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PREMIERS OUTILS Et si c’était lui…
Il y a quelque 2,8 millions d’années, des paranthropes sont vraisemblablement venus exploiter des carcasses d’animaux semi-aquatiques sur une rive du lac Victoria. Les fragments de pierre retrouvés suggèrent qu’ils taillaient fort habilement des outils…
Paranthropus boisei est l’une des espèces du genre Paranthropus. Apparue en Afrique il y a environ 2,3 millions d’années, cette espèce bipède et omnivore à tendance herbivore a côtoyé les humains pendant plus de 1 million d’années.
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En 2015, à Ledi-Geraru, dans les Afars, en Éthiopie, on met au jour un fossile vieux de 2,8 millions d’années : LD 350-1. Cette demimandibule est hominine, c’est-àdire qu’elle appartient à la lignée regroupant ardipithèques, australopithèques et humains divers, bref toutes les formes préhumaines ou humaines issues, avec les chimpanzés, de notre ancêtre commun il y a quelque
8 millions d’années Certaines des caractéristiques de cette demi-mandibule sont archaïques, mais d’autres sont si humaines qu’elles la placent hors de la lignée australopithèque, donc au sein du genre Homo Or Ledi-Geraru a aussi livré des galets aménagés et autres éclats coupants, ce qu’on qualifie d’outils « de mode 1 », ou « oldowayens », parce qu’on les associait à l’origine seulement aux membres de l’espèce H habilis, qui ont vécu dans les gorges d’Olduvai vers 1,8 million d’années (lire l’article page 26). Comme leur âge de 2,6 millions d’années en faisait alors les plus anciens outils oldowayens connus, on les a naturellement attribués à l’espèce humaine de LD 350-1. Toutefois, l’équipe de Thomas Plummer, de l’université de New York, vient d’en découvrir d’autres à Nyayanga, au Kenya, taillés par des paranthropes il y a quelque 2,8 millions d’années, soit un million d’années plus tôt qu’à Ledi-Geraru… Comment concilier les découvertes de Ledi-Geraru et de Nyayanga ?
Situé sur une berge de la péninsule de Homa, sur les rives nord-est du lac Victoria, au Kenya, le site de Nyayanga, est extrêmement ancien. L’ancrage dans le temps de sa pile sédimentaire à l’aide de datations paléomagnétique et radiochronologique suggère un horizon archéologique compris entre 3,032 et 2,595 millions d’années , intervalle dont la valeur médiane est 2,8 millions d’années Quand les chercheurs y mirent au jour de premiers outils oldowayens, leur premier réflexe fut de les attribuer à Homo C’est pourquoi deux des membres de l’équipe – la paléoanthropologue Emma Finestone et le préparateur des musées nationaux du Kenya Blasto Onyango – vécurent un véritable choc lorsque, sous des os d’hippopotame, ils aperçurent une première molaire énorme mêlée à des outils oldowayens La découverte d’une autre grosse molaire partielle ajouta à leur étonnement : tant l’énorme taille de ces deux dents que leurs traits fins prouvaient leur appartenance à un paranthrope
Le genre Paranthropus rassemble ce qu’on nomme des « australopithèques robustes » bipèdes, qui ont vécu en Afrique entre 2,9 et 1,2 millions d’années Son espèce la plus connue est P. boisei (lire l’article page 26). Les paranthropes étonnent les paléoanthropologues par le grand contraste existant entre leurs petites dents de devant et leurs énormes prémolaires et molaires Une telle dentition suggère qu’ils se servaient souvent de leurs molaires pour broyer des graminées , des graines, des racines et des tubercules, voire des insectes qui s’en nourrissent, comme les termites, mais pouvaient aussi à l’occasion cisailler de la viande avec leurs dents de devant. Il s’agissait donc avant tout d’herbivores, très aptes à consommer des graminées en saison humide, des végétaux coriaces en saison sèche, mais aussi, quand ces végétaux manquaient –capables de charogner
Le site de Nyayanga, situé près d’une rive du lac Victoria, était un véritable paradis pour paranthropes : riche en graminées – leur nourriture préférée – pendant la saison humide, il offrait aussi les carcasses d’animaux aquatiques qu’il était possible de charogner pendant la saison sèche, alors que manquaient les végétaux consommables.
