Poly 205 - Janvier 2018

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© Valérie Pszczolkowski

BRÈVES

JOIE JAZZISTIQUE Le nancéien Manu Jazz Club accueille Weird Box (Théâtre de la Manufactrure, 25/01). Francesco Bearzatti (saxophone & clarinette), Bruno Angelini (claviers) et Emiliano Turi (batterie) balancent des mélodies dépouillées sur fond de groove puissant, imaginant des improvisations débridées et hypnotiques aux climats électroniques. Sur scène, une symbiose se développe entre les trois complices qui ne reculent devant rien pour stimuler l’imaginaire du public. theatre-manufacture.fr – nancyjazzpulsations.com

EXTASES CHROMATIQUES Proche des artistes du groupe Supports/Surfaces à la fin des années 1960, Alain Clément développe une peinture irradiante de couleurs, saturant l’espace de la toile. À partir de ses œuvres en deux dimensions, il crée également des sculptures. La galerie strasbourgeoise Radial Art Contemporain expose ce plasticien singulier (jusqu’au 28/01). radial-gallery.eu

Stadtmarketing Karlsruhe GmbH. © ARTIS - Uli Deck

PATINAGE ARTISTIQUE

Chaque année plus grande et plus belle : tel semble être le credo de la Stadtwerke Eiszeit de Karlsruhe, rendez-vous devenu incontournable au fil des éditions. La charmante Schlossplatz de la cité allemande accueille en effet (jusqu’au 28/01) une des plus grandes patinoires à ciel ouvert d’Allemagne. Sur plus de 2 000 m2, il est possible de glisser joyeusement. L’endroit attire toute la famille avec cours, courses de vitesse, soirées disco, espaces dédiés au hockey où à l’Eiss-

tock, sorte de “pétanque sur glace” palpitante qui s’apparente au curling. À essayer absolument ! Pourquoi pas au cours du grand tournoi consacré à la discipline (18/01) ? Au rayon culinaire, mentionnons le Karl-Friedrich Bar : ambiance cosy pour une pause bienvenue. Notre coup de cœur ? La grande soirée de clôture (27/01) avec de virtuoses Ice Freestylers et un DJ qui envoie des beats. stadtwerke-eiszeit.de Poly 205

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_2_4_6_ F É V . 2 0 1 8 _ NOUVELLE PRODUCTION DE L’OPÉRA-THÉÂTRE DE METZ MÉTROPOLE / EN COPRODUCTION AVEC L’OPÉRA DE REIMS DIRECTION MUSICALE BENJAMIN PIONNIER / MISE EN SCÈNE PÉNÉLOPE BERGERET ORCHESTRE NATIONAL DE LORRAINE

COMME UNE CHANSON POPULAIRE

THÉÂTRE MUSICAL - BERTRAND SINAPI 11 / 12 / JAN. 2018

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LA TRAGIQUE ET MYSTIQUE HISTOIRE D’HAMLET THÉÂTRE - WILLIAM SHAKESPEARE 15 / 16 / FÉV. 2018

MOUTON

LE BARBIER DE SÉVILLE

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OPÉRA - GIOACCHINO ROSSINI 15 / 17 / 19 / AVRIL 2018

OPÉRA JEUNE PUBLIC - SOPHIE KASSIES 21 / 22 / FÉV. 2018

EN DESSOUS DE VOS CORPS...

DON JUAN PRÉCÉDÉ DE

LES AMOURS D’ALEXANDRE ET DE ROXANE BALLET - CHRISTOPH WILLIBALD VON GLUCK 16 / 17 / 18 / MARS 2018

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LES EAUX ET FORÊTS

THÉÂTRE - STEVE GAGNON 17 / 18 / MAI 2018

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SAMSON ET DALILA

OPÉRA - CAMILLE SAINT-SAËNS 1 ER / 3 / 5 / JUIN 2018

THÉÂTRE - MARGUERITE DURAS 23 / 24 / MARS 2018

Réservations 03 87 15 60 60

opera.metzmetropole.fr

OperaTheatreMetzMetropole

OperaMetz

GRAPHISME : CHRISTOPHE FERRY / PÔLE COMMUNICATION / METZ MÉTROPOLE. LICENCE D’ENTREPRENEUR DE SPECTACLES DE 1 ER, 2 E ET 3 E CATÉGORIES / 1-1078078 / 2-1078079 / 3-1078080

_ O P_ ÉRA


HARD

Un mix entre Iron Maiden et Les Inconnus, Slayer et Kev Adams : voilà une définition possible du métal parodique que balance le groupe nantais Ultra Vomit en concert à la Halle verrière de Meisenthal (27/01). Un son de pure violence agrémenté d’un humour absolument irrésistible pour une alliance des plus surprenantes ! halle-verriere.fr ultra-vomit.com

Le Poète et le sphinx, 1959 © Atelier Lucien Clergue

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CUTE

© Ultra Vomit

Après avoir exposé Cocteau et Picasso, le Cercle Cité de Luxembourg invite à découvrir les images de leur ami intime, Lucien Clergue, poète photographe (jusqu’au 14/01). À travers 90 clichés, se déploie l’œuvre pleine de sensibilité et d’humanisme de celui qui fut un des fondateurs des Rencontres internationales de la photographie d’Arles avec ses thèmes de prédilection : la Camargue, la vie des gitans et des saltimbanques ou encore les nus. cerclecite.lu

NICE

© Jean-Louis Hess

Entre classicisme et modernité les 24 exposants de la 12e édition du Salon Européen Antiquité, Brocante & Design de la Bourse (27 & 28/01, Salle de la Bourse, Strasbourg) proposent un plateau de haut niveau. Généralistes de premier plan et spécialistes ont séduit plus de 2 000 visiteurs l’année passée. S’y rencontrent un vendeur d’art tibétain et népalais, un des maîtres du mobilier du XVIIIe siècle, l’âge d’or de l’ébénisterie, ou encore un expert du design (avec, par exemple, des pièces signées Mies van der Rohe). Notre coup de cœur ? Chris’Broc (venu de l’Aisne) et ses céramiques artistiques de Cocteau ou de l’Atelier Barocco. brocantes-strasbourg.fr Poly 205

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© MBAC, Ottawa

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NOMMÉ !

Actuel sous-directeur et conservateur en chef à la National Gallery of Canada d’Ottawa, Paul François Lang prendra la direction des Musées de la Ville de Strasbourg à compter du mois d’avril 2018. Bienvenue ! musees.strasbourg.eu

AIMÉS Piochant avec tendresse dans les chansons populaires, la nouvelle pièce de Bertrand Sinapi tourne autour de l’amour. Comme une chanson populaire se joue des genres (comédie musicale, théâtre…) pour approcher au plus près la naissance des sentiments faisant chavirer un homme et une femme. Une écriture de plateau pour deux comédiens et deux musiciens-manipulateurs qui chantent une divine idylle. Création à l’Opéra Théâtre de Metz-Métropole (11 & 12/01), puis au CCAM de Vandœuvre-lès-Nancy (18 & 20/01), au Théâtre Ici & là de Mancieulles (26 & 27/01) et au Kinneksbond de Luxembourg (02/02). ciepardes.com

PRIMÉS ?

La 45e édition du Festival international de la bande dessinée d’Angoulême (25-28/01) aura des accents alsaciens ! Les délicates Amours suspendues de l’ancienne pensionnaire des Arts déco Marion Fayolle (paru chez Magnani) sont en compétition officielle. Sa quête d’un Fauve est partagée par les Éditions 2024, tenues de main de maître par deux autres ex de l’atelier d’illustration. Les Strasbourgeois Simon Liberman et Olivier Bron voient trois de leurs six titres parus cette année en course pour le Fauve d’or (meilleur album), le prix spécial du jury ou le prix de la révélation pour lequel Jérémy Perrodeau a toutes ses chances avec Crépuscule (lire Poly n°204). À moins que la bonne surprise ne vienne des Voyages de Tulipe, second volet des aventures métaphysiques et nihilistes imaginées par Sophie Guerrive. Un humour corrosif, des rebelles en tout genre dont les névroses existentiello-dépressives font un bien fou. Et si finalement le duo décrochait le prix du patrimoine pour avoir déniché les histoires de G.RI, pionnier de la science-fiction (Dans l’infini, co-édité avec la BnF voir Poly n°204), nous ne serions guère surpris ! editions2024.com – editions-magnani.com bdangouleme.com Poly 205

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GRONDER

Une maison d’édition alsacienne vient de voir le jour : lancée par Jean-Marc Collet, Vibration a de belles ambitions. Livres soignés à la couverture nacrée, typographie jolie et mise en page réussie attirent l’œil et l’esprit. Après Contraction, un premier très beau volume de poésie de son fondateur et le roman historico-fantastique d’André Cabaret, Le Sillon de Pouchkine, un beau programme nous attend avec notamment une anthologie de la poésie malienne d’Ismaïla Samba Traoré. À suivre avec (grande) attention. Lancement officiel à la strasbourgeoise Librairie Kléber (20/01). vibration-editions.com

© Philippe Groslier

artefact.org

TREMBLER © Carole Bethuel

VIBRER

Peut-être avez-vous été gentiment bousculé par Philippe Groslier, muni de son appareil, lors d’un live à La Laiterie, alors que la sono gronde ? Le photographe arpente la salle de concert strasbourgeoise et documente son actualité musicale. Shows laitiers, mais aussi festivals (Ososphère, Artefacts) et événements délocalisés (Zénith…) : rien n’échappe à son objectif acerbe. Ce travail donne aujourd’hui lieu à un parcours / portes ouvertes (1221/01) à La Laiterie et en ses coulisses, en collaboration avec Nathalie Fritz et l’illustrateur Stefano Gioda.

À l’heure où nous écrivons ces lignes on ne sait pas encore grand-chose du contenu du Festival International du Film Fantastique de Gérardmer (31/01-04/02) mis à part que son président se nomme Mathieu Kassovitz et qu’on va avoir les pétoches dans les Vosges ! festival-gerardmer.com

PALPITER

Dans le cadre de la Journée Mondiale de la Mémoire, l’Istituto Italiano di Cultura (Strasbourg) propose la projection du film Le Ghetto de Venise (25/01) d’Emanuela Giordano en présence de ses deux producteurs, Alexis et Yannis Metzinger. La réalisatrice suit un adolescent parti à la recherche de ses racines juives et de ses grands-parents dans la Cité des Doges. iicstrasburgo.esteri.it

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sommaire

18 Marina Hands est l’Actrice absolue de la nouvelle pièce de Pascal Rambert au TNS

24 Les cultures du Sud se donnent rendez-vous au festival

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Les Vagamondes de La Filature

26 Entretien avec Jean-Yves Ruf autour des Fils prodigues réunissant deux pièces de Conrad et O’Neill

30 Dans Animaux de béance, la chorégraphe Camille Mutel s’inspire du tarentisme des Pouilles

31 Kreatur, ou les visions animales de Sasha Waltz. Culte !

38 De la controverse de Sale pute au succès : le rappeur Orelsan se livre

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36 Rencontre avec l’électronicien messin Chapelier Fou 49 À l’Antikenmuseum Basel, Scanning Séthi permet de

tout savoir sur la tombe d’un pharaon de la XIXe Dynastie

50 Plongée dans les séries photographiques de l’artiste mulhousienne Marianne Marić

52 Nancy célèbre les Lorrains sans frontières en deux expositions

54 Une Saison japonaise au Centre Pompidou-Metz 56

L a Dimension abstraite de Paul Klee à la Fondation Beyeler

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60 Rencontre avec Jochen Gerner à l’occasion de la parution de Repères

62 La renaissance annoncée du Château de Lunéville 66 Un dernier pour la route : le mythique Cheval Blanc

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COUVERTURE L’histoire entre Gregory Batardon, auteur de ce superbe cliché, Kaori Ito, la chorégraphe posant dans une carrière de gravier telle une “hubot” de la série Real Humans, et notre magazine se poursuit. En 2012 déjà, nous placions en Une de Poly un portrait en noir et blanc de la danseuse en Méduse moderne à la chevelure de corde. Six ans plus tard, nous sommes à nouveau tombés sous le charme du regard sensible et décalé de Gregory Batardon, ancien danseur de Ballet du Grand Théâtre de Genève dont l’excellence se poursuit, d’un art l’autre. gregorybatardon.com

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OURS · ILS FONT POLY

Ours Emmanuel Dosda

Il forge les mots, mixe les notes. Chic et choc, jamais toc. À Poly depuis une quinzaine d’années, son domaine de prédilection est au croisement du krautrock et des rayures de Buren.

Liste des collaborateurs d’un journal, d’une revue (Petit Robert)

Thomas Flagel

Théâtre des balkans, danse expérimentale, graffeurs sauvages, auteurs africains… Sa curiosité ne connaît pas de limites. Il nous fait partager ses découvertes depuis sept ans dans Poly.

Sarah Maria Krein

Cette française de cœur qui vient d’outre-Rhin a plus d’un tour dans son sac : traduction, rédaction, corrections… Ajoutons “coaching des troupes en cas de coup de mou” pour compléter la liste des compétences de SMK.

Plantigrade conceptuel © Emmanuel Dosda

poly.fr RÉDACTION / GRAPHISME redaction@poly.fr – 03 90 22 93 49

Anaïs Guillon

Entre clics frénétiques et plaisanteries de baraque à frites, elle illumine le studio graphique de son rire atomique et maquette à la vitesse d’une Renault Captur lancée entre Strasbourg et Bietlenheim. Véridique !

Julien Schick

Il papote archi avec son copain Rudy, cherche des cèpes dans les forêts alsaciennes, se perd dans les sables de Namibie… Mais comment fait-il pour, en plus, diriger la publication de Poly ?

Directeur de la publication : Julien Schick / julien.schick@bkn.fr Responsable de la rédaction : Hervé Lévy / herve.levy@poly.fr Rédacteurs Emmanuel Dosda / emmanuel.dosda@poly.fr Thomas Flagel / thomas.flagel@poly.fr Ont participé à ce numéro Amélie Deymier, Stéphane Louis, Vincent Muller, Christian Pion, Pierre Reichert, Raphaël Schmeller, Irina Schrag, Daniel Vogel, Cécile Walschaerts et Raphaël Zimmermann Graphistes Anaïs Guillon / anais.guillon@bkn.fr Luna Lazzarini / luna.lazzarini@bkn.fr Développement web Vianney Gross / vianney.gross@bkn.fr Maquette Blãs Alonso-Garcia en partenariat avec l'équipe de Poly

Éric Meyer

Ronchon et bon vivant. À son univers poétique d’objets en tôle amoureusement façonnés (chaussures, avions…) s’ajoute un autre, description acerbe et enlevée de notre monde contemporain, mis en lumière par la gravure. ericaerodyne.blogspot.com

Julia Richard

Auteure du doc Nos tribus, western moderne sur les possibles d’un monde meilleur, la photographe et vidéaste messine s’approche au plus près de ses contemporains afin de zoomer sur leur beauté et leurs failles. juliapainchard.wixsite.com/juliarichard

Luna Lazzarini

D’origine romaine, elle injecte son “sourire soleil” dans le sombre studio graphique qu’elle illumine… Luna rêve en vert / blanc / rouge et songe souvent à la dolce vita italienne qu’elle voit résumée en un seul film : La Meglio gioventù.

