L'Afrique des routes

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L’AFRIQUE DES ROUTES Histoire de la circulation des hommes, des richesses et des idées à travers le continent africain Sous la direction de Catherine Coquery-Vidrovitch

à la mémoire de Georges Balandier (1920-2016)

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SOMMAIRE p. 58 p. 8

p. 24

L’AFRIQUE DES ROUTES, POURQUOI ?

1 LES PREMIERS TEMPS D’ÉCHANGE

p. 26

LES PREMIERS OUTILS DU MONDE

p. 32

L’ART RUPESTRE

p. 38

LES PREMIÈRES ROUTES DU NIL

p. 46

CHASSE ÉGYPTIENNE AUX ÉLÉPHANTS D’AFRIQUE

p. 50

L’AFRIQUE ROMAINE

p. 54

CARTHAGE, UNE VILLE AFRICAINE

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2 LES SIÈCLES D’OR IXe-XVIe SIÈCLE

p. 60

ÉCHANGES ET POUVOIR DES ORIGINES AU XIX e SIÈCLE

p. 74

LES SYSTÈMES D’ÉCHANGES : LES MONNAIES

p. 78

LES PERLES

p. 82

LES ROUTES DE L’OR AFRICAIN AU MOYEN ÂGE

p. 90

L’OR AFRICAIN : ANALYSE ET GÎTES AURIFÈRES

p. 96

L’IVOIRE AFRO-PORTUGAIS : UN NOUVEAU LANGAGE

p. 104

LES TEXTILES

p. 110

ÉCHANGES DANS L’OCÉAN INDIEN : L’AFRIQUE DE L’EST DU VIIIe AU XVe SIÈCLE

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p. 122

LES POTEAUX FUNÉRAIRES

p. 128

LA CIRCULATION DES MASQUES

p. 134

COMMERCE ET ISLAM DANS L’OUEST AFRICAIN

p. 144

QUELQUES MOMENTS LE LONG DES ROUTES DU MÉTAL AU NIGERIA

p. 154

p. 156

p. 162

p. 164

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p. 172

LES CULTURES AFRICAINES À L’ÉPREUVE DE LA TRAITE ATLANTIQUE, XVIIe-XIX e SIÈCLE

p. 178

LE VODOU D’HAÏTI

p. 182

LES ROUTES DE LA CHRÉTIENTÉ

p. 194

KOUMBI SALEH, UN SITE-CARREFOUR AU CŒUR DU SAHEL

DE LA VILLE CRÉOLE À LA VILLE COLONIALE, XVIIIe-XX e SIÈCLE

p. 204

CIRCULATION DES PLANTES ET DES MATÉRIAUX

LA RÉVOLUTION DES ROUTES, XIX e-XX e SIÈCLES

p. 214

LE TRAVAIL DANS LES COLONIES PORTUGAISES

p. 216

JOHANNESBURG AUJOURD’HUI

p. 222

L’ART POPULAIRE

p. 228

MAMY WATA

p. 234

DE LA ROUTE DES OBJETS À LA NATION DES ARTISTES

p. 240

ANNEXES

3 LES TEMPS MODERNES ET CONTEMPORAINS LES ESCLAVES D’AFRIQUE ET LES DIASPORAS, XVe-XVII e SIÈCLE

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L’AFRIQUE DES ROUTES, POURQUOI ? Par Gaëlle

Beaujean et Catherine Coquery-Vidrovitch

Philip Kwame Apagya (né en 1958) Come on Board!, 2000 Tirage à développement chromogène. 84,6 × 65 cm Genève, CAAC, collection Pigozzi

