Shane Claiborne "Vivre comme un simple radical"

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Vivre comme un simple radical

Shane Claiborne


Chapitre 1 Le christianisme était encore une religion sans risque

Voilà ce qui arrive invariablement aux saints et aux prophètes lorsqu’ils sont dangereux : nous les statufions, nous les désincarnons littéralement en regard de ce qui a fait la substance de leur existence, leur passion, leur consécration et leur vie, nous les figeons dans des vitraux et des icônes, les confinant aux mémoires sécurisantes du passé. Saint François devient un bain d’eau pour oiseaux et Martin Luther King part en vacances. Et Jésus est commercialisé, que ce soit sous la forme de lampes de chevet en plastique ou de crucifix en or (et maintenant il y a la bobble-head8 « Jésus est mon pote » pour votre voiture ou le t-shirt « Jesus is my homeboy»). Il est devenu difficile de savoir qui est vraiment Jésus, et encore plus d’imaginer que Jésus ait ri, crié ou ait été enfant.

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NdT : jouet de collection à la tête disproportionnée, reliée au corps par un ressort qui provoque des va-et-vient de la tête à la moindre secousse, souvent placé à l’arrière des voitures


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Je me rappelle quand le christianisme était encore quelque chose de sécurisant, de confortable. J’ai grandi dans la Bible Belt, à l’Est du Tennessee, où il y a une église à tous les coins de rue. Je ne me souviens pas d’y avoir rencontré un juif ou un musulman, et je me rappelle bien de ne jamais être sorti avec une catholique parce qu’elle « priait Marie ». Je suis allé dans deux ou trois groupes de jeunes différents, là où on s’amusait le plus et où il y avait le plus de monde. L’église était un endroit où il y avait de jolies filles, de la nourriture gratuite et des camps de snowboard pas chers. J’ai découvert un christianisme qui me divertissait avec des chansons bizarres et des murs en scratch 9. Au collège, j’ai vécu une expérience de « conversion » sincère. On est parti en voyage dans un grand festival chrétien avec des groupes de musique, des prédicateurs, et où on restait debout jusque tard dans la nuit pour faire n’importe quoi. Un soir un prédicateur de petite taille, chauve appelé Duffy Robbins a invité ceux qui voulaient à s’avancer pour « accepter Jésus dans leur vie ». Pratiquement tout notre groupe de jeunes s’est avancé (c’était un concept nouveau pour la plupart d’entre nous), pleurant à chaudes larmes, serrant dans nos bras des gens qu’on ne connaissait pas. J’étais né de nouveau. L’année d’après, nous sommes retournés à ce même rassemblement, et la plupart d’entre nous, nous sommes avancés (c’était tellement bien la première fois). On est né de nouveau, de nouveau. En fait, on attendait ça chaque année. J’ai dû renaître six ou huit fois, et c’était génial à chaque fois. (Je vous le recommande vivement.) Mais au bout d’un moment, tu commences à te demander s’il n’y a pas davantage à attendre du christianisme que simplement laisser ta vie et tes péchés au pied de la croix. J’ai commencé à réaliser que la plupart des prédicateurs me disaient de laisser ma vie au pied de la croix, mais ne me donnaient jamais rien à saisir. Beaucoup d’entre nous entendions dire « ne fumez pas, ne buvez pas, ne faites pas n’importe quoi », et nous demandions naturellement « certes, mais je ne fais 9

J’ose espérer que tous ceux qui lisent ces lignes n’ont pas grandi dans le même monde du ministère de jeunesse divertissant ! Alors pour les non-initiés aux murs en scratch, il s’agit d’un mur géant en scratch où vous portez des hauts spéciaux en scratch pour sauter dessus et s’y accrocher… tout ça pour Jésus.

