illiade (Illkirch-Graffenstaden) samedi 18 mars www.printempsdesbretelles.com
swingin’ in the rain Marckolswing fête le jazz dansant au cours d’un festival international donnant rendez-vous pour swinguer dans une ambiance cabaret, nous plongeant dans l’Amérique qui résiste à la Grande dépression.
Par Emmanuel Dosda Photo de MS Photographie À La Salle des fêtes de Marckolsheim, du 16 au 18 mars www.marckolswing.fr
«N
ous célébrons le jazz mélodique, avec des thèmes chantés ou non, tel qu’on le jouait jusqu’à l’arrivée du be bop et la rupture harmonique. » Christophe Erard est directeur d’un événement s’intéressant à une période allant de la fin années 1920 à 1940, du new orleans jazz à l’ère des big bands. Il évoque « une musique faite pour danser », née à Harlem, qui nous file des fourmis dans les gambettes. Depuis 2016, la seconde partie des trois soirées est dédiée à la danse. Après le premier concert (notamment du duo enchanteur Jérôme Gatius à la clarinette & Alain Barrabès au piano, 18/03), on pousse tables et chaises pour laisser de la place aux lindy-hopeurs et autres swingueurs, invités à se « déchaîner sur la piste ». Illustration avec le Spirit of Chicago Orchestra (18/03), ensemble de dix-sept artistes faisant groover cordes, cuivres ou voix interprétant un répertoire des années 1920, « une période où les radios américaines faisaient appel à des arrangeurs pour faire danser les auditeurs. Spirit of Chicago a fait des recherches
pour retrouver ces partitions. Ils se sont particulièrement intéressés à Singin’ in the Rain, film de 1952, et se sont rendus compte que tous les titres avaient déjà été écrits trente ans plus tôt par Nacio Herb Brown et Arthur Freed. Pour la comédie musicale, ils les ont eux-mêmes réarrangés à la sauce fifties ! » Durant Marckolswing, les festivaliers sont conviés à se trémousser sur les arrangements originaux. Ils reconnaîtront les standards du long-métrage, même s’ils sont joués différemment. L’événement parvient à exhumer des partitions tombées aux oubliettes, en conviant de véritables archivistes qui sont allés à New York pour décrypter des indications notées à la main par les musiciens. Si Count Basie, Duke Ellington et autres kings du swing sont aujourd’hui réévalués, cette musique a longtemps été mise au ban. Elle prend sa revanche avec La Section Rythmique (17/03) qui convie Dado Moroni (piano) et Scott Hamilton, « témoin indirect de la grande époque » car saxophoniste s’étant produit avec Benny Goodman. Poly 196
Mars 17
41
MAISONS D’OPÉRA
dieu est mort Pour sa troisième création à l’Opéra national du Rhin, Olivier Py s’attaque à Richard Strauss, « [s]on compositeur préféré avec Wagner », montant Salomé, un personnage qu’il considère comme un avatar nietzschéen. Entretien avec le directeur du Festival d’Avignon. de Maria Ewing, car elle porte la tension sexuelle à son point d’incandescence, créant une sorte de folie bachique sur scène. Quelle image avez-vous de Salomé ? Elle est loin de la caricature qu’on en fait, celle d’une strip-teaseuse sadique ou d’une ravissante idiote qui provoque la mort. Dans sa pièce, fondement de l’opéra de Strauss, Oscar Wilde lui confère une profondeur nouvelle, projetant sur le plateau un désir fou qui devient mystique, un désir qui la conduira à la mort. On peut identifier Salomé à Nietzsche : elle a mis le feu à l’église et a brûlé avec ! L’opéra reflète la lutte dialectique entre la chrétienté et le paganisme. C’est Eros face à Agapé, plus que face à Thanatos, conflit trop souvent mis en avant.
Par Hervé Lévy Photo de Stéphane Louis pour Poly
À L’Opéra (Strasbourg), du 10 au 22 mars À La Filature (Mulhouse), vendredi 31 mars et dimanche 2 avril www.operanationaldurhin.eu Rencontre avec Olivier Py et Pierre-André Weitz, jeudi 9 mars à 18h, à la Librairie Kléber (Strasbourg) www.librairie-kleber.com
42
Poly 196
Mars 17
Après Ariane et Barbe-Bleue de Dukas et Pénélope de Fauré, vous revenez à l’Opéra national du Rhin avec Salomé, un autre portrait de femme. Est-ce un triptyque sur le plan symbolique ? [Rires] C’est un peu tiré par les cheveux, car il est rare qu’il n’y ait pas de grand personnage féminin dans un opéra, mais il est vrai que ces trois œuvres montrent trois femmes rebelles, en lutte contre le patriarcat et la violence d’une société. Cet opéra vous accompagne-t-il depuis longtemps ? Depuis toujours ! Je suis fanatique de Leonie Rysanek quand elle incarne Salomé, sans presque y mettre d’érotisme, mais également
Pour vous, qui est Hérode ? Il incarne l’Homme moderne. En quête perpétuelle de possessions qui ne créent pas de sens, il n’est jamais satisfait de rien. Au moment de l’excitation sexuelle maximale pour lui, lorsqu’il sait qu’il va obtenir la danse de Salomé, il sent les ailes noires de la mort. Le public prendra ce grand vent froid en plein visage. Je voulais que tout l’opéra soit cette Danse des sept voiles… La danse c’est la proclamation de l’immanence, ce que Nietzsche voit au-delà de ses propres mots dans Zarathoustra. Que veut Hérode avec la Danse des sept voiles ? À mon avis, il veut plus qu’une nuit chaude avec Salomé. Hérode désire que l’Art lui donne le sens, que l’Art le comble car il n’est comblé par rien. Peut-être l’insatisfaction de l’Homme moderne a-t-elle cette unique et ultime réponse. Lorsqu’elle danse, il voit “quelque chose”, mais sait que ce ne sera pas gratuit ! Si on veut entendre la réponse sacrée de l’Art, il faut être prêt à en payer le prix.
MAISONS D’OPÉRA
l’amour à trois Pour marquer le dixième anniversaire de la disparition de Gian Carlo Menotti (1911-2007), l’Opéra-Théâtre de Metz Métropole a confié le soin à Sylvie Laligne de monter Le Téléphone et Amelia va au bal, deux variations sur le triangle amoureux.
