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Le xénomorphisme n’implique pas la xénocognition £
Lorsque notre cobaye parvient à s’acclimater à ce nouvel environnement sensoriel, il comprend que, tout comme les Solariens de Liu Cixin dans Le Problème à trois corps, ses pairs aliens ne connaissent pas le concept du mensonge
L’absence de mensonge dans la cognition extraterrestre semble peut-être très abstraite Son influence est en réalité aussi concrète qu’importante pour les êtres doués de pensée Le mensonge est en effet une faculté cognitive plus complexe qu’il n’y paraît ( bien qu’elle puisse être maîtrisée tôt dans l’existence ). Mentir nécessite en effet de se représenter le contenu mental d’autrui comme distinct du sien (c’est la théorie de l’esprit), ainsi que de disposer d’un contrôle cognitif et émotionnel permettant de maintenir la cohérence externe du récit fabulatoire Dès lors, ne pas connaître le mensonge, à l’échelle d’une espèce et non seulement de l’individu, pourrait témoigner d’un déficit , assez paradoxal , d’une forme d’empathie cognitive, la capacité à manipuler des représentations que l’on reconnaît comme distinctes des siennes L’encouragement , la suggestion sont des versions « bénignes » de cette faculté manipulatrice , et il existe des mensonges altruistes. La cognition humaine est particulièrement adroite dans la détection des intentions, au point d’avoir une tendance à la surinterprétation Une espèce alien qui ne serait pas – au moins un peu – paranoïaque pourrait-elle prospérer ? Mais une hypothèse plus radicale encore pourrait rendre compte d’une éventuelle di ffi culté à interpréter les comportements d’autrui de manière appropriée : un défaut complet d’émotion Il est remarquable qu’à l’aube de la science-fiction américaine , au cours de ce que l’on a appelé l’« âge d’or », avec Isaac Asimov, Robert Heinlein, Ray Bradbury et d’autres, les extraterrestres aient été souvent campés en « reptiliens » , impassibles calculateurs d’une formidable intelligence, dont la ressemblance est allée parfois jusqu’aux écailles et à la couleur Monsieur Spock , aux célèbres oreilles pointues, de la saga télévisuelle Star Trek, à demi-vulcain par son père, ne se départissait jamais de son calme. L’émotivité est un trait humain perçu comme une tare , à ses yeux , malheureuse , et les deux hérédités se disputent chez le métis La peur ou la colère peuvent conduire à des décisions inappropriées, qu’une cognition « froide » saura éviter Il s’agit là cependant d’une conception dualiste qui n’est pas sans rappeler, on y revient, le cerveau « reptilien » de Paul McLean, dont la fortune médiatique a été à l’opposé du discrédit scientifique . Dans ce modèle s’empilent un cerveau archaïque, dit « reptilien », un cerveau limbique, ou paléomammalien, et un cerveau néomammalien, le néocortex Mais opposer émotion et raison, et faire des Aliens des calculateurs prodiges dénués d’affects – en somme, des intelligences artificielles – revient à oublier que la cognition s’est édifiée sur la base biologique des émotions. L’émotion est ce qui fait se mouvoir l’individu, soit en avançant vers le stimulus , soit en s’y dérobant : comportement d’approche , dans la perspective d’une récompense, d’un plaisir, ou, à l’inverse, comportement d’évitement ou de fuite . Le reste , c’est proprement de la littérature : ce qui se dit de ce qui arrive, les sentiments Autrement dit, si l’Alien est mobile, s’il est attiré par notre planète, s’il vient nous visiter, c’est qu’il est curieux, en colère ou affamé, et, donc, qu’il est mû par des émotions La biologie repose sur des lois physiques et la pression de sélection évolutionnaire, dont il n’existe aucune raison de penser qu’elles s’appliquent différemment dans l’Univers Ou alors, ce n’est pas de la biologie, ce n’est pas du vivant
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D’autres cognitions extraordinairement différentes, à la frontière de ce qui relève de la vie, apparaissent dans la SF Elles semblent se passer de cerveau ou de système nerveux. Leur étrangeté rend difficile tout contact et , partant , toute représentation d’une cognition trop hétérogène à la nôtre Il existe pourtant une apparence de dispositif de traitement de l’information, quelque chose qui construit une représentation de l’environnement et qui est alors susceptible d’intervenir dessus. Prenons le cas de la planète océan Solaris, dans le roman éponyme de Stanislas Lem. Solaris est-elle vivante ? Communiquet-elle avec les Terriens venus l’explorer ?
VIVANT OU NON ?
