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NOS RÊVES SONT UNE FENÊTRE SUR NOTRE SANTÉ MENTALE

Nos rêves sont souvent bizarres, perturbants, parfois e rayants. Certains trahissent-ils une pathologie ? Des tentatives ont été faites pour dégager des « songes-types » caractéristiques de divers troubles psychiques, mais cela n’est pas allé très loin. Les personnes psychotiques (schizophrènes, notamment) ont des rêves particuliers qui ressemblent à leur façon de raisonner dans la journée – sans queue ni tête, décousus, avec un contenu limité et peu diversifé, et qui les mettent en scène dans des situations de vie quotidienne. Les patients autistes font aussi des rêves très pauvres, mais l’inverse n’est pas vrai : ce n’est pas parce que vous faites des rêves sommaires que vous êtes autiste ou schizophrène. En d’autres termes, les rêves ne suffsent pas à eux seuls pour diagnostiquer une maladie mentale. Toutefois, certaines de leurs caractéristiques peuvent mettre la puce à l’oreille. Par exemple, la fréquence des cauchemars : elle est généralement plus élevée chez les personnes souffrant de troubles mentaux, que ce soit la dépression, l’anxiété ou le syndrome de stress post-traumatique.

Des cauchemars fréquents pourraient donc alerter sur de potentielles situations à risque ?

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Le lien a été particulièrement bien établi avec le risque de suicide chez les jeunes, qui est en hausse ces dernières années. Avec ce problème de taille : les médecins se trompent une fois sur deux sur le risque suicidaire d’une personne. C’est pourquoi les cauchemars à répétition commencent depuis peu à être intégrés dans le diagnostic, car ils sont corrélés à un risque suicidaire plus élevé. L’enjeu est de taille, car cela permettrait d’orienter plus tôt les jeunes dépressifs vers des dispositifs de veille comme le programme Vigilans, coordonné par Guillaume Vaiva, au CHU de Lille, un système d’appel régulier des gens à risque suicidaire qui a prouvé son effcacité.

Reconnaît-on les cauchemars des personnes dépressives à des caractéristiques propres ?

Dans la dépression, les rêves sont très négatifs – à l’image de l’état mental des personnes dans la journée. Ce parallèle a été bien mis en lumière au début des années 2000 par le chercheur Dieter Riemann et ses collègues de l’université de Freiburg, en Allemagne. En analysant les rêves de patients dépressifs trai- tés avec des antidépresseurs, ils ont découvert qu’à mesure que le traitement commençait à produire son effet (c’est progressif, il faut compter plusieurs semaines), le contenu de ces rêves devenait de moins en moins sombre, et l’humeur des patients s’améliorait au fl des jours. À première vue, on pourrait donc penser que la tonalité des rêves refète l’état dépressif du patient… Mais ce n’est pas si simple, malheureusement, car dans les premières semaines de traitement, les antidépresseurs suppriment aussi souvent le sommeil paradoxal, la phase où l’on rêve le plus, et il faut attendre en général un mois pour que les patients se souviennent à nouveau de leurs rêves. Il est donc diffcile d’appréhender le lien entre rêves et dépression et de savoir qui, entre les deux, dirige l’autre. Pour mieux comprendre ce lien, une piste serait d’étudier deux catégories de rêveurs particuliers : d’une part, ceux qui font ce qu’on appelle des « rêves lucides », et, d’autre part, les personnes atteintes de trouble comportemental en sommeil paradoxal (TCSP).

Qu’ont de particulier ces rêveurs ? Que peut-on tirer de leur étude ?

Dans le TCSP, sur lequel nous travaillons depuis une quinzaine d’années, les patients exécutent leurs rêves en réalité : certains mangent un sandwich imaginaire en dormant, d’autres se débattent dans leur lit, aux prises avec des adversaires invisibles. Cette mise en acte est généralement due à une lésion du tronc cérébral qui fait que leurs mouvements, habituellement bloqués chez une personne normale, ne le sont pas durant le sommeil paradoxal. Et cela implique malheureusement des risques d’accident, de blessure, pour eux ou leur conjoint, puisqu’ils ne contrôlent pas ce qu’ils font. Mais ce phénomène offre aussi un accès direct aux songes, bien plus que les récits souvent imprécis que font les dormeurs au réveil, pour peu qu’ils s’en souviennent.

Et les rêveurs lucides ?