Administration, gestion, abonnements : 03 90 22 93 30 Mélissa Hufschmitt / melissa.hufschmitt@bkn.fr Diffusion : 03 90 22 93 32 Vincent Bourgin / vincent.bourgin@bkn.fr Contacts pub : 03 90 22 93 36 Julien Schick / julien.schick@bkn.fr Sarah Krein / sarah.krein@bkn.fr Rudy Chowrimootoo / rudy@bkn.fr Magazine mensuel édité par BKN / 03 90 22 93 30 S.à.R.L. au capital de 100 000 € 16 rue Édouard Teutsch – 67000 STRASBOURG Dépôt légal : décembre 2017 SIRET : 402 074 678 000 44 – ISSN 1956-9130 Impression : CE © Poly 2017. Les manuscrits et documents publiés ne sont pas renvoyés. Tous droits de reproduction réservés. Le contenu des articles n’engage que leurs auteurs. COMMUNICATION BKN Éditeur / BKN Studio – bkn.fr

Vincent Bourgin

Si vous avez ce magazine entre les mains, c’est grâce à lui : à la tête d’une team de diffuseurs de choc, Vincent livre Poly partout sur le territoire, en citant Ricky Hollywood dans le texte. Flashez ce code et retrouvez nous sur Poly.fr

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edito

cachez ce sein… C

Par Hervé Lévy

Illustration d'éric Meyer pour Poly

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ent ans après la disparition de leur auteur, les nus d’Egon Schiele dérangent encore : une campagne de communication vantant une prochaine exposition du Leopold Museum (03/03-04/11) a été censurée en décembre dernier à Londres (mais aussi Cologne et Hambourg). Corps émaciés, carnations blafardes, regards voluptueux et intranquilles : cet appel désespéré d’une chair livide pour des étreintes exsangues et nerveuses, entre Eros et Thanatos, a gêné les dirigeants du métro de la capitale britannique. Malicieux commanditaire, l’Office du Tourisme de Vienne a barré les affiches, cachant la terrible nudité, d’un bandeau blanc où est inscrit : « Pardon ! Vieux de 100 ans et toujours trop audacieux aujourd’hui » suivi du #ToArtItsFreedom réutilisant le slogan de la Sécession viennoise. Illustrant un come-back prude, cet événement n’est pas isolé, même si on croyait ce type d’affaires cantonné aux États-Unis où la pudibonderie WASP fait des ravages : pétition rassemblant plus de 10 000 signatures pour le retrait d’un tableau de

Balthus des salles du Met accusé de « romancer la sexualisation de l’enfant » (refus du musée), campagne de publicité de l’Office belge du tourisme représentant un Bacchus du XVIIe siècle de Michaelina Wautier blackboulé aux USA par son antenne locale. De ces exemples, deux leçons sont à tirer. La première est plutôt réjouissante : l’œuvre d’art (et pas seulement contemporaine, comme le Domestikator) possède toujours une capacité à choquer les Tartuffe de tout poil, bien pensants pris d’une grande peur devant un bout de sein. La seconde l’est beaucoup moins, puisqu’un glissement semble s’opérer. Exit l’État censeur qu’il est facile de vouer aux gémonies du fascisme : entreprises privées (Facebook floutant L’Origine du Monde de Courbet est un bel exemple) et associations de tout poil ont pris le relais. Par petites touches pointillistes rétrogrades, une société idéale voit lentement le jour, une société où Schiele et Balthus sont persona non grata. Et de ce meilleur des mondes, nous ne voulons pas.



chroniques

WASHING MACHINE La tristesse, la rancœur, la rage, l’envie d’en découdre à grands coups de (g)riffes : Kim Gordon est vénère depuis la tromperie de Thurston Moore et l’explosion en vol de Sonic Youth. Un groupe de Guebwiller qui a le cœur sur la main, et n’est pas manchot de la guitare, a décidé de la consoler en lui dédiant un Poème d’amour. Sèche tes larmes, Kim, Kamarad t’a écrit un morceau qui t’offre une seconde jeunesse sonique, sur un EP deux titres aux influences punkoïdes, nirvanesques et stoogiennes passées à l’essoreuse et donnant envie de faire du headbanging. Chaque exemplaire est illustré par un artiste différent – en herbe ou confirmé – , façon DIY. (E.D.) Édité par White Bat Recorders (en prix libre durant les concerts) — kamaradband.com En concert au Mudd club (Strasbourg), jeudi 18 janvier, au Barathon (Verdun), samedi 27 janvier, à La Souris Verte (Épinal) jeudi 22 mars et à L’Espace culturel Django Reinhardt (Strasbourg), vendredi 23 mars

BEAU COMME L’ANTIQUE

Le concert avait été un des grands moments de la saison musicale passée (voir Poly n°197 ou sur poly.fr). L’enregistrement de ces Troyens de Berlioz captés au PMC comblera les plus exigeants. Sous la baguette de John Nelson, l’Orchestre philharmonqiue de Strasbourg donne son meilleur, accompagné par une distribution où émergent Joyce DiDonato (Didon) et Michael Spyres (Énée). Cerise sur le gâteau, le coffret est accompagné d’un DVD revenant sur des soirées exceptionnelles. Un must ! (H.L.) Paru chez Erato / Warner Classics (30 €) warnerclassics.com – philharmonique-strasbourg.eu

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PAS BÊTE

La dictée est une torture que certains sont prêts à s’infliger, à condition que Pivot chausse ses lunettes et drive l’exercice. Avec le bestiaire de Delphine Harrer pour décor et les gammes electroïdes de Tristan Lepagney (de Colt Silvers) pour bande son, le défi est relevé : Les Dictées de Papy Guy prennent la forme de poèmes quasi slamés (par Gilles Évrard) comptant les aventures haïkuesques de Roux l’écureuil économe ou de Nestor le lièvre fiévreux qu’on lit, écoute et écrit dans le cahier glissé avec ce livre / CD made in Strasbourg. Les petits amoureux des (élégants) animaux de la forêt vont vite devenir des cadors en orthographe. Un sans faute ! (E.D.) Édité par les éditions Candide et le label Deaf Rock (27 €) papy-guy.fr Spectacle Les Animaux de la Forêt (avec l’équipe de Papy Guy), samedi 20 janvier aux médiathèques de Neudorf (12h) et de Hautepierre (16h30), puis vendredi 23 mars au Musée Würth (Erstein)


chroniques

UN ROI SANS COURONNE Le mot s’imposait. Merdre, portrait de la brève vie d’Alfred Jarry (mort à 34 ans), le père d’Ubu, à la fois pièce de théâtre – qui fit aussi scandale que date en 1896 – et double maléfique. Le Gainsbarre de Gainsbourg. À l’époque, on se consume à l’absinthe, son seul amour avec la bicyclette et le revolver. Sur un texte de Rodolphe, Daniel Casanave, né à Charleville-Mézières et diplômé des Beaux-Arts de Reims, rend hommage dans un noir et blanc charpenté à l’inventeur de la Pataphysique chérie par Vian, retourné les bonnes mœurs et jouit d’une sulfureuse réputation dont la postérité inspira les surréalistes et bon nombre d’irrévérencieux… qui ne lui arrivèrent guère à la cheville. Bouffre ! (D.V.) Paru chez Casterman dans la collection écritures (18,95 €) casterman.com

TÉMOIGNAGE Durant sa résidence d’écriture à l’Université de Strasbourg en mars 2016 à l’invitation de Sylvain Diaz, Wajdi Mouawad s’est longuement entretenu avec le maître de conférence en études théâtrales. Le fruit de leurs échanges est réuni dans Tout est écriture. Une plongée dans le processus créatif de celui qui se revendique auteur, rien qu’auteur ! Du phénoménal succès de Littoral, Forêts et Incendies pesant comme un couvercle sur sa créativité au point de devoir casser son image de tragédien contemporain pour renaître autrement, jusqu’à ses éclectiques inspirations (La Métamorphose, Albator, Casablanca…), celui qui ne parle que par métaphores se livre : « Je dévore, je vole, j’écris, j’écorne, je plie, j’arrache même parfois les pages, je fais des montages invisibles, je lis des phrases qui se révèlent à moi de l’intérieur, comme si elles m’appartenaient depuis toujours. » Le tout pour bâtir « une poéthique » de la réconciliation qui ne l’empêche pas d’être en révolte contre la « déhéroïsation » actuelle de la jeunesse. Beau et fort à la fois. (T.F.)

NÉOGOTHIQUE Ce livre vient combler un vide : il n’existait en effet pas d’ouvrage sur un peintre et illustrateur alsacien majeur (1878-1933), mis à part celui, partiel (et épuisé depuis longtemps), d’Auguste Wackenheim. Déjà une référence Léo Schnug, un artiste de légende est l’œuvre de connaisseurs, Julien et Walter Kiwior, deux frères à qui l’on doit déjà un excellent opus sur le Kunschthaafe (2010). Préfacée par John Howe, directeur artistique du Seigneur des anneaux, cette monographie est passionnante, précise et pointue. Illustrée avec goût, elle permet de mieux connaître l’auteur des fresques du Château du Haut-Kœnigsbourg et de la Maison Kammerzell qui imagina un Moyen-Âge rêvé mâtiné de Jugendstil. (H.L.) Paru au Belvédère (39 €) editions-belvedere.com

Paru chez Léméac / Actes Sud – Papiers (13 €) acyes-sud.fr

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THÉÂTRE

une reine sans royaume Actrice, la nouvelle pièce de Pascal Rambert, artiste associé au Théâtre national de Strasbourg, nous convie au chevet d’une immense comédienne moscovite. Une réflexion intime sur l’art du théâtre et ce qui nous réunit.

Par Thomas Flagel Photos de Jean-Louis Fernandez

Au Théâtre national de Strasbourg, du 24 janvier au 4 février tns.fr Rencontre avec l’équipe artistique d’Actrice, samedi 27 janvier à la Librairie Kléber à 14h30

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epuis plusieurs années il ne cesse de le répéter. Le sens de son écriture est de « donner de grands rôles aux femmes ». Consciemment, Pascal Rambert s’attache à renverser le déséquilibre habituel voulant que les dramaturges s’intéressent aux hommes, laissant majoritairement des rôles secondaires à leurs moitiés. Sa dernière pièce creuse un peu plus ce sillon. Actrice est né de longs séjours au Théâtre d’Art de Moscou, l’antre de Stanislavski où triompha Tchekhov. Un lieu gorgé d’histoire, celui du théâtre naturaliste célébrant les grands interprètes. L’auteur et metteur en scène français y a travaillé, interrogeant les membres de la troupe dont certains, octogénaires, jouèrent devant Staline. Ainsi naquit l’envie d’écrire pour ces stars que le tout Moscou vient applaudir et admirer, année après année. L’auteur de Clôture de l’amour et Répétition monte aujourd’hui ce texte en France avec une distribution internationale d’interprètes croisés au gré des pérégrinations de tournées l’ayant conduit au Japon, en Finlande ou encore en Chine. Eugénia, LA grande actrice de son époque, « l’arracheur national de nos larmes », se meurt sur son lit d’hôpital. Un à un, sa famille et ses collègues lui rendent visite comme à une veillée funèbre se déroulant au milieu de 250 bouquets de fleurs. Un clin d’œil à ceux que les spectateurs russes viennent offrir en masse aux comédiens au moment des saluts, mais aussi à « ces petites guérites blanches souvent sous des éclairages au néon qui sont

presque un monde de lumière », ouvertes très tard dans la nuit, qui ont fasciné Pascal Rambert. « Un Moscou tout blanc, des fleurs dans un cube de verre, du blanc, du néon. Comme mes pièces ! » La mort qui rôde autour de Marina Hands « les rend tous fous » : sa sœur Ksénia partie depuis 20 ans au Monténégro en capitaliste avide d’argent, son époux Igor, ancien amant d’Eugénia, Pavel son dernier mari aussi génial qu’alcoolique, ses enfants mais aussi ses parents, nostalgiques d’un pays qui se meurt. Comme souvent, l’amour dans les familles se cache derrière des excès de sentiments contradictoires, des prises de bec insolubles. Sa disparition qu’elle sent venir les terrifie. Le lyrisme de ses visions mystiques de ciels de feux et du dieu foudre lorsque la douleur la laisse tranquille, n’a d’égal que la dévotion qu’on prête à son jeu sur scène. Galina, sa maman évoque sa manière de laisser « grandir des lacs de larmes en nous, organiser le trajet du fond du corps jusqu’au bord des yeux et lâcher le débordement dans le noir de la salle. » Une ode à ce métier : « Un acteur c’est un désir de spectateurs », ces derniers étant « des fauves qui aiment regarder d’autres fauves dépecer une proie qui s’appelle la vie », livre un ami du Théâtre d’Art. L’imaginaire porté aux nues prend corps dans une dernière partie : pièce bouffonne dans la pièce. Une manière de réunir tout le monde, de faire perdurer le théâtre et la poésie. Une dernière danse avec Eugénia. Une oraison en fleurs avant les pleurs.


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majestueuse tristesse Célie Pauthe s’attaque pour la première fois aux alexandrins de Racine. Éclairées par les visions durassiennes de Césarée, les amours impossibles de Bérénice et Titus prennent de nouveaux atours. Par Irina Schrag Photo d’Elizabeth Carecchio

Au CDN de Besançon FrancheComté, du 24 janvier au 2 février cdn-besancon.fr À L’Odéon-Théâtre de l’Europe (Paris), du 11 mai au 10 juin theatre-odeon.eu

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ouze pieds. Mesure pour mesure. La rythmique des vers et leur mécanique imposent une avancée cadencée à quiconque s’y frotte. « Comme le poète Virgile conduisant Dante aux enfers, Marguerite Duras sera notre passeuse et notre guide », assure Célie Pauthe. C’est en montant Une Bête dans la jungle suivie de La Maladie de la mort que la directrice du CDN de Besançon Franche-Comté tombe dans Bérénice. L’envie

d’approcher son abandon à l’amour, si particulier, de plus près. Dans Césarée, superbe texte et court métrage tourné au jardin des Tuileries en 1979, l’écrivaine resitue l’héroïne dans son contexte géopolitique : une reine de Judée Samarie, colonisée par les romains, rencontrant Titus lors de la première catastrophe du peuple juif (la bataille de Judée). Elle conte la disponibilité à l’esclavage comme à la royauté d’une reine se livrant totalement à l’amour. Comment elle va trahir les siens, sa patrie, sa religion. Mais aussi la douleur de son abandon, sa répudiation pour raison d’État, son retour… Dans les jardins parisiens, la caméra tournoie autour des statues de Maillol et s’attache au visage d’une déesse de pierre (L’Abondance de Louis Petitot) enfermée dans un échafaudage au-dessus du pont du Carrousel. « Autant de survivances de la reine étrangère disséminées aujourd’hui encore dans la ville », livre, émue, la metteuse en scène. « Quand elle comprend qu’elle est quittée à son tour, tout cède sous ses pieds, elle n’a plus de parents, plus de terre, plus de religion, plus de passé et plus d’avenir. Bérénice a tout perdu. » À Roland Barthes qui pensait que Titus ne l’aimait pas, Célie Pauthe préfère voir « caché, dans sa fureur à piétiner ce qu’il a de plus cher, une pulsion auto-destructrice, comme un étrange goût de la mort. J’ai l’impression que comme beaucoup de personnages raciniens, Titus travaille malgré lui à son propre malheur. C’est en cela qu’il peut me faire penser à l’homme de La Maladie de la mort, saisi d’un effroi irrationnel devant l’amour, infiniment douloureux. » Racine invente un dispositif pervers où, par le biais du personnage d’Antiochus, qui n’a pas de réalité historique, se noue une triangulation amoureuse inextricable. Le Ravissement de Lol V. Stein n’est pas loin. Duras, encore et toujours.



éternel et nu Après son diptyque Molière, Jean de Pange présente une adaptation chorale et dépouillée du mythe d’Hamlet, traduit par André Markowicz. Une virée mystique dans les brumes d’un pays de contes, le Danemark. Par Amélie Deymier Photo de Johanne Heather Anselmo

À La Rotonde (Thaon-lesVosges), du 10 au 12 janvier scenes-vosges.com Au Nouveau Relax (Chaumont), mardi 16 janvier lenouveaurelax.fr Au Relais culturel Pierre Schielé (Thann), vendredi 19 janvier relais-culturel-thann.net Au Taps Scala (Strasbourg), du 30 janvier au 2 février taps.strasbourg.eu À l’Opéra-Théâtre de Metz Métropole, jeudi 15 et vendredi 16 février opera.metzmetropole.fr astrov.fr

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tre ou ne pas être » n’est pas vraiment la question que se pose le metteur en scène en s’attaquant au « grand tube classique » de Shakespeare. Il s’agit plutôt d’interroger le mythe. Comment Jean de Pange entre-t-il dans La Tragique et mystique histoire d’Hamlet qui le suit depuis ses débuts au Conservatoire de Paris ? Par son « aura, son statut de bible païenne, un texte fondateur dans notre histoire européenne ». Le choix de rassembler des acteurs d’origines diverses (un Français, une Hollandaise, une Algérienne, une Britannique, un Marocain et un Danois) offre « un miroir tendu à la cartographie de la légende ». Durant deux heures trente, ce chœur de six acteurs-conteurs reste en scène. Chacun incarnant plusieurs des dix-huit rôles de la pièce, tous prenant en charge le récit d’Horatio racontant l’histoire d’Hamlet. « L’affirmation d’un certain théâtre » d’acteurs et de situations plus que de personnages dans lequel « on joue, mais sans faire semblant », dit Jean de Pange. Hamlet himself y fera écho dans la pièce :

« Tout ce qui surjoue s’éloigne des propos du théâtre, dont la seule fin, du premier jour jusqu’au jour d’aujourd’hui, reste de présenter comme un miroir à la nature. » Shakespeare a bel et bien écrit ce texte « pour parler de sa pratique du théâtre », affirme le directeur de la compagnie messine Astrov. D’où la mise en abîme constante de sa théâtralité à travers le choix d’une scénographie dépouillée qui ne joue qu’avec les objets habituels d’un théâtre. Pendrillons, tapis de danse, piano droit, rideau de velours... Chaque élément sert la narration d’un plateau nu, immense et sans quatrième mur, les acteurs s’adressant parfois de manière directe au public. L’ambition de ce dispositif épuré et direct vise à « basculer dans la salle » en allant chercher le contact. En expérimentant « un théâtre “pauvre” », la troupe nous donne à voir et à entendre toute la richesse d’un texte inépuisable. Comme Horatio, à qui son ami Hamlet demande de conter son histoire, Jean de Pange et ses acteurs sont des passeurs.