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ette histoire est la plus vieille du monde ; les spécialistes sont aujourd’hui d’accord pour situer les origines de l’être humain dans l’Afrique au sud du Sahara, centro-orientale et australe. Après avoir longtemps cru que Lucy, découverte au Kenya, en était un des plus anciens spécimens, on situerait aujourd’hui plutôt en Afrique australe, et quelques millions d’années auparavant (6-7 millions ?), l’émergence de l’ancêtre de ce qui devait devenir, vers 150 000 avant notre ère, Homo sapiens, toujours en Afrique à partir de laquelle, à plusieurs reprises, se fit la dispersion. De cette préhistoire ou “histoire initiale”, les vestiges sont nombreux depuis les origines. On trouvera ici un exemple de découvertes toujours renouvelées. Pendant des millions d’années, et ce jusqu’à la colonisation dont l’un des objectifs a été de stabiliser ces mouvements,

les peuples africains ont circulé. Le continent, à l’exception de quelques hauts reliefs au Nord, au Sud et en Éthiopie, est composé de larges espaces plans, bassins hydrographiques de grands fleuves (Nil, Niger, Congo, Zambèze) ou plateaux datant de l’ère primaire, de plus en plus élevés vers l’Est. Ce fut une géographie favorable aux transhumances, aux échanges entre biens vivriers et produits du désert, entre sel et fer, entre or et sel, entre cultures. Ces échanges ont favorisé migrations agraires, défrichements forestiers et commerce intense, de relais comme à longue distance. Cette circulation des hommes et des biens, par voie terrestre ou fluviale, a laissé des traces révélées par les objets et les documents. Il n’a guère existé en Afrique d’isolat humain total, même de la part de peuples refoulés par l’invasion d’autres peuples : gens du désert au Kalahari (de langues à clic koi-san), ou “Pygmées” des forêts qui ont toujours fourni et échangé la viande de chasse avec les cultivateurs sédentaires dont ils ont adopté la langue. En témoignent la dispersion des langues et les syncrétismes culturels et religieux révélés par la dissémination des objets. Ainsi, à l’origine du très large groupe des locuteurs de langues bantoues, il y a 4 000 ans, des groupes de fermiers cultivant le mil et maîtrisant le travail du fer se déplacèrent progressivement vers le sud en raison du recul des précipitations, le long d’une frontière mouvante2 : la réduction – voire la quasi-disparition – vers le nord de la forêt dense leur permit de se développer vers le sud et le sud-est en moins de 2 000 ans. Organisés en hameaux familiaux, pratiquant l’agriculture du mil sur brûlis, ils provenaient d’un environnement de savane entre la zone nigéro-camerounaise et l’Afrique de l’Est. Certains se mirent à pratiquer l’élevage à la faveur d’une alternance des saisons accrue il y a 2 500 ans.

1. Bloch, 1949.

2. Lézine et Holl, 2013.

Afrique a été étonnamment oubliée dans l’histoire du monde, non seulement depuis la genèse de cette discipline au XIXe siècle, mais aussi dans les conceptions modernes de la mondialisation, qui continuent de considérer la place de l’Afrique comme marginale. Le problème idéologique auquel l’Occident est confronté renvoie à une définition caduque mais néanmoins enracinée, qui plaçait l’écriture comme point de rupture avec le temps initial de la préhistoire. Or le terme “histoire” vient du mot grec “enquête”, et l’historien Marc Bloch a confirmé depuis longtemps qu’en histoire “tout est source1”.

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LES PREMIÈRES ROUTES DU NIL Par Aminata

Sackho-Autissier, musée du Louvre

Prisonnier nubien Entre 1290 et 1069 av. notre ère, époque ramesside. Égypte Faïence siliceuse. 11,2 × 2,8 × 8,3 cm Paris, musée du Louvre, département des Antiquités égyptiennes

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Taharqa présente des vases à vin au dieu Hémen 690-664 av. notre ère, XXVe dynastie pharaonique. Règne de Taharqa, pharaon nubien (Soudan actuel). Bois, bronze, schiste, argent, or. 19 × 26 × 10 cm Paris, musée du Louvre, département des Antiquités égyptiennes PA R A M I N ATA S A C K H O-A U TI S S I E R

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DE L’HISTOIRE INITIALE AUX FORMATIONS ÉTATIQUES* AVANT L’ARRIVÉE DES PORTUGAIS AU XVe SIÈCLE

* CITÉES DANS LE CATALOGUE

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LES SYSTÈMES D’ÉCHANGES : LES MONNAIES Par Aurélien