Par Hervé Lévy Croquis de costumes de Giovanna Fiorentini
À l’Opéra-Théâtre de Metz Métropole, du 5 au 9 mars www.opera.metzmetropole.fr
M
ême s’il est aujourd’hui oublié, Gian Carlo Menotti fut une star de Broadway dans les fifties. Restée à l’écart des chemins empruntés après 1945, sa musique se déploie dans un classicisme de bon aloi, très loin des épicentres expérimentaux que furent Darmstadt et Donaueschingen. Certains, bougons, comme Gérard Condé – à la fois compositeur et critique – y virent « du Puccini mal ficelé mâtiné de Berg et de Debussy ». Reste que ses partitions sont efficaces, aisées à s’approprier, pleines de vie et de fantaisie. C’est ce qui caractérise Le Téléphone (1947) et Amelia va au bal (1937). À l’origine autonomes, ces deux opéras bouffes ont été rassemblés – et actualisés – par la metteuse en scène Sylvie Laligne qui les considère « comme deux parties d’une même histoire. Ce sont également deux triangles amoureux d’essence différente ». Le premier est une chronique sociale où « un jeune couple formé par Ben et Lucy vacille en raison de l’addiction de la femme au téléphone. Imaginez que ça se passait en 1947 », s’amuse-t-elle. « J’ai déplacé l’ouvrage à l’ère
du portable roi et des réseaux sociaux, sans rien toucher au texte. » On retrouve les deux protagonistes dans Amelia va au bal : dix ans se sont écoulés, ils sont mariés et elle a changé de prénom « parce que celui-ci est plus chic que Lucy ». Le temps passé est manifesté par un défilement de tabloïds sur écran géant façon Amicalement vôtre : d’espoir du footy – le football australien qui se rapproche plus du rugby que du soccer – l’homme est devenu son ambassadeur richissime sur toute la planète. Sa femme elle, est une Desperate housewife qui s’emmerde dans son immense appartement, n’ayant comme ressource, pour briser l’ennui, que d’aller faire du shopping avec des amies ou une partie de jambes en l’air avec son amant. Marqué par le trio classique du vaudeville, l’œuvre est enlevée. Presque de l’opéra de boulevard narrant l’histoire d’une femme dont l’objectif obsessionnel est de se rendre à un bal. Sylvie Laligne préserve le sel burlesque de cette affaire, en réhabilitant son héroïne poussée à d'amusantes extrémités frivoles par « l’insupportable futilité de son existence ». Poly 196
Mars 17
43
MUSIQUE
tsar-system © Matthias Baus, De Munt / La Monnaie
Un vieux tsar grotesque et fatigué séduit par les charmes vénéneux d’une reine orientale, un gallinacé doré prévenant de tous les dangers, offert au souverain par un astrologue un peu trop prévenant évoquant irrésistiblement Raspoutine, deux princes qui s’entretuent sur le champ de bataille… Dans son ultime opéra, Le Coq d’or (1909), Rimski-Korsakov dresse un portrait au vitriol de l’Empire de Nicolas II, fracturé par des soubresauts révolutionnaires après la défaire contre le Japon de 1905. Dans sa mise en scène, Laurent Pelly s’empare avec brio de cette fable politico-féérique, où farce et satire se fondent dans une atmosphère fantastique, passant en revue une centaine d’années d’histoire russe, du début du XXe siècle aux oligarques actuels. Sur un plateau recouvert de terre noire, s’ébattent des personnages pour lesquels il est difficile d’avoir de l’empathie, même le chœur / peuple vêtu de peaux de bêtes évoque une masse soumise et inerte… Si le rire est au rendezvous de cet opéra burlesque décrivant un tsar-system à l’agonie – c’est le chant du coq pour lui –, il est sacrément jaune. (H.L.) l’Opéra national de Lorraine (Nancy), du 12 au 21 mars À www.opera-national-lorraine.fr
Installé à Venise, le Palazzetto Bru Zane œuvre à la redécouverte du répertoire romantique français, travaillant depuis 2009 avec L’Arsenal, la Ville de Metz et le Département de la Moselle dont sont originaires des compositeurs comme Thomas, Charpentier, Gouvy ou Pierné, véritables stars à leur époque. Cette année, la collaboration prend la forme d’un dense Voyage musical au siècle français. On y croisera la soprano Ingrid Perruche dans Votez pour moi ! (25/03, 20h) mêlant propagande vocale et satire en chansons au XIXe siècle et la pianiste Vanessa Wagner (26/03, 11h30) pour un récital où les tubes (Ma Mère l’Oye de Ravel) côtoient des raretés signées Déodat de Séverac ou Cécile Chaminade. Le point d’orge de ce mini festival ? Des Ténèbres à la Lumière (26/03, 16h). Le Concert spirituel et Hervé Niquet font ressurgir des limbes du passé deux messes des morts écrites pendant la Restauration par Charles-Henri Plantade et Luigi Cherubini pour rendre hommage à Louis XVI et Marie-Antoinette, pages hiératiques dont la sobriété tutoie l’éternité. (H.L.)
44
Poly 196
Mars 17
Le Concert spirituel © Éric Manas
derniers romantiques
L’Arsenal (Metz), samedi 25 et dimanche 26 mars À www.arsenal-metz.fr www.bru-zane.com
MUSIQUE
mine de cuivres
© Louis Gantiez
Après Rag’n Boogie (04/03), entrée en matière jazzistique où le pianiste Sébastien Troendlé s’essaye à conter l’histoire du genre, les Heures Musicales du Kochersberg, treizièmes du nom – désormais dirigées par Sébastien Lentz, corniste à l’OPS – prennent une tonalité cuivrée. Est en effet reçu le Quintette de l’Opéra national de Paris (26/03) composé de deux trompettes, d’un cor, d’un trombone et d’un tuba. Il propose une promenade à travers les époques, de Jean-Sébastien Bach à Georges Delerue, prince de la BO qui obtint l’Oscar, pour la musique de I love you, je t’aime, en passant par les fulgurances d’une transcription de Carmen de Bizet ou les sonorités de la Renaissance de Giovanni Gabrieli. Dernier concert de ce mini festival maxi attachant, Doctor Swing & Mister Hip (01/04) : le Saint Louis Blues Band y mixe standards du jazz et compositions de Tower of Power ou Electro Deluxe. (H.L.) l’Espace Terminus (Truchtersheim), du 4 mars au 1er avril À www.hmko.blog
le dictateur C’est une drôle de rencontre initiée par la toute jeune Elbphilharmonie de Hambourg : Just Call Me God propose un tête-à-tête entre l’acteur star John Malkovich et l’orgue, empereur des instruments. Dans ce théâtre musical de la tyrannie, nous rencontrons un dictateur qui règne sans partage sur la République populaire et démocratique de Carcissie. Le spectateur assiste à son dernier discours. Il force une charmante journaliste embedded (incarnée par Sophie von Kessel) à le filmer, tandis que l’organiste Martin Haselböck accompagne cette ultime adresse au peuple. C’est un instant de rupture. Dans quelques heures, il sera déchu… En attendant, place à la démesure avec pour question centrale : comment un homme peutil faire croire aux autres qu’il est un dieu ? Les musiques rebondissent autour de cette interrogation, l’orgue se joignant à l’électronique, de l’incontournable Chevauchée des Walkyries de Richard Wagner à la Toccata de Jean-Sébastien Bach, en passant par les Variations sur America de Charles Ives. (R.Z.) La Philharmonie (Luxembourg), mardi 28 mars À www.philharmonie.lu
Poly 196
Mars 17
45
1
3
2
Katja Kabanova
© Thomas M. Jauk
© Christophe Crénel
agenda musique
(3)
Un opéra de Leoš Janáček mis en scène par Ben Baur fait l’événement dans la Sarre. L’action est installée dans un univers circassien avec dompteur, cracheur de feu, jongleurs et clowns. Jusqu’au 08/04, Saarländisches Staatstheater (Sarrebruck) – www.staatstheater.saarland
L.A Witch
La Flûte enchantée L’opéra de Mozart est donnée sur les instruments d’époque des Talens Lyriques, menés de main de maître par Christophe Rousset dans une mise en scène de David Lescot qui en révèle son aspect onirique, tout en questionnant son actualité. 17-25/03, Opéra (Dijon) – www.opera-dijon.fr
Vald
(2)
Un trio de filles qui veut en découdre à coups de riffs : L.A. Witch ensorcelle son public avec son rock garage qui plaira aux fans de Vivian Grils et consœurs. Nous ne sommes pas près de mettre ce trio au bûcher !