FESTIVAL

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ainsi vibre le monde La sixième édition des Vagamondes, festival des cultures du Sud, ébauche les lignes de mutation de l’espace méditerranéen, toujours au cœur de conflits et de déplacements. Tour d’horizon. Par Thomas Flagel

À La Filature (Mulhouse), l’ED&N (Sausheim), à l’Espace Tival (Kingersheim), aux Dominicains de Haute-Alsace (Guebwiller) et à l’Espace 110 (Illzach), du 10 au 27 janvier lafilature.org Muchismo, exposition à la Galerie de La Filature, du 11 janvier au 11 mars et conversation entre Cristina de Middel et le critique d’art Christian Caujolle, mercredi 10 janvier à 18h

* Lire La Patrie ou le voile, interview avec la metteuse en scène dans Poly n°195 ou sur poly.fr

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vec sa rétrospective, elle pourrait être le symbole d’un événement né juste après les Printemps arabes. Elle, c’est Cristina de Middel, photographe dont vous connaissez sûrement la série The Afronauts, rendant hommage au délire zambien de conquête de l’espace dans les années 1960. Un rêve très sérieux, né juste après l’indépendance, qui visait à devancer Américains et Soviétiques sur Mars ! Le tout capote, faute de subventions accordées par l’Unesco et est oublié. L’artiste espagnole revisite à partir d’archives et de son imagination l’épopée avortée. À La Filature, elle plonge dans l’intégralité de son œuvre, telle que stockée et accrochée dans son atelier donnant corps à Muchismo. Une superposition par bribes, regroupements et inspirations, de séries disparates réalisées aux quatre coins du globe. Du quartier de Makoko au Nigéria, au centre de Lagos immortalisé derrière les vitres teintées d’une voiture, en passant par la Sharkification rendant compte des communautés de Rio de Janeiro à l’instar d’une barrière de corail délimitant les espaces des simples poissons et ceux des gros prédateurs… Cristina de Middel s’attache aux fractures du monde et à leurs complexités.

Hors des ténèbres Depuis le début du conflit syrien, rares sont les opportunités d’en voir les artistes. Dans X-Adra, dont la création est à Mulhouse (10 & 11/01, La Filature), Ramzi Choukair donne voix à des militantes de l’opposition à Hafez el-Assad et à de jeunes activistes, enfermées dans les geôles de Bachar ou de son père pour leurs aînées. Forcées à l’exil en Europe, « elles avouent leurs rêves, leurs espoirs avant d’être emprisonnées, puis pendant et après », confie le metteur en scène. « La dramaturgie naît de là, liant les récits des unes et des autres. » Fruit de résidences dans lesquelles toute l’équipe vivait ensemble, ce théâtre documentaire est l’un des rares espaces où les femmes se racontent avec leur propres mots, qu’il était important de conserver. En parlant des autres, c’est leur réflexion sur la vie, la mort, la liberté et la nécessité de lutter pour la retrouver qui se dévoile. Un travail d’agencement et de théâtralisation conservant la force des témoignages et insiste sur le rôle des femmes dans la révolution syrienne. « Elles ont commencé à prendre une place plus grande dans la société, mais la dictature et le radicalisme religieux ont contraint tout cela. Il convient


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que les hommes reconnaissent et défendent l’engagement de ces femmes… » Un spectacle déclencheur de consciences autour de l’héritage de la tradition et de la religion, mais aussi des évolutions en termes d’éducation à apporter pour bouger les lignes, encore et toujours. Politique du corps Parmi les seize autres propositions des Vagamondes, nous ne pouvons que vous recommander l’adaptation du roman d’Orhan Pamuk, Neige* par Blandine Savetier (19 & 20/01, La Filature). Une immersion politique dans l’Est de la Turquie, sur les traces de K, poète exilé s’intéressant à de mystérieux suicides de jeunes femmes voilées, autant qu’à son amour de jeunesse. Le prix Nobel de Littérature 2006 y donne voix à toutes les forces en présence dans la Turquie contemporaine : salafistes, conservateurs, kémalistes… Les trajectoires se croisent et éclairent la complexité actuelle de mêler politique et religion, rigorisme et ouverture, répression et droit-de-l’hommisme. Dans un autre genre, Romeo Castellucci nous immerge dans ses visions inspirées De la Démocratie en Amérique d’Alexis de Tocqueville (25 & 26/01, La

Filature). Des rituels anciens où la force des images convoque la puissance de la transcendance, quand le dénuement des mots laisse place à l’imaginaire. L’Italien œuvre encore et toujours à toucher l’âme. Une démarche pas si éloignée du VASISTAS theatre group. La compagnie grecque s’empare de La Divine Comédie (16 & 17/01, l’Espace 110) avec un quatuor à cordes pour composer une inoubliable traversée des cercles de l’Enfer, du Purgatoire et du Paradis. Une scénographie sculptée par la lumière avec toile découpée et instruments pour des interprètes juchés sur des rollers… Enfin, ne manquez pas l’hommage à Fela Kuti de Serge Aimé Coulibaly. Le chorégraphe de Kalakuta Republik (13/01, La Filature, puis les 17 & 18/04, Pôle Sud) s’empare de la fièvre afrobeat du créateur de cette république utopique et indépendante au Shrine, son club à Lagos. Les vibrations du saxophone se répandent au plateau et animent des corps habités par une rage hypnotique, une envie de révolution esthétique et politique. Aussi sensuel et engagé que Fela, l’avant-garde africaine se déploie ici dans tous ses excès, ivre de liberté, de sexe et d’alcool. Jubilatoire !

Légendes 1. La Divine Comédie © Stavros Habakis 2. Kalakuta Republik © Sophie Garcia

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THÉÂTRE

hors père Dans Les Fils prodigues, sa nouvelle création au Maillon, Jean-Yves Ruf réunit deux courtes pièces de Joseph Conrad et Eugène O’Neill autour de la question de l’héritage. Deux fils ayant pris la mer, rentrant pour se mesurer au giron familial qu’ils ont fui.

Par Thomas Flagel Photo de Benjamin Chelly

Au Maillon-Wacken (Strasbourg), du 17 au 19 janvier maillon.eu Conférence iconographique “Pères et fils prodigues, d’Hésiode aux Évangiles, de Rembrandt à Rilke” avec Frère Rémy, Jean-Yves Ruf et le psychanalyste Armand Zalosyck, au Centre Emmanuel Mounier, lundi 15 janvier (20h30) À la Comédie de l’Est (Colmar), du 17 au 19 avril comedie-est.com chatborgnetheatre.fr

Comment avez-vous “rencontré” Plus qu’un jour de Joseph Conrad et La Corde d’Eugène O’Neill ? J’ai longtemps été un lecteur assidu de Conrad, sans savoir qu’il était auteur de pièces. Un vieil acteur suisse, mon rabatteur en textes rares, m’a glissé dans la poche Plus qu’un jour, dans une traduction surannée. La pièce était trop courte pour faire un spectacle à elle seule, je la gardais donc dans un coin. Quant à O’Neill, il faut avouer que nous le connaissons peu en France alors qu’il est joué partout dans le monde anglo-saxon. Lorsque je tombe sur La Corde, j’en vois immédiatement les points communs avec Plus qu’un jour. Mais réunir deux pièces de deux auteurs différents constitue le genre de projets peu évidents à proposer, totalement hors des cases habituelles. D’autant que ce ne sont ni de vrais classiques, ni de purs contemporains, plutôt du vieux contemporain. Pas de quoi faire rêver des producteurs… Quelle est votre approche pour faire plus qu’un diptyque ? Les pièces ont des similitudes mais aussi de grands écarts. Conrad est plus doux, plus intériorisé. Chez O’Neill, tout le monde se demande où se trouve le fric : la fille et le gendre comme le fils revenant après être parti des années en volant, déjà, une partie du pactole du père. De l’autre côté, l’argent est en question, bien sûr, mais moins central. Conrad allonge le temps. Ainsi la grande scène entre le fils et la jeune voisine de son père ne cesse de changer de tonalités et de s’étirer comme chez Debussy. On oublie les choses, se remobilise sur d’autres… Là où O’Neill nous place en tension crescendo jusqu’au bout. Ils se rejoignent par contre sur la dichotomie entre les sédentaires (membres de la famille) et le

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nomadisme des fils qui dépensent l’argent là où leurs pères l’accumulent. Mais aussi entre ceux qui ont un foyer ancré et ceux dont le monde est le foyer. Les deux pièces portent aussi une réflexion sur l’échec de l’éducation, le besoin d’exil des enfants au risque de leur vie pour tracer un chemin solitaire… Je suis persuadé que les retours de ces deux fils ne sont pas uniquement motivés par l’argent. Ils ont un secret, tout n’est pas dit mais les raisons sous-jacentes affleurent. J’ai l’intuition d’un besoin de consolation, de voir s’ils ont encore une place dans leur fratrie pour se resituer dans cette lignée. Mais les deux resteront à la porte… Quelle scénographie commune pour nous emmener de ces deux « clapiers » de bord de mer à la vieille ferme familiale ? La vidéo sert à faire œuvre commune avec des paysages marins car la mer affleure. Les comédiens sont les mêmes dans les deux pièces : un personnage de Conrad pourrait vieillir et se retrouver chez O’Neill. Bien sûr on retrouve les deux façades des cases à lapin de Conrad avant que l’espace ne s’ouvre. Les terrasses de l’une sont démontées pour former l’atelier de la seconde. J’aimerais faire tout cela à vue, sans entracte. Les deux langues divergent énormément. Celle d’O’Neill, très populaire, proche du parler paysan, représente un défi ? Françoise Morvan, qui a retraduit le texte, dit qu’il est un sociolecte. Une langue de jardinier irlandais. En Bretonne, elle a rapproché cela des vieux de sa région, pensant en


breton mais parlant en français. Puis elle a pioché dans le gaélique pour trouver cette scansion particulière, ce rythme d’origine. Les comédiens n’ont pas besoin de rajouter de la rudesse. Il importe de ne pas jouer au faux patois de campagnards grossiers. Je les invite à le prendre avec la même rigueur que du Racine, car c’est aussi beau à entendre. Mais j’ai eu besoin de le lire à haute voix avec Françoise pour, moi-même, faire cet exercice intime de mise en voix, comprendre les mécanismes, intonations et attaques de langue afin de l’expliquer ensuite aux acteurs. Le refus de souscrire aux valeurs paternelles, ce legs qu’ils reçoivent en héritage, est une description violente de la rupture sociétale à l’œuvre… Chacun se recroqueville sur ses avoirs. Une chambre est gorgée d’objets accumulés pour ce fils qui reviendra. Dans L’Avare de Molière, il pourrait prendre la place du père. Ici, c’est encore plus violent, la cassure est totale, ils n’en veulent pas… sauf l’argent ! L’échec de la transmission des valeurs est total. Au point d’ailleurs que chez O’Neill, le paternel veut que son fils se pende. Conrad ajoute la question du désir et la possibilité de l’amour à la relation centrale père-fils… Il y a un côté Bonnie & Clyde, c’est vrai. Mais le fils et la voisine de son père n’arrivent pas à se trouver, même si ça ne se joue pas à grandchose. Il la drague par habitude avant d’être charmé. Ils pourraient tomber amoureux et ensemble former un merveilleux couple. Mais dès qu’il apprend que son paternel a tout prévu, c’est fini, ça lui est insupportable. Cette scène d’amour est déchirante car l’argent reste au milieu. Ce glauque du concret donne beaucoup de force à un contre-champ incroyable et nous ramène à une absurdité des échanges. Âpres sont ces deux pièces, peuplées de solitudes et d’incapacité à s’entendre.

Sans mauvais jeu de mots, La Corde est raide ! C’est raide mais il est important de ne pas voir ces pères comme des monolithes. Les acteurs ne peuvent les jouer comme cela, il faut qu’ils soient atteints. Le vieux paysan d’O’Neill doit potentiellement se laisser toucher car sinon, on s’enferme dans sa folie. S’il est terrorisé par l’extérieur, là ça marche. Il doit tout à la fois être touchant, fragile et horrible. L’absence des mères est, à chaque fois, criante… Nous l’évoquons beaucoup avec le vidéaste. Béla Tarr et Tarkovski m’inspirent : j’imagine une vieille femme de dos, sur un lit dont on ne pourrait savoir si c’est le sien ou celui d’un hôpital. La caméra s’approche sans qu’on arrive à mieux la voir. Pour moi c’est le destin de Bessie, la fille qui ouvre et clôt le récit de Conrad.

Ces fils ont un besoin de consolation, de voir s’ils ont encore une place dans leur fratrie pour se resituer

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un thriller d’objets

entrez dans un livre © Yves Gabriel

C’est une ode à la lecture pour nos bouts de choux (à partir de 10 mois) que la compagnie En attendant… présente avec À l’ombre d’un nuage. Les enfants entrent dans la magie du livre pop-up et des pages qui se tournent, serrés dans les bras de ceux qu’ils aiment. « Le point de départ du spectacle est une interrogation sur le livre et la manière dont il entre dans la vie des petits », explique le metteur en scène Jean-Philippe Naas. « Regarder ensemble une image, tourner les pages, ce sont des moments de pause et de contemplation qui permettent de s’absenter du monde et qui sont importants dans le quotidien parfois très agité des bébés ». Avec l’illustrateur strasbourgeois Vincent Godeau, ils ont créé un spectacle dont le fil rouge est ce gros nuage, celui que tous les enfants aperçoivent dès qu’ils lèvent les yeux au ciel. Formes, couleurs et contrastes sont au rendez-vous de ce voyage imaginaire. (C.W.) Dans le cadre de la tournée des Régionales Au Brassin (Schiltigheim), mercredi 10 janvier À La Nef (Wissembourg), dimanche 14 janvier À La Saline (Soultz-sous-Forêts), mercredi 17 janvier Au Moulin 9 (Niederbronn-les-bains), vendredi 19 janvier À L’Espace Grün (Cernay), mercredi 31 janvier Puis à Thann, Kingersheim, Staffelfelden, Bischwiller, Saverne et Sainte-Croix-aux-Mines

Photos © Vincent Arbelet

culture-alsace.org compagnie-en-attendant.fr

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Nul besoin d’avoir lu le roman de Victor Hugo pour découvrir le spectacle Les Misérables (à partir de 9 ans), moult fois récompensé, de la compagnie belge Les Karyatides. Créé en 2014 par Karine Birgé et Marie Delhaye, il prend ce monument de la littérature française comme base, l’adaptant en théâtre d’objets et de figurines chinés aux puces ou chez Emmaüs. Sur le plateau, deux comédiennes manipulent sur une table les petites sculptures de Jean Valjean, Javert, Fantine, Cosette ou Gavroche qu’elles incarnent avec une énergie et une poésie à couper le souffle. Le dispositif permet de changer rapidement de décors et amène un rythme inédit dans ce théâtre chorégraphique fait de bouts de ficelles. « On a fait des choix dans le roman et construit l’histoire comme une enquête policière. Au début, cela peut désarçonner mais c’est un récit universel de flic, de voleur et de gamin abandonné. Les plus jeunes comme les adultes accrochent très vite à l’intrigue », souligne Karine Birgé. (C.W.) Au Carreau (Forbach), du 30 janvier au 1er février carreau-forbach.com karyatides.net


fin de partie Près de quarante ans après sa création, May B, cultissime pièce de Maguy Marin, n’en finit pas de tourner et de confronter de nouvelles générations de spectateurs à l’absurdité beckettienne dans les corps hantés de la chorégraphe. Par Thomas Flagel

À La Coupole (Saint-Louis), vendredi 26 janvier lacoupole.fr

«F

ini, c’est fini, ça va finir, ça va peutêtre finir. » L’incipit de Fin de partie de Samuel Beckett constitue la seule parole humaine de May B. Rien de moins qu’un joyau du répertoire de la danse contemporaine qui réconcilia avec toute la vigueur de sa force les champs du théâtre, auquel appartient le Nobel de Littérature irlandais, et celui de la danse emprunté par Maguy Marin, formée notamment auprès de Maurice Béjart. Difficile aujourd’hui d’imaginer la chorégraphe, tout juste trentenaire, écrire fébrilement aux Éditions de Minuit, en 1981, pour demander l’autorisation d’adapter à la scène les destins suspendus des personnages de ce monstre vivant de la littérature. Sa rencontre avec l’auteur la conforte dans sa lecture des didascalies rythmant les mouvements des corps abîmés peuplant ses pièces, dans son envie de montrer la fragilité de la chair, de célébrer l’humanité tragique et la souffrance d’être au monde. Le spectacle prendra le titre de May B, écho à May Beckett, mère de Samuel et aux troubles existentiels que leur relation engendrera. Sur un poignant lied de Schubert, dix danseurs grimés de talc et d’argile errent sur le plateau. Des va-nu-pieds spectraux aux gestes saccadés et aux petits pas

mal assurés, rythmés par des battements de tambour, dont nous ne saurons s’ils peuplent un asile d’aliénés ou un hospice abandonné. Des Edward aux mains d’argent catapultés dans une version rétro-futuriste du Thriller de Michael Jackson. Corps au cœur suspendu à toutes les craintes imaginables. Petits vieux sans âge aux peurs d’enfants qui se figent tels des oisillons au moindre craquement. Ces voyageurs sans destination aux regards hagards se frôlent et s’agrippent, ondulent en saccades, soumis au groupe. Marionnettes dénuées d’attaches aux mouvements d’automates anxieux dont l’expressivité saisissante happe le spectateur, l’invitant dans le puits sans fond de ses fêlures. À mi-chemin entre grotesque et sublime, ils dansent, frappent du poing dans leur pogne, solidaires et jamais seuls, affrontant peureusement l’absurdité d’une existence en guenilles dont on préfère rire jusqu’au sanglot pour mieux en affronter l’inéluctable fatalité. Comme dans un film muet en noir et blanc, Maguy Marin déploie avec une acuité confondante des gestes essentiels, livrant les aspirations frénétiques et les peurs obsessionnelles de ces autres nousmêmes s’agitant comme un miroir déformant sur scène. Poly 205

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DANSE

rituel réinventé Dans sa dernière création, Animaux de béance, la chorégraphe Camille Mutel s’inspire du tarentisme des Pouilles comme espace collectif de tolérance des déviances et d’expression des pulsions animant les corps.

