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LES 5 FONCTIONS DES RÊVES

À première vue, passer une bonne partie de la nuit immergé dans des histoires plus ou moins absurdes ne semble pas très utile. Pourtant, les recherches modernes suggèrent que les rêves ont toute une série de fonctions.

1 • Une thérapie nocturne

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Les rêves nous aideraient à surmonter les événements di ciles et les émotions négatives que nous vivons (voir l’interview d’Isabelle Arnulf, page 54). L’un des principaux promoteurs de cette théorie est le neuroscientifique américain Matthew Walker, qui qualifie les songes de « baume apaisant ». À l’appui de sa conviction : ses propres expériences, montrant qu’une nuit comportant de longues phases de sommeil paradoxal (très riches en rêves) atténue les émotions provoquées par la vision d’images désagréables, et les observations de Rosalind Cartwright, de l’université Rush, à Chicago, selon lesquelles les personnes qui rêvent des épreuves di ciles auxquelles elles sont confrontées, comme un divorce, s’en remettent mieux.

2 • Un entraînement au danger

Selon le psychologue et philosophe finlandais

Antti Revonsuo, nous rêverions des menaces potentielles qui nous guettent, afin d’apprendre à les a ronter. Notre cerveau naîtrait ainsi prédisposé à simuler les dangers auxquels nous avons été soumis pendant 99 % de notre passé évolutif, à savoir des attaques de prédateur. C’est ce qui expliquerait que les animaux sont bien plus fréquents dans les rêves des enfants, représentant plus du quart des personnages oniriques qu’ils rencontrent, contre 5 % dans ceux des adultes. Chez ces derniers, le cerveau se reconfigurerait pour mettre en scène des dangers plus représentatifs de leur âge et de la vie moderne. Tore Nielsen, de l’université de Montréal, a ainsi montré que près des trois quarts des jeunes mères rêvent que leur bébé est en danger (par exemple, qu’il est étou é par mégarde dans le lit maternel ou qu’il tombe de son berceau).

Autre exemple étonnant, cité par William Dement, pionnier de l’étude scientifique du rêve : à une période où il fumait beaucoup, il a rêvé qu’il avait une tumeur au poumon, se voyant en train d’observer sa radiographie couverte de métastases et expérimentant l’angoisse d’une mort prochaine. Une simulation plutôt e cace : après ce rêve, il n’a plus jamais touché une cigarette !

3 • Une aide à la décision et à la vie sociale Au-delà des menaces, ce serait l’ensemble de ce qui pourrait arriver qui serait simulé dans les rêves – même si ceux-ci ne font que brasser les possibles, tout ce qu’ils représentent ne se produisant heureusement pas. Pour William Dement, la fonction des songes est peut-être « de permettre à l’homme d’expérimenter les multiples scénarios du futur dans le réalisme extrême du rêve, et de faire ainsi des choix plus éclairés ». Seraient en particulier simulées les interactions sociales, avec des artifices insolites qui nous permettraient de mieux comprendre les autres en nous mettant littéralement à leur place : selon une enquête menée par le chercheur allemand Michael Schredl, 16 % des gens ont déjà rêvé d’être un membre du sexe opposé et 32,7 % d’être à nouveau un enfant. La neuroscientifique Isabelle Arnulf raconte même qu’un de ses patients a rêvé d’accoucher à la place de sa femme !

4 •Un outil d’apprentissage

En plus de simuler notre futur, nos rêves rejouent notre passé, mais pas à l’identique. Les événements vécus sont déformés dans tous les sens. Ce replay un peu psychédélique jouerait un rôle dans la mémorisation, en optimisant les apprentissages et en nous aidant à mieux généraliser nos expériences. L’équipe de Robert Stickgold, à l’université Harvard, a ainsi fait jouer des participants à un jeu de labyrinthe sur ordinateur une première fois, puis une seconde fois après avoir dormi. Résultat : les joueurs qui ont rêvé du jeu ont ensuite été plus performants que les autres – même si leurs rêves ne mettaient pas directement en scène les chemins corrects, plutôt des éléments parcellaires et mélangés. Des spécialistes des réseaux de neurones artificiels ont récemment proposé l’hypothèse du cerveau suradapté pour expliquer ces bénéfices pour l’apprentissage (voir Pourquoi nos rêves sont parfois si étranges ?, page 60).

5 • Un stimulant de la créativité

On ne compte plus les anecdotes d’artistes et de scientifiques ayant trouvé l’inspiration en songe, à l’instar du chanteur Paul McCartney, qui aurait rêvé de la mélodie de la chanson Yesterday en songe, ou du chimiste russe Dmitri Mendeleïev, qui aurait visualisé le tableau périodique des éléments en dormant. Autre élément soutenant l’idée que les rêves stimulent la créativité : dans une enquête menée auprès de plus de 1 000 personnes, les chercheurs Daniel Erlacher et Michael Schredl ont trouvé que près de 9 % des sondés tiraient une idée créative de leurs songes au moins une fois par semaine – l’un d’eux avait par exemple rêvé de la façon de réparer son ordinateur.

