N°206
février
2018
poly.fr
Magazine
(La)horde GEORG BASELITZ ROBERT COMBAS VINCENT MACAIGNE JOËL POMMERAT
BRÈVES
NOIR Des éclats de rire rock de Zobi la mouche aux mélopées orientales de Face à la mer, Les Négresses Vertes ont su, à la fin des années 1980, émouvoir et faire danser Sous le soleil de Bodega, mêlant les genres et anticipant le grand creuset musical contemporain. Pour fêter les 30 ans de son premier album, le groupe “alternatif” revient sur scène, donnant rendez-vous à La Halle Verrière de Meisenthal (24/02), à l’Espace René Pourny de Pontarlier (23/03) et au Moulin de Brainans (24/03). Voilà (déjà) l’été ! halle-verriere.fr
Auguste Vonville, Métamorphose, 2017
VERT
À L’Espace 110 d’Illzach, Bernard Chevassu a rassemblé un dizaine d’artistes explorant La Pluralité des mondes (jusqu’au 24/02) pour un regard sur le sombre cosmos piqueté d’étoiles inspiré de Fontenelle, célèbre scientifique des Lumières. Promenade dans les visions d’Ignacio Carles-Tolra, Adam Nidzgorski, Stéphanie Pelletrat ou Auguste Vonville dont les sculptures organiques de grès noir séduisent particulièrement. espace110.org
René Lalique, Panier de Roses, 1912
ROUGE
Le mois de février s’annonce dense au Musée Lalique de Wingen-sur-Moder avec un weekend de réouverture C’est tout verre (03 & 04/02) – proposant notamment un grand quizz de culture générale (04/02, 17h) –, mais aussi une exposition de saison, Un Amour de Lalique (01/02-11/03). Y sera explorée la création cristallière et verrière En tête-à-tête : élégante broche où volètent, tendrement enlacés, des papillons de nuit, bijou figurant deux paons semblant se bécoter, vase représentant une brassée de roses, flacon de parfum où deux amants se tiennent par la main… Le visiteur trouvera en illustration des thématiques développées (baiser, mariage, etc.) des paroles d’airs bien connus comme le célèbre Hymne à l’amour de Piaf, mais aussi des anecdotes en lien avec les œuvres. Découvrez, par exemple, pourquoi on parle de tourtereaux pour des jeunes gens qui s’aiment… musee-lalique.com
René Lalique, Deux Paons, 1897-1898
René Lalique, broche-pendentif Papillons de nuit © Yves Langlois
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ARCHÉOLOGIE Un peuple mystérieux dont la haute civilisation a été éclipsée par Rome : tels sont Les Étrusques auxquels une immense exposition est consacrée au Badisches Landesmuseum de Karlsruhe (jusqu’au 17/06). On y découvre des pièces maîtresses comme la statue de bronze de l’Arringatore venue du Musée archéologique national de Florence (en photo), des urnes funéraires évoquant les vases canopes égyptiens, des tablettes couvertes d’une étrange écriture…
HISTOIREGÉOGRAPHIE En deux jours, vous saurez tout sur le retour de l’Alsace à la France après la Première Guerre mondiale au cours d’un colloque strasbourgeois organisé à la Bibliothèque alsatique du Crédit Mutuel (09 & 10/02). Intitulé De l’éblouissement tricolore au malaise alsacien, il couvre la période allant de 1918 à 1924 et regroupe des contributions multifocales, allant de la place des Alsaciens-Lorrains dans la République de Weimar à la réintégration du patrimoine alsacien dans le patrimoine national. bacm.creditmutuel.fr
landesmuseum.de
Sewage surfer © Justin Hofman, Wildlife Photographer of the Year
Statue de bronze grandeur nature, 2e- 1er siècle avant J.-C. © Polo Museale della Toscana
SCIENCES NATURELLES Le prestigieux Natural History Museum de Londres organise chaque année un concours intitulé Wildlife Photographer of the Year. Cette exposition du Naturhistorisches Museum de Bâle présente ses cent images lauréates pour 2017 (jusqu’au 03/06). Autant dire ce qui se fait de mieux en photographie animalière…
MUSIQUE
Soirée 100% Tchaïkovski au Festspielhaus de Baden-Baden (17/02) avec le London Philharmonic Orchestra et le chef Christoph Eschenbach qui donneront sa Symphonie n°5 et la polonaise d’Eugène Oneguine. Le plus ? L’interprétation du Concerto du compositeur russe par le violoniste David Garrett, une des personnalités les plus clivantes de l’univers classique qui aime faire voler les stéréotypes en éclats. Génie absolu qui démocratise avec brio le genre pour les uns, ballon de baudruche bénéficiant d’un effet de mode pour les autres. À vous de juger… festspielhaus.de
nmbs.ch Poly 206
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Sous la prestigieuse direction pédagogique et musicale de Philippe Manoury (en photo), l’Académie de composition du festival Musica (Strasbourg, 21/0906/10) rassemble de jeunes compositeurs. Ils œuvreront notamment avec Luca Francesconi et les Neue Vocalsolisten Stuttgart. Intéressés ? Vous avez jusqu’au 28/02 pour candidater !
© Philippe Stirnweiss
Susanne Pfeffer © Alexander Paul Englert
COMMISSIONNER
COMPOSER
festivalmusica.org
Depuis janvier, Susanne Pfeffer est la nouvelle directrice du Museum für Moderne Kunst de Francfort-sur-le-Main. L’historienne d’art et commissaire d’exposition, maintes fois distinguée pour ses expositions, a dernièrement commissionné le pavillon allemand de la 57e Biennale de Venise. Bienvenue ! mmk-frankfurt.de
© SST
PUBLIER
DIRIGER En partenariat avec Jazzdor, le Collectif OH! invite à une grande release party strasbourgeoise (22/02, Espace culturel Django Reinhardt). Découvrez La Strizza et le post-jazz de son nouvel opus, le groupe de hip-hop Freez et le saxophoniste clarinettiste suisse Lucien Dubuis. En ouverture, un grand buffet (19h30) permettra de retrouver les membres du collectif en toute convivialité.
Le chef d’orchestre Sébastien Rouland, qu’on a déjà pu découvrir à Sarrebruck lors de l’ouverture de la nouvelle saison avec un Guillaume Tell acclamé par le public et la critique, a été nommé directeur musical du Théâtre national de la Sarre. Bodo Busse (voir Poly n°204 ou sur poly. fr), administrateur général de l’institution allemand, avec lequel il partage la même vision du théâtre musical, salue « la variété impressionnante de styles » du musicien français. Herzlich Willkommen !
espacedjango.eu – jazzdor.com – collectifoh.com
staatstheater.saarland Poly 206
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L'abus d'alcool est dangereux pour la santé, consommez avec modération
vinifié
Respect du terroir, travail de la vigne, récolte du raisin… les Vignerons indépendants nous convient à la 25e édition de leur salon de Strasbourg (16-19/02, Parc des Expositions). Tous les meilleurs crus répondent à l’appel(lation) pour un salon qui réunit des vignerons qui ont eux-mêmes élaborés leur vin et qui le défendent avec passion. Il ne s’agit pas seulement d’acheter de bonnes bouteilles et de se réapprovisionner en millésimes rares, mais aussi de déguster (voir, sentir et goûter… avec modération) et d’échanger avec des passionnés.
© Jean-Louis Fernandez
© Sašo Sedlaček, The Big Switch Off, 2011
vigneron-independant.com
CÉLÉBRÉ
CITÉ
L’espace public est à nouveau questionné chez Apollonia (Strasbourg, jusqu’au 25/02) avec la suite d’e.cité – Ljubljana (lire Poly n°204), exposition regroupant seize artistes sélectionnés par Barbara Borčić, directrice de l’archive vidéo du Centre d’Art contemporain de la capitale slovène. Sašo Sedlaček ou Miha Vipotnik donnent leur version de la ville. apollonia-art-exchanges.com
SHAKÉ
Comment se faire une bonne séance d’UV en plein mois de février ? En écoutant Jupiter & Okwess, en concert au Gueulard+ de Nivlange (10/03). Le combo du Congo est soutenu par Damon Albarn dont on sent l’influence sur les compos d’une bande qui pense que Kinshasa est l’anagramme de Shaker ! Son album Kin Sonic – avec un visuel réalisé par 3D de Massive Attack – est fantastique et ses shows sont magnétiques, croyez-nous !
tns.fr – theatre-ouvert.com
legueulardplus.fr
© Florent De La Tullaye
Après le Théâtre du Rond-Point l’an passé, le TNS invite Théâtre Ouvert pour un temps fort (1423/02). L’occasion de présenter sous diverses formes ce lieu niché dans une impasse derrière le Moulin Rouge, entièrement dédié au renouvellement des dramaturgies contemporaines par l’accompagnement d’auteurs. Outre une pièce de Simon Diard (lire page 20), vous pourrez découvrir la mise en espace d’un texte d’Aurore Jacob (SUR/EXPOSITION, 15 & 16/02 au TNS), écouter des lectures de la collection Tapuscrits (Laurent Gaudé, Hakim Bah, Frédéric Vossier et Noëlle Renaude) mis en voix par des metteurs en scène et élèves de l’École, ou encore rencontrer les fondateurs historiques, Micheline et Lucien Attoun (17 février au TNS).
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sommaire
18 Entretien avec Tom Leick-Burns et Anne Legill des Théâtres de la Ville de Luxembourg
20 L’étrange Fusillade sur une plage d’Allemagne
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de Simon Diard par Marc Lainé au TNS
24 Rencontre avec le génial Vincent Macaigne autour de Je suis un pays
28 Plongée
dans la programmation du festival jeune public Momix
30 Reims Scènes d’Europe condense en douze jours
de festival un voyage dans le meilleur de la création continentale
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34 Jonglage et danse classique se rencontrent à L’Illiade avec Gandini Juggling
40 Freeeeze, le festival où se mêlent electro et rap 42
Star du festival GéNéRiQ, L’Impératrice chasse les idées noires avec sa musique rose bonbon
50 Pour art
KARLSRUHE, rencontre avec Henning Schaper directeur du Musée Frieder Burda
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52 Robert Combas, le plus rock des plasticiens, est à la Fondation Fernet-Branca
57 Georg Baselitz fête ses 80 printemps en fanfare à Bâle
58 Quadruple exposition dédiée au couple Eames Vitra Design Museum
au
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60 Ambiance vaudou pour la BD Trou Zombie 64 Hervé This, inventeur de la cuisine note à note 66 Un dernier pour la route : la valse des étiquettes
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COUVERTURE Ambiance enfumée à la Peaky blinders, corps en mouvement dans un éclairage de jour naissant extirpé d’une nuit sans fin façon The Warriors, le jeune photographe Tom de Peyret capte toute la puissance de (LA) HORDE (lire page 32) dans ce cliché à l’inquiétante étrangeté. Tout y semble possible, le temps suspendu au pas d’après, au bruissement d’un monde en bascule… Installé à Paris après avoir vécu à Istanbul et Bruxelles, le travail personnel de l’artiste a déjà connu les honneurs de la Biennale de Venise en 2015. Respect ! tomdepeyret.com
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OURS · ILS FONT POLY
Ours
Liste des collaborateurs d’un journal, d’une revue (Petit Robert)
Emmanuel Dosda
Il forge les mots, mixe les notes. Chic et choc, jamais toc. À Poly depuis une quinzaine d’années, son domaine de prédilection est au croisement du krautrock et des rayures de Buren.
Thomas Flagel
Théâtre des balkans, danse expérimentale, graffeurs sauvages, auteurs africains… Sa curiosité ne connaît pas de limites. Il nous fait partager ses découvertes dans Poly. Mignoursonchoco © Hervé Lévy
Sarah Maria Krein
Cette française de cœur qui vient d’outre-Rhin a plus d’un tour dans son sac : traduction, rédaction, corrections… Ajoutons “coaching des troupes en cas de coup de mou” pour compléter la liste des compétences de SMK.
poly.fr RÉDACTION / GRAPHISME redaction@poly.fr – 03 90 22 93 49 Directeur de la publication : Julien Schick / julien.schick@bkn.fr Responsable de la rédaction : Hervé Lévy / herve.levy@poly.fr
Anaïs Guillon
Entre clics frénétiques et plaisanteries de baraque à frites, elle illumine le studio graphique de son rire atomique et maquette à la vitesse d’une Renault Captur lancée entre Strasbourg et Bietlenheim. Véridique !
Julien Schick
Il papote archi avec son copain Rudy, cherche des cèpes dans les forêts alsaciennes, se perd dans les sables de Namibie… Mais comment fait-il pour, en plus, diriger la publication de Poly ?
Éric Meyer
Ronchon et bon vivant. À son univers poétique d’objets en tôle amoureusement façonnés (chaussures, avions…) s’ajoute un autre, description acerbe et enlevée de notre monde contemporain, mis en lumière par la gravure. ericaerodyne.blogspot.com
Luna Lazzarini
D’origine romaine, elle injecte son “sourire soleil” dans le sombre studio graphique qu’elle illumine… Luna rêve en vert / blanc / rouge et songe souvent à la dolce vita italienne qu’elle voit résumée en un seul film : La Meglio gioventù.
Rédacteurs Emmanuel Dosda / emmanuel.dosda@poly.fr Thomas Flagel / thomas.flagel@poly.fr Ont participé à ce numéro Benoît Linder, Denis Marie, Christian Pion, Pierre Reichert, Irina Schrag, Daniel Vogel, Cécile Walschaerts et Raphaël Zimmermann Graphistes Anaïs Guillon / anais.guillon@bkn.fr Luna Lazzarini / luna.lazzarini@bkn.fr Développement web Vianney Gross / vianney.gross@bkn.fr Maquette Blãs Alonso-Garcia en partenariat avec l'équipe de Poly Administration, gestion, abonnements : 03 90 22 93 30 Mélissa Hufschmitt / melissa.hufschmitt@bkn.fr Diffusion : 03 90 22 93 32 Vincent Bourgin / vincent.bourgin@bkn.fr Contacts pub : 03 90 22 93 36 Julien Schick / julien.schick@bkn.fr Sarah Krein / sarah.krein@bkn.fr Rudy Chowrimootoo / rudy@bkn.fr Magazine mensuel édité par BKN / 03 90 22 93 30 S.à.R.L. au capital de 100 000 € 16 rue Édouard Teutsch – 67000 STRASBOURG Dépôt légal : janvier 2018 SIRET : 402 074 678 000 44 – ISSN 1956-9130 Impression : CE © Poly 2018. Les manuscrits et documents publiés ne sont pas renvoyés. Tous droits de reproduction réservés. Le contenu des articles n’engage que leurs auteurs. COMMUNICATION BKN Éditeur / BKN Studio – bkn.fr
Vincent Bourgin
Si vous avez ce magazine entre les mains, c’est grâce à lui : à la tête d’une team de diffuseurs de choc, Vincent livre Poly partout sur le territoire, en citant Ricky Hollywood dans le texte.
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edito
koons go home D
Par Hervé Lévy
Illustration d'éric Meyer pour Poly
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ans une tribune parue dans Libération, un aréopage de personnalités du monde de la culture vient de s’élever contre le cadeau que compte faire Jeff Koons à Paris (sur une idée de l’ambassade US) pour rendre hommage aux victimes des attentats de novembre 2015. Intitulée Miss Liberty, l’œuvre figure une main sortant de terre tenant onze tulipes aux couleurs acidulées, un joli bébé de 12 mètres de haut pesant 33 tonnes. Impossible a priori de taxer les signataires de réacs’ puisqu’on y retrouve Olivier Assayas, Christian Boltanski, Matali Crasset, Marin Karmitz, Frédéric Mitterrand, Dominique Perrault, etc. Si certains arguments techniques et financiers semblent secondaires et spécieux, d’autres retiennent l’attention. Pour le coup, le premier sent le moisi : « Cette sculpture bouleverserait l’harmonie actuelle entre les colonnades du Musée d’art moderne de la ville de Paris et le Palais de Tokyo, et la perspective sur la tour Eiffel. » Voilà un singulier voyage dans le temps, puisque sont reprises les mêmes critiques faites, en son temps, à la Pyramide du Louvre ! Autre rai-
son, « le choix de l’œuvre, et surtout de son emplacement, sans aucun rapport avec les tragiques événements » : il est vrai qu’on préfèrerait une réelle corrélation, mais nous arrivons doucement au cœur du débat : Jeff Koons est « devenu l’emblème d’un art industriel, spectaculaire et spéculatif. Son atelier et ses marchands sont aujourd’hui des multinationales de l’hyperluxe, parmi d’autres. Leur offrir une si forte visibilité et reconnaissance ressortirait de la publicité ou du placement de produit. » That’s it ! « C’est l’ancien monde contre le nouveau » rétorque l’agent de Jeff Koons. Il s’agit en effet de ne pas plier sans cesse le genou devant un art devenu valeur boursière lambda, dont l’ex trader de Wall Street fait figure de plus beau représentant. Alors oui, il vaut mieux refuser certains cadeaux ou, a minima, choisir avec soin leur emplacement dans la cité. Sinon, il y a bien des lieux dans le riant pays du Président Trump où se déroulèrent des massacres de masse qui pourraient accueillir ce « symbole de souvenir, d’optimisme et de rétablissement. »
chroniques
le soleil est près de moi
FRANÇAIS DE LA
GUERRE Professeur d’Histoire contemporaine à l’Université de Lorraine à Metz, François Cochet est un spécialiste des conflits contemporains. Il vient de publier un ouvrage de près de 500 pages intitulé Les Français en guerres où il fait la synthèse des conflits qui ont secoué le pays depuis 1870. « Les Français n’aiment pas la guerre, mais ils la font souvent » : cette phrase ouvrant le livre résume le lien paradoxal entretenu par la Nation avec les affrontements, d’équipées coloniales en opérations extérieures, des enseignements de 1914-18 aux combats de la France libre. L’auteur décrit les hommes, décrypte les discours et analyse les pratiques et leurs évolutions dans un intéressant vadémécum. (H.L.) Paru aux éditions Perrin (25 €) editions-perrin.fr
Édité par Black Milk Music (15 €) blackmilkmusic.fr En concert à La BAM, dans le cadre la carte de blanche offerte à Chapelier fou (voir Poly n°205), samedi 10 mars trinitaires-bam.fr
À BOUT DE SOUFFLE Une bal(l)ade nocturne rue de l’enfer à comptabiliser ses illusions perdues. Une escapade messine tortueuse, le souffle coupé par le froid. Dans le vent glacé, Nicolas Tochet a encore le courage de chanter-parler sur des ondes électroniques, de contredire l’arithmétique et de mater les mathématiques. 0+0=9 Rituels musicaux où, sous le nom de Zéro Degré, il redéfinit les lois de la pesanteur et, en susurrant, remet les pendules pop à l’heure. Avec quelques sons sortis d’une machine givrée et une voix à 0°, ce touchant deuxième essai mélancolique met des étoiles plein les yeux. (E.D.) Édité par We are Unique! Records / La Souterraine (12 € en CD, 15 € en vinyle) et en vente sur le site du label et à La Face cachée (Metz) weareunique.fr – souterraine.biz – la-face-cachee.com En concert aux Trinitaires, jeudi 29 mars trinitaires-bam.fr
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© Charlène Royer
L’ART
Le dernier album kaléidoscopique du trio nancéien M.A Beat! (nom titillant notre résistance aux jeux de mots grivois) invite à entrer dans une psychédélique Danse macabre ressemblant à un jour de beau temps subrepticement perturbé par quelques averses electroïdes et sublimé par vingt-deux arcs-en-ciel. Sans Soleil est la BO de notre futur qui aurait été coécrite par le compositeur / plongeur François de Roubaix et l’électronicien free Four Tet ayant gobé des pilules turquoises. Voyage dans les méandres du Palais idéal et composite du Facteur Cheval ou very good trip dans l’immensité de la galaxie électrique, ce second long format est le fruit d’un travail collectif alors que le premier émanait principalement des projections intimes de Samy Abboud. Le leader du groupe a d’ailleurs convié quelques guests : son copain T/O (le Bradford Cox alsacien) ou Laraaji, le vieux sage new age américain. (E.D.)
