Eric Metaxas "Bonhoeffer : Pasteur, Martyr, Prophète, Espion"

Page 1


BONHOEFFER

Pasteur, Martyr, Prophète, Espion Un Juste contre le Troisième Reich

Eric Metaxas


INTRODUCTION

27 JUILLET 1945, LONDRES Nous sommes pressés de toute manière, mais non réduits à l’extrémité ; dans la détresse, mais non dans le désespoir ; persécutés, mais non abandonnés ; abattus, mais non perdus ; portant toujours avec nous dans notre festée dans notre corps. Car nous qui vivons, nous sommes sans cesse livrés dans notre chair mortelle. Ainsi la mort agit en nous et la vie agit en vous. 2 CORINTHIENS 4, 8-12

L’Europe avait enfin retrouvé la paix. Son visage familier, auparavant défiguré par les malheurs, était à nouveau serein, noble et reposé. Ce qu’elle venait de traverser allait prendre des années à être compris. C’était comme si elle avait subi un terrible et interminable exorcisme, qui l’aurait purifiée jusqu’au moindre recoin. Mais en fin de compte, les démons furent chassés, non sans protester avec des cris perçants. La guerre était finie depuis plus de deux mois. Le tyran s’était suicidé dans un bunker gris, sous sa capitale dévastée et les Alliés avaient proclamé la victoire. Doucement, tout doucement, la vie en Grande-Bretagne reprenait ses droits. Puis, comme s’il en avait reçu l’ordre, l’été arriva. C’était le premier été de paix depuis six ans. Mais comme pour prouver que tout ceci n’avait pas été un rêve ou un cauchemar, des nouvelles arrivaient constamment. Et elles étaient toutes plus horribles que jamais. Souvent, elles étaient effrayantes. Ainsi, au tout début de l’été, on apprit la réalité des camps de la mort, en même temps que les atrocités que les nazis avaient fait subir à leurs vic13


14

BONHOEFFER

times dans les lieux infernaux de leur si bref empire. Les rumeurs de l’existence de tels lieux avaient circulé tout au long de la guerre, mais leur réalité était désormais confirmée par des photos, des gros titres d’actualités et par les récits de soldats témoignant de ce qu’ils avaient vu de leurs propres yeux en libérant les camps en avril, pendant les derniers jours de la guerre. L’ampleur de ces horreurs ne pouvait alors être connue, ni même imaginée. Elles étaient presque insupportables pour le peuple britannique déjà épuisé par la guerre. Leur haine des Allemands était sans cesse nourrie par chaque nouveau détail abominable révélé. Le peuple avait le vertige face à une telle cruauté. Au début de la guerre, il était possible de séparer les Allemands des nazis et de reconnaître que tous les Allemands n’étaient pas des nazis. Mais alors que la guerre entre les deux nations battait son plein et que de plus en plus de pères, de fils et de frères britanniques mouraient, il devenait de plus en plus difficile de faire une telle distinction. Finalement, cette distinction disparut complètement. Réalisant qu’il devait encourager l’effort de guerre des britanniques, le Premier ministre, Winston Churchill, fusionna Allemands et nazis en un seul et même ennemi haï, la meilleure façon de le vaincre rapidement et de mettre enfin un terme à cet implacable cauchemar. Lorsque des Allemands travaillant à la défaite d’Hitler et des nazis contactèrent Churchill et le gouvernement britannique, espérant obtenir de l’aide pour vaincre de l’intérieur leur ennemi commun et faire ainsi savoir aux adversaires de l’Allemagne que quelques Allemands piégés au sein du Reich rejetaient eux aussi l’idéologie nazie, ils furent rejetés. Personne n’était intéressé par leur projet. Il était trop tard. Ces Allemands ne pouvaient pas ne pas avoir pris part aux atrocités nazies et il était donc impensable de leur permettre, quand le moment serait venu, de négocier une paix séparée. Au contraire, dans le but de soutenir l’effort de guerre, Churchill maintint la fiction selon laquelle il n’existait pas de bons Allemands. On disait même qu’« il n’y avait de bon Allemand qu’un Allemand mort », s’il est possible d’employer une telle phrase. Cette mentalité était le corollaire des horreurs de la guerre.


Introduction

15

Mais la guerre était désormais terminée. Alors même que la complète et indicible horreur du Troisième Reich éclatait au grand jour, l’autre face des événements devait aussi être connue. Le retour de la paix redonna au plus grand nombre la capacité de percevoir le monde dans ses nuances, ses tonalités et ses couleurs, et non plus en noir et blanc comme c’était le cas pendant la guerre. C’est pourquoi ce jour-là, dans l’église de la Sainte-Trinité, située à côté de Brompton Road à Londres, avait lieu une cérémonie qui pouvait dépasser l’entendement de certains. Elle était pour beaucoup choquante et mal-venue, notamment pour ceux qui avaient perdu des êtres chers pendant la guerre. La commémoration qui se tenait sur le sol britannique et qui était retransmise sur les ondes de la BBC, était en l’honneur d’un Allemand mort trois mois plus tôt. La nouvelle de son décès avait voyagé à travers les brouillards et les décombres de la guerre et si quelques amis et membres de sa famille ne l’avaient appris que peu de temps avant, la plupart n’en avaient pas encore été informés. Pourtant, à Londres, quelques personnes le savaient. Sur les bancs se trouvaient la sœur jumelle de cet Allemand, âgée de trente-neuf ans, son mari d’origine juive et leurs deux filles. Ils s’étaient échappés d’Allemagne juste avant le début de la guerre, en traversant de nuit la frontière suisse. La personne dont on commémorait la mort aujourd’hui avait pris part à l’organisation de leur fuite illégale – bien que cela n’ait été qu’une partie négligeable de son combat contre le National Socialisme – et il les avait aidés à s’établir à Londres, où ils s’étaient installés. L’homme comptait parmi ses amis un nombre de personnes importantes, parmi lesquelles figurait George Bell, l’évêque de Chichester. Bell avait organisé cette célébration, car il avait connu et aimé l’homme qui était honoré. Il l’avait rencontré des années avant la guerre. Alors que dans un même effort œcuménique, ils essayaient tous deux de prévenir l’Europe contre les desseins des nazis, ils s’étaient engagés dans des tentatives de libération de Juifs pour finalement tenter d’apporter au gouvernement britannique les nouvelles de la Résistance allemande. Quelques heures à peine avant son exécution dans le camp de concentration de Flossenbürg,


16

BONHOEFFER

l’homme avait adressé ses derniers mots à cet évêque. Ce dimanchelà, l’évêque avait pu parler à un officier britannique qui était prisonnier avec cet Allemand, alors qu’il venait de terminer son dernier culte et de prononcer sa dernière prédication. Cet officier fut libéré et put rapporter les derniers mots de cet homme et annoncer sa mort à travers l’Europe. De l’autre côté de la Manche, au-delà de la France, en plein coeur de l’Allemagne, dans le quartier de Charlottenburg à Berlin, dans une maison à trois étages, au numéro 43 de l’allée Marienburger, un couple âgé était assis près de la radio. En son temps, l’épouse avait donné naissance à huit enfants, quatre garçons et quatre filles. Leur premier fils avait été tué pendant la Première Guerre mondiale, et durant toute une année sa jeune mère n’avait pu continuer à vivre normalement. Vingt-sept ans plus tard, une autre guerre lui prendrait encore deux autres enfants. Son mari était le psychiatre le plus connu d’Allemagne. Ils s’étaient tous les deux opposés à Hitler depuis le début et étaient fiers de leurs fils et de leurs gendres qui avaient été impliqués dans une conspiration contre ce tyran. Ils en connaissaient tous les dangers. Mais quand la guerre fut enfin terminée, des nouvelles de leurs deux fils mirent quelques temps à arriver jusqu’à Berlin. Puis ils apprirent finalement la mort de leur troisième fils, Klaus, restant sans nouvelles de leur plus jeune fils, Dietrich. Quelqu’un affirmait l’avoir vu en vie. Puis, un voisin leur avait dit que la BBC allait retransmettre le lendemain une cérémonie commémorative à Londres. C’était pour Dietrich. À l’heure dite, le couple âgé alluma sa radio. On annonça la cérémonie pour leur fils. Ce fut ainsi qu’ils apprirent sa mort. Alors que ce couple dut accepter la si dure nouvelle de la mort de cet homme qui se trouvait être leur fils, de la même façon, de nombreux Anglais apprirent la mort d’un homme, un Allemand qui était quelqu’un de bien. Ainsi, le monde pouvait commencer à se réconcilier avec lui-même. L’homme qui était mort était fiancé et devait se marier. Il était pasteur et théologien. Et il fut exécuté à cause de son rôle dans un complot pour assassiner Hitler. Voici son histoire.


CHAPITRE 1

FAMILLE ET ENFANCE

La richesse du patrimoine de ses ancêtres révèle la position sociale de toute la vie de Bonhoeffer. Celle-ci lui conféra une sûreté de jugement et des manières qui ne peuvent s’acquérir en une seule génération. Il grandit dans une famille qui croyait que l’essence du savoir réside, non pas dans une éducation formelle, mais dans l’obligation profondément ancrée d’être les gardiens d’un grand héritage historique et d’une tradition intellectuelle. EBERHARD BETHGE

Durant l’hiver 1896, les parents de Dietrich, qui ne se connaissaient pas encore, furent invités à participer à une soirée dans la maison du physicien Oscar Meyer. « Là, écrira des années plus tard Karl Bonhoeffer, j’ai rencontré une jeune fille blonde aux yeux bleus, qui se comportait avec tant de naturel et d’élégance et qui rayonnait d’une telle grâce et d’une telle aisance que, dès son entrée dans la pièce, tout mon esprit en fut captivé. Ce moment, où pour la première fois, mes yeux se posèrent sur ma future épouse, demeure dans ma mémoire avec une intensité presque mystique. » Trois ans plus tôt, Karl Bonhoeffer était arrivé à Breslau, ville de Pologne aujourd’hui appelée Wroclaw, pour être l’assistant de Karl Wernicke, professeur de psychiatrie de renommée internationale. Sa vie se partageait entre son travail à la clinique et sa vie sociale avec ses nouveaux amis de Tübingen, une charmante ville universitaire où il avait grandi. Mais après cette soirée d’hiver mémorable, sa vie changea considérablement. Il commença par faire du patin à glace sur les canaux gelés le matin, espérant rencontrer et c’était souvent le cas, cette jeune fille aux yeux bleus qu’il avait 17


18

BONHOEFFER

admirée à cette soirée. Elle était professeur et s’appelait Paula von Hase. Ils se marièrent le 5 mars 1898, trois semaines avant le trentième anniversaire du marié. La mariée avait vingt-deux ans. Le premier était docteur et la seconde professeur. Tous deux venaient d’illustres milieux. Les parents de Paula Bonhoeffer et sa famille étaient très étroitement liés à la cour de l’Empereur à Potsdam. Sa tante Pauline avait été dame d’honneur lors du couronnement de la Princesse Victoria, épouse de Frederick III. Son père, Karl Alfred von Hase, avait été aumônier militaire et était devenu en 1889 l’aumônier du Kaiser Wilhelm II. Il avait cependant été amené à démissionner après avoir critiqué la façon dont le Kaiser considérait le prolétariat, qu’il avait décrit comme étant « une bande de chiens ». Le grand-père de Paula, Karl August von Hase, fut une figure majeure de la famille et un théologien très connu à Jena, où il enseigna pendant soixante ans. Sa statue y est encore érigée aujourd’hui. Il avait été appelé à ce poste par Goethe lui-même, qui était alors ministre du duc de Weimar et il eut un entretien privé avec cet homme de 80 ans qui faisait la gloire de sa nation, alors qu’il était en train de composer Faust, Partie Deux3. L’ouvrage de Karl August sur l’histoire du dogme est toujours utilisé par les étudiants en théologie du XXe siècle. Vers la fin de sa vie, le grand duc de Weimar le récompensa en lui décernant un titre héréditaire de noblesse, et il reçut un autre titre de noblesse par le roi de Würtemberg. Du côté de sa mère, la famille de Paula comprenait des artistes et des musiciens. Sa mère, Clara von Hase, née comtesse Kalkreuh (1851 – 1903), avait pris des leçons de piano avec Franz Liszt et son épouse, Clara Schumann. Elle légua son amour pour la musique et le chant à sa fille, et cela jouera un rôle fondamental dans la vie des Bonhoeffer. Le père de Clara, le comte Stanislaus Kalkreuth (1820 – 1894), était un peintre connu pour ses grand paysages alpins. Bien qu’issu d’une famille d’aristocrates de l’armée et de la noblesse terrienne, il se maria avec une fille de la famille Cauer, grande famille de sculpteurs réputés et devint le directeur de l’École des Beaux-Arts du Grand Duché, à Weimar. Son fils, le comte Léopold 3 Goethe, Faust, Partie Deux.


