AUTEURS
Saumya Agarwal
Dat-Wei Lau
Titulaire d’un doctorat en études transculturelles de l’université de Heidelberg
Chargé des collections chinoises à la bibliothèque de l’École française d’Extrême-Orient, Paris
Assistante de recherche à l’India Foundation for the Arts, Bangalore, Inde
Bernard Benoliel Directeur de l’action culturelle et éducative à la Cinémathèque française, Paris
Adrien Bossard Conservateur du patrimoine, directeur du musée départemental des arts asiatiques, Nice
Yves Cadot Maître de conférences en langue et civilisation japonaises, université Toulouse – Jean-Jaurès
Jean-Baptiste Clais Conservateur des collections Asie et porcelaines, département des Objets d’art, musée du Louvre, Paris
Catherine Despeux Professeur honoraire de l’Institut national des langues et civilisations orientales, Paris
Sam Ho Conservateur, chercheur et écrivain spécialiste du cinéma, basé à Hong Kong et à Bellingham (Washington), États-Unis
Seikou Ito Maître shihan (directeur technique) d’aïkido Koubokai Moine au Jyoshoji, temple bouddhiste Nichiren, Yokohama, Japon
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La rencontre du bouddhisme et de l’aïkido
Catherine Despeux
Seikou Ito
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carte Les arts martiaux en Asie
Fabien Mauro Auteur, spécialiste du cinéma de science-fiction japonais, contributeur cinéma pour le magazine Otomo, Paris
COMBAT MYTHIQUE
Stéphane du Mesnildot Journaliste et écrivain, spécialiste du cinéma asiatique, Paris
Hidenori Okada Conservateur, National Film Archive of Japan, Tokyo, Japon
Conservateur du patrimoine, responsable de l’unité patrimoniale des collections Asie du musée du quai Branly – Jacques Chirac, Paris
Pascal-Alex Vincent Cinéaste et enseignant à l’université Sorbonne nouvelle, Paris
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Le pays intérieur, entre représentation et introspection : peinture de paysage et arts martiaux en Chine
Le soleil noir des samouraïs
Adrien Bossard
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Le cinéma d’arts martiaux hongkongais : Orient et Occident, ancien et nouveau, Nord et Sud Sam Ho
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Gardiens et dieux guerriers
Tous les hommes sont frères : le cinéma de Chang Cheh
Julien Rousseau
Stéphane du Mesnildot
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Hanuman et la lutte indienne (kushti)
Bruce Lee, combats en série et one-man show : à propos du Jeu de la mort
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Julien Rousseau
Saumya Agarwal
Bernard Benoliel
CHINE JAPON
Fausto Fasulo Directeur artistique adjoint chargé de l’Asie au Festival international de la bande dessinée d’Angoulême
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Wushu et tai-chi : arts martiaux externes et internes
Stéphane du Mesnildot et Julien Rousseau
NOTE DE L’ÉDITEUR Directeur de la rédaction de la revue ATOM
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Arts martiaux d’Asie : mythologie, histoire et cinéma
Le symbole 👊 indique les œuvres exposées. Toutes les œuvres exposées ne sont pas reproduites dans le catalogue. Du fait de la diversité des disciplines et des périodes abordées, nous avons pris le parti de respecter la volonté de chaque auteur concernant l’ordre d’apparition des noms personnels et des noms de famille japonais mentionnés. De manière générale, nous avons utilisé la méthode pinyin pour la romanisation des noms des personnes chinoises, mais, pour les acteurs et les réalisateurs de films hongkongais, nous avons utilisé les noms sous lesquels ils sont le plus connus.
LES POINGS VENGEURS DU KUNG-FU
LA VOIE DU GUERRIER
Stéphane du Mesnildot
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Lady Yakuza et ses sœurs Stéphane du Mesnildot
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Akira Kurosawa et les samouraïs Pascal-Alex Vincent
219
Tatsuya Nakadai, le dernier samouraï Entretien avec Stéphane du Mesnildot
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Les affiches de films de sabre Hidenori Okada
239
Dessiner, c’est combattre : une introduction au manga de sabre Fausto Fasulo
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Mecha et superhéros : épéistes de demain Fabien Mauro
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Les jeux vidéo de combat
Jean-Baptiste Clais
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chronologie De Shaolin à Bruce Lee 59
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chronologie Des samouraïs aux budō
Shaolin contre Mandchous : arts martiaux et politique
Une histoire des arts martiaux japonais
Dat-Wei Lau
Yves Cadot
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Bibliographie
Les informations sur la carte, les chronologies, les légendes développées et les notices ont été rédigées par Stéphane du Mesnildot (sdm) et Julien Rousseau (jr).
