Mémoire d’initiation à la recherche En vue de l’obtention du Diplôme d’état de Paysagiste école Nationale Supérieure de Paysage de Versailles
Faire transition par le paysage Comment continuer d’habiter (collectivement) le monde
Antonin Balestro Soutenu en confinement Quelque part sur terre Sous la direction de Pauline Frileux Année universitaire 2019-2020
Décroissance écologie
Systémique Transitions
Effondrement
Résilience
Lieux
Mots-clefs / résumé
Paysage Réseaux
Alternatives Chantiers
Commun
Solidarité
Marges
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This research paper questions the place that the landscape approach can take in territorial and community resilience strategies. The argumentation is based on strong observations of uncertain and dramatic social and environmental realities. It replaces the role of complex sciences in the systemic runaway dynamics understanding. Embracing the imaginations of collapsology, it puts us in a perspective of degrowth, which begins today and pushes societies to think their resilience at the right scale. The research process takes root in Narbonne, Aude dept., France. It questions the relevance of Green Growth’s ambitions as a political vision for transition and refutes their ability to meet real and future resilience expectations. It is a proposal, that is considering the scales of landscape to initiate the project of transition at the height of systemic issues. A multifaceted alternative, which places the margin in the center and gives space to the common. A simple proposition to collectively inhabit the world.
Ce mémoire questionne la place que peut prendre la démarche paysagère dans les stratégies de résilience territoriale et communautaire. Le raisonnement s’appuie sur des constats forts, de réalités sociales et environnementales dramatiques. Il replace le rôle des sciences complexes dans la compréhension des dynamiques d’emballement systémique. Embrassant du regard les imaginaires de la collapsologie, il nous place dans une prospective de décroissance, qui s’amorce aujourd’hui et engage les sociétés à penser leur résilience à la juste échelle. La démarche de recherche prend racine en territoire Narbonnais, dans l’Aude, en France. Elle questionne la pertinence des ambitions de Croissance Verte comme vision politique de la transition, et réfute leur capacité à répondre aux attentes réelles et futures de résilience. Il s’agit d’une proposition, celle de considérer les échelles du paysage, pour engager les chantiers de la transition à la hauteur des enjeux systémiques. Une alternative multiforme, qui place la marge au centre et redonne de l’espace au commun. Une proposition pour habiter collectivement le monde.
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Avant-propos....................................................................................9 Introduction.....................................................................................10 I. Intégrer le risque systémique global...................................12 1. Les sciences complexes constatent et alertent..........14 2. Aujourd’hui, parler d’effondrement.............................20 II. Croissance, décroissance, paysages à deux vitesses......38 1. Ce que nous proposait le projet de la Croissance.....42 2. Vous avez dit décroissance ?........................................50 3. Quels chantiers pour la transition ?.............................62 Sigean, vallon du Rieu, chez Laurel........................................64
Sommaire
Port-la-Nouvelle, l’histoire d’un port......................................72
III. La démarche paysagère, un outil pour faire transition......90
1. Construire une vision commune.................................92 2. Le paysage, pour tisser des liens.................................98 3. Des lieux en réseau, pour ancrer les transitions.....108
Imaginons des lieux, où l’on fabrique de l’action collective......109 Réfléchissons à l’implantation de ces lieux...........................110 Déterminons la vocation de ces lieux...................................110 Des lieux pour infuser le commun.......................................114
Conclusion.....................................................................................120 Bibliographie.................................................................................122 Annexe : Schéma prospectif : « Le paysage comme récit commun »
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à Papou, à mes parents et ma famille la plus large, pour leur soutien, de près comme de loin. à ceux qui font vivre l’ENSP et le Potager du Roi : les enseignant.e.s, les vacataires, les jardinier.e.s, l’administration, les chercheur.se.s, les étudiant.e.s, et en particulier la promo 2017-2020, avec qui j’ai vécu, dans ce lieu multiple, trois années intenses en émotions. Aux copains et copines de plus ou moins longue date, qui m’ont fait découvrir des sentiers et des pistes insoupçonnées, de zones à défendre en jardins partagés, de festivals en fermes, de manifs en écolieux, de jungles humides en brousses sèches. à Ben, Didi et toute la famille, à Nao, Leyla et encore toute la famille, à Flo, Tatoo, Aurèl... la liste serait très longue. à Laurel, Albert, Joël, Pascal, et toutes les personnes rencontrées en Narbonnais, pour leurs témoignages, leur engagement militant et les bonnes énergies partagées. à celles et ceux qui savent qu’ils sont bien peu, l’acceptent et s’en portent aussi bien.
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Cher lecteur.
Avant de démarrer, je vous salue à bord. Je dois vous prévenir : vous embarquez pour un voyage houleux, qui demande qu’on s’accroche. Ma barque n’est pas d’excellente facture, mais elle tiendra bon. Elle vous accueille volontiers, elle a beaucoup de choses à vous montrer dans le secteur. Le voyage peut être très bref, ou ne jamais se finir. Tout dépendra de vous. Dans tous les cas, ce n’est qu’une étape de votre propre parcours, et j’espère qu’elle ne sera pas si vite oubliée.
Avant-propos
Attention cependant : il est aussi possible d’y laisser quelques plumes. Il s’agit d’abord de contredire un cauchemar, pour susciter le rêve. Il s’agit aussi, si ce n’est pas déjà le cas, de briser l’étau qui maintenait certaines certitudes. Car à l’heure actuelle, on avance dans le brouillard. Rares sont ceux qui ont l’opportunité de survoler la brume épaisse. Il s’agit de réapprendre à vivre avec l’incertitude, de s’y orienter, de réaliser que nous ne sommes pas seuls à vouloir avancer.
Je m’arrête là, car il est temps de prendre le large, en direction de l’horizon.
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2020. Une année qu’on n’oubliera nulle part dans le monde. à la Une, une crise sanitaire mondiale, un krach pétrolier et boursier historique, de longues semaines de confinement, et un climat d’incertitude que l’on n’aurait pas imaginé il y a encore quelques semaines. Voilà le contexte du présent document, initié en septembre 2019, dans le cadre d’un mémoire d’initiation à la recherche, première étape de l’obtention du Diplôme d’état de Paysagiste délivré par l’Ecole Nationale Supérieure de Paysage de Versailles. Le sujet qui suit est un sujet d’actualité, dont je n’aurais pas soupçonné l’importance quand il a pris forme il y a quelques mois. Dès le début de la réflexion cependant, il était question de cerner une expression, l’effondrement, et de mettre en perspective la discipline du paysage dans le cadre de la collapsologie. Ce choix s’est affirmé au terme de deux années de formation. Je réalisais alors, au fur et à mesure des projets pédagogiques et des multiples références qui venaient construire nos pratiques, que nous touchions à un outil révolutionnaire, lorsqu’il est bien compris et utilisé avec humilité. La démarche paysagère s’inscrit nécessairement dans une prospective de long terme, il convenait de définir quel scénario prospectif était pertinent de considérer.
Introduction
Au regard des enjeux et incertitudes actuels, d’ordre systémique ; considérant l’inquiétude croissante des consciences citoyennes sur leur devenir proche ; pointant l’insuffisance des politiques de transition menées jusque-là et la difficile émergence d’une vision commune de la transition, ma problématique est la suivante : Comment la démarche paysagère peut-elle répondre aux attentes croissantes de résilience communautaire et territoriale ?
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Dans un premier temps, une étape de recherche bibliographique et documentaire m’a permis de renforcer les termes du sujet, et de définir les parties structurantes, sur la base d’expériences personnelles et collectives, de débats vécus, de rencontres et d’intuitions partagées. Une seconde partie d’exploration m’a amené sur le terrain, en territoire Narbonnais, à la rencontre de réseaux d’acteurs en transition : entretiens, réunions et actions de désobéissance au menu. Cette étape a été brusquement remise en question en cours de route, en raison des mesures de confinement instaurées à la mi-mars. J’avais néanmoins suffisamment de matière pour entamer la troisième étape de maturation et de rédaction, à domicile donc.
Le lecteur est invité à mettre en relation ces deux objets complémentaires, le dossier et le poster, qui ont vocation à engager des récits communs. Rien n’est figé cependant. Il s’agit d’une élaboration personnelle, nourrie d’intuitions et d’un positionnement politique qui dépassent largement l’objectivité d’une démarche scientifique. Le paysage sort du cadre établi, en explore les marges. Il est indiscipliné, de cette indiscipline fertile qui mérite d’être invoquée, dans cette époque où il s’agit de concrétiser des métamorphoses salutaires. Ce document ne s’adresse pas aux seuls paysagistes. Il est écrit à l’intention de la société dans son ensemble, au moins à ceux qui envisagent un avenir social, non barbare. Il s’adresse aux élu.e.s de toutes trempes, à la communauté scientifique, aux acteurs territoriaux, à tou.t.e.s les citoyen.nes, aux gueux comme aux nantis, et à la multitude de nuances intermédiaires, à toutes les communautés statiques ou mobiles, localisées ou diffuses, physiques, numériques ou spirituelles. Pourquoi une telle ouverture ? Parce que le paysage ne concerne pas que les paysagistes. Ceux-ci ont besoin de partager une responsabilité, celle de dessiner la métamorphose de nos modes et de nos cadres de vie.
Le développement est structuré en trois parties. Dans un premier temps, on fait l’état d’un constat scientifique, qui précise les enjeux sociaux et environnementaux actuels, et alimente un exercice de pensée, la collapsologie. La deuxième partie nous invite à mettre en balance deux dynamiques sociétales actuelles, l’une de croissance, l’autre de décroissance, d’un point de vue social et paysager, afin de mieux cerner les orientations des ‘‘chantiers de la transition’’. Enfin, la troisième partie questionne la place de la démarche paysagère dans les politiques de transition, au regard des enjeux soulevés. Un schéma prospectif et sensible est présenté en annexe en format poster. Il illustre l’importance du paysage en tant que discipline systémique et école de pensée, dans l’élaboration des politiques de résilience, face au risque d’effondrement systémique global. Il invoque une large diversité d’acteurs décrite au fil des pages.
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I. Intégrer le risque systémique global
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Cette première partie développe la notion d’effondrement systémique global. Les apports récents des sciences complexes, ainsi que la prise de conscience de plus en plus radicale des inégalités et des désastres écologiques et sociaux à l’échelle mondiale, font aujourd’hui émerger des réflexions et des imaginaires puissants, quant à l’avenir des sociétés humaines. Les récents événements portent à croire qu’une page est en train de se tourner, avec sont lot d’interrogations sur l’avenir. Quelle trajectoire est aujourd’hui admissible pour la civilisation thermo-industrielle dans son contexte terrestre ? A quoi devons-nous nous attendre si une vision partagée de la transition n’émerge pas dans la prochaine décennie ? Nous verrons que ces questions annoncent des métamorphoses profondes et radicales de nos modes et cadres de vie et de pensée, qu’ elles soient volontaires ou subies. On parle du système thermo-industriel, expression proposée par la plupart des collapsologues, pour désigner le système économique global actuel, dont le développement complexe, soumis à une doctrine néolibérale, repose principalement sur l’utilisation massive et non rationnée d’énergie thermique non durable (pétrole). De ce fonctionnement découle la définition même des modes et des cadres de vie humains, ultra-dépendants des énergies fossiles. La financiarisation et la mondialisation de l’économie, largement cautionnée politiquement, sont admises par de très nombreuses voix comme principales responsables de la dégradation rapide des écosystèmes et des conditions de vie sur terre, par la destruction des habitats ou encore les pollutions aquatiques et atmosphériques.
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Une part de la communauté scientifique s’exprime sur les limites à la croissance depuis les années 1970, sans être suffisamment prise au sérieux par les processus politiques. En 1972 le Club de Rome publie le rapport Meadows, titré The Limits to Growth (Les limites à la croissance), qui applique la notion d’effondrement à la civilisation industrielle. A l’époque, le rapport est pionnier dans sa méthode, il est basé sur la dynamique des systèmes, et intègre la simulation informatique. Il est mis à jour en 2012 avec la compilation de 40 ans de données de l’ONU, qui viennent confirmer la précision et la robustesse du modèle. Le graphique ci-contre est extrait du rapport Meadows. Il met en relation l’évolution de la biocapacité du système terrestre et l’empreinte écologique du système thermo-industriel.
1. Les sciences complexes constatent et alertent
La biocapacité, en vert, est la capacité du système terrestre à renouveler ses ressources et à intégrer les déchets et les surcharges. L’empreinte écologique (les autres courbes) concerne les pressions sur les milieux, les consommations énergétiques et matérielles, la démographie. Le modèle World3 établit l’évolution théorique de ces deux facteurs de 1900 à 2100 (Steffen & al., 2015). Selon le modèle, le système thermo-industriel réagit aux lois admises de la thermodynamique, comme tout système complexe. On observe trois phases successives, liées à la baisse (en cours) de la biocapacité du système terrestre.
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Les ‘‘ limites à la croissance’’. Ces courbes sont issues d’une modélisation et leur froideur ne laisse guère place à l’’espoir... nous tenterons d’y remédier !
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d’interactions qui s’expriment à différentes échelles de temps et d’espace. Dans leur essai de 2018 au titre provocateur Une autre fin du monde est possible, Les collapsologues P.Servigne, G.Chapelle et R.Stevens abordent la question de la Science dans ce qu’elle apporte comme leviers et comme freins à la transition. Le raisonnement s’attache à définir la notion de « problèmes pernicieux, qui sont des problèmes insolubles, dont l’effort fourni pour tenter de résoudre un aspect du problème en génère de nouveaux. » (Servigne, 2018, p111) Ce type de problème apparait au sein de « systèmes hautement complexes, contenant une part d’incertitude et d’imprévisibilité qu’on ne peut réduire.» La question climatique en fait partie : seules des mesures de l’existant peuvent être analysées, sans réduire les incertitudes sur l’évolution future, les projections et simulations n’étant pas, par définition, des réalités absolues.
Une phase de croissance de l’empreinte écologique globale s’opère jusque dans les années 2010, où la croissance globale tend à se stabiliser. La période 2010-2030 correspond selon le modèle à une phase d’inversion des courbes, liée à un hypothétique effondrement économique. Celui-ci entraîne une baisse globale de production de biens et de services, liée à l’effondrement (en cours) de la biocapacité mondiale (perte de biodiversité, simplification des habitats, accumulation des déchets non assimilables). La dégradation des conditions matérielles et énergétiques entrainerait après 2030 une baisse de la population mondiale jusqu’à retrouver un état d’équilibre du système terrestre, entre une biocapacité qui se stabiliserait, et une empreinte écologique modérée et soutenable des systèmes humains. Si les dates restent hypothétiques, il n’en reste pas moins qu’un nombre grandissant d’indicateurs (économiques, sociologiques, écologiques, climatiques...) annoncent une décroissance globale à plus ou moins court terme comme scénario crédible.
Selon les auteurs, les sciences fondamentales et appliquées sont efficaces lorsque « l’incertitude est faible et/ou contrôlable. Lorsque les incertitudes et enjeux augmentent, on fait appel à l’expertise [...] mais pour les problèmes pernicieux impliquant des populations entières sur des enjeux majeurs, et que les grandes controverses apparaissent, la science appliquée et les experts ne suffisent plus, car axés sur la recherche de solutions techniques grâce à une approche réductionniste et cloisonnée en disciplines spécialisées. »
La dynamique des systèmes est une technique de modé-
lisation appliquée dans le domaine des sciences systémiques. Il est aujourd’hui admis dans la communauté scientifique que le monde est organisé en systèmes interdépendants et complexes, c’est-à-dire en ensembles cohérents, constitués d’un grand nombre d’entités en interrelation, soumis à des équilibres dynamiques et en perpétuelle évolution. La notion de système bouleverse tous les champs de la Science par une approche non linéaire des phénomènes, par l’étude des réseaux
Servigne introduit l’idée de sciences de la complexité (Castellani, 2018), comme le regroupement de plusieurs branches émergentes du ‘‘buisson des sciences‘‘, qui étudient les réseaux d’interactions au sein de systèmes dynamiques. Parmi ces
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Extrait modifié de la Carte des Sciences de la Complexité, du sociologue américain Brian Castellani (castellani 2018). Entourés en rouge, les domaines et références susceptibles de concerner la pratique paysagère (réalisation AB, à préciser).
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disciplines, on compte l’écologie, la climatologie, la cybernétique, l’anthropologie, l’urbanisme, la politique, et le paysage. Les sciences de la complexité tendent à montrer des similitudes fortes entre des systèmes en apparence très différents. Elles ont permis d’immenses avancées dans la compréhension de nos sociétés, des organismes vivants, des écosystèmes et du système terrestre, ce depuis la seconde moitié du XXème siècle.
stricte, dénuée de tout affect (efficace mais pas en tant de crise). Pablo Servigne va plus loin en proposant l’intuition holistique comme outil cognitif à intégrer dans les pratiques (p121). « L’intuition hollistique est un jugement ou choix que l’on fait à partir d’une synthèse inconsciente d’informations issues de diverses expériences faisant appel à tous les sens. Pour lui, dans une phase exploratoire de recherche ou face à des situations imprévisibles ou urgentes, elle permet d’accélérer le traitement de trop nombreuses informations provenant de sources ambiguës. elle engage ce que d’autres appellent la créativité et favorise l’émergence de stratégies d’adaptation réellement novatrices. »
La question écologique émerge dans les années 70 par la prise de conscience de la fragilité des systèmes dont nous dépendons, et introduit déjà la notion de limites dans un monde qui se croit alors illimité. Le biologiste de la conservation Michael Soulé parle de ‘‘disciplines de crise’’ pour regrouper les sciences qui pensent spécifiquement les désastres écologiques (Egan, Centaurus, 2018). L’écologie, la climatologie, l’océanographie, etc... sont autant de « disciplines synthétiques, systémiques, complexes et multidisciplinaires. [...] Elles révèlent, en étudiant les systèmes complexes adaptatifs (climat, biodiversité, économie globalisée...) que 1. ils sont incroyablement complexes, 2. qu’il est déjà trop tard pour empêcher de grands changements (voire des ruptures) irréversibles, 3. qu’elles n’auront pas le temps de tout savoir, l’humanité entrant dans le temps de l’incertitude. » (Servigne, 2018,)
Aujourd’hui, les rapports successifs du GIEC sont de plus en plus alarmistes : en 2015, année de la COP21 tenue à Paris, la NASA rapportait qu’ « à partir de +1,5°C, le changement climatique entrerait déjà dans une phase d’évolution non linéaire, aux effets globaux irréversibles et particulièrement hostiles à la vie dans son ensemble. » Les trajectoires observées depuis indiquent plutôt, à terme, un réchauffement global de 6 degrés par rapport à l’ère pré-industrielle, les émissions de GES n’ayant pas cessé de croître ces dernières années. (NASA report, 2015) Un nombre croissant de données, analysées, vérifiées, soutenues par la communauté scientifique, font converger les scientifiques et lanceurs d’alerte vers cette conclusion : la société mondiale doit repenser profondément sa manière de fonctionner si elle veut continuer d’exister, et chaque jour passé à l’inaction augmente les risques de catastrophes à l’échelle globale. Chaque maillon du système planétaire étant dépendant de l’état des autres maillons, le dépassement de certaines limites influera sûrement sur le risque de voir d’autres limites être dépassées, dans un processus d’emballement systémique. (Steffen & al, Science, 2015)
Soulé soulève l’idée que « désormais, il faut agir avant d’avoir tous les faits ; les disciplines de crise sont donc un mélange de science et d’art, leur poursuite exige de l’intuition autant que de l’information.» (p119) Les sciences de la complexité apparaissent pour l’auteur comme une façon de « bousculer les cloisonnements classiques des disciplines, c’est à dire la pratique des chercheurs ». Par l’intuition, ces disciplines sont amenées à prendre du recul sur la démarche scientifique
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Le champ des sciences n’a jamais été aussi développé. Cet Arbre du Vivant (Hug & al., 2016, adaptation AB) est une représentation de l’état de nos connaissances sur la diversité génomique du vivant. Les organismes pluricellulaires sont à peine visibles, l’espèce humaine n’est rien, significativement, quelque part sur la branche des ‘‘Eukaryotes Opisthoconta’’.
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à ce stade, après avoir observé le fond scientifique actuel qui expose la notion de limites au système complexe dans lequel nous vivons, on peut se demander ce que propose la collapsologie, cette approche interdisciplinaire hybridant science et culture, dont le bruit médiatique n’a fait que croître ces derniers mois. Qu’apporte l’idée de l’effondrement, pour qu’un Premier Ministre s’en préoccupe dans ses discours ? Comment réagit la société civile face aux mauvaises nouvelles, comment évolue la pensée collapso, quelles visions sont défendues par ceux qui la construisent ? La collapsologie se présente comme « un exercice transdisciplinaire qui s’intéresse à l’effondrement possible de la civilisation thermo-industrielle » (Servigne, 2015). Elle fait intervenir un grand nombre de disciplines qui s’intéressent à la co-évolution des systèmes naturels et humains. Elle s’appuie à la fois sur un fond scientifique devenu foisonnant, et sur les intuitions personnelles et collectives de ceux qui en parlent, les collapsologues, ce qui en fait un courant de pensée plus qu’une véritable science (Pablo Servigne propose à ce propos la collapsosophie).
2. Aujourd’hui, parler d’effondrement
Un courant qui pourrait mobiliser tous les champs de compétence et de connaissance : en vrac, l’écologie, l’économie, l’ethnologie, la psychologie, la géographie, l’agriculture, la démographie, la politique, l’archéologie, l’histoire, la santé, le droit, les arts, sans aucun doute l’architecture, et le paysage, pourquoi pas la mécanique, la coiffure, la pêche à la ligne... pour débattre sur quoi ? le devenir proche d’un monde qui déborde.
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Le jeu video The Last of Us nous offre un univers graphique riche, à travers les paysages dévastés d’une civilisation ravagée. L’effondrement est parfois décrit comme un anéantissement de l’humanité, mais rassurez-vous cher lecteur : les propos qui suivent ne s’inscrivent pas dans ce cadre là. Sinon à quoi bon.. autant attendre la fin du monde, les mains moites agrippées à la console !
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Evidemment, il y a le géographe américain Jared Diamond, et pour ce qui nous concerne, son essai Effondrement,comment les sociétés décident de leur disparition ou de leur survie (2009). Il y fait une analyse comparative de différentes sociétés effondrées au cours de l’histoire, mettant en évidence les facteurs en cause dans la prise de décisions catastrophiques pour les sociétés. Par l’étude d’une dizaine de cas, de l’Etat du Montana au Rwanda en passant par la Polynésie, Jared Diamond montre par exemple que le manque de proximité des gestionnaires d’une société, la difficulté à percevoir les signes d’effondrement dans l’espace et dans le temps (amnésie du paysage), la conjonction de comportements rationnels (conflits d’intérêt, tragédie des communs) et irrationnels (déni, immobilisme, hésitation à abandonner une politique, divisions idéologiques…), l’incapacité à réparer les erreurs, sont autant de facteurs (parmi d’autres) qui participent à la dépression d’une société, voire son effondrement. Son analyse, qui met en relation la qualité de la gestion de l’environnement par les communautés humaines et les processus d’effondrement des sociétés, est un pilier de la collapsologie. Elle concerne cependant l’effondrement de sociétés limitées dans leur emprise.
de stratégies de résilience et d’adaptation (Jean-Marc Jancovici, Arthur Keller, Vincent Mignerot, Stéphane Linou, etc). En France, l’institut Momentum est créé en 2011 par une dizaine de personnes provenant de la recherche, de l’enseignement, du journalisme, du monde associatif. Cette association se présente comme un laboratoire d’idées sur les issues de la société industrielle et les transitions nécessaires pour amortir le choc social de la fin du pétrole. Parmi ces personnes, citons Agnès Sinaï, journaliste environnementale et enseignante à SciencesPo, Yves Cochet, ancien ministre de l’Environnement et de l’Aménagement du Territoire, ou encore Christophe Laurens, architecte DPLG, paysagiste et coordinateur du DSAA Alternatives Urbaines. Ce laboratoire indépendant se donne pour missions d’apporter des réponses aux enjeux actuels : « Comment organiser la transition vers un monde postcroissant, postfossile et modifié par le climat ? Comment penser et agir les issues de l’Anthropocène ? » Il a vocation à réunir les contributeurs et promouvoir les contributions sur les thèmes de la transition, de la décroissance et de la résilience, de produire des études et rapports, d’organiser des conférences, débats et formations, de favoriser la mise en oeuvre concrète des idées développées au sein de l’institut.