Gaborit, musée du quai Branly - Jacques Chirac

Boîte liturgique ade Ori Baayanni Fin du XIXe-début du XXe siècle Style Yoruba. Nigeria Cauris, perles de verre, cuir, métal. 64 × 27 × 27 cm Paris, musée du quai Branly – Jacques Chirac

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4 1. Pagne monnaie Vers 1930 Style Kuba. République démocratique du Congo Raphia. 63 × 69,5 cm 2. Pièce thaler à l’effigie de Marie-Thérèse d’Autriche XVIIIe siècle. Autriche. Collecté en Éthiopie. Argent. 4,1 × 0,2 cm 3. Monnaie en forme d’ancre de marine mandjong Début du XXe siècle Style Kwele. République du Congo Fer. 20,3 × 2,5 × 39 cm 5

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6 5. Manille, monnaie XIXe siècle République du Congo, ville de Mindouli Cuivre. 1,4 × 6,6 × 8,2 cm 6. Monnaie XIXe siècle Style Luba. République démocratique du Congo, région du Katanga Cuivre. 2,1 × 0,5 × 1,9 cm

1. / 2. / 3. / 4. / 5. / 6. Paris, musée du quai Branly – Jacques Chirac

4. Boîte liturgique ade Ori Baayanni (détail). Fin du XIXe-début du XXe siècle Style Yoruba. Nigeria Cauris, perles de verre, cuir, métal 64 × 27 × 27 cm

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LES ROUTES DE L’OR AFRICAIN AU MOYEN ÂGE Par François-Xavier

Fauvelle , directeur de recherche CNRS et Caroline Robion-Brunner , université de Toulouse

Attribué à Abraham Cresques Atlas catalan en six volets. Deux volets représentant l’Afrique et le pèlerinage du roi du Mali. 1375. Espagne, Palma de Majorque. Vélin, encre, or, bois. 64,5 × 25 cm par volet Paris, Bibliothèque nationale de France, département des Cartes et Plans

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e roi, nous le connaissons par de nombreuses sources arabes1. C’est Mûsâ Ier, roi du Mali. Si des informations à son sujet ont filtré jusqu’à Majorque, c’est que sa notoriété fut formidable après son passage au Caire en 1324, sur la route du pèlerinage aux lieux saints de l’islam en Arabie. Les

chroniqueurs égyptiens du XIVe siècle ont relaté l’effet produit par le passage de Mûsâ, de sa cour et des milliers de pèlerins musulmans ouest-africains. Le roi était pieux, droit, généreux. Et même dispendieux, comme il convient à un souverain musulman. On se souvenait de ses dons et gratifications, et qu’il avait tant dépensé d’or lors de son séjour au Caire que le cours du dinar, la monnaie d’or du monde islamique, s’était durablement déprécié. Quelques auteurs affirment que des commerçants de peu de scrupules avaient abusé de la naïveté de Mûsâ en pratiquant des prix hors de raison. Cette générosité ostentatoire répondait à un objectif politique : affirmer la puissance d’un pouvoir fondé sur le métal précieux, s’imposer comme partenaire commercial privilégié. Une grande partie de l’or mis en circulation dans le monde médiéval, avant la découverte de l’Amérique, fut d’origine africaine. Il faut néanmoins préciser les conditions de cette mise en circulation depuis diverses régions d’Afrique en suivant les routes depuis les gisements aurifères jusqu’aux débouchés septentrionaux2. C’est l’occasion aussi de remettre en question quelques idées préconçues et de suggérer les pistes à venir. De nombreux gisements aurifères sont aujourd’hui exploités en Afrique. Mais les connaissances géologiques actuelles ne permettent pas de reconstituer la carte des exploitations anciennes. D’une part, certains gisements (comme ceux du Rand sud-africain) sont restés inexploitables jusqu’à l’ère industrielle en raison de leur profondeur dans le sous-sol. D’autre part, les procédés actuels permettent d’exploiter des minerais à teneur très faible inexploitables par des méthodes traditionnelles. Il faut donc s’en tenir aux localisations mentionnées dans les textes anciens ou observées par les archéologues. Quatre régions principales d’Afrique ont connu une activité minière ancienne : le désert