Crache ta valda, Vald ! Le rappeur a une Megadose de choses à nous dire sur des beats eurotrap qui filent à toute blinde : il nous convie à un banquet gargantuesque où ça rappe et ça tchatche, Par Toutatis !
02/03, Laiterie (Strasbourg) – www.artefact.org 04/03, Trabendo (Paris) – www.letrabendo.net
17/03, L’Olympia (Paris) – www.olympiahall.com 19/03, La Rockal (Esch-sur-Alzette) – www.rockhal.lu 29/03, La Laiterie (Strasbourg) – www.artefact.org
C’est si bon Accompagnée du comédien et chanteur Rikard Wolff, la mezzo suédoise Anne Sofie von Otter propose une déclaration d’amour à la France avec des chansons de Piaf, Barbara, Trenet, Ferré, Brel… 07/03, Théâtre des Champs-Élysées (Paris) www.theatrechampselysees.fr
Last Train Ceux qui aiment le rock en cuir noir prendront le train avec ces jeunes mulhousiens au succès fulgurant ! Johnny Hallyday, qui les a convié à assurer sa première partie à Bercy, est fan… 11/03, La Poudrière (Belfort) – www.poudriere.com 13/04, Trinitaires (Metz) – www.trinitaires-bam.fr 09/05, Le Bataclan (Paris) – www.bataclan.fr 08/12, La Laiterie (Strasbourg) – www.artefact.org
Trompe-la-Mort Pour cette création mondiale, Luca Francesconi se saisit d’une figure tutélaire de La Comédie humaine : Vautrin. Mis en scène par Guy Cassiers, ce tableau d’une société à trois niveaux perméables reprend à sa façon la question posée par Balzac : « Le monde n’est-il pas un théâtre ? » 13/03-04/04, Palais Garnier (Paris) – www.operadeparis.fr 46
Poly 196
Mars 17
Werther Une histoire d’amour (un peu) et de folie (beaucoup) pleine de souffrances : tel est le résumé lapidaire ce cet opéra de Massenet monté avec mastria par Paul-Émile Fourny (voir Poly n°195 ou sur www.poly.fr). 19 & 21/03, Opéra (Reims) – www.operadereims.com
H-Burns
(1)
Dans le clip de Naked signé H-Burns, on voit un faux Elvis comme il y en a tant à Vegas, laissant tomber son collier de fleurs pour se défouler dans une fête foraine, ayant des airs de fête triste. L’Amérique de Renaud Brustlein (et oui, il est français) ne reflète pas l’American Dream, mais celle des illusions perdues, chantées sur des airs tristo-mélancoliques. 22/03, Café de la Danse (Paris) – www.cafedeladanse.com 23/03, Laiterie (Strasbourg) – www.artefact.org
Oresteia À Bâle se déchaînent les furies de l’œuvre de Xenakis. Lorsque le metteur n scène Calixto Bieito s’empare des Atrides, cela dépote ! 24/03-27/05, Theater Basel – www.theater-basel.ch
ART CONTEMPORAIN
copieur ! Installé à Besançon, Gérard Collin-Thiébaut envahit le Frac FrancheComté avec les 1 001 pièces composant Grammaire sentimentale, puzzle géant dessinant le portrait chinois d’un artiste interrogeant histoire de l’Art et culture populaire, œuvres originales et copies.
Par Emmanuel Dosda
Au Frac Franche-Comté (Besançon), jusqu’au 23 avril www.frac-franche-comte.fr www.gerardcollinthiebaut.com
* Depuis 1990, Gérard Collin-Thiébaut y réalise une œuvre d’art totale nommée La Maison d’un artiste (empruntant son nom au titre d’un roman d’Edmond de Goncourt. Visitable, on y découvre des collections de Paris Match ou de Elle, des ouvrages de Raymond Roussel, des reproductions diverses…
La vidéo Le Maître étalon montre une source de la Loue passant entre les jambes de la femme de L’Origine du monde de Courbet. C’est à la fois potache, iconoclaste et habile, car le corps est un paysage pour Courbet et son tableau Grotte de la Loue, un sexe de femme. En quoi est-ce une œuvre emblématique de votre travail… Je suis haut-rhinois (né en 1946, à Lièpvre, NDLR). Découvrant le pays de Courbet, j’ai acheté une propriété où séjourna le peintre, par hasard, via un magazine immobilier. Il s’agit d’un ancien prieuré de capucins où Courbet se rendait souvent. Je me suis d’ailleurs approprié sa signature, G.C., à laquelle j’ai ajouté un T ! La grotte, à proximité de la maison*, ressemble en effet à un sexe ouvert : c’est magnifique. J’avais envie de parler de ça tout en évoquant Robert Filliou qui a fait une vidéo de cascades mais aussi Duchamp et son 3 Stoppages-étalon, même si, à mon avis, il n’était pas un maître étalon : c’était plutôt un calculateur pas très sexuel [rires]. Vous êtes connu des Strasbourgeois pour avoir réalisé des tickets de tram et
de bus en 1994 : ils évoquaient l’histoire alsacienne via la reproduction d’images populaires et devenaient des œuvres d’art uniques par l’oblitération. Avec vous, l’art va souvent vers les gens grâce à vos interventions et installations dans l’espace public : la notion de diffusion est centrale dans votre démarche… Les expositions, les espaces blancs m’ennuyaient et j’avais envie de trouver des réponses nouvelles. M’adresser plus directement au public est formidable car les gens font ce qu’ils veulent : garder les tickets ou les jeter, même si on leur signale qu’il s’agit d’œuvres d’art. J’ai fait ça à Genève, à Grenoble ou même au Japon. J’étais un peu déçu pour Strasbourg car je voulais créer un “collecteur”, album permettant de collectionner les images pour raconter l’histoire de la cité – les rues, l’horloge astronomique, la vaisselle Hannong… – mais la Ville a refusé. Je me souviens d’un ticket où il était écrit « Des mauvais ou des bons ministres ». À l’époque, nous étions sous le gouvernement Balladur… C’est un extrait de La Nef des fous de Sébastien Brant… qui pouvait s’adapter à l’actualité. Derrière tout ce côté désuet ou vieillot, il peut y avoir un discours radicale et critique. Le contemporain ne se cache-t-il pas dans des choses anciennes ? Mozart et Poussin sont actuels ! Vous considérez-vous davantage comme un archiviste ou un alchimiste ? Un chimiste qui fait des mélanges pour produire d’autres choses, comme dans la culture en biodynamie que j’ai pratiquée et qui me passionne. Je fais cohabiter les images pour qu’elles réagissent et qu’elles explosent un jour, qui sait ? Je mets ensemble des éléments apparemment antagonistes, je fusionne le passé et le présent et je confronte des techniques différentes… J’ai par exemple réalisé une vidéo en 1993 (exposée au Frac) nom-
1
48
Poly 196
Mars 17