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déjà rien de tout ça, alors qu’est-ce que je fais maintenant ? » Comment fallait-il vivre ? Personne ne semblait avoir quelque chose à nous offrir… Distribuer des tracts à la sortie des supermarchés ne s’apparentait pas à ce qu’implique réellement être un disciple chrétien, sans parler du fait que c’était beaucoup moins marrant que de sortir au ciné. J’étais juste un croyant de plus. J’avais mis ma foi dans un credo – Jésus est le Fils de Dieu, qu’il est mort et ressuscité. J’étais devenu « croyant » mais je n’avais aucune idée de ce que ça voulait dire d’être un disciple. Les gens m’ont dit ce que les chrétiens croyaient, mais personne ne m’a dit comment les chrétiens vivaient. Boulimie spirituelle Comme on le fait dans notre culture, j’ai pensé qu’il fallait que je consomme plus de trucs, de trucs chrétiens. Heureusement, j’ai trouvé un vaste complexe industriel prêt à m’aider avec de la musique chrétienne, des stickers, des T-shirts, des livres, et même des bonbons (« Testa-mints »… carrément sérieux… des bonbons à la menthe avec un verset biblique accroché, des bonbons avec un arrière-goût chrétien). Ils avaient des listes de groupes avec leur alternative chrétienne, alors je me suis débarrassé de tous mes vieux Cds. (Et je confesse, j’étais un peu déçu par ces contrefaçons. Qui pourrait être comparé à Gun’s and Roses et Vanilla Ice ? ) J’ai acheté des livres, des méditations, des t-shirts. J’ai développé une maladie commune au christianisme occidental. Je l’appelle la boulimie spirituelle. La boulimie, bien sûr, est un trouble alimentaire tragique, largement lié à l’image et à l’identité, où les gens mangent beaucoup de nourriture puis la vomissent avant qu’elle ait eu la chance d’être digérée. J’ai développé sa forme spirituelle en pratiquant toute la dévotion nécessaire, lu tous les nouveaux livres chrétiens et regardé les films chrétiens, et ensuite j’ai vomi tout ça à mes amis, dans les petits groupes, et aux pasteurs. Mais je n’ai jamais eu la chance de digérer. Je m’étais avalé tous les produits du complexe industriel chrétien, mais j’avais spirituellement faim « à en crever ». J’avais une 25


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spiritualité marquée par la surconsommation, mais déséquilibrée, étouffée par le christianisme, mais assoiffée de Dieu. C’était Mark Twain qui disait « ce ne sont pas les parties de la Bible que je ne comprends pas qui me font peur, mais les parties que je comprends. » C’est peut-être pour ça que Jésus disait aux gens religieux « les collecteurs d’impôts et les prostituées vous précèderont au Royaume de Dieu » (Matt. 21. 31). Pour moi, il est devenu difficile de lire la Bible et de marcher comme si j’avais juste vu un film sympa. Jésus ne semblait jamais rien faire de normal. Que dire sur le fait que son premier miracle soit le bon vieux truc du changerl’eau-en-vin pour que la fête puisse continuer ? (Voilà un miracle qui n’aurait pas bonne presse dans certains milieux chrétiens) Il y a aussi cette fois où les amis de Jésus l’ont laissé sur le rivage. Si on avait été à la place de Jésus, certains d’entre nous leur auraient hurlé de revenir. D’autres auraient sauté dans l’eau pour nager jusqu’à la barque. Mais Jésus a simplement marché sur l’eau (Matt. 14. 22-26). Il a sans doute fait une peur bleue à ses amis ! Ou bien encore guérir un aveugle. J’ai vu des gens imposer les mains aux malades ou d’autres faire l’onction d’huile. Mais quand Jésus veut guérir un homme aveugle, il prend de la poussière par terre, crache dedans et l’étale sur les yeux du type (Jean 9. 6). C’est bizarre. Personne d’autre n’a jamais fait ça. Vous imaginez ce que devait en penser les grands prêtres ? Personne d’autre ne fait des trucs comme ça. Il n’y a que Jésus qui soit assez bouleversant pour suggérer que si tu veux devenir le meilleur, tu dois devenir le dernier. Il n’y a que Jésus qui déclarerait la bénédiction de Dieu sur les pauvres plutôt que sur les riches et qui insisterait en disant que ça ne suffit pas d’aimer simplement ses amis. Je me suis alors demandé si certains croyaient encore que Jésus pensait vraiment ce qu’il a dit. Je me suis dit, si on s’arrêtait pour cette question, « Est-ce qu’il le pensait vraiment ? » notre monde pourrait être retourné de A à Z. Il me semblait dommage que les chrétiens soient devenus si normaux.