La littérature sur le sujet de l’effondrement (on précisera ‘‘systémique global’’) est très jeune en France (une quinzaine d’années pour les premières publications). Les auteurs sont d’horizons socio-professionnels variés. Les premiers sont repris par d’autres qui viennent compléter les informations selon leur spécialité, rarement dans la contradiction. Quand certains annoncent une date seuil pour 2030, d’autre disent qu’on est déjà en cours d’effondrement. Un certain nombre de personnalités écrivent et se font entendre médiatiquement, lors de conférences, comme Pablo Servigne, ou Aurélien Barreau... on travaille aussi à la transmission et à la construction de récits et
L’association Adrastia, créee en 2014, cherche également à communiquer les données et analyses, à favoriser les échanges autour du sujet, et à susciter et encourager les initiatives d’adaptation. Elle relaie un grand nombre d’informations théoriques, de points de vue d’acteurs de terrain, d’expériences de transition, de propositions artistiques, littéraires, etc. et anime un forum citoyen de discussion sur internet.
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Parmi les projets qui mettent directement en relation l’effondrement et le paysage, le mémoire de fin d’étude de Pierre Lacroix est une référence foisonnante. Pour autant, on se réveille en 2050 dans une vision post-effondrement, comme sortis d’un mauvais rêve. Il n’y a pas d’ancrage dans le présent, pas d’échappatoire. Un mauvais moment à passer, avant une résilience supposée, qui émerge peu à peu de nulle part.
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La communauté ‘‘collapso’’ s’exprime aussi beaucoup sur internet. Des projets Youtube comme Les Parasites (527k abonnés), Next (Clément Montfort, 39k), Partagez c’est sympa (172k), le Biais Vert (13,7k) Thinkerview (550k), Data Gueule (537k), etc. produisent des vidéos participant à enrichir le débât, à diffuser les connaissances et idées à un large public, et à promouvoir les perspectives de transition. Des médias indépendants et des groupes facebook sont aussi engagés sur le sujet, comme Reporterre, BastaMag, Transition2030, Mr Mondialisation.
« Pour autant, rien n’est sûr, on baigne dans l’incertitude, et tant mieux. Si on avait la certitude que tout va bien, ou que tout est foutu, la seule conclusion serait qu’il n’y a rien à faire. L’incertitude permet la mise en mouvement. » Le risque systémique global, est bien défini dans un article de Geneva Initiative (2018), écrit par le physicien David Korowicz et la journaliste et chercheuse en sciences politiques Margaret Calantzopoulos :
Pour certains, le mot ‘‘crise’’ n’est plus approprié à notre situation actuelle. Le terme ‘‘effondrement’’ met le doigt sur l’irréversibilité des processus engagés. En d’autres termes il n’est plus possible dès aujourd’hui d’enrayer la chute car les foyers d’effondrements (les causes) se complètent, se renforçent et interagissent : fragilité financière, homogénéïté de l’économie, épuisement des ressources, effondrement en cours de la biodiversité et emballement climatique. Dans une discussion avec François Ruffin, publiée par le journal Fakir en octobre 2018 (Une dernière bière avant la fin du monde), Pablo Servigne revient sur le fond de son livre Comment tout peut s’effondrer.
« Alors que les systèmes humains qui permettent le fonctionnement de la société (le réseau, les chaînes d’approvisionnement, le système financier, les télécommunications, la coordination comportementale) deviennent de plus en plus globalisés, complexes, interdépendants et rapides, notre vulnérabilité aux défaillances systémiques à grande échelle augmente. En particulier, les sociétés modernes pourraient rapidement passer d’un fonctionnement familier à des crises qui compromettent la sécurité alimentaire, l’accès à l’eau, l’assainissement, la fonction de l’économie, la santé publique, les communications, les services d’urgence, l’ordre public et la gouvernance. »
« Parler d’effondrement, c’est mettre les pieds dans le plat, c’est construire une histoire réaliste basée sur les faits et les chiffres. L’effondrement est une synthèse scientifique qui alimente une puissance idéologique et créé des déclics dans les imaginaires. »
« Le déclencheur initial pourrait être une pandémie majeure, un effondrement du système financier, une cyberattaque contre des infrastructures essentielles, une catastrophe naturelle, une catastrophe environnementale prolongée, une crise sociopolitique ou un ensemble de stress et de chocs. Si la région ou le réseau initialement touché est d’une échelle suffisante, est connecté de manière critique et que l’état de préparation est faible, la récupération peut devenir impossible et la région
« Le défi de parler d’effondrement c’est de dépasser la toxicité de la nouvelle. C’est d’y voir une opportunité de vraiment changer, avec une possibilité que ça foire. Des effondrements sont en cours un peu partout, et le temps ne fait qu’augmenter la probabilité d’effondrement global. On parle de risque systémique global. »
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Dans la francophonie, la collapsologie trouve un écho par la voix de divers médias et forums, projets filmographiques et journalistiques, tous indépendants, et construits sur les bases d’une écologie politique plus ou moins radicale. Le sujet invoque des compétences multiples, des informations complexes, qui sont décortiquées, mises en relation et transmises à une communauté qui s’élargit.
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ou le réseau touché peut lui-même devenir une source de contagion déstabilisatrice à l’échelle mondiale. Une telle rupture impliquerait de dépendre de ressources localisées sans la plupart des infrastructures et des capacités actuellement considérées comme acquises.» « Les résultats pourraient varier selon le capital naturel, social et physique, les pressions exercées par les régions adjacentes et le niveau de préparation préalable. Les interactions entre les facteurs de stress et leur amplification potentielle par des systèmes de plus en plus vulnérables se manifesteront par des tensions sociales et économiques croissantes, une intensité et une fréquence croissantes des chocs, une volatilité et une incertitude croissantes, une non-linéarité de l’impact et une capacité d’adaptation et de résistance en déclin. Cela accroît encore la probabilité d’une défaillance systémique à grande échelle, allant d’une défaillance localisée et réversible à une défaillance globale et irréversible. » (Korowicz & Calantzopoulos, 2018)
La crise sanitaire que le monde entier vit actuellement a des répercussions d’ordre systémique, qui annonce d’emblée des ruptures à venir, dans les systèmes les plus vulnérables et les moins bien préparés. La question est : à quel point sommesnous vulnérables, et sommes-nous suffisamment préparés ? La construction des récits de l’effondrement est en route, la lecture de Carole Mijeon et son roman Sur la réserve, par exemple, engage le lecteur à se projeter dans une situation d’urgence liée à une rupture du système énergétique. Un roman entre fiction et anticipation réaliste, dans un contexte auquel on s’identifie vite (un village français du XXIe siècle, dans un territoire viticole), où le héros se confronte à la mutation de son cadre de vie durant le premier mois d’un hypothétique krach pétrolier. La société se métamorphose brusquement, de façon étonnement crédible. On entre dans la psychologie du personnage, entre déni de la réalité et re-sociabilisation forcée. L’imaginaire se construit, dans lequel on réalise que toutes les habitudes sont vite remises en cause, à commencer par manger, boire et communiquer. Les relations conflictuelles liées aux ressources de base (nourriture, eau potable), la prise en charge des familles déracinées ou encore l’organisation de la solidarité à l’échelle du village (le maire tient un rôle essentiel de facilitateur), sont développés à la première personne, à travers la peau d’un ‘‘monsieur tout le monde’’. C’est une mise en lumière romancée de la métamorphose radicale d’un paysage local, brusquement sevré. L’énergie humaine se rationne, les distances se rallongent, la milice s’organise, le roman pointe l’essentiel à anticiper à l’échelle du territoire, pour une relative résilience des communautés : eau potable, ravitaillement, sécurité, logement et équipement d’urgence.
Aujourd’hui, le système actuel n’a jamais été aussi complexe et efficient, ni jamais aussi vulnérable à l’échelle globale. Rien qu’en 2019, la radicalisation des contestations sociales en France (Gilets jaunes, mouvements climat, crise du service public) et dans le monde (Chili, Venezuela, Algérie, etc.) semble témoigner de cet état de stress dans lequel se plongent les sociétés, intimement lié aux injustices sociales et environnementales qui augmentent. Celles-ci sont ressenties par une part de plus en plus large des populations, qui pointent du doigt les dérives du système thermo-industriel et de la doctrine néolibérale.
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Capture d’écran du site www.boursier.com, le 16 avril 2020, à 19h00. On peut y modéliser une représentation graphique du cours du pétrole depuis 10 ans. Ce début d’année 2020 marque un crash pétrolier historique : la conjontion entre une hausse de la production, impulsée par des tensions géopolitiques entre la Russie et l’Arabie Saoudite, et une baisse drastique de la consommation mondiale, liée à la crise du Covid19, a déstabilisé le marché mondial. Le 21 avril, le prix du baril descendait à 15 dollars. Le pétrole, produit en excès, n’a nulle part où être stocké. Les conséquences dans le temps sont plus qu’incertaines.
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Approche plus radicale dans la série L’effondrement, réalisée par Les Parasites pour Canal+ (2019), qui nous projette dans la rupture. Que ce passe-t-il quand les supermarchés ne sont plus alimentés, quand la pompe à essence est à sec ? Des épisodes courts mais ambitieux, filmés en 1 plan/séquence, qui dresse le tableau de situations dramatiques et questionne le téléspectateur sur sa capacité psychologique à appréhender une réalité qui s’imposerait brutalement. Comment assurer sa propre survie quand la nourriture devient rare ? Comment gérer l’arrivée de réfugiés urbains, là où l’on vivait tranquillement dans son ‘‘écolieu’’ ?
se confronter à des comportements agressifs jamais connus avant… Ces comportements, au pire, paraissaient isolés, quand la société reposait encore, juste avant le drame, sur ses fondements énergétiques, économiques et sécuritaires. Des fondements qu’on croyait éternels car c’était confortable de le croire » (A. Boisson, SOSMaires.org, 2018) Les catastrophes, qui viennent sans prévenir, ne manqueront pas de provoquer des souffrances, et rendront la mort plus présente dans la vie de chacun.e. Les populations jusque là préservées de la plupart des aléas (et persuadées de l’être autant qu’elles sont vulnérables aux crises) seront moins en capacité de mobiliser d’autres émotions que la peur. Cette même peur qui pousse à s’enfermer, à repousser ce qui est étranger, et qui finalement entrainera, toujours et encore, des dérives autoritaires de tout ordre, à plus ou moins grande échelle. La collapsologie appelle surtout à se positionner individuellement dans notre relation à la catastrophe, en mobilisant une réelle diversité d’émotions. Elle invite à se préparer, en cherchant en priorité à renforcer les liens entre humains, et avec les autres qu’humains. « Le but de la collapsologie n’est pas d’énoncer des certitudes qui écrasent tout avenir, ni de faire des pronostics précis, ni de trouver des ‘‘solutions’’ pour éviter les ‘‘problèmes’’. C’est d’apprendre à vivre avec les mauvaises nouvelles, et avec les changements brutaux et progressifs qu’elles annoncent, afin de nous aider à trouver la force et le courage d’en faire quelque chose qui nous transforme, nous métamorphose. » (Servigne, 2018)
La série anglaise Years & Years (2019) nous plonge également dans une appréhension de la décroissance vue sur un temps plus long et de façon beaucoup plus subtile, projetant jusqu’en 2030 les tendances actuelles de radicalisations, de montée en puissance des totalitarismes, de ruptures financières, de mouvements migratoires ou encore de développement des technologies connectées et de l’intelligence artificielle. Tandis que la technologie progresse et explore les possibles du transhumanisme (sans être dans un excès narratif mais au contraire de façon très progressive), la société globale encaisse les chocs, les lésions, et les contestations sociales mènent progressivement à des ruptures de plus en plus tangibles. Pour Alexandre Boisson, ancien garde du corps présidentiel, « l’effondrement systémique est d’abord un effondrement de nos croyances, de nos certitudes. L’effondrement de ces croyances, la confrontation à une réalité qu’on imaginait impossible, crée des phases de déni, de panique et de vulnérabilité. Il entraine des blocages intellectuels à résoudre des situations violentes, des incapacités mentales et physiques à
Que dire de la crise du Covid-19, qui en quelques semaines ébranle les sociétés du monde entier ? Comment aurais-je pu imaginer, il y a quelques semaines encore, que j’écri-
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Captures d’écran de la série Canal+, L’effondrement, 2019. De bas en haut et droite à gauche : épisode 2, J+5 (04’23’’), épisode 4, J+25 (04’06’’) et épisode 6, J+50 (07’53’’). Scénario brutal : le système économique s’arrête presque du jour au lendemain. La recherche de nourriture devient vite la priorité n°1. La série aborde de manière crue des thèmes forts comme la migration, la solidarité, les comportements de survie. Les personnages évoluent dans un milieu devenu hostile, un paysage de l’effondrement, voué à s’enfricher.
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rais ce mémoire dans un tel contexte ? Je rédige ces lignes alors que mon sujet prend brusquement un autre sens, plus concret, plus tangible. La plupart d’entre nous sont confinés, certains seuls, d’autres en groupes restreints. Beaucoup ne le sont pas, continuent de maintenir la machine au ralenti, pour répondre aux besoins essentiels, quoiqu’il en coûte. Beaucoup sont abandonnés, livrés à la rue en temps normal, aujourd’hui à des rues désertes. Une poignée d’irréductibles ‘‘résiste’’ en osant faire la fête. Mais à quoi résistent-il ? Là, dans nos situations d’activité ou de passivité, nous réalisons jour après jour à quel point le système qui s’effrite nous a rendu vulnérable, à quel point il n’a pas évolué pour l’intérêt de tous.
Ils vont tout faire pour prendre de l’avance, largement aidé par les gouvernements. On nous dira que c’est génial, que le pouvoir d’achat ira à la hausse. Mais en attendant on fera des cadeaux à certains pendant que l’austérité sera la règle dans les foyers du plus grand nombre. Vous comprenez, les temps sont durs. Dans ce bain tièdasse d’incertitude, tenons bon, la 5G arrive... ***
Les signes sont là : une épidémie, d’abord localisée dans une région du monde, en vient de façon fulgurante à toucher tous les continents. L’économie s’arrête un instant en Chine, c’est le cours du pétrole qui chute, les bourses mondiales qui s’affolent, et on se retrouve à fermer toutes les frontières, à confiner, à déclarer des états d’urgence et des couvre-feux. On préfère se dire que ce sont les meilleures décisions, qui arrivent peut être trop tard pour certains, mais nous plongent dès lors dans un état d’alerte. Ces ruptures dans nos routines, nos conforts, réveillent des sentiments et comportements jusque là en dormance. On réagit tous différemment selon nos vécus, nos affects, et notre contexte de vie. Il apparait dans les esprits que les choses ne seront jamais plus comme avant. Pouvonsnous seulement nous dire que c’est tant mieux ainsi ?
« Exode », adaptation d’une contribution à la revue étudiante Krataegus, volume 3, autoproduite par le Bureau des étudiants de l’ENSP (2019).
On est parti vite.
Un peu trop vite pour réaliser qu’on était
Le système en place donne l’impression d’être fort, et c’est vrai qu’il se maintient. Au ralenti, il attend patiemment de repartir. Déjà on nous parle de relance économique. Amazon, Netflix, Google, Apple et d’autres sont prêt à rebondir.
déjà loin.
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balayÊs par l’instant ravageur. si patiemment construits, On a laissÊ se consumer nos souvenirs,
La marche rend ivre l’esprit solitaire. Là, le groupe est le bâton pour ne pas tituber,
l’éponge pour imprégner les mémoires,
et la gourde pour irriguer les espoirs.
Un temps on s’arrête, on se retrouve soi-même, ou pas. Et le chemin reprend, laissant une traînée de pensées diffuses.
Dans les décombres s’organise une vie, entre galères et débrouille solidaire.
II. Croissance, décroissance, paysages à deux vitesses
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Tandis que la doctrine néolibérale continue de parler de Croissance Verte, qui consiste à « promouvoir la croissance économique et le développement tout en veillant à ce que les actifs naturels continuent de fournir les ressources et services environnementaux dont dépend notre bien-être » (OCDE, 2018), une part de plus en plus large de la population réalise qu’elle ne s’y retrouvera pas. Et pour cause, les ressources et services environnementaux dont dépend notre bien-être sont encore et toujours mis à mal par la machine Croissance, jamais très verte, et ça ne s’arrange pas. La transition ne va pas se passer de façon linéaire comme si la planète allait attendre que nos sociétés s’adaptent et fassent leurs transitions énergétiques en douceur, sans changements fondamentaux. C’est dans les années 70 que la trajectoire aurait dû changer. Aujourd’hui, non seulement les objectifs fixés par les états du monde en 2015 (COP21) sont ridicules, mais ils ne sont pas respectés et ne le seront pas, par blocages politiques et économiques. L’idée fait de plus en plus consensus : nous entrons dans une époque de décroissance énergétique et matérielle. Ce n’est pas une question de choix politique ou économique, c’est de la thermodynamique. Pour mener une démarche de recherche dans ce sens, je me suis appuyé sur un territoire en particulier, le Narbonnais, dans le département de l’Aude (France). Ses paysages témoignent à la fois des impacts d’une Croissance devenue compulsive ces dernières décennies, et des traces d’une décroissance diffuse, omniprésente, persévérante, dans un contexte très vulnérable. Je suis allé à la rencontre de réseaux qui questionnent le modèle en place, et tentent de construire des récits désirables de l’avenir.
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Cuxac-d’Aude Coursan
Lézignan-Corbières
Narbonne
Sigean Port-la-Nouvelle
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Cette première sous-partie est destinée à faire le deuil des dernières illusions qui nous portaient à croire que le système économique actuel allait trouver les moyens de faire transition. Je me suis appuyé sur les paysages du Narbonnais dans un premier temps pour illustrer la médiocrité des choix d’aménagement et d’urbanisme de la seconde moitié du XXème siècle, au regard des enjeux soulevés aujourd’hui. Il n’est pas question de critiquer le travail de tel ou tel bureau d’étude ou agence d’urbanisme sur ce territoire en particulier. Les problèmes décrits ne sont pas spécifiques à cette région, ils se retrouvent partout. Ils sont liés à une dynamique de société de consommation, qui génère les formes standardisées de l’étalement urbain, du ‘‘tout-routier’’, du ‘‘tout-béton’’, des monocultures stériles, ou encore des linéaires de clôtures galvanisées qui s’accaparent l’espace. On pourra trouver une esthétique intéressante à toutes ces formes, rétorquer qu’il est trop facile de critiquer, que tout cela répond d’une demande croissante, etc. Il n’en reste pas moins que les espaces qui en découlent, leurs perceptions et leurs usages, sont bien souvent décevants, en particulier les espaces de marges urbaines.
1. Ce que nous proposait le projet de la croissance
Entre 1950 et 2020, la petite ville de Narbonne a vu ses franges et ses entrées s’urbaniser sur environ 500ha de zones d’activité (en particulier autour de l’échangeur autoroutier A9A61), 700ha de quartiers résidentiels, et près de 200ha de parc industriel et énergétique (sources : Géoportail). La photo cicontre montre nettement l’emprise des infrastructures développées ces deux dernières décennies. Cet urbanisme expansif est symptômatique de la société de Croissance. L’espace est fragmenté à l’extrême : ici on habitera, là on achetera, ici encore on se divertira, on ira faire du sport, on se cultivera, on produira...
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Prise de vue depuis le lieu-dit Les Hauts de Narbonne. En premier plan, les zones d’activité de la Coupe et Croix Sud, et l’échangeur A9-A61. En arrière plan, les étangs de Bages et de Sigean, qui forment l’ancien golf portuaire antique de Narbonne. Sur la ligne d’horizon, on distingue la cimenterie de Port-la-Nouvelle. (photographie AB)
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Le centre-ville vieillissant se paupérise, tandis que les quartiers résidentiels continuent de s’étaler sur les pentes et en remplacement des vignes. Heureusement, la logistique est performante. Le ballet quotidien des camions permet d’acheminer l’indispensable et le superflu dans les nombreuses boîtes de tôles qui occupent les zones industrielles et commerciales. Les zones d’activités submergent le regard d’affichages publicitaires lumineux, qui tranchent sur la grisaille du béton. Des messages sans poésie s’imposent aux esprits, parfois dans une lumière crue et agressive, et prônent l’inutile avec un orgueil sans limite. Le bullshit est roi, bienvenu dans le Capitalocène. ‘‘La pub fait dé-penser’’ disent certain, dans un élan de révolte. Devant cette violence de tous les jours, la plupart baisse les bras, mais intérieurement n’en pense pas moins. Que peut-on bien y faire après tout ?
Faire transition, c’est d’abord se rendre compte de notre héritage, qui n’est pas glorieux sur bien des aspects. Les dernières décennies du néolibéralisme effréné nous ont rendu vulnérables; un ‘’nous’’ très général, qui pourrait désigner l’ensemble des communautés qui habitent la Terre. Dans le champs du Paysage, on l’observe en permanence : le rythme de l’artificialisation des sols ne baisse pas, au dépend des espaces agricoles ; les campagnes accentuent leur simplification agro-industrielle au rythme vertigineux de la baisse du nombre d’exploitations, divisé par 2 en 20 ans, de l’augmentation des pesticides, et de la disparition dramatique du vivant » (Folléa, 2019, p38). Le paysage témoigne des échecs du système à réellement produire du bienêtre . Vulnérables, car l’exploitation du Vivant (notre seul véritable allié dans l’affaire) a dépassé de très loin les limites de renouvellement, jusqu’à la destruction pure et simple d’espèces, d’habitats, d’écosystèmes entiers, marins comme terrestres, comme aquatiques. Vulnérables, et en particulier dans les sociétés occidentales, car nous nous sommes développés sur la base de la profusion énergétique, et avons aménagé en conséquence le territoire pour répondre à des fonctions sectorisées, décentralisées, globalisées, financiarisées, en flux tendu. A l’échelle des communautés qui habitent des territoires, les besoins primaires en nourriture, en eau propre, sont remplis dans des conditions énergétiques et logistiques qui ne sont ni sobres, ni efficaces. Les impacts de l’agriculture conventionnelle sur l’environnement annoncent la couleur des crises alimentaires à venir. Enfin, vulnérables car un certain nombre de connaissances et de pratiques fondamentales, qui liaient les humains au territoire depuis toujours, ont été profondément simplifiées, voire anéanties.
Dans ces zones qui n’en finissent pas de s’étaler, on s’y rend en voiture, clim obligatoire en été. Pas question de longer à pied ou à vélo la route poussiéreuse et polluée. La voiture est toujours plus indispensable, et occupe toujours plus de place dans l’espace public. En ville, c’est la guerre pour trouver une place de parking. D’ailleurs, la plupart des rues sont des parkings, rien de plus. La voiture ne respecte rien, ni l’humain, ni le cycliste, encore moins le non-humain. La route signifie la fracture, spatiale, mais aussi temporelle. La vitesse, l’accélération, la performance, en vient à dépasser les capacités de la psychée humaine. Pourra-t-on imaginer tous ces espaces comme des lieux de vie, un jour, quand il faudra reconstruire dans les ruines du capitalisme ?
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Prat de Cest, hameau coincé entre la RD 6009 et l’A9, vit au rythme effréné des camions, qui transitent entre Perpignan et Narbonne. L’humain n’est plus le bienvenu dans ces villages-rues, on y passe sans s’arrêter. La mémoire viticole s’efface devant les gros sabots de la logistique.