mée Die Kindertotenlieder : elle montre le charlatan Phineas Taylor Barnum faire apparaître sur un guéridon des artistes disparus que j’admire, Stravinsky, Vaché, Giacometti, Courbet ou Léger. Cette œuvre se situe entre la vidéo, proche du plan fixe, et l’animation à la Émile Reynaud. J’aime associer une technique sophistiquée à quelque chose de vieillot pour que la sophistication se casse la figure. J’apprécie les mélanges et les artistes comme Joseph Beuys, que j’ai connu, qui flirtent avec des domaines hors du champ de l’art, l’écologie dans son cas. Selon vous, l’« art permet de dépasser les épreuves humaines »… La planète se fiche des hommes : elle serait sans doute très heureuse de s’en débarrasser [rires], mais, modestement, j’essaie de créer quelque chose de nouveau afin que l’humanité ne file pas tout droit vers la catastrophe. Dans l’expo, il y a un clin d’œil à Houellebecq, un grand pessimiste : je pense qu’il “croit” malgré tout, sinon, il arrêterait d’écrire. Même les nihilistes y croient un peu… Grammaire sentimentale est un mix entre vos œuvres, celles d’autres artistes (Giacometti…), de ready made, et de reproductions, notamment sous forme de puzzle : Les Baigneuses de Picasso ou La Grande Odalisque d’Ingres. Vous préférez les copies aux originaux ? Je me fiche un peu de l’original. On connaît l’histoire de l’Art grâce aux reproductions. J’en ai d’ailleurs collectionné de très nombreuses, de couleurs et de formats différents, découpées dans des quotidiens. C’est toujours une image différente. Breughel, Boucher, Le Titien… Vous transposez des tableaux de maître en puzzle comme si vous vous adonniez à la peinture traditionnelle. Un pied de nez à l’art avec un grand A… Et aux artistes qui crient au génie chaque fois qu’ils font un simple trait ! L’art n’est rien d’autre que l’acte de refaire autrement ce qui a déjà été fait, en l’adaptant à son temps. Mes premiers puzzles datent de 1972 : j’ai acheté des reproductions de toiles célèbres que j’ai montées. Le puzzle répond aux principes d’une œuvre d’art : fait main, il intègre la notion de couleur, de durée et de composition. J’en fais également réaliser dans mon atelier, comme les maîtres anciens. Dans ce cas, je finalise, je mets la dernière touche, l’œil ou la bouche. Dans l’exposition trône une photoco-
2
pieuse : symbole paradoxal, voire ironique pour un artiste vivant de son art… Le marché de l’art m’agace profondément. Je le paye sans doute très cher, mais après avoir longtemps été représenté par la galerie parisienne Durand-Dessert, j’ai choisi d’être indépendant. Je veux être libre : les artistes ne sont pas des paillassons, ils ne doivent appartenir à personne. Les jeunes plasticiens sont trop souvent dans le besoin d’exister, d’y arriver. Ils font des compromis. En 1995, vous avez envoyé des lettres d’amour (des extraits de Fragment d’un discours amoureux de Roland Barthes) à Claire Chazal : qu’est-ce qui vous plaisait tant chez l’ex-star de TF1 ? C’était les dix ans de la mort de Barthes et voulais lui rendre hommage. À cette époque, Claire Chazal, regardée chaque soir par des millions de téléspectateurs, était vue comme une apparition, une icône. C’était une madone moderne, d’autant plus qu’elle venait d’annoncer attendre un enfant sans qu’on ne connaisse le père, comme la Vierge Marie [rires] ! Je lui ai envoyé des lettres, autant de copies du texte de Barthes, mais elles ont toutes été jetées…
Légendes 1. Sandro Botticelli, La Naissance de Vénus, Transcription, 2008. Vue de l’exposition Grammaire sentimentale, Frac Franche-Comté, 2017 © Adagp, Paris 2017, crédit photo : Blaise Adilon 2. Distributeur automatique de carnets d’images, 1990, Collection Frac Franche-Comté, photo : Pierre Guenat © Adagp, Paris. Vue de l’exposition Grammaire sentimentale, Frac Franche-Comté, 2017 © Adagp, Paris 2017, crédit photo : Blaise Adilon
Poly 196
Mars 17
49
1
2
lumière sur la ville Première en France. La Chambre expose le travail méconnu de Fred Stein (19091967), photographe allemand exilé. Son travail engagé montre la vie quotidienne à travers un regard sensible mettant en avant les hommes et les femmes peuplant les rues de Paris et New York. Par Charlaine Desfete Photos Fred Stein
À La Chambre et au Centre chorégraphique de Strasbourg, du 3 mars au 16 avril. www.la-chambre.org
Légendes 1. Little Italy, New-York, 1943 2. Bouche d'incendie, New-York, 1947
50
Poly 196
Mars 17
J
uif et antifasciste, Fred Stein fuit l’Allemagne en 1933 pour la France et traverse le XXe siècle au gré des rebondissements de l’Histoire. Ayant une pratique amateure de la photographie, le jeune homme se professionnalise à Paris pour survivre. Il ouvre deux studios avec très peu de moyens afin de tirer le portrait de particuliers, mais il va également dans la rue capter la vie quotidienne, les scènes citadines, les manifestations sociales… La Chambre présente notamment Front populaire (1936) où un militant apparaît le poing levé surplombant la foule. Il illustre les luttes politiques et sociales des années 1930. Les allées parisiennes, décors de nombreux soulèvements, sont ici le théâtre de l’engagement. Au moment de l’Occupation il migre vers les États-Unis. Fred Stein est impressionné par le rythme de New York. Solenne Livolsi, directrice de La Chambre et co-commissaire de l’exposition explique : « Il est complètement sous l’emprise de la ville, fasciné par les voitures, l’architecture, les lignes de fuite. Tous ces éléments entraînent un changement dans ses photographies. » Il continue donc de capter la vie des avenues, mais s’intéresse également à l’architecture, marqué par les orthogonales et les perspec-
tives. Du Bronx, à Harlem ou Coney Island, il va rendre compte de la pluralité d’une cité composée de populations immigrées. Little Italy, par exemple, montre cinq Italiennes aux regards pénétrants, défiant presque le spectateur. Elles dominent la scène, entourées par les buildings, tandis que les hommes détournent leur attention vers un point invisible pour l’observateur. Avec Enfants à Harlem, le photographe fige l’instant de joie provoqué par l’improvisation d’un jeu dans une flaque d’eau. Le sourire de la fillette placée au centre de l’image communique cette insouciance enfantine alors qu’à l’arrière un homme regarde à l’opposé, comme exclu de ce bonheur qui échappe aux adultes. Au delà de ce dynamisme urbain, il fit de nombreux portraits dont des célébrités telles qu’Einstein et Marlene Dietrich, tous les deux dans l’exposition. Solenne Livolsi : « Sont montrés cent quarante clichés tirés pour l’occasion par Peter Stein, le fils du photographe. L’ensemble est composé de trois séries, l’une sur Paris, une autre sur New York et une dernière sur les portraits, accompagnées d’un film réalisé par son fils présentant le travail de son père à travers des interviews. »
Photographie
histoire commune
Les Chibanis, littéralement les “Cheveux Blancs”, sont des immigrés de nationalité algérienne venus en France pour libérer le pays en 1945 ou pour travailler entre 1947 et 1974. L’association Aléos souhaite mettre en avant ces hommes, souvent oubliés par notre société et en situation précaire aujourd’hui, ainsi que leurs parcours afin de les réinscrire dans l’Histoire. L’exposition mêle photographies et témoignages. Elle est faite de plusieurs parties chronologiques : jeunesse en Algérie, migration et vie en France. Elle se finit par un aperçu de leurs conditions de vie actuelles. Au delà de la volonté historique, les organisateurs ont souhaité créer du lien entre les générations pour instaurer une filiation et entamer une réconciliation entre les jeunes et la société. De l’immigré au Chibani montre cette diversité qui fait la richesse de la France tout en réhabilitant leur rôle essentiel. (C.D.)