Par Thomas Flagel Photos de Paolo Porto

À l’Espace Rohan (Saverne) dès 16 ans, mardi 16 janvier dans le cadre du festival Décalages (16 au 27 janvier) et de la tournée des Régionales espace-rohan.org culture-alsace.org

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ormée au butō, danse subversive et révolte de la chair née au Japon dans les années 1960, Camille Mutel trace un étonnant sillon dans la danse contemporaine. Depuis 2010, son corps est mis à nu dans son essence, sans provocation ni complaisance contemplative. Plutôt comme évocation de la solitude de l’être et d’une traversée de l’intime. Elle a découvert le tarentisme, « toujours vivant par la danse dans la région des Pouilles en Italie », voilà quelques années, s’imprégnant avec avidité des questionnements sociologiques qu’il induit : « une libération du corps paysan, comme ouvrier. Si ses origines remontent à Dionysos, aux saturnales et bacchanales, ce mouvement a longtemps persisté dans le carnaval païen », explique la chorégraphe qui travaille les « crises de la présence », qu’elle nomme plus prosaïquement des « burn out de gens harassés par le travail répétitif ». De l’argia sarde, elle reprend les trois états (léthargie, pendaison dans les arbres et hystérie) confiés individuellement à l’un de ses trois interprètes. « La léthargie se combattait en enterrant symboliquement la personne atteinte dans le purin, la corde servait de ligotage, de compression, de bondage pour comprendre les limites de son corps et l’on venait à bout de l’hystérie en essayant de trouver le rythme des cris, leur tonalité dans

un chant collectif où tout le monde dansait en rythme. La communauté accompagnait ses membres jusqu’à l’épuisement pour les faire sortir de cet état. Même l’homosexualité était acceptée : il n’était pas rare de voir des hommes accoucher symboliquement ou se travestir pour raconter des histoires d’amour avec d’autres hommes, acceptables grâce au costume. Mais aujourd’hui, la communauté ne fait plus corps sauf peut-être celle des Queer. Elle est remplacée par la prise de médicaments. La tolérance des déviances s’est amoindrie. » Sur scène se retrouvent Mathieu Jedrazak, un performeur queer sur patins à roulettes, avec son armure de samouraï en tricot se défaisant lentement, travesti en contre-ténor aux allures de pom-pom girl, en décalage complet avec sa voix. Une expression de « ce droit quotidien à la confusion de soi qui marque notre époque ». L’animalité prend ensuite corps dans l’enveloppe humaine de la vocaliste expérimentale Isabelle Duthoit, spécialiste de sons inhabituels (cris animaux, stridence…) tandis qu’Alessandra Cirstiani, danseuse butō, interprète avec une grande liberté une argia contemporaine. Loin de toute narration, Camille Mutel agence sa poésie d’images et de sensations. Le temps du silence et de la lenteur, de se panser soi, comme les autres.


le frisson selon waltz La célèbre chorégraphe Sasha Waltz, originaire de Karlsruhe, présente sa dernière création à l’Opéra de Dijon. Kreatur, visions de dominations féroces, là où le dévouement devient violence. Par Irina Schrag Photo de Sebastian Bolesch

À L’Opéra de Dijon, jeudi 11 et vendredi 12 janvier opera-dijon.fr sashawaltz.de

* Lire Les Statues bougent aussi dans Poly n°162 ou sur poly.fr

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out est parti d’un dessin, d’une intuition. Un corps transpercé de flèches que Sasha Waltz confie à Iris van Harpen, créatrice de mode néerlandaise connue pour ses matières novatrices et ses impressions 3D de formes organiques dont l’audace a tapé dans l’œil de Benjamin Millepied, Björk, Lady Gaga ou encore Beyoncé. La designeuse imagine des enveloppes de fils de fer, prenant les atours de nuages semi opaques, sortes d’armures de barbe à papa cousus de fils métalliques. Une traduction directe des tourments du corps et de l’esprit traversés par les quatorze danseurs de la chorégraphe plongeant avec toute l’intensité performative qu’on lui connaît dans les profondeurs de l’âme. Kreatur offre des visions d’êtres épuisés, de soumissions lascives et de dominations férocement intenses. Un frisson collectif parcourt le plateau, lieu des pulsions les plus énergiques, des émotions individuelles perverties par le collectif. Les créatures de Sasha Waltz sont revêtues de secondes peaux étranges, lézardées de matières où éclosent parfois, par grappes, de menaçantes pointes

noires nées de sa collaboration avec Iris van Harpen. La force des images, encore et toujours. Une femme en tirant une autre par sa longue tresse, un corps gorgé de désir rentrant dans l’enveloppe de l’autre… Tout est affaire de peurs, de domination et d’impuissance, d’isolement et de soumission à des pulsions. « J’ai toujours été intéressée par les moments de basculements de victime à bourreau, par ces instants où le dévouement peut devenir violence », confie la chorégraphe qui travaille pour la première fois avec Soundwalk Collective, composant à partir de sons d’usines, de machines et des acoustiques de l’ère industrielle. Le tout est couplé à d’autres enregistrements réalisés dans des bâtiments emblématiques similaires, mais réaffectés, passant ainsi à un environnement sonore post-industriel (l’ancienne prison de la Stasi Gedenkstätte Berlin Hohenschönhausen, l’Arma17 à Moscou ou le Berghain de Berlin). De hauts lieux – souvent culurels, dédiés aux musiques électroniques – ajoutant un brin de soufre et d’étrange…

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danse

la vie est mortelle Chorégraphe et danseuse fascinante, Kaori Ito, qui eut déjà les honneurs de notre couverture1 en 2012, crée un nouveau solo. Robot, l’amour éternel explore avec intimité et humour, la solitude et la mort.

Par Thomas Flagel Photos de Gregory Batardon

À la Scène numérique (Montbéliard), mardi 16 et mercredi 17 janvier mascenenationale.com À la MAC (Créteil), du 24 au 27 janvier maccreteil.com Au 104 (Paris), du 3 au 7 avril dans le cadre du Tandem Paris-Tokyo, dans le cadre de SÉQUENCE DANSE PARIS Redécouvrez aussi Plexus, du 20 au 24 mars, au 104 (Paris) 104.fr kaoriito.com

Pour Island of no memories, voir Poly n°152 ou sur poly.fr Lire Gravity dans Poly n°176

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Vous avez récemment dansé avec votre père, parlé de l’amour avec votre compagnon dans un duo, et travaillez aujourd’hui sur la solitude et la mort. C’est le fait de vieillir qui vous amène à vous poser ces questions ? Je viens de devenir maman, cela décentre, forcément ! Depuis deux ans, je me questionne sur le mode de vie des artistes, enchainant tournées, rencontres rapides et profondes mais éphémères. Je doute beaucoup du sens de cette vie et me demande comment continuer avec ces contraintes. J’ai enchaîné un spectacle avec mon père, puis l’homme partageant ma vie et je viens d’avoir un fils. Ce sont les hommes de ma vie. Je me retrouve aujourd’hui avec peu de temps pour prendre celui de vivre. J’ai tenu un carnet intime sur ces relations inabouties et fugaces bien avant de tomber enceinte. J’avais à la fois peur de la solitude et besoin de temps à consacrer au vide. Finalement, nous serons seuls quand

nous serons morts, mais je ne suis pas inquiète, ce long relâchement aura ses qualités. La vie d’artiste, sans cesse sur les routes, vous pèse à ce point ? Nous avons un mode de vie fantastique avec des choses très inspirantes que l’on croise à l’autre bout du monde. Mais c’est vide, un frottement en surface, un étirement dont les au revoir sont, à chaque fois, de petites morts, comme dans le sexe. Tout est intense mais nous laisse seul, très vite. Pour moi cela revient à frôler la sensation de mort. Robot, l’amour éternel parle de l’angoisse de l’approcher et de la certitude que le relâchement de la mort fera du bien. Lorsque j’étais enfant, mon ombre était mon fantôme, j’avais peur de ne jamais être seule. À ma mort je le serai enfin. Mais je tourne autour de cela avec beaucoup de distance et d’humour car nous vivons autant avec les disparus qu’avec les vivants. Je pars aussi d’expériences très concrètes : moi qui maîtrise parfaitement mon corps, je ne me rappelle pas des sensations et des personnes qui étaient présentes à mon accouchement. Ce lâcher prise sur son corps est proche de celui de la mort. Porter votre intimité sur un plateau vous est nécessaire, comme de partager vos questionnements ? On y trouve des questions justes. Au spectateur ensuite d’élaborer des réponses. Quand je dansais avec mon père, les réponses aux questions soulevées étaient à déceler dans nos regards et notre danse sur scène, qui fluctuaient chaque soir. Je cherche l’universalisme de l’intime et une prise de distance avec mon moi narcissique. La scène est comme le comptoir d’un bar : une protection et un filtre qui fait qu’on se raconte à celui qui est der-

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rière. Je peux m’y confier car nos intimités y sont plus universelles et anonymes. Le théâtre est cet endroit sacré et protégé permettant de pousser très loin les sujets les plus personnels. Cette attirance pour le vide, c’est un besoin de temps pour se réinventer autrement ? J’ai tellement travaillé, du Chili à l’Australie, allant d’hôtels en salles de spectacle que je me suis rendu compte un jour que cela faisait des semaines, voire plus, que je n’avais pas regardé le ciel ! Voilà le genre de temps que j’aimerais retrouver. On oublie tellement d’être au présent, prisonnier que nous sommes de ce double mouvement : l’archivage du passé et la planification du futur. C’est de là que vient mon idée de la robotisation du temps dans cette création. Ce n’est pas très éloigné des interrogations de Plexus, composé avec Aurélien Bory2 ? En effet, je questionne mon corps comme une marionnette qui exprimerait des sentiments. Depuis Plexus, je suis cette marionnette qui, à l’instar du butō où l’on se demande comment danser comme un mort, explore la relation animé / inanimé. D’où ce travail sur les robots qui sont actuellement programmés dans des états de présence : on leur apprend comment l’homme par exemple s’ennuie. Renverser cette analyse de l’humanité m’intéresse, la robotisation des humains et son inverse. Je travaille en contraste avec des mouvements quotidiens, je cherche ce frottement comique de robots ayant appris à marcher comme des hommes mais qui sont gauches et, en fait, très comiques ! Votre scénographie est un praticable, recouvert de bâches et percé de trous. Une tombe symbolique ? Oui, une tombe à mettre sur mes yeux. Je ne vois pas la vie comme une trajectoire droite à la manière des occidentaux où se succèdent naissance, vie et mort. La vie est pour moi plus proche du cercle. On peut en sortir et réapparaitre. La mort est alors autant une fin que le commencement d’autre chose. Des trappes me permettent sur scène de disparaître et de ressortir à un autre endroit, ce qui se double d’un travail de plastification de ma peau, à mon échelle, me permettant de m’habiller de ma propre peau en plastique, écho aux cycles de répétition de la vie et de ces enveloppes qui changent et se succèdent.

Vous dites que vous continuerez à danser après votre mort. Comment voyezvous cela ? Je ne sais pas trop. Le plus important est de vivre en acceptant la mort à venir afin d’apprécier le présent pour ce qu’il est. Même si je deviens plus tard un insecte, je sais que je réfléchirais encore à comment je me meus. J’utilise la chanson O Solitude de Purcell, créant un contraste entre la voix chaleureuse de l’interprète et la lecture robotique de mon journal intime par Siri, truffé d’erreurs de prononciation. Ces états décalés sont drôles. La mort ne doit pas faire peur, ni être enfermée dans un tabou pétrifiant. Poly 205

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DANSE

origines Pôle Sud accueille la création de la Compagnie Kham. Dans Negotiation, Olé Khamchanla et Pichet Klunchun revisitent leurs traditions pour donner corps à une danse d’aujourd’hui. Par Irina Schrag Photo de Christian Rausch

À VIADANSE (Belfort), avantpremière samedi 20 janvier viadanse.com À Pôle Sud (Strasbourg), mardi 30 et mercredi 31 janvier pole-sud.fr Conférence avec Olé Khamchanla et Pichet Klunchun sur “ Le temps bouleversé ou comment danser entre passé et présent, l’ici et l’ailleurs ”, jeudi 1er février (18h) à l’Université de Strasbourg Au Tarmac (Paris), du 6 au 16 février dans le cadre du festival Faits d’Hiver (du 13 janvier au 17 février) letarmac.fr – faitsdhiver.com kham.fr

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es sons électroniques étranges saturent l’espace, lézardé de rectangles de lumière blanche s’allumant et s’éteignant tel un damier. Se dévoilent les corps des deux danseurs, sculptés par ces lumières zénithales. Deux fils de l’Asie aux esthétiques et aux cultures du mouvement diverses : le hip-hop pour Olé Khamchanla et le Khon, danse traditionnelle de masque en Thaïlande, pour Pichet Klunchun. Le premier, né au Laos mais émigré tout petit, recherche la tradition de ses ancêtres, le second le souffle de nouveauté d’une danse contemporaine. La négociation de ce qu’ils sont et de ce qu’ils partagent devient une interrogation des gestes et de leur sens, de la mémoire des mouvements et des impressions qu’ils laissent au soleil levant. Poses marquées, comme des katas martiaux, leurs figures se font inquiétantes. Ils bougent comme des automates aux articulations blo-

quées. Une même pulsation les anime et le champ du langage chorégraphique convoqué sur scène s’ouvre très vite. Les mouvements traditionnels sont revisités dans un meltingpot visuel : moulins de bras et rotations des poignets, paumes ouvertes, dans une sensualité du toucher, ondes parcourant le corps au ralenti… Chacun exprime son intériorité les pieds solidement ancrés au sol. Négocier, c’est accepter de renoncer un petit peu et faire un pas vers l’autre. Leur tentative commune de revisiter leurs origines pour créer une danse actuelle se fait dans le rapprochement des âmes, l’entrelacement des membres des uns et des autres, des vrilles puissantes et des déplacements infimes remplissant d’intensité l’espace. Une recherche de soi comme d’essence première, l’altérité comme un passeur improbable mais non moins nécessaire…


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Des Rêves dans le sable

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Un trait pour faire une dune, une poignée pour un nuage, un point pour un œil, un bijou, un flocon. Les élégants dessins sur sable illustrent des contes. Des tableaux s’animent, les dessins pulsent et bougent. Au fil des grains, une femme s’habille, la marée monte, la nuit tombe, un oiseau s’envole... Un spectacle de la compagnie Sable d’avril (à partir de 7 ans). 13/01, Salle Europe (Colmar) salle-europe.colmar.fr

Les Eaux et Forêts

© Émilie Sigouin

© Laurence Lhuillier

sélection scènes

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À mon corps défendant Ausculter les traces intimes et politiques de parcours individuels ou collectifs : le champ d’expérimentation du travail résolument transdisciplinaire de Marine Mane est vaste. 18 & 19/01, Le Manège (Reims) manege-reims.eu

Lune jaune, la ballade de Leila et Lee Le metteur en scène Laurent Crovella s’empare d’un texte de David Greig mêlant avec habileté les genres. Sur scène, deux acteurs pour six personnages et trois musiciens dans un road movie contemporain où la tendresse percera les murailles.

Michel Didym monte un rare texte de Duras. Le chien de Marguerite Victoire Sénéchal a mordu un homme sur le passage clouté. Jeanne Marie Duvivier est témoin. Les deux femmes veulent entraîner la victime et le cabot à l’Institut Pasteur. Nous connaissons ces gens. C’est de la matière humaine qui court les rues…

23-30/01, La Comédie de l’Est (Colmar) 01/02, Les Tanzmatten (Sélestat) 03/04-08/04, TAPS-Scala (Strasbourg) les-meridiens.fr

15-20/01, Théâtre de la Manufacture (Nancy) 23 & 24/03, Opéra-Théâtre de Metz Métropole 05 & 06/04, La Comète (Châlons-en-Champagne) 09-11/04, La Comédie de l’Est (Colmar) theatre-manufacture.fr

Au plateau, face à deux murs perpendiculaires, Jean-Baptiste Andrédécouvre son environnement. Avec son corps désarticulé, il dessine un tourbillon de gestes, défie la gravité, se reflète et se dédouble devant l’objectif d’une caméra. 24-

Antigone 82 Adaptée du Quatrième mur de Sorj Chalandon, cette mise en scène de Jean-Paul Wenzel place dans un dispositif intimiste tri-frontal, un chœur de huit acteurs venus d’horizons divers. 16-19/01, Théâtre Dijon Bourgogne tdb-cdn.com

Lenz Johan Leysen, acteur puissant et délicat, donne corps à ce texte magique qui raconte le parcours d’un homme, la nuit, dans les montagnes dans une belle mise en scène de Jacques Osinski où des écrans vidéo nous entraînent en pleine nature.