LES ARTS MARTIAUX EN ASIE
INDE (kerala)
KALARIPAYATTU
Indonésie ET Malaisie
L’appellation pancak silat regroupe un grand nombre d’écoles martiales du monde malais. Autrefois réservés aux classes militaires, ces arts martiaux se sont orientés vers les techniques d’autodéfense à mains nues ou armées, utilisant notamment le kriss, poignard malais caractérisé par sa lame ondulée. Il existe également des formes de pancak silat rituelles et chorégraphiques, accompagnées d’orchestres de gong.
Laos, Thaïlande, Cambodge et myanmar
Les boxes d’Asie du Sud-Est (muay lao, muay thai, kun khmer et lethwei birman) proviennent d’anciennes techniques militaires de combat à mains nues. Elles utilisent des projections au sol, des coups de pied, poing, coude, genou et, pour le lethwei, des coups de tête. Dans la seconde moitié du xixe siècle, avec l’influence de la boxe anglaise du marquis de Queensberry, les combats sont divisés en reprises et se déroulent sur un ring, avec des gants à la place des bandages traditionnels.
PANCAK SILAT
corée du nord corée du SUD
P
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japon
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N CÉA
BOXES D’ASIE DU SUD-EST
CHINE
CHINE
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MALAISIE
malaisie indonésie AN OCÉ 500 KM
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DU
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MYANMAR
Corée du nord et corée du sud TAEKKYEON ET TAEKWONDO
Japon N
indonésie
Cet art martial trouve ses racines dans les anciennes techniques militaires du Kerala, à mains nues ou armées (massues, poignards doubles, lances, bâtons et petits boucliers). Les enchaînements, parfois inspirés de postures animales, se combinent à des exercices respiratoires et à la connaissance des points vitaux de la médecine antique (ayurveda). Le moine Bodhidharma, probablement originaire du Kerala, est considéré comme le fondateur légendaire à la fois du kalaripayattu et des arts martiaux chinois de Shaolin.
BUDŌ
Les arts martiaux chinois ont des origines multiples. Ils sont issus de l’armée de métier, mais aussi de milices populaires ou d’organisations religieuses et politiques, comme le temple Shaolin dont se réclament un grand nombre d’écoles. Leur lointaine origine pourrait se trouver dans les danses rituelles exorcistes inspirées d’animaux et les gymnastiques thérapeutiques, attestées il y a plus de deux mille ans. Les écoles martiales ont aussi intégré la méditation bouddhique ou la recherche d’alchimie interne taoïste pour développer la force physique et mentale.
Le viet vo dao, aussi appelé vovinam, a été créé à Hanoi en 1938 par Nguyen Loc à partir des anciens arts martiaux vietnamiens, dont la lutte (vo vat). Il combine force et souplesse, en utilisant pieds, poings, coudes, genoux, ainsi que des techniques d’autodéfense contre des attaques armées. Sa devise : La main d’acier et le cœur bon.
Désignés sous les noms génériques d’arnis, eskrima ou kali, les arts martiaux philippins intègrent de manière originale l’influence des wushu chinois, des silat malais et de l’escrime espagnole. Ils développent des techniques à mains nues et à mains armées de bâtons, de sabres et de couteaux. Les mouvements circulaires à double sabre sont particulièrement spectaculaires et typiques des arts martiaux d’Asie du Sud-Est.
Le taekkyeon, art martial coréen, utilise d’amples mouvements circulaires, souples et puissants. Il inspire le taekwondo, fédéré à partir des années 1950 en Corée du Sud par le général Choi Hong-hi et devenu discipline olympique en 1994. Littéralement « voie du pied et du poing », le taekwondo utilise les poings et de redoutables coups de pied aériens, visant à toucher précisément les points faibles de l’adversaire avec le talon.