Toutes ces théories demandent encore à être consolidées, mais l’idée que les songes nous procurent un certain nombre de bienfaits s’impose de plus en plus. Pour certains spécialistes, notre capacité de rêver a été sélectionnée par l’évolution en raison des avantages qu’elle nous o re. Pour d’autres, ce sont plutôt les formidables capacités d’évocation du cerveau qui ont été sélectionnées, les rêves et leurs bienfaits n’en constituant qu’un bénéfice collatéral : « Dès que la conscience humaine a été dotée d’une fonction de représentation su samment développée, elle s’est employée à remédier, anticiper, imaginer et a abuler lorsqu’elle n’était pas occupée par la réalité ambiante, écrit le psychologue suisse Jacques Montangero. Dès lors, la nuit ne pouvait que se peupler de rêves. »

Guillaume Jacquemont, journaliste à Cerveau & Psycho comportement d’évitement dans la vie quotidienne. Peu importe que l’on cherche à échapper à un monstre, un ouragan ou un doberman aux dents acérées. « Il faut alors se pencher sur un comportement d’évitement dans la vie actuelle », explique le psychologue.

Sources : M. Walker, La Découverte, 2018 ; M. Schredl et al.,The Journal of Psychology, 2010 ; E. J. Wamsley et R. Stickgold, Journal of Sleep Research, 2019 ; M. Schredl et D. Erlacher, The Journal of Psychology, 2007.

Les rêves peuvent ainsi conduire à des prises de conscience, comme Mark Blagrove l’a lui-même déjà expérimenté – après avoir été longtemps sceptique quant à leur signifcation. Un jour que lui et sa famille devaient se dépêcher pour assister à une pièce de Harry Potter au théâtre, il s’est énervé sur ses enfants qui lambinaient, avant de faire un rêve révélateur la nuit suivante : il écrivait un tweet qui se terminait par des majuscules, comme s’il criait, et quelqu’un lui répondait de ne pas utiliser de lettres capitales. « Je sais très bien que je ne devrais pas crier sur mes enfants dans ce genre de situation, mais c’est le rêve qui m’a permis de vraiment le comprendre », raconte-t-il. Depuis, il réagit bien plus calmement. Les songes « nous font rarement découvrir une nouveauté révolutionnaire, mais ils nous permettent de voir les choses sous un autre angle, estime le psychologue. Et ces éléments de réfexion sont susceptibles de nous aider à évoluer positivement. »

Bien souvent, les rêves restent toutefois diffciles à interpréter, car ils produisent des récits nouveaux et créatifs à partir de nos expériences vécues. Ils intensifent ce qui nous agite émotionnellement pendant la journée et intègrent notre vécu « dans un contexte plus large », selon les termes de Michael Schredl. Pour ce faire, ils fouillent dans la boîte de notre mémoire, associent des expériences récentes marquantes à des événements plus anciens, et assemblent ce qui en ressort sous forme de flms à la fois abscons et métaphoriques.

Le psychologue Mark Blagrove est convaincu que parler de ses rêves aide à les comprendre. Dans le cadre de son projet Dreams ID, plusieurs personnes discutent de leurs songes, avant que l’illustratrice Julia Lockheart n’en réalise une interprétation graphique sur des pages du livre L’Interprétation des rêves, de Sigmund Freud. Une participante a par exemple rêvé qu’elle conduisait une voiture depuis le siège arrière, puis qu’elle pilotait une moto et réalisait de gracieuses pirouettes en tant que ballerine (à gauche), tandis qu’une autre s’est vue en train de quitter son corps pendant son sommeil pour retrouver sa défunte mère (à droite).

D Coder Les R Ves

Récemment, plusieurs spécialistes ont élaboré des techniques pour décoder ce fatras mental (voir « Comment apprendre de ses rêves », page 46). Michael Schredl a par exemple développé une méthode d’interprétation collective. Le rêveur commence par mettre par écrit un de ses songes, puis les autres membres du groupe en prennent connaissance, avant de l’interroger sur sa vie quotidienne et sur ce qu’il peut y avoir comme rapport avec son rêve. Ensuite, la personne raconte ce qui l’a le plus émue ou blessée dans ses aventures oniriques et réféchit aux éventuels liens avec des événements et des sentiments de sa vie réelle, en se nourrissant de la première phase de délibération collective. Elle se demande aussi si elle préférerait que certains éléments saillants de ses rêves changent.

En 2015, l’équipe de Mark Blagrove a testé cette approche ainsi qu’une autre très similaire, élaborée par le psychiatre américain Montague Ullman, avec deux groupes d’une dizaine de volontaires, qui se sont réunis une fois par semaine. « Les deux techniques ont conduit les participants à des prises de conscience importantes », s’enthousiasme le chercheur. Un jeune étudiant a par exemple rêvé qu’il descendait un escalier en marbre dans la ville de son enfance ; arrivé en bas, il se trouvait dans sa nouvelle maison. L’escalier lui rappelait celui d’une demeure où il avait passé d’ultimes vacances familiales avant de déménager. Il s’est alors rendu compte que la nostalgie de sa famille était plus forte qu’il ne l’imaginait.