chroniques
HISTOIRE DE TEXTES Le troisième opus de la revue du Théâtre national de Strasbourg, Parages, se penche sur une des aventures théâtrales et éditoriales les plus singulières des cinquante dernières années. Théâtre Ouvert fondé par Micheline et Lucien Attoun, infatigables défricheurs de textes dramatiques ayant pendant 40 ans tout fait pour donner voix, corps et vie aux nouvelles écritures, par l’organisation de lectures, de résidences mais aussi par l’édition de textes (voir p20). La revue regorge d’anecdotes intimes (la sensibilité de Lancelot Hamelin avec Ma Langue allemande), de Cool Memories recueillies par Frédéric Vossier avec le duo historique, de souvenirs, de portraits (mention spéciale à Joëlle Gayot pour Frère Lagarce), de télescopages amicaux d’auteurs s’interrogeant pour plonger dans l’intimité des Chambres et des espaces de leurs écritures. (T.F.) Revue éditée par le TNS (15 €) tns.fr/parages Rencontre avec les auteurs de Théâtre Ouvert ayant croisé la route de Parages au cours de la soirée de lancement du 3e numéro, lundi 19 février à 19h, au TNS
À DÉCOUVRIR ABSOLUMENT
Gontard! met la défaite en musique. Avec son nouvel album, Tout naît / tout s’achève dans un disque (publié sur le label nancéien Ici d’Ailleurs), il reprend le flambeau de Diabologum et avance masqué dans le typhon libéral du monde moderne sur une bande-son aussi Darc que dark, emplie de son spleen et son spoken-word dépressif. Il décrit le malaise de la classe moyenne sur des airs cuivrés et crache son ironie sur les « chanteurs bibelots », préférant les « fluides corporels », les « corps qui bougent ». La vie, quoi, sans tiédeur, « instinctive et bestiale ». (E.D.)
NOS ANCÊTRES…
Historien aux multiples casquettes, Nicolas Mengus a publié sur le Moyen-Âge – on lui doit le Dictionnaire des châteaux forts et fortifications d’Alsace – ou la Seconde Guerre mondiale, puisque c’est un spécialiste des Malgré Nous. Le voilà en terrain plus ancien. Excellent ouvrage de synthèse, Aux origines des Alsaciens et des Lorrains nous entraîne, en près de 300 pages, des brumes de l’Histoire du deuxième millénaire avant Jésus-Christ à la chute de l’Empire romain d’Occident sur les traces des Triboques, Médiomatriques, Leuques et autres Rauraques jusqu’aux Gallo-romains. De site archéologique remarquable en musée marquant, l’auteur nous guide dans un monde mal connu. (H.L.)
Paru à la Nuée bleue (25 €) nueebleue.com
Édité par Ici d’Ailleurs (12 €) icidailleurs.com
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THÉÂTRE
lux, calme et volupté Les Théâtres de la Ville de Luxembourg s’imposent comme l’une des structures les plus puissantes de la grande région. Rencontre avec son directeur, Tom Leick-Burns, et son adjointe Anne Legill.
Par Thomas Flagel et Hervé Lévy Photos de Armin Smailovic (Zola Marathon) et Anéantis (dernière à droite)
Lire Grandma fait le pois dans Poly n°185 ou sur poly.fr Lire Fiat Lux dans Poly n°201
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Votre institution s’est métamorphosée depuis quelques années… Tom Leick-Burns. L’institution en soi a énormément changé, c’est vrai. Elle était une structure qui ne faisait que des accueils de spectacles. Aujourd’hui, les projets sont devenus de plus en plus complexes car en plus des coproductions, nous montons nos propres productions. Les équipes se sont renforcées en ce sens. Comment composez-vous une programmation qui réunit l’excellence à tous les niveaux : Nicolas Stemann avec Manoury, les prometteurs jeunes chorégraphes Wang & Ramirez ou encore Julien Gosselin ? TL-B. Cela se construit sur plusieurs niveaux car nous sommes une maison pluridisciplinaire (danse, opéra, théâtre). Un mélange de partenariats dont j’ai hérité grâce à l’énorme travail de mon prédécesseur pour placer les Théâtres sur la carte artistique de l’Europe en tant que coproducteur et maison qui soutient la création contemporaine. Ce rayonnement lié à notre programmation génère des contacts et des interactions avec d’autres lieux prestigieux avec lesquels les liens se tissent de plus en plus : le Théâtre de la Ville, le Festival d’Aix-en-Provence, l’Opéra de Lille, le Vlaamse Opera… Nous avons besoin de partenaires compétents à tous les niveaux pour produire des opéras dignes d’une des capitales européennes.
S’y succèdent Nicolas Stemann, JeanFrançois Sivadier, Fabrice Murgia, Ivo van Hove… Là encore votre sélection est relevée et de toutes générations. Vous faites aussi des paris ? TL-B. Forcément, dans des coproductions, on ne sait jamais ce que ça va donner. C’est une histoire de confiance en des metteurs en scène, des partenaires, des équipes artistiques. Il n’y a que les maisons à financements publics qui peuvent faire de tels paris pour des créations. Anne Legill. C’est aussi un fil tissé avec le public qui fait confiance à nos choix et est avide de découvertes, parfois très surprenantes. TL-B. Nous ne sommes pas réductibles à une simple recherche d’excellence dans la programmation. Nous prenons de vrais risques, dans les formes comme sur le fond. Nous sommes bien entendu sensibles au bruit que font les spectacles. Votre projet pour le Théâtre des Capucins, au centre de la Ville, était de le dédier en partie à l’émergence luxembourgeoise. Quel bilan faites-vous après deux saisons complètes ? AL. La 3e édition de notre TalentLAB (du 24 mai au 3 juin avec un focus sur l’écriture) fait suite à une seconde édition avec peu de candidatures mais pour 2018 nous avons 17 candidatures en danse, 13 en théâtre et 6 en opéra. C’est très excitant et suscite beaucoup d’émulation.
luxembourg
Vous avez aussi quelques ovnis chorégraphiques comme Eun-Me Ahn1. Vous sentez votre public mûr pour cela ? AL. Nous gardons une grande fidélité à des chorégraphes comme Sasha Waltz, Anne Teresa De Keersmaeker, Akram Khan, Sidi Larbi Cherkaoui mais chaque saison nous sélectionnons quelques pépites à faire découvrir aux spectateurs. Eun-Me Ahn a fait salle comble ! TL-B. Cela participe de l’identité qui se dessine pour chacune de nos salles. Le studio a cette réputation d’espace de défrichage de nouvelles formes et de découverte de compagnies. Cette black box se prête à tous les aménagements possibles pour déplacer, comme souvent, la place du public qui est différent du reste de la programmation.
Quelles sont vos plus grandes prises de risque ? Le Zola marathon de Luk Perceval ? AL. C’est vrai que nous y avons réfléchi longtemps car c’est une adaptation audacieuse de Zola mais en allemand, et que c’est un vrai marathon, ce que nous n’avons encore jamais fait en nos murs. TL-B. La musique contemporaine est toujours une prise de risque, même lorsque sont réunies des pointures comme Nicolas Stemann et Philippe Manoury dans Kein Licht2. Mais nous sommes fiers de cette diversité et le public, finalement répond présent, ce qui est un bon indicateur.
notre sélection Zola marathon
Anéantis
La Trilogie de ma famille : Amour Argent - Faim signée en allemand par Luk Perceval avec le Thalia Theater Hamburg promet d’être gigantesque. 9h dont 3 longs entractes pour conter 20 romans d’Émile Zola autour du destin d’1 famille avec 12 actrices et acteurs accompagnés de 3 musiciens. Ce sont toutes les transformations (industrielles, capitalistes) du XIX e siècle répercutées dans la trajectoire des Rougon-Macquart, entre rêve de bonheur et d’ascension sociale. La bête humaine se fait spectacle dans un miroir éclairant de notre époque.
Après le succès d’un Dom Juan de haut vol, la luxembourgeoise Myriam Muller s’attaque à la première pièce de Sarah Kane, étoile filante du théâtre britannique des années 1990. Dans une chambre d’hôtel, Ian et Cate, couple malade voit la Guerre civile faire tout voler en éclats. Un soldat viole Ian tandis que Cate s’enferme dans la salle de bain. Une mise en scène au défi de la représentation de la violence crue et du sexe comme de la passion et de l’espoir. Inspirée par la guerre des Balkans, la pièce trouve un écho non moins puissant avec la Syrie, deux décennies plus tard.
Au Grand Théâtre (Luxembourg), dimanche 11 mars theatres.lu
Au Grand Théâtre (Luxembourg), samedi 24 et mardi 27 février, jeudi 1er et samedi 3 mars theatres.lu
Il Barbiere di Siviglia Attention duo de choc pour ce Barbier de Séville qui a triomphé au Théâtre des Champs-Élysées au mois de décembre : le sublime Laurent Pelly à la mise en scène, qui installe l’action dans un décor fait de gigantesques feuilles de papier à musique, et Jérémie Rhorer, un chef qui excelle dans ce répertoire à la tête de l’Orchestre philharmonique du Luxembourg. Au Grand Théâtre (Luxembourg), mercredi 28 février, vendredi 2 et dimanche 4 mars theatres.lu
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de sang froid Étrange pièce de Simon Diard, La Fusillade sur une plage d’Allemagne montée par Marc Lainé nous entraîne dans l’intimité de la violence, entre cauchemar éveillé et trouble de la réalité, fantasme et difficulté du passage à l’acte.
Par Thomas Flagel Photos de Christophe Raynaud de Lage
Au Théâtre national de Strasbourg, du 14 au 23 février tns.fr Rencontre avec l’équipe du Théâtre Ouvert, notamment ses fondateurs Lucien et Micheline Attoun, samedi 17 février à 17h et lundi 19 février à 19h au TNS (Salle de Peinture)
Publié par- Théâtre Ouvert éditions / TAPUSCRIT (10 €) theatre-ouvert.com
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Le texte mêle une situation très concrète – cinq personnages au bord d’une fosse en pleine forêt – et évocation de personnes fictives : une famille en vacances sur une plage (moment parfait menacé par la disparition d’un enfant ou encore un rêve de parricide du père) mais aussi récit d’un jeune ado projetant un meurtre de masse au 9 mm. Assez complexe à suivre… En tant que lecteur, c’est fascinant car à la fois d’une grande évidence avec une belle fluidité des récits que vous évoquez dans la première partie, avant de revenir à la situation initiale dans la seconde. La mise en tension est étonnante. Les fictions sont comme une série de postulats inquiétants qui ont réveillé en moi un imaginaire cinématographique et qui fait écho aux tragiques faits divers de l’actualité. Il m’importait qu’on n’oublie pas la forêt et cette fosse, sans empêcher le spectateur d’y superposer les paysages évoqués.
Il y a très peu de dialogues dans ce texte, les personnages ne parlent pas d’eux-mêmes mais d’autres. Ce sont leurs projections mentales ? Tout doit rester très concret. Simon Diard propose des théâtralités très diverses : les évocations imaginaires sont une manière pour ces personnages de dialoguer, des échanges entre personnes ayant décidé d’arrêter un jeune homme qu’ils suspectent de vouloir commettre un meurtre de masse. Il est au fond d’une fosse et eux autour, mais tout cela est livré avec beaucoup de poésie et de détours. Vous êtes scénographe et metteur en scène, avez-vous été tentés par le recours à l’image, photo ou vidéo, pour figurer ces ailleurs dont ils parlent ? D’habitude je monte mes propres textes, j’ai donc cherché à respecter les propositions de l’auteur. Il est question en permanence d’écrans, de surfaces de projection comme
le gouffre de la fosse par exemple. Mais avec ces nombreux personnages fictifs à imaginer, je ne voulais pas nuire à l’écoute et me substituer aux représentations mentales du spectateur. La première partie se livre en adresse directe et frontale favorisant l’écoute et l’inquiétude. La seconde fait la part belle à la vidéo avec un caméraman filmant les personnages depuis la fosse, comme du point de vue subjectif du jeune homme qu’ils y ont plongé. On suit au plus près la description de ce qu’ils voient et imaginent de lui. Cela fait vibrer les potentialités de la fiction. Vous êtes touché par le trouble entre réalité et fiction ? La culpabilité à venir ou la difficulté à se décider – tuer ou pas le jeune homme – marqué par l’étirement des paroles dans la deuxième partie ? Les secondes s’étirent en effet, entretenant une confusion entre réalité et fiction : chez Werner, le père de famille qui rêve tous les soirs d’une guérilla urbaine l’obligeant à tuer sa femme et ses enfants, comme pour le jeune homme dont on ne saura jamais si la tuerie a eu lieu ou si c’est un fantasme. Je suis très sensible à cette question des ados tueurs, comme ceux de Columbine : leur pulsion de mise à mort devient la possibilité d’un accomplissement. Ils attendent une révélation par le passage à l’acte, ce à quoi Simon Diard oppose une réponse claire : au bout de la bobine, il n’y a rien, le désert. Les personnages de la pièce se racontent des fictions pour nourrir leur décision, même si c’est fantasmatique, cela révèle quelque chose de contemporain. Nous sommes coincés dans des fictions paranoïaques naissant de la multiplicité des représentations de la violence comme des récents passages à l’acte terroristes.
S’exprime aussi un fantasme de puissance et de contrôle… Exactement, comme les deux gamins de Columbine dans leurs journaux intimes qui mélangeaient des concepts philosophiques qui les dépassaient pour nourrir leurs justifications. La force de ce texte est que tout passe par les mots. Sont aussi évoquées les terreurs intimes : Eckbert, cet enfant de 7 ans n’arrivant pas à venir au secours de son frère aîné ayant disparu en mer, qui, terrifié, se noie intérieurement… Simon Diard met en place des récits parallèles qui se répondent en écho. La noyade est aussi une analogie de ce que doit ressentir le jeune homme dans la tombe qu’ils ont creusé pour lui. Mais on peut aussi avoir ce sentiment en tant que spectateur. Ce texte est très court et complexe avec des résonnances d’une richesse inouïe. Que vous raconte la pirouette finale avec la reprise d’un extrait de morceau des Beatles issu de l’album Sgt. Pepper’s Lonely Hearts Club Band ? C’est presque ironique, d’ailleurs j’utilise dès le début la ritournelle « A splendid Time is guaranteed for all » qui revient dans la pièce et qui est dans la chanson comme une moquerie cruelle du groupe. Les Beatles étaient en pleine période psychédélique et j’y vois une idée de la drogue, comme si ces personnages qui ont à peu près l’âge de leur victime, se faisaient un trip, possédés par ce qu’ils racontent. Ils ont besoin d’un rituel pour trouver la force de passer à l’acte.