Eux arrivent carrément à savoir qu’ils sont en train de rêver, sans pour autant se réveiller. De ce fait, il est possible de convenir d’un code pour qu’ils nous communiquent certaines informations pendant leurs rêves. Dans une de ces expériences, nous avons demandé à des rêveurs lucides de trouver une piscine dans leur songe et de tourner deux fois les yeux vers la droite quand ils plongeaient sous l’eau et quand ils en ressortaient. Nous avons ainsi montré que la « respiration rêvée » se traduit dans le corps : la période passée sous l’eau correspondait à une belle apnée du dormeur ! Mais, évidemment, ce signal n’est pas toujours facile à exécuter dans une séquence intense, comme une course-poursuite. Aujourd’hui, nous cherchons à utiliser des codes plus simples, par exemple en demandant au rêveur de ponctuer les parties agréables de ses rêves avec trois petits sourires et celles désagréables avec trois légers froncements de sourcil que nous captons avec des électrodes posées respectivement sur les muscles zygomatiques et sur ceux du front… Ces deux catégories de rêveurs offrent en tout cas un accès privilégié aux songes. Si nous parvenions à en trouver qui souffrent de dépression – ce que cherche à faire Jean-Baptiste Maranci, dans notre équipe –, nous aurions alors un moyen unique d’étudier les liens entre les rêves et l’humeur.

Concrètement, quelle forme prendrait cette étude dans le cas de la dépression ? Une des caractéristiques des personnes dépressives est qu’elles sont plus tristes le matin au réveil que le soir, alors qu’en temps normal, c’est l’inverse : nous avons tendance à être plus gais en nous réveillant qu’en nous endormant. Nous pensons donc que le sommeil et les rêves servent à atténuer les émotions négatives, et que ce processus dysfonctionne chez les dépressifs. Le projet de Jean-Baptiste Maranci consiste à identifer des marqueurs associés aux ressentis positifs et négatifs vécus en rêve, parmi tous les signaux enregistrés en laboratoire du sommeil (une joie soudaine pourrait par exemple se traduire par une modifcation de l’activité cérébrale, associée à un mouvement des yeux particulier et à une accélération du rythme cardiaque et de la respiration). Nous avons mené cette recherche « en direct » chez des rêveurs lucides qui communiquent leurs émotions grâce aux signaux convenus avec l’équipe d’expérimentateurs. Notre idée est ensuite d’utiliser une intelligence artifcielle pour les analyses, afn de prendre en compte un grand nombre de paramètres. Après cette première phase, nous essaierons de rechercher les marqueurs émotionnels identifés chez les dormeurs comme vous et moi. L’objectif : mieux comprendre comment nous régulons nos émotions pendant le sommeil, et à quelle vitesse nous revivons et « digérons » les

Sous l’œil de la caméra infrarouge du service des pathologies du sommeil de la Pitié-Salpêtrière, un patient atteint de trouble comportemental en sommeil paradoxal (TCSP) lutte en rêve contre un agresseur, utilisant dans la réalité son oreiller pour se battre, avant de finir par le jeter.

8 % des jeunes ont des cauchemars fréquents (plus d’un par semaine), selon une étude prospective chinoise publiée en 2021 et menée sur près de 7 000 adolescents suivis pendant un an. Les pensées suicidaires dans l’année qui suit sont deux fois plus fréquentes chez eux et les tentatives de suicide dans l’année, trois fois plus nombreuses.

Source : X. Liu et al., Sleep, 2021 émotions négatives. Puis, la même recherche sera réalisée chez des personnes dépressives, afn de déterminer pourquoi ce mécanisme fonctionne mal chez elles.

Qu’est-ce que la « digestion émotionnelle » des rêves ?

Matthew Walker, professeur de neurosciences et de psychologie à l’université de Californie à Berkeley, a proposé que la fonction du sommeil et des rêves serait de dégrader les souvenirs émotionnels de la journée – de remettre à zéro l’amygdale, la région cérébrale où sont vécues les émotions, pour conserver les souvenirs associés aux émotions, mais sans les émotions elles-mêmes. C’est la théorie dominante actuelle. Selon elle, les rêves seraient une sorte de théâtre mental où nous revivons les épreuves qui nous sont arrivées, intégrées dans des scénarios plus ou moins loufoques. Deux particularités des songes rendraient ce retour en arrière plus facile à vivre. D’une part, les événements diffciles sont rejoués à blanc, c’est-à-dire sans les manifestations physiques des émotions : les chercheurs ont par exemple observé des dormeurs qui subissaient des horreurs en rêve – comme en témoignaient les récits qu’ils faisaient au réveil – sans que cela ne provoque la moindre accélération cardiaque chez eux. D’autre part, ces événements sont parfois mélangés à des éléments positifs ou bizarres – vous subissez des remontrances de votre patron quand soudain un chaton vient lui lécher l’oreille –, qui atténuent ce que l’on vit en rêve.