Famille et enfance

19

Kalkreuth, devint un peintre encore plus célèbre que son père. Son travail, marqué par un réalisme poétique, se trouve aujourd’hui dans tous les musées d’Allemagne. Les Von Hase fréquentaient aussi les éminents Yorck von Wartenburg, passant beaucoup de temps en leur compagnie. Le comte Hans Ludwig Yorck von Wartenburg4 était un philosophe dont la correspondance très connue avec Wilhem Dilthey développa une philosophie herméneutique de l’histoire qui influença Martin Heidegger. La lignée de Karl Bonhoeffer n’est pas moins impressionnante. Les origines de sa famille remontent à 1403, d’après les annales de Nymwegen, sur la rivière Waal aux Pays-Bas, près de la frontière allemande. En 1513, Caspar van der Boenhoff quitta la Hollande pour s’installer dans la ville allemande de Schwäbisch Hall. La famille fut alors appelée Bonhöffer, gardant le umlaut5 jusque vers 1800. Bonhöffer signifie « planteur de haricots » et les armoiries des Bonhöffer, qui figurent toujours à l’heure actuelle sur les murs des bâtiments tout autour de Schwäbisch Hall6, représentent un lion tenant une tige de haricot sur un fond azur. Eberhard Bethge nous dit que Dietrich Bonhoeffer portait parfois une chevalière avec le blason de la famille. Les Bonhoeffer furent parmi les familles les plus importantes de Schwäbisch Hall pendant trois siècles. Les premières générations étaient des orfèvres et par la suite, il y eut des docteurs, des pasteurs, des juges, des professeurs et des hommes de loi. Au fil des siècles, soixante-dix-huit membres du conseil et trois maires de Schwäbisch Hall furent des Bonhoeffer. Leur importance et leur influence sont attestées par la présence, à l’Église Saint-Michel, de monuments, de sculptures de style baroque et rococo et d’épitaphes, sur lesquels le nom des Bonhoeffer est inscrit. En 1797, le grand-père de Karl, Sophonias Bonhoeffer, fut le dernier de la famille à naître à Schwäbisch Hall. L’invasion de Napoléon en 1806 mit fin au statut de cette ville libre et dispersa la famille, bien que la ville demeurât un lieu de pèlerinage pour plusieurs générations 4 Son petit fils Peter Yorck von Wartenburg (1904 – 1944) était un cousin du colonel Claus von Stauffenberg et joua un rôle majeur dans le complot d’assassinat d’Hitler. 5 Terme de phonétique en allemand proche du tréma français. 6 On peut en voir un au 7 Klosterstrasse.


20

BONHOEFFER

de Bonhoeffer. Le père de Karl Bonhoeffer conduisit plusieurs fois son fils dans cette ville médiévale et l’instruisit de l’histoire de leur famille, jusqu’au « fameux escalier de chêne noir de la maison des Bonhoeffer dans Herrengasse » et le portrait de la « jolie femme Bonhoeffer » qui était dans l’église, et dont la copie se trouve dans la maison des Bonhoeffer. Karl Bonhoeffer fit de même pour ses propres fils. Le père de Karl Bonhoeffer, Friedrich Ernst Philipp Tobias Bonhoeffer (1828 – 1907), était un haut fonctionnaire du système judiciaire du Wurtemberg, et il termina sa carrière comme président du tribunal provincial d’Ulm. Lorsqu’il prit sa retraite à Tübingen, le roi le récompensa en lui donnant un titre de noblesse. Il avait été « une personne enthousiaste, qui se déplaçait toujours dans la ville et ses alentours par ses propres moyens ». La mère de Karl Bonhoeffer, Julie Bonhoeffer, née Tafel (1842 – 1936), venait d’une famille souabe profondément libérale et qui joua un rôle majeur dans le mouvement démocratique du XIXe siècle. À propos du père de sa mère, Karl Bonhoeffer écrivit plus tard : « Mon grandpère et ses trois frères n’étaient pas des hommes ordinaires. Chacun avait son caractère, mais ils avaient en commun une tendance idéaliste et un désir absolu d’agir selon leurs convictions. » Deux d’entre eux furent temporairement bannis du Wurtemberg à cause de leurs penchants démocratiques et, curieuse coïncidence, l’un d’eux, le grand oncle de Karl, Gottlob Tafel, fut emprisonné dans la forteresse de Hohenasperg à la même période que l’arrière grandpère de Dietrich, Karl August von Hase qui, avant de commencer sa carrière de théologien, passa une partie de sa jeunesse dans le militantisme politique. Ces deux ancêtres de Dietrich Bonhoeffer apprirent à se connaître lors de leur emprisonnement. La mère de Karl Bonhoeffer vécut jusqu’à l’âge de quatre-vingt-treize ans et fut très proche de son petit-fils Dietrich, qui prononça son éloge lors de ses funérailles en 1936 et la chérit comme lien vivant de la grandeur de sa génération. Les arbres généalogiques de Karl et Paula Bonhoeffer sont si chargés de personnages reconnus, que l’on pouvait s’attendre à ce que les générations futures en recèlent également. Cette abondance


Famille et enfance

21

de merveilles que fut leur héritage semble avoir été une bénédiction si encourageante, que chaque enfant a non seulement été porté par cette solide tradition familiale, mais est allé encore au-delà. Et ainsi, en 1898, ces deux extraordinaires lignées se joignirent dans le mariage de Karl et Paula Bonhoeffer, qui mirent au monde huit enfants en dix ans. Leurs deux premiers fils naquirent en l’espace d’un an : Karl-Friedrich le 13 janvier, et Walter – prématuré de deux mois – le 10 décembre 1899. Leur troisième fils, Klaus, naquit en 1901, suivi de deux filles, Ursula en 1902 et Christine en 1903. Le 4 février 1906, leur quatrième et plus jeune fils vint au monde, Dietrich, dix minutes avant sa sœur jumelle, Sabine, ce qui fut d’ailleurs un motif de taquinerie tout au long de leurs vies. Les jumeaux furent baptisés par l’ancien aumônier du Kaiser, leur grand-père Karl Alfred von Hase, qui vivait à sept minutes à pied de chez eux. Susanne, le dernier enfant, naquit en 1909. Tous les enfants Bonhoeffer vinrent donc au monde à Breslau, où Karl Bonhoeffer occupait une chaire de psychiatrie et de neurologie à l’université, et où il était le directeur de l’hôpital pour les maladies nerveuses. Lors du réveillon du Nouvel An de l’année de la naissance de Susanne, il écrivit dans son journal : « Malgré le fait que nous ayons huit enfants, ce qui semble être énorme en ces temps-ci, nous avons l’impression qu’ils ne sont pas si nombreux que ça ! La maison est grande, les enfants grandissent normalement, nous les parents ne sommes pas trop vieux et nous essayons de ne pas les gâter et de faire en sorte que leur jeunesse soit heureuse. » Leur maison, au 7 Birkenwäldchen, était située près de la clinique. C’était un gigantesque bâtiment de trois étages, aux toits sculptés, avec de nombreuses cheminées, une véranda vitrée et un grand balcon donnant sur les jardins spacieux où les enfants jouaient. Ils creusaient des trous, grimpaient aux arbres et construisaient des cabanes. Le grand-père Hase, qui vivait de l’autre côté de la rivière, un bras de l’Oder, voyait souvent ses petits-enfants Bonhoeffer. Son épouse mourut en 1903, après quoi, l’une de ses filles, Elisabeth, prit soin de lui. Elle aussi tint une place importante dans la vie des enfants.


22

BONHOEFFER

Malgré son emploi du temps chargé, Karl Bonhoeffer était heureux de passer du temps avec ses enfants. « L’hiver, écrivit-il, nous versions de l’eau sur un vieux terrain de tennis au revêtement d’asphalte et ainsi les deux plus âgés pouvaient s’essayer au patin à glace. Nous n’avions ni voiture ni chevaux, mais utilisions cette dépendance pour abriter tout un tas d’animaux. » Il y avait également des animaux dans la maison même. Une pièce devint ainsi un zoo pour les animaux de compagnie des enfants : lapins, cochons d’Inde, tourterelles, écureuils, lézards et serpents et un musée d’histoire naturelle pour leur collection d’œufs d’oiseaux, de scarabées et de papillons. Les deux filles aînées avaient une autre pièce organisée pour installer une maison de poupées, et au premier étage, les trois fils aînés avaient un atelier, avec un établi complet de charpentier. Leur mère dirigeait toute cette maisonnée ; le personnel comprenait une gouvernante, une bonne d’enfants, une femme de ménage, une femme de chambre et un cuisinier. À l’étage se trouvait la salle de classe, avec des bureaux où Paula enseignait les leçons aux enfants. La maison fut en émoi quand Paula exprima son désir de passer les examens pour devenir institutrice7 mais elle utilisa ce qu’elle avait appris avec de merveilleux résultats dans sa vie de femme mariée. Elle se méfiait ouvertement des écoles publiques allemandes et de leurs méthodes d’éducation prussienne. Elle adhérait à la maxime selon laquelle les Allemands avaient le dos brisé deux fois : une fois à l’école et une fois à l’armée ; elle n’allait certainement pas confier ses enfants au soin d’autres personnes moins sensibles qu’elle pendant leurs plus jeunes années. Lorsqu’ils furent un peu plus âgés, elle les envoya dans les écoles publiques locales, où invariablement ils excellaient. Mais jusqu’à ce que chaque enfant ait sept ou huit ans, elle fut leur seule éducatrice. Paula Bonhoeffer avait en mémoire un nombre impressionnant de poèmes, chants et chansons folkloriques qu’elle apprit à ses enfants, lesquels s’en souvinrent encore dans leur vieillesse. Les enfants aimaient se déguiser et faire des spectacles entre eux et pour les adultes. Il y avait également un théâtre familial de marionnettes et chaque année, le 30 décembre, jour de son anniversaire, Paula 7 Elle reçut son diplôme au mois d’avril 1896 à l’école de Breslau.


Famille et enfance

23

Bonhoeffer organisait le spectacle du « Petit Chaperon Rouge ». Elle a continué ainsi pour ses petits-enfants. L’un d’eux, Renate Bethge, dira de sa grand-même qu’« elle était l’âme et l’esprit de la maison. » En 1910, les Bonhoeffer décidèrent de chercher un lieu où passer les vacances et ils choisirent un endroit dans les forêts des montagnes de Glatz, près de la frontière de la Bohème. Pour s’y rendre, il fallait deux heures en train depuis Breslau, en direction du sud. Karl Bonhoeffer décrit ce havre comme « une petite vallée au pied du mont Urnitz, à l’orée du bois, avec une prairie, un petit ruisseau, une vieille grange et un arbre fruitier qui avait un banc construit dans les branches pour les enfants. » Le nom de ce paradis champêtre était Wolfesgründ. L’endroit était si isolé que la famille ne voyait jamais personne, hormis un homme un peu particulier, un « fonctionnaire fou de forêt » qui s’y égarait de temps en temps. Bonhoeffer l’immortalisa plus tard dans un récit de fiction sous le nom du personnage Gelbstiefel (Bottes Jaunes). Notre première rencontre avec Dietrich a lieu à cet endroit. Il est âgé de quatre-cinq ans et c’est sa sœur jumelle, Sabine, qui raconte : « Mon premier souvenir remonte à 1910. Je vois Dietrich dans sa redingote, caressant avec sa petite main la soie bleue de la doublure ; plus tard, je le vois à côté de notre grand-père, assis près de la fenêtre avec notre sœur Susanne bébé sur ses genoux, tandis que le soleil de l’après-midi inondait la pièce de ses rayons dorés. Là, les contours s’estompent et une seule autre scène se forme dans ma mémoire : nos premiers jeux dans le jardin en 1911. Dietrich avait une masse de cheveux blonds encadrant un visage bronzé par le soleil qui semblait tout chaud tellement il s’était amusé. Il repoussait les moustiques et cherchait un coin à l’ombre, obéissant finalement de mauvaise grâce à l’appel de la bonne qui lui demandait de rentrer, car il voulait encore jouer. La chaleur et la soif avaient été oubliées dans l’intensité de son jeu. »


24

BONHOEFFER

Dietrich fut le seul enfant à hériter du teint pâle et des cheveux blonds de sa mère. Les trois frères aînés étaient bruns comme leur père. Klaus, le plus jeune des frères de Dietrich, avait cinq ans de plus que lui. Ainsi, ses trois frères et deux sœurs aînées formaientils un quintette naturel, tandis que Dietrich formait un autre groupe avec Sabine et leur petite sœur, Susi, qui se faisaient appeler « les trois petits ». Dans ce trio, Dietrich était heureux de jouer le rôle du protecteur fort et chevaleresque. « Je n’oublierai jamais la douceur du caractère de Dietrich, écrivit plus tard Sabine, lorsque nous ramassions des baies sur les pentes chaudes durant l’été. Il remplissait mon petit pot avec les framboises qu’il avait ramassées, pour que je n’en aie pas moins que lui, ou alors il partageait sa boisson avec moi ». Lorsqu’ils lisaient ensemble, « il poussait le livre vers moi […] bien que cela rende sa propre lecture difficile et il était toujours gentil et prêt à aider, quelle que soit la chose qu’on lui demandait. » Son côté chevaleresque ne toucha pas uniquement ses sœurs. Il adorait mademoiselle Käthe van Horn, leur gouvernante depuis l’enfance et « il assumait le rôle de l’aider et la servir ; ainsi, quand son plat favori était servi, il criait "J’en ai suffisamment !" et il la forçait à manger aussi sa part. Il lui dit un jour : "Quand je serai plus grand, je t’épouserai et alors tu seras toujours avec nous. " » Sabine se souvient également que, vers l’âge de six ans, son frère s’émerveilla à la vue d’une libellule survolant un ruisseau. Les yeux écarquillés, il murmura à sa mère : « Regarde ! Il y a une créature au-dessus de l’eau ! Mais n’aie pas peur, je te protégerai ! » Lorsque Dietrich et Sabine furent assez grands pour être scolarisés, leur mère les confia à mademoiselle Käthe, tout en continuant à superviser l’éducation religieuse de ses enfants. Le souvenir le plus lointain de la curiosité théologique de Dietrich remonte à l’époque de ses quatre ans. Il demanda à sa mère : « Est-ce que le Bon Dieu aime aussi le ramoneur ? et est-ce que Dieu, Lui aussi, s’assied pour déjeuner ? » Les sœurs Käthe et Maria van Horn vinrent chez les Bonhoeffer six mois après la naissance des jumeaux, et pendant vingt ans elles