© Darek Szuster
u Musée Historique (Mulhouse), jusqu’au 21 mai A www.musees-mulhouse.fr
Plus de 45 photographes exposés dans une quarantaine de lieux – galeries, Ordre des avocats, cafés, brasseries, etc. – avec pour épicentre un charmant restaurant, Le Mandala, où se déroulent la plupart des conférences (comme Photographier l’intime avec Benoît Linder, 24/03, 17h15). Organisée par le très dynamique Ryo Tomo, la première édition de Strasbourg art photography est un parcours dans la cité en forme d’état des lieux structuré en quatre amples thématiques comme Vivante et morte nature ou Permanence de la fragilité humaine. On y croise des stars comme Thierry Girard, mais aussi – et c’est le gros de la troupe – tous ceux qui comptent dans la région, de Philippe Lutz à Vincent Muller, en passant par Pascal Bastien, Jean-Louis Hess, Françoise Saur ou Pierre Rich (rencontre au Stift, 29/03, 18h) qui vient de faire paraître sa jolie Croisée des mondes, variation sur les pierres, roches et autres merveilles minérales du Grand Est. (H.L.) ans une quarantaine de lieux (Strasbourg), jusqu’au 30 mars D www.strasbourg-artphotography.fr
52
Poly 196
Mars 17
© Benoît Linder
photo sur la ville
EXPOSITION
monet, monet, monet Pour célébrer son vingtième anniversaire, la Fondation Beyeler présente une impressionnante et impressionniste exposition rassemblant 62 toiles1 peintes par Claude Monet (1840-1926).
Par Hervé Lévy
À la Fondation Beyeler (Riehen / Bâle), jusqu’au 28 mai www.fondationbeyeler.ch Pour célébrer le 20e anniversaire de la Fondation, la Collection Beyeler y est aussi présentée jusqu’au 7 mai dans l’accrochage qui était le sien à l’ouverture
Parmi elles, 15 ont rarement été vues puisqu’elles proviennent de collections privées. Les autres ont été prêtées par les plus prestigieuses institutions : Metropolitan Museum, Tate Gallery, Musée d’Orsay, etc. 2 Qui fit l’objet de la précédente exposition de la Fondation Beyeler, voir Poly n°194 ou sur www.poly.fr
U
ne période resserrée (de 1880 aux premières années du XX e siècle), une présentation en forme de voyage avec des salles dédiées à la Seine, à Londres ou au littoral normand illustrant l’obsession de l’artiste pour la série et une thématique – Lumière, ombre et réflexion – sous-tendant l’ensemble : la rétrospective que la Fondation Beyeler consacre à Monet explore la trajectoire d’un géant qui a contribué à faire naître l’abstraction. En témoigne La Meule au soleil (1891), silhouette écrasante saisie à contrejour qui poussa Kandinsky à s’engager dans des voies nouvelles. En la découvrant, il ne reconnut en effet pas le sujet représenté : « Pour la première fois, je voyais un tableau », écrivit le fondateur du Blaue Reiter2, manifestant ainsi que la peinture avait pris un sens supérieur à l’objet figuré.
1
Ombres & Lumières
Monet est le peintre des impressions fugitives, saisissant d’un coup de pinceau l’essence d’un moment, que ce soit la douceur pastel d’un Paysage de printemps (1894) aux allures
pointillistes ou la violence d’un hiver. Dans Coucher de soleil sur la Seine (1880) s’opposent ainsi les rougeoiements de l’astre représenté comme une boule de feu et les teintes froides des blocs de glace flottant sur le fleuve, illuminés de chatoiements roses et orangés. Partout présent, ce jeu sur les ombres et les lumières est particulièrement manifeste dans les deux versions de La Cabane du douanier (1882), petite maison accrochée à la falaise, près de Pourville, qui fascina l’artiste. Dans la première, la bâtisse est à l’avant-scène, bloc de pierre trapu dominant la mer éclatante entouré d’herbes ténébreuses. Au premier regard, cette bicoque est sombre. On ne perçoit les subtilités chromatiques la composant qu’en l’observant longuement, faisant sortir de l’ombre de ses murs une large palette de rouges, d’ocres et de bleus. Plus classique, la seconde la montre éclairée par le soleil, blottie au pied du promontoire où s’était installé Monet pour la peindre auparavant : nimbée d’un éclairage chaud, elle s’alanguit sur une prairie traitée comme un kaléidoscope de verts d’une grande douceur.
Reflets changeants
Dans cette exposition paysagère dont la figure humaine demeure presque absente, En Norvégienne (vers 1887) fait figure d’exception. Monet y saisit trois femmes en robe blanche canotant sur l’Epte. Tout semble figé. Temps suspendu. Les reflets des personnages sont exceptionnellement nets, tandis que le motif se liquéfie dans une féérie où le spectateur discerne difficilement la frontière entre la surface de l’eau et les végétaux de la rive. Le regard se perd délicieusement dans un camaïeu de verts sombres. Une pareille indétermination est à l’œuvre dans les dix vues de Londres présentées, une ville dont la beauté réside dans la brume : « C’est le brouillard qui lui donne son ampleur magnifique », écrit-il en 1918. Reprenant le flambeau de Turner, l’artiste pousse encore plus loin la dissolution des formes, explorant toutes les variations météo-
1
54
Poly 196
Mars 17
2
rologiques possibles. L’exposition permet de confronter Le Parlement, ciel orageux (1904) et Le Parlement, coucher de soleil (1904). Les formes reconnaissables du monument se détachent de manière fantasmagorique, masse d’ombre néogothique indissolublement mêlée au ciel. À la violence des reflets argentés de l’eau émergeant avec peine du smog britannique du premier répond à la tendresse rougeoyante du second, mais les deux demeurent auréolés d’un puissant mystère. Le parcours s’achève avec plusieurs Nymphéas, toiles oniriques où l’apparence des choses se fond presque totalement dans de complexes réflexions colorées et des surfaces insaisis-
sables. Il faudra quitter l’espace d’exposition et arpenter les salles consacrées à la collection pour voir le plus beaux d’entre eux, Le Bassin aux nymphéas (1917-1920), long de neuf mètres où se mire avec délicatesse l’étendue d’eau installée par Renzo Piano devant une façade aux allures de temple cyclopéen perdu dans la jungle. L’œuvre avait donné envie à Ernst Beyeler de créer sa fondation : « C’est un tableau fabuleux, qui représente la somme des efforts de Monet, l’œuvre de sa vie : marier l’eau, l’air et la lumière, les fondre et en faire la synthèse », affirmait le collectionneur et marchand d’art bâlois.
Légendes 1. Le Parlement, ciel orageux, 1904, Palais des Beaux-Arts de Lille, legs de Maurice Masson, 1949 Photo : © RMN-Grand Palais / René-Gabriel Ojéda 2. Nymphéas, 1916-1919, Fondation Beyeler, Riehen/Basel, Collection Beyeler, photo : Robert Bayer
Poly 196
Mars 17
55
ILLUSTRATION
© J. Gerner
duel Le festival Central Vapeur zoome sur l’illustration, la BD et le dessin. Moment phare de cette septième édition “spéciale Grand Est” : le dialogue strasbourgo-nancéien entre Jochen Gerner & Guillaume Chauchat.