Au fnal, cette réexposition d’un genre particulier entraînerait l’extinction progressive des émotions négatives. Dans notre cerveau se produit alors un dialogue entre l’amygdale, très fortement activée durant le sommeil paradoxal, l’hippocampe, où les informations de la journée sont stockées, et le néocortex, siège de la mémoire à long terme. Grâce à ce dialogue à trois, le cerveau engrangerait la nouvelle information en la débarrassant de sa gangue émotionnelle, pour la consolider de façon plus défnitive dans le néocortex.

Mais alors, les rêves négatifs nous font du bien ?

Oui, absolument, mais attention : on pense que dans les cauchemars, ce mécanisme fonctionne mal au point d’interrompre le rêve en cours et de réveiller le dormeur, si bien que le processus d’intégration émotionnelle ne peut pas aller jusqu’au bout. Pourquoi le dormeur se réveille-t-il ? Il y a plusieurs pistes. Peut-être a-t-il tout simplement un sommeil fragile. Ou encore, l’intensité émotionnelle des cauchemars est trop forte. C’est notamment le cas dans le syndrome de stress post-traumatique, consécutif à divers types d’épreuves extrêmes (torture, guerre, viol) : l’émotion à apaiser est alors tellement violente que le cerveau n’y arrive pas. Il répète en permanence le souvenir traumatique, ce qui réveille le dormeur. Enfn, environ 5 % de la population fait des cauchemars depuis la naissance, sans qu’on sache l’expliquer…

Comment réagir en cas de cauchemar récurrent ?

Longtemps, on a abordé les cauchemars récurrents sous le prisme de l’hypothèse psychanalytique, selon laquelle ils seraient dus à un traumatisme non résolu qu’il faudrait travailler à résoudre. Mais le fait est qu’on n’en sait rien. En cas de cauchemars répétés, avant d’aller voir un psychologue, il faut à mon avis faire un diagnostic médical. On évite ainsi de longues errances. Quand j’ai commencé mes recherches, un journaliste au Monde est venu me consulter pour un dépistage d’apnée du sommeil. Au détour de la conversation, il me raconte que cela fait dix ans qu’il reproduit le même cauchemar : il passe la tête par un goulot de bouteille et s’étouffe. Avec son psychanalyste, ils sont arrivés à la conclusion qu’il revivait sa naissance. En fait, il s’étouffait vraiment, avec une apnée par minute de sommeil la nuit. Nous lui avons proposé un masque connecté à un respirateur artifciel et les cauchemars sont partis dès la première nuit ! Cela n’empêche pas qu’une origine psychologique soit souvent en cause : nous faisons davantage de mauvais rêves dans un contexte de stress, sans doute car le cerveau a davantage besoin de digérer des émotions négatives et cherche à simuler les menaces auxquelles nous sommes confrontés, ce qui est une autre fonction supposée des songes. De façon générale, il existe de nombreuses formes de cauchemars, qui ont des origines diverses et qu’un médecin saura différencier. Les jeunes qui hurlent la nuit et parfois sortent du lit sont ainsi sujets à des terreurs nocturnes, un trouble voisin du somnambulisme, et qui n’est pas associé à des problèmes de santé mentale. D’autres appellent « cauchemars » un phénomène de demi-réveil nommé

« paralysie du sommeil » : un moment très désagréable où le dormeur essaie de se réveiller sans pouvoir bouger, avec souvent le sentiment qu’un être néfaste écrase sa poitrine ou qu’il est possédé par un démon (voir Cerveau & Psycho n° 149, p. 32). Le manque de sommeil facilite ce phénomène. D’autres, plus âgés, se bagarrent dans leur lit pour se défendre contre des lions ou des agresseurs, et souffrent de TCSP. Certains cauchemars, enfn, sont causés par un traitement médicamenteux, pour lequel un médecin pourra proposer un substitut. Il faut donc exclure chacun de ces cas particuliers avant d’entamer une thérapie spécifque contre les cauchemars.