Famille et enfance

25

occupèrent une place importante dans la vie de la famille. Mademoiselle Käthe était en général responsable des trois petits. Les deux sœurs van Horn étaient de ferventes chrétiennes formées dans la communauté de Herrnhut (mot qui signifie « la tour de guet du Seigneur »), et elles eurent une influence spirituelle très forte sur les enfants Bonhoeffer. Fondée par le comte Zinzendorf au XVIIIe siècle, Herrnhut continuait la tradition des Frères moraves. Enfant, Paula Bonhoeffer avait été à Herrnhut pendant un temps. Le comte Zinzendorf soutenait l’idée d’une relation personnelle avec Dieu, en opposition avec le côté formel du luthéranisme ambiant de l’époque. Zinzendorf utilisa le terme de foi vivante, qu’il mit en opposition avec la doctrine du nominalisme qui régnait alors au sein de l’orthodoxie protestante. Pour lui, la foi ne consistait pas à exprimer son accord avec des doctrines de manière purement intellectuelle, mais en une rencontre personnelle et bouleversante avec Dieu ; c’est pourquoi les gens de Herrnhut soulignaient l’importance de lire la Bible et de prier à la maison. Ses idées influencèrent John Wesley qui se rendit à Herrnhut en 1738, l’année de sa fameuse conversion. La religion dans la famille Bonhoeffer était loin d’être piétiste, mais elle suivait quelques traditions de Herrnhut. Tout d’abord, les Bonhoeffer allaient rarement à l’église ; pour les baptêmes et les funérailles, ils s’adressaient soit au père de Paula, soit à son frère. Pour autant, la famille n’était pas anticléricale, mais leur christianisme se vivait plutôt à la maison. La vie quotidienne était remplie de lectures de la Bible et de chants chrétiens, sous la conduite de Madame Bonhoeffer. Son respect des Écritures était tel, qu’elle lisait les récits de la Bible à partir du vrai texte biblique, et non tiré d’ouvrages pour enfants. Cependant, elle utilisait parfois une Bible illustrée, expliquant les images en même temps que l’histoire8. 8 Bonhoeffer connaissait bien les dangers du piétisme, mais il s’inspira de la tradition théologique conservatrice de Herrnhut toute sa vie, utilisant toujours les textes journaliers de la Bible des Moraves pour ses prières personnelles. Chaque jour, il y avait un verset de l’Ancien Testament et un verset du Nouveau Testament. Publiés chaque année depuis l’époque de Zinzendorf, Bonhoeffer les désignait sous le nom de Losungen (paroles de sentinelle), bien que parfois il les appelait simplement « les textes ». Ces Losungen jouèrent un rôle important dans sa décision de rentrer en Allemagne en 1939. Il continua à prier ces textes jusqu’à la fin


26

BONHOEFFER

La foi de Paula Bonhoeffer était nettement visible dans les valeurs que son mari et elle enseignaient à leurs enfants : faire preuve de dévouement, de générosité, aider les autres, étaient des qualités extrêmement importantes dans la culture de la famille. Mademoiselle Käthe se souvient que les trois enfants aimaient la surprendre en faisant de belles et bonnes choses pour elle : « Par exemple, ils mettaient la table pour le dîner, avant que je ne puisse le faire. Est-ce que Dietrich encourageait ses sœurs à le faire, je ne sais pas, mais je le crois bien. » Les sœurs Von Horn décrivaient les enfants de la famille comme « très vivants » mais jamais « impolis ou ayant de mauvaises manières ». Cependant, leurs bonnes manières ne venaient pas toujours de façon naturelle, comme le relate mademoiselle Käthe : « Dietrich était espiègle et faisait souvent des farces, pas toujours au bon moment. Je me souviens qu’il aimait particulièrement être taquin quand il devait, avec les autres enfants, se laver et s’habiller rapidement, parce que nous étions invités à sortir. Ainsi, un jour, il dansait autour de la pièce en chantant de façon horripilante. Soudain la porte s’ouvrit, sa mère lui fonça dessus, le gifla sur les deux oreilles et ressortit. Il se calma instantanément. Sans verser une larme, il fit ce qu’il devait faire. »

LE DÉMÉNAGEMENT À BERLIN, 1912 En 1912, le père de Dietrich accepta sa nomination à une chaire de psychiatrie et neurologie à Berlin. Cela le plaça au premier rang de son champ de compétence en Allemagne, poste qu’il occupa jusqu’à sa mort en 1948. Il est difficile d’exagérer l’influence de Karl Bonhoeffer. Bethge dit que sa simple présence à Berlin « transforma la ville en un bastion contre l’invasion des psychanalyses de Freud et de Jung. Il n’avait pourtant pas une mentalité fermée aux théories peu orthodoxes, et ne refusait pas le principe d’explorer les domaines inconnus du cerveau. » Karl Bonhoeffer n’a jamais renié publiquement Freud, Jung ou Adler et leur théories, mais il de sa vie et en introduisit la pratique auprès de sa fiancée et de bien d’autres.


Famille et enfance

27

les gardait à distance avec un certain scepticisme, né de sa dévotion envers la science empirique. En tant que docteur en médecine et scientifique, il voyait d’un mauvais œil l’excessive spéculation dans ce domaine mystérieux de ce que l’on appelait la psyché. Bethge cita l’ami de Karl Bonhoeffer, Robert Gaupp, psychiatre à Heidelberg : « En psychologie intuitive, mais aussi en observation scrupuleuse, personne n’arrivait au niveau de Bonhoeffer. Mais il venait de l’école de Wernicke, qui ne s’intéressait qu'au cerveau et ne permettait pas que l’on pense autrement qu’en termes de pathologie cérébrale. […] Il n’avait aucune envie d’explorer le domaine obscur, indémontrable, audacieux et imaginatif de l’Interprétation, où tant devait être supposé et si peu pouvait être prouvé. […] Il demeura à l’intérieur des frontières du monde empirique qui lui était accessible. »

Karl Bonhoeffer se méfiait de tout ce qui allait au-delà de ce qu’on pouvait observer avec nos sens ou déduire de ces observations. En ce qui concerne à la fois l’analyse psychologique et la religion, on pouvait le décrire comme agnostique. Il régnait dans la maison une atmosphère qui excluait toute manière futile de penser, ce qui incluait un préjugé contre certaines formes d’expressions religieuses. Ces différences qui subsistaient entre le père et la mère n’ont pourtant jamais fait l’objet de conflits. Au dire de tous, les deux se complétaient magnifiquement bien. Il était évident pour tous que ces deux personnes s’aimaient et se respectaient. Eberhard Bethge décrivait leur relation comme « heureuse, dans laquelle l’un complétait l’autre. Lors de leurs noces d’or, on rapporta qu’en cinquante ans de mariage, ils n’avaient pas passé un mois entier séparés, même les jours mis bout à bout. » Karl Bonhoeffer ne se serait pas lui-même appelé chrétien, mais il respectait la tutelle de son épouse dans ce domaine et lui accordait son accord tacite, même s’il n’était qu’observateur. Contrairement à d’autres scientifiques, il ne pensait pas que la science dirige l’existence dans tous les domaines, mais semblait au contraire accepter


28

BONHOEFFER

les limites de la raison. Il était tout à fait en accord avec les valeurs que sa femme enseignait aux enfants. Parmi ces valeurs, il avait un profond respect pour les sentiments et les opinions des autres, y compris ceux de son épouse. Elle était la petite-fille, la fille et la sœur de personnes dont la vie avait été consacrée à la théologie, et il savait que la foi avait une place importante pour elle, ainsi que pour la gouvernante qu’elle avait engagée. Il était présent à toutes les activités religieuses de la famille, ainsi qu’aux célébrations qu’orchestrait sa femme pendant les vacances, incluant invariablement des hymnes, des lectures bibliques et des prières. « Dans tout ce qui avait trait à notre éducation, se rappelait Sabine, nos parents étaient unis comme une seule personne. Il n’était pas question que l’un dise une chose et le second une autre. » Ce milieu était un terreau excellent pour y faire éclore un théologien. La foi de Paula Bonhoeffer parlait d’elle-même : elle s’exprimait par des actions et était cohérente, dans le sens où elle faisait passer les autres avant elle et enseignait à ses enfants à faire de même. « Il n’y avait pas de place pour de la fausse piété ni aucune sorte de religiosité artificielle à la maison, disait Sabine. Maman s’attendait à ce que nous soyons très engagés. » Le seul fait d’aller à l’église ne la fascinait pas. Il se peut que le concept de la grâce à bon marché que Dietrich rendra si célèbre plus tard, trouve ses origines chez sa mère ; peut-être pas dans ces termes, mais bien par l’idée que la foi sans les œuvres n’est pas la foi, mais un simple manque d’obéissance à Dieu. Pendant l’ascension des nazis, elle poussa respectueusement, mais fermement, son fils à faire en sorte que l’Église vive sa foi en prenant position publiquement contre Hitler et les nazis, et en agissant contre eux. Il semble que la famille ait pris le meilleur des valeurs conservatrices, mais aussi libérales, traditionnelles et progressistes. Emmi Bonhoeffer, qui avait connu la famille longtemps avant d’épouser Klaus, le frère de Dietrich, se rappelait : « Sans aucun doute, c’est la mère qui dirigeait la maison, son esprit et ses affaires, mais elle n’aurait jamais rien organisé si le père ne l’avait pas voulu, ou si cela ne lui avait pas plu. Si Kierkegaard avança que l’homme appartient


Famille et enfance

29

soit au type moral soit au type artistique, c’est qu’il ne connaissait manifestement pas cette maison qui formait une harmonie des deux. » Sabine observait que son père avait une « grande tolérance qui ne laissait aucune place à l’étroitesse d’esprit, et cela élargissait les horizons de notre maison. Il prenait pour acquis que nous essayerions de faire ce qui était juste et attendait beaucoup de notre part, mais nous pouvions toujours compter sur sa gentillesse et la pertinence de son jugement. Il avait un grand sens de l’humour et nous aidait souvent à surmonter nos inhibitions avec une plaisanterie fort à propos. Il gardait un ferme contrôle sur ses propres émotions pour ne jamais se permettre de nous dire un mot impoli ou hors du contexte. Son aversion des lieux communs faisait que nous avions beaucoup de mal à nous exprimer, et cela nous rendait peu sûrs de nous-mêmes. Mais cela eut l’effet qu’une fois adultes, nous n’avions aucun goût pour les clichés, les commérages ou les bavardages. Lui-même n’aurait jamais utilisé un slogan ou une expression à la mode. »

Karl Bonhoeffer apprit à ses enfants à ne parler que lorsqu’ils avaient quelque chose à dire. Il ne tolérait ni la négligence dans l’expression, ni l’apitoiement sur soi, ni l’égoïsme, ni l’orgueil. Ses enfants l’aimaient et le respectaient d’une façon qui les poussait à vouloir gagner son approbation ; il n’avait presque rien à dire pour révéler ses sentiments sur un sujet. Souvent, le simple fait de froncer un sourcil suffisait. Le professeur Scheller, un de ses collègues dit de lui un jour : « De la même façon qu’il détestait tout ce qui était prétentieux, exagéré ou indiscipliné, ainsi, dans sa propre personne, tout était complètement sous contrôle. » On apprit aux enfants Bonhoeffer à contrôler leurs émotions. On leur apprit que l’émotivité, comme les communications négligées, n’étaient que de la complaisance égoïste. Lorsque son propre père mourut, Karl Bonhoeffer écrivit : « Parmi toutes ses qualités, j’aimerais que mes enfants héritent de sa simplicité et de sa sincérité. Je n’ai jamais entendu dire une bana-


30

BONHOEFFER

lité de sa part, il parlait peu et était un féroce ennemi de tout ce qui était éphémère ou non naturel. » Le déménagement de la famille de Breslau à Berlin aurait dû être vécu comme un bond en avant. Pour beaucoup, Berlin était le centre de l’univers. Son université était l’une des plus réputées du monde, la ville un centre intellectuel et culturel et le siège d’un empire. Leur nouvelle maison située sur la Brückenallee, près de la partie nord-est du Tiergarten, était moins spacieuse que leur maison de Breslau, et située sur un terrain plus petit. Mais elle possédait la particularité d’être mitoyenne avec le parc Bellevue, où les enfants royaux venaient jouer. Une des gouvernantes des Bonhoeffer, probablement Mademoiselle Lenchen, était monarchiste et elle accomplissait sa tâche toute excitée à l’idée d’apercevoir le Kaiser ou le prince lorsqu’ils passaient. Les Bonhoeffer accordaient beaucoup de valeur à l’humilité et à la simplicité et ne supportaient pas qu’on s’ébahisse devant les têtes couronnées. Lorsque Sabine se vanta que l’une des petites princesses s’était approchée d’elle et avait essayé de la toucher avec un bâton, elle ne reçut en réponse qu’un silence réprobateur. À Berlin, les enfants les plus âgés ne suivaient plus les cours à la maison, mais allaient à l’école toute proche. Les petits déjeuners étaient servis dans la véranda : pain de seigle, beurre et confiture, avec du lait chaud et parfois du chocolat. Les cours commençaient à huit heures. Le déjeuner se composait de petits sandwiches – beurre, fromage et saucisse – emballés dans un papier anti-graisse, qu’ils prenaient à l’école dans leurs cartables. Il n’existait pas en ce temps-là ce qu’on appelle aujourd’hui le déjeuner en Allemagne, alors ce repas s’appelait le deuxième petit-déjeuner. En 1913, à l’âge de sept ans, Dietrich commença à suivre l’école en dehors de la maison. Pendant les six années qui suivirent, il fréquenta le lycée Friedrich-Werder. Sabine disait qu’il devait aller à l’école à pied, tout seul : « Il avait peur d’y aller tout seul, car il fallait passer par un long pont. Aussi se faisait-il accompagner au début, son camarade marchant de l’autre côté de la rue afin qu’il n’ait pas à rougir


Famille et enfance

31

devant les autres enfants. Mais finalement, il surpassa sa peur. Il craignait également le Père Noël. Enfin, il montra une certaine appréhension vis-à-vis de l’eau lorsque les jumeaux apprirent à nager. Les premières fois, ce fut un véritable cauchemar. […] Plus tard, il devint un excellent nageur. »

Dietrich travaillait bien à l’école, mais avait parfois besoin d’être rappelé à l’ordre, ce que ses parents n’hésitaient pas à faire. À l’âge de huit ans, son père écrivit : « Dietrich fait son travail naturellement et proprement. Il aime se battre et le fait souvent. » Une fois, il attaqua un camarade de classe, dont la mère soupçonnait un esprit antisémite chez eux. Paula Bonhoeffer fut horrifiée à cette pensée et elle s’assura que cette femme sache bien que rien de tel n’était toléré dans sa maison.