Intérieur Nuit

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27/01, TJP Grande Scène (Strasbourg) tjp-strasbourg.com

L’ Effet de Serge Avec ce spectacle (devenu culte) écrit pour le comédien Gaëtan Vourc’h, Philippe Quesne a fait connaître son “théâtre laboratoire” mêlant arts plastiques, musiques, performances et expérimentations. 31/01-02/02, Théâtre en Bois (Thionville) nest-theatre.fr

17-27/01, La Comédie de Reims lacomediedereims Poly 205

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MUSIQUE

l’art de la fugue L’électronicien messin Chapelier Fou avance par « glissements » plutôt que par « ruptures », poursuivant ses explorations de mondes parallèles mélancoliques et mathématiques. Rendez-vous à l’heure du thé avec le storyteller faisant chanter ses machines.

Par Emmanuel Dosda Photo de Julia Richard pour Poly

À L’Espace culturel Django Reinhardt (Strasbourg), vendredi 23 février espacedjango.eu À La BAM (Metz), samedi 10 mars trinitaires-bam.fr

Muance, édité par Ici d’ailleurs icidailleurs.com

* Lire l’entretien avec Chapelier Fou à l’occasion de la sortie d’Invisible (en 2012), dans Poly n°148 ou sur poly.fr

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asquette vissée sur la tête (normal) et casque glissé dans les oreilles (logique), le Chapelier * nous retrouve au Fox, coffee shop de Metz dont le nom le fait sourire puisqu’il écoute La Petite Renarde rusée, opéra de Leoš Janáček. Louis Warynski (son vrai patronyme) adore les histoires, qu’elles mettent en scène canidés malins, oiseaux, chevaux ou autres Animaux flexibles. Variation autour d’un même thème, Muance, son dernier album, conte les aventure de Philémon, personnage de BD qui, plutôt que de parcourir les cases du dessinateur Fred, traverse les titres du conteur Chapelier Fou. Pas de voix (Louis goûte peu la mode du featuring, figure imposée aujourd’hui dans l’electro), donc pas de texte sur les onze morceaux de cet opus préférant s’exprimer dans un langage abstrait : Cavalcade de cordes frottées, sonorités électroniques s’échappant de ses logiciels, boucles d’origines incontrôlables, mélodies pianistiques, Octaves brisées, geekeries dont il a seul le secret et défis lancés aux lois acoustiques. Approche savante pour compos pop. Son nouveau long format se passe de guests et de blablas, invitant à « être dans l’écoute et le son », une nouvelle fois, à passer de l’autre côté du miroir et se perdre dans une grille musicale complexe avec de « grands chiasmes », des « gammes qui montent et descendent », avant que « tout s’inverse » comme sur Philémon qui ouvre Muance et donne le ton d’un disque où son leitmotiv ressurgira, sous sa forme ou d’autres atours. « C’est caractéristique de mes obsessions », explique l’artiste. « Comme dans une Fugue de Bach, je pars d’un sujet,

un gimmick que je répète et auquel je fais subir des transformations » plus ou moins perceptibles. Muance est en effet une contraction de “mutation” et “nuance”. Passé par le Conservatoire de Metz, Louis Warynski intellectualise son travail, expérimente sans cesse, passant 90% de son temps à bidouiller des programmes informatiques, fabriquer des séquenceurs modulaires et inventer des procédés de synchronisation pour le light show de ses prestations scéniques. Ouf : avec le Chapelier, « plaisir technique » ne rime pas avec musique hermétique. Il cite la pensée de Deleuze sur la notion de répétition, mais ne fait jamais dans la démonstration. Le virtuose multi-instrumentiste tourne autour d’un même concept sans épuiser son auditoire, préférant vite bifurquer quand il s’engage sur la route d’une fausse bonne idée. Amoureux de la chose narrative, il évoque des essais d’enregistrements de sa propre voix, la veille de notre rencontre. Après quelques tentatives peu concluantes, Louis est « très vite passé à autre chose. Je me suis alors saisi d’un sac plein de vieilles cassettes qui traînaient chez mes parents et dont mon père voulait se débarrasser. Je me suis mis à pleurer en tombant sur ma mère racontant des histoires lorsque j’avais 3 ou 4 ans… » Il se penche ensuite sur d’autres documents audio captés sur bandes BASF datant de l’adolescence : un bœuf guitare / flûte improvisé avec « je ne sais plus trop qui » ou des émissions télé enregistrées puis samplées et triturées par ses soins, avec les moyens du bord, dans sa chambre. Le point de départ pour un prochain disque sur son enfance ? Une belle page à écrire…


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musique

fini les conneries Faisons simple. Basique. Orelsan n’est plus un paria, cible de tous ceux qui confondent fiction et réalité, mais un « auteur » apprécié, capable de transformer avec humour la lose en or. Rencontre. Par Emmanuel Dosda Photo de Jean Counet Au Galaxie (Amnéville), jeudi 8 févier le-galaxie.fr Au Zénith (Dijon), samedi 10 février zenith-dijon.fr Au Zénith Europe (Strasbourg), jeudi 1e mars zenith-strasbourg.fr À l’AccorHotels Arena (Paris), jeudi 15 et vendredi 26 mars accorhotelsarena.com

« J’ai mis la moitié de ma vie à savoir ce que je veux », annoncez-vous sur votre dernier album. Que voulez-vous au juste ? C’est marrant parce qu’on m’a déjà posé la question et je ne savais pas quoi répondre… En fait, si : je veux continuer à créer, à faire de la musique et du cinéma pour être heureux. C’est lorsque j’écris que je me sens le mieux ! Quelles sont vos bases ? J’essaye d’être le plus possible en accord avec moi-même dans mon quotidien. Ça n’est pas toujours facile, mais je cherche à être agréable et à faire des choses que je ne regretterai pas. Je crois être quelqu’un de gentil… Que retenez-vous de “l’épisode Sale pute” ? Ben c’est un peu comme les acteurs de Game of Thrones qui se font insulter dans la rue ! Je jouais un rôle lorsque je chantais ce morceau, mais certains ne l’avaient pas entendu ainsi à l’époque…

La Fête est finie, édité par 3e Bureau / Wagram orelsan7th.com

Vous représentez le “rap middle class” : c’est dur de rapper un quotidien moyen ? C’est moins fort que de raconter sa vie de vendeur de drogue à Brooklyn, mais ça me permet de me distinguer. Il y a les films d’action d’un côté et ceux de Woody Allen de l’autre. Ce qui est vraiment difficile, c’est de se renouveler, quelque soit son style. Vous avez plus d’affinités avec le rap anglais qu’américain… Oui, j’adore Wiley, présent sur la BO de mon film Comment c’est loin, et bien sûr Dizzee Rascal que j’ai rencontré lors d’une soirée. Je lui ai fait écouter ce que je faisais et il m’a proposé de chanter sur mon nouveau disque. Jamais je n’aurais osé le lui demander… Si

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je me sens si proche de la scène anglaise, c’est sans doute parce que je viens de Caen. À Strasbourg, vous devez connaître plein de rappeurs allemands, non ? À part Puppetmastaz, pas vraiment… Je voulais vous citer une réplique de Bloqués, votre shortcom réalisée pour Canal+ : « Avec Tinder, t’as L’île de la Tentation dans ta poche, juste à côté de ta teub ! » Cet extrait est une parfaite punchline. Écrivez-vous vos morceaux comme vos sketches ? Oui, sauf que pour Bloqués, nous étions six ! Nous prenions beaucoup de notes et vidions nos sacs de vannes pour construire des épisodes. J’écris beaucoup : une phrase peut donner lieu à un morceau, un couplet ou à rien du


tout. Souvent, il faut que je trouve quarante autres idées pour mener un concept à bien. Au départ, le titre Défaite de famille décrivait de manière mignonne une fête très cool : je disais qu’on était bien, là, tous ensemble. Mais au final, je raconte complètement le contraire et c’est beaucoup plus intéressant comme ça ! Vous vous êtes inspiré du Festen de Thomas Vinterberg ? Complètement ! Et puis la séquence du dîner familial est récurrente dans les comédies françaises, avec le speech bizarre du mec bourré à la fin du repas de mariage… Mon morceau Suicide social, sur mon album précédent (Le Chant des Sirènes), est un clin d’œil à La 25e heure de Spike Lee, notamment la scène où Edward Norton fait un long monologue

devant un miroir : « J’emmerde cette ville et tous ses habitants, etc. » Quelles étaient vos influences pour Comment c’est loin, film où vous mettez en scène la lose et l’ennui ? Je me suis beaucoup référé à la série Girls et aux réalisateurs indépendants américains : Richard Linklater (Rock Academy, Boyhood), Kevin Smith (Clerks) ou Noah Baumbach (Les Berkman se séparent, The Meyerowitz Stories). Je voulais faire un film “à la Sundance” [rires] ! Vous êtes un gars responsable… C’est définitivement fini, les soirées “shit, Despé et Playstation” ? Ça m’arrive encore, mais rarement… Poly 205

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© Jan Versweyveld

musique

amour fou

Metteur en scène de génie – avec notamment les sensationnels Damnés présentés avec les comédiens du Français ou une Clemenza di Tito remarquée à La Monnaie de Bruxelles –, Ivo van Hove transpose Le Journal d’un disparu de Leoš Janáček dans la société d’aujourd’hui. Au départ, il s’agit d’un cycle de 22 Lieder sur des poèmes anonymes, écrits en dialecte valaque pour voix et piano, narrant les amours de Janik, un jeune paysan (ici devenu un photographe en vogue), pour la fille de Zefka le gitan. Il va tout quitter pour elle. À partir de ce matériau, la compo-

sitrice Annelies Van Parys a imaginé une “partition parallèle” donnant voix à la jeune fille. De l’histoire d’amour originelle, on passe à une réflexion plus globale sur le monde, le déracinement et la différence. Elle fait écho de subtile manière à la love story échevelée complétée par des extraits de lettres enflammées écrites par le musicien tchèque à Kamila Stösslova, une femme bien plus jeune que lui, dont il était éperdument épris. (H.L.) Au Grand Théâtre (Luxembourg), jeudi 4 et vendredi 5 janvier theatres.lu

Un immense chef est de passage avec le Filarmonica della Scala, orchestre fondé en 1982 par Claudio Abbado pour développer le répertoire symphonique de musiciens qui œuvraient jusque là uniquement dans la fosse de la prestigieuse maison milanaise. Précis, pointu, affûté, Riccardo Chailly est au sommet de son art. Il le montrera avec éclat dans un programme 100% russe qui débute par la joyeuse Symphonie n°2 de Tchaïkovski surnommée “petite-russienne”, car écrite en Ukraine dont c’était le surnom. Suivront la suite d’orchestre tirée de Lady Macbeth de Mtsensk, opéra de Chostakovitch qui fit scandale et faillit coûter sa tête au compositeur, et Petrouchka de Stravinsky. Bondissante, cette dernière pièce plonge l’auditeur en plein mardi gras : des poupées de bois s’animent devant nous, une ballerine, un maure et la mélancolique marionnette Petrouchka. Entre rêve et réalité, voilà une tragique histoire d’amour oscillant sans cesse du burlesque à la tristesse. (H.L.) 40

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© Silvia Lelli

mother russia

À La Philharmonie (Paris), vendredi 26 janvier philharmoniedeparis.fr À La Philharmonie (Luxembourg), samedi 27 janvier philharmonie.lu



musicothérapie Analyser “Ce que la musique fait à votre cerveau” : tel est le propos du festival Musique & Santé qui se déploie à Metz à travers concerts, ateliers, rencontres et conférences. Par Raphaël Zimmermann Photo de Charlotte Abramow (Ensemble Variances)

À L’Arsenal et à la Bam (Metz), du 14 au 27 janvier citemusicale-metz.fr

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epuis la nuit des temps, la musique a été considérée comme un moyen de guérir dans de nombreuses cultures, des moines tibétains aux indiens Navajos dont les mythes et cérémonies seront décrits par Marie-Claude Strigler (27/01, L’Arsenal). Voilà le champ intellectuel et émotionnel qu’explore de manière kaléidoscopique le festival Musique & Santé à travers un large prisme de propositions comme des ateliers invitant à écouter autrement (24, 26 & 27/01) grâce au… toucher. Rencontres avec des neurologues tel Pierre Lemarquis qui s’intéresse au “cerveau musical” (17/01, L’Arsenal) et concerts peuplent une quinzaine permettant d’initier une réflexion sur le processus à l’œuvre en chacun de nous lors de l’écoute. Au menu, une performance de Laraaji (19/01, BAM) : figure marquante de la scène ambient new age, il propose une expérience de méditation, entre yoga et deep listening. Est également programmé un concert de Françoise Rivalland intitulé Des Mots et des Notes (25/01, L’Arsenal) : seule en scène, la virtuose joue du cymbalum et de l’espé-

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rou – luth hybride à tiges d’acier pincées qu’elle a imaginé avec Georges Aperghis –, interprétant des partitions contemporaines de Kurtág, Cage ou Yoshida qui entrent en résonance avec les mots de Samuel Beckett et Kurt Schwitters. Suivant le même modus operandi, le spectacle La Voie de la Beauté de l’Ensemble Variances (27/01, L’Arsenal) fait dialoguer la mystique rhénane des chants du XIIe siècle d’Hildegarde de Bingen avec une composition de Thierry Pécou inspirée des rituels de guérison des Navajos et le voyage intérieur d’un “homme médecine” de Michael Ellison avec Vision of Black Elk. Plus classique est le concert de l’Orchestre national de Lorraine placé sous la baguette de la cheffe coréenne Shi-Yeon Sung avec la Symphonie n°5 de Mahler (19/01, L’Arsenal) dont l’Adagietto a été rendu mondialement célèbre par Luchino Visconti qui l’utilisa dans la bande originale de Mort à Venise. Habité par l’obsession de la mort et animé par la joie d’être encore vivant après avoir failli passer l’arme à gauche et d’aimer Alma à la folie, le compositeur achève cette œuvre de manière lumineuse.


musique

c’est dans la poche !

© Jean-Christophe Garzia

Formation dont la composition s’adapte au programme choisi, La Philharmonie de poche rassemble des musiciens de l’Orchestre philharmonique de Strasbourg et du SWR Symphonieorchester (Stuttgart). Elle arpente un répertoire protéiforme. Preuve en trois concerts dans les semaines à venir avec Peer Gynt de Grieg (13/02) fascinant spectacle sur fond de dessins de Fred Pontarolo, La Philharmonie de Poche en fait tout un plat (04/02), étonnante variation sur les liens possibles entre musique et gastronomie (avec notamment Revue de cuisine de Martinů) et le génial Berlin im Licht (21/01, en photo). Dans ce dernier programme, est proposée une plongée dans le cabaret des années 1920 avec l’excellente soprano Anaïs Mahikian. Ambiance Comedian Harmonists, Lili Marleen, Tango erotico et Kurt Weill version Opéra de quat’sous dont les bondissantes compositions irriguent tout le concert, comme les mythiques Alabama song et Surabaya Johnny. (H.L.) Au PréO (Oberhausbergen), dimanche 21 janvier Au Théâtre (Haguenau), dimanche 4 février À la MAC (Bischwiller), mardi 13 février laphilharmoniedepoche.fr

Sophie Koch © Vincent Pontet

autour de 1900 Un chef expérimenté et inspiré, Carlos Miguel Prieto, et l’une des plus grandes chanteuses de la planète, la mezzo Sophie Koch qui interprètera le délicat Poème de l’amour et de la mer (1892) de Chausson : voilà les ingrédients d’un rendez-vous à la tonalité franco-allemande proposé par l’Orchestre philharmonique de Strasbourg (en coproduction avec l’Opéra national du Rhin). Illustrant le credo de l’événement Laboratoire d’Europe, Strasbourg 1880-1930 (voir Poly n°203 ou sur poly.fr), ce concert nous entraîne des atmosphères wagnériennes du prélude de Parsifal (1882) à celles, évoquant la luxuriance de Gabriele d’Annunzio, des fragments symphoniques du Martyre de Saint Sébastien de Debussy (1911). Complètent le tableau, deux préludes de Palestrina (1917), œuvre la plus célèbre du compositeur post-romantique de génie que fut Hans Pfitzner, à la tête de l’Orchestre et de l’Opéra à Strasbourg jusqu’en 1916. En quatre brillants éclats sonores est dressé un tableau de l’univers musical d’avant la Première Guerre mondiale. (H.L.) Au Palais de la Musique et des Congrès (Strasbourg), jeudi 18 et vendredi 19 janvier philharmonique-strasbourg.eu

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sélection musique

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2 © Alexander Schneider

Madoubé Project

© Sophie Ebrard

Nils Frahm

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Avec son groupe, Moussa Coulibaly groove sur des rythmes africains, avec une touche reggae subtilement métissée de mélodies mandingues et de sonorités gnawa pour une traversée magique du continent.

