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HUMAIN ORIENTÉ ANIMAL
Gisant sur une estrade, un cerf, enfin, la peau d’un cerf équipée de « pipes » à la place des pattes pour en faire une cornemuse géante, et fonctionnelle : en soufflant dans la bouche de l’animal, l’instrument fait retentir les sons graves du brame en une sorte de résurrection du cervidé et de confrontation à l’horreur de la chasse. Bienvenue dans le monde d’Art Orienté Objet, dont le Cornebrame ouvre la rétrospective que lui consacre le domaine de Chamarande, dans l’Essonne.
Ce duo d’artistes – Marion LavalJeantet et Benoît Mangin –, ne cesse depuis 1991 de se nourrir des sciences (anthropologie, éthologie, biologie…) afin de questionner et d’analyser les rapports entre l’homme et la nature, entre l’humain et les autres formes animales.
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Les œuvres au caractère artisanal revendiqué qui en résultent sont souvent inattendues et plongent le spectateur dans des abîmes de perplexité. Mission accomplie donc, puisqu’il s’agit de faire réfléchir sur la complexité des relations interspécifiques, sans pour autant oublier de faire sourire, tant les artistes s’emploient, ce sont leurs mots, à s’amuser en créant « pour faire disparaître la barrière de l’altérité avec l’animal que notre culture ne cesse de construire. »
Ainsi, Je me suis vue, j’étais un centaure, constitué de bois de cerf sculptés montre ce que serait un vrai centaure, un vrai croisement entre un cheval et un humain. Ce serait non pas un corps d’équidé surmonté d’un buste d’Homo sapiens qui aurait trois paires de membres, mais plutôt, à la façon des satyres de la mythologie grecque, un humain dont seuls les membres inférieurs seraient dotés de sabots.
Cette hybridation avec un cheval est aussi au cœur de Que le cheval vive en moi, une œuvre en deux temps. D’abord, Marion Laval-Jeantet juchée sur des prothèses de jambes de cheval aux côtés d’un vrai étalon. Ensuite, une performance relevant du bioart : une transfusion de sang de cheval dans le corps de l’artiste au terme de longs échanges avec des scientifiques sur les capacités thérapeutiques des sangs animaux et sur les éléments sanguins équins à écarter car trop dangereux.
La biotechnologie est également à la base des Paysages microbiotiques (voir la photographie ci-dessus) , qui prennent comme matériau de base les populations des microorganismes habitant l’intestin de tout être vivant. Le duo a commencé à s’y intéresser dès 2010 et a envoyé en 2015 à Rob Knight, de l’université de Californie, à San Diego (et cofondateur du projet Microbiome Terre, proposant d’analyser les communautés microbiennes de 200 000 échantillons biologiques prélevés partout autour du globe), des échantillons de selles pour obtenir des cartographies des espèces présentes.
Les premiers résultats ont révélé des espèces qu’on trouve d’ordinaire aux quatre coins de la planète, une sorte de mondialisation des microbes (le Covid19 en est une autre illustration) reflétant les divers voyages, notamment en Afrique, des deux artistes. On peut voir ce microbiote bouleversé par la rencontre d’environnements lointains dans l’œuvre Traced, au musée des Beaux-Arts de Dole, dans le Jura, dans le cadre de l’exposition « Prendre soin ».
Pour aller au-delà des modélisations numériques et des statistiques qui donnent aujourd’hui à voir le microbiote, ils ont eu recours aux méthodes de microphotographie développées par la biologiste Chantal Bridonneau, de l’institut Micalis de l’INRAe et d’AgroparisTech, pour mettre en images leur bestiaire interne. Ce faisant, ils ont découvert des espèces pathogènes, comme des amibes, qu’aucun test biologique classique n’avait mises en évidence ! Selon eux, c’est la preuve que la disparition de l’analogique au profit du numérique entraîne la perte d’une compréhension fine de nos mondes intérieurs.
Paysage microbiotique mettant en scène dans une ambiance fluorescente des amibes et des bactéries.
De leurs clichés, ils ont tiré quatre paysages microbiotiques présentés à Chamarande, des dioramas correspondant à 1 centimètre carré de paroi intestinale où sont présentés microorganismes pathogènes et microbes inoffensifs. La cire de certains éléments des paysages emprisonne même de véritables bactéries, comme une mémoire du microbiote des artistes. La mise en scène implique aussi la fluorescence, celle des microscopes utilisés en biologie moléculaire.
L’intérêt d’Art Orienté Objet pour les microbiotes est allé plus loin encore avec la performance Que la forêt primaire vive en moi, c’est-à-dire la greffe du microbiote d’un pygmée Baka, habitant des forêts équatoriales, dans le corps de Marion Laval-Jeantet.
La découverte des innombrables rôles du microbiote sur la santé et le comportement de son hôte a, au même titre que la découverte de la sélection naturelle par Darwin ou celle de l’héliocentrisme par Copernic et Galilée, bouleversé la représentation que les humains se font d’eux-mêmes et de leur place dans l’Univers et au sein du vivant. L’exposition va dans le même sens en questionnant nos conditions d’existence, rien de moins. Autant le faire en s’amusant avec ces deux artistes. n
« Zoosphères. Art Orienté Objet », domaine départemental de Chamarande, jusqu’au 12 février 2023. chamarande.essonne.fr
L’auteur a publié : Pollock, Turner, Van Gogh, Vermeer et la science… (Belin, 2018)
KIERLIK