Plus généralement, les rêveurs ont indiqué qu’ils comprenaient mieux comment leurs expériences passées infuaient sur leur vie actuelle. Ils ont en outre identifé des liens signifcatifs entre leurs songes et la réalité, et ont déclaré utiliser ces enseignements oniriques pour améliorer divers aspects de leur quotidien. L’apport du groupe était très apprécié, les participants estimant qu’il leur avait permis de repérer des correspondances auxquelles ils n’auraient pas pensé seuls.

Outre ces questions d’interprétation, un autre bénéfce du partage de rêves pourrait être le renforcement des liens sociaux. Lorsqu’on interroge les gens, un tiers d’entre eux disent avoir évoqué un rêve avec une autre personne au cours de la semaine écoulée, et deux tiers au cours du mois qui vient de passer, selon une enquête menée par Michael Schredl. Certes, nous en oublions rapidement la plupart, mais ceux qui sont vraiment importants nous restent en mémoire. Les partager provoque parfois un rapprochement émotionnel, du fait qu’ils sont très intimes et personnels : « Cela suscite l’empathie de l’auditeur », selon Mark Blagrove. Dans une étude qui n’a pas encore été publiée, son équipe a d’ailleurs montré que plus les participants écoutaient souvent les rêves d’autres personnes, plus ils avaient des capacités d’empathie élevée – même si ce résultat ne prouve pas que ces capacités naissent de ce partage onirique, nuance le chercheur.

Ce pouvoir du groupe, Mark Blagrove le ressent aussi dans le cadre de son projet Dreams ID. Le principe : parler d’un rêve avec d’autres personnes, avant que l’artiste Julia Lockheart ne le mette en images. Le projet est devenu si populaire qu’il a inspiré des événements organisés dans différents lieux, comme la maison de Freud à Londres, où des volontaires racontent un songe devant un public, puis en discutent.

R Ver Serait Bon Pour La Sant

Conséquence probable des fonctions des songes (notamment celle de digestion de nos émotions), rêver serait bon pour la santé, selon Rubin Naiman. À l’appui de cette idée, il cite des travaux réalisés à l’université Rutgers suggérant que le sommeil paradoxal (lorsque sont produits une majorité de nos rêves) protégerait du stress posttraumatique. Dans cette étude, 17 volontaires regardaient des photos de pièces illuminées avec différentes couleurs, certaines étant associées à une légère décharge électrique. Or, après cette phase, ceux dont le sommeil paradoxal était plus long et de meilleure qualité avaient moins peur à la vue des pièces « dangereuses ». Par ailleurs, les personnes qui parviennent à surmonter une expérience traumatisante présentent plus d’ondes thêta dans les régions antérieures du cerveau pendant le sommeil paradoxal, que celles qui développent un trouble de stress post-traumatique. Cette activité cérébrale pourrait ainsi reféter un traitement émotionnel favorable des souvenirs diffciles. D’autres études ont associé le manque de sommeil paradoxal ou sa mauvaise qualité à des problèmes de mémoire et à un risque de dépression. La preuve d’un lien de cause à effet n’a pas encore été apportée, mais les indices sont assez forts pour conduire Rubin Naiman à s’inquiéter d’une « épidémie silencieuse » qui affecterait notre sommeil, et en particulier le sommeil paradoxal. De nombreuses personnes dorment en effet trop peu et voient cette phase de sommeil interrompue par leur réveil (elle se produit davantage en fn de nuit). À cela s’ajoute l’infuence de substances comme l’alcool – et probablement le cannabis –, qui diminuent le sommeil paradoxal, ainsi que des troubles comme le syndrome d’apnée du sommeil, qui provoque de dangereuses interruptions de la respiration pendant la nuit, et donc des réveils multiples.

Avec ses collègues, Rubin Naiman plaide pour redonner aux songes la valeur qu’ils ont perdue dans une grande partie du monde occidental. « Nous ferions bien de ramener le rêve dans la conscience du public, affrme le psychologue, car rêver fait partie de notre équipement mental de base. » En conséquence, il organise des « cercles de rêve » aux États-Unis, où les participants se rencontrent pour discuter de leurs songes. Avec des bénéfces enthousiasmants, à l’en croire : « Ces cercles sont merveilleux : on y voit littéralement les gens grandir intérieurement. » £

Bibliographie

K. Bulkeley, The meaningful continuities between dreaming and waking : Results of a blind analysis of a woman’s 30-year dream journal, Dreaming, 2018.

J. B. Eichenlaub et al., Incorporation of recent waking-life experiences in dreams correlates with frontal theta activity in REM sleep, Social Cognitive and A ective Neuroscience, 2018.

R. Naiman et al., Dreamless : The silent epidemic of REM sleep loss, Annals of the New York Academy of Sciences, 2017

C. L. Edwards et al., Comparing personal insight gains due to consideration of a recent dream and consideration of a recent event using the Ullman and Schredl dream group methods, Frontiers in Psychology, 2015.

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