FRIEDRICHSBRUNN Depuis leur déménagement à Berlin, leur maison de Wölfesgrund étant trop éloignée, ils la vendirent et achetèrent une maison de campagne à Friedrichsbrunn dans les montagnes du Harz. Elle avait été, pendant un temps, un logement de forestier. Ils conservèrent son aspect simple et rustique. Ainsi, pendant trente ans, ils n’y installèrent pas l’électricité. Sabine décrivit le voyage pour s’y rendre : « Le voyage, dans deux compartiments spécialement réservés, sous la surveillance de Mademoiselle Horn, fut une grande joie. À Thale, deux voitures nous attendaient déjà, une pour les plus jeunes enfants et les adultes, et l’autre pour les bagages. La plupart des lourdes malles avaient été envoyées à l’avance, et deux domestiques avaient fait le voyage, deux jours plus tôt, pour nettoyer et chauffer la maison. »

Parfois les garçons laissaient la voiture partir devant et finissaient en marchant les six derniers kilomètres et demi à travers la forêt. Les concierges, Monsieur et Madame Sanderhoff, vivaient


32

BONHOEFFER

dans une maison de la propriété. Monsieur Sanderhoff tondait la pelouse et Madame Sanderhoff apportait des légumes du jardin et du bois pour le feu. Les sœurs van Horn partaient à l’avance à Friedrichsbrunn, avec les enfants. L’arrivée des parents suscitait toujours beaucoup d’enthousiasme. Sabine et Dietrich conduisaient parfois la voiture jusqu’à la gare de Thale pour les accueillir. « Pendant ce temps, nous avions éclairé la maison avec des petites bougies que nous avions l’habitude de placer sur les fenêtres, se rappelait Sabine. Ainsi, même de loin, la maison brillait pour accueillir les nouveaux arrivants. » Pendant la trentaine d’années où ils se rendirent à Friedrichsbrunn, Dietrich n’eut qu’un seul souvenir cauchemardesque. C’était en 1913, le premier été. Un jour de juillet où la chaleur était étouffante, Mademoiselle Maria décida d’emmener les trois petits et Ursula à un lac de montagne proche. Mademoiselle Lenchen vint aussi. Mademoiselle Maria leur recommanda d’attendre un peu que leur température soit retombée avant d’entrer dans le lac, mais Mademoiselle Lenchen ignora l’avertissement et nagea rapidement jusqu’au milieu du lac, où elle coula immédiatement. Sabine se souvint : « Dietrich fut le premier à le remarquer et poussa un cri perçant. En un regard, Mademoiselle Horn comprit ce qui se passait. Je la vois encore jeter sa montre et, dans sa longue jupe de laine, nager avec des mouvements amples et puissants, tout en nous criant par-dessus l’épaule : "Restez bien tous sur le rivage !" Nous avions sept ans et ne savions pas encore nager. Nous pleurions, tremblions et tenions très fermement la petite Susi. Nous pouvions entendre notre chère Mademoiselle Horn crier à la femme qui se noyait : "Continuez de nager ! Continuez de nager !" Nous avons vu combien il fut difficile à mademoiselle Horn de sauver Lenchen et de la ramener. Au début Lenchen s’accrochait à son cou, mais très vite elle s’évanouit et nous entendîmes Mademoiselle Horn s’écrier : "Aide-moi mon Dieu, aide-moi !" alors qu’elle revenait en nageant avec Mademoiselle


Famille et enfance

33

Lenchen sur le dos. Mademoiselle Lenchen, toujours inconsciente, fut allongée sur le côté. Mademoiselle Horn mit son doigt dans sa gorge pour laisser sortir l’eau. Dietrich tapotait gentiment son dos et nous étions tous accroupis autour de Mademoiselle Lenchen. Bientôt, elle revint à elle et Mademoiselle Horn dit une longue prière de remerciement. »

Les enfants Bonhoeffer amenaient des amis à Friedrichsbrunn, bien que pendant toute son enfance le cercle d’amis de Dietrich se limitât aux membres de la famille élargie. Son cousin Hans-Christoph von Hase leur rendait visite pour de longs séjours et ensemble ils creusaient des tranchées et partaient en randonnée dans les grands bois de pins, à la recherche de framboises sauvages, d’oignons et de champignons. Dietrich passait également beaucoup de temps à lire. « Sous les sorbiers de leur prairie, Dietrich aimait s’asseoir et lire ses livres préférés, comme Rulamann9, l’histoire d’un homme de l’Âge de pierre, et Pinocchio, qui le faisait éclater de rire et dont il nous lisait et relisait les passages les plus drôles. Il avait à peu près dix ans à cette époque, mais il avait déjà un sens exubérant de la comédie. Le livre Héros de tous les jours10 le toucha profondément. Il y avait des histoires de jeunes gens qui, par leur courage, leur présence d’esprit et leur dévouement, sauvaient la vie des autres, mais ces histoires finissaient souvent tristement. La Case de l’oncle Tom le tint en haleine pendant longtemps. Ici à Friedrichsbrunn, il lut également pour la première fois les grands poètes classiques et pendant les soirées, nous jouions des rôles en lisant des passages. »

Parfois dans la soirée, ils jouaient au ballon dans la prairie avec les enfants du village. À l’intérieur, ils jouaient à des devinettes et chantaient des chansons folkloriques. Ils « regardaient la brume des 9 Livre populaire pour garçons qui relatait les aventures préhistoriques d’un homme des cavernes dans les Alpes de Souabe. 10 Un des derniers livres qu’il ait lu était Les vies des hommes illustres de Plutarque. Il ne s’en sépara que quelques heures avant son exécution. Voir p655.


34

BONHOEFFER

prairies flotter et s’élever le long des sapins », notait Sabine et ils regardaient le coucher de soleil. Lorsque la lune apparaissait, ils chantaient Der Mond ist aufgegangen11 : Der Mond ist aufgegangen, die goldnen Sternlein prangen am Himmel hell und klar ! Der Wald steht schwarz und schweiget und aus den Wiesen steiget der weiße Nebel wunderbar.12

Les mondes du folklore et de la religion étaient si entremêlés dans la culture allemande du début du XXe siècle, que même les familles qui ne fréquentaient pas l’Église étaient souvent profondément chrétiennes. Ce chant folklorique en est un parfait exemple. Il commence comme une ode à la beauté de la nature, continue sous la forme d’une méditation sur le besoin qu’a l’homme de Dieu et se termine par une prière, demandant à Dieu de nous aider, « pauvres et orgueilleux pécheurs », à voir son salut lorsque nous mourrons – et de nous aider déjà en cette vie terrestre à vivre « comme des petits enfants, joyeux et fidèles. » La culture allemande était intrinsèquement chrétienne. C’était le résultat de l’héritage de Martin Luther, moine catholique qui donna naissance au protestantisme. Luther était pour l’Allemagne ce que Moïse avait été pour Israël : il surplombait de tout son poids la culture et la nation allemande comme un père et une mère. Sa personnalité charismatique et excentrique conjuguait un amour de la nation allemande et une foi profonde : elles devinrent alors merveilleusement et intimement liées dans sa personne. L’influence de Luther sur l’Allemagne ne peut être sous-estimée. Sa traduction de la Bible en langue allemande fit l’effet d’une bombe. Luther, dans le rôle d’un John Bunyan moyen-âgeux, ébranla durablement l’édifice 11 La lune s’est levée. 12 La lune s’est levée dans le ciel, où les étoiles dorées brillent avec clarté et netteté. Les bois sont obscurs et silencieux ; et de la prairie, comme un rêve, la brume blanche s’élève dans l’air.


Famille et enfance

35

du catholicisme européen, créant la langue allemande, ce qui donna naissance au peuple allemand. La chrétienté fut dès lors divisée en deux camps, et du centre de la terre jaillissait le DeutscheVolk13. La Bible de Luther fut pour la langue allemande moderne ce que l’œuvre de Shakespeare et la Bible King James furent pour la langue anglaise moderne. Avant la Bible de Luther, il n’existait pas de langue allemande unifiée. Il existait seulement un fatras de dialectes. Et l’idée même de nation allemande n’était qu’une idée lointaine, une lueur dans les yeux de Luther. Lorsque celui-ci traduisit la Bible en allemand, il introduisit une langue unique dans un seul livre que tout le monde pouvait lire. Et tout le monde le lut. En fait, il n’y avait rien d’autre à lire. Bientôt, tout le monde parla l’allemand utilisé dans la traduction de Luther. De la même façon que la télévision eut pour effet d’homogénéiser les accents et les dialectes des Américains, en adoucissant ces mêmes accents et en lissant les nasillements, la Bible de Luther donna le jour à une langue allemande unique. Des meuniers de Munich pouvaient enfin communiquer avec des boulangers de Brême. De tout cela naquit un sentiment d’héritage culturel commun. Mais Luther amena également les Allemands à s’engager plus profondément dans leur foi par le chant. Il écrivit beaucoup d’hymnes – le plus connu étant « Notre Dieu est une puissante forteresse » – et introduisit l’idée de chants communautaires. Avant Luther, personne en dehors de la chorale ne chantait à l’église.

« HOURRA, C’EST LA GUERRE ! » Les Bonhoeffer passèrent l’été 1914 à Friedrichsbrunn. Mais le premier jour du mois d’août, alors que les trois plus jeunes enfants et leur gouvernante se trouvaient au village en train de s’amuser, le monde bascula.Volant çà et là à travers la foule jusqu’à ce qu’elle les atteigne, telle fut la stupéfiante nouvelle : l’Allemagne avait déclaré la guerre à la Russie. Dietrich et Sabine avaient huit ans et demi. Sabine se souvient de la scène : 13 Le peuple allemand.