(photographie AB)
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Les sols fertiles (la pédosphère) se dégradent également vite, sous la pression d’une urbanisation qui n’a honte d’aucun gaspillage d’espace, et des pratiques agricoles et sylvicoles actuelles.L’érosion des sols varie selon la région, le type de substrat, les usages qu’on y exerce. Les grandes plaines agricoles comme la Beauce témoignent d’une minéralisation irréversible des sols. Sans intrants chimiques, il faudra du temps pour retrouver une relative fertilité dans les champs qui ceinturent l’agglomération parisienne, si le climat le permet. Du bon état des sols dépend l’ensemble des écosystèmes terrestres, y compris les systèmes humains et nous allons vite le comprendre. L’atmosphère a vu son taux de CO2 dépasser les 400 ppm en 2017, et il continue à grimper. Avant 1950, ce taux n’avait jamais dépassé les 300 ppm, au moins sur les 450 000 dernières années. La casserole boue, et nous montons le feu. La Biosphère, soit l’ensemble du vivant sur terre et sous l’eau, montre clairement les signes d’une sixième extinction de masse directement liée aux activités humaines. Les espèces ne disparaissent pas, elles sont bien souvent victimes de destruction directe ou des conséquences de la destruction de leurs habitats.
Qu’il s’agisse de marques ponctuelles dans l’espace, ou de tendances globales, les paysages du monde révèlent les multiples agressions de l’économie néolibérale sur toutes les enveloppes terrestres. Le socle terrestre (la lithosphère), dans sa profondeur, est exploité sur des espaces ponctuels, de dimensions parfois démesurées, souvent à l’abri des regards, . Qui foule aujourd’hui les rampes d’une carrière de calcaire, de charbon ou de marbre, peut visualiser l’étendue de notre capacité de destruction. On pourra aussi parler des volumes journaliers de sable pillé sur des plages très loin d’ici, pour nos projets urbains démesurés ; des sondages pour le gaz de schiste, dans les montagnes, parce qu’on a peur de manquer ; du phosphore, utilisé massivement dans les agricultures pétrochimiques du monde, et qui commence à arriver à cours, questionnant tout un modèle alimentaire. Les eaux du monde (l’hydrosphère) cumulent les déséquilibres, qu’elles soient douces, salées ou glacées : acidification des océans, pollutions chimiques, au plastique et micro-plastique, effondrement des ressources halieutiques, dégradation des milieux humides, etc. Selon les régions du monde, les dégâts sont contrastés, mais révèlent l’inattention des sociétés quant aux territoires qu’elles habitent. On se rend bien compte que les inégalités sociales entre pays influencent largement la prise en compte de ces dégâts. L’eau est un sujet de tensions, à l’échelle de vastes régions, qui vont s’accentuer inévitablement. La cryosphère se passe d’être commentée : les glaciers du monde fondent, trop vite. Les mesures de 2019 sont celles qu’on envisageait pour 2050, selon le pire scénario du GIEC. Les conséquences sur les paysages littoraux (entre autres) sont au coeur des questionnements actuels.
Enfin, l’anthroposphère se porte ‘‘bien’’ (démographie croissante, expansion spatiale, développement technologique, etc.), au détriment des autres sphères, et de façon très contrastée à travers le monde. Cependant les indicateurs de bien-être, de santé, d’inégalités sont dans le rouge un peu partout. La crise sanitaire actuelle, mondiale, porte à croire que nous ne sommes pas au dessus des lois naturelles, et que la tendance est en passe de s’inverser. 46
Depuis son inauguration en 1971, la cimenterie de Port-la-Nouvelle, Notre-Dame-de-Lafarge comme l’appellent certains, exploite le calcaire des collines proches. Aujourd’hui, la carrière s’étend sur plus de 80 ha, et n’est pas prête de s’arrêter de grandir. On entendra que ce n’est rien que du caillou. L’activité emploie une centaine de salariés, et produit 750 000 tonnes de matériaux par an (ciment et clinker). L’abbatage à l’explosif rythme les journées pour les habitants de la ville proche. (photographie AB)
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la Croissance Verte, et avec lui la panoplie de solutions technicistes, la géo-ingénieurie, les ‘‘smart cities’’, les voitures autonomes et électriques, la ‘‘dématérialisation’’ de nos modes de vie, etc. ne paraissent pas comme des réponses d’avenir, car ces concepts s’appuient sur des prospectives fausses, et ne sont pas pensées pour répondre à l’intérêt commun. De surcroît, il est fondé précisement sur une doctrine économique incapable de se remettre en cause, qui met le monde entier dans un état de stress chaque jour plus affirmé.
Ce n’est pas le lieu de se faire juge de l’Histoire, ni d’affirmer dans l’absolu que c’était mieux avant le pétrole. Le développement des 50-60 dernières années a apporté son lot d’innovations et d’avancée sociale qu’on ne pourrait nier. On ne manquera pas néanmoins de préciser que ces innovations furent permises par l’affirmation d’un colonialisme camouflé, qui a apporté sur un plateau de violence tout ce qu’il fallait en matériaux et en énergie. On s’intéressera à l’Histoire françafricaine, qui n’a malheureusement pas trouvé d’issue à ce jour. On ne fera donc que réaffirmer l’idée largement partagée, que les transformations culturelles apportées par la vitesse, la facilité d’une énergie bon marché mais instable, et la profusion matérielle dans laquelle nos générations présentes ont été baignées, nous ont rendus extrêmement fragiles, sensibles, vulnérables aux déséquilibres qui sont aujourd’hui engagés, dans des mesures qu’on ne maîtrise pas.
L’intérêt commun désigne les finalités d’actions au service de la population dans son ensemble. Il considère toutes les aspirations partagées qui visent à limiter au maximum les souffrances au sein des communautés humaines. Pour reprendre les mots d’Arthur Keller, dans ses nombreuses conférences, il faut aujourd’hui construire des espoirs lucides, des récits parallèles fondés sur des alternatives crédibles vis à vis des incertitudes actuelles. C’est à la construction d’imaginaires désirables qu’il faut aujourd’hui s’atteler, pour fédérer des projets de décroissance, à l’échelle des territoires.
Sans la mobilisation d’une énergie considérable, principalement thermique, les besoins de base sont aujourd’hui impossibles à remplir pour l’ensemble des populations, . Et si on s’en tient à ce modèle néolibéral, capitaliste et colonialiste, ces besoins énergétiques seront d’autant plus important, que nous serons confrontés à des ruptures qui nous dépassent, d’ordre climatique, humanitaire, sanitaire, etc. jusqu’à un black-out tant fantasmé.
Définir la transition n’est pas une chose facile, mais l’expression prend plus de sens à mesure que les attentes de changement s’affirment. Pour certains comme Arthur Keller, si on veut avancer à la mesure des enjeux, ce sont des sevrages idéologiques qu’il convient de mener. Le concept vendeur de
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Le massif des Corbières offre une profusion d’éléments vernaculaires, c’est à dire propres aux pratiques du pays. Ici, des chasseurs ont aménagé un abreuvoir, à l’aide des pierres du plateau, de tôle ondulée, de palette et d’une cuve percée. Un aménagement simple, disgracieux, mais pas plus que les infrastructures banalisantes qui criblent ce territoire déshérité. Les Corbières sont aussi un pays de ruines intemporelles. (photographie AB)
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Au regard des constats et des enjeux actuels, la décroissance ne semble plus être une question de vision politique ou économique, ni l’utopie d’écologistes radicaux. La décroissance, à très moyen terme, n’est pas vraiment négociable, pour la grande majorité d’entre nous. Aujourd’hui, on la cache derrière les mots dépression, déprise, récession… comme pour justifier qu’il faille tout faire pour relancer la croissance, coûte que coûte. Il serait bon de s’en rendre pleinement compte, d’atterrir comme dirait Bruno Latour. Il serait bon d’envisager quelles stratégies collectives peuvent être menées pour rendre nos cadres de vie propices à l’expression d’une décroissance désirable, tout du moins acceptable. L’économiste Serge Latouche définit ainsi la décroissance : Le mot d’ordre de décroissance vise avant tout à souligner fortement la nécessité d’abandonner le projet insensé du développement pour le développement, de la croissance pour la croissance. Bien évidemment, il ne s’agit pas d’un renversement caricatural qui consisterait à prôner la décroissance pour la décroissance. En particulier, la décroissance n’est pas la croissance négative. On sait que le simple ralentissement de la croissance plonge nos sociétés dans le désarroi en raison du chômage et de l’abandon des programmes sociaux, culturels et environnementaux qui assurent un minimum de qualité de vie [on l’observe aujourd’hui]. On peut imaginer quelle catastrophe serait un taux de croissance négatif ! De même qu’il n’y a rien de pire qu’une société travailliste sans travail, il n’y a rien de pire qu’une société de développement sans développement. Rigoureusement parlant, il faudrait parler d’acroissance (comme on dit a-théisme) plutôt que de décroissance. Il s’agit précisément de l’abandon d’une foi et d’une religion : celle de l’économie. » (Latouche, 2013, p5)
2. vous avez dit décroissance ?
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Les « 8 R » de Serge Latouche (Réévaluer, Reconceptualiser, Restructurer, Relocaliser, Redistribuer, Réduire, Réutiliser, Recycler) sont une bonne base théorique pour concevoir les formes de la décroissance, si on la veut sereine, conviviale et soutenable. Le préfixe Re- engage une remise en question profonde des schémas de pensée et de fonctionnement, à laquelle s’emploie souvent la démarche paysagère, par bon sens, et par manque de moyens.
La problématique de la ville et du territoire détruits et à repenser s’inscrit dans le contexte plus vaste du monde lacéré, de la perte des repères et de la crise du local. Le désastre urbain s’accompagne d’un désastre rural et de la destruction des paysages. Toutefois, dans l’optique de la construction d’une société de décroissance sereine, la relocalisation n’est pas seulement économique. La politique, la culture, le sens de la vie doivent retrouver leur ancrage territorial. Le mot clef est autonomie. (Latouche, 2013, p5)
Par exemple, la réévaluation consiste à décoloniser nos imaginaires et nos valeurs héritées du système capitaliste : on parlera de coopération plutôt que de compétition, d’autonomie et non d’hétéronomie, de relationnel plus que de matériel, de local davantage que de global… La réduction nous amène à travailler sur la sobriété des systèmes humains, leur efficacité aussi, et la manière de créer du bien-être avec peu. C’est à cela que s’attèlent les jeunes générations de paysagistes, et le végétal, avant d’être un outil d’habillage, est un puissant vecteur de sobriété (la seule énergie réellement gratuite et disponible à toutes les sociétés qui savent s’y intéresser). La relocalisation est perçue comme une nécessité, pour réduire les pressions environnementales, recréer un lien réel entre les humains, entre humains et non-humains, entre les humains et leur milieu. Elle concerne la vie quotidienne et l’emploi de millions de gens, et répond également de la sobriété.
Après avoir cerné une définition de la décroissance, je devais mettre en lumière ceux qui aujourd’hui l’incarnent, de près ou de loin, pour mieux comprendre les enjeux soulevés, et envisager des pistes de réflexions et de chantiers à engager. En France, les acteurs de la décroissance représentent un ensemble de minorités plus ou moins silencieuses, et plus ou moins influentes dans le débat public. Les pages qui suivent tentent d’en dresser un panorama, évidemment incomplet voire caricatural, réunissant les différents visages de la décroissance dans le paysage. Ces affirmations sont assumées et parsemées de second degré. Elles ne cherchent pas à être excaustives. Elles relèvent néanmoins d’intuitions nourries par de nombreux échanges, et ne sortent pas de nulle part. Dans une certaine mesure elles cherchent à établir des connexions entre différentes dynamiques a priori sans rapport. En voici les lignes directrices, mises en perspective dans le schéma heuristique en annexe.
Tout cela et bien plus encore est dit et redit depuis de nombreuses années; Nous avons tous les outils pour avancer dans ce sens, une volonté qui s’affirme de plus en plus dans toutes les strates de la société… Qu’est-ce qui nous empêche de s’y engager vraiment ?
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Il y a tout d’abord les Communautés ‘‘En Marge’’, qui forment la première charpente. La marginalité, c’est ce qui est mis à l’écart, ce qui ne mérite pas l’attention, ce qui n’est pas recommandable, au sens, entendons-le bien, du système de pensée dominant. Les marginaux, ce sont les SDF, les punks à chiens, les zadistes, et aussi les gens du voyage, les manouches, les migrants, et les minorités culturelles qui habitent les banlieues. Ces personnes qui vivent dans l’ombre du système, de façon subie ou volontaire, ont en commun une relation étroite à la migration, au nomadisme. Les communautés de la rue, de la route et du maquis, savent bien que la solidarité est une condition indispensable à la survie, et que l’individu, hors du groupe, est très vulnérable.
Ainsi, par contrainte, nécessité, choix ou hasard de vie, vous en venez à vivre en habitat mobile ou auto-construit, ou encore à squatter des logements vacants, à vous déplacer régulièrement, à pied, en camion ou en stop, à faire ressource des déchets du système, à vous nourrir dans les arrières débordants des magasins, etc. Les ‘‘gens bien’’ vous regardent de travers car vous leur rappellez que rien n’est jamais totalement acquis. Ils préfèrent alors se dire qu’on ne peut pas accueillir toute la misère du monde... sans un instant penser que c’est peut-être leur mode de vie qui permet à la misère d’exister.
Dans la difficulté, quelle soit liée à une forte précarité, à la pression d’autres groupes (populations hostiles, police, etc.), ou aux conditions du milieu, ces communautés élaborent des stratégies, cherchent à s’organiser, développent l’art de la débrouille et du système D. La solidarité n’est pas toujours synonyme de bienveillance, et n’exclut pas la mise en place de systèmes de dominance. Qu’il s’agisse de l’organisation interne dans les quartiers de banlieue, les camps de migrants, ou l’autogestion qui se construit sur les ZAD, des règles tacites ou explicites se mettent en place et évoluent avec le groupe. La décroissance peut s’exprimer comme la difficulté à accéder à une certaine richesse matérielle, du fait de l’appartenance sociale : elle est alors subie. Parfois en revanche, elle est revendiquée. Ainsi, dans le contexte des luttes anticapitalistes, les ZAD sont des lieux fertiles à l’expression et à l’expérimentation des formes de la décroissance. La pensée anarchiste (de ‘‘an-’’, ‘‘privé de’’, et ‘‘-archi’’, ‘‘pouvoir’’) est par ailleurs un pilier des modes de gouvernance en autogestion.
photographie Pascal Rossignol
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La route fait partie du paysage quotidien des migrants, quels qu’ils soient. (page précédente). Elle est tantôt suivie, traversée, crainte, fuite, surveillée ou habitée temporairement. La route permet de faire lien, elle ouvre l’horizon. On décide parfois de la bloquer, de l’investir, de s’y installer pour un temps. Ci-dessus, une vue de la N165 (47°20’04.0’’N 1°47’42.0’’W), en bordure de la Zad de Notre-Dame-des-Landes (En haut : Google Street View, juillet 2019 ; En bas : photographie AB, mobilisation du 27 février 2016, convivialité garantie malgré le froid). NDDL est un symbole fort de la capacité des marges à rassembler aujourd’hui.
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La seconde charpente réunit les Réseaux Paysans. Le monde paysan, s’il a progressivement décliné en Europe depuis la Révolution Verte, plus ou moins rapidement selon les régions et terroirs, continue d’exister sous différentes formes, là aussi marginales. Comment distinguer le paysan de l’agriculteur ? C’est peut-être en premier lieu un rapport différent au travail. Pour l’écologue Phillipe J. Dubois, co-auteur du livre Les derniers paysans (2015), les paysans vivent d’une agriculture vivrière. Ils élèvent et cultivent pour eux-mêmes et leur communauté proche, et vendent les surplus sur des marchés et foires. Les agriculteurs produisent pour vendre, selon des normes établies, et avec des moyens industriels. L’agriculteur est un chef d’entreprise, on parle d’ailleurs d’exploitant agricole. Il se spécialise dans une production à grande échelle et dépend du cours des marchés financiers.
Il y a la Confédération Paysanne, syndicat agricole minoritaire qui réunit quelques 10 000 membres, et 20% des voix aux élections des chambres d’agriculture (2019). Positionnée radicalement contre un modèle agricole qui conduit à la domination économique de quelques structures hyperproductives et hyperconcentrées, ce réseau souhaite valoriser le travail du paysan, dans sa dimension sociale, agronomique et environnementale, comme ‘‘une alternative réaliste au système agricole industriel qui élimine trop de paysans et de structures agricoles diversifiées. La Conf’ s’oppose également à une vision de l’agriculture paysagère ou de loisir, questionnant d’emblée une certaine définition du ‘‘paysage’’. Elle prend pleinement part aux luttes écologiques et sociales actuelles et tente de placer la question alimentaire au coeur des débâts. On notera la proximité des Faucheurs Volontaires avec ce syndicat, mouvement de désobéissance civile opposé à l’arrivée des OGM dans le paysage agricole, et l’implication de la Conf’ au sein du mouvement paysan international Via Campesina.
L’agriculture vivrière existait quand il y avait beaucoup de paysans, et fonctionnait sur les bases du terroir, au croisement du territoire, des gens qui l’habitent et des pratiques rurales. L’agriculture industrielle, pétrochimique, existe en Europe sur la base de la PAC, qui implique une spécialisation des territoires poussée à l’extrême, une mise en concurrence des marchés alimentaires, une dépendance difficilement soutenable des agriculteurs aux subventions, etc. Le sujet n’est pas de développer à quel point l’agriculture en Europe et dans le monde est en crise, mais on imagine mal que les choses puissent continuer longtemps ainsi. L’idée est plutôt de mettre en lumière ceux qui, historiquement ou plus récemment, refusent les aberrations du modèle alimentaire globalisé et financiarisé, et prônent une agriculture à taille humaine, pour nourrir des humains et non des Bourses. Partant de cette base humaine, on pourra se saisir d’outils efficaces pour envisager la décroissance.
En France, le mouvement des AMAP élargit le réseau, en rapprochant paysans et consommateurs urbains. L’association Nature et Progrès construit une alternative au label AB européen, considérant que l’agriculture biologique va au-delà du simple label, et inclut des valeurs d’équité, de proximité, d’autonomie et de partage. La multitude de projets individuels ou collectifs inspirés de la permaculture participent aussi des réseaux paysans. Ces projets portent l’agriculture dans sa dimension sociale et culturelle, cherchant une synergie entre l’humain et son milieu. Ils sont issus d’une démarche de conception spatiale, les rapprochant d’une certaine façon de la démarche paysagère. Il existe aussi des réseaux davantage techniques, qui cherchent à innover dans la sobriété. Par exemple,
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le réseau Maraîchage Sol Vivant expérimente des alternatives au travail du sol, l’Atelier Paysans développe des outils agricoles en open-source, Ver de Terre Production veut former un maximum d’agriculteurs à l’agroécologie, Terre de Lien facilite l’accès à la terre dans le cadre d’installations agricoles. On pourrait construire une cartographie complète de toutes les initiatives et tous les projets allant dans le sens d’une agriculture biologique, de proximité, à taille humaine... condition qui devient nécessaire si l’on veut permettre une vraie résilience alimentaire des territoires et des communautés. Le monde paysan commence à s’émanciper, conscient d’être du bon côté de l’Histoire. Si des projets de territoire (ou des projets de paysage) ont l’ambition de mener une véritable transition écologique et sociale, elle passera nécessairement par la création d’un nombre considérable d’emplois paysans, de natures potentiellement très différentes : production alimentaire, gestion des milieux ouverts et des milieux forestiers, maintien des ressources en eau, éco-construction et production de matériaux bio-sourcés, etc. Il faudra se pencher très sérieusement sur certains outils solides, comme le scénario Afterre 2050 développé par l’association agronome Solagro.
Cultiver sur un sol vivant, sans pétrole ni chimie, reproduire ses semences, forcer les semis sur couches chaudes, etc. Les ‘‘néo-paysans’’ ne manquent pas d’ingéniosité et de ressource, malgré les nombreux freins à l’installation : rouages administratifs, disponibilité du foncier, intégration locale, etc. (photographie AB)
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Les Réseaux Alternatifs constituent la troisième charpente. Leur ancrage est moins rural qu’urbain. Ils regroupent un grand nombre d’acteurs collectifs, mais de nombreuses initiatives individuelles y trouveront également leur place. L’émergence d’Alternatiba marque en France un moment clé dans la construction de ces réseaux. L’ambition de ce collectif, né à Bayonne en 2014, était de réunir dans toute la France les acteurs civiles de la transition, au sein de villages festifs éphémères, pour porter politiquement et publiquement la question de l’action climatique, dans le cadre de la COP21, en décembre 2015, à Paris. Avant ça, il existait sur tout le territoire un grand nombre de projets, d’initiatives de transitions, à l’état de bulles dispersées, des associations, collectifs ou groupes historiques militant dans des cadres distincts, sur des thèmes spécifiques, avec souvent peu de passerelles autres qu’individuelles. Alternatiba a permis une forme de convergence territoriale, tout du moins de rencontre en un même lieu, à la même date, de nombreuses dynamiques ancrées autour de territoires urbains. Un grand nombre de villes de métropole et d’outre-mer, ainsi que le Sénégal et la RDC, ont aujourd’hui leur collectif plus ou moins actif.
engendrer. Mais toutes ces personnes cherchent à rendre visible l’urgence climatique auprès du grand public, et à construire des alternatives crédibles, avec les moyens du bénévolat le plus souvent. La débrouille, la créativité et l’entraide sont là encore invoqués. La gouvernance collective passe par des formes de démocratie participative, de prises de décision en collégiale, de façon horizontale. L’Alter-Tour est une manifestation annuelle, à vélo, à travers la France et l’Europe, à la rencontre des alternatives concrètes sur le territoire.
Les groupes qui participent de cette dynamique abordent des sujets variés, de l’alimentation aux mobilités, de l’anti-pub aux énergies renouvelables, des luttes féministes à celles contre les grands projets inutiles et les grands accords commerciaux. Les Amis de la Terre, RAP, les Colibris, Attac, la Confédération paysanne, les Amap, etc. sont autant d’associations parmi tant d’autres, d’influence nationale ou locale, qui se retrouvent dans ce cadre. Il serait exagéré d’affirmer que la sauce prend partout, car il s’agit avant tout de personnes qui animent ces réseaux, avec les désaccords que cela peut
Et puis il y a des groupes d’action directe, comme ANVCOP21 ou plus récemment XR, qui s’expriment par la désobéissance civile non violente, et qui prennent plus d’ampleur à mesure que l’urgence est palpable. Les réseaux alternatifs ne concernent pas uniquement le climat, ou les considérations écologiques. On pourrait développer les luttes féministes et LGBTQ+, anti-racistes, plus généralement pour les droits humains, anti-spécistes et contre les violences animales, panafricanistes, anti-fascistes et anti-capitalistes. Les réseaux de solidarité, d’aide aux migrants, de maraudes, en sont aussi une constituante majeur.
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Spectacle insolite sur la Place d’Arme à Versailles, le 8 décembre 2018 (photographie Alternatiba Versailles) : une armée de carottes en pleine action délivre ses revendications. L’autodérision est bienvenue quand on n’a pas beaucoup de moyens. Tout le monde en est conscient : ‘‘c’est plus facile à dire qu’à faire.’’ Ce slogan, un peu absurde (tant l’évolution du climat ne dépend plus de notre volonté), a émergé en marge de la COP21 en France en 2015. Cet événement a (au moins) eu l’effet de rassembler plus largement les consciences écologistes et solidaires, autour d’un point d’accord : rien de bon ne sort des congrès et des sommets internationaux, l’intérêt général se défend au niveau local.
etc.