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Jésus a ruiné ma vie Je sais qu’il y a des gens autour qui disent « Ma vie était un tel bazar. Je buvais, j’allais à des fêtes, je couchais avec tout le monde… et j’ai rencontré Jésus et ma vie entière s’est rétablie ». Dieu bénisse ces gens. Mais moi, j’assurais ! Autrefois, j’étais cool. Mais plus j’ai lu l’Evangile, plus ça m’a gâché la vie, bouleversant tout ce que je croyais, tout ce à quoi j’accordais de la valeur, et plus j’espérais un retournement complet. Depuis le jour de ma conversion, je reste à jamais profondément marqué. Je sais que c’est difficile à imaginer, mais au lycée, j’ai été élu roi de promo. J’étais dans la petite élite, populaire, prêt à gagner beaucoup d’argent et d’autres choses, sur le chemin du succès assuré. J’avais prévu de poursuivre des études de médecine. Comme beaucoup de monde, je voulais trouver un travail où je pourrais faire le moins possible en gagnant le plus d’argent possible. J’ai pensé qu’anesthésiste ferait l’affaire, poussant simplement les gens à dormir avec un petit gaz joyeux en laissant les autres faire le sale boulot. Ensuite, j’aurais pu acheter tout ce dont je n’avais pas besoin. Mmmmh… le rêve Américain10. Mais alors que je poursuivais ce rêve de marche ascendante en me préparant pour la fac, les choses ne se sont pas mises en place simplement. Alors que je lisais les Ecritures et notamment le verset de Matthieu 20.16 : « les derniers seront les premiers », j’ai commencé à me demander pourquoi je travaillais si dur à être le premier. Et je ne pouvais rien faire pour m’aider, sinon espérer qu’il y ait quelque chose de plus que le christianisme version pop. Je n’avais aucune idée de ce qu’il fallait faire. J’ai pensé tout quitter pour suivre Jésus, comme les apôtres, et prendre la route avec rien d’autre que mes sandales et un bâton de pèlerin, mais je n’étais pas très sûr de savoir où en trouver un.

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Bon, il y a eu ce bref éclat où j’ai voulu rejoindre le cirque. J’étais à l’école de cirque et j’ai commencé à être plutôt accompli en monocycle, en magicien, jongleur, fakir, cracheur de feu, avaleur de feu, même si je n’ai jamais fini par rejoindre le cirque. Bien sûr, maintenant je sais que travailler pour l’église en est assez proche, une propre forme de cirque, avec des clowns, des cinglés et des cascadeurs.

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Il y avait des tas de gens qui parlaient de l’Evangile et qui écrivaient des livres là-dessus, mais pour moi, vivre l’Evangile restait quelque chose d’inédit. Alors petit à petit, le groupe de jeunes est devenu un peu vieillot, les chants sont devenus ennuyeux, les jeux moisis, et j’ai trouvé d’autres endroits où rencontrer des jolies filles. Je n’étais pas sûr que l’Eglise ait grand chose à offrir. Bien sûr, je ne me suis pas permis de ne plus aller à l’église, convaincu qu’« aller à l’église » est ce que font les gens bien, et je ne voulais pas devenir comme « ces gens » qui « ne vont pas à l’église ». Païens ! Ha ! Alors j’ai ravalé tout ça, et j’y suis allé toutes les semaines, parfois cynique, souvent ennuyé, mais toujours avec le sourire. Tous les jeunes avaient l’habitude de s’asseoir au dernier rang sur le balcon, et on sortait le dimanche matin à l’épicerie du coin pour acheter à manger avant d’aller sur le balcon de l’église pour se cacher. Je n’arrêtais pas de penser que si Dieu était aussi ennuyant que le dimanche matin, je n’avais pas vraiment envie d’avoir grand chose à faire avec lui. Je me rappelle avoir blagué avec des amis que si quelqu’un décédait d’une crise cardiaque le dimanche matin, les médecins devraient prendre le pouls de toute l’assistance avant de trouver la personne morte. Oui, c’était inapproprié, mais amusant, et je ne suis pas sûr d’avoir été si loin de la vérité. Un sentiment mortifère de solennité régnait. J’ai appris en faisant ma confirmation l’histoire des débuts de l’église méthodiste et son symbole de la croix recouverte par la flamme de l’Esprit. Où était passé le feu ? John Wesley disait que si les gens ne lui bottaient pas les fesses pour qu’il sorte du village à la fin d’une prédication, il se demandait s’il avait vraiment prêché l’Evangile. Je me rappelais de cette vieille phrase de Wesley : « Si je dois mourir avec plus de 10 centimes, que tout homme m’appelle menteur et voleur », puisqu’il aurait trahi l’Evangile. Puis j’ai vu l’une des congrégations méthodistes que je fréquentais construire un vitrail à 120 000$. Wesley n’aurait pas été content. J’ai regardé attentivement ce vitrail. J’espérais que Jésus brise tout ça et en sorte, pour se libérer, pour venir et ressusciter des morts… encore.