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the times they are a changin’ Avec Ça ira (1), fin de Louis, relecture de la Révolution française, l’auteur et metteur en scène Joël Pommerat fit un triplé aux Molières 2016, renforçant un peu plus son immense stature dans le théâtre français. Par Irina Schrag Photo d’Elizabeth Carecchio
Au Maillon-Wacken (Strasbourg), du 15 au 17 février maillon.eu Depuis La Filature (Mulhouse), en bus, samedi 17 février, réservation au 03 89 36 28 28 Conférence « Des révolutions américaines et françaises aux révolutions du printemps arabe », mercredi 14 février à 20h30, au Centre Emmanuel Mounier (Strasbourg) Entrée libre sur réservation à centremounier@gmail.com
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i Ariane Mnouchkine s’était frottée à 1789 du point de vue du peuple, Joël Pommerat s’attache à rendre compte de l’invention de la politique, des disputes passionnées entre représentants de la Noblesse, du Clergé et du Tiers état. Avec une simplicité déconcertante, il nous plonge au cœur de la parole partisane, hors de toute imagerie révolutionnaire et de grandes références aux figures hantant l’imaginaire collectif. Exit les Robespierre, Marat, Danton, Hugo et autres, Louis himself n’est jamais affublé de son XVI de monarque. Cette modernisation des débats s’accompagne de costumes d’aujourd’hui, clin d’œil à l’intemporalité des discussions ayant ouvert la voie à la Déclaration des Droits de l’Homme et du Citoyen. L’auteur et metteur en scène s’est patiemment documenté sur les discours et autres prises de position sur la période clé allant de 1787 à 1791. De la faillite du Royaume de France, au bruit des canons de la prise de la Bastille qu’on entend, hors champ depuis les appartements de Versailles, ça parle (beaucoup), ça crie (souvent), ça s’écharpe (tout le temps), à l’assemblée du Tiers état comme à la Constituante. Il faut dire que le peuple gronde, qu’il a faim, qu’il réclame égalité et fraternité. Est-il assez mûr pour qu’on lui accorde plus de liberté s’in-
terrogent les uns ? Les morts résultants des échauffourées ne sont-elles que des dérapages acceptables comme l’affirment les autres ? Au public de se forger son avis dans cette agora scénique épurée à laquelle il assiste comme une masse silencieuse de représentants invités aux débats. Le changement point, gomme les individualités et les récits intimes, au profit de ce qui dépasse : le bien commun, l’invention d’une nouvelle ère dont les préoccupations sonnent étonnement proches des nôtres. Certaines figures semblent familières. Des airs de diatribe frontale à la Morano, une posture royale à la Ségolène, Arno chantonnant Brel et, déjà, une déconnexion des élites d’avec le peuple. Bien sûr, le travail de langue, très actuelle, permet d’entendre comme rarement les rhétoriques s’opposant et se nourrir de clichés. Rien de neuf sous le soleil se dirait-on si, dans ce refus du fantasme du peuple et des élites héroïques habituelles divisées en bons et méchants, ne s’appréhendait d’une toute nouvelle manière les événements, le rôle des débats dans le creuset de ce qui fonde notre démocratie, comme ses impasses. Un théâtre collectif refondant le roman de notre fierté nationale, cela vaut bien 4h30 (entractes inclus) de spectacle !
jeune public
voltiges d’émotions
Ils sont quatre : un porteur, un voltigeur et deux acrobates. Ils s’observent, se croisent, se cognent sur une chorégraphie de Michelle Man, qui fut notamment la directrice chorégraphique de l’École de Cirque Carampa de Madrid, et une mise en scène de Jordi Aspa, ancien élève d’Annie Fratellini. Sur scène, l’environnement burlesque de ces hommes est fait de tables, de trampolines et de petits praticables. Le groupe est tantôt inséparable, tantôt pris dans le rythme de la vie et des émotions. C’est le cirque du genre humain où chaque geste, chaque mouvement compte et l’équilibre demeure fragile. Jalousies, rivalités ou rencontres et partages. Bienvenue dans le mouvement perpétuel des relations humaines ! L’ensemble est à la fois ludique, piquant et criant de vérité. Sans aucune hésitation, nous filons voir la compagnie élans imprévus accordés (eia, qui signifie aussi “oui” en sarde) et son spectacle inTarsi (à partir de 6 ans), irrésistible interprétation de nos volte-face de terriens. (C.W.) © Ben Hopper
À l’Espace Tival (Kingersheim), jeudi 1er février (dans le cadre de Momix, voir page 28) Au Relais culturel de Thann, dimanche 4 février À La Nef (Wissembourg), mardi 6 février Aux Tanzmatten (Sélestat), jeudi 8 février À l’Espace rhénan (Kembs), samedi 10 février culture-alsace.org
© Marion Rivolier
de l’autre côté de l’exil Depuis sa naissance, Nour vit avec Youmna, une femme sourde qu’elle aime comme si elle était sa mère. Depuis des années, elles attendent le jour où des hommes viendront pour la conduire à sa mère biologique qui est loin, dans un pays où les filles peuvent aller à l’école. Nour a peur de ce jour et voudrait qu’il n’arrive jamais. Mais une nuit, on frappe à la porte... Marc Toupence met en scène Traversée (dès 8 ans) texte vibrant et délicat, écrit par Estelle Savasta. Il y est question d’exil, d’amour et des liens brulants qui nous unissent à celles et ceux que nous choisissons comme notre vraie ”famille”. Interprétée par Chantal Liennel et Ludmila Ruoso, en français et en langue des signes, cette pièce poétique nous transporte sur une route imaginaire, à la fois migration et chemin initiatique, magnifiquement évoqués par les aquarelles de Marion Rivolier. On y découvre une relation forte entre une enfant et une femme. De cette complicité naîtront des questionnements fondamentaux. Qu’est-ce qui nous attache aux autres ? Que nous lèguent-ils pour la suite ? (C.W.) Au Taps-Scala (Strasbourg) du 22 au 24 février taps.strasbourg.eu
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mordre le monde Vincent Macaigne convoque le bruit et la fureur du monde dans sa nouvelle création, Je suis un pays, dans laquelle il catapulte une forme secondaire pour un audacieux crash-pièce théâtral. Entretien avec un lion, tendre et cruel.
Par Thomas Flagel Photos de Mathilda Olmi
À La Filature (Mulhouse), vendredi 16 février, choisir entre Je suis un pays (à 19h, durée de 3h environ) et Voilà ce que jamais je ne te dirai (expérience théâtrale à 20h30 d’une durée d’1h30 environ) lafilature.org À La Colline (Paris), du 31 mai au 14 juin colline.fr
* Lire SMS de Cologne dans le n°688 (avril 2013) – cahiersducinema.com
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Friche 22.66, votre premier texte, écrit il y a 20 ans, est le point de départ de Je suis un pays. Pourquoi ce retour aux sources ? J’avais écrit une vraie farce. En la relisant, je me suis rendu compte à quel point elle s’était presque réalisée, collant au monde actuel. Mais ce n’est qu’un point de départ auquel j’ai agrégé, pour créer de la confusion, des textes politiques et des discours de l’ONU qui, aussi surprenant que cela soit, sont quasiment plus naïfs que mon écriture d’alors. J’emprunte énormément à d’autres, entretenant la confusion avec des propos tenus par Donald Trump, Nicolas Sarkozy ou Thomas Bernhard. Ça fonctionne au point qu’on ne le remarque pas, que nombreux sont les journalistes à me reprocher une naïveté qui n’est pas la mienne. Tout s’emmêle, ce qui est un peu le propre de notre époque, très manichéenne
et crédule dont la confusion charrie beaucoup de brutalité. Comment est née l’idée de ce coup de théâtre que représente l’enchâssement de Voilà ce que jamais je ne te dirai, conçue avec le performeur finlandais Ulrich von Sidow, dont les spectateurs sont conduits sur le plateau de Je suis un pays en plein milieu de la représentation ? De l’envie de faire se rencontrer deux publics de deux formes très différentes : une théâtrale au sens classique et une performance qui n’est pas un spectacle en soi, mais l’idée de faire vivre une expérience étonnante créant un tout assez inédit. Il faudrait voir la pièce deux fois, en participant à l’une comme à l’autre
THÉÂTRE
pour saisir l’ensemble de votre proposition… Ce serait l’idéal oui, car Voilà ce que jamais je ne te dirai offre un point de vue très particulier sur Je suis un pays puisque j’invite le public, en plein spectacle, sur la scène où il prend place, aux premières loges. Malheureusement, l’ensemble est très lourd en production et en coût. La Filature nous a beaucoup soutenu mais n’a pu se permettre que de programmer une date. Le public mulhousien devra donc choisir entre l’une et l’autre.
« On ne sauve pas un pays, on le divertit », lâche l’un des personnages. Un symbole des critiques contenues dans Je suis un pays ? Nous sommes tellement retombés dans l’adolescence en Europe sous Sarkozy et en Occident en général avec Trump que nous avons besoin de cette critique. Mais mon théâtre relève plus de la catharsis. Je nous place aux prises avec le monde pour le voir autrement. Je cherche à livrer un ressenti du monde comme son reflet déformé.
Dans vos spectacles, le public a une place particulière. Il est souvent interpellé, invité à monter sur le plateau, bousculé dans ses habitudes… Si je le bouscule, c’est qu’il a été pendant trop d’années discipliné, sage à l’extrême, bien à sa place. Au final, au regard de l’histoire du théâtre, ce que je propose est tout à fait archaïque. J’aime cette idée de frotter deux sortes de publics, de proposer une expérience temporelle avec un spectacle qui est comme une petite variation.
Vous balayez aussi l’idée d’un sauveur à l’état actuel des choses : dans la pièce un enfant promis au plus haut destin par une prophétie est caché. Cela pour nous laisser un avenir possible ? Oui, c’était encore plus présent à l’origine. J’ai beaucoup coupé dans le texte d’origine dans lequel un ange parlait à tout le monde et dont les contradictions successives foutaient un bordel monstre. Comme un clin d’œil à la bêtise religieuse d’une parole dite pour nous sauver alors qu’il n’y a que nous. Ce qui
On nous a élevés pour préserver. Parfois ça donne juste envie de gueuler et de casser quelques trucs juste pour la beauté du geste. Pour se dire que tout ça ne restera pas si intact.
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est terrifiant en fait, c’est de se terrifier soi-même comme le font à longueur de temps médias et politiques. Cette apocalypse qu’on nous promet sans cesse, j’en fais un spectacle et ça fait du bien. On parle souvent de la surenchère de cris, de sons et d’effets de vos pièces sans voir qu’en saturant nos sens, cela vous permet de nous toucher au plus profond ensuite, avec beaucoup de tendresse. C’est vrai… J’aime qu’on puisse lire mon travail sur plusieurs lignes de travail. Que les spectateurs ne voient pas la même chose me plaît. Mon flot de sons et de lumière crée ensuite un silence d’une qualité incroyable. Comme Shakespeare, j’aime écrire pour donner à voir des situations sur divers modes qui ne forment pas un bloc monolithique. Je suis un pays permet de crier et de faire entendre en même temps, une chose dont nous sommes tous capables dans notre vie quotidienne. pourquoi ne le pourrait-on pas au théâtre ? Je milite pour une écoute organique et non passive. Pour cela je crée des accidents, je prends ce risque. Et puis j’aime l’idée que ce soit une fête, pas une drague du public, mais un vrai temps de vie. J’utilise des références pop, notamment des chansons, que je casse pour inviter à des ailleurs. En 2013, vous signiez une superbe ode au besoin de création et d’audace dans Les Cahiers du Cinéma*. Vous restez fidèle à cet esprit de « risque-tout » que vous défendiez ? Je fais ce que je veux, avec une grande liberté et honnêteté. D’ailleurs je demeure mécontent de moi, cherchant à m’améliorer coûte que coûte. Je défends encore et toujours l’idée de la recherche, donc celle de me tromper avec les autres, ensemble. Nous vivons une époque étrange qui est très contente de choses finies, de produits ou de spectacles qui en ont l’air en tout cas. La culture est une goutte d’eau, peu défendue – ce qui est grave ! Mais cet iceberg est visible et je pense que la culture donne de l’espoir à d’autres, chercheurs, scientifiques, penseurs. Cela pousse l’envie de gratter. 26
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Vous y disiez aussi que « la beauté ne sera jamais vraiment dans le résultat mais dans le mouvement, dans l’espoir qu’on puisse changer les uns les autres ». C’est évident, au théâtre comme au cinoche, on ne peut décrypter l’importance des choses de sa vie. Cela vient plus tard. Donc c’est le mouvement qui compte : bouger et se faire bouger. C’est même plus grand que la forme ou le fond. La beauté est toujours dans le geste, vous qui écriviez : « Qu’on nous a élevés pour préserver. Et que parfois ça donne juste envie de gueuler et de casser quelques trucs juste pour la beauté du geste. Pour se dire que tout ça ne restera pas si intact. » Il m’est impossible d’admettre de vivre pour respecter des traditions. C’est une pensée intégriste et ça me désole de voir les gens passer leur temps à faire cela. Dans mon précédant spectacle, En manque, je parlais déjà de cette lutte intérieure contre le corps collectif et social. Le spectacle bouge-t-il encore beaucoup ? Tout le temps. Il n’est qu’un pari sans cesse renouvelé. Des fois la magie est là, d’autres fois elle nous échappe avec, pourtant, le même matériau. Mais le produit lisse et parfait ne m’intéresse pas. J’aime l’unique, cheminant avec le ratable qui le rend possible. Je ne veux pas d’objet qui marche, efficace. C’est aussi facile à faire que nul en soi. Je cherche à créer de l’espace temps, de la sincérité et pas du charme. C’est très profond. Parfois on se trompe d’endroit, on creuse là où il n’y a rien, ce qui me déprime. Mais cela permet lorsqu’on trouve que ce soit aussi terriblement beau. Il n’existe pas de recette, c’est la magie de l’état de grâce des comédiens qui recherchent à être plus grands et plus vrais que la mise en scène et tout ce bordel au plateau qui les oblige à être sublimes !
THÉÂTRE
empire state of mind
Dans sa nouvelle création, Rémy Barché s’attaque de nouveau à Martin Crimp. Le Traitement, une bataille pour être l’auteur de sa propre vie.
Par Thomas Flagel Photo de répétitions de Marthe Lemelle
À La Comédie de Reims, du 26 janvier au 2 février lacomediedereims.fr Au Théâtre des Abbesses (Paris), du 8 au 23 février theatredelaville-paris.com Au Théâtre Dijon Bourgogne, du 27 février au 3 mars tdb-cdn.com
Ce polar noir, fascinant et mystérieux, montre des individus broyés par l’industrie du cinéma et l’air du temps… Dans ce polar sombre, les personnages sont très marqués : il y a les bons et les mauvais, ce qui est assez marrant et rempli d’un humour ajoutant de la complexité. L’atmosphère y est prépondérante, l’ambiance ayant autant d’impact que l’histoire. On y suit le traitement d’Anne, une fille qui a vécu enfermée par son compagnon qui voulait en conserver la pureté. Elle se fait piller sa vie par des producteurs new-yorkais en mal de réalisme. Martin Crimp écrit ce texte au début des années 1990 et anticipe l’avènement de la télé-réalité : ces gens se servant sans vergogne de la fragilité des autres. Le couple de producteurs a une vie totalement artificielle et veut sincèrement se rapprocher de la réalité. Mais il est incapable de voir la vérité en face dans cette histoire. Il va boucher les trous à sa convenance. S’ils se disent obsédés par le réel, ils ne font que le scénariser à leurs propres fins. La ville de New York est plus que l’arrière-plan de cette pièce, mais quasiment son centre : comment en rendre compte au plateau ? Cette grande ville est comme un labyrinthe où cette jeune femme vulnérable se perd, un monde à explorer comme son intériorité. Sur scène, nous menons un travail vidéo impor-
tant qui sera l’élément central du décor. Un écran à LED de huit mètres par trois rappelle les façades publicitaires animées de la ville. La pièce est très cinématographique, nous faisons donc des emprunts à de vieux films, des documentaires, de quoi voyager dans New York dans un enchaînement de scènes fragmentées se passant en haut d’un building, dans une rue paumée puis à Central Park… Cela vous rappelle la trilogie new-yorkaise de Paul Auster ? Surtout ses personnages errant dans la ville, se perdant en eux de manière métaphysique avec, comme Crimp, un amour de l’absurde de Beckett. Je pense aussi beaucoup aux films de Jarmusch ou ceux de Joshua et Ben Safdie filmant les junkies et paumés dans le milieu underground. Nous y piochons les couleurs et l’ambiance. Tout le monde se laisse corrompre dans cette histoire… La pièce parle beaucoup d’amour, d’ailleurs je place Messager de l’amour, court monologue de Crimp en préambule. C’est aussi une histoire de séquestration par un homme plus âgé. Ce n’est pas le fait divers qui l’intéresse mais l’attrait pour l’atteinte de la pureté des sentiments et la peur de la violence du monde extérieur. Cela pose une question : faut-il aller à la rencontre du monde ? Poly 206
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jolis mômes La 27e édition de Momix, festival international jeune public, s’écrit en temps forts nationaux et internationaux à l’exigence artistique toujours plus grande. Tour d’horizon avec son directeur, Philippe Schlienger. Par Thomas Flagel Photos de Kurt Van der Elst (Horses), 4 Hoog (Woesj) et Nacho Gómez (A House in Asia)
À Kingersheim, du 1er au 11 février momix.org Horses de la Cie Kabinet K & Hetpaleis, à l’Espace Tival (Kingersheim) dimanche 4 février à 15h30 Le Grand voyage de Judith Nab, sur le Parvis de l’Espace Tival (Kingersheim), samedi 3 février à 11h, 15h30 & 17h, place Abbatucci (Huningue), dimanche 4 février à 10h, 11h15, 14h15 & 16h, puis à l’Espace Gantner (Bourogne), mercredi 7 février à 14h30 WOESJ de la Cie 4 Hoog, au Village des Enfants (Kingersheim), dimanche 4 février à 11h & 16h
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Vous poursuivez les focus initiés depuis trois éditions sur un territoire particulier. Cette année, c’est la Bretagne qui est à l’honneur… En effet, nous organisons au cœur du festival des focales depuis plusieurs saisons sur des territoires partenaires, mettant l’accent sur les compagnies qui y essaiment. Cela donne à Momix une approche singulière, marquée par de belles découvertes pour le public : avec Glaz Kids, ce sont 13 compagnies bretonnes invitées. Nous renforçons aussi notre rôle de prescripteur pour les professionnels – programmateurs et autres – qui fait de ce rendezvous une plateforme de visibilité forte. Avec le temps, nous sommes devenus un petit marché des spectacles jeune public où les acteurs se rencontrent. Autre temps fort, et pas des moindres, “Momix à la Flamande”, coup de projecteur sur des formes audacieuses venues de Belgique et des Pays-Bas. Une manière de hausser, encore une fois, le niveau et la variété de la programmation ? La qualité des spectacles a toujours été notre priorité, nous ne faisons jamais de coup pour faire un coup, mais essayons de choisir des pièces fortes. La particularité des Flamands est qu’ils travaillent énormément sur le rapport au corps, convoquant beaucoup d’énergie
sur le plateau avec de la musique live. Leurs formes sont très contemporaines et interrogent toujours le monde d’aujourd’hui sans détours. Je suis impatient de faire découvrir cette écriture plus physique et ces artistes pluriels qui considèrent le jeune public à l’égal des autres. Souvent ils ne sont pas spécialistes du genre mais y mettent la même exigence et qualité que pour d’autres spectacles. C’est le cas d’Horses, chorégraphie pour cinq adultes et cinq enfants, entre envie de grandir et de rester enfant ou encore de WOESJ de la Cie 4 Hoog que nous accueillons pour la quatrième fois à Momix. Leur mini opéra contemporain à voir dès 3 ans à base d’eau, de coquillages et de sable est fascinant. Il y a aussi des ovnis comme Le Grand voyage, un tour du monde en 37 minutes à l’intérieur d’un… bus ! La proposition de Judith Nab fait partie de ces opérations marginales sortant des clous habituels : son bus se déplace depuis la Hollande pour un spectacle destiné quasi exclusivement aux enfants (dès 4 ans). Ils sont prioritaires pour s’installer dans les fauteuils et profiter de paysages utopiques très graphiques projetés sur l’ensemble des vitres. La liberté d’imaginaire est complète durant ce voyage de près d’une heure. Ils entrent dans un espace à part, comme s’ils pénétraient à l’intérieur d’un livre.
notre sélection momix Le western scénique A House in Asia (dès 8 ans) de la compagnie barcelonaise Señor Serrano, reconstituant l’assaut final sur la cachette de l’ennemi mondial n°1 suite aux attentats du 11 septembre au Pakistan. Le tout avec des figurines pour enfants de cow-boys et d’indiens. Ben Laden est Géronimo, le Navy Seals Matt Bissonnette qui témoigna dans 60 minutes est un shérif qui conclue la plus grande chasse à l’homme de l’histoire.