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Une dernière charpente structurante se dessine, c’est l’Alternative Ambiante. En fait, l’expression est de Gilles Clément, jardinier, paysagiste, philosophe, qui porte dans son oeuvre une écologie sociale et radicale. Il définit l’alternative ambiante en 2009, dans un court pamphlet, comme l’expression de notre conscience collective des finitudes écologiques, des injustices sociales qui explosent, et des tendances suicidaires de la marche actuelle du monde. L’alternative ambiante, c’est cette humanité incrédule, tour à tour endormie par les médias et réveillée par la crise, qui tente de nouvelles pistes de vie en terrain inconnu. [...] Là où les modèles traditionnels -tous partis confondus- continuent d’affronter leurs stratégies de spéculation, l’alternative ambiante cherche des solutions immédiates dont chacun peut constater la matérialité et, dans certains cas, la valeur. En 2009, Gilles Clément prend comme exemple l’AMAP comme l’emblème d’un système plus vaste où la grille des valeurs nouvelles (qualité des aliments, de l’air, de l’eau, des sols, des services publics, des modalités de partage des biens de production, etc.) construisent un véritable projet politique.
que l’avenir ne sera pas aussi confortable que jusqu’alors, mais s’accroche encore à ce qu’elle tient pour acquis. Elle est multiple, décousue, et se maintient grâce à ses nombreuses certitudes. Elle tâtonne dans le brouillard, dans l’espoir d’en sortir. Des certitudes elle en a beaucoup, acquises par une éducation de qualité, et par les épreuves de la vie. Attention, second degré : On y mettra les écolo-bobos, intellectuels de gauche adeptes des fruits bios mais pas trop abîmés, les lycéens et étudiants révoltés entre les périodes d’examen. On y ajoutera les Gilets Jaunes et sympathisants, qui se rendent bien compte qu’on leur raconte des histoires, mais qui ne savent pas toujours ce qu’ils veulent. Maintenant qu’on y est, sachant bien que les mots et les idées, à ce stade, sont libres d’interprétation, on proposera les communautés religieuses qui préfèrent s’abriter derrière la sagesse d’un tout-puissant (ou de plusieurs), pour diffuser des messages de solidarité, de bienveillance, que saisje encore... et les groupes culturels régionalistes, les Occitans, les Corses, les Basques, les Bretons, qui revendiquent leur appartenance à un pays et une culture, à travers l’usage d’une langue et d’un terroir. Parce qu’on est sur le cas de la France, n’oublions pas les habitants des territoires d’outre-mer, qui regardent les excentricités de la métropole d’un oeil prudent, si ce n’est méfiant. Les Anciens sont là aussi, tant qu’ils le peuvent. Ils doivent être écoutés, car ils ont vu et vécu les transformations récentes de nos modes et de nos cadres de vie. Ils sont les derniers gardiens de savoirs et de pratiques intemporels, que les jeunes générations ont perdus en masse. Ces pratiques, issues de la ruralité, il va falloir les redécouvrir, à la sauce du XXIème siècle bien sûr, si nous voulons continuer d’habiter dignement le monde.
Aujourd’hui, nous sommes en 2020, et on peut tenter une mise à jour de cette expression, car l’Alternative, en 10 ans, s’est diversifiée de façon, disons-le, fulgurante. l’Alternative, on l’aura compris, émane d’une volonté de changer de cap et de récit, elle veut construire un avenir selon des visions crédibles, abordables, désirables par le plus grand nombre. Elle se construit en réaction à une dynamique perçue comme un danger, une logique mortifère dans laquelle on ne se retrouve plus. L’alternative est ambiante, selon moi, quand elle flotte dans les esprits, sans que ceux-ci parviennent à la canaliser concrètement. L’Alternative ambiante sait que les choses ne tournent pas rond, mais ne sait pas encore comment se positionner, elle se sent démunie face à l’ampleur de la tâche. Elle commence à voir
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On l’aura compris, cette Alternative ambiante est rassembleuse voire racoleuse, elle se contredit, elle se tire dessus, elle veut et pense avoir raison. C’est sa force et aussi sa faiblesse, que voulez-vous, l’humain est imparfait. à mesure que les tensions montent, les camps se braquent, se radicalisent, et l’énergie est de plus en plus difficile à contenir. On pourra adhérer totalement aux messages insurrectionnels, ou déplorer les agissements de certains groupes, ça ne changera pas la nature humaine.
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Dans cet exercice, on pourra me reprocher de mettre tout le monde dans le même panier. évidemment, j’en ai oublié, mais ils sauront où se placer. Toutes ces ‘‘catégories’’ ne sont pas figées et entretiennent des liens forts. Il serait vain de théoriser une dynamique de réseaux aussi fluctuante et indomptable. Ce sont avant tout des personnes, qui interagissent à leur manière avec le monde. Je répondrais qu’effectivement nous sommes tous dans le même bateau et que la tempête est si proche, si palpable, que nous avons tout intérêt à nous compter, à évaluer nos forces. C’est avant tout la manière de conduire le navire qui est refusée, dénoncée ou combattue à travers une diversité d’angles de réflexions, d’actions et demain peut être, de franche résistance.
Il faudra faire avec tous les naufragés, tous les réfugiés, tous les déracinés qui ne manqueront pas de fouler les routes, démunis, en quête d’espoir et d’une existence. Les Réfugiés du chaos sont celles et ceux qui n’auront pas vu venir les catastrophes ou qui les subiront trop directement. Qu’ils soient trop isolés, trop bien lotis ou au contraire trop précaires, qu’ils aient été toute leur vie dans le déni ou qu’ils se soient préparés à toutes les éventualités, personne ne sera totalement à l’abri des ruptures à venir. Ce n’est sûrement pas une histoire de capital personnel. Les réfugiés de Syrie sont des médecins, des avocats pour certains. Il faut dès maintenant se donner les moyens collectifs d’accueillir, de soigner, de nourrir et de loger tout ceux qui en ont besoin. Une société si opulente n’a pas le droit, éthiquement, de laisser crever des humains dans la rue. Qu’en sera-t-il demain, quand tout un chacun sera susceptible de se trouver déraciné, au matin, sans préavis ?
Les conflits internes à tous les réseaux que je viens d’énoncer, sont liés aux moyens d’action (pour ou contre les dégradations ciblées en manif par exemple ?), ou à des considérations d’ordre idéologique (oui, on peut être écolo et revendiquer l’utilité de l’élevage, y compris pour faire de la viande). On peut se dire que la réussite des métamorphoses à venir dépendra de la capacité de tous ces réseaux à s’entendre, et donc de la force de tolérance de tout un chacun pour des sensibilités parfois opposées. Les difficultés, rencontrées dans tous les groupes, résident peut-être dans l’effort de remise en question individuelle, pour mener des efforts de construction commune.
Les artistes sont à protéger, car la vie doit autant que possible continuer d’être une fête, faite de rires, de chants et d’amour. Ils continuerons à remplir leur rôles de messager, de catalyseur de rêve, dérangeants parfois. Ce sera le retour des saltimbanques et des troubadours, des artistes de rue. Ce sont peut-être aujourd’hui les premières victimes collatérales de la crise sanitaire qui sévit, en tout cas en France et en Europe. D’hors et déjà on constate que les saisons culturelles de l’année à venir sont largement compromises, allant de reports en annulations. C’est tout le monde du spectacle qui se retrouve en difficulté, bien après la fin des confinements.
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Dans les rues de Chartres, un 1er juillet 2017 (photographie AB). L’Alternative n’a pas peur d’aller à la rencontre, de déranger, de s’approprier des espaces physiques ou sonores. Les communautés circaciennes pensent le spectacle à la portée de tous, qu’il soit critique, loufoque, nostalgique, acrobatique ou humouristique. Elles participent d’une culture gratuite, sobre et populaire, qui n’existe que par les passions de quelques âmes, et un fort esprit de solidarité.
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Mon enquête m’a amenée, à partir du mois de janvier, à contacter les réseaux en Narbonnais, pour prendre la température des forces de transition, et commencer à dessiner les contours d’un projet de paysage (en vue de la seconde étape du diplôme, le PFE). à ce stade, je dois préciser que même si je connais relativement bien la région, pour m’y rendre depuis toujours en famille, je ne connais que très peu de monde sur place. Bref, je n’avais pas connaissance des personnes constituant les réseaux alternatifs sur place, mais je savais comment les trouver. J’ai envoyé des messages, à Alternatiba Narbonne, à la Confédération Paysanne de l’Aude, et à BalanceTonPortlaNouvelle (BTPLN), un collectif citoyen en lutte contre un projet portuaire de la Région Occitanie. J’ai fait le choix de cibler les réseaux alternatifs, ayant conscience du peu de temps dédié à ce travail, et l’intuition qu’il y aurait bien assez d’aspects à creuser. Dans un travail futur, il faudra que je poursuive le débat avec les acteurs institutionnels, industriels, scientifiques, pour comprendre notamment comment le risque systémique est perçu et anticipé par l’ensemble des acteurs du territoire. Je ré-expose mes problématiques générales :
3. Quels chantiers pour la transition ?
Comment la démarche paysagère peut-elle répondre aux attentes croissantes de résilience territoriale et communautaire ? Comment ancrer des projets communs de transition dans nos paysages ?
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La première personne me répond sur le groupe Facebook de BTPLN, elle se fait appeler Laurel. Elle se présente comme paysanne et ancienne paysagiste, et me dit qu’elle peut m’accueillir dans sa ferme pour en discuter. Elle vit à Sigean, à 5 km à vol d’oiseau du projet portuaire. Elle me parle également d’un certain Albert, urbaniste retraité, qui saura m’en dire plus sur le fond du projet contesté. Quelques jours plus tard, je reçois un mail d’un certain Joël Aubé, membre de l’association ECOLOCAL, sur Narbonne, qui me dit avoir reçu mon dossier par Nature et Progrès, et me propose de le rencontrer. Les prochaines pages restituent les échanges menés courant février, entre Port-la-Nouvelle et Narbonne, et même jusqu’à Montpellier. L’objectif de ces rencontres n’était pas de dérouler des questionnaires, mais d’engager des discussions ciblées, autour des perspectives de transition, et de déterminer ce qui, dans le fond, engageait la pratique paysagère. J’ai suivi une méthodologie souple, préférant me laisser porter par l’intuition, les opportunités de l’échange, et les hasards du calendrier. La plupart des discussions ont été enregistrées, puis retranscrites de différentes manières. Les surprises n’ont pas manqué de venir, et m’ont amené plus loin que je ne l’aurais espéré, dans un timing serré, raccourci par le confinement.
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Sigean, vallon du Rieu, chez Laurel.
« Avec le cheval pour se déplacer, la route est longue. J’ai fait Sigean-Céret avec ma jument, on a mis 5 jours et demi. En voiture c’est 1 heure. » Elle me dit qu’aujourd’hui, les routes ne sont pas adaptées, que c’est la galère de faire des haltes, de trouver des prés... Bon, à ce stade, je me dis qu’il va falloir cadrer un peu la discussion.
Il est 15 h quand j’arrive sur le lieu de rendez-vous. J’ai dû finir la route à pied, car la petite C1 qu’on m’a prêtée pour la semaine me fait comprendre qu’elle n’ira pas plus loin sur le chemin de vigne caillouteux. La ferme est construite à l’abri d’un promontoire (le pech), et surplombe le Rieu, petite vallée dont la rivière coule en souterrain. Une éolienne d’une dizaine de mètres de hauteur marque l’entrée de la maison. Laurel m’accueille, elle a fait couler du thé à l’orange. Nous nous installons autour de la table, dans la véranda. Les présentations ne s’éternisent pas. Pas de formalités, elle me questionne directement sur ma démarche, nous sommes du même monde. Je pose le dictaphone sur la table. Elle me dit que c’est un peu le bazar, qu’elle va bientôt partir en voyage, pour longtemps, au moins un an. Elle a fermé l’exploitation en maraîchage qu’elle tenait jusque là, et compte rejoindre le Pacifique dans quelques semaines, en voilier. Quand je lui parle de ma démarche, des constats sur l’effondrement, le risque systémique, la vulnérabilité dans laquelle nous sommes baignés, je vois bien qu’elle comprend de quoi je parle. Elle me dit, un peu de but en blanc :
Avant tu étais paysagiste... Qu’est-ce qui t’a amenée à devenir paysanne ? « J’avais une activité de concepteur paysagiste en Nouvelle Calédonie, j’étais formatrice en technique du paysage et horticulture, et j’avais monté mon bureau d’étude. Je concrétisais un rêve. Mais après plusieurs années d’activité, avec d’autres paysagistes et architectes, je me suis rendu compte qu’on était le plus souvent appelés pour accompagner des projets de développement, les verdir, les rendre acceptables. En Nouvelle Calédonie, un pays en plein essort, ça y allait franco sur le terrassement, et il n’y avait à l’époque aucun problème à bétonner des mangroves, des milieux très sensibles. à nous, paysagistes, on nous demandait de travailler sur des questions de trames vertes, bleues, de couloirs écologiques. On s’est réuni en syndicat, les quatre ou cinq paysagises du pays, pour tenter de se faire entendre. On travaillait beaucoup ensemble. ça construisait énormément, des lotissements, des zones commerciales, des infrastructures routières, portuaires, de la grosse infrastructure, des gros projets... Moi, je voulais travailler pour améliorer le cadre de vie des gens, pour une approche écologique du paysage (j’étais très inspirée par Gille Clément). Et je m’apercevais que les réalités politiques ou encore techniques allaient trop souvent contre le bon sens... ou en tout cas, que les aspects économiques primaient toujours sur le bien-être.
« Un vieil ami vigneron m’a dit sans hésiter, alors que je lui demandais ce qui, selon lui, avait tout changé dans son métier, que c’était le moteur à explosion. Avant le moteur à explosion, on marchait au pas du cheval et on avait le temps de réfléchir. Avec le moteur à explosion, on n’a plus eu le temps de réfléchir. » Cette première phrase relève d’une sagesse simple, paysanne, mais tellement convainquante. Oui, plus besoin de le démontrer, le pétrole a bouleversé les façons de penser et les modes de vie, très rapidement.
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« Et puis la vie m’a amenée en Australie. J’ai redécouvert internet... et j’ai découvert l’éolien aussi, mon mari installait des fermes éoliennes sur les îles du Pacifique, en remplacement ou en réduction de l’électricité produite par des centrales thermiques. C’était une époque charnière, de 2007 à 2009, où les prix du pétrole ont augmenté, et les coûts de l’éolien ont baissé. En Australie, on commençait à parler de pic pétrolier... ça fait bien 25 ans que l’éolien se développe là-bas. J’étais consciente qu’on commençait à atteindre le maximum. L’ASPO (Association for the Study of Peak Oil and Gas) faisait pourtant reculer le pic à 2020, puis 2025... ce qui fera toujours plus de carbone brûlé, avec toutes les conséquences que ça engendre.
« Tout ça a participé à une grosse prise de conscience, et quand je suis rentrée en France, j’ai laissé de côté le paysage, pour m’intéresser à la paysannerie. J’ai exploré la permaculture dès le début, je voulais essayer des agricultures sans pétrole. Et puis le destin a voulu que j’arrive sur ce terrain isolé, sans électricité, ça coûtait trop cher de se raccorder au réseau, donc j’ai cherché d’autres moyens. Mon mix énergétique, c’est surtout de l’éolien, un peu de photovoltaïque quand il n’y a pas de vent (c’est rare), et au cas où, si on prévoit une fête ou un chantier par exemple, on a le groupe électrogène. Mais je préfère encore manquer d’électricité. Le seul problème, c’est les batteries qui vieillissent. » Comment as-tu intégré le réseau alternatif local ?
« Une autre prise de conscience : la dépendance alimentaire que j’ai observée dans les îles du Pacifique. Presque rien de ce qu’on mangeait n’était produit sur place. Et puis en Australie, la plupart des exploitations agricoles sont hyper sophistiquées. Les sols sont tellement pauvres, historiquement, que les rendements en culture extensive sont nuls, si on ne bombarde pas en intrants et en flotte. Les surfaces de culture sont immenses, les engins agricoles sont énormes, les pertes de sol sont considérables, et les sols subissent la sécheresse, la salinisation... mais comme il y a beaucoup d’espace, on se déplace. Bref, une agriculture catastrophique, sur le plan humain aussi. J’ai vu des machines immenses, conçues pour planter des salades sur des dizaines d’hectares irrigués, où des jeunes femmes asiatiques étaient alignées à plat ventre sur des nacelles, en train de planter chaque salade, pendant que la machine avançait... hallucinant ! Et d’un autre côté, j’ai aussi rencontré l’inverse en Australie : la permaculture est née là-bas, sans doute en réaction à ce modèle agricole morbide.
« Au début, quand je suis arrivé il y a 10 ans, j’ai d’abord rejoint Nature et Progrès dans le cadre agricole. Ici, c’est l’asso historique, très active sur les questions d’agroécologie, d’alternatives en générale, qu’elles soient agricoles, écologiques ou sociétales. à l’époque, Alternatiba n’existait pas. J’ai aussi rejoint l’AMAP de Narbonne, au début en tant que consommatrice. Et puis rapidement, la maraîchère qui produisait pour nous a décidé de se recentrer autour de son lieu de production, vers Carcassonne. Elle m’a demandé de reprendre ses amapiens sur Narbonne. Pour moi c’était un peu tôt, mais j’ai relevé le gant. Je peux te dire que ce n’est pas facile de faire sa première année d’installation en AMAP, ce n’est pas conseillé ! J’y suis resté pendant 6 ans. Historiquement, les ‘‘alternatifs’’ d’une ville, on les retrouve dans l’AMAP, en tout cas c’est comme ça ici. On a été jusqu’à 3 maraîchers dans celle-ci, et puis d’autres producteurs ont rejoint le mouvement.
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« Suite à ça, j’ai aussi participé à la création d’une monnaie locale, le Cers. Le nom est emprunté au vent d’ici, qui souffle 200 jours par an. Un vent de terre, puissant, qui assainit l’air. On a trouvé ce nom idéal pour incarner une nouvelle économie dans l’Aude, tournée sur le territoire. On a aussi lancé un mouvement de transition sur l’Aude, qui n’a pas vraiment fonctionné à l’époque. Nous étions trop dispersés. Et puis il y a eu la création d’Arbre et Paysage sur l’Aude, j’ai initié la Fête de l’Arbre à Lagrasse les années précédentes, à Carcassonne cette année...
Aujourd’hui, penses-tu que les efforts de transition soient efficaces ? (un temps d’hésitation) « Quand je suis rentrée d’Australie, il y a 10 ans, j’étais à fond dans la transition, j’y croyais et je me suis lancée dans plein d’initiatives. C’était clairement dans l’optique de mener la transition... Aujourd’hui, j’ai un peu arrêté de croire à tout ça, notamment par rapport aux changements climatiques. J’ai pris conscience avec frayeur de l’évolution des prospectives climatiques, et des signes que l’on perçoit ici, en tant que paysan. à une époque, c’était le pic pétrolier qui m’inquiétait... aujourd’hui, c’est beaucoup plus de choses. La transition, j’ai beaucoup plus de mal à y croire.
« Ici à la ferme, on a expérimenté le travail collectif. On a été deux maraîchers pendant un temps, plus une boulangère, et on a créé ‘‘Le champ des possibles”, un café associatif, en restauration bio et locale, circuit court et fermé, fruits et légumes, oeufs, pain. Le projet a avorté malheureusement, on a eu des problèmes de locaux et de salariat. On y organisait aussi des projections, des conférences, des sorties et ateliers, c’était un projet citoyen. ça a tout de même permis de créer du lien entre ‘‘alternatifs’’, d’avoir un lieu où se retrouver, mieux se connaitre. Créer du lien a été essentiel.
« Tout dépend de quoi on parle. Est-ce qu’on parle des efforts de transition en terme politique ? ou en terme citoyen ? Pour moi, la transition doit être avant tout citoyenne. C’est surtout une question de lien social. Ce qui se passe sur les rond-points avec les Gilets Jaunes, ça peut en être une forme, il y en a plein d’autres. C’est pour ça que les initiatives de transition peuvent paraître comme des ‘‘petits pas’’... mais si elles créent du lien social, c’est le bon chemin. Et même s’il n’y a que ça. Des ateliers de tricot, de réparation, ou encore de cuisine, peu importe... tant que le lien social est mis en avant. Parce qu’on part de très loin, et on s’en éloigne même.
« Sur Narbonne, le collectif Alternatiba est arrivé par l’AMAP, la monnaie locale, et un autre café associatif, l’Assoc’épicée. Ce lieu a vraiment permis qu’il y ait une synergie locale. « Les réseaux se croisent et se recroisent. Historiquement, ici, il y a aussi les Faucheurs Volontaires, la Confédération Paysanne, les Amis de la Terre, etc. il y a beaucoup de connexions, et certaines personnes sont aux intersections, elles font des ponts entre plusieurs réseaux. Et puis bien sûr il y a une lutte commune qui commence à s’affirmer, contre l’extension du port à PLN...»
« Par contre, au niveau politique, on est plus sur de la croissance verte que sur de la transition, et ça c’est un problème. Les trois piliers de la transition, c’est la sobriété, l’efficacité, et le développement des énergies renouvelables. Par exemple, sur le sujet du port, qui est présenté comme un projet de ‘‘transition écologique’’, la sobriété on oublie, l’efficacité on oublie, les renouvelables,
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on ne met pas trop de sous quand même, on en met surtout pour le pétrole. Je caricature, mais grosso modo c’est ça : 200 000 euros investis sur des digues, qui servent à protéger le grand bassin, fait pour accueillir les pétroliers et les trafics d’exportation... et 60 000 euros pour le quai lourd pour un projet expérimental d’éoliennes flottantes, avec un pari sur un futur développement commercial. On est sur un projet de croissance verte, pas de transition. La transition voudrait qu’on remplace le non renouvelable par le renouvelable. Au lieu de ça, on cumule, et on perturbe un peu (beaucoup) plus les équilibres déjà fragiles. »
voisins, de cette solidarité. « Mais quand on habite dans le village, qu’on a sa voiture, un supermarché pas loin, de l’argent qui tombe tous les mois, une pension, un salaire, un revenu quelconque, le premier soucis c’est d’avoir ce revenu, c’est pas d’avoir des voisins sympas qui te filent un coup de main. Le problème c’est le pouvoir d’achat. Moi c’est pas mon problème : si je suis en galère, j’ai plein de copains et copines autour de moi qui sont prêt à m’aider. Quand c’est vraiment la merde, le soutien c’est les autres, pas le fric. Aucun doute là-dessus. »
Selon toi, quels sont les freins à la transition ?
Selon toi, quels chantiers seraient prioritaires, pour accélérer la transition ?
« Ce qui tue le lien social, c’est qu’on ne compte plus les uns sur les autres. On a chacun une quantité d’esclaves énergétiques, ce qui fait qu’on n’a plus besoin des autres au quotidien. A une époque, quand il fallait se déplacer et qu’on n’avait pas les moyens, on voiturait collectivement, et à certains moments dans l’année. On se déplaçait beaucoup moins, on allait dans des foires. On y allait collectivement, on y emmenait les productions, et on y consommait aussi. C’était des lieux de lien social, de fête, la communauté des villages s’y retrouvait. D’où la fête de l’Arbre, et les foires saisonnières qui entretiennent ces liens particuliers.
« Des efforts sur la sobriété. En terme territorial, c’est sur les mobilités qu’il faut travailler, en lien avec l’urbanisme et l’aménagement du territoire. On a développé un urbanisme de zonage, en fonction des usages : des zones d’habitation, des zones commerciales, des zones de loisir, d’industrie, des groupes scolaires, etc. ce qui fait que les gens vont d’une zone à l’autre, pour amener les enfants à l’école, pour faire les courses, pour aller au yoga, à la piscine… c’est la course permanente. Toutes les mamans te le diront, on court tout le temps d’un coin à l’autre de la ville, le cul dans la bagnole, c’est épuisant. Si tu as de la chance tu habites à Narbonne, et à peu près tout se trouve autour de chez toi. Mais dans les villages, des fois, tu n’as rien, pas de commerces, pas d’activités, pas de boulot, pas d’administration. Suivant où tu habites, tu dois te déplacer pour tout et rien. Des gros villages comme Sigean ont encore des services, mais c’est loin d’être le cas partout.
« On comptait sur le voisin pour produire ce qu’on ne pouvait pas produire. Je fais des légumes et du pain, mon voisin il a du fumier, de la viande… mais c’est aussi des services : quand il perd sa brebis, que ma chienne se barre, je l’appelle et on s’entraide, quand il faut bricoler une remorque ou déplacer des matériaux c’est pareil. Aujourd’hui, lui il habite en autonomie énergétique, il a des animaux. Moi j’habite en autonomie énergétique et j’ai du végétal. Quand on produit comme ça, on a besoin de cette relation d’entraide entre
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« Et puis il y a la connexion entre les villages et la ville.