1. Traductions de Cuop, 1985.

2. Devisse, 1990.

a Bibliothèque nationale de France détient un bijou cartographique, l’Atlas catalan. Il est daté de 1375 et ses auteurs sont probablement des cartographes juifs de Majorque aux Baléares. L’une des cartes présente une synthèse des connaissances nautiques et géographiques de la Méditerranée occidentale et des régions continentales, depuis la mer du Nord jusqu’au fleuve Niger. Au bas de la carte (ci-contre et p. 85), le long de ce qui est alors l’horizon du monde connu des cartographes, s’étire une série de figurations, d’ouest en est : un navire catalan, celui de Jacmé Ferrer, qui a reconnu l’archipel atlantique des Canaries ; des tentes de nomades dans l’Ouest du Sahara ; un personnage blanc, le visage ceint d’un turban, sur un dromadaire ; quelques icones stéréotypées mentionnant des localités importantes : “ ville de Mali ”, “ Sudan ”, “ Tenbuch ” (Tombouctou). Puis vient un personnage assis sur un trône peint à la feuille d’or. Il est noir de peau. Il porte une couronne d’or et tient dans une main un sceptre fleurdelisé. L’autre main élève à hauteur du visage une boule d’or qu’il semble montrer au monde. La légende en catalan dit : “Ce seigneur noir est appelé Musse Melly, seigneur des Noirs de Guinée. Ce roi est le plus riche et le plus noble seigneur de toute cette partie par l’abondance de l’or qui se recueille en sa terre.”

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Collier. Trésor d’El Hadj Omar. Fin du XVIIIe-début du XIXe siècle. Style Songhay. Mali, ville de Ségou. Or, argent. 25 × 3 × 17,5 cm. Paris, musée du quai Branly – Jacques Chirac PA R M A R I A F I L O M E N A G U E R R A

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LES TEXTILES Par

Aude Chaufourier, musée national des arts asiatiques – Guimet

Jacques Grasset de Saint-Sauveur (1757-1810) “Roi de Congo” vêtu d’étoffes importées. 1795 Gravure en eau-forte et aquarelle sur papier. 52 × 37 cm Paris, musée du quai Branly – Jacques Chirac

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LES ESCLAVES D’AFRIQUE ET LES DIASPORAS e e XV -XVII SIÈCLE Par

Antonio de Almeida Mendes, université de Nantes Jacques Grasset de Saint-Sauveur (1757-1810), d’après un dessin de Labrousse, Marchand d’esclaves de Gorée, 1796 Gravure en eau-forte et aquarelle sur papier. 42 × 32 cm Paris, musée du quai Branly – Jacques Chirac

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qui aboutit à l’indépendance de 1804, aux manipulations du dictateur François Duvalier, utilisant ses connaissances de l’ethnographie et du vodou pour asseoir son pouvoir, jusqu’aux combats menés aujourd’hui contre les sectes protestantes nord-américaines voulant extirper cette religion considérée comme diabolique, le vodou est véritablement au cœur de la vie politique et sociale du pays. Le vodou est devenu la source d’un art typiquement haïtien, mêlant la représentation des esprits traditionnels à une créativité contemporaine étonnante. Parfois eux-mêmes vaudouisants, nombre d’artistes réalisent des pièces incorporant ou juxtaposant figures traditionnelles du vodou, iconographies chrétiennes, objets et matériaux modernes recyclés les plus divers (poupées, jouets, bijoux, miroirs). Beaucoup de ces créations, parfois totalement fantasmagoriques, se retrouvent dans les temples vodou, d’autres prennent le chemin d’expositions et de musées, les frontières entre sacré et profane, entre rituel et marché de l’art restant très perméables.