36

BONHOEFFER

« Le village célébrait son concours de tir local. Notre gouvernante nous a soudain arrachés des jolis étals attrayants et d’un manège qui était tiré par un pauvre cheval blanc, pour nous ramener le plus vite possible à nos parents à Berlin. Tristement, je regardais la scène des festivités, maintenant vide, où les marchands se dépêchaient de tout démonter. Tard dans la soirée, nous pouvions entendre à travers la fenêtre les chansons et les cris des soldats qui célébraient leur départ. Le lendemain, après que les adultes eurent terminé de tout remballer, nous nous trouvions dans le train pour Berlin. »

Lorsqu’ils revinrent à la maison, une des filles courut à l’intérieur en s’écriant, « Hourra, c’est la guerre ! ». Elle fut immédiatement giflée. Les Bonhoeffer n’étaient pas opposés à la guerre, mais ils ne la célébraient pas non plus. Cependant, ils étaient en minorité sur ce point et une sorte d’exaltation générale était visible en ces premiers jours. Mais le 4 août, la première note discordante fut émise : la Grande-Bretagne déclarait la guerre à l’Allemagne. L’avenir qui se présentait à eux ne devenait soudain plus aussi merveilleux qu’ils ne l’avaient pensé. Ce jour-là, Karl Bonhoeffer était en train de se promener le long de l'avenue Unter den Linden avec les trois garçons aînés : « L’allégresse de la foule à l’extérieur du palais et des bâtiments du gouvernement, qui était montée ces derniers jours, laissait maintenant place à un silence triste, ce qui avait un effet très oppressant. La gravité du conflit était devenue évidente pour tout le monde et l’espoir d’une fin rapide de la guerre s’éteignit dans les esprits les plus lucides quand la Grande-Bretagne entra dans les rangs de nos ennemis. »

La plupart des garçons, cependant, étaient ravis et le restèrent pendant quelque temps, mais ils faisaient attention en exprimant leur enthousiasme. La guerre, en tant que concept, n’était pas encore tombée en disgrâce dans toute l’Europe : cela allait prendre encore quatre ans. À ce stade de début du conflit, le refrain des


Famille et enfance

37

écoliers Dulce et decorum est pro patria mori14 n’avait pas encore été prononcé avec amertume ou ironie. Vivre ce que vivent les soldats, revêtir un uniforme et marcher à la guerre comme les héros du passé avait quelque chose de romantique. Les frères de Dietrich ne pourraient pas s’enrôler avant 1917 et personne ne pensait que la guerre puisse durer aussi longtemps. Mais ils pouvaient au moins se tenir au courant et en parler en connaisseurs, comme le faisaient les adultes. Dietrich jouait souvent aux soldats avec son cousin Hans-Christoph et l’été suivant à Friedrichsbrunn, il écrivit à ses parents pour leur demander de lui envoyer des articles de journaux relatant les événements du front. Comme beaucoup de garçons, il dessina une carte et y planta des punaises de couleur, marquant ainsi l’avancée allemande. Les Bonhoeffer étaient de sincères patriotes, mais ils n’affichèrent jamais la passion nationaliste de la plupart des Allemands. Ils conservaient un sens critique et un sang-froid qu’ils enseignèrent à leurs enfants. Une fois, mademoiselle Lenchen acheta à Sabine une petite broche sur laquelle on pouvait lire : « "Maintenant, on va leur donner la raclée !" J’étais très fière de la voir briller sur mon col blanc, se souvint Sabine, mais à midi lorsque je la montrai à mes parents, mon père dit "Bonjour, […] mais qu’as-tu là ? Donne-le moi" et la broche disparut dans sa poche ». Sa mère lui demanda où elle l’avait eue et lui promit de lui trouver une jolie broche pour la remplacer. Avec le temps, les réalités de la guerre frappèrent le foyer familial. Un cousin fut tué. Puis un autre. Un autre cousin perdit une jambe. On tira sur l’œil de leur cousin Lothar et sa jambe fut gravement écrasée. Un autre cousin mourut. Jusqu’à l’âge de dix ans, les jumeaux dormaient dans la même chambre. Après la prière du soir, ils restaient allongés dans le noir et parlaient de la mort et de l’éternité. Ils se demandaient ce que cela ferait d’être mort et de vivre dans l’éternité ; d’une manière ou d’une autre, ils avaient l’impression qu’ils pouvaient la toucher en se concentrant exclusivement sur le mot lui-même : Éternité. La clé était de bannir toute autre pensée. « Après s’être intensément concentrés pendant un 14 Il est noble et doux de mourir pour son pays.


38

BONHOEFFER

long moment, disait Sabine, nos têtes avaient souvent le tournis. Nous avons résolument répété cet exercice, que nous nous sommes imposé pendant une longue période. » La nourriture se fit rare aussi. Même pour ceux qui étaient relativement bien nantis comme les Bonhoeffer, la faim devint un problème. Dietrich se distingua comme étant particulièrement habile pour leur trouver de la nourriture. Il s’y impliqua à tel point que son père le félicita pour son talent comme « messager et scout de la nourriture ». Il économisa même son propre argent pour acheter une poule. Il désirait vivement participer. Cela provenait en partie de son sens de la compétition avec ses frères aînés. Ils avaient cinq, six et sept ans de plus que lui et étaient intelligents, comme l’étaient ses sœurs. Mais il y avait un domaine où il les dépassait tous : celui de la musique. Lorsque Dietrich eut huit ans, il commença à prendre des leçons de piano. Tous les enfants suivaient des cours de musique, mais aucun ne montrait un tel potentiel. Sa capacité à déchiffrer une partition était remarquable. Il devint si talentueux qu’il pensa sérieusement en faire son métier. À dix ans, il jouait les sonates de Mozart. Les opportunités d’écouter de la grande musique à Berlin étaient illimitées. Lorsqu’il eut onze ans, il entendit la Neuvième Symphonie de Beethoven jouée par l’Orchestre Philharmonique de Berlin, sous la direction d’Arthur Nikisch et il écrivit à sa grand-mère à ce sujet. Il alla jusqu’à faire ses propres arrangements et compositions. Il aimait la chanson de Schubert Gute Ruh15 et, quand il eut à peu près quatorze ans, il en fit l’arrangement pour un trio. Cette même année, il composa une cantate sur le sixième verset du Psaume 42, « Mon âme est abattue au-dedans de moi ». Bien qu’il ait finalement choisi la théologie à la place de la musique, cette dernière resta une véritable passion durant toute sa vie. Elle devint une partie vitale de l’expression de sa foi et il enseigna à ses étudiants comment l’apprécier et la mettre au centre de l’expression de leur propre foi. La famille Bonhoeffer aimait profondément la musique. C’est pourquoi la plupart des expériences musicales du jeune Dietrich 15 La berceuse du ruisseau issue du cycle de Lieder Die Schöne Müllerin [La belle meunière] de Franz Schubert.


Famille et enfance

39

eurent lieu dans le contexte familial des soirées musicales, chaque samedi soir. Sa sœur Susanne se souvenait : « Nous dînions à sept heures et demi, puis nous allions dans le salon. Habituellement, les garçons commençaient par un trio : Karl-Friedrich jouait du piano, Walter du violon et Klaus du violoncelle. Puis "Hörnchen"16 accompagnait ma mère au chant. Chacun de ceux qui avaient suivi un cours pendant la semaine devait présenter quelque chose lors de la soirée. Sabine apprenait le violon, et les deux grandes sœurs chantaient en duo des Lieder de Schubert, Brahms ou Beethoven. Dietrich était bien meilleur au piano que Karl-Friedrich. »

Selon Sabine, Dietrich était particulièrement sensible et généreux comme accompagnateur, « toujours soucieux de couvrir les erreurs des autres musiciens et de leur épargner toute gêne. » Sa future belle-sœur Emmi Delbrück était aussi souvent présente : « Tandis que nous jouions, Dietrich au piano nous dirigeait tous en bon ordre. Je ne me souviens pas d’un moment où il ne savait pas à quel endroit chacun de nous en était. Il ne jouait jamais sa partition uniquement : dès le début, il était attentif à la totalité du morceau. Si le violoncelle prenait beaucoup de temps à s’accorder au début ou entre les mouvements, il penchait la tête et ne trahissait pas la moindre impatience. Il était courtois par nature. »

Dietrich aimait particulièrement accompagner sa mère lorsqu’elle chantait les psaumes de Gellert-Beethoven et à chaque veillée de Noël, il allait avec elle quand elle chantait les Lieder de Cornelius. Les soirées musicales de la famille le samedi continuèrent pendant plusieurs années. Elles attiraient chaque fois de nouveaux amis. Leur cercle semblait toujours s’agrandir. Ils donnaient également des représentations et des concerts pour les anniversaires et d’autres occasions spéciales. L’une d’elle fut celle du soixantedix-septième anniversaire de Karl Bonhoeffer, en mars 1943, quand 16 C’était le terme qu’ils utilisaient parfois pour appeler leur gouvernante, Maria van Horn.


40

BONHOEFFER

la famille élargie joua la cantate de Walcha Lobe den Herrn (Louez le Seigneur), que Dietrich dirigeait tout en jouant au piano.

GRUNEWALD En mars 1916, tandis que la guerre faisait rage, la famille quitta Brückenallee pour rejoindre le quartier de Grunewald à Berlin. Il s’agissait d’un quartier prestigieux où vivaient bon nombre d'éminents professeurs berlinois. Les Bonhoeffer devinrent proches de beaucoup d’entre eux et leurs enfants passèrent tellement de temps ensemble, qu’ils finirent par se marier entre eux. Comme la plupart des maisons de Grunewald, celle des Bonhoeffer au 14 Wangenheimstrasse était immense, avec un grand espace de jardins et de terres. Il semble très plausible que le choix de cette maison soit lié à ce grand terrain. En temps de guerre, avec une nichée de huit enfants, dont trois garçons adolescents, ils n’avaient jamais assez de nourriture. Ils plantèrent donc des légumes et élevèrent même des poules et des chèvres. Leur maison était remplie d'antiquités de valeur et de souvenirs de famille. Dans l’entrée se trouvaient des portraits à l’huile d’ancêtres des Bonhoeffer, à côté de gravures de l’artiste italien Piranesi du XVIIIe siècle. D’immenses paysages peints par leur grand-père, le comte Stanislaus von Kalkreuth, étaient exposés. Ce dernier avait également dessiné l’imposante armoire qui trônait dans la salle à manger. Elle s’élevait sur 2,5 mètres et évoquait un temple grec, tout de bois sculpté, dont les deux piliers soutenaient un fronton crénelé. Dietrich parvenait à escalader ce monument d’héritage familial et, de ces remparts isolés, il espionnait en contrebas les allées et venues dans la salle à manger, dont la table pouvait accueillir vingt personnes et dont le parquet était ciré tous les jours. Dans un coin se trouvait un buste de leur illustre ancêtre, le théologien Karl August von Hase, soutenu par un piédestal sculpté de façon un peu alambiquée. Puisqu’il représentait le grand-père de leur mère, on appelait cette sculpture Grossvater17. 17 Grand-père.


Famille et enfance

41

La jeunesse de Bonhoeffer semble sortir tout droit d’une illustration du siècle dernier de l’artiste suédois Carl Larsson, ou de l’œuvre Fanny et Alexandre d’Ingmar Bergman, sans le climat sombre et angoissant. Les Bonhoeffer témoignaient de quelque chose de relativement rare : une famille authentiquement heureuse. Leur vie ainsi ordonnée continua pendant des semaines, des mois et des années comme ils l’avaient toujours vécue, avec les soirées musicales tous les samedis, de nombreuses célébrations d’anniversaires et les vacances en famille. En 1917, Dietrich eut une crise d’appendicite et se fit opérer, mais cette interruption ne fut que passagère. Comme toujours, les orchestres annuels de Paula Bonhoeffer à l’occasion de la fête de Noël étaient magnifiques, et parvenaient à intégrer la lecture de la Bible et des hymnes d’une manière telle, que même ceux qui n’étaient pas particulièrement religieux se sentaient parfaitement accueillis. Sabine se souvient : « Le dimanche de l’Avent, nous nous rassemblions avec [maman] autour de la longue table du dîner pour chanter des chants de Noël ; Papa se joignait aussi à nous et lisait des contes d’Andersen. […] Le réveillon de Noël commençait par le récit de la Nativité. Toute la famille était assise en cercle, même les domestiques avec leurs tabliers blancs, tous sérieux et pleins d’espérance, jusqu’à ce que notre mère commence sa lecture. […] Elle lisait l’histoire de Noël avec une voix ferme et assurée, à la suite de quoi elle entonnait toujours l’hymne "Voici le jour que Dieu a fait". […] Les lumières étaient maintenant éteintes et nous chantions des cantiques de Noël dans le noir, jusqu’à ce que notre père, qui s’était éclipsé sans que personne ne s’en rende compte, allume les bougies de la crèche et de l’arbre. Puis la cloche sonnait et nous, les trois plus petits, avions l’autorisation d’aller en premier dans la pièce de Noël, vers les bougies de l’arbre et nous tenions là en chantant, heureux : "Le sapin de Noël est l’arbre le plus beau". Ce n’est qu’ensuite que nous ouvrions nos cadeaux. »


42

BONHOEFFER

LA GUERRE ARRIVE À LA MAISON Alors que la guerre continuait, les Bonhoeffer recevaient de plus en plus de nouvelles de leur large cercle d’amis, de personnes tuées ou blessées sur le front. En 1917, leurs deux fils aînés, KarlFriedrich et Walter, furent appelés. Ils étaient tous les deux nés en 1899 ; ils allaient à la guerre. Bien qu’ils auraient aisément pu le faire, leurs parents ne firent rien pour leur épargner d’aller servir sur les lignes du front. L’Allemagne avait grand besoin d’hommes dans l’infanterie et les deux fils s’y engagèrent. D’une certaine façon, leur bravoure laissait entrevoir ce qui arriverait vingt ans plus tard au cours de la guerre suivante. Les Bonhoeffer avaient enseigné à leurs enfants à agir de façon juste. Aussi, quand ils agissaient de façon désintéressée et courageuse, il était difficile d’émettre des objections. Les mots extraordinaires que Karl Bonhoeffer écrira à un collègue en 1945 après avoir reçu la nouvelle de la mort de ses fils Dietrich et Klaus, ainsi que celles de deux gendres, reflètent bien l’attitude des Bonhoeffer pendant les deux guerres : « Nous sommes tristes, mais également fiers. » Après un sommaire entraînement, les deux jeunes Bonhoeffer furent envoyés au front. Karl-Friedrich prit avec lui ses cahiers de physique. Walter s’était préparé pour ce moment depuis le début de la guerre, fortifiant son corps par de longues marches avec un sac à dos très lourd. En fait, les Allemands étaient si confiants que le Kaiser décida que le 24 mars 1918 serait un jour férié. En avril 1918, ce fut au tour de Walter de s’engager. Comme ils l’avaient toujours fait et comme ils le feraient encore pour la génération de leurs petits-enfants vingt-cinq ans plus tard, les parents organisèrent pour Walter un dîner festif pour son départ. La grande famille se réunit autour de la grande table, lui offrit des cadeaux faits main, récitèrent des poèmes et chantèrent des chansons composées pour l’occasion. Dietrich, alors âgé de douze ans, composa un arrangement de l’hymne ton voyage et en s’accompagnant au piano, il le chanta à son frère. Ils accompagnèrent Walter à la gare le lendemain matin et tandis que le train commençait à rouler, Paula Bonhoeffer courut à côté, disant à