Par Emmanuel Dosda
Festival Central Vapeur, à L’Espace K, l’Aedaen, au Star Saint-Exupéry ou chez Curieux? (Strasbourg), avec Frédérique Bertrand, Laurent Moreau, Matthias Picard ou la revue Les Ombres, du 24 mars au 2 avril www.centralvapeur.org Le festival a lieu lors des Rencontres de l’illustration de Strasbourg (Musées, Médiathèques, etc.), du 24 mars au 2 avril www.strasbourgillustration.eu
1 Voir Poly n°160 et 183 ou sur www.poly.fr 2 Édité par Mauvaise Foi Éditions www.mauvaisefoi-editions.com
56
Poly 196
Mars 17
G
uillaume Chauchat1, artiste et enseignant à l’atelier d’illustration de la HEAR est un grand sportif ! Adepte du “footing” quotidien, il produit des dessins composant une réserve d’où extraire des matériaux en vue de répondre à une commande, envisager la publication d’albums. Il a notamment puisé dans son stock pour Lumières2, récente édition au format A3. On reconnaît sa signature, son style très identifiable grâce à son dessin façon “fil de fer”, tout en courbes, mais expérimente sans cesse, réalisant des illus au feutre très épais sur du papier grand format ou, même, au stylo 3D, « un gadget, proche du pistolet à colle », selon Guillaume, permettant de dessiner en volume. Dans ses recherches, il interroge son art et le médium, tout comme Jochen Gerner, notamment auteur du conceptuel TNT en Amérique. Ces
© G. Chauchat
deux-là devaient collaborer ensemble. C’est chose faite, grâce à leur Dialogue de dessins, sorte de ping-pong graphique initié par Central Vapeur et exposé dans le cadre du festival. Une conversation qui casse des briques ! Une joute éroticonirique à forte charge éthylique, née d’un échange via la toile. Il s’agit « de l’écriture d’une “phrase” » en 10 x 2 dessins dans un camaïeu de gris, portant sur « la lumière, le déséquilibre et la tension ». Non pas un récit linéaire, mais une « narration poétique » mettant en scène un couple qui se retrouve dans de beaux draps. Pour le binôme, le catalogue de l’expo sera encore plus intéressant : il s’agira d’une sorte de portfolio offrant la possibilité de multiples lectures de la phrase, la “partition” écrite par le tandem. « Une constellation d’images que l’on peut fragmenter » à l’envi.
livre comme l’hear La seconde Biennale de l’édition, organisée par la HEAR, rassemble neuf écoles d’art autour de l’objet éditorial. Original, expérimental, graphique et libre. Par Emmanuel Dosda
À La Chaufferie, la HEAR et autres lieux strasbourgeois (Palais universitaire, BNU, Médiathèques), du 30 mars au 30 avril www.exemplaires2017.fr
Les réflexions et analyses des élèves ont donné lieu à neuf publications (une par école) présentant les différents projets exposés à La Chaufferie et distribuées gracieusement www.hear.fr 2 Voir Poly n°134 ou sur www.poly.fr 1
U
n focus sur le rôle joué par le graphisme dans l’édition. Un œil aiguisé posé « sur l’articulation entre forme et fond dans les livres, revues ou catalogues », note Jérôme Saint-Loubert Bié, enseignant au sein de l’atelier de Communication graphique de la Haute école des Arts du Rhin et coordonnateur, avec Philippe Delangle, de l’événement réunissant neuf écoles, françaises, suisses, belges et canadiennes : L’Ensba de Lyon (organisatrice de la première Biennale), l’EESAB (Rennes), l’ERG de Bruxelles ou l’Isba de Besançon. L’épine dorsale de la manifestation est l’exposition à La Chaufferie Exemplaires, formes et pratiques de l’édition regroupant des « propos éditoriaux questionnant la mise en forme du contenu », pour Jérôme, et sélectionnés par les élèves : 54 ouvrages francophones (six par école), sortis ces cinq dernières années. Des publications “exemplaires” pour les étudiants qui les ont tous disséquées et analysées. Citons Hello !, véritable guide de survie gratuit distribué
aux réfugiés, un « dictionnaire visuel universel » selon Le Guide du Routard, éditeur de cette brochure illustrée. Évoquons également l’ouvrage accompagnant l’expo collective La Vie matérielle (fin 2013 à la Fondation d’entreprise Ricard) pensé comme un « objet modulaire » par ses graphistes, « un espace à structurer, à recomposer », observent les étudiants de la HEAR qui ont choisi comme axe thématique “le catalogue”. L’exposition de La Chaufferie1 sert de point de départ à des rencontres conviant des intervenants tels que la plasticienne Dominique Gonzalez-Foerster, le commissaire d’exposition Mathieu Copeland2, le DA star Yorgo Tloupas (Libé, Vanity Fair…) ou Christoph Kepper de PediaPress. Cette dernière, drôle de start-up, a eu l’idée folle d’éditer des livres à partir de compilations d’articles… de Wikipédia portant sur des thèmes aussi divers que les galaxies, Alexandre Le Grand ou Black Sabbath. Le net a assassiné le papier… avant de lui redonner vie ! Poly 196
Mars 17
57
1
2
dessine-moi un musée Rassemblant des œuvres de la Tate Liverpool, du MMK Francfort et du Centre Pompidou, Un Musée imaginé pose la question de l’anéantissement de l’Art par un régime totalitaire. Science-fiction ?
Par Hervé Lévy
Au Centre Pompidou-Metz, jusqu’au 27 mars www.centrepompidou-metz.fr Après la fermeture de l’exposition, la galerie vidée rouvrira ses portes métamorphosée en “musée vivant” : les œuvres seront évoquées et incarnées par les souvenirs des visiteurs et au travers de performances (08/04)
Légendes 1. Joseph Cornell, Museum, 1942, Paris, Centre Pompidou © The Joseph and Robert Cornell Memorial Foundation / Adagp, Paris 2016 © Centre Pompidou, MNAM-CCI, Dist. RMN-Grand Palais / Philippe Migeat 2. Andy Warhol, 100 Campbell’s Soup Cans, 1962, MMK Museum für Moderne Kunst Frankfurt am Main © 2016 Andy Warhol Foundation / ARS, NY / Adagp Paris, Licensed by Campbell’s Soup Co. All rights reserved. Photo : Axel Schneider
58
Poly 196
Mars 17
L’
accueil est glacial. Une antichambre sombre dans laquelle sont évoqués certains épisodes funestes au cours desquels des œuvres d’art ont été détruites, images des Bouddhas de Bâmiyân dynamités par les talibans ou des autodafés nazis. Cet espace oppressant donne le ton d’une exposition en forme de réflexion sur la dystopie dont le propos est tout entier résumé dans le soustitre, Et si l’Art disparaissait ? Postulat de départ : nous sommes en 2052, dans une société totalitaire de type Fahrenheit 451. Quelque 80 œuvres ont été préservées de l’anéantissement dans un fragile musée. Comme les hommes-livres du roman de Bradbury, le visiteur doit tenter de garder en mémoire ce corpus à destination des générations futures, le parcours s’achevant dans un “studio de mémorisation” où chacun est invité à laisser son souvenir, en dessinant ou en écrivant sur une fine plaque de bois.