Les humains ont été jusqu’à créer une discipline scientifique, la solaristique, dont l’objet consiste précisément à résoudre ces questions Dans le roman Le Nuage noir (1957), de l’astrophysicien Fred Hoyle (1945-2001), père de l’expression « Big Bang » (forgée afin de ridiculiser un modèle qu’il critiquait farouchement), l’entité extraterrestre prend la forme d’un nuage interstellaire dont le comportement échappe à l’analyse des scientifiques. C’est justement parce qu’il ne se comporte pas comme on l’attendrait d’un ensemble de particules ordinaires que la nature vivante de l’objet est suspectée. Mais comment accéder à cette forme de cognition ? C’est l’exploit qu’accomplissent les humains confrontés aux Cheelas, qui vivent à la surface d’une étoile à neutrons dans L’Œuf du Dragon, de Robert Forward (1980). Ces êtres minuscules de quelques centaines de micromètres vivent dans des conditions gravitaires et magnétiques extraordinaires, qui réduisent drastiquement toute croissance, limitent leurs déplacements et modifient l’écoulement du temps (plusieurs millénaires s’écoulent pour les Cheelas pendant une journée humaine). Depuis leur orbite, les humains parviennent à entrer en contact avec eux et leur transmettent leurs connaissances . Mais comment communiquer avec une entité incompréhensible ? C’est la question posée par le linguiste Frédéric Landragin dans Comment parler à un Alien ? (Le Bélial, 2022), en s’appuyant, entre autres, sur la nouvelle de Ted Chiang, transposée par Denis Villeneuve sur grand écran dans Premier contact (2016). Des heptapodes extraterrestres s’expriment dans une forme linguistique inconnue sur Terre Le mystère est levé par une linguiste ouverte à des hypothèses originales De l’ouverture d’esprit devant les Aliens, il faudra en avoir…
Les Catarkhiens ne ressentent aucune souffrance, leur cerveau ne dispose pas de centre de la douleur. Ces êtres sont aveugles et sourds. Sont-ils doués de conscience ? (Adam Troy-Castro, Émissaire des morts, Albin Michel Imaginaire, 2021).
Mais l’altérité cognitive radicale peut également soulever des questions morales : comment juger un comportement dont les ressorts nous échappent totalement ? La procureure Andréa Cort , dans les ouvrages de l’écrivain américain Adam TroyCastro, enquête sur des planètes où évoluent des peuples étranges (Émissaire des morts, 2021). Une espèce est particulièrement déroutante : comment juger d’un crime si la victime semble totalement indifférente à son sort, n’exprime aucune sorte de souffrance, et se dévoue à des routines dont le sens reste obscur ? Car le cerveau des Catarkhiens « ne dispose pas de centre de la douleur », apprend-on, et, aveugles et sourds, ils ne perçoivent le toucher qu’avec les cils qui garnissent leurs six membres, sous les genoux Les Catarkhiens sont-ils sentients ? s’interroge Cort Disposentils d’une représentation mentale de leur univers étriqué, coupé de la réalité commune ?
Bibliographie
L. Vercueil, Neuro-ScienceFiction, Le Bélial, 2022.
P. Déléage, L’autre mental. Figure de l’anthropologue en écrivain de sciencefiction, La Découverte, 2020.
X. Seron, Mensonges ! Une nouvelle approche psychologique et neuroscientifique, Odile Jacob, 2019.
A. Miralles et al., Empathy and compassion toward other species decrease with evolutionary divergence time, Scientific Reports, 2019.
F. Landragrin, Comment parler à un alien ?, Le Bélial, 2018.
On le voit, une cognition radicalement différente est difficile à concevoir, même pour les auteurs les plus talentueux et imaginatifs. Depuis la conception originale de l’intellect martien, dans La Guerre des mondes (1896), de H. G. Wells, qui la décrivait comme « vaste, calme et impitoyable » (« vast, cool and unsympathetic », dans la version originale), la figure qui a traversé la littérature et le cinéma SF ressemble singulièrement à un simple dépassement des facultés humaines : une superintelligence (qui rend compte de l’avance technologique de nos visiteurs), un contrôle optimal des émotions (à défaut, on l’a vu, d’en être totalement dépourvu) et un défaut d’empathie nous concernant, que la distance phylogénétique incommensurable pourrait expliquer. Pourtant, il n’est pas certain que le registre émotionnel soit si différent du nôtre, avec des émotions positives qui nous entraînent vers le stimulus et d’autres qui nous en éloignent Cette communauté des émotions pourrait alors permettre de dépasser les différences cognitives n
L’AUTEUR