L’héritier de Steve Reich ? Nils Frahm, sans conteste, fantastique musicien berlinois zigzagant entre électronique et acoustique. Attention, ce jeune génie fait sold out partout où il passe !

06/01, Salle Europe (Colmar) salle-europe.colmar.fr

26/01, La Philharmonie (Luxembourg) philharmonie.lu 07/02, La Laiterie (Strasbourg) artefact.org

Mouton Cet opéra pour le jeune public (dès 5 ans), habile montage de compositions baroques de Monteverdi, Purcell et Haendel permet à Sophie Kassies d’évoquer avec poésie le difficile voyage à la recherche de sa propre identité. 07-17/01, Cité de la Musique et de la Danse (Strasbourg) 27 & 28/01, Théâtre de la Sinne (Mulhouse) operanationaldurhin.eu

Ichon Tout le monde parle de ce “bon gamin” du rap ! 18/01, Les Trinitaires (Metz) trinitaires-bam.fr

Quartetto Artes Casse-Noisette de Tchaïkovski, Arabesque n°1 de Debussy ou Scherzo da Sogno di una notte di mezza estate de Mendelssohn : belles sélection d’extraits par les quatre flûtistes du Quartetto Artes ! 20/01, La Vill’A (Illkirch-Graffenstaden) illiade.com

Mai Lan Pour Autopilote, son second album entre TTC et Tom Tom Club, la gentille Mai Lan sort les crocs et file en roue libre dans un fatras électronique. Ne surtout pas manquer le concert de cette Vampire assoiffée de Bloody Mary. 24/01, La Laiterie (Strasbourg) artefact.org 44

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Anne-Sophie Mutter Une des plus grandes violonistes de la planète interprète le Concerto de Beethoven avec l’Orchestra dell’Accademia Nazionale di Santa Cecilia et Antonio Pappano. 27/01, Festspielhaus (Baden-Baden) festspielhaus.de

Der Sturm Attention événement avec ce rare opéra de Frank Martin adapté de la pièce éponyme de Shakespeare. 27/01-25/09, Saarländisches Staatstheater (Sarrebruck) staatstheater.saarland

Brigitte

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Aurélie et Sylvie, les deux Brigitte, seront-elles Nues (titre de leur troisième album) durant leur concert ? 01/02, La Cartonnerie (Reims) 02/02, L’ED&N (Sausheim) 03/02, L’Autre Canal (Sausheim) 17/04, La Rockhal (Luxembourg) 18/04, La Laiterie (Strasbourg) 20/04, Micropolis (Besançon) 19/05, La Vapeur (Dijon) 12/10, La Zénith de Nancy (Maxéville)



exposition

smart wallpapers Qui l’eût cru ? Les décors muraux sont au centre de chamboulements technologiques permettant, par exemple, de créer des tapisseries phosphorescentes protégeant des fréquences électromagnétiques. Voyage dans ce monde insolite avec les Papiers peints du futur.

à la simple reproduction d’images mais font l’objet d’un travail recherché sur les reliefs et la texture. Ceux de l’entreprise Marburger Tapetenfabrik, par exemple, sont composés de billes de résine, de fibres de basalte, de rubans brodés ou encore de gravillons d’ardoise. Les designers jouent avec les formes rappelant parfois l’architecture organique. Le studio Lydia in St Petersburg, quant à lui, mêle impression numérique et sérigraphie pour des créations à motif royal évoquant un décor des grands salons du XIXe siècle. Cependant, d’autres papiers peints vont au-delà de l’esthétique en tentant d’améliorer la vie quotidienne à travers l’innovation technique. Nos murs se transforment alors en parevapeur, surface lumineuse LED créant des ambiances particulières, enveloppe anti-bruit ou revêtement parasismique résistant aux tremblements de terre et bombardements. Toujours pas rassurés ? Alors équipez vous du Métapapier anti-écoute ou tapissez l’extérieur de votre maison avec les outdoors pour en renforcer la structure.

Par Raphaël Schmeller

Au Musée du Papier Peint (Rixheim), jusqu’au 31 décembre 2018 museepapierpeint.org Aves, papier peint brodé, éditeur Studio Custhom, Londres, Design J. Ooi et N. Philpott, intissé, broderie mécanique piloté par informatique

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es QR codes sur les murs donnant accès à l’intégral de l’œuvre de Shakespeare sur smartphone ? Voilà un exemple surprenant qui montre à quel point le décor mural connaît actuellement de profonds changements. Afin d’en apporter la preuve, l’exposition au Musée du Papier Peint présente deux types de produits : les papiers peints enrichis et les papiers peints technologiques. Les premiers ne sont plus limités

Certains artisans questionnent également comment le papier peint peut contribuer à la création d’une maison plus écologique. Dans le cadre de sa thèse doctorale, Aurélie Mossé propose ainsi un papier science-fiction de deux couches, basé sur les technologies des peintures photovoltaïques et des plastiques photo-cinétiques, l’une permettrait de transformer les rayons de soleil en électricité, l’autre stockerait l’énergie produite. La surface tridimensionnelle se gonflerait lors de ce processus, donnant lieu à de nouvelles formes et une plastique nouvelle. Certes, il ne s’agit pour l’instant que d’une fiction mais demain nos habitats seront connectés, intelligents, domotiques, interactifs. Alors, prêts à rêver ?



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françois mon amour Le travail protéiforme d’André François, illustrateur auteur de l’affiche du sulfureux Max mon amour, est exposé au Musée Tomi Ungerer qui souligne sa Liberté du trait. Par Emmanuel Dosda

Au Musée Tomi Ungerer – Centre international de l’Illustration (Strasbourg), jusqu’au 11 mars musees.strasbourg.eu Le musée fête ses dix ans avec deux autres expositions : Les Shadoks ont 50 ans. Une révolution animée (du 15 mars au 8 juillet) et Expected the unexpected. Tomi Ungerer affichiste (du 13 juillet au 31 octobre)

Légendes 1. Sans titre, sans date, donation Galerie Bartsch & Chariau, 2016 Collection Musée Tomi Ungerer / Centre international de l’Illustration, Strasbourg © ADAGP Paris 2017 2. Couverture pour Graphis n°58, 1955, achat auprès de la Galerie Bartsch & Chariau, 2007 Collection Musée Tomi Ungerer / Centre international de l’Illustration, Strasbourg © ADAGP Paris 2017

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es plumes et le plomb. La légèreté du rêve et la lourdeur du réel. L’onirisme d’un paon recouvert d’yeux (1979) et l’acidité des Critiques d’art (1954), similaire au coup de crayon acerbe de Tomi Ungerer période The Party. André Farkas, surnommé André François (1915-2005), est un artiste capable de s’enfermer dans son univers intérieur pour y puiser l’inspiration, comme d’observer le monde avec acuité pour décrier ses travers. Pour lui, tout est déclencheur potentiel de dessins de presse ou d’humour, d’affiches (il fut l’élève de Cassandre, créateur de la réclame Dubo Dubon Dubonnet) ou d’illus pour enfants, réalisant un ouvrage avec Prévert, Lettre des Îles Baladar. Ce génie touche-à-tout rappelle celui de son ami Tomi, un des seuls illustrateurs français – avec Sempé – ayant connu un grand succès international. Faire une cinquantaine de couv’ du New Yorker n’est pas un luxe donné à tout le monde… Le musée strasbourgeois possède le plus important fonds d’œuvres de François dont l’atelier a fini en cendres fin 2002 : l’expo regroupe donc des pièces précieuses, un tra-

vail irrigué par deux thématiques – la métamorphose et le temps & la mort – donnant lieu à deux fascinants focus. Devant l’affiche du film de Nagisa Oshima, le magistralement scandaleux Max mon Amour, montrant un cœur simiesque illustrant la love affair entre une femme et un chimpanzé, Thérèse Willer, conservatrice en chef de l’institution, évoque un « trait précis et une imagination qu’André François laisse courir. Nous ne sommes jamais “enfermés” dans un dessin de cet artiste : la perspective et la ligne de fuite sont très présentes dans ses compositions, toujours ouvertes. D’origine roumaine, il représente parfaitement “l’esprit Mitteleuropa”, comme Saul Steinberg, avec son imaginaire débridé et son impertinence. » Couvertures au style naïf, parfois enfantin, pour Vogue ou le New Yorker, portait géométrique du Corbusier, illustrations mordante pour La Tribune des Nations ou Punch, amusants dessins à l’encre de Chine pour des ouvrages d’humour, combats d’Indiens pour la revue Graphis évoquant Klee, Kandinsky ou Miró… il est libre, André.


walk like an egyptian À l’Antikenmuseum Basel, Scanning Séthi permet de tout savoir sur la tombe d’un pharaon de la XIXe Dynastie et de déambuler dans une reconstitution de ses plus belles salles.

Par Raphaël Zimmermann Photo de Ruedi Habegger / Antikenmuseum Basel und Sammlung Ludwig

À l’Antikenmuseum Basel, jusqu’au 6 mai antikenmuseumbasel.ch Visites en français chaque troisième dimanche du mois à 14h

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a tombe souterraine de Séthi Ier (13241279 avant Jésus Christ) – père de Ramsès II – fut découverte dans la Vallée des Rois en 1817 par un aventurier italien, Giovanni Battista Belzoni. Impressionné par sa décoration murale faite de reliefs peints, il en fit un relevé précis à l’aquarelle – dont certaines sont ici exposées – donnant même le nom de Hall of the Beauties à la première salle où le souverain est accueilli dans l’audelà par des divinités comme Osiris, Isis ou Hathor. Une chance puisqu’en 200 ans, le site a été dévasté : découpages sauvages des plus belles scènes par des pillards sans scrupules, prélèvements pour les musées européens par de distingués égyptologues comme Champollion, infiltrations d’eau, utilisation de calques humides pour copier les reliefs, tourisme de masse irresponsable… Dans un piteux état, la tombe est refermée en 1990. L’exposition retrace la destinée d’un site exceptionnel présentant des maquettes, un cabinet de curiosités, des photographies prises par

Harry Burton dans les années 1920 ou encore la reproduction du sarcophage d’albâtre du roi orné du Livre des Portes qui décrit, en images et textes, le voyage nocturne du Dieu Soleil à travers l’au-delà. Mais le clou de cette présentation a été obtenu grâce aux technologies de pointe utilisées par la Factum Foundation for Digital Technology in Conservation de Madrid. Le visiteur peut en effet se promener dans une parfaite reconstitution à l’échelle 1 de deux des plus belles salles de la tombe telles qu’elles se présentaient à leur découvreur, au XIXe siècle. Étrange sensation que de pénétrer au cœur du mystère des rites funéraires égyptiens entouré de représentations de l’inquiétant Anubis, dieu des morts et patron des embaumeurs à la tête de chacal, du bienveillant Thot, seigneur du temps au visage d’Ibis et de toute une cohorte d’Immortels. On croirait avoir remonté le temps. L’illusion est en effet presque parfaite : ne manque que l’odeur si caractéristique d’un lieu abandonné depuis longtemps…

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marianne guidant le peuple Elles sont dévêtues et posent avec fierté pour Marianne Marić. Ses Filles de l’Est, la poitrine gonflée d’énergie, Amazones pleines de vie, font souffler un vent de liberté sur des territoires désolés.

Par Emmanuel Dosda

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Les statues meurent aussi

arianne Marić peut être perçue comme une artiste “classique”, s’inscrivant dans la tradition du nu, pictural – son bel hommage photographique à Jean-Jacques Henner de 2008, récemment revisité en Odalisque aux baskets – ou sculptural avec Les Statues meurent aussi. Les images de cette série montrent des femmes de pierre semblant faites de chair et d’os et, inversement, des corps à l’apparence du marbre comme cette demoiselle en contre-plongée qui pourrait sortir de l’atelier du Bernin et du XVIIe siècle italien… si elle ne se faisait pas tirer la culotte dans la raie des fesses et ne portait pas une bouteille à la main, en une attitude “barock”. La première rétrospective française du travail de l’artiste mulhousienne, à La Filature (fin 2017), a permis d’y voir plus clair dans le travail (a priori) foutraque, mais subtil, de celle pour qui le sous-texte, le contexte et le hors-champ sont

capitaux : Prijedor montre un calme centre de loisir… dans une cité de Bosnie-Herzégovine où les nationalistes massacrèrent les nonSerbes. Malgré les horreurs de l’Histoire, la vie continue. Cette punkette un rien provoc’, sympathique pétasse (d’Alsace), ingurgite des kilos d’images de toutes sortes pour nourrir un corpus d’une grande cohérence, même s’il est chargé de références : les femmes sexy et l’esthétique fashion de Guy Bourdin (évident à la vue de Kino Bosna), les autoportraits de Frida Kahlo avec bijoux et coiffes traditionnelles ou les fêtards et autres couche-tard destroy flashés par Nan Goldin. Avec la nudité pour fil rouge, jeu dangereux ou cérémonial ludique, les photos de Marianne sont parcourues par le sexe et l’effroi. Appelons un chat une chatte : même les mignons lol cats qui squattent ses clichés semblent évoquer des


Série Femmes Françaises

toisons intimes, quant ils sont coquinement placés. Les “pudiques insolentes” captées par la photographe se dévoilent et affrontent l’autorité, la religion – comme cette jeune musulmane, lascive devant l’objectif –, le pessimisme, l’obscurantisme et la grisaille ambiante, la “politique de rigueur” morale qui voudrait brider les désirs et voiler les corps. Il y a aussi Les femmes françaises, grappe de jolies filles nues prises dans le bleu-blanc-rouge des drapeaux flottant sur le balcon du Musée de la Citadelle de Belfort, une « image qui a fait le tour des réseaux sociaux au moment de la vague d’attentats », se rappelle Marianne avec malice. Lorsqu’en 2012 la plasticienne se rend en Bosnie-Herzégovine sur la terre de ses parents, elle est confrontée à des paysages dévastés, des destins brisés et des tragédies soulignées qu’elle capte dans Les Roses de Sarajevo,

photos de traces d’obus peintes en rouge par les citoyens refusant d’oublier les blessures du conflit qui frappa l’ex-Yougoslavie : des marques laissées par les bombes, des flaques de sang, des bouquets de fleurs du mal. Les lumineuses filles de Marianne (lorsqu’il ne s’agit pas de ses Lamp Girls) irradient le Pont latin, à quelques encablures du lieu du meurtre de Franz Ferdinand, un certain 28 juin 1914, date où l’Europe bascula dans l’épouvante fratricide. Un siècle plus tard, les amies de Marianne sont autant de (belles) plantes poussant sur un champ de bataille, l’artiste s’intéressant aux interstices d’où émane la beauté. Quand elle nous confie rêver d’acquérir un vase japonais réparé selon la méthode du kintsugi, soudure réalisée à la poudre d’or, Marianne Marić, armée de son 24x36, illustre d’une belle métaphore sa démarche de photographe / repriseuse du réel.

Rose Sarajevo, dépliant de dix cartes postales de Marianne Marić (texte de Joël Riff), édité par Médiapop et La Filature (10 €) mediapop.fr – lafilature.org

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mondes lorrains À Nancy, l’événement Lorrains sans frontières se décline en deux expositions parcourant les liens tissés entre la région et le reste de la planète. Réflexions sur une identité plurielle, complexe et évolutive.

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Par Hervé Lévy

Les Couleurs de l’Orient au Musée des Beaux-Arts (Nancy), jusqu’au 4 février Facebook Bazar ! : soirée VIP réservée aux amis Facebook (sur inscription), vendredi 26 janvier de 19h à 22h mban.nancy.fr C’est notre histoire ! au Musée lorrain (Nancy), jusqu’au 2 avril Ciao Italia : des premiers travailleurs venus d’Italie autour de 1890 aux stars du foot des années 1960, samedi 20 janvier à 11h musee-lorrain.nancy.fr

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u’est-ce qu’être lorrain ? À cette interrogation, point de réponse univoque comme le relève le sociologue Piero Galloro, président du comité scientifique de la manifestation Lorrains sans frontières : « Quelles que soient les différences et les appartenances on peut être lorrain tout en étant en même temps héritier des migrations. C’est un peu avoir l’expérience d’une banalité de la différence et de l’altérité dans une région bordée de trois frontières et riche de plus d’un siècle d’immigration continue. » Par touches successives, les deux expositions regroupées sous cette bannière – avec un riche programme d’accompagnement fait de rencontres, conférences, visites guidées, etc. – donnent de précieuses clefs pour tenter de répondre à cette question.

