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Jusqu’où va la pensée alien ?
Les Martiens décrits par H. G. Wells dans « La Guerre des mondes » manifestaient une intelligence « vaste, calme et impitoyable », pas si éloignée de la nôtre. D’autres œuvres poussent bien plus loin l’exploration de l’altérité cognitive.
Même si un extraterrestre dispose d’un organe apparenté à un cerveau, il est possible que la cognition qui en émane soit radicalement différente de la nôtre.
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L’ESSENTIEL
> Imaginer d’autres formes de cognition que la nôtre suppose de s’éloigner de notre propre expérience cognitive. Les auteurs de science-fiction s’y essaient dans de nombreuses œuvres.
> Concevoir une cognition radicalement étrangère implique d’interroger les fondements de la cognition, la manière dont est saisie et traitée l’information, les liens entre cognition et comportements, ou encore le rôle joué par les émotions.
> C’est d’ailleurs sur le terrain des émotions qu’une cognition extraterrestre pourrait trouver à se rapprocher de la nôtre, en dépit de son éventuelle étrangeté.
L’AUTEUR
LAURENT VERCUEIL neurologue, CHU Grenoble-Alpes, Laboratoire de psychologie et neurocognition (université Grenoble-Alpes)
Qu’est- ce qui passe par la tête d’un extraterrestre ? Ou plutôt : que se passe-t-il dans sa tête, si jamais il s’en trouvait une ? Probablement quelque chose de radicalement différent de ce qui se passe dans la nôtre. Pourquoi ? Parce que les conditions physiques qui lui ont permis de développer ses aptitudes, ses facultés souvent remarquables, si l’on en croit les auteurs de science - fiction , sont différentes de celles – notre environnement – qui ont conduit aux capacités des humains Cependant, les lois de la physique, et celles de l’évolution, qui soumet la diversité du vivant à la pression sélective des écosystèmes, opèrent indifféremment partout dans l’Univers De quoi espérer concevoir une pensée résolument alien. Le philosophe des Lumières Emmanuel Kant l’avait relevé à sa façon dans un bref opuscule consacré à la cognition des habitants des autres planètes du Système solaire. Naturellement, il n’utilisait pas le terme de cognition Celui-ci désigne, sur Terre, l’ensemble des facultés permettant à un être doté d’un système nerveux central de prendre connaissance de son environnement (et de lui-même) et d’en construire une représentation manipulable. Elle repose d’abord sur un équipement sensoriel qui conditionne la forme donnée à cette connaissance . Les informations collectées par ces canaux sensoriels sont traitées de manière à adapter l’attitude et la conduite aux situations. Ce traitement cognitif repose sur les propriétés du cerveau, ainsi que sur la façon dont l’expérience (les apprentissages et les événements de l’existence) a modelé ses réseaux neuronaux et leur environnement de cellules gliales Il existe évidemment une cognition proprement humaine, différente des autres cognitions animales, mais également diverse au sein de l’espèce . Cette diversité provient soit de propriétés singulières du cerveau ( comme dans l’autisme, ou chez des personnes souffrant de lésions cérébrales), soit de l’exposition à des circonstances particulières (comme dans le syndrome de stress post-traumatique). Ces différentes cognitions donnent lieu à une appréhension différente des trois mondes – des êtres, des objets et des événements – et, conséquemment, à des comportements différents. Ainsi, avons-nous pris l’habitude d’interpréter l’état des connaissances d’un individu à partir de sa façon de se comporter. Les connaissances en question englobent le « su » (ce que le sujet sait du monde, c’est-à-dire un contenu de nature sémantique) et l’« éprouvé » (ce que le sujet est en train d’éprouver dans une situation, c’est-à-dire une émotion). Nous savons que le monde intérieur d’autrui est différent du nôtre, mais nous nous attendons à une certaine communauté de connaissances et d’émotions, et c’est la raison pour laquelle nous parvenons à communiquer, le plus souvent de façon satisfaisante
Alt Rit Cognitive Radicale
Quid, donc, d’une cognition qui serait vraiment différente ? Nous nous trouvons prisonniers de nos propres conceptions théoriques élaborées à partir de notre expérience cognitive
Est-il possible de concevoir l’existence d’une pensée autre ? L’imagination des auteurs de science-fiction vient, là, à notre secours. La science-fiction est une littérature de l’imaginaire qui se plie à une contrainte, à la différence de la fantasy ou du fantastique : une apparence de possible doit être maintenue, témoin du souci de « scientificité » Appliquée à la cognition extraterrestre, leur capacité de projection consiste à faire dériver ce que nous savons de la cognition humaine pour aboutir à une étrangeté plausible : du plus simple, un cerveau similaire au cerveau humain mais plus volumineux, jusqu’au plus complexe, comme une sorte d’intelligence disséminée, matérialisée sous une forme radicalement étrangère et difficile à saisir