Et là c’est la cata ! En terme de transport collectif, c’est pauvre. Sigean-Narbonne, l’offre manque, les bus se comptent sur les doigts d’une main, le train s’arrête à 20h, la voiture individuelle est indispensable à l’heure actuelle. Du coup tu paies pour faire rouler la voiture, tu paies pour garer la voiture, tu participes à engorger le trafic alors que tu es seule dans ta voiture… alors qu’un bus à 1€, tu vas en ville, tu arrives au centre, c’est facile… mais il faut une fréquence suffisante : 2 le matin pour 3 le soir, c’est pas possible. Bon, par rapport au cheval, c’est mieux ! Le vélo est intéressant, il faudrait développer des voies adaptées pour relier les lieux, des boucles praticables pour le vélo, en continu. Pas des tracés tarabiscotés qui s’arrêtent sur une piste de caillasse. Des fois, mettre des panneaux signalétiques suffirait. Ça pourrait faire l’objet d’une action citoyenne, tient ! Ici après, faut faire avec le vent, pour le vélo… Et la navigation pourquoi pas ? la voile, les canaux… tout est à penser.
« Pour commencer il faut associer la vigne et d’autres cultures, certains commencent à le faire. Sur les côteaux, intégrer des fruitiers, plus d’oliviers pour faire de l’huile, c’est la base de toutes les cuisines ici. Partout où l’on fait des céréales, ou des légumes, ou même de l’élevage, il faut des arbres. Parce qu’ici, les fortes chaleurs, l’insolation directe, on doit s’en protéger. Les légumes, en été, en plein soleil, on a beau irriguer, ils cuisent sur place. Et le vent ajoute un gros facteur de sécheresse. Les tomates crament, les courges aussi, il faut des moments d’ombre, que l’ombre tourne, que l’eau reste près du sol, et ça, c’est l’arbre qui le permet. Plantons des fruitiers : ici c’est la pêche et l’abricot dans les secteurs irrigables. Dans les secteurs plus difficiles, ce sera l’amande, la grenade, la figue, l’olivier évidemment. Aujourd’hui il n’y a plus rien de tout ça, ou de façon très marginale. Le vin, c’est bien, mais ça ne nourrit pas. « Il faudra penser des nouvelles façons de travailler. L’arboriculture est difficile, surtout en bio. Personne ne veut en faire. Elle demande beaucoup d’investissements pour des rendements faibles au démarrage. C’est peut-être là que le commun prend tout son sens. Les cultures doivent être intégrées, à l’échelle du territoire, dans un écosystème, et en cohérence avec les foyers urbains.
« Et l’alimentation. Ici, dans l’Aude, l’autonomie alimentaire, on est loin. Il y a des endroits qui ont plus de potentiels que d’autres, mais en Narbonnaise, avec l’emprise de la vigne, et des friches, on n’y est pas du tout. La friche, c’est une opportunité pour autre chose, mais là, tout est à faire. Tout dépend de la valeur agronomique des terres, et de l’engagement des élus et des citoyens.
« La vigne, c’est simple à cultiver, mais en terme d’autonomie ça n’offre pas grand chose. Ici, on distingue les vignerons des viticulteurs. La différence, c’est que le vigneron produit du vin avec ses vignes, et le met en cave, chez lui. Le viticulteur, lui, produit du raisin, en conventionnel pour la plupart, et vend la matière première aux caves coopératives. Les caves coopératives ne sont pas trop portées sur le bio. Le vin bio, c’est surtout les vignerons qui s’y intéressent. Et le vin naturel commence à se faire connaitre aussi, mais il ne met pas tout le monde d’accord, il y a des puristes. »
« Dans la plaine, on peut imaginer des rotations céréales/légumineuses. Il y a des secteurs inondables et c’est une chance, plus qu’une contrainte. Vers Sigean par exemple, la plaine du Hameau du Lac, souvent inondée, permet de faire du fourrage. L’hydrographie a été beaucoup remaniée depuis longtemps pour l’irrigation, il y a des canaux partout pour dériver, stocker, submerger les parcelles… en ce moment les vignes ont les pieds dans l’eau, tu le vois bien sur la route de Narbonne.
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Mettre en commun, organiser les solidarités... Si on pensait des espaces pour ça ?
« Pour développer une résilience alimentaire sur le territoire, il faut des céréaliculteurs, des éleveurs, des maraîchers, des arboriculteurs. Combien, sur quelle surface ? ça, c’est un travail de sup-agro, il commence à y avoir des études sérieuses qui vont dans ce sens, comme Afterre2050. En Narbonnaise, les maraîchers vont se concentrer dans les plaines irrigables, abritées du vent. Au nord de Narbonne, vers Cuxac ou Coursan, et puis à Sigean on est pas mal, avec la plaine de la Berre. Il y a les maraîchers, et il ne faut pas négliger les particuliers qui sont nombreux ici à produire en amateur, et s’échanger leurs productions. On irrigue par pompage. Malgré les apparences, il y a ce qu’il faut comme eau, en souterrain.
« On a pensé à plusieurs choses, plusieurs structures... des ressourceries par exemple, avec des ateliers de savoir-faire. On avait réfléchi au début à monter une coopérative de services agricoles. L’idée, c’était de faire de l’agriculture régénérative, et de mettre à disposition de la technicité et de l’outillage pour faire du design en key-line, une technique australienne, basée sur la topographie, une forme de lecture du paysage (tu iras voir ça). La technique permet de mieux répartir l’eau sur les terrains vallonés, et de limiter l’érosion. C’est adapté pour les prairies, les grandes cultures, la vigne, les fruitiers, et ça nécessite des outils adaptés. Dans l’idée, la coopérative permettait de mutualiser les outils, de faire de la formation, pourquoi pas de développer de la traction animale en prestation de service.
‘ « Cette année dans la région, ce n’est pas tant à cause du manque d’eau que la vigne a souffert, ce sont les coup de soleil qui ont cramé les feuilles. Souvent, c’était après le passage d’un traitement au soufre, qui rend sensible les cellules aux rayons UV. Une alternative au soufre, développé en particulier en bio-dynamie mais pas seulement, c’est le petit lait. Ça marche très bien, et aussi en arboriculture. Encore faut-il trouver du petit lait. et pour ça, il faut de l’élevage, et il faut faire du fromage. C’est toute une boucle économique qu’il faut repenser sur le territoire. Et ça implique nécessairement des aménagements, à l’échelle des lieux, des fermes, des villes, des villages, et de les intégrer à l’échelle du territoire. On parle en quelque sorte d’une permaculture du territoire.
« Ensuite, on avait l’idée de la légumerie : en tant que producteur, on a des appels d’offre des collectivités publiques, pour la restauration collective par exemple, ce qui est super. Le problème, c’est de pouvoir répondre à la commande. Il faut pouvoir s’adapter à la demande en volumes, sur des produits spécifiques. Souvent, les administrations ne veulent qu’un intermédiaire pour passer commande, et aucun producteur ne fait à la fois des pommes, de la courgette et de la patate. Il faut une structure qui rassemble les producteurs, qui sont plus ou moins dispersés. La légumerie permettrait de rassembler les produits, et permettrait le lavage, l’épluchage, la semi-transformation, le stockage, etc. c’est vraiment le chaînon manquant entre les producteurs et la restauration collective, si elle ambitionne de développer le bio et local.
« Pour revenir à des lieux, quand on parle d’élevage, il faut des abattoirs. Ceux de Narbonne ont fermé très récemment, ce qui fait que les éleveurs doivent aller beaucoup plus loin, c’est du transport pour les animaux, qui stressent davantage. Une idée à développer, ce sont les abattoirs mobiles. Ils vont directement chez les producteurs, les animaux n’ont pas besoin d’être déplacés sur des kilomètres ni d’attendre leur heure dans des conditions déplorables.
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Les abattoirs mobiles sont des structures transparentes, dans lesquelles les conditions d’abattage sont plus respectueuses, et l’éleveur est présent pour le constater. Concrètement, c’est un semi-remorque qui va de ferme en ferme selon la demande, et c’est un principe qui pourrait se développer sur d’autres pratiques : les scieries mobiles, les pressoirs mobiles, etc. Tout ça, ce sont des structures qui n’existent plus assez, voir plus du tout car on a tout fermé, et c’est pour ça que l’agriculture se casse la gueule, tout simplement. S’il n’y avait pas de coopératives viticoles ici, il n’y aurait pas de vigne. S’il n’y a pas d’abattoirs, pas d’élevage. Idem pour la légumerie, ça donnerait un gros coup de pouce à la filière, si on veut développer le bio et le local.
Las de se projeter dans un avenir rêvé et désiré, on se recentre un moment sur le présent, et la lutte qui couve autour du port de PLN. Port-la-Nouvelle : le chantier a commencé il y a quelques semaines. Déjà les énormes dragueuses sont à pied d’oeuvre pour aspirer des tonnes de sédiments. Les équipes viennent des Pays-Bas, car là-bas, ils sont doués pour polderiser. Pour l’emploi local par contre, on repassera. Laurel me parle d’une prochaine réunion avec le collectif, la semaine suivante. Je tâcherai d’y être, des actions sont à prévoir. Mais pour l’instant, elle ne peut rien me dire... Elle me suggère aussi de prendre contact avec Albert, la mémoire de la lutte. Urbaniste retraité, c’est le seul à avoir épluché les milliers de pages du dossier, et il saura m’en dire toutes les subtilités. Quelques jours plus tard, je le rencontre. Nous passons l’après-midi autour de la table, il me transmet les éléments du dossier.
« Et puis ici, il y a toute l’économie de la mer qu’il faut revaloriser. Il y a le sel... les salines sont presque toutes abandonnées mais elles ont peut être un avenir, si on sait travailler avec la montée des eaux. On peut envisager de la pisciculture aussi, adapter les anciens ouvrages pour des nurseries à poisson, des structures d’élevage. Par exemple, on valoriserait les étangs pour élever les juvéniles, pour ensuite renforcer les stocks en mer. Bon, je m’avance peut-être un peu trop, car il n’y aurait pas de retour économique direct. Il faudrait passer par des subventions, des dons, etc. ou il faudrait construire un autre modèle économique pour permettre ça. Le poisson aussi, c’est une histoire de commun... » On a parlé 2 bonnes heures ainsi, le jour a commencé à décliner. Laurel a un parcours de vie qui l’a confrontée tôt aux questions de transition, et son recul, s’il est empreint de pessimisme, pousse à la recherche de solutions réalistes. Paysage nourricier, frugal, commun... tout simplement. La transition prend bien d’autres formes que la seule intégration d’infrastructures énergétiques dans le paysage.
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Tandis que les barques attendent de sombrer en silence dans les eaux calmes de l’étang de Sigean, la drague à trémis IDUN-R siphone les sédiments du port de Port-la-Nouvelle, sous le pavillon Néerlandais. On parle d’un gros chantier, du terrassement lourd, de surcroît en mer.
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Port-la-Nouvelle, l’histoire d’un port.
la mer, et ceux qui venaient par le canal. Du sable en pagaille, qu’on draguait à la main pour curer le canal, afin de maintenir ce passage stratégique.
C’est à 20 km au sud de Narbonne que se dessine un exemple de projet symptomatique d’une croissance verte. Entre deux étendues d’eau salée, se tient une petite ville au nom évocateur : Port-la-Nouvelle, alias PLN.
« Vous savez, depuis très longtemps, des bateaux de partout viennent ici. à l’époque, ils étaient à voile et souvent, quand ils venaient à vide, ils devaient se lester avec des sacs de terre qu’ils avaient emportés de chez eux. Aussi quand ils arrivaient à La Nouvelle, ils jetaient le lest dans le canal, ils pliaient tous leurs sacs et ils prenaient leur fret. De ce fait, chaque fois qu’on draguait le canal, on récupérait toute cette terre et on la mettait sur le côté... c’est comme ça que chez nous [...] en bordure du canal, il y a de la terre de tout le bassin méditerranéen mélangé au sable d’ici. » (Vous connaissez La Nouvelle ? JP Moulères, PNRNM, 2018, p15-16)
PLN a une histoire particulière, qu’il faut présenter pour bien comprendre où l’on en est aujourd’hui. C’est une ville de pionniers et de voyageurs. Avant 1800, il n’y avait qu’une poignée de cabanes, un petit port de pêche qui marquait la rencontre entre le Canal de la Robine, l’étang de Sigean, et la Mer Méditerranée. Au XIXème siècle, des familles venant de la terre se sont établies, émigrées des Corbières, de la Montagne Noire et d’ailleurs, où la vie était devenu miséreuse. à l’époque on ne parlait pas de changement climatique. Le climat, dans sa force de caractère, était autant adoré que redouté. On ne vivait pas des mêmes passions ni des mêmes occupations, on s’adaptait comme on pouvait, loin de la sécurité sociale et des congés payés. à l’époque, lorsque plus rien ne nous retenait dans un lieu, sinon la faim et les souffrances de la servitude, on partait pour le bout du monde, la mer. La Nouvelle sonnait sans doute, pour les gens du pays, comme une bonne nouvelle, une ouverture vers d’autres possibles, un nouveau départ. (EMBRY, 2003)
Le vieux village s’est construit avec l’arrivée de ces pionniers, qui n’étaient pas marins et se sont arrêtés devant la mer. Ils ont occupé le terrain, l’ont assaini comme ils pouvaient, gorgé d’eau qu’il était, et ont bâti leurs maisons. Un urbanisme quadrillé, plus proche de la trame américaine, façon Far West, que des circulades qu’on voit dans les Corbières. Les remblais issus de la construction du port, et du dragage permanent des vases du canal, sont à l’origine de la ville, qui n’aurait jamais existé autrement. L’étang (l’Estagnol) fut aussi comblé par les wagons de la SNCF, de gravas et de déchets miniers en tout genre. Une lutte permanente pour maintenir un sol praticable, que la mer venait battre et reprenait régulièrement à elle. Bref, un établissement difficile, voire contre-intuitif, à fleur d’eau. La ville s’est pourtant affirmée avec le développement du port industriel. Au XIXème siècle, c’est d’abord la construction
Pourtant ce n’était qu’une terre de moustiques, abandonnée à l’eau salée, sous un soleil de plomb les trois-quart de l’année. Il n’y avait guère que le poisson qui apportait une ressource dans ces contrées, loin des grandes routes. Il y avait tout de même les bateaux, qui, depuis la mer, empreintaient le grau artificiel pour rejoindre le port de Narbonne. Pas de véritables docks, mais une étape pour les navigateurs qui arrivaient de
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Extrait de la Carte de l’état major (1820-1866). Source Géoportail
Extrait de la Carte IGN 1950. Source Géoportail
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navale qui anime le port, et l’essor des Salins du Midi sur tout le pourtour des étangs. Vers 1850, avec la crise de l’oïdium qui touche les vignobles du Narbonnais, une industrie de traitement et de raffinage du soufre s’installe. S’ajoutent à ça la métallurgie (hauts-fourneaux et forges), une petite industrie du poisson, des scieries, et d’autres activités de moindre ampleur. Le port n’est encore qu’un chenal, d’environ 2500 m de long sur 80 m de large. Il est surtout exportateur des produits de l’Aude, des Pyrénées-Orientales et de la Haute-Garonne. Les routes maritimes s’établissent avec Marseille, Sète, Port-Vendres, Toulon et l’Algérie. Plusieurs projets d’extension du port voient le jour, en 1845, 1857, 1873. En 1881, la jetée principale ne dépasse pas 270m, et s’orne d’un premier phare. Fin XIXème, la commune se découvre une vocation balnéaire, avec l’établissement d’un hôtel, d’un café-restaurant, puis d’un casino. La plage commence à profiter aux estivants venant de Narbonne, vers 1900. Le XXème siècle est là, siècle d’expansion et de modernisation.
Dans les années 60, la pêche prend un tournant industriel, avec l’arrivée d’une vingtaine de chalutiers ‘‘lamparo’’ des pieds noirs qui viennent concurrencer la traditionnelle barque catalane. Cette évolution entraîne l’établissement d’un véritable port de pêche, là où l’activité était restée artisanale et familiale. Le projet comprend le creusement d’une darse de moins de 1ha, et la construction d’une criée, simple hangar de 650 m². A cette même époque, l’extension du port de commerce est lancée, avec le projet du quai Est 2 et le creusement de la darse pétrolière. Le paysage portuaire actuel voit le jour, avec la construction des silos à grain et l’installation des grues, pour les éléments les plus remarquables. La darse pétrolière ouvre la partie Est du port, adaptée aux dimensions et capacités des tankers de l’époque (140 m de long). Un sea-line de 2400 m permet le déchargement au large des tankers de 200 m de long. Le parc de stockage pétrolier se développe, avec l’agrandissement des dépôts existants et de nouvelles installations.
Les premiers dépôts de pétrole sont installés en 1930, pour faire tourner l’économie locale. La capacité s’élève au début à 8000 m3. Immédiatement, le trafic du port est profondément modifié. Les tonnages importés explosent, mais la plus grande part concerne les hydrocarbures, au détriment des autres marchandises solides. Le pétrole gonfle les chiffres, mais semble épuiser les autres sources d’économie, comme le soufre.
Le développement du port dans les années 60 s’accompagne de celui du tissu urbain, et des zones industrielles de la commune. Ainsi, en relation directe avec la ligne ferroviaire Narbonne-Perpignan, de nombreuses entreprises artisanales et industrielles s’installent. Conserveries de poisson, chantier naval, scierie, etc. la plupart des activités ne tiennent pas dix ans. La cimenterie Lafarge, emblématique, est la seule industrie à s’être maintenue. Le tissu urbain, lui, s’est développé en partie Sud de la commune. Avec l’arrivée des Pieds Noirs, la population augmente de 80% en 10 ans. Les lotissements, HLM et équipements sortent rapidement de terre, selon des plans successifs. La ville prend une dimension balnéaire et continue ses programmes de construction dans ce sens jusqu’à nos jours.
Dans les années 50, le pétrole occupe la plus grande place dans le port, mais rapidement, le trafic céréalier se développe. Le port industriel se spécialise dans ces deux ressources : l’importation et le stockage d’hydrocarbures, et l’import-export de céréales, avec l’Afrique du Nord.
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Extrait de la Carte IGN actuelle, localisée sur l’emprise urbaine de la commune de Port-la-Nouvelle. Source Géoportail.
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Photographie AB. Vue du Canal de Port-la-Nouvelle, depuis l’Avenue de la Mer, au niveau de la darse pétrolière.
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Ainsi, PLN montre aujourd’hui deux visages (en réalité bien plus). D’abord un visage industriel. Il y a son côté portuaire au Nord, définitivement fermé au public, qu’on ne voit que de l’extérieur. Propriété de la région Occitanie, il se place comme le troisième port français de Méditerranée, avec 2 200 000 tonnes de marchandises qui y transitent par an. Langage industriel : cargots, cuves, silos et grues. Il y a son côté ferroviaire à l’Ouest, vers le Canalet, dont une bonne part des terre-pleins sont en déshérence depuis des années, en témoigne l’ancienne usine de soufre Melpomen, fermée en 2008. Des terrains vagues et pollués, des plateformes de BTP, et les dépôts pétroliers en ligne d’horizon, accentuent l’ambiance Texas de la petite commune. La cimenterie, qui s’élance vers le ciel jusqu’à 160 m, marque l’entrée principale de la ville, et se voit de très loin dans le paysage horizontal des étangs.
touristique s’élève à plus de 22 000 places (logements, campings, etc.), sans compter les propriétés secondaires. Industrie, import-export, tourisme... on a misé beaucoup sur cette petite ville méconnue, et on y a cru. Au fil du temps, selon les besoins et les aspirations des époques successives, on a développé, sans grande cohérence d’ensemble, tantôt des plateformes, tantôt des immeubles, selon qu’il fallait accueillir du volume liquide, solide, ou du touriste... une poésie puissante s’exprime malgré tout dans cette ville de contraste, là où se confrontent le vernaculaire et le moderne, la maladresse urbaine et l’infini de l’horizon. « La Nouvelle, c’est comme un voyage, mais sur place. Immobile. Tu vas au phare et c’est l’observatoire idéal. Le Canigou qui fait penser au Mont Fuji, les étangs à la Camargue, le port de pêche à Sète. Les premières maisons de la plage on dirait Biarritz, Eschasseriaux, c’est comme les pays de l’Est, les cuves, on se croirait au Texas, ou peut-être au Koweït. [...] La Nouvelle, tu fais deux pas et tu voyages, tu tournes la tête et tu voyages ! » (Vous connaissez La Nouvelle ? JP Moulères, PNRNM, 2018, p27)
Et puis il y a le tissu urbain qui s’étale au Sud, sous des formes aussi variées qu’il y a eu de projets immobiliers. Le centre ancien fait face au port ; la station balnéaire (années 60) s’est développée depuis le canal, parallèlement à la plage ; les grands ensembles (années 70) ont été construits plutôt vers la gare et les zones d’activités ; enfin les extension pavillonaires récentes s’étalent, déroulant des rues minérales, en lacet, chaque jardin jalousement caché derrière de hauts murs de béton blanc. La promenade longe la plage surveillée, depuis le canal... jusqu’au paysage infini du litorral, dont la plage ‘‘sauvage’’ s’étend sur 9 km, face au Canigou. La commune vit économiquement au rythme des saisons touristiques, c’est à dire deux à trois mois dans l’année. Le reste du temps, une grande majorité des logements locatifs ou secondaires est vide, ambiance de quartiers fantômes. Pour une population de 5600 habitants, qui compte plus de 25% de chômeurs, la capacité d’accueil
Si j’ai pris le temps d’en dire autant sur ce bout de terre, ce ‘‘paysage en chantier’’, c’est pour recontextualiser la dynamique actuelle que poursuit ce territoire, qui s’apprête à profondément changer de forme, une nouvelle fois. à Port-la-Nouvelle, de nouveau nous parlons d’extension, de nouveau nous parlons de croissance, revêtue de vert, et de nouveau on nous parle de ‘‘transition’’, là où dans le fond, il n’y a aucune volonté de faire les choses autrement. Sauf qu’à cet instant, on me fait savoir que ça ne passe pas pour tout le monde...
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Extrait IGN modifié (AB), avec l’emprise du futur projet portuaire : digues en mer (trait plein marron) , plateformes phase 1 industrielles (zone marron), et phase 2 logistiques (zone rouge). Notons l’impact direct sur le litoral dunaire. Notons également les dimensions du port projeté par rapport au tissu urbain existant de Port-la-Nouvelle. Une ZAE de plus, car on ne sait plus faire que ça.
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Le projet actuel d’extension portuaire, élaboré par la Région Occitanie, a fait l’objet d’une enquête publique en 2013. Il est radicalement différent des projets d’extension antérieurs, qui avaient toujours concerné l’aménagement du canal à proprement parler. Là, on projette de s’étendre en mer : 3 km de digues sont envisagés, permettant d’ouvrir un bassin de 70 ha. La future entrée du port doit accueillir des navires de plus grande dimension que ceux actuels, soit 225 m de long et 14,5 m de tirant d’eau. Le projet comprend un volet terrestre qui prévoit d’aménager 25 ha de terre-plein, profitant en majeur partie des quelques 10 millions de m3 de sédiments dragués pour le creusement du bassin. Les objectifs du projet sont affichés très clairement : une augmentation des capacités en général, et en particulier d’importations d’hydrocarbures (essence et diesel), d’import-export de céréales et vracs. La construction d’un quai lourd doit permettre le développement d’un projet expérimental d’éoliennes flottantes, en premier plan de la façade urbaine, ce qui en fait, selon la Région Occitanie, le Port de la Transition écologique.