De fait, sur le site, les chercheurs ont mis au jour 1 176 os provenant de tortues, d’hippopotames, de crocodiles et d’autres animaux de bord d’eau , morts sur place sans doute Plusieurs de ces os portent des traces d’activités de boucherie. L’usure observée sur 30 outils confirme la transformation par pilonnage non seulement de restes de faune, mais aussi de tissus végétaux, ce qui apparaît caractéristique de paranthropes avant tout herbivores, dont la carnivorie n’était sans doute qu’opportuniste. Leurs énormes prémolaires et molaires servant prioritairement à mastiquer des végétaux, les paranthropes semblent avoir pratiqué une sorte de « prémastication outillée » de la viande. Les essais pratiqués par les chercheurs induisent que seules plusieurs heures d’utilisation des outils sont à même d’expliquer les macro- et microtraces observées Les marques de coupure et autres dommages par percussion montrent que l’on consommait tant la viande encore attachée aux os que la moelle conservée en leur sein Une côte striée par un éclat coupant et les os de deux hippopotames disposés en tas, près desquels on retrouve des outils, indiquent qu’ils ont été équarris, activité que l’on imagine mal s’être produite après une chasse…
La qualité des 330 outils taillés à Nyayanga est remarquable Le mode 1, l’Oldowayen, fut précédé par le Lomekwien, qui date de 3,3 millions d’années, une technique de taille consistant à choquer des pierres sur une « enclume ». Pour sa part, l’Oldowayen est une technique à mains libres : il consiste à frapper un « galet » tenu dans une main – c’est-à-dire une pierre –avec un percuteur (une autre pierre) tenu par l’autre main, soit pour le doter d’un tranchant sur une face ou deux, soit pour en tirer des éclats. La pierre choquée est un « nucléus ». À Nyayanga, plus de 20 % des outils sont des nucléus. Les autres sont soit les éclats qui en furent débités , soit des percuteurs durs (pierre) portant des traces de chocs répétés. Les roches taillées – quartz, quartzite, rhyolite et carbonatite –, toutes volcaniques étant donné le substrat géologique du site, illustrent le comportement opportuniste de tailleurs de pierre qui savaient transformer des roches diverses en outils, bref d’artisans expérimentés pratiquant une tradition technique bien installée
Paradis Pour Paranthropes
S’agit - il vraiment de paranthropes ?
L’emplacement de la molaire au milieu d’ossements et d’éclats tranchants ainsi que la découverte du fragment d’une autre dent rend très invraisemblable une présence seulement fortuite de ces australopithèques robustes Argument supplémentaire : la restitution de l’environnement à partir d’une analyse des rapports isotopiques du carbone dans les carbonates mêlés au sol et des dents de bovidés trouvées sur le site indique que les occupants de Nyayanga vivaient dans un habitat mésique – à humidité moyenne – fait de brousses, de savanes arborées et de zones arbustives de bord de l’eau Bref, il s’agissait d’un paradis pour paranthropes, très riche en graminées et en plantes herbacées pendant la saison humide, mais doté aussi de carcasses à exploiter quand régnait la disette Ainsi, l’hypothèse la plus probable est qu’à Nyayanga , des paranthropes ont exploité des animaux semiaquatiques morts au bord de l’eau à l’aide de leurs propres outils
Il s’agit là d’un comportement opportuniste, s’inscrivant dans une stratégie alimentaire sans doute pratiquée aussi à des nuances près par d’autres hominines De fait, les tailles de la canine, de la grosse prémolaire et des trois
10 millimètres
4 centimètres grosses molaires attachées à LD 350-1 coïncident avec celles des mêmes dents du très herbivore Australopithecus afarensis Étant donné que l’on sait que la consommation accrue de viande a joué un rôle crucial dans l’hominisation, cela montre que la forme humaine de LD 350-1 était encore assez herbivore Cela semble indiquer qu’elle était transitionnelle entre les australopithèques et les humains et date d’un temps pendant lequel tous les hominines d’écologies comparables – les paranthropes, des australopithèques graciles (Aus. garhi ?) et de premiers humains proches de ces derniers – fabriquaient des outils similaires pour mieux tirer parti des ressources disponibles Cette époque de généralisation de la mastication outillée est aussi celle de l’hominisation Quand commencet- elle ? Avant trois millions d’années, suggèrent les découvertes faites à Nyayanga, car, d’après sa datation, le site pourrait avoir cet âge. Survivant par des stratégies proches dans les mêmes milieux , paranthropes et premiers humains ne pouvaient que se croiser Peut-être échangeaient-ils ? Qui a imité qui ? n
En haut, le fragment d’une molaire inférieure (à gauche) et la molaire supérieure de paranthrope (à droite) trouvés au milieu d’outils abandonnés parmi les os d’un hippopotame, dont la carcasse fut exploitée. En dessous, quelques-uns des outils oldowayens trouvés à Nyayanga : (de gauche à droite) un percuteur portant des traces de choc, un nucléus dans la masse duquel manquent plusieurs éclats, puis quelques exemples d’éclats tranchants.
Bibliographie
T. W. Plummer et al., Expanded geographic distribution and dietary strategies of the earliest Oldowan hominins and Paranthropus, Science, 2023.
A. Gibbons, Should an also-ran in human evolution get more respect ?, Science, 2023.
S. Harmand, Les plus vieux outils du monde, Dossier Pour la Science n° 94, janvier 2017.
B.Villmoare et al., Early Homo at 2.8 Ma from Ledi-Geraru, Afar, Ethiopia, Science, 2015.