Famille et enfance

43

son fils : « Ce n’est que l’espace qui nous sépare. » Deux semaines plus tard, il mourait en France d’une blessure laissée par un éclat d’obus. La mort de Walter fut un véritable bouleversement. « Je me souviens encore de ce matin ensoleillé de mai, écrivit Sabine, et de la terrible ombre qui vint nous pétrifier. Mon père était sur le point de quitter la maison pour aller à la clinique et j’allais partir à l’école. Mais un messager nous apporta deux télégrammes. Je restai sans bouger dans le hall. Je vis mon père ouvrir précipitamment les enveloppes, devenir terriblement blanc, aller dans son bureau et s’effondrer sur son siège à son bureau, où il se pencha et posa sa tête sur ses deux bras, son visage caché dans ses mains. […] Quelques minutes plus tard, j’aperçus mon père à travers la porte entrouverte s’agripper à la rampe pour monter les larges escaliers, qu’à d’autres moments il montait si légèrement, pour aller dans la chambre où se trouvait ma mère. Il demeura là pendant plusieurs heures. »

Walter fut blessé par un éclat d’obus le 23 avril 1918. Les médecins n’avaient pas vu que la blessure était sérieuse et avaient écrit à la famille pour apaiser son inquiétude. Mais une inflammation s’était développée et sa condition empira. Trois heures avant sa mort, Walter dictait une lettre pour ses parents : « Mes bien-aimés, Aujourd’hui j’ai été opéré pour la deuxième fois et je dois admettre que ce fut beaucoup moins plaisant que la première, parce que les éclats d’obus avaient pénétré plus profond. J’ai ensuite eu deux piqûres de camphre espacées, mais j’espère que cette fois-ci, le traitement est terminé. J'essaie de penser à autre chose pour oublier la douleur. Il y a en ce moment dans le monde bien d’autres sujets plus intéressants que mes blessures. La prise du mont Kemmel, avec toutes ses conséquences, ainsi que les nouvelles d’aujourd’hui annonçant la prise d’Ypres, nous donnent une grande raison d’espérer. Je n’ose pas penser à mon pauvre régiment, tellement il a souffert ces derniers jours. Comment cela se passe-t-il pour les autres officiers cadets ? Je


44

BONHOEFFER

pense à vous avec nostalgie, mes bien-aimés, chacune des minutes de ces longs jours et de ces longues nuits. De si loin, Votre Walter. »

Plus tard, la famille reçut d’autres lettres que Walter avait écrites les quelques jours avant sa mort, indiquant à quel point il avait espéré qu’ils viennent lui rendre visite. « Encore aujourd’hui, écrivit son père bien des années plus tard, je ne peux pas y penser sans me reprocher de ne pas être allé directement le voir malgré les télégrammes rassurants qui disaient que ce n’était pas nécessaire. » Ils apprirent plus tard que l’officier qui commandait Walter était très inexpérimenté et avait stupidement emmené tous ses soldats, ensemble, sur les lignes du front. Au début du mois de mai, un cousin membre de l’état-major général ramena le corps de Walter à la maison. Sabine se souvient des funérailles qui eurent lieu en juin et « du corbillard dont les chevaux étaient en grande tenue de deuil, ainsi que les couronnes toutes noires, ma mère extrêmement pâle et enveloppée d’un grand voile noir de deuil […] mon père, nos familles et toutes les autres personnes vêtues de noir qui se dirigeaient en silence vers la chapelle. » Le cousin de Dietrich, Hans-Christoph von Hase rapporte que « les petits garçons et les petites filles pleuraient sans pouvoir s’arrêter. Je n'avais jamais vu autant pleurer sa mère. » La mort de Walter fut un moment décisif pour Dietrich. Le premier cantique lors de la cérémonie funéraire fut Jérusalem, du Hochgebaute Stadt18. Dietrich chanta haut et clair, comme sa mère voulait que la famille chante. Elle-même chanta également, puisant sa force dans ces paroles, espérance du cœur pour la cité céleste, où Dieu nous attend, nous consolera et « essuiera toute larme ». Pour Dietrich, cette attitude était héroïque : « La noble procession des patriarches et des prophètes, Suivant en vérité le Christ, Lui qui porta la croix et le mépris des tyrans, 18 Jérusalem, toi la ville élevée.


Famille et enfance

45

Je les vois briller pour toujours, Aussi glorieux que le soleil, Au milieu de la lumière qui ne s’arrête jamais, Leur parfaite liberté gagnée. »

L’oncle de Dietrich, Hans von Hase, avait été chargé de prêcher. Rappelant un hymne de Paul Erhardt, il expliqua que la douleur et la tristesse de ce monde ne représentent qu’un moment devant l’éternité de joie vécue auprès de Dieu. À la fin de la célébration, les camarades de Walter portèrent le cercueil dans l’allée centrale, au son des trompettes qui jouaient l’hymne choisi par Paula Bonhoeffer : Was Gott tut, das ist Wohlgetan19. Plus tard, Sabine se souvint des trompettes qui jouaient cette cantate familière et s’émerveilla des paroles que sa mère avait choisies : « Ce que Dieu a fait est bien fait, Sa volonté est toujours juste. Quoi qu’Il fasse de moi, En Lui je placerai toujours ma confiance. »

Ces paroles avaient beaucoup de sens pour Paula Bonhoeffer. Cependant, la mort de son cher Walter l’anéantit. Pendant ces temps amers, Karl-Friedrich resta dans l’infanterie et la possibilité, jamais évoquée mais tout aussi latente, qu’ils puissent le perdre aussi, ne faisait que développer son sentiment d’angoisse. Puis, à dix-sept ans, Klaus fut appelé. C’en fut trop. Elle s’évanouit. Pendant plusieurs semaines, il lui fut impossible de se lever du lit et elle demeura chez de proches voisins, les Schöne. Même lorsqu’elle rentra chez elle, cette femme forte et courageuse ne put reprendre ses activités habituelles qu’au bout d’un an. Il lui fallut plusieurs années avant de redevenir elle-même à nouveau. Pendant tout ce temps, Karl Bonhoeffer fut la force de la famille, mais il lui fallut dix ans avant de pouvoir écrire à nouveau son journal annuel du nouvel an. 19 Ce que Dieu fait est bien fait.


46

BONHOEFFER

Les premiers mots que nous ayons de Dietrich Bonhoeffer proviennent d’une lettre qu’il écrivit quelques mois avant la mort de Walter. C’était quelques jours avant son douzième anniversaire. Walter n’était pas encore parti au front, mais se trouvait encore en camp d’entraînement. « Chère grand-mère, S’il te plaît, viens le 1er février, ainsi tu seras déjà là pour notre anniversaire. Ce serait vraiment mieux si tu étais là. S’il te plaît, décide-toi tout de suite et viens le 1er. […] Karl-Friedrich nous écrit plus souvent. Récemment, il nous a raconté qu’il avait gagné le premier prix d’une course à laquelle tous les officiers supérieurs de sa compagnie avaient participé. Le prix est de 5 marks. Walter reviendra dimanche. Aujourd’hui, on nous a offert dix-sept carrelets de Boltenhagen sur la mer Baltique, que nous mangerons ce soir. »

Boltenhagen est une station balnéaire sur la mer Baltique. Dietrich, Sabine et Susanne s’y rendaient parfois avec les sœurs van Horn. Leurs voisins, les Schöne, possédaient une maison là-bas. Dietrich y fut envoyé avec les sœurs van Horn en juin 1918, quelques semaines après la mort de Walter. Là-bas, il pouvait échapper à la tristesse de la Wangenheimstrasse ; il pouvait jouer comme un vrai garçon. Notre deuxième lettre de lui fut adressée à sa grande sœur Ursula pendant ce séjour : « Dimanche, nous nous sommes levés à 7h30. Nous avons mangé notre petit déjeuner. […] Ensuite, nous avons couru à la plage et bâti un magnifique château de sable. Nous avons dû construire un rempart autour du flanc le plus faible. Puis nous avons travaillé sur la forteresse. Nous l’avions laissé pendant 4 à 5 heures le temps de goûter et de boire le thé. Il a été complètement balayé par la mer pendant ce temps. Mais nous avions pris avec nous notre drapeau. Après le thé, nous y sommes retournés et avons creusé des canaux. […] Puis il a commencé à pleuvoir et nous avons regardé les vaches de monsieur Qualmann se faire traire. »


Famille et enfance

47

Dans une autre lettre à sa grand-mère (affranchie du 3 juillet), il tient le même style de bavardage passionné. Mais même dans ce monde de l’enfance fait de châteaux de sable et de batailles imaginaires, la mort reste présente. Dietrich décrivit un jour les manœuvres de deux hydravions, dont l’un se mit soudain à plonger : « Nous avons vu une colonne d’épaisse fumée s’élever du sol et nous savions que cela voulait dire que l’avion s’était écrasé ! […] Quelqu’un a dit que le pilote avait complètement brûlé, mais que son compagnon avait pu s’échapper avec seulement une main blessée. Il est ensuite venu et nous avons vu que ses sourcils étaient brûlés. […] Il y a quelques jours de cela (dimanche), nous avons fait la sieste dans notre château de sable et nous avons tous attrapé des coups de soleil. Nous devons faire la sieste tous les après-midi. Deux autres garçons sont là aussi. L’un à dix ans, l’autre quatorze. Un petit garçon juif est là aussi. […] Tout a été éclairé avec des projecteurs encore hier soir, certainement à cause des pilotes. […] Demain, le dernier jour, nous espérons faire une guirlande avec les feuilles de chêne pour la tombe de Walter. »

En septembre, Dietrich rejoignit ses cousins Von Hase à Waldau, à environ 60 kilomètres à l’est de Breslau. L’oncle Hans, le frère de Paula Bonhoeffer, était le président de district de l’église de Liegnitz et la famille vivait dans le presbytère. Ces séjours de Dietrich renforcèrent ses liens avec sa famille maternelle. De ce côté de la famille, être pasteur ou théologien était aussi naturel qu’être scientifique du côté Bonhoeffer. Dietrich passa de nombreuses vacances avec son cousin Hans-Christoph qu’on appelait Hänschen, âgé d’un an de moins que lui. Ils restèrent proches jusqu’à l’âge adulte et Hans-Christoph suivit les traces de son cousin en rentrant au Séminaire théologique de l’Union comme boursier Sloan (Union Theological Seminary), en 1933, trois ans après Dietrich. Pendant ce mois de septembre passé à Waldau, les garçons suivirent des cours de latin. Mais dans une lettre à ses frères et sœurs, Dietrich a l’air nettement plus passionné par d’autres activités :


48

BONHOEFFER

« Je ne sais pas si je t’ai déjà écrit que nous avons trouvé des œufs de perdrix et que quatre ont déjà éclos. Nous avons dû venir en aide à deux d’entre eux car ils n’arrivaient pas à sortir. La poule sous laquelle nous les avons placés ne leur montre pas comment se nourrir et nous ne savons pas comment le leur apprendre. J’aide maintenant Hänschen plus souvent lorsqu’il rentre les bêtes. Je passe toujours devant. Cela signifie que je dirige les animaux vers les balles de foin qui ont besoin d’être liées et récemment, j’ai même conduit le chariot pendant plusieurs grands tours. Hier Klärchen et moi avons fait du cheval. C’était très bien. Nous allons souvent glaner dans les champs et revenons bien chargés. […] Aujourd’hui, je suis retourné battre les grains et les placer dans le séparateur. […] Malheureusement la récolte des fruits n’est pas très bonne. […] Cet aprèsmidi, nous pensons aller sur le lac faire du bateau. »

Son caractère rieur et enthousiaste n’était jamais bien loin, même à l’âge adulte lorsque le danger se faisait sentir. Cependant, il gardait toujours un air grave et sérieux. La mort de Walter et l’éventualité croissante que l’Allemagne perde la guerre fit ressortir ce trait de caractère. C’est à peu près à ce moment-là qu’il commença à penser à étudier la théologie. Et à la fin de la guerre, alors que l’Allemagne chancelait sous le poids d’une économie dévastée, il continua à s'occuper de procurer de la nourriture à sa famille. À la fin du mois, il écrivit à ses parents : « Hier, nous avons broyé les grains que j’avais pu glaner. Il y en aura même 6 à 7 kilogrammes de plus que je ne pensais, suivant la finesse du broyage. […] Le temps ici est magnifique, le soleil brille presque tout le temps. Dans les prochains jours, nous récolterons les pommes de terre. […] Je fais du latin chaque jour avec Hänschen et oncle Hans. Viendras-tu nous voir, cette foisci, chère maman, puisque Karl-Friedrich n’est pas de service ? »


Famille et enfance

49

L’ALLEMAGNE PERD LA GUERRE Si l’année 1918 peut être considérée comme celle où Dietrich Bonhoeffer quitta le monde de l’enfance, on peut en dire autant de l’Allemagne. Sabine définissait la période d’avant-guerre comme un temps « dans lequel un ordre différent prévalait, un ordre qui nous semblait alors fermement établi, assez pour durer toujours, un ordre imprégné de culture chrétienne, dans lequel nous pouvions passer une enfance abritée et en sécurité. » En 1918, tout cela changea. L’empereur, qui représentait à la fois l’autorité de l’Église et de l’État et qui, en tant que figure de proue, portait l’Allemagne et le mode de vie allemand, abdiqua. Cet événement eut un effet dévastateur. Les choses commencèrent à se dégrader en août lorsque la dernière offensive allemande échoua. Les événements s’enchaînèrent d’une façon inimaginable. De nombreux soldats allemands, mécontents, se révoltèrent contre leurs supérieurs. Épuisés, affamés et de plus en plus en colère contre leurs supérieurs qui les avaient conduits dans cet état de misère, ils commencèrent à accueillir favorablement des idées qui n’avaient été jusqu’à présent que murmurées parmi eux. L’idéologie communiste toute récente était encore pleine de promesses. Les horreurs de Staline et l’Archipel du Goulag n’allaient survenir que des décennies plus tard. Elle leur redonnait de l’espoir et permettait de désigner un responsable. Des exemplaires des Lettres de Spartacus20 de Rosa Luxemburg circulaient, attisant encore davantage le mécontentement parmi les soldats, pensant que, si quelque chose pouvait être sauvé de ce chaos, ils pourraient peut-être en prendre la direction. Les troupes russes ne s’étaient-elles pas révoltées contre leurs commandants ? Les soldats allemands élurent donc leurs propres comités et se mirent à parler ouvertement de leur méfiance envers le vieux régime et son empereur. Finalement, en novembre, le cauchemar devint réalité : l’Allemagne perdit la guerre. Le bouleversement qui suivit fut sans précédent. Quelques mois auparavant ils étaient si proches de la vic20 Un journal pro-communiste illégal.