Le projet est de dimension très ambitieuse. Aux yeux de nombreuses personnes, il peut difficilement s’octroyer la qualité de projet de transition. Ce dernier argument est perçu comme une blague, voire comme une insulte, pour ceux qui se démènent, loin des congrès, des sièges et des plénières, pour envisager un avenir vivable. L’investissement financier est lourd et s’alourdit, pour répondre aux caprices des marchés mondiaux, qui veulent que l’on continue d’importer plus de pétrole, et qu’on globalise encore plus l’économie alimentaire. Le dossier, 7 volumes et plus de 3000 pages, n’est pas accessible par tout le monde. Les pages 78-79 mettent en perspective l’emprise actuelle du port, et une vue projetée du futur. C’est le seul visuel affiché partout, dessiné à vol d’oiseau, depuis la mer. En somme, rien qui permette de se représenter les transformations à venir, à hauteur d’humain. Rien qui permette de constater le gâchis irréversible que représente les digues pour nos perceptions sensibles. Mais qui invoquerait le sensible, lorsqu’on vous parle de développement économique ? J’ai fouillé le dossier d’étude d’impact, non pas pour vérifier les impacts écologiques ou sociaux, mais en quête du volet ‘‘paysage’’. Je cherchais d’autres visuels, d’autres moyens de me projeter dans un espace que je connais bien, très bien même. Je voulais en particulier gratter un point noir, celui du phare rouge, emblème intemporel de Port-La-Nouvelle. Qu’allait-il devenir, mais surtout qu’y verrions-nous, une fois les digues construites ? Là où la mer s’étend au regard sur 200 degrés à la ronde, et où tout le littoral se déploie à l’infini, je ne me fais pas trop d’illusions. Nous serons nombreux à être affectés, avant même de constater l’échec humain de cette entreprise.
Le projet s’appuie sur une prospective économique favorable, envisageant une augmentation globale des trafics d’ici à 2050. Sur place, on promet beaucoup d’emploi et l’argument est imbattable. Les études d’impact sont faites, tout n’est pas favorable sur le plan environnemental, mais qu’importe, on ne fera pas marche arrière car il faut le faire, ce port. Les incertitudes sont nombreuses : transits des sédiments mer-étang, évolution du trait de côte, impacts sur la biodiversité... mais c’est aussi un pari économique, sur un futur parc logistique qui, on l’espère, attirera des investisseurs, et sur un projet éolien expérimental qui semble être le seul argument d’avenir, et qui justifie mal de telles infrastructures.
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Tableau prévisionnel des différentes activités du port, et les perspectives de trafic en phase 1. Notons les objectifs en hausse des tonnages d’hydrocarbures importés et des céréales en import-export. La sobriété et la relocalisation ne sont visiblement pas au programme. Les perspectives de nouveaux trafics sont également peu convaincantes, au regard de la transition.
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Capture GoogleEarth3D de l’entrée du port actuel, en vue aérienne. La configuration des digues et les dimensions actuelles du port ne permettent pas un accès confortable pour de trop gros bateaux. Cet argument justifie de réaménager l’entrée du port. afin d’éviter les collisions, en particulier pour les navires céréaliers et vrac, qui doivent entrer dans le port accompagnés de remorqueurs. Les deux digues, de dimensions modestes, aboutissent chacune sur leur phare, l’un rouge au sud et l’autre vert au nord. Seul le phare rouge est accessible au public, et offre une vue authentique à 360°.
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Perspective de projet, produite par le groupe Artelia. Le projet s’affranchit totalement de l’existant, à commencer par la disposition brutale des futures digues. Une muraille de roches, en bonne partie importées d’Italie, vient briser le flux naturel des sédiments, menaçant d’érosion la plage au nord. Un phare digne du Colosse de Rhodes : c’est tout ce qui manquerait à l’entrée du futur port, comme cerise sur ce gâteau d’orgueil.
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Sans grande surprise, je suis déçu par le volet paysage de l’étude d’impact (Volume 2.3 du Dossier d’enquête publique). Pour la phase travaux, on peut lire des éléments comme ceuxci (en bonus, quelques aberrations d’écriture, mises en rouge, témoignent d’un travail expéditif) :
dules, plateformes, bétonneuses, engins mécanisés sur la zones du port peut être ressentie comme une agression de l’homme sur le paysage. » (p133) On sourit : faute avouée, à moitié pardonnée... En phase d’exploitation, et pour les impacts irréversibles, on peut encore lire :
« Les principaux facteurs marqueurs dans le paysage seront essentiellement liés aux aspects très massifs, minérales et linéaires, essentiellement dus aux zones de stockage de matériaux et à la construction de digues, ainsi qu’à des aspects très industriels, ingénieuriaux et, souvent verticaux, liés aux technologies et engins présents sur le site, nécessaires à la réalisation des ouvrages. [...] Les digues, elles, auront également un aspect marquant dans le paysage local, puisqu’elles seront visibles en tout depuis la mer et la côte (plage de la Vieille nouvelle et de la station balnéaire). Néanmoins, ces aménagements ne correspondent à une rupture totale avec le paysage actuel, puisque le caractère portuaire et minéral des digues existantes est relativement présent dans le paysage local. A ce titre, l’extension des digues peut être considérée comme un impact modéré, puisqu’il s’aligne dans la continuité de ce qui existe aujourd’hui. Le caractère industriel n’en sera qu’un peu plus renforcé. » (p133)
Le futur port, s’élançant bien plus loin au large, se verra de manière plus importante depuis la côte, comme depuis les hauteurs du massif des Corbières et des proches garrigues hautes. Le projet, s’avançant sur la mer, empiète sur une partie de la plage de la Vieille Nouvelle et du rivage actuel mais partie qui est déjà dans le périmètre administratif du port. Le remblaiement réalisé sera important et donnera à voir un étalement du port, plus important, proportionnellement à la ville actuelle, comme aux espaces naturels environnants. Egalement, le caractère portuaire se fera d’autant plus ressentir que la plateforme sera beaucoup plus massive en élévation. (p197) Etant donnée, la proximité immédiate de la zone portuaire avec la réserve naturelle régionale de Sainte-Lucie dont la topographie est très faible, l’impact paysager du projet depuis ce site sera significatif, notamment pour les raisons citées précédemment. La perception de la zone industrielle portuaire sera plus forte qu’à l’état actuel depuis la plage de la Vieille Nouvelle et des Salins. L’impact sera d’autant plus marquant que, dès la mise en activité du nouveau port, la végétation aura été sévèrement perturbée aux niveaux des franges du site. (p199)
Le ‘‘un peu plus’’ est très mal approprié, vues les proportions affichées, mais continuons... « Le principal risque en phase travaux est lié à la perception des habitués et locaux du port, pouvant ressentir la nouvelle modélisation du port comme un changement substantiel. En effet, la présence très importante de mo-
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Douce transition. Tandis qu’en premier plan, les éoliennes flottantes se construisent, le transit des tankers pétroliers ne ralentit pas, caché à l’arrière du port. En attendant, on piétine (pardon, on remblaie) sans honte le vécu des habitants, leurs mémoires, la poésie des lieux. Le phare rouge, au bout du monde, perd toute sa force avec l’extension de la digue, qui ne sera même pas accessible. Là où l’on venait contempler la mer infinie, on aura droit à une clôture, et un panneau écrit blanc sur rouge : ‘‘accès interdit’’.
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Au final, l’impact paysager est classé ‘‘modéré’’. Je m’inquiète que le dossier ne fasse état d’aucun travail d’intégration paysagère, pour la partie maritime, la plus impactante. Seules quelques perspectives maladroites, produites par le groupe Artelia, suggèrent les emprises visuelles, mais on ne s’étonne pas trop qu’elles n’aient pas été mises en avant. De quelle façon les habitants, touristes, élus, peuvent-ils se rendre compte des transformations subies, à leur échelle de perception ?
nomique doit être partagée, et réfléchie en commun, à toutes les échelles. Les politiques en place n’ont certainement pas les compétences pour gérer les questions de transition avec leurs seuls outils, la société civile doit pouvoir contribuer plus largement, elle est légitime et maîtrise des outils très efficaces. Le Conseil Régional doit se questionner profondément sur ses méthodes lorsqu’un groupe, si minoritaire soit-il, fait l’effort de s’introduire en plénière pour l’interpeler sur un projet destructeur. Derrière une naïveté apparente, ce n’est pas par désoeuvrement que ces citoyens agissent, ni pour le plaisir. Le Conseil Régional, et les institutions décisionnaires, doivent faire preuve de transparence : la concertation ne devrait pas être une formalité du calendrier, mais un pilier pour tout projet d’aménagement qui prétend s’inscrire dans le cadre d’une stratégie de transition. Sur ce point précis il devrait même, à mon avis, revenir publiquement sur cette ‘‘erreur de communication’’: l’extension portuaire de Port-la-Nouvelle n’est PAS un projet de ‘‘transition’’, même si l’on met des éoliennes en premier plan. C’est une caricature grossière, de bonne taille tout de même, de ce que le projet de la Croissance ose encore produire, en badigeonnant le tout généreusement de couleur Verte. Mais on ne peut critiquer sans proposer d’alternative, ce que je tenterai d’engager en troisième partie.
On l’aura compris, il y a là un double discours politique qui agace, et qui n’inspire pas confiance. Comment en arrivet-on à laisser faire de telles absurdités en 2020, connaissant la proportion des dégâts déjà infligés au territoire, estimant les efforts (y compris financiers) qu’il faudrait mettre pour restaurer ce qui est restaurable, et pour protéger les communautés et les territoires les plus fragiles. Des enjeux humanitaires se profilent à l’horizon, là où elles ne s’affirment pas déjà, et nous cautionnons encore des vieux projets du XXème siècle, ancrés dans leurs perspectives économiques dangereuses, au détriment de l’intérêt commun. Pendant ce temps, les questions de résilience alimentaire, de sobriété énergétique, sont mises à la marge, voire franchement tournées en dérision. Ce n’est peut-être la faute de personne, dans le fond. Il serait bien inefficace de s’acharner sur des noms, car personne ne contrôle plus le cours des choses. Finalement, tout le monde a bien travaillé sur ce dossier, les rapports en témoignent. Et il ne fait aucun doute que le port a besoin d’être modernisé. On pourrait se contenter de considérer que ce projet pharaonique va créer de l’emploi, et que de toute façon, il serait tout aussi dangereux de laisser tomber à ce stade, vu les frais déjà engagés. Un temps, on aurait pu penser ainsi. Mais aujourd’hui c’est difficilement concevable. Il parait de plus en plus évident que certaines personnes doivent remettre en question leurs priorité, dans l’intérêt de tous. La responsabilité de la transition, qu’elle soit énergétique, écologique, sociale, politique ou éco-
J’écris cela avec la subjectivité d’un ‘‘habitué’’ de PLN, mais aussi avec l’objectivité d’un futur ‘‘paysagiste-concepteur’’. Le point de vue du paysage dérange, tout aménageur en a bien conscience, car il perturbe le cadre techniciste établi. Le projet de paysage, par rapport au projet de territoire ou d’aménagement, a cela de plus qu’il engage la vie et l’avis des habitants, leurs perceptions sensibles, leurs attachements, usages, appropriations et représentations (Folléa, 2019). Précisément, à l’instar de tant de projet d’aménagement, ces aspects n’ont pas été pris en compte dans le cadre de PLN. Ils sont pourtant attendus par une part de plus en plus importante des citoyens, qui se sentent toujours plus dépossédés de leur cadre de vie.
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Un mouvement local de lutte s’organise et fait converger les réseaux du territoire départemental et régional. En haut : photographie AB, le 5 mars 2020, action coordonnée par XR Montpellier, séance photo après une intrusion dans la plénière du Conseil Régional d’Occitanie. En bas : communications du collectif BalanceTonPort.
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Elle fait ce qu’elle peut pour tenir dans l’austérité, et garder la tête froide devant ses enfants. Elle ne cherche pas toujours à faire des vagues, préférant les relations de paix aux rapports conflictuels. Elle essaye de se détacher des valeurs consuméristes et individualistes qu’on lui impose, ce qui n’est pas chose facile. L’Alternative, dans sa grande diversité, a du mal à trouver un sens commun, ce qui l’empêche d’affirmer ce qu’elle veut : un avenir garanti pour elle et pour tous.
Cette partie a permis de mettre en lumière une tension palpable, une confrontation de plus en plus affirmée entre deux visions de l’avenir radicalement opposées. L’une nous a conduits où nous en sommes aujourd’hui, à faire le constat bien inquiétant d’un avenir incertain et hors de contrôle. Cette première vision n’a pas fini d’imposer et de dégrader, au nom de la ‘‘liberté d’entreprendre’’, au nom de la ‘‘liberté individuelle’’. Vous l’aurez compris je ne l’aime pas trop cette vision, et je ne suis pas le seul. Elle me met en colère, elle m’inquiète. Je la trouve profondément égoïste, hypocrite, capricieuse. Elle ne sert en aucun cas l’intérêt général, tout en affirmant le contraire. Elle cherche à détruire le service public, au profit de l’intérêt privé, elle n’offre au regard que du quadrillage de clôtures, du béton, du panneau lumineux et de la bagnoles. Elle sectorise autant qu’elle s’accapare, elle isole autant qu’elle globalise... rien de bon n’en ressort au sens du bien commun, elle ne veut qu’une chose d’ailleurs, anéantir le Commun. Elle incarne l’irresponsabilité, elle fait chanter les états, j’ai nommé la doctrine néolibérale, et tant pis si on me le fait regretter demain. L’avenir qu’elle promet n’existe que pour une poignée de privilégiés.
Cet avenir, il va se dessiner dans les quelques années qui viennent, et déjà, les ruptures sont palpables. Deux ans, cinq ans, dix ans ? C’est maintenant que l’Histoire s’écrit, qu’on doit collectivement prendre en main la plume qui marquera le prochain paragraphe. Laisser faire n’est plus permis. Les chantiers du XXème siècle n’ont plus lieu d’être. Il devient urgent de poser de nouvelles bases, considérant les ruptures qui se profilent et les vulnérabilités qui caractérisent nos cadres et nos modes de vie actuels. Ces bases, nécessairement communes, doivent prendre en compte la légitimité de tous (humain et non humain) à habiter le monde, et l’importance de maintenir ce monde habitable. La prochaine partie complète en ce sens mon enquête sur le terrain. Dans un second temps, il s’agit de (re)positionner la démarche paysagère et les réseaux qui la construise, pour enfin développer l’ébauche d’une proposition, en vue d’ancrer des transitions, sur des territoires vécus.
La deuxième vision est multiple, floue, insaisissable, c’est l’Alternative... Elle peut être indisciplinée, impulsive, insoumise, libertaire, solidaire, sensible, colorée, joyeuse et prête à renverser la face du monde. Elle refuse qu’on décide pour elle, elle a tellement de choses à proposer. Elle voudrait une société d’équité, de justice, d’autogestion, de bienveillance, de liberté partagée. On lui propose le plus souvent des lacrymo et des matraques, ou une désobligeance à en vomir, et ça ne lui fait pas plaisir, pensez-vous ! Elle s’inquiète profondément sur son devenir collectif. Elle peut se sentir seule, et trop peu équipée.
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L’horizon de la Transition énergétique. (Photographie et photomontage AB)
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III. La dÊmarche paysagère, un outil pour faire transition
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Nous sommes actuellement face à l’inconnu. Il y a quelques semaines encore, le monde tournait rond, chacun vivait sa petite vie insouciante. Aujourd’hui même, en ce mois d’avril 2020, personne ne sait ce qu’il advient. On nous dit que tout va s’arranger, mais sans nous faire croire que ce sera comme avant. Le confinement, et après ? Nous en sommes actuellement à un exercice de réflexion collective totalement inédit, qui ne doit pas aboutir sur le même laisser-faire qui nous a porté jusque là. Maintenant que le ciel est clair, que les avions sont au garage, on voit les étoiles au garde à vous. Les satellites quadrillent le firmament, nos enfants y verront de nouvelles constellations. Et ce seront bientôt des projets publicitaires, de nos marques de soda préférés, qui animeront le ciel. Plus c’est gros, plus ça passe. Le sujet d’une future lutte désespérée ? Finira-t-on par l’accepter ? Certains projets ne sont bons pour personne mais qu’importe, la permission n’est pas demandée. Le paysage n’a pas fini d’en prendre pour son grade, sommes-nous voués à toujours subir, impuissants ? Pouvons-nous nous contenter, paysagistes, de dessiner de belles formes, de répondre à la commande, et de s’en vanter ? Le monde craque, et la responsabilité du paysagiste va au-delà de son portefolio, cela paraît de plus en plus évident. Peut-être même que cette responsabilité, vis à vis du paysage, ne concerne pas les seuls paysagistes mais la société toute entière.
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Quelques jours après mon passage chez Laurel, c’est à Narbonne que je rencontre Joël Aubé, co-fondateur de l’association ECOLOCAL. Nous nous donnons rendez-vous près des Halles, à 15h, sur le Pont de la Liberté. Le soleil est au rendez-vous, nous nous posons en terrasse le long du Canal de la Robine, la colonne vertébrale de la Première Fille de Rome. En faisant mes recherches de projets alternatifs, j’avais eu vent de cette association sur Narbonne. Pourtant je n’ai pris contact personnellement. Joël avait reçu mon dossier par le biais de Nature&Progrès, d’un courrier initial adressé à la Confédération Paysanne de l’Aude. Les infos passent vite dans les réseaux, sans doute devait-il en être ainsi.
1. Construire une vision commune
ECOLOCAL est une association créée en 2008 par des habitants de l’Aude, basée à Narbonne, avec en toile de fond, l’implication citoyenne locale dans les problématiques environnementales. En 2014, Futur Narbona est initié, un projet de territoire, co-construit par et pour les narbonnais (au sens d’habitants du Narbonnais), dans une perspective de « montée en capacitation des habitants sur le territoire. » L’association pointe la vulnérabilité particulièrement forte de cette région sur le plan climatique, environnemental et social. Les répercussions sur la vie locale justifient l’importance de la voix et de l’action des habitants. L’association se donne pour objectifs d’accompagner et de valoriser, en tant qu’acteur du territoire, les initiatives de transitions. Elle intervient dans la construction d’un SCOT alternatif, et propose « un projet de territoire concerté et co-construit qui pourrait apporter des éléments de réponse aux problématiques environnementales locales. »
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La capacitation : cette expression m’interpelle. Joël la définit comme la mise en capacité des habitants à « s’approprier des pratiques, des espaces. L’appropriation est déterminée par le sens qu’on donne à l’action, c’est un processus long qui repose sur des mécanismes que les habitants n’ont pas forcément. S’il n’y a pas, au sein de la communauté ciblée, une démarche intégrale, qui consiste à élaborer, définir et créer ses outils, puis conçevoir et produire une forme, un art, une idée... il n’y a pas d’appropriation, pas de réelle capacitation. Le groupe s’en tient alors à promener la banderole, à déambuler passivement dans la rue, éventuellement à se défouler sur du mobilier urbain... il n’y a pas de production. Il pourra toujours y avoir un sens commun au groupe, mais qui n’est pas partagé. On restera dans la revendication, la critique voire l’opposition, sans vraie construction. »
Autour du projet gravitent une dizaine d’adhérents plus ou moins actifs, individuels ou collectifs. Joël Aubé en est l’initiateur. Ingénieur généraliste, il s’occupe des relations entre acteurs associatifs, politiques, collectifs, et travaille à la communication. Le site internet présente les autres membres : un sociologue, un informaticien, deux paysagistes, et une association de veille environnementale, l’ECCLA. Parmi les paysagistes, Roser Ginjaume exerce son activité au sein de son agence à Narbonne. Avec elle, Gaëlle des Déserts. Son nom me dit quelque chose, mais pas d’ici... Je l’ai en fait rencontrée dans le Vexin Normand, en octobre 2019, lors d’un séminaire agro-paysage à la Bergerie de Villarceaux, entre l’ENSP de Versailles et l’ENSAIA de Nancy. Elle est aussi membre du collectif Paysage de l’Après Pétrole, dont nous reparlerons. Bref, le monde est petit. L’association, dans ses actions, donne beaucoup de place au paysage. En 2018, elle organise sur le Narbonnais un séminaire Paysages, Territoires, Transitions, dans le cadre d’un programme du Ministère de l’Environnement, ouvert aux habitants, élus, assos locales, universitaires. Un exposition photographique, menée avec des écoles, de l’élémentaire au lycée, s’intitule Regards croisés sur ‘‘habiter le paysage’’.
ECOLOCAL ne mène donc pas une démarche de concertation. On parle de démarche participative, mais qui va aussi plus loin. Le terme de capacitation n’est pas nouveau en soi, et se rapproche de l’idée d’autonomisation des communautés, en anglais empowerment. L’association se place en catalyseur. Elle met en relation les différents acteurs du territoire, afin de saisir des enjeux perçus, de produire les outils nécessaires. Cela permet de définir une orientation qui engage l’ensemble des acteurs.
ECOLOCAL mène une démarche de recherche-action et invoque la participation d’une grande diversité d’acteurs (élus, praticiens, habitants, associations, universitaires, etc.), à travers des ateliers sur des thématiques liées au territoire habité. L’association construit également une bibliographie et une sitographie étayées. Elle intègre des travaux universitaires récents, en lien avec l’aménagement du territoire et les politiques environnementales. Voilà, pour une courte présentation de cette association, qui est venue me trouver.
« Il ne s’agit pas de la vision unilatérale d’un collectif qui dirait : ‘‘Voilà, c’est ce que je veux, c’est ce qu’il faut faire, voilà ce qui est bon...’’. C’est la construction d’une vision partagée du territoire, qui suppose d’intégrer une diversité très large de points de vue, d’intérêts et de visions parcellaires. Ce que ne font pas non plus des collectifs comme Alternatiba, qui affichent une volonté fédératrice, mais pas forcément partagée. Ce que l’on propose, c’est de dessiner les formes d’une vision commune du territoire. »
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La discussion nous amène à parler de résilience. Que signifie ce mot, au sens du paysage ? La résilience d’un système est sa capacité à retrouver rapidement un état fonctionnel et équilibré, après avoir subi un choc. La recherche de résilience au sein d’une société comprend trois axes relatifs à l’occurence d’une crise. En amont, il convient de préparer les populations : prévention, aménagements, entraînements. Pendant la durée de la crise, il faut pouvoir mobiliser des outils adaptés à la situation d’urgence, afin d’assurer la sécurité des populations. Une fois la situation stabilisée, on doit rapidement restructurer le système économique impacté, afin notamment d’assurer le maintien de relations pacifiques. Dans le cas d’un événement localisée, de faible durée, comme un tremblement de terre par exemple, la tâche est relativement simple : le risque est bien connu en amont, l’aléa est de courte durée, la reprise peut être rapide, avec éventuellement le soutien humanitaire qu’apportent les sociétés non impactées (solidarité locale à mondiale).
L’habitabilité du territoire est un enjeu clé. Considérant le risque systémique global, dans quelle mesure les paysages pourront-ils être résilients, au regard de notre capacité à les habiter ? De quelles ressources sommes-nous vraiment sûrs de disposer de façon durable ? Comment comptons-nous nous occuper de ces ressources, les rationner, les restaurer, les respecter comme condition de vie commune ? Un processus s’enclenche... et nous conduit à chercher des bases communes, partagées, même dans le désaccord. S’il n’y a pas de ‘‘solution’’ à la crise systémique qui est déjà là, c’est dans la construction de valeurs et d’espaces communs qu’on pourra sortir la tête de l’eau. Le récit à craindre serait la concrétisation d’une dystopie digne des meilleurs scénarios de science-fiction.
Mais si la crise est systémique, si elle dure dans le temps et touche des pays entiers, voire des continents, voire le monde entier, là, c’est une autre histoire... en tout cas si la question se pose de maintenir un système mondialisé. Il faut s’atteler à définir d’autres systèmes fonctionnels, et d’autres liens à tisser entre les systèmes. Répétons-le, il ne s’agit pas ici de viser la résilience du modèle économique néolibéral. Dans un contexte environnemental et social que ce modèle a précisément rendu instable, l’enjeu est de maintenir, pour les populations humaines, des conditions de paix. Comment limiter au maximum les souffrances, que les chocs systémiques sont susceptibles de provoquer pour beaucoup d’entre nous ?