Histoire-Géographie Au Musée lorrain, C’est notre histoire ! évoque les mouvements de population dans cette “région carrefour”. Certains la quittent, attirés par l’aventure du nouveau monde (d’émouvantes pièces en témoignent : certificat de nationalité américaine, extrait de journal intime, etc.) ou forcés par les nécessités de l’Histoire. Après 1871, la frontière se déplace en effet, fracturant le territoire : des fichiers et des documents évoquent la possibilité pour les Mosellans d’opter pour la nationalité française. Derrière la froideur administrative se découvrent, en filigrane, des tragédies individuelles. Un tableau de 1906 signé Jean-Joseph Weerts représentant deux femmes alanguies dans la tristesse, allégories de L’Alsace et la Lorraine déses-


EXPOSITION

pérées, résume le propos entre mélancolie patriotique et sentiment revanchard sousjacent. De ces bouleversements incessants, le destin de la caserne meusienne de Stenay est emblématique : française, elle est occupée par les troupes du Kaiser (1914-1918), puis passe brièvement sous contrôle américain, avant d’accueillir le 155e Régiment d’infanterie de forteresse jusqu’en 1940, où elle est reprise par la Wehrmacht. Le lieu devient un camp de prisonniers US entre 1944 et 1947. Des trouvailles archéologiques – boutons d’uniformes, boîtes de ration, etc. – attestent de ces évolutions. Au fil des salles agencées dans une scénographie séduisante, les pièces présentées sont autant de manifestations de ces changements. On découvre notamment une sinistre plaque d’un Erbhof1 de l’époque nazie ornée d’une rune d’Odal. Un autre versant essentiel de cette exposition consiste en l’exploration des multiples facettes de l’immigration : affiches de la CGT en arabe, espagnol et italien, drapeaux de fanfares polonaises, photos de l’âge d’or du charbon et de l’acier où les origines se fondent dans l’uniformité du bleu de travail. Sont également accrochées des planches originales de Baru2 illustrant avec malice et brio les Trente Glorieuses. Le cheminement s’achève par une frise de Marco Godinho réalisée avec des milliers de coups de tampon Forever Immigrant donnés dans tout l’escalier, comme un beau résumé du parcours que nous venons de faire. Arts Essentiel est le rapport aux colonies qui peuvent être considérées comme une nouvelle frontière : des assiettes de Sarreguemines de la série Conquête de l’Algérie, l’uniforme du maréchal Lyautey natif de Nancy ou des vues du village sénégalais et du bazar tunisien de l’Exposition internationale de l’Est de la France (1909) témoignent d’une époque qui se déploie dans la seconde exposition intitulée Les Couleurs de l’Orient, au Musée des BeauxArts. Elle illustre la fascination qu’a généré l’Orient sur les artistes lorrains aux XIXe et XXe siècles qu’il soit fantasmé – comme l’envoûtante Hérodiade d’Henri-Léopold Lévy, les diaphanes odalisques d’Émile Friant ou les nus opulents et sensuels de Victor Prouvé – ou vécu. Les couleurs éclatent alors, tandis que la lumière se fait vive. Parmi ce riche corpus, on reste admiratifs devant les œuvres de Jacques Majorelle : surnommé le peintre des casbahs, il est en quête d’authenticité, refusant l’exotisme facile de nombre de ses

pairs avec des compositions géométriques sobres et éclatantes à la fois ou des portraits de beautés à la peau d’ébène posant dans une nature souveraine dans laquelle « on croit respirer l’humide et pénétrante chaleur des forêts équatoriales », écrit-il. Pour les artistes de l’École de Nancy, ces terres lointaines sont aussi une source d’inspiration : vases rappelant les entrelacs des lampes en verre soufflé égyptiennes signés Émile Gallé ou formes et couleurs venues de la céramique de Kabylie pour Daum sont autant de ponts délicatement dressés entre la Lorraine et le monde.

Légendes 1. Mineurs en Lorraine, Musée de l'histoire du fer, Jarville-la-Malgrange © J.L. Craven 2. CGT Plus de discrimination sur les salaires, espagnol, italien et arabe, Musée de l'Histoire de l'Immigration, Paris © MHI 3. Majorelle, Le Maroc le grand Atlas, MEN, cliché Ville de Nancy

Littéralement “ferme héréditaire”. Se dit d’une exploitation agricole restant dans la même famille au fil des générations.

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Voir Poly n°141 et n°159 et sur poly.fr

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les doigts dans le zen La création du Japon se résume-t-elle aux fleurettes qui smilent de Murakami et à l’extrême-oriental minimalisme des architectures de Tadao Andō ? La Saison japonaise du Centre Pompidou-Metz offre une salutaire réponse, pas si zen, pas si kawaii.

Par Emmanuel Dosda

Au Centre Pompidou-Metz centrepompidou-metz.fr Japan-ness. Architecture et urbanisme au Japon depuis 1945, jusqu’au 8 janvier Japanorama. Nouveau regard sur la création contemporaine, jusqu’au 5 mars Dumb Type, Odyssée extra-sensorielle, du 20 janvier au 14 mai

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es corps s’enlacent en gros plan. Puis, en caméra subjective, nous pénétrons dans un hôpital, avant de caresser du regard une bâtisse épurée, posée sur de solides piliers : le Mémorial de la Paix édifié en 1955 par Kenzō Tange à la mémoire des victimes de la Bombe détruisant la cité japonaise dont le nom demeure à jamais associé à la catastrophe. « Tu n’as rien vu à Hiroshima », dit la voix off dans le magnifique film d’Alain Resnais (Hiroshima mon amour, 1959), sur l’indicible traumatisme atomique. Si les œuvres réunies dans la tripartite Saison japonaise débutent dix ans plus tard – au moment de l’Exposition universelle d’Osaka de 1970, ayant pour sujet Progrès et harmonie pour l’Humanité – ce désastre continue à irriguer très largement la création nippone qui semble sans cesse connaître les secousses et répliques d’Hiroshima, Nagasaki, Fukushima… La sec-

tion Japan-ness, première partie de la Saison japonaise, nous apprend que l’architecture du pays, quoique sous forte influence européenne (notamment du Corbusier), reste très spécifique par son caractère volontairement éphémère. Selon Yûki Yoshikawa, commissaire associée, même des bâtisses comme les sanctuaires sont « détruits et reconstruits tous les vingt ans par des artisans. Les bâtiments originels, datant parfois du XVIIe siècle, sont refaits à l’identique, selon un savoir-faire ancestral qui se perpétue de génération en génération. Même s’il garde ses volumes d’il y a un millénaire, un espace sacré se doit d’être totalement neuf ! » On ne stocke pas dans cette région où il n’y a guère d’espace dédié à l’archivage : ainsi, les rares maquettes et plans (exposés au Centre Pompidou-Metz) sont les seules reliques de constructions datant parfois d’une petite poignée d’années à


EXPOSITION

Légendes 1. Chim↑Pom, SUPER RAT (diorama), 2008 2. Tadanori Yokoo, Céramique Rado, 1989 3. Keiichi Tanaami, Untitled (Collagebook 3_06), environ 1973

peine, mais déjà rasées ou emportées par un tremblement de terre. L’architecture nippone vit selon un cycle de destructions et de reconstructions, mais les arts plastiques n’ont pas un tel particularisme, même si on remarquera une appétence pour la performance, d’essence éphémère. Construite en six chapitres (ou “îles”) thématiques – le corps, la culture pop, le travail collaboratif, la notion de résistance, celle de subjectivité et le minimalisme –, Japanorama, se veut comme une visite kaléidoscopique de l’archipel : une robe électrique d’Atsumo Tunka faite de néons branchés sur 220 volts, des vêtements “haillons” dessinés par Rui Kawakubo de Comme des Garçons et des documents photographiques montrant des danseurs de butō aux corps en torsion. Les artistes – Yoko Ono en tête – voyagent beaucoup et se nourrissent des mouvements extra-archipel comme Fluxus ou le Pop art. Ils s’exportent, rhabillent le monde (les fringues en lambeaux siglées Yamamoto), participent à la sono mondiale de leur époque (Yellow Magic Orchestra de Ryuichi Sakamoto), performent à travers la planète (le collectif multimédia Dumb Type) et comptent les jours qui passent (et ne se rassemblent pas) sur le globe (On Kawara). Dans cette société patriarcale encore extrêmement codifiée, prônant le raffinement, l’art est un exutoire, faisant parfois l’effet d’une bombe à retardement. En pénétrant dans le scintillant Infinity Mirror Room de Yayoi Kusama, nous sommes émerveillés par la constellation faite de 1001 ampoules brillant dans l’obscurité d’un cube aux murs réfléchissant. Mais voilà que, pris de vertige en cet espace sens dessus dessous, cette voie lactée prend des allures de tombeau (des lucioles) : avons-nous accédé au cerveau malade de l’artiste ? L’exposition se conclut par un sublime paysage zen : des chutes d’huile opaque nommées Force et matérialisant la gravité, le cycle de la vie… en même temps qu’elles évoquent le code barre géant d’un monde à vendre, une coulée de pétrole se répandant en une marée noire ou la pluie de cendres tombées sur Hiroshima des semaines après la tragédie.

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EXPOSITION

faire abstraction La Fondation Beyeler nous emporte dans La Dimension abstraite de Paul Klee, un voyage rythmé par des formes géométriques élémentaires, d’étranges signes typographiques et une couleur souveraine.

Par Hervé Lévy

À la Fondation Beyeler (Riehen / Bâle), jusqu’au 21 janvier fondationbeyeler.ch

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vec vingt références, Paul Klee est, avec Pablo Picasso, l’artiste le plus représenté dans la collection constituée par Ernst Beyeler (1921-2010) : c’est à lui – dont il avait négocié quelques 570 œuvres aux cours de sa carrière – que le galeriste consacra sa première présentation dans la Bäumleingasse de Bâle, en 1952. Le peintre a ainsi acquis une place particulière dans les salles de la Fondation : après une exposition dédiée à son œuvre tardif (2003), en voilà une seconde arpentant, et c’est une première, sa Dimension abstraite avec un parcours se déployant dans sept salles. Il est composé de 110 toiles, aquarelles, dessins, etc. choisis avec soin par la commissaire Anna Szech, dont le dénominateur commun pourrait se résumer en une définition donnée par l’artiste en 1915 : « Abstraction. Le froid romantisme de ce style sans pathos est inouï. » Lumière & couleur En avril 1914, le voyage en Tunisie de Paul Klee avec ses deux amis, Louis Moilliet et August Macke, est fondateur. « La couleur me possède. Nul besoin de chercher à la saisir. Je suis à elle pour toujours, je le sais. Voilà le sens du bonheur : la couleur et moi, nous ne faisons qu’un. Je suis peintre », écrit-il dans son journal, au retour. En témoigne Dans le désert (1914), aquarelle où se fondent réminiscences de son séjour parisien – affleure en effet le cubisme de Braque ou Picasso – et éblouissement devant la lumière de la Méditerranée. Assemblage de carrés, de rectangles et de triangles, cette composition illustre le caractère éperdument libre de l’abstraction de Klee qui ne se fondra jamais dans le carcan d’un quelconque courant. Les œuvres de guerre de l’artiste – auxquelles une exposition est dédiée à Berne (voir page 58) – sont

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un moyen de rendre compte d’un monde en pleine explosion et de s’en détacher dans le même mouvement qui l’entraîne au-delà du figuratif. Suivent les éblouissants damiers de l’époque Bauhaus, où il enseigne dix ans de 1921 à 1931, comme Arbre en fleur (1925) qui rappellent De Stijl, mais un De Stijl fluide et libéré de toute contrainte dogmatique. Paul Klee se meut souvent dans un entre-deux où la figuration n’est jamais éloignée, que ce soit dans les superpositions chromatiques d’un Figuier (1929) qui ressemble à un éblouissant puzzle de couleurs et de surfaces à l’aspect organique ou avec Château 1 (1923) dont l’assemblage de formes géométriques élémentaires crée une angoissante bâtisse aux allures kafkaïennes. Signes & tracés Dans les trois dernière salles, sont accrochées des pièces tardives, ces années extraordinairement fécondes où est élaboré un style tout en « tracés rectilignes noirs », résume l’historien d’art Will Grohmann, et en fonds tantôt lumineux et francs, tantôt estompés. Entre 1937 et 1940, c’est de ce contraste, souvent cru, que naît la densité tragique d’une peinture qui s’embarque dans un voyage intérieur onirique, retranscrivant des impressions au moyen de barres noires et torturées ressemblant à d’immenses hiéroglyphes qui disent le monde et son mystère comme Sorcières de la forêt (1938) : les entrelacs oniriques existent en tant que formes autonomes, mais font également sens. La figuration pointe à nouveau le bout de son nez puisqu’on discerne une femme nue avec ses jambes, ses seins et son sexe. Elle semble danser : à peine l’œil a-t-il saisi le mouvement que la créature a déjà disparu dans un indéchiffrable lacis. Apparition et disparition. Le même (en)jeu est présent


Ludus Martis, 1938, Stedelijk Museum, Amsterdam, c/o Pictoright Amsterdam 2004

dans Sans titre (Grilles et lignes serpentines autour du T) : un visage se révèle furtivement dans des circonvolutions d’une variation de rouges où apparait la lettre T. Nous sommes en 1939 et malgré la douleur physique d’un homme atteint d’une incurable sclérodermie et la souffrance intérieure d’un artiste voué aux gémonies par les nazis, ses œuvres sont nimbées d’une surprenante sérénité : dans le souriant Sans titre (Captif, En deçà-Au-delà)

peint quelques mois avant sa mort, Paul Klee semble ainsi d’un absolu calme. On se souvient alors des phrases écrites par le peintre quelques années auparavant, dans Théorie de l’Art moderne, qui éclairent cette exposition de lumineuse manière : « L’Art est à l’image de la création. C’est un symbole, tout comme le monde terrestre est un symbole du cosmos. »

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l’art de la guerre À partir d’œuvres extraites de ses riches collections, le Zentrum Paul Klee s’intéresse à la trajectoire de l’artiste au cours de la Première Guerre mondiale.

Par Hervé Lévy

Au Zentrum Paul Klee (Berne), jusqu’au 3 juin zpk.org

Légende Angles colorés et graphiques, 1917, Zentrum Paul Klee, Bern, Donation Livia Klee

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our Paul Klee, le déclenchement de la Guerre correspond à une grande solitude artistique. Certains de ses amis tombent dans les tranchées comme August Macke, le 26 septembre 1914. Quelques mois plus tôt, les deux hommes faisaient un voyage fondateur en Tunisie… Âgé de 36 ans, il est mobilisé en 1916. Évitant le front, le voilà affecté à l’école de pilotage de Schleissheim où l’armée l’emploie notamment à retoucher les insignes des biplans. Il continue néan-

moins à peindre, connaissant un vif succès : en 1917, ses œuvres font un tabac à la Galerie Der Sturm de Berlin. Lettres (dans lesquelles il marque souvent une distance ironique par rapport aux belligérants) et documents témoignent de sa vie militaire dans une exposition qui montre essentiellement l’influence du conflit sur sa création. « Plus ce monde se révèle épouvantable, plus l’art se veut abstrait, tandis qu’un monde heureux produit un art tourné vers l’ici-bas », écrit-il dans son Journal en 1915. Se manifeste un tournant vers l’abstraction qui constitue sa manière de se confronter à un réel tragique. Il restitue la violence des combats qu’il perçoit de manière assourdie dans une orgie géométrique et chromatique où cercles, étoiles, lignes en zigzag et carrés s’entrechoquent avec violence ou choisit de s’en détacher dans des compositions oniriques et féériques comme Ermitage (1918). Son existence à la caserne a un impact encore plus direct sur Paul Klee qui, pour la première fois, peint sur des chutes de la toile utilisée pour gainer les ailes des aéroplanes, se servant également des pochoirs qu’il manipule pour reporter chiffres et lettres sur l’empennage. Devenu comptable sur la base aérienne de Gersthofen en 1917, il va intégrer des colonnes de chiffres dans ses œuvres, travaillant aussi du papier ligné ou des buvards. Émerveillé par les évolutions des pilotes, Klee crée d’étranges créatures hydrides tenant autant de l’avion que de l’oiseau. Inspirées de l’univers de l’aviation militaire naissent de fulgurantes flèches évoquant les projectiles d’acier qui furent les ancêtres des bombes : on les retrouve dans de nombreuses toiles comme La Maison à la flèche (1922), réminiscence de la Première Guerre mondiale. Le motif perdurera dans son œuvre, devenant symbole de mouvement et de puissance.