Il existe donc des traitements contre les cauchemars ? Des techniques comme la répétition d’images mentales sont très effcaces – autant que les thérapies médicamenteuses, selon les évaluations. Le principe est de modifer légèrement des éléments du cauchemar et de visualiser mentalement le nouveau scénario avant de s’endormir. Pour vous donner un exemple, une patiente abusée par un prêtre à 11 ans et qui venait me consulter pour un autre problème me raconte qu’elle rêve toutes les nuits qu’un diable en soutane rouge veut la violer. Je lui propose d’imaginer qu’il arrive quelque chose au diable, par exemple qu’il se prend les pieds dans sa soutane ou autre chose. Elle décide qu’un grand crucifx lui tombe dessus. En répétant mentalement ce nouveau scénario le soir, elle a réussi à transformer son cauchemar et à s’apaiser.

S’attaquer au mauvais rêve est donc une thérapie en soi. Même si, je le répète, il vaut mieux commencer par consulter un médecin, dans l’idéal un spécialiste du sommeil, afn d’exclure un certain nombre de causes organiques. C’est d’autant plus important que certains types de rêve orientent vers des pathologies neurodégénératives, comme Parkinson ou la maladie à corps de Lewy.

Quels sont ces rêves qui peuvent aider à diagnostiquer des maladies neurodégénératives ?

Les rêves agités – ceux où les patients miment tout ce qu’ils vivent en songe –, caractéristiques du TCSP.

Plus de 80 % des patients souffrant de ce trouble développent une pathologie neurodégénérative dans les dix à quinze ans qui suivent son apparition. Le plus souvent, il s’agit de la maladie de Parkinson. En fait, l’absence de blocage des mouvements pendant les rêves est le signe que leur cerveau commence déjà à être atteint, puisqu’elle résulte de l’endommagement de la zone du tronc cérébral qui assure normalement le blocage. C’est donc un signe annonciateur très fort.

Mais il faut faire attention à ne pas confondre ce trouble avec le somnambulisme : dans le TCSP, le patient s’agite plutôt en fn de nuit, est généralement âgé de plus de 50 ans et ne se lève pas de son lit, alors qu’un somnambule part souvent déambuler dans la maison et est souvent beaucoup plus jeune. Le somnambulisme ne signale aucune maladie cachée, ni neurologique ni psychiatrique. Les études qui l’ont exploré ont juste observé que les patients sont légèrement plus anxieux que la moyenne.

De façon générale, les rêves des parkinsoniens sont-ils di érents ?

D’après une étude menée en 2011 à l’hôpital Egas-Moniz, à Lisbonne, ils auraient un contenu plus agressif et feraient plus souvent intervenir des animaux. En outre, ces caractéristiques seraient proportionnelles à l’atteinte du lobe frontal, qui serait donc à l’origine de ces distorsions.

Et ceux des personnes atteintes de la maladie d’Alzheimer ?

La diffculté est qu’elles se rappellent moins leurs rêves. De plus, comme leur cortex s’abîme en premier, on discerne moins les motifs caractéristiques du sommeil sur leurs électroencéphalogrammes, ce qui complique l’étude. Beaucoup ont aussi des réveils précoces, ce qui ne facilite pas les choses. On sait seulement qu’il n’y a pas d’extériorisation des rêves comme dans le TCSP. Cette information est d’ailleurs cruciale, car elle permet de distinguer la maladie d’Alzheimer d’une autre pathologie, la maladie à corps de Lewy, qui représente la troisième cause de démence dans le monde, après la maladie d’Alzheimer et la démence vasculaire. Touchant jusqu’à 5 % de la population générale (soit 30 % des cas de démence), elle se manifeste par des pertes cognitives similaires à celles observées dans la maladie d’Alzheimer et est souvent confondue avec elle. Mais elle s’accompagne de TCSP, ce qui n’est pas le cas de la maladie d’Alzheimer. De ce fait, cet indice facile à relever est important pour faire la différence entre ces deux démences et pour éviter de donner des neuroleptiques à des personnes atteintes de la maladie à corps de Lewy (ce qu’on fait parfois pour un patient Alzheimer, mais qui peut être toxique s’il s’agit d’une maladie à corps de Lewy). Les rêves sont donc susceptibles de livrer des informations précieuses sur notre santé mentale et neurologique. Ils sont encore sous-exploités, car ils ont longtemps été la chasse gardée de la psychanalyse. Mais les choses progressent : de plus en plus de médecins s’y intéressent, ayant compris que leur prise en compte peut aider au diagnostic. £ Propos recueillis par Marie-Neige Cordonnier

I. Arnulf, Une fenêtre sur les rêves, Odile Jacob, 2014

Bibliographie

D. Riemann et al., Sleep, insomnia, and depression, Neuropsychopharmacology, 2020

I. Arnulf, Pourquoi rêvons-nous ?, Pour la Science, janvier 2016.

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