Myrlande Constant (née en 1968) Bannière Bawon, 2005. Haïti Fibres synthétiques, perles de verre et de plastique, satin 149 × 124 cm Paris, musée du quai Branly – Jacques Chirac

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LA RÉVOLUTION DES ROUTES XIX e -XX e SIÈCLES Par Odile

Goerg, université Paris Diderot-Paris 7

Michel Ristorcelli Femme peul dont la coiffure est ornée de pièces françaises Première moitié du XXe siècle. Guinée, Fouta Djalon, Labé Tirage sur papier baryté. 11 × 11 cm Paris, musée du quai Branly – Jacques Chirac

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our l’Afrique, les XIXe et xxe siècles sont des moments de rupture : les rythmes de circulation s’accélèrent, les régions concernées se multiplient. Plusieurs facteurs l’expliquent : l’interdiction de la traite atlantique et la recherche de nouveaux produits à exporter, la montée de pouvoirs politiques expansionnistes – États musulmans et empire de Samory Touré (p. 213) en Afrique de l’Ouest, État zoulou de Chaka en Afrique australe avec migrations et brassages des populations environnantes au XIXe siècle –, l’évolution des techniques de communication, la présence puis la conquête progressive par les Européens qui ouvrent la voie vers l’intérieur (p. 212). Ces stimulations à la circulation se greffent sur des pratiques antérieures tout en inaugurant les prémices de la mondialisation actuelle. Via les moyens rapides de déplacement, puis Internet et les réseaux satellitaires, la diffusion est aujourd’hui instantanée : quelle représentation plus saisissante que celle des migrants fuyant les régimes autoritaires (Érythrée, guerres d’Afrique centrale) ou cherchant une vie meilleure, s’éclairant avec leur téléphone portable, cordon ombilical qui les relie au pays ?

L’ACCÉLÉRATION DES MOYENS DE COMMUNICATION

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u bateau à vapeur, qui s’impose au milieu du XIXe siècle, au chemin de fer et à la construction de routes carrossables à la fin du XIXe siècle, puis à l’avion au XXe siècle, de nouveaux modes de communication touchent de larges portions de territoires auparavant isolés.

En 1869, l’ouverture du canal de Suez accélère les rotations maritimes et la diversité des routes avec les autres continents. La navigation à vapeur favorise l’exportation de produits qui vont compenser la perte née de l’interdiction de la traite atlantique – proclamée en 1807 par la Grande-Bretagne et réitérée à partir du congrès de Vienne en 1815. Pour rentabiliser la colonisation dominent les matières grasses (arachide, huile de palme) mais aussi la gomme arabique utile au textile, certaines épices, ou encore le bois pour la teinture et les chantiers navals ; s’y ajoutent les minerais découverts à partir des années 1870 en Afrique centrale et australe : diamant, or, cuivre. En échange affluent textiles, métaux, alcools bas de gamme, verroterie, produits manufacturés ruinant l’artisanat local, mais lui procurant aussi des matières premières que les artisans vont s’approprier avec créativité. Les perles de verre, commercialisées depuis longtemps sur les côtes africaines, deviennent un des éléments de prestige monopolisés par le sultan Njoya, à la cour de Foumban (Cameroun contemporain) (p. 207). Les pièces de monnaie européennes côtoient les cauris ou l’ambre pour décorer les coiffures de femme (ci-contre). La navigation océanique met aussi en relation des hommes. Des marins piroguiers, originaires du Liberia actuel, les Kru, forts de leur expertise, forment des communautés le long de la côte mais aussi dès le XIXe siècle à Liverpool. Avec eux circulent images et instruments de musique. Des bateaux nordiques qui voguaient à la Renaissance avec en proue la sirène, introduite en Afrique peut-être par les Portugais, ont pu inspirer les marins qui ont, vers la fin du XIXe siècle, rapporté de Hambourg l’image de la charmeuse de serpent indienne qui va nourrir la figure de Mamy Wata, déesse de l’eau aux pouvoirs ambigus1 (p. 228). 1. Voir, infra Drewal.