Du vent dans la tête (dès 4 ans), spectacle de marionnettes des Bretons du Bouffou Théâtre, se demande si le vent est fabriqué par les moulins à vent ? Ou si les herbes sont les cheveux de la terre et les jardiniers ses coiffeurs ? Peut-on stopper le cours du temps en regardant très très fort une horloge ? Un brin de fantaisie quotidienne pour un spectacle mêlant humour et transmission.
L’avis de Philippe Schlienger : « Ce travail sur la destruction de la maison de Ben Laden m’a totalement scotché. Le parallèle entre ces jeux d’enfants et la situation de guerre entre les États-Unis et Al-Qaïda s’effectue sur fond de films des 1950’s et figurines filmées en direct au plateau par les comédiens. La dimension politique de la vision binaire des choses, la séparation entre les bons et les méchants ressort sans parti pris grossier. Les niveaux de lecture se superposent pour requestionner cette histoire récente. »
L’avis de Philippe Schlienger : « Avec leur manière douce et drôle de poser des questions philosophiques aux tout petits, ils bousculent les idées par l’absurde. On se rend compte que les enfants sont friands d’une telle poésie. » Salle du Cercle (Bischheim), mercredi 7 février à 16h et au Village des Enfants (Kingersheim), samedi 10 février à 10h & 15h30
Le talentueux Abdelwaheb Sefsaf s’inspire du roman Mon nom est rouge d’Orhan Pamuk pour composer Médina Mérika (dès 13 ans), un thriller décalé mêlant chansons live et monologues sur fond de décor vidéo. Ali, jeune réalisateur fou de cinéma américain, est retrouvé mort au fond d’un puits. Il va enquêter pour retrouver l’assassin. L’avis de Philippe Schlienger : « Un spectacle gorgé d’humour et d’autocritique sur le monde arabe qui nous fait redécouvrir la force banale des sentiments les plus simples (jalousie, colère…). L’anecdotique du quotidien est mise en relation avec la poétique des choses. Un spectacle fin et joyeux. » Salle plurivalente de la Strueth (Kingersheim), samedi 10 février à 20h
Salle plurivalente de la Strueth (Kingersheim), vendredi 9 février à 20h30 Poly 206
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le festin nu Temps fort de ce début d’année rémoise, le festival Reims Scènes d’Europe condense en douze jours un voyage dans le meilleur de la création continentale, entre découvertes et fidélités. Par Thomas Flagel Photos de Philippe Weissbrodt (Vacuum) et Céline Michel (Mire)
Reims Scènes d’Europe (à La Cartonnerie, au Cellier, à La Comédie, au Frac ChampagneArdenne, au Manège et à l’Opéra), du 7 au 18 février scenesdeurope.eu Autour du Nu masculin, visite commentée entre Philippe Chosson (danseur de Mire et Vacuum) et Véronique PalotMaillart au Musée des BeauxArts de Reims, jeudi 15 février à 18h15 Le Corps censuré, conférence de Thomas Cepitelli avec un artiste du festival à Science Po Reims, lundi 12 février à 18h30
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V
oici l’un des rendez-vous festivaliers que les amateurs de spectacle vivant cochent sans réfléchir dans leur agenda. Les principales institutions de la Ville des Sacres se réunissent pour accueillir un florilèges de créateurs d’Europe et d’ailleurs, mêlant danse, théâtre et installations étonnantes à l’instar d’Anthroposcene (à l’Atelier de La Comédie, 12/02) : une première française du compositeur Laurent Durupt (et son ensemble LINKS) avec Fabian Offert et Jan Rohwedder qui mêle créations sonores et électroniques avec boucles vidéos et performances autour de ce concept définissant l’ère actuelle marquée par l’influence de l’Homme sur la destruction de la planète. Têtes connues Parmi les habitués du festival, Romeo Castellucci nous immerge dans ses visions inspi-
rées De la Démocratie en Amérique d’Alexis de Tocqueville (à La Comédie, 07 & 08/02). Des rituels anciens où la force des images convoque la puissance de la transcendance, quand le dénuement des mots laisse place à l’imaginaire. L’Italien œuvre encore et toujours à toucher l’âme en s’attaquant aux bases de ce système érigeant la domination de la majorité comme règle absolue. Il puise chez le philosophe une analyse du poids du puritanisme religieux et de la violence envers toutes les minorités (sociales, religieuses, ethniques…) comme sombres fonts baptismaux du monde occidental actuel. Autre ensemble régulièrement invité, le Blitz Theatre Group, avec une relecture de La Montagne magique de Thomas Mann. Après 6am How to disappear completely et Vania. 10 ans après1, la troupe grecque nous convie à une journée ordinaire de son Institut de la solitude glo-
FESTIVAL
bale (à l’Atelier de La Comédie, 08 & 09/02) : six personnages se soignent (à moins qu’ils n’aient trouvé ici refuge) loin du monde pour vaincre le virus de la solitude qui s’y est répandu. Entre chronique d’un désespoir aussi familier que contemporain et comédie absurde, ils nous placent face à un miroir sans complaisance de l’un des maux du siècle. Une tâche à laquelle s’attache par l’absurde, mais avec méthode, l’argentin Rafael Spregelburd dans son immense Fin de l’Europe (à La Comédie, 18/02). En plus de 4h, il revient sur toutes les fins qui nous sont régulièrement promises, dans un mélange des genres jouissif : la santé (un bien comme les autres ?), le réel sous les assauts du virtuel, l’Europe (sorte de série TV en manque d’auteur de talent) ou encore la noblesse, pervertie par l’argent. Un travail de langue drôle et intelligent, une démesure provocante et l’art de ne jamais tourner en rond face aux chimères actuelles font de lui un immense dramaturge (adulé du Théâtre des Lucioles2 notamment) et un metteur en scène sud-américain tournant très peu en France !
régraphe Philippe Saire plonge quant à lui avec lyrisme dans la création de peintures fantastiques en utilisant des illusions d’optique créées par deux néons flottant à l’horizontale au dessus du sol (Vacuum, au Manège, 16 & 17/02). Orientés vers le public, ils aveuglent partiellement et créent une sorte de trou noir entre les deux. Captivé par ces ondes lumineuses, le regard s’attache à la découverte des affleurements de peaux et de parties du corps des deux danseurs émergeants de l’obscurité avant d’y replonger subrepticement. Réglées avec une précision et une finesse captivant l’attention jusqu’à la porter sur le grain de peau, les images créées par la nudité de silhouettes étrangement méconnaissables rappellent l’art du sfumato. Les nuances de gris dans l’éclairage rasant les formes oblongues et osseuses entremêlées, mais toujours partielles, dessinent un trouble visuel et sensitif.
Voir Poly n°184 ou sur poly.fr 2 Lire No Pasarán sur L’Entêtement dans Poly n°148 et Le Péché des Lucioles sur La Paranoïa dans Poly n°129 ou sur poly.fr 1
Kaléidoscopes corporels Au milieu de la mode pour la nudité des corps sur les plateaux, le festival a sélectionné deux propositions étonnantes. À la crudité frontale habituelle, la Suissesse Jasmine Morand oppose un habile dispositif contemplatif et chorégraphique. Dans Mire (au Manège, 16 & 17/02), 12 danseurs et danseuses sont au cœur d’un dodécagone fermé, percé de petites fentes. Le spectateur prend place sur des tapis disposés à l’extérieur, s’allongeant pour regarder le reflet de ce jeu de corps se réfléchissant sur un miroir au plafond. Proximité et distance mariées dans un trouble rapport de regardeur-voyeur face à l’érotisme charnel des interprètes observables par les fines ouvertures dans la paroi nous séparant d’eux. Fascination pour le graphisme symétrique de leurs mouvements reproduisant la multiplicité des reflets d’une galerie des glaces, mais aussi art cinétique créant des formes aussi étranges que tantriques. Héritage des zootropes (dispositifs circulaires qui reproduisaient l’illusion du mouvement par le déplacement rapide d’images décomposées au XIXe siècle), Mire interroge notre regard, pudique ou complice, les fantasmes de multiples possibles et leurs limites afférentes. Perfection des compositions conçues pour le “paradis” ou sensualité organique de l’agencement de corps au sol, à chacun de voir… Depuis Lausanne, le choPoly 206
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jump around To Da Bone, dernière création de (LA)HORDE est un spectacle survolté issu du Hardstyle. Onze danseurs bondissant sur 140 BPM dans des nappes de fumées… Par Irina Schrag Photos de Tom de Peyret
Au Manège (dans le cadre du festival Reims Scènes d’Europe), lundi 13 et mardi 14 février scenesdeurope.eu À Pôle Sud (Strasbourg), mardi 20 et mercredi 21 février pole-sud.fr collectiflahorde.com
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e trio détonne dans le paysage chorégraphique. Marine Brutti, Arthur Harel et Jonathan Debrouwer mènent leur collectif tous azimuts, explorant la danse comme le cinéma en s’intéressant au plus près à la manière dont l’utilisation des réseaux sociaux par les jeunes entremêlent désormais les corps et l’archivage des gestes. La “Post Internet Danse” rebat les cartes, mobilise les foules, anime des révoltes intimes de la jeunesse. Et voilà que ceux qui ont découvert la plupart de ces mouvements et modes sur la toile réactivent les genres issus du Hardstyle et des Hard-Dances (Tekstyle, Shuffle, Hakken et Jumpstyle) dont les variantes forment une chorégraphie hypnotique. Dans l’obscurité du plateau, onze danseurs en jeans et sapes flamboyantes font face au public. L’air d’avoir envie d’en découdre, la rage au cœur, un pas basique effectué en carré millimétré sur un tempo martial donne le La de To Da Bone. Ils donneront tout, se dépouilleront jusqu’à l’os. Né en Belgique et aux Pays-Bas, popularisé mondialement grâce aux plate-
formes comme YouTube, la mode a pris de l’ampleur en une dizaine d’années. Voilà qu’ils livrent un ensemble de pas, de passes, de jumps et de tours sur soi nés dans la solitude de leurs chambres d’ado, migrant ensuite dans les friches urbaines et les parkings sous l’éclairage des phares de voiture bien avant d’investir les clubs, lors de battles à mettre KO n’importe quel amateur de cardio en salle de sport ! Mais (LA)HORDE n’est pas dévote. Succède à cette démonstration inaugurale au tempo endiablé un solo aérien et intime. Si l’on martèle le sol aussi frénétiquement, c’est pour mieux échapper à la gravité qui nous tient lieu de quotidien. Le groupe se disloque, multiplie les tentatives d’élévations en apesanteur. Pour la première fois, ces danseurs de plusieurs nationalités se retrouvent dans une entreprise collective dépassant leurs pratiques isolées. Les chorégraphes appuient d’ailleurs sur la dimension politique du mouvement, sorte de révolte sourde se nichant dans les interstices d’espace convergeant du On Line au In Real Life.
THÉÂTRE
si loin si proche
© Frédéric Desmesure
Au XVIIIe siècle, des géomètres tentaient de tracer la démarcation entre Canada et États-Unis sur le 45e parallèle Nord. Mais leur penchant pour l’alcool de patate rendit la tâche plus compliquée et la frontière plus inégalitaire qu’attendues. De cette anecdote truculente, le metteur en scène Renaud Cojo fait le point de départ d’une réflexion en forme de palimpseste autour des angoisses, fantasmes et traumatismes inhérents aux frontières. Haskell Junction mène au cœur du Haskell Opéra House, un théâtre-bibliothèque posé à cheval sur la limite séparant les deux pays à Stanstead. Il se joue des inepties administratives, de l’absurdité des limites et de leurs – nécessaires – transgressions dans un spectacle en deux temps : un conte politique et déroutant dans une scénographie fantasmagorique de paysage inversé où se mêlent réalité et fiction pour cow-boys modernes englués dans une quête de sens, suivi par un film documentaire revenant sur les lieux emblématiques de cette ville coupée en deux. Patrouilles armées et clôtures se sont déployées depuis le 11 Septembre là où une douce contrebande d’alcool frelaté animait les nuits d’été durant la prohibition. En questions, le vivre ensemble, la notion d’étranger et d’accueil. (D.V.) Aux Bains douches (Montbéliard), vendredi 9 février mascenenationale.com Au Théâtre en Bois (Thionville), du 21 au 23 février nest-theatre.fr
© Jean-Louis Fernandez
le mépris
Depuis son face à face rageur avec Juppé, Christine Angot est devenue l’une des têtes d’affiche cathodique d’On n’est pas couché, réussissant le tour de force de nous rendre sympathique Yann Moix – c’est dire ! Il n’en reste pas
moins que l’écrivaine à succès, qui horripile autant qu’elle fascine, séduit le monde du théâtre. Après Un amour impossible monté par Célie Pauthe (voir Poly n°193 ou sur poly.fr), Richard Brunel s’est récemment attaqué au Dîner en ville de la reine de l’autofiction à la française. Une célèbre actrice et son compagnon (un ingénieur son au chômage) sont invités par un producteur de cinéma touchant aussi à la mode avec une directrice de théâtre de banlieue et une professeure de médecine. Juste après les élections présidentielles, ce repas sent le soufre des vanités et des convenances, des mondanités bienséantes et des dérapages décomplexés. Tout est, comme souvent chez Angot, histoires de domination, de lâchetés et de non-dits. Il y a le mépris social, l’arrogance des gens de pouvoir, l’abîme des inégalités, la cruauté ordinaire. La vertu, comme disait Nietzsche, d’apporter au bûcher d’un condamné son petit fagot à soi. (T.F.) Au Théâtre de la Manufacture (Nancy), du 6 au 9 février theatre-manufacture.fr À La Colline (Paris), du 6 mars au 1er avril colline.fr
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cirque
le jongleur des arts Après le triomphe de Smashed, hommage à Pina Bausch, la compagnie britannique Gandini Juggling revient avec 4 x 4 Ephemeral Architectures mariant jonglage et ballet classique. Entretien avec son directeur artistique, Sean Gandini.
Par Cécile Walschaerts Photo de Ash
À L’Illiade (Illkirch-Graffenstaden), samedi 24 et dimanche 25 février (dès 6 ans) illiade.com Smashed est à redécouvrir à L’Espace culturel Le Parc (Ribeauvillé), samedi 3 mars ribeauville.fr gandinijuggling.com
Pourquoi cette référence à l’architecture dans le titre de votre spectacle ? Le ballet et le jonglage sont des arts éphémères. Dès qu’ils existent, ils disparaissent, alors que ce sont des constructions très complexes qui font appel à des systèmes d’ingénierie. Quand j’étais petit, j’adorais les mathématiques. J’étais très attiré par leur forme artistique que l’on retrouve aussi dans la musique, dans la danse et la jonglerie. Ce qui m’intéresse est de constamment réinventer une esthétique au jonglage. Ludovic Ondiviela, du Ballet Royal de Londres, signe la chorégraphie. Après la danse contemporaine, vous mariez la jonglerie au ballet classique. Comment joindre ces deux univers ?
Le plus simplement possible dans le temps et l’espace, le tout avec beaucoup d’humour. Les danseurs de ballet comprennent très rapidement les objets, les quilles ou les anneaux qui viennent les titiller. Le dialogue s’installe avec les jongleurs. J’ai toujours eu un coup de cœur pour le ballet classique et me suis longtemps demandé ce que donnerait leur rencontre romantique. On imagine plutôt le jonglage dans la rue et le ballet classique dans des salles aux lambris dorés. Est-ce aussi un mariage de cultures ? Ces préjugés sont très intéressants comme points de départ, car profondément ancrés dans notre imaginaire. L’autre jour, j’ai rencontré un gamin de quatre ans dans le train. Il voulait connaître mon métier. Quand je lui ai dit « Jongleur et danseur », il a éclaté de rire. C’était tellement invraisemblable pour lui qu’un homme puisse danser. C’est fou qu’un enfant ait déjà son idée sur ce que la danse ou le cirque doivent être. J’adore déjouer cela. La trame sonore est une création originale de Nimrod Borenstein. Comment s’est déroulée cette collaboration ? Il a créé très vite. Une rencontre, un café et, trois semaines plus tard, c’était prêt. Nous avons pris sa musique, à la fois très contemporaine et néoclassique. Nous aimerions imprimer chaque prouesse du spectacle dans notre rétine, voir et revoir le ralenti pour comprendre. L’éphémère, c’est à la fois époustouflant et décontenançant… Je crois que je fabrique les spectacles que j’aimerais voir. J’adore regarder une création qui me transporte jusqu’aux limites de ma compréhension. Si l’on regarde les chorégraphies de George Balanchine, par exemple, c’est précisément au moment où l’on croit saisir le système qu’il en change.