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Jesus Freak Puis deux nouveaux ont débarqué dans notre lycée, et j’ai entendu des rumeurs à leur propos. Ils venaient d’une congrégation « charismatique » non-dénominationnelle qui était bien plus « radicale » que l’Eglise Méthodiste Unie ; ils parlaient en langues et dansaient dans les allées. Je dois l’admettre, quelque chose me fascinait secrètement. Je voulais voir de la passion. Mais bien sûr, je n’ai pas eu le courage d’assumer mon intérêt et j’ai rejoint mes amis qui se moquaient de leurs looks bizarres et de « leur secte ». Alors un jour, à la cantine, je discutais avec certains de mes amis Méthodistes, et j’ai été commissionné (ok, je me suis proposé) pour aller m’asseoir avec eux et leur demander des trucs sur le parler en langues, alors que tous mes amis regardaient, ricanant. Une partie de moi était amusée, mais une autre partie était vraiment curieuse. En regardant en arrière, c’est exceptionnel, ils m’avaient accordé une heure ! Et en bons évangéliques, ils m’ont invité les bras grands ouverts à venir louer avec eux, et j’y suis allé. J’ai rapidement commencé à admirer leur louange insouciante, désinvolte. Et j’ai rencontré des gens qui vivaient comme s’ils croyaient au ciel et à l’enfer, qui criaient et louaient comme s’ils rencontraient Dieu pour de vrai. Rapidement, j’ai fini par rejoindre cette congrégation. Je suis devenu un Jesus Freak11. J’ai essayé de convertir tout le monde, des païens aux pasteurs. J’ai organisé des réunions « See you at the Pole »12 dans notre école, où des centaines de personnes se sont rassemblées devant le poteau portant le drapeau à l’entrée, engagés à ramener la prière dans les écoles publiques. J’étais passionnément pro-vie et anti-gay13 et je critiquais avec virulence les gauchistes. J’ai aidé à l’organisation locale de la campagne Bush-Quayle, courant partout pour coller des 11

NdT : Jesus Freak = cinglé de Jésus Réunions chrétiennes annuelles de prière, louange et méditation organisées par les lycéens et étudiants devant le poteau (pole) à l’entrée de leur lycée. 13 Je dois dire que je suis toujours passionnément pro-vie, j’ai juste une meilleure compréhension de ce que ça signifie, sachant que la vie ne commence pas simplement à la conception pour se terminer à la naissance, et que si je n’encourage pas l’avortement, je ferais mieux aussi d’adopter des enfants, et prendre soin de quelques mères. 12