Ce Musée imaginé forme un corpus polymorphe rassemblant peintures, vidéos, dessins, sculptures, installations, etc. Dans une présentation ne prétendant à aucun encyclopédisme, il ne s’agit pas tant de proposer une
anthologie de l’Art moderne et contemporain que de poser certaines questions essentielles qui l’irriguent, des perceptions troublées de l’Op Art au banal sublimé avec notamment La Douche, ironique “détrompe-l’œil” de Daniel Spoerri qui a fixé robinet, pommeau et tuyau sur une toile d’un plat réalisme représentant un paysage de montagne. Au fil des sections, on croise la surface lardée de trous d’un Concetto spaziale de Fontana, des boîtes de soupe Campbell, icônes warholiennes, des toiles de Kippenberger, Polke ou Stella, une composition de Morellet se jouant avec humour et rigueur de la géométrie ou encore une vidéo hypnotique rassemblant les obsessions du duo Fischli & Weiss dans laquelle les objets, pneus ou chaises, sont détournés de leur fonction originelle. Finalement, c’est un voyage étrange qui est proposé, fantasmatique et sensoriel (surtout si l’on se laisse porter par Christer Lundahl & Martina Seitl qui ont réalisé un audioguide sollicitant ouïe et toucher) plus qu’académique et rationnel. « J’ai dit à Picasso que le vrai lieu du Musée imaginaire est nécessairement un lieu mental », écrivait Malraux dans La Tête d’obsidienne. Nous y sommes…
PROMENADE
doux dos-d’âne Jouant à saute-mouton entre Alsace et Lorraine, cette randonnée autour de Niederbronn-les-Bains alterne gentilles montées et aimables descentes. Nobles ruines médiévales, vestiges romains, pierres suintantes de sanguinaires légendes et souvenirs goethéens en font le sel.
60
Poly 196
Mars 17
PROMENADE
Par Hervé Lévy Photos de Stéphane Louis pour Poly
B
ourg thermal aux couleurs passées et aux séductions surannées, Niederbronn-les-Bains développe des charmes tout droits sortis d’un cliché de Raymond Depardon. Malgré la modernité revendiquée du Casino Barrière, c’est en effet la “France d’à-coté” qui se déploie sous nos yeux. La première partie de la randonnée confirme cette impression. Sur une langue goudronnée s’alignent un habitat et des signes urbanistiques composites : colombages pavillonnaires néo-ruraux, architecture wilhelminienne avec pierres de grès en bossage, enclos où s’ébattent des lamas (« Quand lui fâché, etc. »), volière dans laquelle bondissent des oiseaux verts et jaunes, scierie en vrac, voie ferrée victime de la politique erratique d’une SNCF soumise au diktat du tout-TGV ne desservant plus les zones périphériques ou encore mignonette chapelle du Breitenwasen protégée par un Christ seventies en lévitation. On y croise même une 205 dans sa version utilitaire, c’est dire. Après ce bond dans le passé, nous quittons le bitume pour une promenade toute en dos-d’âne. Vue en coupe, elle ressemblerait à une sinusoïde de faible amplitude.
Montée descente
Le soleil d’un hiver à l’agonie chauffe une accorte prairie piquetée de buissons disposés de manière erratique : nous longeons un terrain de football campagnard où ont été construits des baraquements de bois branlants à la fonction indéterminée. L’ami François Nussbaumer adorerait le photographier ! La mon-
tée vers le col du Schlangenthal est molle et convient parfaitement aux moins ingambes, une caractéristique qui s’adapte aussi à cette rando’ de rentrée, alors que les pattes sont encore rouillées. Marcheurs, encore un effort pour arriver au Grand Arnsbourg fièrement posé sur une barre de grès. Un donjon élancé, un délicat arc en plein cintre… On ne discerne que peu de l’appareil castral, l’accès aux ruines étant interdit. Et pour être sûres que personne ne grimpe, les autorités, toujours soucieuses du bien-être du citoyen-randonneur, ont jeté à bas l’échelle métallique qui permettait de grimper au sommet de cette sentinelle de la vallée de la Zinsel. Les plus téméraires et ceux qui n’ont cure de la loi trouveront toujours une voie d’accès. Il est agréable de pique-niquer dans une tache de soleil, au pied de ces volutes de grès rose où des crétins de toutes les époques ont gravé leur nom. Dérisoire désir de postérité pour caniches décérébrés. Mention spéciale à Kevin 1998 et au dandy alsacien Prummel qui n’a pas laissé la date de son forfait, mais dont l’application et la précision typographique trahissent la fin du XIXe siècle.
Descente montée
La marche se poursuit, l’esprit un brin altéré par les vapeurs du Champagne bu à midi, un simple et efficace Mumm millésimé 2008 faisant l’effet d’un agréable coup de trique. Nous arrivons devant la tour du Wasenkoepfel : d’une hauteur de dix mètres, elle est noyée dans la canopée vosgienne. La vue qu’elle offre est tout sauf panoramique. Dommage
Poly 196
Mars 17
61
PROMENADE
c’était sa fonction originelle. N’en reste pas moins qu’on l’adore avec son faux air de pièce de jeu d’échecs et sa plaque célébrant le poète alsacien Auguste Stoeber (1808-1884). Descente. Montée. Épisode on ne sait plus combien ; ces mini montagnes russes finissent, l’air de rien, par casser les pattes. Heureusement, l’arrivée au Jardin des fées distrait nos esprits des petites douleurs du corps : sur cette immense dalle de grès, les hommes du Néolithique adoraient le soleil et pratiquaient des sacrifices humains selon l’archéologue Charles Matthis (1851-1925), demi-frère du célèbre duo de poètes. Les habitants du coin croyaient également que les sorcières s’y réunissaient pour de délirants sabbats où elles copulaient sauvagement avec de lubriques démons. Il est vrai que l’atmosphère du lieu avec ses arbres aux silhouettes déchiquetées et ses cailloux aux formes alambiquées est propice au mystère. Quelques pas plus tard, nous tombons sur des pierres à cupules à l’histoire tout aussi trouble. Autre espace cultuel destiné à des rituels sanglants ou paisibles formations géologiques recouvertes d’une large palette de mousses ? Dans un élan régressif, un de nous chantonne alors le générique des Quat’z’amis où l’inénarrable Fabrice était entouré de trois marionnettes, le volatile aux plumes rouges Toucancan, la coquette Belle Belle et Pousse Moussu, dont le nom dispense de toute description. Une légère descente plus loin et nous abordons les ruines du Wasenbourg, merveille de l’Alsace romantique (que certains attribuent au génie d’Erwin von Steinbach) avec son titanesque mur bouclier haut de dix-huit mètres et épais de trois, sa tête sculptée ou sa délicate fenêtre aux neuf lancettes surmontées de sept rosaces. L’endroit fascina Goethe qui le visita en 1770 – une plaque écrite en gothique en témoigne – et écrivit, emporté par une bourrasque lyrique : « De la tour, on pouvait observer toute l’Alsace en contrebas et la flèche caractéristique de la Cathédrale situait Strasbourg. » À quelques encablures se situe une tour de guet posée sur un piton de grès. Y était installé un temple romain dédié à Mercure, même si les monumentales colonnes replacées par Charles Matthis n’ont absolument rien d’antique. Qui fouillera bien les murs du château trouvera la dédicace latine du temple. C’est bercé par une réflexion sur l’authenticité des vestiges que nous descendons en douceur vers Niederbronn-les-Bains où nous retrouvons le bruit des camions et les odeurs méphitiques de la civilisation qui se répandent en répugnants effluves soufrés stagnant dans l’étroite vallée. 62
Poly 196
Mars 17
PROMENADE
au-dessus de niederbronn-les-bains Sarrebruck 75 km
Distance 16 km Temps estimé 4h Dénivelé 350 m
Chapelle du Breitenwasen Wasenbourg
D NIEDERBRONNLES-BAINS Col de l’Ungerthal
Grand Arnsbourg
NORD To
ur du Wase n k o e p
fel
Strasbourg 50 km
histoire d’eau Déjà à l’époque celte (qui lui a donné son nom), la source était connue… et vénérée puisqu’à quelques encablures de ses joyeux glougloutements avait été érigé un buste en grès de la déesse de la fertilité. Embouteillée depuis 1989, l’eau minérale naturelle Celtic (alsacienne & indépendante) est très faiblement minéralisée et extrêmement pauvre en sodium (1,1 mg/L), elle agit comme un véritable draineur pour éliminer les toxines. Ses caractéristiques intrinsèques en font l’eau idéale pour les nourrissons, les femmes enceintes et les seniors… mais les autres peuvent aussi profiter de ses trois variétés, nature (Bleue), légèrement (Verte) ou fortement (Rouge) pétillante. www.eauceltic.com
espace protégé
La randonnée se déroule dans le Parc naturel régional des Vosges du Nord qui déploie ses séductions entre Bas-Rhin et Moselle depuis sa création, en 1975. D’une surface de 1 200 kilomètres carrés (couverte à 65% de forêt), il regroupe 102 communes et des paysages variés dont le fil rouge est la moyenne montagne gréseuse puisque son point culminant est le Grand Wintersberg (581 mètres). Il y a de quoi s’amuser et découvrir sur les 1 648 kilomètres de sentiers pédestres balisés entretenus par le Club vosgien. Plus de renseignements à la très dynamique Maison du Parc au château de La Petite Pierre ! www.parc-vosges-nord.fr
Poly 196
Mars 17
63
GASTRONOMIE
classe verte Récompensé par une Étoile au Guide Michelin il y a peu, L’Alchémille, ouvert en 2015 par Jérôme Jaegle à Kaysersberg propose une cuisine au fort tropisme végétal que le jeune chef décrit comme « brute, mais classe ».