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serial qui leurrent La BaZooKa, duo formé par Étienne Cuppens et Sarah Crépin, signe la nouvelle création du Ballet de Lorraine : Kayak (l’action se passe en Suède, c’est-à-dire, nulle part). Vous avez dit absurde ? Par Thomas Flagel Photo de La BaZooKa
À l’Opéra national de Lorraine (Nancy), du 21 au 25 février (dès 6 ans) ballet-de-lorraine.eu opera-national-lorraine.fr labazooka.com
Lire Fifty Shades of Dance dans Poly n°203 ou sur poly.fr
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etter Jacobsson, le directeur du CCN Ballet de Lorraine n’a pas froid aux yeux. Après un début de saison anniversaire* sur les chapeaux de roues, il confie le nouveau temps fort de sa troupe aux trublions survoltés de La BaZooKa. La compagnie havraise s’inspire de la pataphysique et d’éléments piochés dans la culture pop (costumes, musique) pour créer Kayak. « La base de notre travail est d’arriver au maximum à retomber dans une atmosphère de jeu enfantin, très sérieux mais débridé », confie Sarah Crépin. « Les situations que nous proposons aux danseurs visent à retrouver cet état. » Sur scène, des personnages typiques (un leader, un assidu et un boulet) vivent dans la fascination pour le bassiste de Kiss et son maquillage fou. Ils veulent monter un numéro sur le tube pop ultra rythmé d’Adriano Celentano, Prisencolinensinainciusol. Une langue imaginaire n’ayant qu’un seul sens, l’amour universel. Autre attribut de cette tribu dont nous suivons les échecs répétés : des chaussures compensées home made, sortes de tongs montées sur des pull-buoy de natation. Des éléments qui avaient déjà nourri Le Ka. De l’art de la contrainte et de l’absurde ? « Notre idée de départ était d’imaginer The Démon de Kiss tombant amoureux de la bou-
langère du coin » rigole Étienne Cuppens. « Puis nous avons fait des improvisations en ayant en tête les vidéos de Vince Taylor, icône rock. Nous avons envie d’un délire entre la période rockabilly, la folie du twist et les utopies des années 1970. » Le tout pour le jeune public, en se laissant guider par ce qu’ils auraient aimé voir lorsqu’ils étaient enfants. « Mais ce ne sont que des contraintes dynamiques », s’empresse de préciser Sarah Crépin. « À nous de ne pas les ennuyer, de capter leur attention et la conserver, ce qui nous éloigne nécessairement de toute complaisance ! Nous souhaitons aussi créer un terrain de dialogue possible entre les générations venant au spectacle, qu’elles aient des grilles de lectures possibles différentes, mais convergentes. » Habitué à bousculer la place du public, le duo s’impose cette fois une frontalité classique, tout en ayant « envie que les gens soient libres d’une façon ou d’une autre. À nous de faire pulser ce besoin de liberté qui représente un défi audacieux et excitant. On rêve tous que les spectateurs se lèvent et cassent leurs sièges comme les blousons noirs aux concerts de Vince Taylor » lâchent-ils, taquins. Ainsi vogue La BaZooKa, en eaux troubles, mais les idées claires.
© Jean Pierre Estournet
sélection scènes
La Vase (en photo) Après s’être longtemps confronté à la dureté du fer ou du minéral, le duo Marguerite Bordat et Pierre Meunier aborde le rivage de la matière molle 31/01-02/02, TJP (Strasbourg) 21 & 22/02, La Filature (Mulhouse) 06-09/03, Les 2 Scènes (Besançon) labellemeuniere.fr
Hôtel Feydeau Après Cyrano de Bergerac en 2015, Georges Lavaudant est de retour avec une adaptation jubilatoire de cinq textes de Feydeau. Si On purge bébé est un classique, on aura aussi plaisir à en découvrir d’autres comme Cent millions qui tombent, comédie inachevée. 06 & 07/02, Maison du peuple (Belfort) legranit.org
Buchettino Librement adapté du Petit Poucet de Charles Perrault par Chiara Guidi et Socìetas Raffaello Sanzio (dès 8 ans). 07 & 10/02, L’Arche (Bethoncourt) mascenenationale.com
Les Reines Londres, 20 janvier 1483. Un climat d’épouvante règne sur le palais : Gloucester s’apprête à assassiner les enfants d’Élisabeth pendant que le roi Édouard agonise. Une pièce de Normand Chaurette mise en scène par Élisabeth Chailloux dans une scénographie bifrontale et un décor avant tout sonore. 06-09/02, La Comédie de l’Est (Colmar) comedie-est.com
Amour et Psyché Cette adaptation signée Omar Porras du mythe fascinant et féérique de Psyché de Molière, emprunte des vers à Corneille, La Fontaine, Apulée et Quinault pour retrouver l’univers premier de cette tragédie-ballet. 21 & 22/02, Le Carreau (Forbach) carreau-forbach.com
musique
souad makossa
© Louis Vincent
Le Bien et le Mal. Le Noir et Blanc. Paul Weller de The Jam et Florent Pagny (sacré grand écart !). Chant en français, anglais et en arabe. L’univers tout en contrastes de Souad Massi (au PréO d’Oberhausbergen, vendredi 23 février) mène l’auditeur dans un pays chaud aux frontières estompées, entre folk mondial et pop mainstream, sonorités venues de Bab el-Oued et influences internationales. Ayant grandi dans une famille de musiciens, son avenir semble tout tracé. Depuis, Souad, qui se produira en trio avec Rabah Khalfa et Medhi Dalil, a su distiller ses chansons orientales dans le paysage musical mondial et impose le respect. Tout comme l’immense Manu Dibango (Le Point d’Eau d’Ostwald), samedi 24 février), rendu célèbre grâce à son tube Soul Makossa qui donne des fourmis dans les jambes des plus réfractaires au jazz. Imparable ! Ambiance African Woodoo assurée avec ce show ayant lieu dans le cadre de L’Afrique Festival, “plateforme de rencontres” créée en 2003 en Angleterre, et pour la première fois en France. (E.D.) L’Afrique Festival, au Point d’eau (Ostwald), au PréO (Oberhausbergen) ou à L’Espace Django (Strasbourg), du 23 février au 29 mars lafriquefestival.com
pomme d’amour Jolie à croquer, Pomme, nouvelle venue dans le vaste monde de la chanson française, tombe de son arbre avec sa pop juteuse et acide. Ballades façon troubadour, folk du XXIe siècle, pop songs à mille temps ou airs néo-yé-yé : haute comme trois Golden (elle a seulement vingt-deux printemps), la chanteuse prend le train de la musique made in France et trace vers le succès à très grande vitesse. Face à sa trogne et à l’écoute de sa voix claire aux accents âpres, tous les garçons et les filles de son âge (ou non) pleurent des larmes de papillon et voient des feux s’allumer dans leurs yeux translucides. Celle qui a fait la première partie de Benjamin Biolay ou de Yael Naim écrit des chansons d’amour (what else ?) riches en fruits mais pleines de pépins. Plus Pink Lady que Boskoop, Pomme rêve de soleil estival éternel – quitte à hiberner – et de prendre la tangente avec un garçon / refuge d’une « antique beauté ». (E.D.)
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Aux Trinitaires (Metz), mercredi 14 février
Au Café de la Danse (Paris), jeudi 15 et vendredi 16 février
À L’Espace 110 (Illzach), samedi 14 avril
trinitaires-bam.fr
cafedeladanse.com
espace110.org
FESTIVAL
i’m freeeee La musique électronique qui n’a pas froid aux yeux et le hip-hot ont leur festival au nom trompeur, Freeeeze, s’étendant sur tout le Grand Est et participant au réchauffement climatique. Mais que fait Hulot ?
Par Emmanuel Dosda Portrait de Davodka
À L’Autre Canal et au Hublot (Nancy), à La BAM et aux Trinitaires (Metz), à La Laiterie et à l’Espace culturel Django Reinhardt (Strasbourg), à la Kulturfabrik (EschSur-Alzette), à La Rockhal (Luxembourg) ou à La Souris Verte (Épinal), du 2 février au 3 mars freeeeze.com
, 2, 3, 4 et 5 : le compte est bon ! Car Freeeeze s’écrit avec cinq “e”, comme eeeelectro ou pépiteeees musicales d’ici ou d’ailleurs. La manifestation organisée par l’association Boumchaka défend des esthétiques sans œillères et des pratiques sans concession, faisant danser neuf villes et une quinzaine de lieux durant une septième édition orientée rap, genre en pleine explosion. « Nous vivons un nouvel âge d’or, peut-être plus passionnant encore que durant les nineties », nous confie Sylvain Mengel, boss de la manifestation. Reste que les artistes conviés ont tous une personnalité à part : ils s’expriment sous une même bannière mais affirment leur originalité. Entre le swing cool de Chill Bump (09/02, 112 de Terville), Sadek – pote de Soprano et compagnon de ciné de Gérard Depardieu – (10/02, BAM de Metz, invité en résidence par le festival) et le rap US mythique et latinesque de Delinquent Habbits (17/02, La Souris verte d’Épinal), difficile de dessiner un portrait robot de la scène hip-hop représentée par Freeeeze tant les contours de son visage sont flous. Accusé, levez-vous ! Pour Davodka (16/02, La Laiterie de Strasbourg, puis le 11/05 à La BAM de Metz), le rap est un engagement, un Vrai combat : le chanteur débarque avec ses explicits lyrics rageurs, son Egotrap, ses beats affutés et livre un hip-hop hexagonal old school. Le Parisien « a vu plus de portes se fermer qu’un témoin de Jehova », mais n’a pas baissé son mic’. Il a encaissé quelques coups et bu de la Corona au petit déj’, multipliant les trous noirs matinaux… et bataille aujourd’hui pour sortir de sa Flemme olympique ! Il partage l’affiche avec Dooz Kawa : un flow et une diction à part, des Contes cruels rappés et une bataille menée contre ses démons. Son credo ? La désobéis-
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sance, car « réinterroger le cadre, c’est une forme d’intelligence ». Goulag Drums Lui aussi, questionne les formes, dans le domaine du son comme de l’image. Ce drôle d’Oizo (02/03, L’Autre Canal de Nancy), maître du non-sens musical et du Nonfilm sur grand écran, a commis une attaque analogique à l’aube de l’an 2000, avec un album ovniesque où il massacre les (flat) beats hiphop à grands coups de cutter numérique. Sa marionnette jaune faisant du headbanging dans une pub Levi’s l’a exposé au très grand public, mais il n’a cessé d’adopter une attitude radicale, sans jamais se prendre au sérieux (écoutez ses titres Bruce Willis is dead ou Goulag Drums), tout en restant reconnaissant envers sa peluche mollassonne et poilue qui continue à faire des featurings sur ses pochettes de disque. Parfois, le producteur electro laisse la place à Quentin Dupieux, cinéaste, qui sort prochainement Au Poste avec Poelvoorde et Orelsan. Dans ses longs métrages, il raconte l’histoire d’un pneu tueur, de flics aussi ripoux que tordus ou décrit un futur où les jeunes se murgent à grosses lampées… de lait. Oizo a imposé un style. Mieux, il a fait des adeptes, comme Ramzy Bédia qui, l’an passé, décrivait la tristesse d’un Hibou solitaire non volontaire. Les morceaux d’Oizo ne battent pas de l’aile, ils nous donnent envie de danser sur la têêêête ! Fort heureusement, Molécule (03/03, le Puzzle de Thionville) fait rebaisser la température et passer d’une ambiance caniculaire à -22.7°C, nom de son nouvel album (qui sort le 16 février) composé au Groenland. Les plages techno-atmosphériques qui le composent sont autant de pistes inouïes pour Inuits. De quoi changer la banquise en dance-fjord.
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musique
nightclubbing Une boule à facettes, des fumigènes et une sono crachant de la discopop à plein tuyau sous les lights : à l’affiche du festival GéNéRiQ, L’Impératrice chasse les idées noires avec sa musique rose bonbon.
Par Emmanuel Dosda Photos de Parker Day
Au Noumatrouff (Mulhouse), vendredi 9 février et à La Rodia (Besançon), samedi 10 février, dans le cadre du festival GéNéRiQ, du 7 au 11 février, dans une soixantaine de lieux atypiques à Belfort, Mulhouse, Montbéliard, Besançon ou Dijon, avec Eddy de Pretto, Les Filles de l’Illighadad, Malik Djoudi, Mouse DTC, Nathan Fake Tricky ou Wire generiq-festival.com À La Laiterie (Strasbourg), mercredi 28 mars artefact.org Au Casino de Paris, mardi 3 avril casinodeparis.fr À L’Autre Canal (Nancy), jeudi 5 avril lautrecanalnancy.fr
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En live comme sur disque, votre musique est d’une grande technicité, impressionnante de précision. Vous êtes des chipoteurs ? Est-ce que nous sommes des maniaques du détail ? Totalement ! Sous couvert d’une pop mélodieuse, nous composons de manière maladive des titres où chaque élément est parfaitement à sa place. James Brown refusait de payer ses musiciens s’ils commettaient des fausses notes : nous ne sommes pas aussi tyranniques, mais presque… L’Impératrice est très influencée par la musique de studio des années 1970 / 1980 comme Chic et Delegation, où tout groove de manière naturelle, avec beaucoup de breaks, de moments où le bassiste et le guitariste vont jouer exactement la même chose sur deux temps avant de repartir dans des directions opposées juste après. Une partie des membres de notre sextet est passée par le conservatoire, avec huit heures de violoncelle par jour : depuis tout petit, ils ont été éduqués à la baguette !
Vous vous sentez isolés dans votre obsession du son ? Oui, la “musique de groupe” se perd depuis l’apparition des machines et des ordinateurs où tout est calé sur une grille. Nous n’aimons pas trop ça. Mis à part les artistes du label Tricatel, peu de gens jouent comme nous, de manière artisanale. Vous êtes même allés chercher le brésilien Eumir Deodato à New York pour les arrangements… Avez-vous été bercés par sa version discoïde d’Ainsi parlait Zarathoustra de Strauss ? Il a signé les sections de cuivres de Kool & the Gang et tout son travail en jazz-funk, disco ou bossa-nova est fantastique ! Bosser avec lui, c’était réaliser un rêve de gosse. Nous partageons la même conception de la musique : très traditionnelle, avec un vrai savoir-faire. La pochette de votre premier album, Matahari, évoque l’esthétique de Jean-
Paul Goude : est-ce un hommage au Nightclubbing de Grace Jones ? C’est surtout un clin d’œil à Grace Jones, au paquet de cigarettes Gitane et à tout un tas d’autres choses que tu ne trouves plus trop aujourd’hui mais qui suscitent toujours autant d’émotion, de mystère et de fantasme, à l’image de Mata Hari, personnage énigmatique, espionne qui retournait sans cesse sa veste. Matahari est en effet insaisissable, oscillant entre balades guimauve, fièvre du samedi soir et dub façon Sly & Robbie… Mata Hari a plusieurs visages ! Nous refusons de nous enfermer dans un unique schéma, préférant explorer différents styles. Aujourd’hui, c’est très dur d’inventer quelque chose de nouveau : nous compilons des musiques qui nous touchent en les exprimant de manière personnelle. Votre album est-il voulu comme une longue BO d’un film qui défile ?