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autocollants sur les voitures que le propriétaire le veuille ou non. Personne ne pouvait arrêter les Jesus Freaks. Je suis allé à la sortie des magasins pour faire des sketchs loufoques et distribuer des traités pour chercher à sauver d’innocents consommateurs des feux de l’enfer. J’ai un certain respect pour ces hommes qui se tiennent aux coins de rue. Au moins, ils ont un sens de l’urgence et de la passion, et ils vivent comme si ce qu’ils disaient était vrai. C’était énorme d’être un Jesus Freak, et je l’ai été pendant un an, mais le feu ardent de la nouveauté s’est éteint au bout d’un moment, et quand ils nous autorisés à prier à l’école, ça a perdu tout son glamour. J’ai vu le n’importe quoi de la politique et de l’égotisme de l’église. J’étais animé par l’idéologie et la théologie, ce qui n’est pas très recommandable, même si elles sont vraies. Je me suis demandé si Jésus avait quelque chose à dire sur ce monde, et j’ai commencé à me demander si ça l’intéressait vraiment que j’écoute Metallica. Parfois, quand on faisait de l’évangélisation, j’avais l’impression de vendre Jésus comme le ferait un vendeur de voitures d’occasion, comme si le salut des gens dépendait de la qualité logique de mes arguments. Et ça fait beaucoup de pression. J’ai même entendu un pasteur dire qu’il faisait partie autrefois du monde de l’entreprise, mais qu’il était maintenant dans « un autre type de business » avec « le meilleur produit du monde ». Mais je n’étais pas sûr de leur vendre le vrai truc. Parfois, c’était comme si Jésus était une lumière bleue à K-Mart, ou comme si j’étais un animateur de télé-achat où les gens ont l’air bien trop content de te vendre plein de trucs chers qui ne te servent à rien. Tout ce que j’avais, c’était un bazar, dans ma chambre, et dans mon âme. J’ai commencé à sérieusement douter du fait que les histoires de la Bible ressemblaient vraiment à ce qu’on nous racontait à l’école du dimanche. J’avais besoin d’un peu de soulagement pour mon âme trop remplie de tout ce qui était « Eglise ». J’étais comme désenchanté. Je me suis lassé d’elle, même si j’étais toujours fasciné par Jésus. J’aspirais à étudier et à mieux connaître Jésus. Je voulais voir des gens qui ambitionnaient de vivre les choses que Jésus avait enseignées. Mon pasteur responsable de la jeunesse m’a conseillé une petite fac de Pennsylvanie, Eastern College (plus tard appelée Eastern 30


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University), où il y avait un grand nombre de chrétiens déchainés. L’un d’entre eux était ce petit gars chauve, Duffy Robbins, qui parlait à la convention où je renaissais de nouveau chaque année. Et un autre était un prédicateur sage, impertinent, féroce (qui crachait) appelé Tony Campolo, qui avait la chaire du département de sociologie. Quand j’ai évoqué la possibilité d’aller là-bas, ma famille a vraiment eu peur. Personne n’allait dans le Nord 14. Ma tante m’a prévenu, « tu vas te faire yankee-fier ». Mais ma mère, qui me suppliait déjà de quitter les charismatiques pour revenir à l’église Méthodiste m’a dit « Si Dieu veut vraiment que tu ailles dans une école à Philadelphie, alors il t’en donnera les moyens financiers ». Visiblement, il l’a fait. J’ai reçu une bourse présidentielle pour filer droit vers Philly. Jésus déguisé A la fac, j’étais impliqué dans tous les clubs et tous les groupes d’étudiants, de la troupe de clowns à la chorale gospel. Mais je n’ai pas rencontré Dieu dans les couloirs de l’université chrétienne comme je l’espérais. Un soir, je trainais avec deux potes qui m’ont dit qu’ils allaient descendre vers la ville pour trainer avec leur « amis sansabri ». Je me suis senti un peu choqué. D’abord, je ne pouvais pas croire qu’il y avait des gens qui vivaient dans les rues de Philly pendant l’hiver (rappelez-vous, je viens du Tennessee) Et ensuite, j’avais du mal à comprendre que mes potes de fac, Chris et Scott, qui passaient leur temps à traîner en écoutant du death metal et parlaient comme Beevis et Butthead 15, soient devenus amis avec eux. Alors ils m’ont invité, et j’y suis allé… encore et encore. En fait, à chaque fois 14

Certains d’entre vous croient peut-être que j’exagère. Mais mon lycée était le Maryville Rebels, et le drapeau Confédéré représentait tout ce qu’on avait. Quand j’ai ramené mon annuaire de fin d’année à la fac, avec le drapeau en grand sur la couverture, d’autres élèves m’ont fait un sermon. Heureusement, les temps ont changé et les gens du Nord savent qu’on porte des chaussures et qu’on a des toilettes dans le Sud, et ma famille a compris que les Yankees n’étaient pas tous des gauchistes étouffants ; leurs propos sont parfois très bons à entendre. 15 NdT : Héros d’un dessin animé diffusé sur MTV dans les années 90, montrant deux jeunes adolescents stupides fans de hard rock, qui ricanent bêtement pour la moindre occasion