50

BONHOEFFER

toire. Que s’était-il passé ? Beaucoup accusaient les communistes de semer la révolte parmi les troupes à un moment crucial. C’est à cette époque que la fameuse légende du Dolchstoss (coup de poignard dans le dos) se répandit. Elle soutenait que le véritable ennemi dans la guerre n’était pas les forces alliées, mais les Allemands pro-communistes et pro-bolchéviques, qui avaient sapé de l’intérieur toute chance de victoire depuis et avaient « poignardé l’Allemagne dans le dos ». Leur traîtrise était bien pire que tous les ennemis que l’Allemagne avait dû combattre sur les champs de bataille et ils devaient être punis. Cette idée de Dolchstoss grandit après la guerre et était particulièrement appréciée par le National Socialisme montant et son responsable Hitler, qui s’insurgeait contre les traîtres communistes. Il parvint à attiser cette haine, en martelant sans cesse que le bolchevisme était en fait la communauté internationale juive et que les Juifs et les communistes avaient détruit l’Allemagne. La menace d’un coup d’État communiste était palpable dès la fin de l’année 1918. Les événements qui eurent lieu en Russie l’année précédente étaient dans toutes les mémoires des Allemands. Les responsables du gouvernement devaient à tout prix empêcher la même horreur de s’abattre sur l’Allemagne. Ils croyaient fermement qu’en livrant le vieil empereur aux loups, la démocratie pourrait survivre dans leur pays, quoique sous une autre forme. C’était un prix à payer, mais il n’y avait pas d’alternative : l’empereur devait abdiquer. Le peuple le demandait et les puissances alliées l’exigeaient. Ainsi, en novembre, ce fut au bien-aimé maréchal Von Hindenburg que revint la tâche la plus ingrate. Il dut se rendre au quartier général et persuader l’empereur Wilhelm que la monarchie en Allemagne était arrivée à son terme. C’était une tâche grotesque et douloureuse, puisque Hindenburg était monarchiste. Mais pour le bien de la nation, il se rendit dans la ville belge de Spa et transmit cet ultimatum à son empereur. Lorsque Hindenburg quitta la salle de conférence après la réunion, un jeune homme de dix-sept ans du quartier de Grunewald se tenait dans le couloir. Klaus Bonhoeffer n’oublia jamais le moment où le robuste Hindenburg le frôla en passant près de lui. Après la mort


Famille et enfance

51

de Walter, alors que Karl-Friedrich était toujours dans l’infanterie, il n’est pas étonnant que les parents Bonhoeffer aient voulu trouver un poste à l’abri de tout danger pour leur plus jeune fils. Finalement, il fut affecté à Spa et ce jour-là il fut témoin de l’Histoire. Plus tard, il décrivit Hindenburg comme étant « rigide comme une statue, aussi bien dans son apparence que dans son maintien. » Le 9 novembre, l’empereur ne vit pas d’autre alternative, et abdiqua. En un instant, l’Allemagne des cinquante dernières années disparut. Mais le peuple de Berlin n’était pas satisfait pour autant. Une révolution flottait dans l’air. Les membres de l’extrême gauche spartakiste, dirigés par Rosa Luxemburg et Karl Liebknecht, avaient envahi le palais de l’empereur et étaient sur le point de proclamer une république soviétique. Les sociaux-démocrates étaient majoritaires au Reichstag, mais à n’importe quel moment tout pouvait disparaître. Sous les fenêtres donnant sur la Königsplatz, les foules en colère réclamaient du changement, exigeant quelque chose, n’importe quoi et c’est précisément ce qu’elles obtinrent. Rejetant toute précaution politique et cherchant à satisfaire la foule, Philipp Scheidemann21 ouvrit l’immense fenêtre, et sans avoir reçu aucune autorité particulière pour le faire, il proclama la République allemande de Weimar ! Et voilà tout. Mais ce n’était pas si simple. Cette soudaine déclaration marquait le début d’un régime démocratique aussi imparfait qu’on pouvait l’imaginer. C’était d’ailleurs un compromis que personne n’approuvait. Plutôt que de combler les profondes fissures de la politique allemande, celles-ci furent simplement occultées, ce qui sera à l’origine des troubles futurs. Les monarchistes de droite et les militaires s’engagèrent à soutenir le nouveau gouvernement, mais ne le firent jamais. Au lieu de cela, ils s’écartèrent de lui, le taxant d’avoir perdu la guerre, et accusèrent les partis de gauche, particulièrement les communistes et les Juifs. Pendant ce temps, à moins d’un kilomètre, les communistes qui avaient investi le palais de l’empereur n’étaient pas prêts à se rendre. Ils voulaient toujours une république soviétique et deux heures après que Scheidemann ait proclamé « la République alle21 Philipp Scheidemann (1865 – 1939) était un politicien allemand, membre du SPD.


52

BONHOEFFER

mande » depuis la fenêtre du Reichstag, Liebknecht fit de même, ouvrit la fenêtre du Stadtschloss et proclama une « république libre socialiste » ! Ce fut de cette façon infantile, depuis ces deux fenêtres, que les grandes difficultés commencèrent. Une guerre civile de quatre mois, qu’on appela la Révolution allemande, débutait. L’armée finit par ramener l’ordre en mettant en échec les communistes et en assassinant Luxemburg et Liebknecht. En janvier 1919, une élection eut lieu, mais personne n’obtint la majorité et aucun consensus ne fut trouvé. Les forces en présence continuèrent à se déchirer pendant des années. L’Allemagne resta divisée et dans la confusion jusqu’en 1933, date à laquelle un vagabond autrichien fou mit fin à ce flou artistique, en déclarant illégal tout désaccord. C’est alors que les vrais problèmes commencèrent. Mais tandis que le printemps 1919 s’étirait, au moment où tout le monde pensait que les choses allaient rentrer dans l’ordre, le choc le plus humiliant et écrasant de tous se produisit. Au mois de mai, les Alliés publièrent les termes complets de la paix qu’ils exigeaient et qu’ils avaient signés dans la célèbre Galerie des Glaces de Versailles. Les Allemands furent stupéfaits. Ils avaient pensé que le pire était derrière eux. N’avaient-ils pas fait tout ce que les Alliés avaient demandé ? N’avaient-ils pas chassé l’empereur de son trône ? N’avaient-ils pas écrasé le communisme ? Et après s’être occupé de la droite et de la gauche, n’avaient-ils pas établi un gouvernement modéré, centriste et démocratique, qui possédait les caractéristiques des gouvernements américain, anglais, français et suisse ? Que pouvait-on décemment exiger de plus de leur part ? Mais comme l’on put s’en rendre compte bien plus tard, on attendait d’eux bien plus encore ! Le traité demandait à l’Allemagne d’abandonner des territoires en France, en Belgique et au Danemark, ainsi que toutes ses colonies d’Asie et d’Afrique. Il exigeait également qu’elle paie des réparations exorbitantes en or, navires, bois de charpente, charbon et bétail. Mais trois de ces exigences étaient encore plus lourdes à porter : d’abord, l’Allemagne devait renoncer à la majeure partie de la Pologne, coupant ainsi l’est de la Prusse du reste de la nation ; d’autre part, elle devait officiellement accepter de porter la seule


Famille et enfance

53

responsabilité de la guerre ; et enfin, elle devait réduire à néant sa force militaire. Prises de manière isolée, ces exigences étaient odieuses, mais le fait de les associer dépassait complètement l’entendement. Cette nouvelle provoqua un véritable tollé dans tous les milieux. C’était intolérable. Cela équivalait à une condamnation à mort de la nation et c’est exactement ce qui allait se produire. Mais à ce moment, il n’existait pas d’autre moyen que de l’accepter, et ce sentiment de résignation s’accompagnait d’une profonde humiliation. Scheidemann lui-même, qui avait ouvert la fenêtre du Reichstag et sottement proclamé la République Allemande, prononça alors cette malédiction : « Que la main qui signe ce traité pourrisse ! » Il fut tout de même signé. Cependant, en regardant un an en arrière, à l’époque où les Allemands espéraient toujours une victoire totale de la guerre et alors qu’ils venaient de battre la Russie, n’avaient-ils pas forcé les Russes à signer un traité pire que celui auquel on les forçait maintenant ? Ne s’étaient-ils pas montrés eux aussi sans scrupules ? Le vent avait tourné et ces actions de représailles ne cesseraient désormais de se multiplier. La famille Bonhoeffer, comme toutes les familles allemandes, suivait ces événements de très près.Vivant à quelques kilomètres du centre de Berlin, ils ne pouvaient y échapper. Un jour, une bataille éclata entre les communistes et les troupes du gouvernement, à cinq cents mètres de la maison des Bonhoeffer, à la gare de Halensee. Dietrich, avec le ton d’un jeune garçon de treize ans, tout excité de se trouver près de « l’action » écrivit à sa grand-mère : « Ce n’était pas trop dangereux, mais nous pouvions entendre assez clairement le conflit, car c’était la nuit. Cela dura une heure. Puis ces individus furent repoussés. Lorsqu’ils essayèrent de recommencer vers 6 heures du matin, ils ne s’en tirèrent qu’avec des blessures à la tête. Ce matin, nous avons entendu des tirs d’artillerie. Nous ne savons pas encore d’où ils prove-


54

BONHOEFFER

naient. Au moment où j’écris, on peut encore les entendre se battre, mais cela vient de plus loin. »

Mais Dietrich avait d’autres préoccupations. Sa mère était toujours sous le choc de la mort de Walter. En décembre 1918, il écrivit à sa grand-mère : « Maman va beaucoup mieux maintenant. Le matin, elle se sent très faible, mais l’après-midi, elle se sent mieux. Hélas, elle ne mange toujours presque rien. » Un mois plus tard : « Jusqu’ici, maman va assez bien. […] Pendant un temps, elle a vécu avec les Schöne de l’autre côté de la rue. Depuis, elle va beaucoup mieux. » Cette année-là, Dietrich quitta l’école de Friedrich-Werder et s’inscrivit au lycée privé de Grunewald. Il avait déjà décidé de devenir théologien, mais il n’était pas prêt à l’annoncer. L’âge de treize ans représentait une étape importante dans le passage de l’enfance à l’âge adulte, et ses parents marquèrent cet événement en les inscrivant, Sabine et lui, à des cours de danse. Ils leur permirent également de rester avec les adultes pour le réveillon du Nouvel An : « Vers onze heures, on éteignait les lampes, on servait du punch chaud et on allumait les bougies de l’arbre de Noël. Tout cela était la tradition dans notre famille. Une fois que nous étions assis tous ensemble, notre mère lisait le Psaume 90 : "Seigneur, Tu as été pour nous un refuge, de génération en génération." Les bougies fondaient et les ombres de l’arbre s’allongeaient de plus en plus. Alors que l’année disparaissait, nous chantions l’hymne du Nouvel An de Paul Gerhardt : "Chantons maintenant et prions. Tenons-nous devant notre Seigneur, qui nous a donné la vie jusqu’à maintenant." Lorsque la dernière strophe était terminée, les cloches de l’église sonnaient déjà la nouvelle année. »

La vie sociale à Grunewald était particulièrement riche pour les enfants, de Susanne, alors âgée de onze ans à Karl-Friedrich, vingt-et-un ans. Personne n’était encore marié, mais ils avaient un cercle d’amis et passaient leur temps ensemble. Emmi Delbrück, qui plus tard épousa Klaus, se souvient :


Famille et enfance

55

« Nous avions des fêtes et des danses où régnaient créativité et imagination, et nous faisions du patin à glace sur les lacs jusqu’à la tombée de la nuit ; les deux frères dansaient la valse et exécutaient d’autres figures sur la glace avec une élégance tout simplement ravissante. Puis, les soirs d’été, nous nous promenions dans Grunewald, à quatre ou cinq couples : les Dohnayi, Delbrück et Bonhoeffer. Bien sûr, il y avait de temps en temps des ragots et des taquineries, mais ils étaient rapidement balayés : nous avions tellement de respect, de goût et d’intérêt pour différents domaines du savoir, que cette période de notre jeunesse me semble maintenant avoir été un cadeau, porteur néanmoins d’une immense exigence, et nous ressentions probablement tous la même chose, plus ou moins consciemment. »