La trajectoire des politiques territoriales actuelles (comme le SCOT) semble inefficace pour répondre aux enjeux systémiques. Les orientations économiques engagées aujourd’hui sont en profond décalage avec l’évolution réelle et envisagée des conditions économiques à l’échelle locale et globale. Le tourisme est un exemple d’argument dépassé, en terme de valorisation du territoire, si on prend en compte le risque systémique. « Le tourisme, c’est un peu comme le maïs. On a besoin d’eau quand il fait chaud », me dit Joël non sans humour. Dans le cas du Narbonnais, le SCOT est principalement orienté sur le tourisme comme perspective économique, car on cherche à valoriser ce qui est encore valorisable. Mais en même temps, on laisse de côté de très grosses épines, on procrastine
Il semble souhaitable que la crise mondiale actuelle agisse comme un électrochoc, et engage l’ensemble des communautés et réseaux à se rencontrer, sur un plan local, pour définir ces bases communes.
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sur des sujets de première importance, comme les mobilités, l’alimentation, etc. qui continuent d’accumuler leurs charges environnementales et sociales. Il n’y a que des politiques adolescentes pour penser qu’on peut remettre à plus tard de si gros dossiers, il est temps en tout cas de s’y mettre sérieusement. « La stratégie, c’est de cerner avant tout les vulnérabilités et les précarités, du territoire et des habitants. Aujourd’hui, à force de se concentrer sur les atouts du territoire, on base le développement sur ces atouts, sur les ressources... et on les épuise ! » Le projet d’ECOLOCAL, au départ, s’est concentré sur une ville, Narbonne, et son territoire d’influence directe, le Narbonnais. Il a cerné les limites de la capacitation à cette échelle. à ce stade, l’association se questionne sur l’évolution de sa démarche, qui est vouée à intégrer tout un écosystème territorial et humain. En amont de l’Aude, il y a Carcassonne, de l’autre côté du delta, au Nord, il y a Béziers, vers le Sud, Perpignan et la frontière espagnole... Autant d’enjeux spécifiques imbriqués, qu’il est pertinent d’intégrer pour justement comprendre ce qu’il y a de commun entre les territoires. On pourra y mettre tous les mots qu’on veut : transition, effondrement, métamorphose, évolution, décroissance, acroissance... dans le fond, la question est surtout de savoir ce que nous voulons collectivement pour demain, dans la mesure ou les réalités qui s’étaient profondément ancrées dans nos imaginaires, au point qu’on les pensait acquises pour toujours, sont en passe d’être balayées pour la plupart. Planifier semble être une partie de réponse, mais cela ne suffira pas. Il semble aujourd’hui très clair que l’habitant, dans le collectif, est sollicité à s’engager largement dans les processus d’aménagement et de re-configuration des espaces de vie.
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En écho aux pages précédentes... La Fresque de la renaisance écologique, dessinée par Julien Dossier, est inspirée de celle d’Ambrogio Lorenzetti, Allégorie et effets du Bon et du Mauvais Gouvernement. Julien Dossier est fondateur du cabinet de conseil Quattrolibri, spécialisé dans les stratégies de transition écologique. Son projet ‘‘Renaissance écologique’’, propose des pistes de chantiers pour réduire notre dépendance au pétrole et aux marchés mondiaux, augmenter notre résilience alimentaire et énergétique, etc. Il met en relation de façon systémique nos modes et nos cadres de vie, et construit une réflexion partagée à travers des ateliers pédagogiques transdisciplinaires.
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Travailler à la résilience d’une société implique de se pencher sur ce qui la caractérise de façon fondamentale. On parlera de communautés, qui habitent et traversent des territoires identifiés. Des histoires, des géographies, des usages, des traditions, des terroirs et des pratiques agricoles, des foyers urbains et des routes... qui s’inscrivent sur un socle plus ou moins chaotique, dans un contexte hydrologique et écologique plus ou moins complexe. C’est un paysage qui se construit et évolue en permanence. Le paysage de demain témoignera de notre capacité collective à accueillir les changements. Il témoignera de nos erreurs, de nos échecs, mais aussi de ce qu’on aura réussi pour adapter nos pratiques et nos modes de vie, avec ces changements. Nous serons alors les observateurs et juges, impuissants ou non face aux éléments bousculés. Paysage, selon le Larousse : Étendue spatiale, naturelle ou transformée par l’homme, qui présente une certaine identité visuelle ou fonctionnelle : Paysage forestier, urbain, industriel.
2. Le paysage, pour tisser des liens
Ou bien : Vue d’ensemble que l’on a d’un point donné : De ma fenêtre, on a un paysage de toits et de cheminées. Mais encore : Aspect d’ensemble que présente une situation : Le paysage politique du pays. Et aussi : Peinture, gravure ou dessin dont le sujet principal est la représentation d’un site naturel, rural ou urbain. Toutes ces définitions sont néanmoins incomplètes, à l’image du sens que la plupart d’entre nous accordons à ce mot simple : paysage.
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Photomontage AB : Voir le paysage. Une tentative sensible pour suggérer la diversité des approches paysagères, autant qu’il y a de moyens de percevoir un paysage.
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le territoire à une fonction de production, ou un support de loisir, de tourisme, d’exploitation. La métropole et la propriété privée ont grignoté les terres fertiles, reléguant le ‘‘paysage’’ à une qualité de vue, elle-même privatisable.
Une définition du paysage ne tiendrait pas dans un paragraphe. Le paysage se voit, mais on peut le percevoir sans le regarder. Le paysage est l’art collectif d’habiter le monde. L’horizon pour seule frontière ; autant dire que des frontières, il s’en affranchit. Le paysage se concrétise sur le pas de la porte, et nous accompagne dans tous nos mouvements. Sans s’en rendre compte, on fait tous partie du paysage, activement. On le délègue volontier, persuadé de n’avoir rien à y apporter. Pourtant c’est ce qu’on fait chaque jour, le bousculer, le transformer par nos pratiques volontaires ou inconscientes. Aussi étonnante que l’instabilité de sa définition, le paysage en France a une école, née à Versailles, dans l’ombre du Château. On y apprend à comprendre, à révéler, dessiner et transformer le paysage, dans ses formes, ses dynamiques, dans ses usages, dans sa perception sensible, dans son sens commun. Du paysage on fait projet, au moyen parfois d’outils insolites, usant de craies, de calque, de photos, de nos corps humains, de matières végétales, minérales, fluides, solides, dans la saturation des couleurs, dans la sublimation des mouvements... une définition du paysage ne tiendrait pas dans un paragraphe.
Le paysage est devenu soit le sujet des cartes postales et des vacances en montagne, soit l’aménagement plus ou moins égocentré de jardins particuliers, ou publics, soit l’habillage d’infrastructures si brutales qu’on avait besoin d’y mettre du végétal, pour faire passer la pilule. On a fait du paysage une spécialité, héritée à la fois de l’horticulture, de l’art des jardins, de l’architecture, du design, des beaux-art... Discipline jeune, le métier de concepteur-paysagiste est reconnu à l’échelle européenne depuis seulement trois ans. Il se définit ainsi (extrait de la Directive 2005/36/EC du Parlement européen) : « Le paysagiste concepteur (connu sur le plan international sous le vocable ‘‘landscape architect’’) est un concepteur d’espaces extérieurs et un spécialiste du projet de territoire. Les missions confiées aux paysagistes concepteurs se situent à deux niveaux :
On peut revenir sur l’histoire de cette discipline, qui a paradoxalement commencé d’exister quand la société a arrêté de la pratiquer et de la comprendre dans sa chair, au quotidien. Jusque là, le paysage était dans chaque geste, sans même être invoqué, en ville comme à la campagne. Le paysan y accordait la plus fine attention, savait en lire tous les signes. Au rythme du pas du cheval, on avait alors le temps d’observer et d’écouter son évolution. Les choix d’aménagement n’avaient rien à envier aux actuels, ils répondaient d’un bon sens. Tout ça a été bien bousculé, et cet art d’habiter le monde s’est dissipé. On a habité la ville, reléguant
- Missions d’étude ou de conseil (en tant qu’assistant à maître d’ouvrage) : le paysagiste concepteur participe, comme expert ou médiateur, aux études d’urbanisme, de programmation, d’aménagement et d’environnement : schémas de cohérence territoriale, plans locaux d’urbanisme, atlas, chartes et plans de paysage, mise en oeuvre de la Convention européenne du paysage, protection et mise en valeur des espaces naturels, infrastructures, etc.
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[surtout ?] s’incarner à l’échelle du lieu, du site, du territoire. Elle doit être comprise par les populations, mais aussi acceptée et mise en oeuvre de façon active au travers des perceptions et des usages des espaces de vie quotidiens. » On en revient à la notion de capacitation.
- Missions opérationnelles (en tant que maître d’œuvre) : le paysagiste concepteur conçoit et assure la maîtrise d’œuvre complète d’aménagements, sur tous types d’espaces et à toutes les échelles : espaces urbains et périurbains ; espaces publics ; ensembles immobiliers ; parcs, jardins et promenades ; infrastructures de transports ; sites patrimoniaux et touristiques, espaces naturels, ruraux, agricoles et forestiers. »
« La transition est nécessairement à la fois politique et paysagère. Elle va transformer en profondeur nos façons de consommer, de produire, de travailler, de nous déplacer, de vivre ensemble. Elle suppose de recomposer l’énergie, l’agriculture, l’alimentation, l’industrie, les mobilités, l’urbanisme, la fiscalité, les modes de gouvernance. [...] Sans renverser la perspective, sans faire du paysage une cause commune, et non plus une conséquence fortuite de la Transition, l’émergence d’un cadre de vie désirable et désiré n’aura pas lieu. » (p29)
Le métier a encore du mal à se faire comprendre. La complexité du paysage et ses côtés indisciplinés, face aux grosses têtes technicistes de l’aménagement, attirent autant qu’ils inquiètent. Il faut dire aussi que les paysagistes concepteurs ne sont pas tous réputés pour leur limpidité, mais c’est un autre sujet. Bertrand Folléa, à l’initiative d’une proposition, l’Archipel des Métamorphoses, expose des interrogations sur l’inconscience générale vis à vis du paysage comme territoire sensible et bien commun. Comme il a été montré dans l’exemple de Port la Nouvelle, le paysage est relégué aux marges des études, projets, processus et décisions d’aménagement.
« La démarche paysagère, bien comprise et bien pratiquée, s’offre comme un mode de pensée et d’action particulièrement innovant et pertinent pour l’aménagement contemporain. Elle se révèle intéressante, fédératrice, humaine, sensible, opératoire, réparatrice, économe, créative, efficace à toutes les échelles. »
Bertrand Folléa parle d’un aveuglement, d’une amnésie, d’une inculture du paysage. Il montre aussi que la démarche paysagère, lorsqu’elle parvient à s’engager, est rassembleuse et efficace. Paradoxalement, au bout du processus, les reculades politiques, les temporisations administratives, les enterrements techniques, rendent difficile l’aboutissement d’une ambition paysagère sur un site ou un territoire concerné par un projet de paysage.
Ces mots, extraits de l’Archipel des métamorphoses, méritent largement d’être démontrés. Evidemment, nous ne tomberons pas dans la facilité de dire que le paysage apporte une ‘‘solution’’. C’est avant tout un outil puissant, s’il est bien utilisé. En ce sens, il est dans l’intérêt de toutes les disciplines de s’approprier cette notion, de s’initier à cette (ces) démarche(s), par essence transdisciplinaire. Il est aussi dans l’intérêt général de diversifier les école du paysage et les pratiques du paysage, en France comme dans le monde entier, tant elle peut permettre aux sociétés humaines de concrétiser des récits réalistes et désirables dans cette époque d’incertitudes.
« La Transition est une métamorphose profonde et urgente qui doit [qui aurait dû ?] se décréter à l’échelle mondiale, européenne, nationale... mais elle doit aussi
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qui s’invente à Versailles et Marseille (ENSP), mais aussi à Blois (INSA CVL), Lille et Bordeaux (ENSAP). à Versailles, le Potager du Roi est le lieu d’une formation en 3 ans, de niveau master, qui associe des approches multiples autour du Paysage, dans une pédagogie tantôt cadrée, tantôt informelle : approches artistique, scientifique, écologique et sociale, technique, pratique, agronomique, événementielle, culinaires, pastorale, convivale et solidaire, quoi d’autre encore ? On y délivre certaines bases théoriques et pratiques, mais c’est surtout la libre exploration sensible des étudiants qui est engagée, dans la foisonnance des formes, des concepts, des références, des esthétiques et des dynamiques qui font le paysage. On y apprend à se projeter dans les espaces vécus et vivants, à travers la marque du dessin et de la carte, ou encore par l’arpentage et le mouvement du corps. On y envisage les orientations du territoire à différentes échelles, du quartier au grand paysage, dans une synergie collective. Le socle, l’eau, les réseaux urbains, les trames forestières et agricoles sont mises en mouvement pour donner un sens à l’espace. Plaidons dès lors pour que ce sens soit écologique et social. Le laboratoire de l’ENSP, le LAREP, mène un projet scientifique qui porte sur le projet de paysage, conçu comme « l’ensemble des actions qui visent à agir sur le paysage comme milieu, et dans le souci des populations qui y vivent. Sa démarche est à la croisée des sciences de la conception, des sciences du vivant et des sciences de l’homme et de la société. »
En France, la discipline regroupe un petit monde bien à lui, pas toujours compréhensible. Elle y est aussi présente, la culture de l’entre-soi, et un certain manque d’humilité (un euphémisme ?). Le monde des concours, des agences qui font exploser les serveurs informatiques, des chantiers à 8 chiffres : on n’y échappe pas, c’est vrai aussi. Avec ses réussites et ses déceptions, chacun en est juge. Le réseau est structuré principalement par la Fédération Française de Paysage (FFP), qui réunit des professionnels paysagistes-concepteurs sur tout le territoire (800 membres). Les Paysagistes-Conseils de l’Etat (APCE) ont aussi leur association (l’APCE). Ils interviennent au niveau national (DGALN), régional (DREAL), et départemental (DDT), pour veiller à l’application des lois paysage, dans le cadre des projets d’aménagement. Le collectif Paysages de l’Après-Pétrole (PAP) forme un groupe pluridisciplinaire, constitué d’architectes, d’urbanistes, de paysagistes, d’agronomes, d’ingénieurs, de naturalistes, de sociologues et de philosophes. Il se définit comme « un groupe de réflexion et d’échanges pérenne, qui vise à redonner durablement à la question du paysage un rôle central dans les politiques d’aménagement du territoire. Elle se place dans un contexte de transition énergétique, vers un développement durable. » Elle ambitionne de « contribuer à la réussite de cette transition, au moyen d’une participation active des citoyens aux projets de territoire, par le biais d’approches paysagères réinventant ainsi un art de l’aménagement du territoire et du bien vivre ensemble. » Les membres du collectif s’inscrivent dans une démarche de « progrès démocratique, social et écologique », dont le paysage est pour eux un vecteur privilégié.
Autant d’énergies qui doivent être écoutées, valorisées et invoquées, dans le cadre d’une politique intégrale de transition, si la société ambitionne de concrétiser rapidement un virage salutaire, vers une résilience systémique.
Enfin, la démarche paysagère se construit historiquement au sein de l’Ecole Nationale Supérieure de Paysage (ENSP), qui forme des paysagistes depuis 1976. C’est une école jeune,
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Le Potager du Roi est un lieu propice à l’expérimentation de diverses formes de chantiers. On apprend à travailler avec le vivant, animal et végétal, comme ici au sein du poulailler de l’association Picorama, géré par les étudiants. (photographie AB)
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Les paysages résilients se trouvent à la jonction de deux points : Les contraintes liées au milieu changeant (phénomènes climatiques et environnementaux), et ce qu’on aura véritablement fait pour nous y préparer, et pour répondre au mieux à nos besoins (comment on habite). Ainsi, pour compléter les termes de Bertrand Folléa, « le récit du paysage est eutopique. Au chapitre ‘‘d’où il vient’’ [l’origine], et ‘‘ce qu’il est’’ [le lieu], s’ajoutent d’autres chapitres à écrire collectivement : ‘‘ce qu’il devient’’ [la métamorphose ?], ‘‘ce que l’on souhaite qu’il devienne’’ [la transition ?], et ‘‘comment on agit’’ [le chantier ?]. » (Folléa, 2019, p49)
- les acteurs institutionnels, c’est à dire les états, les collectivités territoriales, ont la responsabilité, entre autres, des services publiques essentiels, comme les services techniques, la gestion des déchets, l’épuration des eaux usée, etc. Ils réaffirmeront leur engagement pour l’intérêt général. - les services déconcentrés de l’état (DDTM, DREAL,...), qui ont des compétences spécifiques, reconsidéreront, en lien avec l’état, leurs formes administratives, leurs fonctions, leurs rôles. - Les autres établissements publiques qui développent des compétences sur le territoire (PNR, ONF, CAUE, Chambres consulaires...) mobiliseront leurs outils en reconsidérant leur cadre d’action (limites élargies et fonctions).
Le schéma que je propose place donc le paysage au coeur de l’élaboration commune des chantiers de transition à engager. Le paysage apparait comme un élément fédérateur, autour duquel peuvent travailler des sensibilités très différentes, des intérêts individuels comme des intérêts collectifs. Personne n’est indifférent à l’appréciation de son cadre de vie. Donner l’occasion d’en faire une réalité désirable, au delà d’habitable, est une perspective qui doit pouvoir se concrétiser. Donner l’occasion aux habitants de co-construire des projets de paysage, à l’échelle de leur quartier, de leur village, de leur territoire, et au-delà dans la mise en réseau de ces projets, peut permettre de concrétiser les efforts de transition dans l’espace, de dessiner les formes de modes et de cadres de vie pacifiques, résilients et solidaires, dans un contexte d’incertitude profondément anxiogène.
- Les groupements professionnels, les coopératives, syndicats, etc. sauront mobiliser, dans des domaines spécifiques, liés ou non à l’aménagement et au territoire (agriculture, chasse, pêche, transport, énergie, industrie, artisanat, etc.). - les communautés scientifique et pédagogique, décentraliseront la connaissance, la sortiront des laboratoires, des universités, des écoles, des instituts. En particulier, les disciplines systémiques devront oeuvrer à la compréhension des notions complexes, à un large public. - Les entreprises privées et publiques pourront trouver leur place dans la démarche, si elles ont comme vocation de répondre à l’intérêt général, et si elles sont volontaires pour mettre en commun leurs outils.
L’ensemble des acteurs du territoire sont à mobiliser dans une démarche intégrale. Au même niveau, doivent pouvoir se rencontrer des humains issus de toutes les communautés, pour échanger et agir collectivement :
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- Les communautés ‘‘en marge’’ (voir p 48) seront présentes dans la démarche, car elles sont vectrices de valeurs essentielles, notamment de solidarité et de sobriété. La remise en cause des valeurs individualistes participent prioritairement de la construction de sociétés résilientes, de même que l’intégration sociale et l’acceptation des minorités culturelles.
Il paraît difficile d’envisager une telle rencontre, aussi inclusive. Sommes-nous prêts, avec nos certitudes, nos rancoeurs, nos a priori, nos dénis, nos visions parcellaires bien ancrées, à laisser une si grande place à l’autre dans notre paysage personnel ? Ne sommes-nous pas allés beaucoup trop loin dans la distanciation sociale, pour réconcilier des mondes totalement opposés en apparence, ou qui ne se sont jamais rencontrés ? Tout est dans la manière de se poser les questions...
- Les réseaux paysans (voir p 50) ont des compétences essentielles à transmettre, ils auront les moyens de s’exprimer, en milieu rural et urbain. Le monde agro-industriel doit arrêter de mentir, et de se mentir à lui-même. La société prend conscience de l’importance de la paysannerie, source massive d’emplois hautement qualitatifs. Les nouvelles trames paysagères se dessineront en particulier sur la base d’itinéraires techniques paysans.
Qu’avons-nous tous à coeur d’assurer pour nous-même, pour nos familles, pour notre entourage, si ce n’est des conditions générales de paix ? Sommes-nous capables d’assurer ces conditions de paix, en travaillant seul ou en groupes restreints ?
- Les réseaux alternatifs (voir p 52) forment un terreau humain motivé autant que désespéré, parfois enragé, assoiffé de liberté et amoureux du vivant. Cette énergie pourra s’exprimer avec passion, autrement que dans la seule contestation, voire confrontation. L’engagement, pour être efficace et ne pas épuiser des forces essentielles à la résilience, doit pouvoir s’investir de façon constructive, dans un cadre qui le permet.
La paix n’est-elle pas conditionnée par la qualité des liens entre les humains, mais aussi entre humain et non-humain ? Comment se détacher des vieux schémas de pensée, saturés de principes et de dogmes à en tuer le libre-arbitre ? Comment permettre l’émergence d’un cadre physique (et non dématérialisé), dédié à la rencontre et à la co-construction de visions partagées sur le territoire ?
- L’alternative ambiante (voir p 54) a matière à canaliser une énergie longtemps accumulée. Les débats menés dans l’entre-soi seront partagés et aboutiront sur des projets concrets. Certaines certitudes devront éclater, mais ça, c’est valable pour tout le monde.
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La proposition qui vient s’inscrit dans le cadre d’une conversion civilisationnelle, c’est à dire dans la construction volontaire et collective de nouvelles perspectives de vie des communautés humaines sur leurs territoires habités. La démarche paysagère peut apporter des outils en mobilisant l’intelligence collective, sur des projets qui définissent de nouveaux cadres et modes de vie. Elle peut radicalement dépasser la vision d’un paysage comme un territoire à équiper, une carte postale à protéger, ou un décor à planter. Par ailleurs, le temps des réunionites à n’en plus finir, chez un-tel ou une-telle, ou dans un quelconque local associatif, doit s’achever. L’époque des événements festifs sur un weekend, qui a demandé les efforts acharnés d’une poignée de bénévoles pendant une année entière (#Alternatiba), doit laisser la place à des projets pérennes, évolutifs, inclusifs et visibles dans l’espace. L’image des rond-points habités ne doit plus être synonyme de blocages, car c’est la route telle qu’elle est devenue qui bloque l’expression humaine, ne nous y trompons pas.
3. Des lieux en réseau, pour ancrer les transitions
Pour m’appuyer concrètement sur le projet dit ‘‘de transition’’ du futur port de Port-la-Nouvelle : ma proposition implique de remettre dès à présent en cause, au niveau politique, les objectifs même de ce projet, et de stopper l’avancement du chantier, le temps de définir une ligne claire pour le devenir du territoire régional. L’étude sectorielle des impacts de ce projet prouve une fois de plus l’inefficacité d’une telle procédure, les mesures de compensation étant parfaitement insuffisantes. La compensation doit a minima consister en l’affirmation à grande échelle d’un projet de transition inclusif, qui mette directement en lien les énergies humaines et les réalités du territoire, condition nécessaire pour assurer son habitabilité à court terme.
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Ainsi, si le futur port trouve une justification consensuelle dans le cadre d’un projet de transition à l’échelle de la région Occitanie (et il faudra pour ça revoir les formes du projet), il en va de la responsabilité de la Région de proposer un cadre favorable à la concrétisation d’une transition, au sens de conversion civilisationnelle. L’action de perturbation menée le 5 mars dernier lors de la plénière de la Région Occitanie réunissait des habitants de Montpellier, Toulouse, Perpignan, Narbonne, Port la Nouvelle, mais aussi du Tarn et d’Ariège... au sein de réseaux d’influence à ne pas sous estimer (Extinction Rebellion, Alternatiba, ANV, etc.). Elle doit résonner, en particulier en ce moment, comme une leçon d’humilité pour les décisionnaires. Les arguments donnés en retour, du type ‘‘proposez, vous, des alternatives’’, ne témoignent pas d’une réelle prise de conscience des enjeux actuels, de la part des humains qui font la politique aujourd’hui. Personne ne s’amuse au pied du mur, il s’agit de se comporter en adulte, dans l’intérêt de tous.
d’une alternative. Non pas au seul projet de port, mais au projet de société qui nous est imposé par le haut, et toutes les blessures irréversibles que ce projet annonce. Elle vient en renfort d’un texte en particulier, encore une fois de Bertrand Folléa, publié dans les Carnets du Paysage n°36 : ‘‘ Pour une politique paysagère de la Transition ’’. L’approche paysagère propose un nouveau cadre, de nouvelles modalités pour les chantiers du XXIème siècle. Elle propose de s’affranchir d’une vision aménagiste du territoire. Elle favorise la « réflexion qualitative à l’application quantitative ». Elle ne se contente pas de réduire la transition énergétique à « la succession d’implantation d’ENR». Elle priorise « l’action participative du public et non sa réaction négative ». Elle préfère « l’échelle domestique et locale plutôt que l’échelle industrielle ». Elle conçoit « la mixité des fonctions plutôt que l’exclusivité spécialisée. »
Il faudra veiller à limiter les conflits commun-public-privé, en trouvant les configurations justes. Il n’est pas question, par cette proposition, de prôner la fin de la propriété privée et des libertés individuelles. Ni de faire l’éloge d’une seule vision anarcho-communiste. Autant qu’il serait suicidaire d’ailleurs d’imposer une doctine néolibérale pour construire les sociétés de demain. En revanche, il s’agit de bien cerner les enjeux : s’il est évident que la liberté d’entreprendre doit être préservée, voire stimulée, on peut avancer que cette liberté doit être collective plus qu’individuelle, si l’on veut se donner les moyens de faire transition vers une (des) société(s) pacifique(s), où les uns n’écrasent pas les autres au nom d’une ‘‘liberté’’ fantasmée.