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qu’on en avait l’occasion, on se dirigeait vers la ville. Au début, je craignais de parler à qui que ce soit, de peur qu’ils n’entendent mon accent sudiste et me prennent pour une bonne cible de racket (j’ai essayé d’imiter l’accent de Philadelphie, mais ça sonnait plutôt britannique). J’ai eu droit à beaucoup de surprises, notamment celle que ce ne sont pas forcément ceux qui vont dans les bas quartiers la nuit qui se font racketter. Une fois, j’ai laissé ma carte de crédit dans ma chambre, à l’école, au cas où l’on ait des ennuis et que je me fasse voler mon sac en ville. Quand je suis revenu le lendemain, j’ai découvert qu’un collègue me l’avait volé dans ma chambre (et avait par la même occasion retiré des centaines de dollars de mon compte) pendant que j’étais dans les « quartiers dangereux » de la ville. Les gens des rues, eux, n’ont volé que mon cœur. Parfois, ils sont devenus mes amis. J’ai rencontré là-bas des gens les plus incroyables que je n’ai jamais rencontrés. On restait ensemble toute la nuit à écouter nos histoires réciproques. C’est devenu de plus en plus difficile de revenir dans nos petites chambres confortables et de laisser nos prochains dans leurs boites en carton (et aussi de parler d’« aimer son prochain comme nous-mêmes » dans les cours de Nouveau Testament). Une nuit, mon ami Chris m’a dit « Je suis en train de lire un ouvrage sur Mère Teresa. » J’ai tout de suite compris qu’on était dans le pétrin. Il a continué, « elle dit qu’on ne peut pas comprendre le pauvre si on ne comprend pas nous-mêmes ce que c’est que la pauvreté. Alors ce soir on va dormir dehors dans la rue. » Ma mâchoire a lâché. Je lui ai demandé de ne rien dire à ma mère, et on a filé droit dans les rues. Et nuit après nuit, on a filé. La Bible est devenue vivante pour nous. Quand on lisait la Bible dans les rues de Philly, c’était comme regarder un de ces vieux films 3-D avec des lunettes rouges. Avant, nous n’avions jamais mis les lunettes (alors ça semblait franchement bizarre). Mais maintenant, les mots sautaient hors des pages. De retour à la fac, j’ai demandé à l’un de mes profs qui nous enseignait sur la Bible s’il croyait toujours aux miracles, comme quand Jésus avait nourri une foule géante avec deux poissons et une poignée de pains. Et j’ai demandé si Dieu était toujours dans ce genre de registre. J’avais envie que les miracles soient de nouveau 32


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normaux. Il m’a évoqué le temps de l’incrédulité, l’absence de foi dans l’accomplissement des miracles. La transcendance a rarement de la place dans nos vies. Si nous sommes malades, nous allons chez le docteur. Si nous avons besoin de nourriture, nous allons en acheter dans un magasin. Nous avons éliminé le besoin de miracles. Si on avait assez de foi pour dépendre de Dieu comme les lys et les oiseaux, alors on verrait les miracles. N’est-ce pas un miracle que les oiseaux trouvent assez de vers de terre tous les jours ? Il avait raison. Dans les rues de Philly, on a expérimenté des miracles. On s’est réveillé parfois avec une couverture ou un repas à côté de nous qui n’était pas là quand on s’était endormis. Certains moments étaient tellement mystiques, j’ai peur de les mettre sur papier de peur que vous ne me preniez pour un cinglé… ou pire, un saint ou un télé évangéliste (après tout, ce n’est que le premier chapitre.) Je voulais juste être sûr d’avoir confiance en Dieu avec ces petits secrets qu’il semble réserver pour les petits et les rejetés. On lit dans les Ecritures que Dieu dit de prendre soin des étrangers, car nous pourrions accueillir d’anges sans même le savoir (Hébreux 13. 2). Et je pense vraiment qu’on a vu des anges et des démons. Une nuit, on a rencontré une vielle petite femme toute fragile qui ressemblait à une petite grand-mère prête à vous pincer les joues. Quand on est passé, elle a commencé à murmurer « Jésus est mort, Jésus est mort », de plus en plus fort jusqu’à ce ça devienne mystérieux à vous en glacer le sang. Pris un peu au dépourvu, ayant perdu nos mots, on s’est simplement mis à murmurer la mélodie d’un vieux chant de louange. Elle a mis ses mains sur ses oreilles et a commencé à secouer sa tête, tout son corps, se tortillant comme si on laissait courir nos ongles sur un tableau noir. Elle tombait d’avant en arrière, criant « Eloignez-vous de moi ! Eloignez-vous de moi ! » et s’est mis à courir précipitamment dans la rue avec ses mains sur les oreilles. Je ne savais même pas si je croyais aux anges ou aux démons, mais j’avais le sentiment très clair que nous étions en train de les rencontrer. Et ils étaient tellement différents de ceux des films d’horreur et des cartes postales. Au début, le surnaturel était difficile à reconnaître. J’ai commencé à réaliser que le transcendant venait sous différentes formes. Peut-être 33