À ce stade, on relève que la créativité des auteurs de SF, romanciers, dessinateurs ou réalisateurs de film, s’est d’abord exercée sur le plan morphologique : l’entité extraterrestre est avant tout xénomorphe Du petit E T du film de Spielberg à Alien, le huitième passager, en passant par les créatures diverses rencontrées sur Tatooine dans la saga Star-Wars ou les pénibles Martiens de Mars Attacks !, de Tim Burton, les morphotypes s’éloignent des caractéristiques terrestres , quoiqu’elles en reprennent souvent des éléments pratiques (extrémité céphalique dotée de capteurs et d’orifices, plan de symétrie, etc.) en les combinant à leur façon Leur cognition cependant, telle qu’elle se reflète dans leur comportement, ne se révèle pas particulièrement originale : il existe des prédateurs qui se comportent comme tels (Alien), et des proies potentielles qui développent d’autres aptitudes – la sagesse et le contrôle de la matière, comme le maître Jedi, Yoda. En quelque sorte, il s’agit souvent de l’habillage exotique de comportements terrestres assez conventionnels, quoique agrémentés de certaines dispositions innovantes, comme la télépathie ou la psychokinésie. Voici la description par Kurt Vonnegut, dans Abattoir 5 (1969), des Tralfamadoriens ( habitant la planète Tralfamadore) : « Ils mesurent soixante centimètres, ils sont verts, en forme de siphon Leurs ventouses reposent sur le sol et leurs tiges, d’une grande souplesse, pointent généralement vers le ciel Chaque tige porte à son extrémité une petite main à la paume ornée d’un œil vert. » Des créatures pour le moins originales, douées de télépathie puisque dépourvues de larynx, mais dont la cognition se montre finalement assez basique : lorsqu’ils procèdent à l’enlèvement des Terriens Billy Pilgrim et Montana Wildhack, la vedette de cinéma, et les installent dans un zoo à ciel ouvert sur leur planète, c’est dans l’unique but de les regarder s’accoupler Un voyeurisme bien humain, finalement… Les Martiens de Fredric Brown dans Martiens, Go Home !, qui viennent tourmenter stupidement l’espèce humaine, ou ceux de Ray Bradbury, dans Chroniques martiennes , qui prennent leurs visiteurs terriens pour des fous et les internent, délivrent aussi des comportements qui nous sont familiers. Nous ferions probablement la même chose à leur place…
FLUX D’INFORMATIONS
En somme, xénomorphisme n’est pas nécessairement xénocognition Alors, comment réussir à construire des cognitions authentiquement différentes ? L’écrivain américain Jack Vance, dans la nouvelle Un destin de Phalid, use d’une propriété essentielle de la cognition humaine : elle se situe à l’interface de deux flux d’informations. Le premier, dit bottom-up (de bas en haut, de la périphérie vers le cerveau) transmet les informations collectées au niveau des organes sensoriels. Progressant le long des voies afférentes du système nerveux, et après plusieurs relais, ce flux détermine des motifs corticaux d’activation se propageant ensuite dans les différentes aires corticales Dans le second faisceau, dit top-down, concurrent du premier, l’information circule de haut en bas, des structures hiérarchiquement les plus élevées, essentiellement du lobe préfrontal, mais aussi au niveau de l’ensemble des relais corticaux, vers les structures de plus bas niveau. Ce second flux témoigne notamment du poids des attentes, des préconceptions et des apprentissages. Or, ce flux descendant peut interférer avec les informations afférentes pour imposer son propre motif d’activation Ainsi, de nombreux biais cognitifs et illusions bien connus reposent sur cette déformation imposée à la réalité du traitement physique sensoriel pour produire une représentation consciente altérée Il ne s’agit évidemment pas d’un défaut de notre cognition, mais plutôt d’ajuster au mieux la cognition aux besoins de notre intervention dans le monde. Pour prendre un seul exemple, dans le fameux « effet Gorille », observé en laboratoire, l’incongruité de la présence d’un gorille dans une partie de ballons (flux ascendant) conduit à l’ignorer (flux descendant) au profit de la performance (compter les échanges de ballons).

Dans la nouvelle de Jack Vance, le cerveau d’un soldat grièvement blessé est prélevé par l’armée et raccordé aux capteurs sensoriels céphaliques d’un Alien insectoïde Le but des militaires est de lui permettre d’infiltrer cette espèce belliqueuse qui menace l’humanité

Dans un premier temps, notre protagoniste est désorienté par un flux d’informations sensorielles dont la nature lui échappe De fait, il est possible de traduire en termes neuronaux (par un codage électrique et chimique) n’importe quel type d’information physique, du moment que l’on dispose d’un moyen de transduction
Une fois que l’information est transformée en volée de potentiels d’action le long d’un axone, la représentation mentale suscitée va déprendre de la nature du cortex dans lequel elle sera traitée. Par exemple, un agent physique X, inconnu, capté par un récepteur Y, extraterrestre, peut produire une image visuelle si le signal afférent est transporté par des neurones aboutissant dans le cortex visuel primaire. Néanmoins, comprendre cette information peut s’avérer une autre paire de manches. Le soldat est le sujet d’hallucinations, qui ne sont pourtant que des perceptions « ascendantes » totalement étrangères à son flux « descendant » La chimère neuronale est déroutante