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sélection expos

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1 Tête du Dieu Hermès © Museo Nazionale Etrusco di Villa Giulia, Rome

Charles and Ray Eames posing with metal chair bases © Eames Office LLC

Sols, murs, fêlures Dans le cadre de Regionale 18, cette exposition collective reprend le mouvement perpétuel entre excavation, érection, érosion. Jusqu’au 07/01, La Kunsthalle (Mulhouse) kunsthallemulhouse.com

Indexmakers L’exposition propose des rapprochements non conventionnels et inattendus, entre, par exemple, un artiste utilisant le tissage, des bibliographies, un bricoleur et les arts culinaires. Jusqu’au 07/01, Le 19 (Montbéliard) le19crac.com

Jusqu’au 25/02, Vitra Design Museum (Weil am Rhein) design-museum.de

Ressources humaines L’exposition aborde les spécificités du travail des artistes de leur point de vue, déployant des œuvres issues de pratiques collaboratives, horizontales, inspirées des luttes féministes. Jusqu’au 28/01, Frac Lorraine (Metz) fraclorraine.org

Bengal Stream

Dépêche-toi de vivre Des œuvres collectives réalisées par Melania Avanzato, Guillaume Chauvin, Benoît de Carpentier et Fabienne Swiatly avec une soixantaine d’adolescents et quinze hommes incarcérés. 12/01-08/04, Stimultania (Strasbourg) stimultania.org

Pour la première fois une exposition se consacre à l’architecture du Bangladesh, des motifs traditionnels à l’école contemporaine autour de l’architecte Muzharul Islam et ses élèves. Jusqu’au 06/05, Schweizerisches Architekturmuseum (Bâle) sam-basel.org

Les Étrusques

Creation in Form and Color Une exposition dédiée à Hans Hofmann qui compte parmi les artistes les plus importants de l’Art américain du XXe siècle, faisant le lien entre les traditions de la peinture moderne européenne et la création de l’après-guerre, notamment l’expressionnisme abstrait. Jusqu’au 14/01, MNHA (Luxembourg) mnha.lu

Erich Heckel Membre fondateur du groupe Die Brücke, il enseignait à l’Académie des Arts de Karlsruhe. On découvre l’artiste expressionniste à travers dessins, lithographies et gravures. Jusqu’au 11/02, Staatliche Kunsthalle (Karlsruhe) kunsthalle-karlsruhe.de

An Eames celebration

seum fête un couple de designers légendaire et ses créations innovantes comme la merveilleuse Lounge Chair.

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Ce large panorama de la culture étrusque permet de mieux connaître une civilisation restée dans l’ombre des Romains qui demeure nimbée de mystère. Jusqu’au 17/06, Badisches Landesmuseum (Karlsruhe) landesmuseum.de

Images / Destins Cette exposition analyse les collections du musée sous l’angle de leur provenance, examinant notamment des cas de spoliation par les nazis : à travers 17 exemples, sont mises en avant les questions à poser et les procédures à suivre. Jusqu’au 19/08, Moderne Galerie du Saarlandmuseum (Sarrebruck) kulturbesitz.de

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À travers quatre expositions parallèles, le Vitra Design MuPoly 205

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Parlez-vous français ?

planche parue dans le n°30 (29/10/2014)

encyclopædia universalis Depuis 2014, l’illustrateur nancéien Jochen Gerner est de (presque) tous les numéros du 1 : un florilège de la rubrique Repères qu’il dessine pour l’hebdomadaire dirigé par Éric Fottorino vient de paraître. Par Hervé Lévy Photo de Stéphane Louis pour Poly

jochengerner.com le1hebdo.fr Jochen Gerner donne une conférence dans le cadre des Rencontres du troisième type dont la thématique est “Écrire avec des images” sur le Campus Artem de Nancy (19 & 20/02) iiitype.anrt-nancy.fr Lire Poly n°156 ou sur poly.fr 2 Ouvroir de bande dessinée potentielle (fondé en 1992) dont les auteurs ont collaboré avec le label nancéien Ici d’ailleurs pour la collection OuMuPo – icidailleurs.com 1

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es relations franco-britanniques, l’histoire de Charlie Hebdo, le FN de père en fille, un siècle d’engrais et de pesticides, la vie d’Angela Merkel, etc. Tous ces sujets ont été traités par Jochen Gerner dans Le 1 dont il dessine, depuis le numéro zéro, la rubrique Repères participant à une excitante aventure journalistique : un seul thème par numéro, seize pages qui se déplient dans un “poster” formé de huit feuilles de format A4 et zéro pub. L’objectif ? Permettre de mieux comprendre le monde grâce à des regards croisés. Dates, chiffres, personnages : la planche du dessinateur nancéien donne des clefs. « C’était un peu effrayant au départ de faire cela toutes les semaines, même si j’avais

déjà une expérience de dessin de presse avec un strip dans Les Inrocks, mais au fil du temps c’est devenu une drogue. Les rares numéros auxquels je ne participe pas, je suis en manque », s’amuse-t-il. « Tous les textes sont fournis. C’est à moi, ensuite, d’inventer des saynètes dans un espace réduit, entre douze et quatorze petites vignettes de deux centimètres par trois. » Le résultat est un étrange objet graphique, entre foisonnement de bonhommes, chiffres, pictogrammes, etc. et minimalisme des personnages d’abord crayonnés puis dessinés à l’encre de Chine, au pinceau. Explorateur des zones grises entre BD et Art contemporain, Jochen Gerner1 fait découvrir une nouvelle facette de son talent,


Des Travailleurs et des Machines

planche parue dans le n°28 (15/10/2014)

élaborant, au fil des numéros, une véritable encyclopédie ludique et didactique. « J’aime travailler sous la contrainte », explique ce membre de l’OuBaPo2, qui est à la bande dessinée ce que l’OuLiPo est à la littérature. En l’espèce, elle est maximale : sujet, texte et formats sont imposés… et Jochen est fasciné ! Il est vrai que le côté catalogue de la démarche est proche de la manière de procéder d’un auteur amoureux des classifications et autres listes – voir son génial Saint Patron (L’Association, 2004) – qui mène sans relâche une « réflexion sur les rapports entre image et écrit. Je ne voudrais pas être dans un milieu trop cloisonné et encore moins qu’on me mette dans une case. Pour moi, il n’y a de toute manière pas de hiérarchie entre ce que je fais pour Le 1, mes bandes dessinées ou le travail que je montre en galerie. »

Repères, 2 000 dessins pour comprendre le monde est paru chez Casterman (15 €) casterman.com

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PATRIMOINE

la vie de château Donner les moyens au Château de Lunéville de revivre et de rayonner : telle est la mission confiée à Hélène Cascaro par le Département de Meurthe-et-Moselle, propriétaire des lieux. Nous lui avons rendu visite dans le “Versailles lorrain”.

Par Hervé Lévy Photos de Stéphane Louis pour Poly

Expositions Portraits de femmes algériennes (jusqu’au 21 janvier) et Le Palais révélé, Lunéville et Germain Boffrand (jusqu’au 15 juin) 8e Nuit des Jardins de Lumière avec la compagnie Porté par le Vent, samedi 24 février à partir de 18h30 chateauluneville.meurthe-etmoselle.fr

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e lent déclin du Château de Lunéville, merveille bâtie par l’architecte Germain Boffrand à la demande de Léopold Ier de Lorraine, débute en 1766, à la mort de Stanislas Leszczynski qui en avait fait un centre intellectuel des Lumières. Son gendre, le roi Louis XV, vend le mobilier à l’encan, démolit les exquis pavillons du parc et y installe une compagnie de gendarmes rouges 1. La vocation militaire du site perdurera jusqu’en mars 2017 : à cette date, le département de Meurthe-et-Moselle devient propriétaire de la totalité du lieu, rachetant une partie au Ministère de la Défense. La situation n’est pas brillante. Après l’incendie de janvier 2003 qui « avait néanmoins eu le mérite de soulever une vague de soutien et de solidarité », selon Nicole Creusot, vice-présidente de la collectivité notamment chargée de la culture, un important travail est à mener pour redonner du lustre à un édifice aujourd’hui visité par 100 000 personnes par an. Cela permettra, par ricochet, d’irriguer le territoire d’une cité aux charmes discrets et pénétrants qui a la semblance, lorsqu’on la visite de manière superficielle, d’une parfaite incarnation de la France périphérique.

Une volonté politique Dans un contexte où les Départements sont exsangues, devenus de simples courroies de transmission de l’aide sociale si l’on veut caricaturer, la culture est souvent la cinquième roue du carrosse pour eux. Malgré tout, Nicole Creusot souligne le désir de « rendre vie à ce patrimoine, de le faire mieux connaître et rayonner ». À l’appui de ce désir, un budget non négligeable (500 000 € annuels d’investissement et 800 000 € de fonctionnement, hors personnel) a déjà permis de restaurer ou restituer certains espaces détruits par les flammes (salles des Gardes et de la Livrée ou Chapelle palatine) et de mener une active politique d’acquisition de meubles, objets et œuvres d’art pour un futur musée. Mais pour aller plus loin et « faire entrer d’autres acteurs dans une structure autour du Département », il fallait engager une personne capable de rassembler les énergies. C’est la mission d’Hélène Cascaro, dont le titre de “Chargée de préfiguration pour le Château de Lunéville” indique la pluralité des occupations. Recrutée début octobre 2017 (pour trois ans), son profil est idéal pour la tâche qui lui incombe, puisqu’elle connaît bien les arcanes des sphères publiques et privées de


la culture et du patrimoine, se mouvant avec aisance dans le labyrinthe administratif : elle a, par exemple, créé le département “politique culturelle et éducation” de l’Association des maires de grandes villes de France (20072011). Attirée par un « défi de taille, celui de redonner ses lettres de noblesse à un bâtiment exceptionnel », elle « souhaite imaginer un projet permettant d’écrire une nouvelle page dans l’histoire du monument. » Un travail herculéen Pour Hélène Cascaro, l’enjeu premier est de « fédérer des partenaires autour du Conseil départemental », qu’ils soient publics (État via la Drac, Région Grand Est, Communauté de communes du Territoire de Lunéville à Baccarat ou encore Ville) ou privés. Pour cela, la création d’un Groupement d’intérêt public2 se dessine. Une fois cette première mission menée à bien, il conviendra, collégialement, de « définir un fil directeur, un positionnement si l’on veut parler en termes de marketing ». Pas une minute de répit : la vie de château d’Hélène Cascaro ressemble à celle d’une executive woman du patrimoine qui enchaîne les rendez-vous avec tous les acteurs du projet, opère des diagnostics dans des do-

maines les plus variés, œuvre de concert avec le Musée lorrain qui sera en partie délocalisé à Lunéville pendant ses travaux de rénovation3, mène des actions de benchmarking en étudiant le succès de sites du XVIIIe siècle comme la Saline royale d’Arc-et-Senans. « Le Château est une coquille vide dont on se sert aujourd’hui tous azimuts. Il importe de donner une direction commune à tous ces efforts en définissant un projet. » L’axe ? Impossible de le déterminer aujourd’hui : de nombreuses pistes sont possibles – magnifier un art de vivre en harmonie avec la nature qui fut l’apanage de l’âge d’or de Lunéville, créer une “route Stanislas”, travailler sur les merveilleux jardins, etc. – mais ce qui est certain est qu’il « faudra des échos contemporains ». Et de citer comme exemple réussi, le Collège des Bernardins. La mission ne fait que commencer : prenant en compte l’existant – comme l’appartenance au réseau des Gardens of Light avec le Palais Catherine de Saint-Pétersbourg, le Prince Pückler Park de Bad Muskau, etc. –, Hélène Cascaro est en train de contribuer à bâtir les fondations de l’avenir du Château de Lunéville qui, tel le Phénix, va renaître de ses cendres.

Surnom de la cavalerie de la Gendarmerie de France Un GIP est une personne morale de droit public permettant à des partenaires publics et privés de mettre en commun des moyens pour la mise en œuvre de missions d’intérêt général 3 Il fermera ses portes le 2 avril à la fin de l’exposition C’est notre histoire ! (voir page 52) 1

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GASTRONOMIE

jeune cerf En janvier 2017, Joël Philipps prenait les rênes du Cerf, établissement étoilé au Guide Michelin depuis 1936 : nous lui avons rendu visite un an plus tard, séduits par un mélange de fidélité à la tradition de la maison et d’excitantes explorations. Par Hervé Lévy Photo de Vincent Muller pour Poly

Le Cerf se trouve 30 rue du Général de Gaulle à Marlenheim. Fermé mardi et mercredi. Menus de 47 € (au déjeuner, sauf dimanche) à 119 € lecerf.com

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Voir Poly n°155 et n°180 et sur poly.fr chateaumontjoly.com

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e Cerf 1 c’est ma famille » : pour Joël Philipps (31 ans), il s’agit d’une évidence. Il a appris son métier de cuisinier pendant huit ans – avec une parenthèse de quelques mois chez Marc Haeberlin – auprès de Michel Husser, « [s]on père spirituel », avant de faire une escapade dans le Jura au Château du Mont Joly, avec Romuald Fassenet2, parce qu’il voulait « travailler avec un Meilleur Ouvrier de France. Ce titre est un rêve de gosse : je commence les sélections pour le décrocher en avril », explique celui qui a ouvert Esprit terroir (Strasbourg) en mai 2014, dont la philosophie était de « chercher les meilleurs produits dans les terroirs français ». Le résultat ? Une Étoile au Guide Michelin en quelques mois qui crée la sensation. À l’étroit dans un restaurant rikiki, il est de retour à Marlenheim, où il travaille en famille avec son épouse Sarah, Michel Husser, devenu son conseiller, et les deux filles de ce dernier (côté administration et communication). Dans une maison pétrie de tradition, le credo de Joël Philipps pourrait se résumer en une maxime : le changement dans la continuité.

« Les bases de la cuisine du Cerf sont dans mon sang », s’amuse-t-il. Choisissant de laisser à la carte, inchangés, des plats mythiques (la plus belle choucroute de la planète pour Le Monde ou la bouchée à la reine de l’arrièregrand-père Paul Wagner), le jeune chef en a également revisité certains autres, twistant la légende avec, par exemple, une émouvante gelée de vin chaud pour le foie gras, très réussi tribute to Michel Husser. Pensons aussi à une crêpe Suzette new style où l’acidité d’un sorbet à l’orange sanguine joue à cache-cache de jubilatoire manière avec la douceur d’un coulis de caramel au Grand Marnier. La fusion idéale des goûts et des textures de l’œuf parfait accompagné d’un craquant risotto de légumes d’hiver et champignons sauvages, d’une aérienne espuma au parmesan – effet wahou garanti – et d’un streussel au paprika est une belle illustration de la maîtrise d’un cuisinier dont on sent l’identité et l’inventivité dans des plats affinés, raffinés et très graphiques qui ont parfois la semblance d’un élégant tableau abstrait, plein de délicatesse et de goût(s). Cela devrait permettre, objectif avoué, de « reconquérir une deuxième Étoile au Michelin ».



UN DERNIER POUR LA ROUTE

une balade à cheval En décembre, l’Université des grands vins1 proposait à ses membres une dégustation de Château Cheval Blanc, un Saint-Émilion d’anthologie. Compte-rendu d’un grand moment. Par Christian Pion

Bourguignon, héritier spirituel d’une famille qui consacre sa vie au vin depuis trois générations, alsacien d’adoption, fan de cuisine, convivial par nature, Christian Pion partage avec nous ses découvertes, son enthousiasme et ses coups de gueule.

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Voir Poly n°195 ou sur poly.fr

Se dit d’une méthode de sélection consistant à choisir dans une population de végétaux des individus présentant des caractéristiques intéressantes, et à les multiplier.

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in d’après-midi maussade. La salle des Tanzmatten de Sélestat est comble pour la présentation prestigieuse des vins du Château Cheval Blanc, les 100 places proposées ayant été prises d’assaut dès la proposition affichée sur le site de l’UGV. Les dégustateurs amateurs, vignerons, sommeliers et autres passionnés piaffaient d’impatience, verre en main, sur la ligne de départ de ce grand prix de la dégustation. Il faut dire que le Château Cheval Blanc occupe la plus haute place dans le classement des grands crus de Bordeaux – Premier grand cru classé A – et qu’il est un vin mythique, rare et finalement assez méconnu. Sémillant et très jeune directeur technique de l’institution, PierreOlivier Clouet s’était déplacé pour présenter un travail d’orfèvre. Situées en dehors du plateau calcaire de Saint-Émilion, les vignes de 37 hectares jouxtent Pomerol sur des sols contrastés d’argile, de grave et de sable et confèrent aux vins issus des sélections des 45 parcelles des caractères complémentaires de puissance, de complexité et d’élégance qui signent la singularité et la grande qualité de Cheval Blanc. Le cabernet franc est majoritaire, suivi de près par le merlot. Les sélections massales2

des vieilles vignes encore présentes sur le domaine offrent un choix de première qualité de plants de jeunes vignes issus du patrimoine de souches cultivées ici depuis plus de 200 ans. Les raisins ramassés à la main (bien évidemment), sont récoltés bien mûrs mais sans surmaturité, afin de garder au vin sa fraîcheur et sa race. Après une cuvaison d’un mois, les vins sont élevés en fûts neufs. Passage en revue de différents millésimes dont les prix (qui varient selon les années et les réseaux de 1 200 à 1 500 € la bouteille) en font un vin de rêve assez inaccessible, à moins de gagner au tiercé dans l’ordre le prix d’Amérique ! 2011. Un vrai cheval de course, réservé et racé, une belle pureté de dessin, longiligne et endurant. Un vin de patience, distingué. 2010. Une bête de concours, des arômes de violette, de menthol, de bâton de réglisse, d’épices orientales, un corps puissant taillé pour le fond, une musculature sensuelle… 2009. Un aristocrate, dressé fièrement sur de longues jambes, un caractère sanguin, un brin capricieux, un port classique et admirable malgré un tempérament sudiste. 2000. Il a beaucoup couru et perdu un peu de muscle pour dévoiler une ossature nerveuse et racée, encore habillée d’une chair harmonieuse, un ascète parfaitement dessiné. chateau-cheval-blanc.com

L’abus d’alcool est dangereux pour la santé, consommez avec modération




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