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LES CHEMINS DE FER ET LES CENTRES MINIERS

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Porteurs de caoutchouc 10 mars 1944. Congo, Ouesso Aix-en-Provence, Archives Nationales d’Outre-Mer PA R O D I L E G O E R G

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DE LA ROUTE DES OBJETS À LA NATION DES ARTISTES Par Gaëlle

Beaujean, musée du quai Branly – Jacques Chirac

Sommet de masque Vers 1930. Style Baga. Guinée Bois, pigments. 34,5 × 28 × 44 cm Paris, musée du quai Branly – Jacques Chirac

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es artefacts africains circulèrent bien plus tardivement vers l’Europe que les matières premières et les produits agricoles. À la Renaissance, du côté européen, les commerçants portugais furent les premiers à commander et exporter de la sculpture africaine en ivoire (p. 96, 229). En revanche, les objets de styles locaux décrits ou dessinés dans la littérature ne remportèrent aucun suffrage. Ils furent qualifiés de “sauvages”, de “fétiches” ou encore d’“idoles”. Du XVIe au XIXe siècle, la littérature associe ces formes “primitives” à de la “caricature” et du “grotesque”1.

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n Europe de l’Ouest, l’arrivée de ces objets provoqua de profondes transformations non seulement dans la perception et la connaissance de l’Afrique subsaharienne, mais aussi dans la reconnaissance de ces arts visuels. Suivant l’exemple de Paris, dans la deuxième moitié e du XIX siècle les explorateurs et les militaires engagés dans la conquête coloniale rapportèrent les premiers artefacts. Des milliers d’objets africains quittèrent ainsi le continent par voie maritime vers la capitale française. Là, ils furent présentés dans les Expositions universelles, au musée de l’Armée et au musée d’Ethnographie du Trocadéro, créé depuis 1878. Si le public découvrait à travers ces objets des spécimens, des trophées de guerre (p. 71, 90), certains y décelaient des arguments pour poursuivre l’action coloniale, quand d’autres se montraient critiques envers le discours proposé ou sensibles au vocabulaire singulier des formes. Celles-ci n’échappèrent pas à quelques

artistes. Depuis les années 1860, Paris était en proie à une crise dans le domaine des arts visuels2. L’émancipation d’artistes envers l’académisme amorça une mutation qui se cristallisa avec les avant-gardes au début du XXe siècle. Dans le sillage de Gauguin, les peintres Picasso, Matisse, Vlaminck ou Derain s’intéressèrent aux arts exotiques, tant ceux venus d’Europe que de terres lointaines. En rupture complète avec l’art officiel des Salons, et dans un esprit de compétition, des mouvements picturaux naquirent à partir de 1905, par exemple le fauvisme ou le cubisme. Avec d’autres, ils partageaient une sensibilité pour les artefacts d’Afrique et d’Océanie qu’ils qualifièrent d’“art nègre” et qu’ils estimaient, à juste titre, contemporains. Mais, contrairement aux assertions des historiens de l’art dans la seconde moitié du XXe siècle, il n’y eut pas de mouvement identifié à cette époque comme relevant du primitivisme. Le terme “primitif ” posait et pose toujours problème, et ces artistes n’adhéraient pas à ces préjugés. Daniel-Henry Kahnweiler, galeriste qui représentait Picasso, expliqua : “[…] il me faut m’inscrire, une fois de plus, en faux contre la thèse d’une influence directe de l’art africain sur les deux peintres cubistes d’alors, à savoir Picasso et Braque. Il s’agit d’une “convergence.” Ils trouvèrent dans l’art africain un art qu’ils devinaient frère3. Ces recherches plastiques, opposées aux canons acadé4 miques , rendirent les artistes modernes réceptifs à l’art africain. Ils avaient saisi qu’ils appartenaient à un même groupe social sans frontières5, une même famille, la nation des artistes. Dans le premier tiers du XXe siècle, une nouvelle conjugaison entraîna l’arrivée de plus en plus massive d’objets vers 2. Joyeux-Prunel, 2016, p. 56 sq. 3. Kahnweiler, 1963, p. 224 et 227. 4. Heinich, 2005, p. 50.

1. Connelly, 1995, p. 85 et 89.

5. Herskovits, 1959.

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Yinka Shonibare MBE (né en 1962) La Méduse. 2008. Bois, mousse, tissu wax, acrylique, coton 212,2 × 137,2 × 167,6 cm Monaco, Nouveau musée national

Sommet de masque (détail) Vers 1930. Style Baga. Guinée. Bois, pigments 34,5 × 28 × 44 cm Paris, musée du quai Branly – Jacques Chirac

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