BONHOEFFER CHOISIT LA THÉOLOGIE Ce ne fut qu’en 1920 que Dietrich, alors âgé de quatorze ans, se sentit prêt à révéler qu’il avait décidé de devenir théologien. Il fallait être audacieux et courageux pour annoncer une telle décision dans la famille Bonhoeffer. Son père le traiterait certainement avec respect et bienveillance, même s’il n’y était pas favorable, mais ce ne serait sans doute pas le cas de ses frères et sœurs et de leurs amis. Ils formaient un groupe impressionnant, tous extrêmement intelligents et la plupart d’entre eux se moquaient souvent ouvertement des idées impétueuses de leur jeune frère. Ils le taquinaient sans cesse et lui rendaient la vie dure sur de nombreux sujets moins importants que celui du choix de sa vocation. Vers l’âge de onze ans, il prononça de travers le nom d’une pièce de Friedrich Schiller et déclencha l’hilarité générale. Ils partaient du principe qu’il devait pouvoir lire Schiller à son âge. Emmi Bonhoeffer se souvient de l’atmosphère qui régnait alors parmi eux : « Garder de la distance vis-à-vis des bonnes manières et de l’esprit, sans toutefois être froid, être intéressé sans une trop grande curiosité : telle était la ligne de conduite de Dietrich. […] Il ne supportait pas les paroles creuses. Il parvenait toujours à sentir


56

BONHOEFFER

sans se tromper si son interlocuteur disait la vérité ou non. Les Bonhoeffer réagissaient avec une extrême sensibilité contre le maniérisme et les pensées superficielles ; pour eux, ce penchant naturel qui les caractérisait était renforcé par leur éducation. Ils étaient allergiques à ces manières d’être, cela les rendait intolérants, parfois même injustes. Tandis que nous, les Delbrück, essayions d’éviter de dire des banalités, les Bonhoeffer se retenaient de dire quelque chose d’intéressant de peur que cela ne soit finalement pas si intéressant que cela et qu’on se moque d’eux. Un sourire ironique de la part de leur père a souvent pu blesser les natures sensibles, mais également aiguiser les caractères plus forts. […] Dans la famille Bonhoeffer, on apprenait à réfléchir avant de poser une question ou de faire une remarque. C’était embarrassant de voir leur père soulever son sourcil d’un air interrogateur. C’était un soulagement lorsqu’il faisait un gentil sourire, mais absolument dévastateur quand son expression demeurait sérieuse. Pourtant, ce n’était pas voulu de sa part et tout le monde le savait" ».

Emmi se souvient aussi qu’une fois qu’il eut annoncé son choix d’étudier la théologie, Dietrich fut bombardé de questions : « Nous aimions lui poser les questions qui nous taraudaient, comme par exemple : "Est-ce que le Mal était vraiment vaincu par le Bien ?", ou "Est-ce que Jésus voulait qu’on tende aussi l’autre joue aux personnes insolentes ?", et des centaines d’autres questions auxquelles les jeunes ne savent pas répondre dès qu’ils sont confrontés aux réalités de la vie. Il répondait souvent en posant une autre question qui nous emmenait plus loin qu’une simple réponse n’aurait pu le faire, par exemple : "Pensez-vous que Jésus ait voulu l’anarchie ? N’est-il pas entré dans le temple avec un fouet pour en chasser les marchands ?" ».

Le frère de Dietrich, Klaus, avait choisi quant à lui une carrière juridique et devint plus tard un excellent avocat pour la compagnie aérienne allemande Lufthansa. Lors d’un différend portant sur le choix de Dietrich, Klaus se focalisa sur le problème de l’Église elle-


Famille et enfance

57

même, la décrivant comme une « institution de petits bourgeois, pauvre, faible et ennuyeuse. Dans ce cas, répondit Dietrich, je vais devoir la réformer ! » Cette déclaration avait été lancée simplement comme une réponse à l’attaque de son frère et peut-être même comme une plaisanterie, puisque ce n’était pas une famille dans laquelle on faisait des déclarations pour se vanter. Et pourtant, ses futures actions iront bien dans cette direction, bien plus que personne n’avait pu le deviner alors. Son frère Karl-Friedrich fut le moins enthousiaste devant la décision de Dietrich. Il s’était déjà distingué comme brillant scientifique et pensait que Dietrich tournait délibérément le dos à la réalité scientifiquement vérifiable pour s’échapper dans les brumes de la métaphysique. Lors d’une de leurs discussions à ce sujet, Dietrich lui répondit : « Dass es einen Gott gibt, dafür lass ich mir den Kopf abschlagen », c'est-à-dire : « Même si tu devais m’arracher la tête, Dieu existerait toujours. » Gerhard von Rad, un ami qui connaissait Dietrich par ses séjours chez sa grand-mère à Tübingen, se souvint qu’« il était très rare, pour un jeune homme de son niveau académique de choisir d’étudier la théologie. L’étude de la théologie et la profession de théologien n’étaient pas très reconnues dans ces milieux. Dans une société dont les rangs étaient encore clairement marqués, les universitaires en théologie étaient plutôt mis de côté, académiquement et socialement parlant. » Bien que les Bonhoeffer ne fussent pas pratiquants, tous leurs enfants avaient fait leur confirmation. À quatorze ans, Dietrich et Sabine furent inscrits dans la classe de préparation à la confirmation du pasteur Hermann Priebe dans l’église de Grunewald. Lorsqu’il fut confirmé en mars 1921, Paula Bonhoeffer donna à Dietrich la Bible de son frère Walter. Il l’utilisa pour sa prière quotidienne jusqu’à la fin de sa vie. La décision de Dietrich de devenir théologien était ferme, mais ses parents n’étaient pas pleinement convaincus que c’était le meilleur chemin pour lui. Il était si doué pour la musique qu’ils


58

BONHOEFFER

pensaient qu’il pourrait encore se tourner vers cette carrière. Le célèbre pianiste Leonid Kreutzer22 enseignait à l’école supérieure de musique de Berlin. Les Bonhoeffer arrangèrent un rendez-vous pour que Dietrich puisse jouer devant lui et avoir son opinion. Le verdict de Kreutzer fut peu favorable. En tout état de cause, cette même année, Dietrich choisit l’hébreu comme option à l’école. C’est sûrement à ce moment-là que son choix pour la théologie devint irrévocable. En novembre 1921, à l’âge de quinze ans, Bonhoeffer assista au premier rassemblement évangélique de sa vie. Le général Bramwell Booth de l’Armée du Salut s’était engagé au service du Seigneur en Allemagne avant la guerre ; en 1919, profondément ému par les rapports décrivant la souffrance du peuple allemand, et surtout la faim dont souffraient les enfants, il avait réussi à contourner les voies officielles et à faire distribuer du lait. Il avait également fait don de cinq mille livres sterling afin d’aider ces enfants. Deux ans plus tard, Booth se rendit à Berlin pour organiser une série de réunions évangéliques. Des milliers de personnes y assistèrent, parmi lesquelles de nombreux soldats brisés par la guerre. Sabine se souvient que « Dietrich désirait vivement y participer. Il était le plus jeune de l’assemblée, mais était très intéressé. Il fut impressionné par la joie qu’il avait vue sur le visage de Booth et il nous raconta qu’il avait vu des personnes touchées par le ministère de Booth, au point de se convertir. » Une partie de lui était puissamment attirée par tout ce qu’il voyait, mais pendant les dix années suivantes, il ne verrait plus rien de tel. Il lui faudra attendre sa participation à un culte de l’église baptiste d’Abyssinie dans la ville de New York. Il y avait beaucoup d’agitation dans la jeune République de Weimar, tout particulièrement à Berlin. Cette agitation se fit plus vive au cours de la seizième année de Bonhoeffer. Le 25 juin 1922, il écrivit à Sabine : « Je suis allé à l’école et suis arrivé à la fin du 22 Kreutzer était Juif allemand, plus tard accusé par les nazis (Alfred Rosenberg en particulier) d’être un « ennemi culturel », ce qui l'obligea à immigrer en Amérique en 1933.


Famille et enfance

59

troisième cours. Ce fut juste à cet instant qu’un gros "crac" se fit entendre dans la cour. Rathenau venait d’être assassiné, à tout juste 300 mètres de nous ! Quelle meute de sauvages, ces bolcheviques de droite ! […] Les gens réagissent avec une rage folle ici à Berlin. Ils vont jusqu’à se battre à mains nues dans le Reichstag. » Walther Rathenau, un Juif politiquement modéré, avait été ministre des Affaires étrangères en Allemagne, et pensait que son pays devait payer ses dettes de guerre, comme cela était stipulé dans le Traité de Versailles, tout en essayant de les renégocier. À cause de ses opinions et parce qu’il était juif, il fut méprisé par l’aile droite, qui envoya une voiture pleine de voyous avec des mitraillettes pour l’assassiner sur le chemin de son travail dans Wilhelmstrasse, près de l’école de Bonhoeffer. Onze ans plus tard, quand Hitler arriva au pouvoir, ces meurtriers furent déclarés héros nationaux. Le 24 juin fut proclamé jour de célébration nationale pour commémorer l’événement. Peter Olden, un camarade de classe de Bonhoeffer, évoque les coups de feu entendus pendant le cours : « Je me souviens toujours de l’indignation de mon ami Bonhoeffer, de sa colère profonde et spontanée. […] Je me souviens qu’il a demandé ce qu’allait devenir l’Allemagne si ses meilleurs dirigeants étaient assassinés. Je m’en souviens parce que j’étais surpris à ce moment-là que quelqu’un puisse déjà avoir des opinions si claires. » Bonhoeffer avait été élevé dans une communauté d’élites et de nombreux amis de sa famille étaient juifs. Dans sa classe, ce matinlà, se trouvaient plusieurs enfants de familles juives importantes. La nièce de Rathenau en faisait partie. Quelques semaines plus tard, Dietrich raconta à ses parents ce qui se produisit lors d’un trajet en train pour Tübingen : « Un homme commença à parler politique dès son entrée dans le compartiment du wagon. Il était très étroit d’esprit et de droite. […] Il ne lui manquait qu’une croix gammée. »



TABLE DES MATIÈRES Préface Introduction Famille et enfance Tübingen Vacances romaines Étudiant à Berlin Barcelone Berlin 1929 Bonhoeffer en Amérique Berlin 1931-32 Le principe du Führer L'Église et la question juive La théologie nazie Le début du combat de l'Église La confession de Béthel Bonhoeffer à Londres La Bataille de l'Église s'intensifie La conférence de Fanø Sur la route de Zingst et Finkenwalde Zingst et Finkenwalde De Charybde en Scylla Mars arrive La grande décision La fin de l'Allemagne De l'Église Confessante au complot La conspiration contre Hitler Bonhoeffer marque une victoire Bonhoeffer amoureux Tuer Adolf Hitler Prison de Tegel. Cellule 92 Valkyrie et le complot Stauffenberg Buchenwald En route vers la Liberté

9 13 17 61 71 83 97 119 133 157 181 197 215 229 239 253 263 297 311 329 351 379 403 433 447 473 491 505 527 539 591 625 641


Se taire, c’est déjà parler. Ne rien faire, c’est déjà agir. Dietrich Bonhoeffer Peu nombreux ont été les opposants si exposés à la montée du nazisme en Allemagne. Dietrich Bonhoeffer fut l’un deux. Engagé activement dans la Résistance en tant que citoyen allemand, théologien chrétien et agent secret, il ira jusqu’à prendre part au complot de l’opération Valkyrie, attentat contre Hitler, qui se soldera par un échec. Il sera exécuté au camp de Flossenbürg, 23 jours avant la capitulation de l’Allemagne nazie. Unanimement reconnu comme martyr et héros, le pasteur Dietrich Bonhoeffer laissera des écrits d’une pré-science et d’une valeur rarement égalées, comme son chef-d’œuvre Vivre en disciple : Le Prix de la Grâce. Son désir profond d’unité et d’une Église fidèle à l’essence de l’Évangile fera de lui un ferment solide de l’Église Confessante allemande et de l’œcuménisme, notamment au travers de ses relations avec les Églises évangéliques et anglicane. Eric Metaxas a su réaliser une biographie extrêmement précise et complète sur Bonhoeffer. D’abord parce qu’il a su aborder et retransmettre avec brio toutes les dimensions du personnage : spiritualité, réflexions théologiques et philosophiques, cheminement personnel, engagement dans la Résistance, combats pour la sauvegarde d’une Église centrée sur le Christ, etc. mais également grâce au travail minutieux réalisé à partir de précieux documents d’archives, pour certains jamais exploités jusqu’ici. Ce livre constitue une véritable contribution aux biographies réalisées jusqu’alors sur Bonhoeffer, tant d’un point de vue historique que théologique. Publisher’s weekly Il nous manquait une biographie sur Bonhoeffer, à la fois complète et agréable à lire, portant au grand jour la vie exceptionnelle de ce pasteur et en soulignant les implications pour notre temps. Eric Metaxas nous l’offre ici. Livres et culture

ISBN 978-2-916539-84-3

EPP084

25,90 € 9 782916 539843 www.premierepartie.com


Turn static files into dynamic content formats.

Create a flipbook
Issuu converts static files into: digital portfolios, online yearbooks, online catalogs, digital photo albums and more. Sign up and create your flipbook.