Oui, mais un Tarantino ! Un film comme Jackie Brown, façon Blaxploitation, où il parvient à perfection à faire une relecture de tous les codes du genre. Isaac Delusion est invité sur l’album : ce featuring permet de signifier que Microqlima est une grande et belle famille ? Exactement. Microqlima est un tout petit label et nous sommes tous là depuis le début. L’industrie du disque ne se résume pas à Universal : nous avons aussi des choses à dire. Êtes-vous très fleur bleue, très Nous Deux ? Oui, à l’image de Discovery de Daft Punk qui est assez guimauve et que nous adorons ! Nous n’avons pas peur des émotions premier degré, des mélodies parfaites, des airs évidents à la Cosma, des ritournelles un peu mélancoliques, des génériques de séries…
Matahari, sortie le 2 mars chez Microqlima Records microqlima.cool
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opéra
larmes russes Dans cette nouvelle production d’Eugène Onéguine, chef-d’œuvre de Tchaïkovski, Pénélope Bergeret nous entraîne avec élégance dans les méandres poétiques d’un amour désespéré. Par Hervé Lévy Dessins de costumes de Julie Lance
À l’Opéra-Théâtre de Metz Métropole, du 2 au 6 février opera.metzmetropole.fr À l’Opéra de Reims, vendredi 16 et dimanche 18 mars operadereims.com
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nspiré du roman éponyme de Pouchkine, Eugène Onéguine est une « histoire d’amour qui se finit mal. Les premières mesures de l’opéra sont d’une terrible mélancolie et annoncent la suite… et la fin ! C’est un rendez-vous manqué entre deux êtres », résume Pénélope Bergeret. « Au cours de ma carrière, j’ai été bercée par les musiques de Tchaïkovski », raconte l’ancienne danseuse, « jusqu’à entretenir une puissante relation avec le compositeur. » Sa mise en scène créée à l’Opéra-Théâtre de Metz Métropole (en coproduction avec l’Opéra de Reims) se veut « délibérément classique. J’ai souhaité mettre en place un univers visuel respectant l’époque où l’opéra a été écrit. » Nous plongeons avec délectation dans cette dernière partie du XIXe siècle russe à la mélancolie doucereuse et puissamment tchékhovienne, feu d’artifice terminal d’une aristocratie à l’agonie qui est en train de se rendre compte de son inéluctable disparition… et entend bien profiter encore un peu de l’existence. Les costumes des différents protagonistes oscillent entre altière élégance (version conte de fées
ou tendance folklorique pour les paysans apparaissant au début de l’œuvre) et tentation bling-bling. Le bal de l’Acte II ressemble ainsi à un festival de couleurs joyeuses formant un univers aux accents kitsch qui contraste puissamment avec la tristesse de Tatiana, alors au fond du trou : « Instantanément tombée amoureuse d’Onéguine – qu’elle avait pris pour l’homme idéal de ses lectures de jeune fille de 16 ans – qui l’a éconduite, elle a peutêtre enfin compris qu’il n’est qu’un dandy désabusé et égoïste. » En regard de cette fantaisie, le décor est d’une grande simplicité : des fenêtres, munies de volets s’ouvrant et se refermant. Plus l’action va se développer, plus le plateau deviendra épuré et sombre. Les années ont passé, Tatiana s’est mariée et la raison l’a emporté. À Saint-Pétersbourg, l’héroïne retrouve Onéguine dont elle est toujours éperdument éprise, mais « n’est plus la même. Elle s’est heurtée à la réalité de la vie. Exit la jeune fille naïve. » La femme qu’elle est devenue va à son tour envoyer paître le triste sire de sa jeunesse… pourtant désormais sincèrement amoureux d’elle.
opéra
amours baroques © Herwig Prammer / Opernhaus Zurich
En 2014, naissait la co[opéra]tive structure rassemblant les scènes nationales de Quimper, Dunkerque et Besançon ainsi que le Théâtre impérial de Compiègne pour réaliser des productions lyriques. Après Le Nozze di Figaro de Mozart et Gianni Schicchi de Puccini, le collectif a mis Rinaldo de Haendel en chantier, œuvre virevoltante inspirée de La Jérusalem délivrée du Tasse. À sa création, cet opéra seria fut un succès grâce à une machinerie extraordinairement complexe et des effets spectaculaires, dont un lâcher d’oiseaux sur le plateau ! À la mise en scène, Claire Dancoisne, directrice du dunkerquois Théâtre La Licorne, s’inspire de cet esprit fantasmagorique originel pour servir une histoire d’amour à l’époque de Godefroy de Bouillon. Entre airs pétris d’une douloureuse tendresse (Lascia ch’io pianga) et pyrotechnie martiale des chants guerriers, nous voilà conviés à une épopée opératique sur fond de Croisades dirigée par un des maîtres du genre, Bertrand Cuiller, à la tête de son ensemble, Le Caravansérail. (H.L.)
souffrances romantiques
À l’Opéra (Strasbourg), du 9 au 17 février À La Filature (Mulhouse), vendredi 2 et dimanche 4 mars operanationaldurhin.eu Rencontre avec Ariane Matiakh à la Librairie Kléber (Strasbourg), jeudi 8 février à 18h – librairie-kleber.com
À La Coupole (Saint-Louis), mardi 13 février lacoupole.fr lacoopera.com
© Pascal Perennec - Photographies
Créée à l’Opéra de Zurich l’année passée, cette production de Werther est accueillie en Alsace : la mise en scène de Tatjana Gürbaca prend place dans un sobre et modulable décor de bois clair signé Klaus Grünberg autorisant un huis clos anxiogène et oppressant, mais aussi des échappées belles oniriques. Elle nous livre sa version du personnage, celle d’un héros (incarné par Massimo Giordano souvent entendu dans le rôle), qui a la semblance d’un « dieu tombé sur la terre » débarquant dans la société bourgeoise corsetée des années 1950 marquée du sceau de la petitesse où évolue Charlotte (Anaïk Morel, parfaite dans ce répertoire). Sous la baguette d’Ariane Matiakh se déploie la partition de Massenet, fleuron du “romantisme à la française” et vision éblouissante d’un amour impossible qui se brûle les ailes au feu de la passion la plus absolue. Chacun demeure saisi par l’image finale – où se découvrent d’étranges échos à Amour de Michael Haneke – qui souligne avec brio le propos de l’opéra, sans le dénaturer, manifestant la puissante mélancolie qui l’irrigue en profondeur. (H.L.)
Au Théâtre Ledoux (Besançon), vendredi 9 et samedi 10 février scenenationaledebesancon.fr
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© François Séchet
MUSIQUE
au siècle des lumières Pour comprendre le lien puissant unissant l’Akademie für Alte Musik Berlin, un des meilleurs ensembles de chambre baroques du continent, et le violoncelliste Jean-Guihen Queyras, il suffit de se plonger dans leur disque Vivaldi (Harmonia Mundi, 2011). Y éclate une profonde complicité et une exigence artistique commune : illustration en sera donnée sur scène dans un programme composé de partitions des années 1770-1780 où voisinent réminiscences classiques de l’Ancien Régime et échappées belles vers le XIXe siècle. L’auditeur découvre le pionnier Concerto pour violoncelle et orchestre n°2 de Haydn – qui annonce les extases roman-
tiques dès 1783 – et son altière Symphonie n°52 (1771), mais aussi la Musica notturna delle strade di Madrid de Luigi Boccherini, une œuvre de 1780 décrivant, selon son auteur, « la musique que l’on entend la nuit dans les rues de Madrid : elle commence par la sonnerie de l’Ave Maria jusqu’au couvre-feu. » Plus rare est le Concerto pour violoncelle en do majeur de Pleyel, lumineux chef-d’œuvre écrit juste avant la Révolution. (H.L.) À L’Arsenal (Metz), vendredi 23 février arsenal-metz.fr — jeanguihenqueyras.com
© Marco Borggreve
méditations
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Pour ce concert placé sous la baguette de son directeur musical, Marko Letonja, l’Orchestre philharmonique de Strasbourg accueille le virtuose Pierre-Laurent Aimard pour interpréter le Concerto pour la main gauche (1932) écrit par Maurice Ravel à la demande du pianiste autrichien Paul Wittgenstein qui avait perdu son bras droit au cours des combats de la Première Guerre mondiale. Précis, altier, bouillonnant d’émotion, le pianiste français entraînera le public dans les arcanes d’une œuvre à la semblance d’un fascinant tourbillon flamboyant au zénith de la douleur humaine. Autres méditations philosophiques en musique, L’Ascension de Messiaen (1935) est une page profondément chrétienne, tandis qu’Also sprach Zarathustra (1896) de Richard Strauss possède pour ambition, selon les mots de son auteur, de « tracer un tableau du développement de la race humaine depuis ses origines… jusqu’à la conception nietzschéenne du Surhomme ». (H.L.) Au Palais de la Musique et des Congrès (Strasbourg), jeudi 8 et vendredi 9 février philharmonique-strasbourg.eu — pierrelaurentaimard.com
sélection musique Amitié ou rivalité ? Jacques Mercier et l’Orchestre national de Lorraine accueillent le pianiste Adam Laloum pour le Concerto pour piano n°2 de Brahms. Aussi au menu la Symphonie n°7 de Dvořák. 16/02, L’Arsenal (Metz) orchestrenational-lorraine.fr
Händel Festspiele Est rendu hommage au compositeur baroque pour la 41e année avec notamment une nouvelle mise en scène de son opéra Alcina. 16/02-02/03, Badisches Staatstheater (Karlsruhe) staatstheater.karlsruhe
Jessica 93 & J.C. Satàn Les deux mauvaises graines de Born Bad, label fêtant ses 10 ans d’activisme rock, en concert. 17/02, La Laiterie (Strasbourg) artefact.org 15/03, Les Trinitaires (Metz) trinitaires-bam
Les sœurs Labèque
Katia Kabanova Un couple, une belle-mère terrible, et l’amour pour un jeune homme, désir irrépressible qui chasse toute convenance ou idée de péché. Reste cette Volga que traversent des ombres dans l’opéra de Janáček ici mis en scène par Philipp Himmelmann. Jusqu’au 06/02, Opéra National de Lorraine (Nancy) opera-national-lorraine.fr
Der Sturm Attention événement avec ce rare opéra de Frank Martin adapté de la pièce éponyme de Shakespeare. Jusqu’au 25/09, Saarländisches Staatstheater (Sarrebruck) staatstheater.saarland
Orelsan Faisons simple. Basique. Orelsan n’est plus un paria, cible de tous ceux qui confondent fiction et réalité, mais un « auteur » apprécié, capable de transformer avec humour la lose en or. Voir Poly n°205 ou sur poly.fr 08/02, Galaxie (Amnéville) le-galaxie.fr 10/02, Zénith (Dijon) zenith-dijon.fr 01/03, Zénith Europe (Strasbourg) zenith-strasbourg.fr
Come Bach Un concert-spectacle pour narrateur et ensemble baroque autour de la vie de Jean Sébastien Bach. 15/02, Salle Europe (Colmar) salle-europe.colmar.fr 48
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Les jumelles du piano interprètent le Concerto pour deux pianos de Bruch en compagnie du prestigieux Royal Concertgebouw Orchestra placé sous la baguette de Semyon Bychkov. 18/02, La Philharmonie (Luxembourg) philharmonie.lu
Disiz
(en photo)
Le rappeur se réinvente en plongeant dans le Pacifique : productions inspirées (parfois signées Stromae), beats acérés, mots pesés… La Peste nous invite à un gros splash à vivre en live ! 02/03, La Laiterie (Strasbourg) artefact.org 03/03, Le Moulin de Brainans moulindebrainans.com
Bagarre Dans son (fight) club, le collectif arty mixe techno gabber et rap fracassé. Aïe, Bagarre cogne dur, fort et entre dans le game en distribuant claques et gnons en béton armé à tous ceux qui restent accoudés au bar. Il va y avoir des morts sur le dance-floor… Préparez les civières ! 08/03, La Laiterie (Strasbourg) artefact.org 29/03, La Vapeur (Dijon) lavapeur.com 10/04, La Cigale (Paris) lacigale.fr
ART CONTEMPORAIN
black mirror Fabien Giraud et Raphaël Siboni viennent de boucler la première saison de leur série 2045 - 1542 (A History of Computation). À découvrir, non pas sur Netflix, mais au Casino Luxembourg.
Par Emmanuel Dosda
Au Casino Luxembourg jusqu’au 15 avril casino-luxembourg.lu
Légende 1922 − The Uncomputable Fabien Giraud et Raphaël Siboni The Unmanned saison 1 épisode 4, 2016 Courtesy les artistes
L
a production cinématographique actuelle explore plus que jamais l’intelligence artificielle, déjà largement questionnée dans la fantastique odyssée spatiale de Kubrick, 2001, en 1968 ! La revanche des robots sur l’homme est au centre de nombreuses fictions et l’univers décrit par Real Humans ou Black Mirror n’est pas si éloigné de la réalité. Il existe d’ailleurs un moment précis où les machines auront définitivement réussi à s’émanciper : 2045, date prophétisée par Ray Kurzweil, une des têtes fumeuses, pardon, pensantes, de Google. Logique que le domaine de l’Art contemporain se saisisse de ces sujets, ainsi que de la forme de la série, en réelle explosion cette dernière décennie. En 2014, le duo de plasticiens Fabien Giraud et Raphaël Siboni s’est attaqué à une entreprise d’envergure, entamant trois saisons de feuilletons de 26 minutes chacun, coproduits par Le Casino luxembourgeois, sous le titre The Unmanned. Impossible à pitcher, ce projet pharaonique a l’ambition de retracer l’histoire de l’informatique et d’imaginer les évolutions
et révolutions qui lui sont liées. « Comment garder le contrôle sur la machine ? », s’interroge Kevin Muhlen, directeur du Casino. « Quels impacts ont eu les avancées technologiques sur la société ? », se demande le tandem au cours des huit épisodes commençant, après un prologue (0000 – The Axiom) par la fin (2045 – The Death of Ray Kurzweil), soit à la mort (relative) du « promoteur d’une immortalité technologique ». Le dernier épisode fait un focus sur 1542, à l’arrivée des premiers conquistadors sur un territoire qui deviendra la Silicon Valley, berceau de l’informatique. Entre les deux dates clefs, les épisodes contemplatifs, parfois abstraits (des très gros plans), toujours d’une grande plasticité (impossible de les imaginer un jeudi soir en prime time), s’arrêtent sur différents moments notables : la révolte des Canuts lyonnais face à l’arrivée de l’automatisation dans la fabrication de pièces de tissu ou l’échec et mat de Kasparov, champion battu, pour la première fois, par l’intelligence artificielle, en 1997. Ordinateur : 1. Humain : 0. Poly 206
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pièces de collection Foire internationale d’Art moderne et contemporain de référence, art KARLSRUHE rassemble quelque 215 galeries venues de 14 pays. La Collection Frieder Burda est l’invitée d’honneur de sa 15e édition : rencontre avec Judith Irrgang qui est à sa tête et Henning Schaper, directeur depuis mai 2017 du musée qui la présente au public à Baden-Baden.
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Par Hervé Lévy et Sarah Krein
Au Parc des expositions (Karlsruhe), du 22 au 25 février art-karlsruhe.de America! America! au Museum Frieder Burda (BadenBaden) jusqu’au 21 mai (voir Poly n°204 ou sur poly.fr) museum-frieder-burda.de Retrouvez l’entretien complet sur poly.fr
Légendes 1. Sigmar Polke, Porträt Frieder Burda 1996, Museum Frieder Burda, Baden-Baden © The Estate of Sigmar Polke, Köln / VG Bild-Kunst, Bonn 2018 2. Portrait de Henning Schaper © Museum Frieder Burda
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Comment décrire les liens unissant la collection rassemblée par Frieder Burda – qui compte plus de mille pièces – et le musée que vous dirigez à Baden-Baden ? Henning Schaper. Sans collection, pas de musée (rires). Elle sert de fondement à nos expositions temporaires, mais nous allons largement au-delà. Certains visiteurs sont déçus, car ils viennent à Baden-Baden pour la voir : c’est pourquoi une pièce du Musée lui sera désormais consacrée en permanence, permettant d’en découvrir des œuvres phares. Pourquoi présenter une partie de la collection à art KARLSRUHE ? HS. Nous avons souhaité nous ouvrir vers l’extérieur. C’est dans ce sens également, par exemple, que certaines expositions essaiment dans l’espace urbain de Baden-Baden, comme celle qui avait été consacrée au photographe JR ou la monographie dédiée à James Turrell qui débutera en juin. Judith Irrgang. Nous collaborons aussi avec d’autres institutions : une œuvre de la
collection est ainsi présentée en permanence au Festspielhaus. Actuellement, c’est une photographie de Gursky. Comment construire une exposition sur une foire d’art ? HS. Nous ne voulions pas que notre espace d’exposition ressemble au stand d’une galerie lambda et souhaitions montrer le côté éminemment personnel d’une collection. Elle reflète la vision et les goûts d’un homme, Frieder Burda. JI. C’est pour cela que nous avons créé un chaleureux salon privé de presque 400 m2, véritable havre de paix au cœur de l’effervescence de la foire. On rentre dans l’espace dédié à la collection comme dans une maison : dans l’antichambre, se trouvent des fauteuils, des livres… Ensuite la visite se poursuit à travers quatre pièces. Quelles œuvres avez-vous choisi d’y installer ? JI. Nous avons travaillé main dans la main avec la famille Burda avec, comme idée directrice, de créer une communication entre
EXPOSITION
les œuvres exposées. Nous avions envie de raconter des histoires au visiteur : dans la première pièce, nous entrons dans l’intimité de Frieder Burda avec notamment un portrait du collectionneur signé Sigmar Polke, qui était un de ses amis, et d’énormes roses – symbolisant son amour pour l’Art – qu’il avait commandées à Isa Genzken. Une des œuvres emblématiques de la collection y est aussi installée, une toile de Kirchner que Frieder Burda a reçu de son père. HS. C’est aussi un clin d’œil à notre exposition Die Brücke qui se tiendra cet automne. Comment caractériser la collection ? JI. Elle possède une certaine sensualité : on n’y trouve pas d’art qui fait peur ou traumatise, qui fait se détourner le spectateur. La notion de plaisir esthétique est centrale. Que va-t-on trouver dans les autres salles ? JI. Il sera question de transcendance, du fait que deux pôles opposés peuvent créer quelque chose : dans une sculpture de Willem de Kooning on découvre, par exemple, un couple, homme et femme, dont les formes semblent venir d’une même soupe primitive. Dans la dernière pièce, on s’intéressera à l’aspect politique de la collection avec Tent and child de Malcom Morley représentant un enfant réfugié ou My Fatherland Can Fuck Your Motherland de William Copley. HS. Pour résumer, cette présentation est une coupe transversale dans la collection qui raconte en même temps une histoire. Il est toujours fascinant de voir ce que peuvent faire les différentes œuvres quand vous les mettez ensemble. On a pu créer un dialogue entre des pièces de la collection des années 1970 et des acquisitions récentes. Est-ce que cette présentation au cours d’art KARLSRUHE illustre votre philosophie de directeur du Musée ? HS. Tout à fait ! Dans une entreprise, le rôle du gérant est la maximalisation du profit. Une institution culturelle, un musée, ne peut pas faire du bon travail avec cet objectif en ligne de mire. Je ne crois pas aux vertus de l’exposition blockbuster. Pour moi, ce qui compte est la maximalisation de l’avantage retiré par le visiteur : ce que vous montrez dans le musée doit profiter le plus possible à chacun. L’Art enrichit l’existence et aide à affronter ses défis.
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Ce que vous montrez dans le musée doit profiter le plus possible à chacun. L’Art enrichit l’existence et aide à affronter ses défis. Henning Schaper
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combas rock Dans l’exposition collective Rock’n’roll de la Fondation FernetBranca, la star se nomme Robert Combas. Rencontre avec l’artiste emblématique de la Figuration libre.