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que le diable était plus à même de porter un costume trois pièces qu’une paire de cornes et une fourche. Et peut-être que les anges ressemblaient plus aux SDF des rues qu’à des créatures blanches avec des plumes. J’ai vu une femme dans une foule pendant qu’elle essayait de trouver à manger dans un des vans qui vendent de la nourriture jusque tard le soir. Quand je lui ai demandé si le repas valait vraiment le coup, elle m’a dit « Oh oui, mais je ne les mange pas moi-même. Je les prends pour la vieille femme au coin de la rue qui ne peut pas se battre pour avoir à manger. » J’ai vu un gamin des rues gagner 20 dollars en faisant la manche devant un magasin, qui est immédiatement rentré à l’intérieur pour partager avec tous ses amis. On a vu un sans abri donner un paquet de cigarettes à l’offrande parce que c’est tout ce qu’il avait. J’ai rencontré une musicienne de rue aveugle dont les jeunes abusaient vicieusement, en se moquant d’elle, en l’injuriant, et même, une nuit, en vaporisant du désinfectant Lysol dans ses yeux. Une petite farce histoire de la ridiculiser. Quand on a passé du temps avec elle cette nuit-là, l’un d’entre nous a dit « Il y a une tonne de gens mauvais dans ce monde, hein ? » Et elle répondit, « Oh, mais il y a aussi beaucoup de gens très bons. Et quand les mauvais t’attaquent, les gens bons semblent encore meilleurs. » Nous avons rencontré une petite fille de sept ans qui était sans-abri, et nous lui avons demandé ce qu’elle voudrait faire quand elle serait grande. Elle s’est mise à réfléchir avec attention, et elle a répondu : « J’aimerais avoir une épicerie ! » Nous lui avons demandé pourquoi, et elle a répondu « Comme ça, je pourrai donner de la nourriture à tous ceux qui ont faim. » Mère Teresa nous disait « Dans le pauvre, nous touchons réellement le corps du Christ. Dans le pauvre, c’est le Christ affamé que nous nourrissons ; c’est le Christ nu que nous habillons ; c’est le Christ sans demeure que nous abritons. Il ne s’agit pas seulement de faim de pain, de manque de vêtements ou du besoin d’une maison faite de briques. Aujourd’hui, le Christ a faim dans nos pauvres gens. Mais 34


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mêmes les riches ont faim d’amour, d’attention, faim d’être désirés, d’avoir quelqu’un qui soit leur. Maintenant, je savais ce qu’elle voulait dire par là. J’ai découvert que j’étais tout aussi capable de rencontrer Dieu dans les égouts du ghetto que dans les couloirs de l’université. J’ai d’ailleurs appris davantage à connaître Dieu au travers des larmes des mères SDF que dans n’importe quelle théologie systématique que l’on ne m’ait jamais apprise.

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Table des matières Introduction ................................................................................9 Notes de l’auteur .....................................................................19 Chapitre 1 Le christianisme était encore une religion sans risque ..........................................................................................23 Chapitre 2 Résurrection de l’Eglise ......................................37 Chapitre 3 En quête d’un Christianisme qui se vit ............47 Chapitre 4 Quand le confort devient inconfortable .......61 Chapitre 5 Une autre manière de vivre..............................77 Chapitre 6 Economie de la renaissance ......................... 107 Chapitre 7 Plaider allégeance lorsque les royaumes s’entrechoquent ................................................................... 133 Chapitre 8 Tout pour Jésus ................................................. 155 Chapitre 9 Jésus est venu pour les pécheurs ................. 169 Chapitre 10 Extrémistes dans l’amour .............................. 185 Chapitre 11 Rendre la révolution irrésistible .................... 201 Chapitre 12 Devenir de plus en plus petit… jusqu’à ce que l’on s’empare monde.................................................. 219 Chapitre 13 Fous, mais pas seuls ....................................... 237 249



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