Par Hervé Lévy Photo de Benoît Linder pour Poly
53 route de Lapoutroie (Kaysersberg) Fermé lundi toute la journée, mardi midi et dimanche soir Menus de 24 € (à midi, en semaine) à 78 € www.lalchemille.fr
A
près quatre ans avec Jean-Yves Schillinger au JY’S (Colmar), des expériences étoilées – notamment chez le Meilleur Ouvrier de France Christian Têtedoie – et une participation remarquée au prestigieux concours du Bocuse d’Or où il représenta la France en 2010, Jérôme Jaegle est désormais chez lui à Kaysersberg où il a grandi. Avec son épouse, le chef a repris un ancien PMU de bord de route, le métamorphosant en antre élégante, boisée et zen à l’enseigne de L’Alchémille, mettant en lumière la passion végétale qui irrigue sa cuisine : « C’est une plante comestible associée à la fertilité au Moyen-Âge. On la trouve en abondance sur les chaumes. Dernière à tenir la rosée le matin, elle est magique », explique le chef cueilleur. Alchimiste, Jérôme Jaegle évolue entre haute gastronomie maîtrisée et inventivité débridée. No limit pourrait être la devise d’un trentenaire locavore et amoureux de son terroir, refusant de mettre des poissons de mer à une carte changeant plusieurs fois par semaine :
64
Poly 196
Mars 17
pas de plats indiqués, juste des noms poétiques de menus (Pimprenelle, Oxalis et Alchémille) et quelques croquis, des esquisses montrant comment sont nées certaines créations. Il s’agit de faire confiance “à l’aveugle” à un chef qui se saisit d’un produit au moment de l’année le plus propice, « lorsqu’il donne sa pleine puissance. Je déteste le dénaturer », résume-t-il. On découvre son rapport frontal à la terre avec un surprenant mousseux de pommes de terre accompagné de croûtons de pain, de cressonnette, de ciboulette et d’huile d’herbes, symphonie aboutie où des pétillements végétaux presque pointillistes rencontrent un tubercule exhalant une rare douceur. Après cela, le très graphique filet de cannette – à la parfaite cuisson – accompagné d’un mille-feuilles de navet où jouent avec intelligence miel et vin rouge, pourrait presque être taxé de classique. La création reprend ses droits en fin de repas, avec un dessert où l’étonnante texture d’un “gâteau éponge” marque l’improbable alliance du persil, de l’épinard et du chocolat.
UN DERNIER POUR LA ROUTE
nature, vous avez dit nature… S’il y a bien un sujet qui provoque discussions, débats mouvementés et prises de bec entre amateurs, c’est celui des vins* natures. Petit tour d’horizon de cette sphère passionnante qui essaime gentiment en dépit de ses détracteurs. Par Christian Pion
Bourguignon, héritier spirituel d’une famille qui consacre sa vie au vin depuis trois générations, alsacien d’adoption, fan de cuisine, convivial par nature, Christian Pion partage avec nous ses découvertes, son enthousiasme et ses coups de gueule.
* L'abus d'alcool est dangereux pour la santé, à consommer avec modération
66
Poly 196
Mars 17
D
epuis quelques années, une poignée de vignerons révolutionnaires remet en cause la vision classique des anciens en élaborant des vins naturels, sans entrant, ni ajout. Entendez par là, tous les produits que l’industrie œnologique a depuis longtemps développé pour le confort des vignerons, permettant d’assurer la conservation des vins. Cette initiative est au départ pour le moins salutaire : les vins industriels, formatés au goût marketé d’une cible et corrigés à grand renfort d’adjuvants sont souvent sans saveur ni intérêt. Le succès fut immédiat et des lieux spécialisés proposent la découverte des vins de ce nouveau monde. Les étiquettes sont joyeuses et décalées, loin du conformisme des appellations, même si la typicité classique des terroirs est parfois dévoyée. Le vin est un milieu vivant, complexe, qui contient à l’état naturel de nombreuses bactéries, parfois du sucre que le soufre ajouté lors de la mise en bouteille (si possible en quantité réduite) protège d’évolutions regrettables comme l’oxydation prématurée, la refermentation en bouteille et le développement exponentiel de bactéries au goût douteux. Les vins natures “propres” qui demandent de la part des vignerons une attention extrême à l’hygiène, un travail parfait à la vigne, un transport et un stockage à l’abri de la chaleur,
ne sont pas légion mais offrent un véritable intérêt pour l’amateur de nouvelles émotions. Par contre, on demeure plus dubitatifs à l’égard de ces vins “poilus” aux robes délétères, souvent pétillants, parfois oxydés quand ils ne présentent pas des défauts impardonnables de faux goûts et d’arômes détestables… Les inconditionnels des vins natures, rentrés en religion avec une foi d’ayatollah, vous rétorqueront que c’est le vrai goût du vin ! Une affaire de culture et de liberté de culte ! Aucun label n’existe à ce jour et cette sphère de production qui connaît un succès certain risque bien de s’étouffer dans l’œuf si elle continue d’attirer dans ses rangs certains vignerons peu qualitatifs et borderline, peu exigeants et peu respectueux du consommateur. Un monde nouveau finalement, une approche du vin qui présente joyeusement bien les défauts de sa jeunesse et de son inexpérience. Patience ?
Quelques coups de cœur : Marcel Lapierre (Villié-Morgon) www.marcel-lapierre.com Philippe Pacalet (Beaune) www.philippe-pacalet.com Domaine Pierre Frick (Pfaffenheim) www.pierrefrick.com Domaine Patrick Meyer (Nothalten) Jean-Pierre Rietsch (Mittelbergheim) www.alsace-rietsch.eu Jean-François Ganevat (la combe de Rotalier) Maison Pierre Overnoy et Emmanuel Houillon (Pupillin)