Par Hervé Lévy Portrait de Robert Combas par Geoffroy Krempp pour Poly
À la Fondation Fernet-Branca (Saint-Louis), jusqu’au 18 février fondationfernet-branca.org combas.com
Légende Le Velvet Underground, 1990
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I
nterviewer Robert Combas ressemble à un sport extrême. Vous lui posez une première question, évoquant les Démodés, groupe de rock dadaïste fondé en 1978 avec Ketty et Buddy Di Rosa – frère d’Hervé –, et le voilà parti. Accent du Sud et verbe haut, sa logorrhée est un tourbillon dans lequel son esprit, rebondissant comme une super balle, passe d’un joueur de foot de l’Ajax des années 1970 aux boîtes de nuit (« Les gens ne savent plus danser, vous avez remarqué ? »), avant de partir dans une autre direction : « Au fond, je suis un fainéant », assène-t-il. Heu… Où en étions-nous, déjà ? Hyperactif qui « s’emmerde très vite », l’artiste est reparti sans reprendre haleine, alors qu’il a été impossible de poser une deuxième question, tant son débit est dense. « Ma peinture, c’est du rock », affirme-t-il. « Et réciproquement », lui répond-on, coupant le flot des mots, recueillant un regard d’approbation. Il suffit pour le constater de voir un concert des
Sans Pattes, duo créé avec Lucas Mancione en 2011 proposant d’improbables shows, entre music-hall déjanté et performance sonore avec de gigantesques guitares en carton plume décorant la scène et des images projetées. « Nous faisons de la magie avec trois bouts de ficelle. » À la Fondation Fernet-Branca, de saisissantes photographies signées Harald Gottschalk témoignent de ces concerts à côté d’immenses toiles représentatives de l’art de Combas – dont une magnifiant le Velvet Underground –, reconnaissables au premier coup d’œil, entre BD punk, art brut, street art tendance Keith Haring, vases grecs de la période géométrique et 1 001 autres références qui s’imbriquent, se contaminent, jouant les unes avec les autres. Étudiant aux Beaux-Arts de Montpellier au milieu des années 1970, il voulait appeler son style « la Peinture fun. Mais l’anglais, bon, bof. En français, j’ai cherché : ça donne “peinture agréable et décontractée”. C’est pas mal. Enfin maintenant,
Thomas Lévy-Lasne, La Fête 21, 2011
j’aime bien. » C’est Ben qui trouvera le nom du mouvement : la Figuration libre (dans un article paru dans Libé à l’occasion de l’exposition 2 Sétois à Nice où il est aux côtés d’Hervé Di Rosa). « Intellectuellement, c’est le plaisir de faire ce qu’on veut », se marre Robert Combas, pas prêt à se laisser enfermer dans un carcan, même s’il juge que certains de ses anciens petits camarades ont pris d’autres directions, comme François Boisrond : « Nous étions dans le même truc, mais aujourd’hui il est ailleurs, faisant une sorte de pointillisme pré-conceptuel. » Il poursuit, intarissable, évoquant sa rencontre avec Michel Houellebecq, puis passant au monde de l’art : « Il y a beaucoup d’aventuriers dans l’Art contemporain. Tu prends n’importe qui dans la rue : il peut décider de travailler dans ce milieu, il n’y connaît rien. Il y en a plein comme ça. » Le peintre revisite l’art de la conversation, charriant les mots avec bonheur, balançant des pépites sémantiques, assénant quelques vérités sur un mode lyrique, loin, terriblement loin du discours formaté, sec et pontifiant, de bien des plasticiens. Et de citer le dernier film d’Alejandro Jodorowsky, Poesía Sin Fin qui explique tout en somme : « En le voyant, je me suis aperçu que je n’étais pas peintre, ni musicien. Enfin aussi. Mais surtout et essentiellement poète. »
autres rockers Deux autres artistes sont présentés avec Robert Combas dans l’exposition. Le visiteur découvre ainsi le travail photographique et éditorial de Benoît Grimbert autour des figures que sont Ian Curtis, David Bowie et Nico avec trois promenades métaphoriques à Manchester ou Berlin, entre télescopage temporel et rêverie mélancolique. À leur côté, les éblouissantes aquarelles de petit format de Thomas Lévy-Lasne tirées de la série La Fête ressemblent à des instantanées houellebecquiens : images de soirées arrosées dans lesquelles les personnages – beaux représentants de l’homo festivus saisis dans leur splendide isolement au milieu de la foule – ne croisent jamais le regard du visiteur. benoitgrimbert.fr – thomaslevylasne.com Poly 206
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exposition
Julie Luzoir © Stefania Becheanu
Par Daniel Bernard
À la Galerie de l’ÉSAL, la Galerie de l’Arsenal et Saint Pierre-Aux-Nonnains (Metz), jusqu’au 4 mars metz.fr – quattropole.org
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Robert Schuman, grand artisan de l’Europe il y a sept décennies, se voit rendre un hommage artistique avec le Prix d’Art contemporain portant son nom depuis 1991. Quatre villes (Luxembourg, Sarrebruck, Trèves et Metz), six institutions (la Villa Vauban, l’École Supérieure d’Art de Lorraine, la Stadtgalerie…) et quatre commissaires ont sélectionné seize artistes qui ont produit expressément une
œuvre pour la manifestation s’étendant cette année en trois lieux messins : Morgane Britscher, François Génot Gertrud Riethmüller, Mary-Audrey Ramirez ou Salman Rezai. Certains s’emparent de la notion de territoire, chère au QuattroPole (réseau des quatre villes transfrontalières), mais chacun a laissé libre cours à son imagination.
souvenirs, souvenirs Organisée au Musée de La Cour d’Or de Metz en partenariat avec Les Journées européennes de la culture juive, l’exposition dédiée aux Traces d’exils et de lumière d’Alain Kleinmann explore la mémoire des peuples. Par Emmanuel Dosda
Au Musée de la Cour d’Or (Metz), jusqu’au 26 février musee.metzmetropole.fr
Légende Suspensions II, photo Jorge Luis Aguilar
* La nouvelle entrée sera inaugurée la semaine du 14 au 18 mai, avec une ouverture au public pour la Nuit des musées, le 19 mai
D
ans l’espace habité (hanté) par les photos, sculptures, peintures ou, parfois, tout ça à la fois d’Alain Kleinmann, les esprits semblent souffler, “brouhahater” doucement, brisant un silence pesant. Face aux mille visages photographiés qui emplissent les cimaises, Claire Meunier, conservatrice du Patrimoine, évoque « une thématique globale déclinée en fonction des médiums », des sujets qui traversent l’œuvre d’un artisan très apprécié par Louis Aragon. L’homme de lettres perçoit le travail de son ami comme « un sentier pétri d’humanité chaude et douloureuse qui bouleverse par sa vérité plastique et poétique. » Les travaux du plasticien entrent en résonance avec le musée et son histoire. La notion de souvenir est le principal fil rouge de ses travaux, faisant écho à l’institution muséale, « gardienne des traces du passé qu’elle révèle après avoir été longtemps effacées », notamment dans la section archéologique de La Cour d’Or, rappelle Claire Meunier. Aussi les vieux livres, recouverts de peinture ou moulés dans du plâtre, sont très présents ici, comme des clins d’œil à la future entrée du Musée* qui se fera par l’ancienne bibliothèque municipale située dans la Chapelle des Petits-Carmes. Kleinmann est un artiste ayant une sensibilité similaire à celle de Christian Boltanski et un
vocabulaire proche de ce grand interrogateur de la mémoire auquel il est difficile de ne pas songer, surtout devant ses installations incluant des photos du XIXe siècle jaunies par le temps. Suspensions II se présente comme un essaim de clichés usés par les années, recouverts de fragiles feuilles de thé et collés au mur. Le temps semble suspendu lorsqu’on observe cette nuée de personnages surgissant du d’antan. Toutes les images anciennes, collectées par l’artiste depuis des décennies, ainsi que des landaus d’âge canonique, des livres aux reliures en épais cuir et pièces de mobilier qu’il aurait pu emprunter à ses arrière-grands-parents, composent la palette dans laquelle il trempe son imaginaire pour peindre des destins individuels et collectifs. Il s’agit d’« un alphabet » permettant de raconter de petites ou de grandes histoires dans des installations figées en un camaïeu de couleurs passées, comme les corps retrouvés à Pompéi. Lorsqu’il montre une famille s’apprêtant à partir en voyage, on ne peut s’empêcher de songer à la migration, forcée ou non, de populations d’hier ou d’aujourd’hui. Fortement marqué par la Shoah, il exorcise le mal par le geste artistique. Car, questionne Claire Meunier, « qu’est-ce que l’Art sinon un moyen de surmonter les pires événements en créant de la beauté ? » Poly 206
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collectif éphémère Premier volet d’une série d’expositions dédiées à la scène artistique émergente, Plein jeu #1 secoue nos habitudes (et celles des artistes) au Frac Champagne-Ardenne.
Par Raphaël Zimmermann
Au Frac Champagne-Ardenne (Reims), du 15 février au 29 avril frac-champagneardenne.org Rencontre avec l’artiste Manon Harrois avec pour thème “L’improvisation comme une stratégie de survie. Formes de feu l’œuvre”, mercredi 21 février à 18h30
Légende David Posth-Kohler, Idéal Standart (photographie Annapurna, Népal, 5416 m d’altitude © François Heydacker)
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a nouvelle directrice du Frac Marie Griffay a invité de jeunes artistes en résidence « pendant le montage de l’exposition pour construire-déconstruire ensemble une œuvre commune-individuelle ». Voilà de quoi bouleverser les codes : proposer à des artistes, individualistes par essence, de bosser ensemble dans un collectif à durée déterminée (et à géométrie variable). Construire ensemble l’exposition permettra à un vent nouveau de souffler sur le withe cube. Que va-t-il sortir de ce processus collaboratif ? Les œuvres vont-elles entrer en résonnance ? Le groupe révélera-t-il les identités de manière encore plus marquée ? Ils sont dix à se prêter au jeu, pour la plupart nés dans les années 1980. On retrouvera notamment Manon Harrois dont les œuvres, work in progress permanent interrogent souvent la société d’ironique manière (comme Investir dans la pierre réa-
lisé en partie avec des morceaux de calcaire provenant du cimetière de Troyes) ou le plasticien voyageur David Posth-Kohler. Il a notamment créé un sac à dos en faïence illustrant son credo : réinventer des objets d’une grande banalité en déplaçant leur utilisation initiale vers une fonction poétique. Le public découvrira aussi Pablo Réol et ses collages digitaux rutilants qui donnent à réfléchir sur le monde contemporain : un radiateur est attaché à un tas de bois, des cailloux cachent un empilement de containers, des bidons d’huile flottent dans les rues d’une mégapole, un vélo volète devant une centrale nucléaire… Notre coup de cœur ? Mükerrem Tuncay dont le travail « traite des questions d’écologie, de féminité, d’existentialisme et de politique identitaire », affirme celle qui est « influencée par l’éco-féminisme, le transhumanisme, la théorie du big data et les manifestes de données biophysiologiques. »
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sens dessus dessous Pour son 80e anniversaire, Georg Baselitz est célébré par une double rétrospective bâloise. Quelque 90 peintures et 12 sculptures monumentales ont envahi la Fondation Beyeler, tandis que le Kunstmuseum explore l’œuvre dessiné. Par Hervé Lévy
À la Fondation Beyeler (Riehen / Bâle) et au Kunstmuseum Basel, jusqu’au 29 avril fondationbeyeler.ch kunstmuseumbasel.ch
Légendes 1. B pour Larry, 1967, collection Friedrich Christian Flick © Georg Baselitz, 2018 Photo: St. Rötheli, Zürich 2. Chambre à coucher, 1975, collection particulière © Georg Baselitz, 2018 Photo : Jochen Littkemann, Berlin
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onférence de presse monstre à la Fondation Beyeler : des centaines de journalistes sont réunis pour écouter le patriarche Baselitz, tous exaltés par ses toiles immenses et par la présence du maître. Le parcours débute avec celles qui le firent connaître dans les sixties, catharsis pour l’histoire mouvementée et violente du XXe siècle, qui vient rappeler que Hans-Georg Kern – son vrai nom – fit ses premières armes picturales dans les écoles des Beaux-Arts de la RDA du réalisme socialiste. Il passe à la moulinette l’imagerie du Héros (du nom d’une de ses plus célèbres séries) avec des soldats disproportionnés, étrange mélange entre le hiératisme totalitaire et l’expressionnisme d’Otto Dix. Baselitz explose alors les conventions du portrait classique, poursuivant le mouvement dès 1966 avec ses “tableaux fracturés” dans lesquels le motif est éclaté façon puzzle en lignes parallèles ou dans tous les coins de la toile, comme dans un kaléidoscope. Il continue à
briser les conventions, renversant l’image en 1969 pour résoudre « le problème du tableau en tant qu’objet », nous expliquait-il, patient, il y a quelques années et « en représentant les objets sans la signification qu’ils peuvent avoir ». C’est devenu sa marque de fabrique, ici explorée à l’envi, des origines à des pièces de 2017 aux lignes élémentaires. Pensons à Avignon ade où se découvre le corps de l’artiste, comme coupé en deux d’un coup de hache, dont la complexion délicate contraste puissamment avec un fond noir. À coté de cela sont installées d’immenses sculptures de bois, têtes peintes et crevassées, corps mal dégrossis, comme criblés de balles. Quelques minutes de bus et nous voilà au Kunstmuseum Basel où sont montrés une centaines de travaux sur papier permettant au visiteur de plonger dans la processus de création : le trait file, libéré des contraintes de la peinture, permettant de mieux apprécier le travail de Baselitz dans une orgie expressive. Poly 206
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eames are my reality Le plus célèbre couple de l’histoire du design est fêté dans un événement en quatre volets intitulé An Eames Celebration, histoire de constater que son génie a produit bien plus que des chaises, imprégnant de nombreux champs du réel. Par Hervé Lévy
An Eames Celebration chez Vitra (Weil am Rhein), jusqu’au 25 février The Power of Design au Vitra Design Museum Play Parade dans la Gallery du musée (jusqu’au 11/02) Kazam ! au Vitra Schaudepot Ideas and Information à la Caserne des pompiers design-museum.de
Légende Charles et Ray Eames, clichés du film Powers of Ten : Un film qui parle de la taille relative des choses dans l’univers, 1977 © Eames Office LLC
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itra se met à l’heure de Ray et Charles Eames : exposition pour les petits (Play Parade), présentation des évolutions successives de leurs différents meubles et des instruments utilisés pour les réaliser (Kazam !) ou encore focus sur leur œuvre cinématographique (Ideas and Information). Le cœur du dispositif est à découvrir dans The Power of Design où le visiteur comprend « que le couple n’a pas uniquement révolutionné le design, mais aussi inventé le concept moderne de l’exposition, commissionnant des événement de manière inédite, ou été pionnier dans la réalisation de films », explique la commissaire Jolanthe Kugler. Dans un parcours chronologique, se déploient les tentatives pour mouler du contreplaqué qui ont permis, au cours de la Deuxième Guerre mondiale, de créer des attelles pour les soldats, prélude à un déluge de chaises et autres banquettes ici montrées, pièces à la fois fonctionnelles et sexy représentatives d’un séduisant easy living. On craque pour les réalisations en résine de polyester et fibre de verre destinées au concours international organisé par le Museum of Modern Art de New York en 1948 “Low-Cost Furniture Design” et pour deux fauteuils uniques décorés par leur pote Saul Steinberg qui en souligne
les courbes, dessinant une femme ou un chat sur la coque de plastoc. Mais la partie la plus intéressante de l’exposition présente les films du couple dont l’hallucinant Glimpses of the USA. Projeté sur sept immenses écrans en Union soviétique, en 1959, ce court métrage composé de plus de 2 000 images s’enchaînant dans un déraisonnable diaporama de propagande a été réalisé pour montrer le succès de l’American way of life : alignements de nœuds autoroutiers à l’envoûtante géométrie, de suburbs avec leurs maisonnettes proprettes et leurs pelouses impeccables, de gratte-ciel vertigineux ou encore de jolies filles saines & sportives dans une réalisation cool. Autre grand moment, le culte Powers of Ten (1977) : un couple pique-nique dans un parc, la caméra le surplombe dans un plan façon drone, puis monte, monte, monte… Sur le côté de l’écran, un compteur indique son éloignement (jusqu’à 100 millions d’années-lumière). Elle redescend ensuite jusqu’à entrer dans la peau des protagonistes, plongeant au cœur des cellules, puis des atomes. Un voyage éminemment pascalien en neuf minutes, de l’infiniment grand à l’infiniment petit avec pour matrice… le couple middle class américain.
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trou story Sylvestre Bouquet et Grégoire Carlé, ex-Arts déco strasbourgeois, ont tiré une BD co(s)mique, Trou Zombie, d’une résidence à Jacmel (Haïti) soutenue par le CEAAC dont le but était de chercher « l’extase vaudoue ». Rencontre avec un duo de babtous revenu indemne d’« un long voyage initiatique dans les entrailles des tropiques ».