Des lieux dédiés à une réflexion partagée, sur le devenir de nos territoires vécus. Un cadre spacial où l’on pourrait se retrouver quand bon nous semble, où l’on définirait des règles communes, où l’on redécouvrirait la notion de commun. Des lieux accessibles, où l’on aurait envie d’aller, parce que là-bas, on peut s’écouter, on peut apprendre, on peut créer et encore expérimenter librement. ‘‘Va à la Zad !’’ me direz-vous. Et si c’était plutôt la Zad qui s’incarnait et s’inventait partout ? Il y a dans chaque ville des friches, des espaces marginaux, car pas dans les normes, abandonnés, sans vocation. Ces espaces attendent qu’on s’y intéresse. Pour concrétiser les transitions, il nous faut trouver une vision commune, une méthode commune et des outils communs. Et ce n’est pas simplement sur les réseaux sociaux qu’on peut y parvenir. Il nous faut garder
Imaginons des lieux, où l’on fabrique de l’action collective.
La présente proposition cherche à aller dans le sens
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L’accès doit être facile et confortable à pied, à vélo, en transports en communs, depuis les foyers urbains de proximité (quartiers habités, centre-villes...). Les connexions sont une condition essentielle pour que ces espaces soient fréquentés au quotidien. Il faut aussi un accès adapté pour la logistique, en somme, la présence d’une route stratégique à proximité directe. Ce ne sont des lieux ni centraux, ni isolés : ils marquent les lisières.
une trace physique, et pour ça capitaliser de la matière et des savoirs, dans des lieux spécifiques. Imaginons un traceur, où l’on peut imprimer les possibles et les faire mûrir dans l’espace et dans le temps, dans l’organisation collective de lieux ouverts et partagés. Le projet des tiers-lieux pourrait se concrétiser partout, sous des formes à réinventer en permanence. Ces lieux ne seraient pas conçus pour répondre aux seuls besoins de coworking et de télétravail. Ils incarneraient la métamorphose des paysages et des sociétés. Ils seraient des laboratoires dans lesquels on invoque l’intelligence collective et citoyenne, non pas comme simple force de proposition, mais dans une certaine mesure, comme instance de décision collégiale. Ils seraient les nouveaux lieux de la politique territoriale.
Ces lieux sont situés à la jonction d’espaces urbanisés et d’espaces ouverts fertiles, soit d’ espaces agricoles. Ces interfaces, dès le début, sont dimensionnés et aménagés pour alimenter directement des cantines collectives. Ce sont aussi des parcelles de formation, d’expérimentation, et de production de semences vouées à enrichir la diversité cultivée du territoire. Enfin, les sites doivent s’inscrire dans un réseau de lieu-archipels, plus ou moins dense sur le territoire. Un lieu ne doit pas se suffire à lui-même, et ne doit pas réunir les habitants d’un seul quartier. C’est un vecteur de lien, où tout le monde doit se sentir accueilli. Il doit aussi rayonner, dans son emprise physique, avec le territoire qui l’entoure directement (solidarité de quartier, soutien physique et psychologique, animations, etc.).
Réfléchissons à l’implantation de ces lieux. Il faut des espaces couverts importants, pour pouvoir installer de façon pérenne des équipement de vie et de travail, configurés collectivement. On préfèrera les friches industrielles, si la restauration est possible (c’est souvent le cas mais on fait généralement table rase quand il y a projet), ou les zones d’activités en perte de vitesse, qui offrent des surfaces généreuses et modulables et évitent de construire de nouveaux espaces. Il faut également des espaces ouverts en dur : là encore, les plateformes industrielles et les parkings de zones d’activités sont adaptés. Les extensions extérieures ne sont pas à négliger, afin d’accueillir beaucoup de monde et de stocker du matériel. On peut penser à des installations mobiles, marchés, foires, campements, etc.
Déterminons la vocation de ces lieux On vient y réfléchir aux orientations du territoire, en terme de mobilité, d’habitat, d’alimentation, de gestion des ressources, de solidarité et d’économie. Cela donne lieu à des cartographies collectives et dynamiques, qui permettent d’enclencher des actions et des chantiers concrets, et de ré-
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Melpomen vs Lafarge, à PLN (Photographie AB). Cette friche industrielle s’étend sur 3,5 Ha, dont 6000m² de surfaces couvertes. Le site, qui s’est construit en plusieurs étapes autour de l’industrie du soufre, a été abandonné en 2008, et reste sans vocation à ce jour. D’importants travaux de dépollution sont à prévoir. La proximité au terminal ferroviaire est idéale pour envisager des activités locales alternatives, sources d’emplois et d’autonomie à l’échelle du territoire.
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paraître et prendront localement plus ou moins d’importance, conditionnés soit par une ressource abondante, soit par un besoin spécifique, dans certains cas par l’urgence.
pondre rapidement aux situations d’urgence (accueil de réfugiés, pénuries, etc.). Un atelier au sens physique, participatif, permanent, d’un nouveau genre. Une équipe pluridisciplinaire, comprenant au moins un paysagiste, doit encadrer cet atelier. L’état des lieux du territoire est primordial, il doit être lisible et compréhensible par tous, et régulièrement mis à jour. Les connaissances de terrain accumulées jusque là par différents organismes (PNR, DREAL...) doivent être mobilisées et mises en perspective. L’état des lieux rend compte d’une veille environnementale et sociale active, qui permet de cerner précisément les vulnérabilités, les précarités, et de les situer dans l’espace. On élabore les bases d’une planification du territoire, mise en cohérence régulièrement au sein du réseau d’archipel.
La résilience alimentaire est au coeur des orientations du territoire. Cette thématique, avant même les considérations énergétiques, conditionne toutes les autres, au regard du risque systémique global. Le lieu est une base de travail pour assurer cette résilience. C’est une pépinière, une compostière de proximité, un laboratoire vivant, un jardin, à vocation pédagogique mais aussi productive. C’est un atelier intégral, voué à transmettre des techniques, des outils, et à généraliser l’agroécologie sur le territoire, de façon cohérente et non bornée. Le lieu doit produire, dès sa création, des arbres, fruitiers et forestiers, des semences paysannes, adaptées au terroir, et vouées à enrichir la diversité floristique, cultivée ou non. Le lieu est aussi équipé d’un laboratoire de transformation, de chambres froides ou glacières, d’une légumerie, d’une cantine collective, d’un marché solidaire. Le monde agricole conventionnel doit trouver dans ce lieu un cadre de conversion constructif, et efficace. L’enjeu est de trouver un terrain d’entente sur une nouvelle distribution foncière, sur de nouveaux itinéraires techniques (qui intégrent l’arbre dans des agrosystèmes complexes), sur de nouvelles façons de travailler et de gérer les ressources (eau, bois, matières organiques...). Le lieu est également le cadre d’une solidarité paysanne sur le territoire, où les questions d’aléas par exemple (inondation, sécheresse, ravageurs, érosion...) trouvent des réponses au sein de la communauté, et non pas par le seul biais d’un service public ou privé.
On vient dans ces espaces pour s’investir dans une dynamique de création. La diversité des domaines créatifs dépend de l’espace qu’on y alloue, des idées qui y prennent racine, et des ressources à disposition. Par exemple, les métiers du textile, du bois, du plastique, de la pierre, du métal, du cuir, etc. se développeront dans la mesure où ces ressources sont issues d’une gestion intégrée dans la nouvelle économie du territoire. Les métiers de l’économie circulaire pourront se diversifier, là encore selon les ressources à disposition. Le recyclage prendra rapidement une autre dimension, ainsi que le réemploi et la réparation. On développera la technologie en open-source, dans un effort de mise en commun des outils. L’énergie doit être produite principalement sur place. On veillera à gérer justement toutes les ressources à disposition : bois, hydrolectricité, solaire, éolien, méthanisation, et... énergie du vivant (humaine, animale, végétale). De cette diversité énergétique dépendront les capacités de production d’un lieu et de la communauté qui y est attachée. à moyen terme, de nouveaux métiers vont ap-
On y vient pour partager, avant tout des connaissances, des outils, des compétences spécifiques. Ce sont des lieux de
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Cartographie Qgis + photoshop (rĂŠalisation AB) : topographie du Narbonnais
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formation, des lieux dédiés à la Culture. On y organise des conférences, des projections, des ateliers collectifs. Les classes y viennent à tout âge, et ce régulièrement. C’est l’intermédiaire également entre les écoles, les laboratoires, les universités, la société civile, et les institutions. On y organise des séminaires, et des colloques ciblés sur des questions de transition du territoire, dans le but d’aboutir sur des projets concrets (fini le temps de l’entre-soi intellectuel, de l’auto-congratulation, en tout cas, ce ne seront pas des lieux pour ça). L’échange passe aussi par la fête, et ce sont des lieux qui permettent l’expression artistique, la rencontre des mondes, à travers des programmations culturelles ouvertes, inclusives et diversifiées. L’échange, c’est aussi la consommation, et elle y est largement locale, solidaire, écologique, et décarbonée. Ce sont des lieux de foires saisonnières, drainant des productions de toute la région, on peut aussi payer en nature et par le biais de monnaies locales. Le prix libre et l’échange de services sera valorisé.
se mettre en place en autogestion, en fonction des énergies humaines initiatrices et mobilisatrices. On veillera à éviter toute dérive autoritaire sur les lieux, et il faudra définir un cadre juridique clair et commun à tous les lieux, qui devra être cohérent avec les lois des systèmes politiques mis en place aux échelons supérieurs.
Des lieux pour diffuser le commun Sur le papier, le rêve est facile. Il pourrait être étoffé à l’infini, ce n’est pour l’instant qu’une ébauche. Trop facile ? trop utopiste ? Si l’on considère que les transitions doivent se concrétiser absolument à l’horizon 2030, et donc s’engager dès aujourd’hui, il faut que l’on parte dès maintenant sur des projets qui fassent lien, qui permettent à chacun de participer à la définition des conditions de vie collective. Il en va de l’intérêt de tous, y compris des états qui, autrement, seront confrontés inexorablement à des forces insurrectionnelles légitimes. à toutes les échelles, et en particulier au niveau communal et intercommunal, il est dans l’intérêt général de faciliter rapidement l’émergence de ces cadres physiques, propices à l’expression d’une intelligence collective, et leur mise en réseau.
Enfin, ce sont des lieux d’accueil, ouverts 24h/24 et 7j/7. Des moyens sont mis en place pour permettre, notamment dans l’urgence, de protéger les plus fragiles. Les personnes déracinées ou dans le besoin y trouveront un gîte, un couvert, au moins temporaire, et une assistance médicale et psychologique, en renfort local des structures spécialisées. Elles pourront bénéficier d’une solidarité collective inconditionnelle. Les lieux sont régis par des règles décidées collectivement, en assemblées ouvertes, sur la base d’une charte commune à créer et à faire évoluer. La gouvernance interne est horizontale, chaque personne évoluant dans le lieu peut proposer et se faire entendre, selon son implication. Les outils démocratiques sont institués dès l’ouverture des lieux. L’organisation interne peut
Il sera irresponsable et inefficace, alors qu’on parle aujourd’hui de relance post-Covid19, de tout miser, encore et toujours, sur l’armement massif des forces de police, sur le déploiement de technologies dangereuses comme la 5G, et de faire aveuglement confiance aux multinationales (CAC40, GAFAM et autres), principaux responsables des désordres actuels. C’est se placer du mauvais côté de l’histoire, quoi qu’il arrive. C’est promettre aux populations des conditions de chaos pour le futur, et affirmer le contraire sonnerait comme un mensonge.
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Cartographie Qgis + photoshop (rĂŠalisation AB) : hydrographie du Narbonnais
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En revanche, il y a des chantiers à impulser, des investissements importants à faire tant qu’on le peut, et il faut les engager à bon escient, pour l’intérêt général. La responsabilité des gouvernements est de permettre l’organisation des solidarités entre territoires, en vue des ruptures systémiques à venir.
Les réseaux de lieux-archipels permettent de repenser les moyens de se déplacer et de considérer l’espace commun, dans leur vocation sédentaire autant que nomade. Impulsée au sein des lieux, une nouvelle dynamique pourra ensuite prendre racine dans chaque quartier, par l’appropriation collective des espaces publics et privés. La vocation productive des ‘‘espaces verts’’ pourra se ré-affirmer en territoire urbain : parcs, squares, berges, friches urbaines... mais aussi jardins privés. La pelouse tondue régulièrement vit ses derniers moments. Il faudra faire sans pétrole pour gérer les espaces ouverts. Les habitants des quartiers pavillonaires pourront (voire devront) repenser l’organisation de leurs parcelles, aussi petites soient-elles, pour soulager le stock alimentaire local. On pourra par exemple, selon la configuration de l’îlot de quartier, mettre en commun des espaces de culture, par la seule suppression des clôtures inter-parcelles. La mise en commun d’une simple cabane à outil, d’un compost et d’une serre peut faciliter grandement l’expression de nouvelles pratiques agraires, au sein même d’une communauté urbaine. La configuration et la vie des quartiers sera profondément bouleversée. Les garages, les caves et les greniers seront peu à peu désencombrés, pour retrouver de nouvelles fonctions : ateliers, séchoirs, stockage de denrées, etc. Autant d’aspects qui, localement, seront à envisager, si l’on veut répondre aux événements de pénuries et de rationnements qui se profilent.
La particularité fondamentale des lieux décrits précédemment, c’est qu’ils sont à la fois des lieux d’ancrage, et des lieux de passage. On y vient pour apporter, pour prendre, pour échanger, pour partager, et repartir nourri. Une société résiliente, en situation continentale, entretient une forte complémentarité entre sédentaires et nomades. En Europe de l’Ouest, la Culture ‘‘carbonée’’ a favorisé la sédentarité, et la mise en place de structures économiques de moins en moins efficaces. La gestion des stocks en flux tendu, la décentralisation, la financiarisation, etc. sont rendues perceptibles dans le paysage par l’implantation d’infrastructures ponctuelles, surfaciques ou linéaires, de proportions massives. Pipelines, silos, plateformes portuaires, autoroutes... le paysage pétrolier ne se montre pas, c’est stratégique, on en a honte. Par contre, tout en reléguant le monde nomade dans la marginalité, le déplacement, lui, va bon train. Le paysage automobile évoque les flux de véhicules vides qui se gênent, chaque jour, dans les banlieues métropolitaines. Ce sont aussi des concessionnaires qui occupent le quart des surfaces dans chaque zone d’activité ; des rues, des ruelles, des boulevards qui n’ont plus d’autre vocation que de fournir du stationnement, tuant toute expression culturelle ; des bouchons encore, sur la route des plages. La voiture a pris toute la place et il continue d’en arriver en masse. L’industrie automobile doit cesser de produire du neuf, le paysage est encombré, on ne circule plus.
Les routes trouveront d’autres fonctions également. Le réseau viaire s’est considérablement développé en quelques dizaines d’années, et c’est une chance. La place actuelle des véhicules est néanmoins à repenser. Il faudra hiérarchiser : quelles routes pour quelles vitesses ? pour quelles fonctions ? Les autoroutes garderont leur fonction logistique et stratégique à
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Cartographie Qgis + photoshop (rĂŠalisation AB) : les lieux urbains et les routes du Narbonnais
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grande échelle. Les routes nationales, départementales, et de rang inférieur, seront reconsidérées, avec a minina un partage obligatoire entre modes de déplacement (pistes cyclables rendues obligatoires, routes ombragées, vitesses fortement limitées). Ce processus de revitalisation des réseaux secondaires permettra d’intégrer le nomadisme dans une économie globale. Les activités mobiles pourront dépasser le stade de l’anecdotique : scieries, abattoirs, pressoirs, forges, etc. La gestion des espaces ouverts sera organisée selon des parcours de transhumance de cheptels intercommunaux, définissant les espaces communs. Cela donnera lieu, peu à peu, à un remembrement important du foncier agricole, selon des continuités déterminées collectivement, en particulier autour des axes routiers et des cours d’eau urbains. Ces parcours ré-ancreront les métiers de l’élevage, en permettant de valoriser les pelouses en milieu urbain, le long des routes, et sur des continuités prairiales plantées par exemple de fruitiers hautetiges. La taille des troupeaux dépendra des espaces traversés, on développera des cartographies, locales à régionales, pour envisager cette nouvelle dynamique ‘‘ruro-urbo-pastorale’’.
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La résilience alimentaire engage directement le citoyen dans ses choix de vie. La capacité de production demande des investissements au plus près des foyers.
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Formation, mise à disposition du matériel, banques de semences, compost et serres communales accessibles, stockage des eaux pluviales, etc. Autant de projets à intégrer sur les franges rurales, urbaines et périurbaines. De nouveaux status professionnels paysans seront à définir dans ce cadre, au vu de la diversité des pratiques paysagères invoquées quotidiennement. (Photographie AB)
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Reprenons succinctement les éléments du schéma prospectif, qui résume les propos du mémoire : comment le lire et comment s’y positionner ? Nous sommes partis de constats sociaux et environnementaux, qui pointent plusieurs réalités actuelles : la biocapacité terrestre est en chute libre, plaçant les sociétés mondiales actuelles dans un climat d’incertitude sans précédent. Les contestations sociales se radicalisent, et révèlent un état de stress pré-traumatique, exacerbé par un ressenti d’injustice avéré. Le système thermo-industriel, à l’origine de la financiarisation du monde et d’une mondialisation incontrôlable de l’économie, vit ses derniers instants d’opulence. Il ne semble pas enclin à passer la main, ni même à engager des réformes à la hauteur des enjeux, pour l’intérêt général. Peut-être en est-il incapable, il ne prouve pas le contraire. Pour l’heure, il impose aux sociétés une trajectoire moribonde pour l’avenir, et ne tient debout que par le mensonge.
Le chantier est ouvert
L’état des connaissances de la complexité des systèmes terrestres et sociaux (entre autres) n’aura jamais fini de se compléter, mais il a atteint un stade qui ne permet plus de faire l’autruche, de dire qu’on ne savait pas. L’ensemble des acteurs politiques, économiques, culturels et territoriaux a intérêt à se repositionner dans ce contexte, s’il ambitionne de répondre aux attentes réelles des sociétés présentes et futures. Il s’agit de résilience, et donc d’anticipation et de préparation. Le calendrier est serré, les temps d’incertitudes vont devenir la règle, à l’instar de la crise actuelle. Des objectifs clairs de résilience à l’horizon 2030 ne sont pas un luxe. Les chantiers du XXème siècle n’ont, pour beaucoup, plus lieu d’être, en particulier lorsqu’ils sont symptomatiques d’une croissance compulsive inconsidérée. Les pseudo-mesures poli-
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tiques qui envisagent une croissance verte ou un développement durable à des horizons farfelus (2050 ou plus tard), ne doivent plus duper quiconque. L’avenir n’est pas là, sauf peutêtre pour une poignée d’irresponsables. Il s’agira de replacer la marge au centre. La transition est une affaire de tous et ne peut pas être écrite en huis-clos. Les alternatives sont nombreuses, foisonnantes, elles méritent qu’on leur donne les moyens structurels de s’exprimer. Si on parle de transformations de nos cadres et de nos modes de vie, il est souhaitable qu’aucune communauté ne soit laissée de côté. Si l’échelle locale est propice à la montée en capacitation des habitants sur le devenir de leur territoire, on travaillera à plus grande échelle, pour envisager les solidarités et l’intégration de toutes les formes de nomadisme au sein de réseaux ancrés spatialement. L’enjeu majeur est aujourd’hui de garantir dans le temps des conditions de paix pour les communautés humaines, sédentaires et nomades, dans leur contexte terrestre.
de perception sensible des paysages vécus. Le paysage, comme école de pensée, devra en ce sens s’ouvrir, sortir définitivement de son cocon élitiste, diversifier ses approches, les rendre accessibles, semer des graines partout... ce qu’il a commencé à faire. Ce mémoire ne s’arrête pas là. Pour ma part, ce dossier engage une seconde étape du diplôme : le projet de fin d’études. Prenant appui en Narbonnais, un paysage se dessine, celui du Delta de l’Aude. Un bassin de vie entre Narbonne et Béziers, un paysage vulnérable, touché par des précarités historiques, que les changements climatiques et systémiques vont renforcer. Comment continuer d’habiter un territoire dans ce cadre-là ? Il faudra préciser, confronter l’eutopie au concret, déconstruire certains éléments pour en conforter d’autres. C’est un chantier permanent qui s’engage, pour la société dans son ensemble. Les outils sont là, partout, et n’attendent qu’à être réunis et utilisés. Chacun et chacune tient une place dans une équipe quelque part, tant les compétences invoquées sont nombreuses, et tant les tâches sont variées. Le tout, à cet instant, est de cerner individuellement et collectivement ce que l’on veut construire.
La démarche paysagère s’inscrit dans ce cadre universel. Elle se présente comme un outil pertinent pour répondre aux attentes de résilience, à toutes les échelles. Elle favorise la prise en compte d’intérêts très divers autour de considérations communes, et peut mobiliser très largement tout au long des processus de projet, si tant est qu’on lui donne les moyens de procéder. De la conception au chantier, jusqu’à la gestion dans le temps des espaces vécus, la diversité des actions dans laquelle peut s’inscrire la démarche paysagère est un atout pour engager des métamorphoses nécessaires et urgentes. Outil pour faire lien, elle participera à l’émergence d’une intelligence collective appliquée au territoire, qui permettra de redéfinir, sur des bases communes, les notions d’espace, de mouvement, de lieu, de réseau, d’usages, de besoins, de ressources, mais aussi
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Le paysage comme récit commun
Du global ... Covid-19 ?
toujours en marche ?
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perte de confiance
en marche... COP23 COP22
chambres consulaires, DREAL DDTM CAUE syndicats, fédérations, PNR ONF etc . associations, coopératives, etc.
Système ThermoIndustriel
l’Alternative ambiante les réseaux alternatifs
COP21
les réseaux paysans
états, collectivités , régions Sociétés publiques et privées
les réfugiés du chaos
COP25 COP24
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colonialistes fascistes
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les communautés ‘‘en marge’’ et tous
les artistes ...
acteurs territoriaux
systèmes barbares
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racistes
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sexistes
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g o l o c é t e
spécistes
espaces, outils, savoirs, savoir-faire, savoir-être... empiriques, scientifiques, techniques, artistiques...
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r u o p , s e é g a
t r a p s e t u o r s
e d t e x u e i l s
autogestion gouvernances horizontales
participative
climatologie écologie hydrologie géologie géographie ethnologie archéologie psychologie etc.
capitalistes
Mise en commun des
recherche - action
sciences complexes
esclavagistes
Universités écoles Laboratoires Instituts ...
permacultures territoriales
synergies d’archipels
s e r i a t séden
s e d a m o n t e
paysages résilients
complexité appliquée économie agronomie
urbanisme éducation paysage
informatique architecture médecine politique
etc.
... au local