Par Emmanuel Dosda
Dédicace chez Ça va buller (Strasbourg), samedi 3 février canalbd.net Rencontre / vernissage de l’exposition de planches du duo (en partenariat avec Poly), au CEAAC (Strasbourg), samedi 3 février (expo les 3 & 4 février) ceaac.org
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ous devions retrouver le duo près d’un étang dans le quartier strasbourgeois de Kœnigshoffen, dans un club house géré par l’Association agréée pour la Pêche et la Protection du milieu aquatique où Grégoire et Sylvestre ont leurs petites habitudes. On n’a rien contre les carpes, ni même la belote (des tournois y sont régulièrement organisés), mais nous avons préféré leur donner rendez-vous au CEAAC, car c’est là que tout à commencé, ou presque. Il faut remonter un
tout petit peu la pendule jusqu’au début des années 2010, dans les hauteurs d’une forêt vosgienne, un « haut lieu tellurique » trouvé dans vieux bouquin écrit par un radiesthésiste recensant les coins « vibratoires » d’Alsace. Près d’une roche branlante où l’on jugeait les femmes adultères, après quelques verres de vin, les deux aventuriers du dimanche montent un bobard à raconter à l’organisme versant des revenus aux artistes. Le lendemain, Sylvestre dévoile son projet (foireux) à son conseiller qui trouve fantastique l’idée (bidon) de se rendre en Haïti. Les choses deviennent vite sérieuses lorsque le CEAAC offre l’opportunité d’envoyer ces deux « gros hipsters » pâlots (l’insulte qu’ils se balancent durant leur séjour) en terre inconnue pour une « quête spirituelle » au pays des esprits frappeurs et farceurs. Choc culturel Quatre mois, c’est long, surtout quand le choc culturel et thermique est costaud. « Il faisait 45° sur le tarmac » se rappelle le tandem, cueilli à sa sortie de l’avion par une escorte de militaires armés, missionnés par l’ambassade. Pas très détendue, l’entrée en matière, d’autant plus que la malle remplie de matos pour dessiner et organiser des ateliers à Jacmel reste bloquée à la douane de Port-au-Prince et qu’il faudra sortir son porte-feuille pour récupérer le colis. Il y aura bien d’autres bakchiches et arnaques à « Mickeys » ! Sylvestre, spécialisé dans la gravure, et Grégoire, qui a déjà signé une poignée de BD auto-qualifiées de « psychédéliques » pour L’Association, ressemblent parfaitement à leurs avatars de papier : le premier, est un longiligne barbu flippé de la page blanche, tandis que le second est un flegmatique moustachu à grosses lunettes. Tous deux sont des « zozos blancs » qui ont eu la trouille de se consumer « à
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petit feu dans le chaudron créole » comme ils le racontent dans leur bande dessinée, aussi belle que composite. Les chapitres de ce cadavre exquis, sentant l’alcool de canne à sucre, se répondent dans un ping-pong stylistique. Les planches réalisées par l’un et l’autre aventurier en herbe « en quête de transcendance » alternent dans une langue poétique, ironique et littéraire, sans doute guidée par Henry Miller, Hunter S. Thompson et John Fante, trio de choc ayant accompagné les insomnies des deux auteurs. Leurs dessins se nourrissent de la tradition picturale naïve locale, des masques carnavalesques en papier mâché ou des éléments d’architecture ornementale très éloignés de « l’épure occidentale ». Expérience mystique Trou Zombie n’est pas un reportage sur le pays, sa pauvreté et « la fatalité de son schéma social archaïque », mais un recueil d’impressions de « deux petits blancs dans l’enfer haïtien », se marrent-ils. Entre mo-
ments d’ennui, de doute et d’errance (concept totalement étranger aux autochtones), la BD décrit des visites de lieux (soit disant) magiques et des cérémonies vaudoues nocturnes « très codifiées » avec chants, chœurs de prêtresses, offrandes diverses et figures ésotériques faites à la farine sur le sol. Les esprits (Loas) sont conviés à descendre sur terre, voire à habiter les participants à ces longues messes exutoires. On ne saura jamais ce qui s’est réellement produit cette nuit-là, mais durant une séance, Sylvestre s’est « retrouvé à quatre pattes au milieu d’individus [le] nourrissant de légumes », comme un chien possédé ! Littéralement « chamboulé par ce nouveau monde », le duo réfléchit à une prochaine destination pour un nouveau road trip dans un univers exotique. Ils songent au fameux étang de pêche de Kœnigshoffen, mais doivent d’abord trouver un interprète sachant parler le dialecte alsacien, un guide connaissant les coutumes indigènes. Pourvu qu’ils ne se fassent pas envoûter.
Trou Zombie, édité par L’Association (21 €) lassociation.fr
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les 120 journées À la Galerie Ritsch Fisch, se déploient les univers de l’artiste strasbourgeois Antoine Bernhart. Dérangeants ? Extrêmes ? Excessifs ? Ils sont tout cela à la fois, conférant à l’adjectif “underground” tout son sel. Par Hervé Lévy Photo de Benoît Linder pour Poly
À la Galerie Ritsch Fisch (Strasbourg), jusqu’au 14 février ritschfisch.com antoine-b.com
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xposition interdite aux moins de 18 ans où certaines œuvres sont susceptibles de heurter la sensibilité des visiteurs : celui qui pousse la porte de la galerie est prévenu par un panonceau. Pourtant Antoine Bernhart n’a « jamais cherché à choquer, à construire une carrière sur le scandale. Je ne fais pas d’efforts pour être attiré par l’extrême, c’est mon monde, depuis tout petit. » Éloigné des circuits officiels de l’Art – même si on l’a vu au Mamco de Genève ou dans des exposition comme Rigor mortis au Musée Tomi Ungerer – il semble s’en moquer, à l’aise dans l’underground et plus précisément l’ero guro, mouvement japonais né dans les années 1930 où se mêlent sexe et violence dans une orgie trash et macabre pimentée de grotesque, dont les plus éminents représentants se nomment Suehiro Maruo ou Shintarō Kago. Devant les œuvres du plasticien, on pense aussi à Sade – « Un choc, on n’en ressort pas indemne » –, Bataille ou Kafka. « Les images me tombent dessus de manière inconsciente : j’ai toujours un carnet sur moi. Lorsque quelque chose arrive, c’est extrêmement précis. Je note tout. J’ai au moins 500 dessins non réalisés », affirme
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Antoine Bernhart qui oscille sans cesse entre Eros et Thanatos « ouvrant une porte vers d’autres mondes ». Les visions sont crues, éclaboussées de sang, de merde, de foutre, de cyprine… Une majorette nipponne en bottes lacées blanches se fait lécher l’anus par un type au teint livide, tandis qu’un cochon au vit turgescent les regarde, un fouet à la main, prêt à frapper. Une femme est allongée sur le sol, visiblement inconsciente, morte peutêtre, ligotée selon les strictes règles du shibari. Dans une orgie monstrueuse, une participante défèque, tandis qu’un homme dont la tête à la semblance d’une monstrueuse excroissance masturbe frénétiquement son sexe trapu et qu’une autre fille s’introduit un truc organique dans le vagin. Le trait est précis, caracole sur le papier : il faut explorer avec attention les dessins – comme dans un tableau de Bosch – pour en saisir tout le suc et en apprécier les détails. Requiem pour un monde de plus en plus barbare ? Prolongement dans la violence outrancière des adultes des contes pour enfants ? Catharsis et sublimation des pulsions élémentaires ? Finalement, peu importe. Les œuvres d’Antoine Bernhart nous font face dans leur brutale séduction.
sélection expos
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Hélène de Beauvoir, Portrait de Dorian Gray
Gilgian Gelzer et Raúl Illarramendi
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Plus que quelques jours pour découvrir deux artistes qui s’intéressent à la ligne. Gelzer réalise des travaux sur papier obsessionnels, tandis qu’Illarramendi est à l’affût des traces laissées dans l’espace public (voir Poly n°204 ou sur poly.fr). Jusqu’au 11/02, Fondation Fernet-Branca (Saint-Louis) fondationfernet-branca.org
Hans Thoma
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Hans Thoma, Lac de Montagne, 1893, collection privée, photo de Dieter Conrads
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Artiste majeur de l’aire germanique, il livra des paysages nimbés d’une tendre lumière florentine, irriguant ses toiles de réminiscences d’une Italie tant aimée et souvent visitée (voir Poly n°202 ou sur poly.fr). Jusqu’au 04/03, Museum LA8 (Baden-Baden) museum.la8.de
Nested Marquée par ses origines cosmopolites, entre Europe et Asie, et par l’attention qu’elle porte à la dimension sonore du monde, la pratique de Su-Mei Tse est traversée par des questions comme le temps, le souvenir, la musicalité, ou le langage. Jusqu’au 02/04, Mudam (Luxembourg) mudam.lu
Avant-garde féministe des années 1970 Une exposition essentielle avec des œuvres de Cindy Sherman, Hannah Wilke, Lynn Hershman Leeson, Suzy Lake, etc. Jusqu’au 08/04, ZKM (Karlsruhe) zkm.de
Dumb Type Formé en 1984, Dumb Type rassemble à ses débuts une quinzaine d’étudiants du Kyoto City Art College, issus de différents champs : plasticiens, vidéastes, chorégraphes et performeurs, mais aussi architectes, graphistes, ingénieurs du son et informaticiens, qui se réunissent pour inventer un nouvel art de la scène, fondamentalement pluridisciplinaire.
Gelzer, Sans titre, 2016 © A.Ricci
Hélène de Beauvoir
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Le parcours retrace la carrière de l’artiste (sœur de…) qui développa un langage singulier mêlant abstraction et figuration. Jusqu’au 09/09, Musée Würth (Erstein) musee-wurth.fr
(Re)naissances Les œuvres de Pierre Gangloff allient l’évanescence des formes et la résistance des supports. Cet artiste alsacien cultive le goût des Beaux-Arts et des métamorphoses picturales. 09/02-15/04, Abbaye des Prémontrés (Pont-à-Mousson) abbaye-premontres.com
Phénomènes Comment les artistes réfléchissent-ils l’environnement naturel ? De quels méthodes ese servent-ils pour donner forme à de nouvelles natures ? Avec des œuvres issues du Frac Alsace et du Frac Champagne-Ardenne. 03/02-27/05, Frac Alsace (Sélestat) culture-alsace.org
Partitions régulières Sculpteur, Raphaël Zarka (voir Poly n°134 et 161 ou sur poly. fr) s’exprime également par la photographie, le dessin ou la vidéo. L'institution accueille aussi Hugo Schüwer Boss (Every Day is Exactly the Same) et Étienne Bossut (Remake). 03/02-20/05, Frac Franche-Comté (Besançon) frac-franche-comte.fr
The Live Creature Cette exposition collective présente des projets qui explorent les liens entre l’éducation artistique et la pratique de l’art, l’artisanat comme moyen de se référer au monde et l’influence de l’environnement urbain ou naturel. 15/02-29/04, La Kunsthalle (Mulhouse) kunsthallemulhouse.com
Jusqu’au 14/05, Centre Pompidou Metz centrepompidou-metz.fr
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sans fausse note Alsacien « en exil à Paris », le physico-chimiste Hervé This aime casser les codes. Après avoir créé la cuisine moléculaire, il a inventé la cuisine note à note, aujourd’hui mise en application par Andrea Camastra dans son restaurant de Varsovie. Tour d’horizon.
Par Hervé Lévy Le Restaurant Senses est situé Bielańska 12 (Varsovie). Ouvert le soir du lundi au samedi. Menus de 290 à 550 PLN (de 70 à 130 €, environ) sensesrestaurant.pl
Chef du restaurant El Bulli (fermé en 2011) Gélifiant naturel issu d’algues brunes. 1
Demain Pour le scientifique, l’avenir se construit note à note : « La cuisine moléculaire renouvelait les techniques, mais on utilisait encore des fruits, des légumes, des viandes ou des poissons. J’ai imaginé un art de synthèse. En musique avec un synthétiseur, plus besoin de violons, de trombones ou de flûtes. Je propose de prendre des composés purs – qui, assemblés d’une certaine manière forment les aliments – pour construire des plats. C’est la cuisine note à note », s’enthousiasme-t-il. Science-fiction ? Pas pour le cher-
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hercheur et directeur du Centre international de Gastronomie moléculaire AgroParisTech-Inra, Hervé This est un scientifique qui a révolutionné une première fois la restauration dans les années 1980. Père spirituel du mythique Ferran Adrià1, il a « rénové en profondeur les techniques culinaires, ce qui a engendré une rénovation stylistique. La cuisine moléculaire s’est imposée partout. On trouve mon œuf parfait sur toute la planète aujourd’hui », résume-t-il. « Mais tout cela n’a plus qu’un intérêt historique, Il faut voir plus loin. »
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GASTRONOMIE
Hervé This, DR
cheur qui a eu l’idée d’utiliser des « briques élémentaires » comme le limonène, un hydrocarbure terpénique (C10H16) dont l’odeur rappelle les agrumes ou le sotolon, lactone (C6H8O3) aux arômes de noix. En explorant les combinaisons multiples de ces éléments, poudres ou liquides, on obtient une « infinité de possibles ». Hervé This a aujourd’hui les mêmes détracteurs qu’hier qui ont « les mêmes arguments pourris : “vous allez nous empoisonner”. Il fallait les entendre lorsque je proposais d’utiliser de l’azote liquide ou de d’alginate de sodium 2 ! Comme je n’ai rien à vendre, je n’en ai rien à faire. Ce qui m’intéresse c’est l’avenir. En 2050, il y aura 10 milliards de personnes sur la planète : ne pas transporter des fruits ou des légumes (composés à 95% d’eau) sera essentiel ! » Aujourd’hui « On a l’Amérique devant nous et nous sommes à la Renaissance », affirme Hervé This : « Je demande à mes copains cuisiniers s’ils ont envie de faire la traversée ou s’ils préfèrent rester dans le vieux monde ». Si Pierre Gagnaire est fan, il faut aujourd’hui faire le voyage de Varsovie pour manger note à note. Nous nous sommes donc rendus chez l’ambassadeur de cette nouvelle cuisine, le chef franco-italien Andrea Camastra, un des deux étoilés au Guide Michelin du pays. Hervé This « m’a permis de découvrir une nouvelle philosophie de vie », nous explique-t-il dans
Andrea Camastra © Denis Marie
la salle ultra-contemporaine de son restaurant nommé Senses. « Je ne suis pas contre la tradition, mais bien souvent la tradition détruit les potentialités gustatives », balancet-il dans un sourire. « Je veux maximiser les sensations, créer des formes culinaires artistiques uniques et surprenantes dans leur apparence, leur texture et leur goût. Avec cette cuisine, tout est désormais possible. » Depuis un an et demi, il expérimente sans relâche, entre son labo high-tech et sa cuisine. Créateur instinctif, il livre une partition éblouissante, entre références polonaises affirmées et contemporanéité sans attaches où il transfigure le pierogi – ravioli traditionnel – accompagné d’un cinglant borsch rouge. Volubile, Andrea commente chaque plat, de surprenants « fromages où il n’y a pas de fromage », se marre-t-il (et pourtant le bleu a une fragrance incroyable en bouche) ou apple pie new style. On demeure scotchés par certains goûts d’outre espace ou des structures arachnéenno-aériennes : il se passe quelque chose à Varsovie… Certains l’on bien compris, décidant d’aller jeter un coup d’œil, comme Julien Binz (une Étoile à Ammerschwihr) : s’il ne s’agit pas pour lui de se mettre à 100% à la cuisine notre à note, car il demeure « très attaché au produit », le chef alsacien est convaincu de « pouvoir y apprendre bien des choses qui feront progresser [s]a pratique et permettront d’explorer de nouvelles potentialités du goût ». Affaire à suivre de près…
Ce roman philosophique et gourmand vient de paraître à la Nuée bleue (25 €) nueebleue.com hervethis.blogspot.com
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UN DERNIER POUR LA ROUTE
buveurs d’étiquettes Par Christian Pion
Bourguignon, héritier spirituel d’une famille qui consacre sa vie au vin depuis trois générations, alsacien d’adoption, fan de cuisine, convivial par nature, Christian Pion partage avec nous ses découvertes, son enthousiasme et ses coups de gueule.
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e premier contact avec une bouteille est visuel et les acheteurs lui accordent une attention toute particulière. Or, le poids de la tradition, les habitudes du domaine, la très faible culture graphique de nombreux producteurs, le manque d’imagination des concepteurs ou des imprimeurs, font que beaucoup (trop) d’étiquettes apposées sur les bouteilles alsaciennes sont tristes et / ou d’un classicisme affligeant, offrant au regard une bien piètre image du potentiel créatif de la région. Si l’on regarde d’antiques flacons des années 1950, se découvre une qualité, certes datée, mais ô combien charmante, du graphisme souvent réalisé par une simple cave coopérative ! Aujourd’hui le tableau est plus morne, et pourtant l’Alsace a une forme de bouteille élancée possédant une forte identité. Cette grande flûte dresse fièrement sur nos tables son architecture qui n’est pas sans rappeler la grâce conquérante de la flèche de la Cathédrale de Strasbourg. Dommage qu’elle soit souvent trop mal vêtue… Nombre de vignerons, peu enclins aux ruptures de style, préfèrent en effet rester fidèles à une fausse tradition, puisant son uniformité dans l’incapacité à se réinventer… Les collectionneurs, qui disposent d’un fonds important
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d’étiquettes d’avant-guerre, savent bien que chaque période de production a connu son style : en phase avec leur époque, quelques producteurs ont néanmoins eu l’excellente idée d’associer à la conception de leurs visuels, des artistes locaux, graphistes, peintres, créateurs contemporains… pour des résultats plus que probants, originaux et éminemment valorisants pour le domaine et l’artiste. Logique que les choses aillent dans cette direction dans une région qui se caractérise par la qualité de ses écoles d’art. Parmi les plus réussies, citons Achillée, domaine créé ex nihilo en 2016, à Scherwiller, par la famille Dietrich qui a courageusement décidé de quitter le cocon protecteur d’une cave coopérative pour mettre ses vins directement sur le marché. En culture bio certifiée, ce domaine d’une vingtaine d’hectares a non seulement construit un chais bioclimatique totalement innovant en bottes de paille, mais a également confié la réalisation de ses étiquettes à un graphiste de talent qui propose une vignette d’une grande classe. Fond noir, texture de traits blancs couvrant la forme de la parcelle, lettrage d’une belle élégance, sobriété de l’ensemble : un coup de maître et dès le départ une identité forte reflétant avec talent le caractère intransigeant des vins du domaine : bravo !
L’abus d’alcool est dangereux pour la santé, consommez avec modération
Ringardes, les étiquettes des vins d’Alsace ? Pas toujours, puisque certains domaines ont pris le problème à bras le corps. Éléments de réflexion sur un sujet loin d’être anecdotique.
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