Les budō se forment à partir de la fin du xixe siècle en puisant dans les anciennes techniques de combat (bujutsu) des guerriers (bushi). En 1882, Jigorō Kanō crée le judo à partir des jūjutsu (anciennes techniques à mains nues) et promeut les arts martiaux pour leurs vertus physiques, morales et sociales. À partir de 1895, l’Association du martial et de la vertu du Grand Japon (Dai Nihon butokukai) commence à rassembler les différentes disciplines pour les diffuser dans le pays.
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GARDIENS ET DIEUX GUERRIERS Julien Rousseau
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2 👊 Buste de Vishnou, viie siècle Inde, Uttar Pradesh Grès, 46 × 35,5 × 19,5 cm Zurich, musée Rietberg, inv. RVI 110, acquisition avec le soutien de la ville de Zurich
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La représentation du combat dans les arts hindous-bouddhiques trouve son origine dans les Védas, premiers textes religieux indiens compilés entre 1500 et 500 av. J.-C. Les dieux védiques (deva) y affrontent d’anciennes divinités locales (asura et yaksha), transposant dans le mythe l’arrivée du peuple arya d’origine indoeuropéenne en Inde du Nord. Vaincus, les yaksha et les asura seront convertis à l’hindouisme et au bouddhisme, des siècles plus tard, pour devenir les gardiens et les intendants des dieux ou du Bouddha. En Inde, l’iconographie martiale fait référence au patronage des arts par l’élite dirigeante des guerriers (kshatriya). À travers les images religieuses, les kshatriya élèvent leurs activités militaires au domaine du divin. Les épopées et recueils mythologiques hindous (purana), sources narratives des arts, relatent les faits d’armes des dieux guerriers défenseurs de l’ordre sociocosmique (dharma), auxquels s’identifient les rois conquérants. Outre leur forte idéologie politique, les luttes divines contre les démons recouvrent plusieurs niveaux de signification,
comme allégorie de la libération et de la connaissance. LE COMBAT DES ORIGINES, LA PÉRIODE VÉDIQUE Au milieu du IIe millénaire av. J.-C., les anciennes citésÉtats de la vallée de l’Indus s’éteignent après avoir rayonné pendant environ huit siècles. Les Arya, peuple indo-européen venu du nord-ouest de l’Iran, maîtrisant le cheval et le char, franchissent alors l’Indus. Ils établissent leur civilisation dans le Doab, entre les vallées du Gange et de la Yamuna, avant de s’étendre jusqu’au Deccan. Ces nouveaux arrivants introduisent le système des castes, le sanskrit et les premiers Védas, lesquels seront complétés plus tard, entre 1500 et 500 av. J.-C. Historiquement, rien n’atteste la conquête des cités de l’Indus par les Arya, mais la mythologie védique va ancrer cette idée, évoquant des dieux guerriers « briseurs des villes fortes » (puramdara) des Dasyu, les premiers habitants1. Les Védas se déroulent sur fond de guerre entre deux mondes. Le premier, obscur 1 Angot 2001, p. 42.
DE SHAOLIN À BRUCE LEE Dynastie Zhou
Dynastie Han
1046-256 av. J.-C.
206 av. J.-C.- 220 apr. J.-C.
Des danses rituelles exorcistes, inspirées de postures d’animaux, sont données, notamment au Nouvel An, pour chasser calamités et démons. Ces danses liées à l’équilibre du monde vont perdurer dans les arts martiaux, en particulier dans les styles internes.
Les combats chorégraphiés font partie des arts du spectacle, comme le jonglage et la danse.
Dynastie Qin
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XIIIe SIÈCLE Formation de la société du Lotus blanc. Ses membres, issus des classes pauvres et des minorités ethniques, pratiquent les arts martiaux et se rassemblent la nuit autour de cultes messianiques. Par la suite, les sociétés secrètes et les rébellions populaires fonderont des écoles martiales.
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Dynasties du Nord et du Sud 317-589
↑ Gardien céleste (lokapala) en armure, dynastie Tang (618-907) Chine, Mogao Bois peint Paris, musée national des arts asiatiques – Guimet
La gymnastique des cinq animaux du médecin Hua Tuo imite le tigre, le cerf, l’ours, le singe et l’oiseau, pour procurer force et longévité. Les gymnastiques thérapeutiques influeront sur les entraînements et les enchaînements des arts martiaux.
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221-206 av. J.-C. Le terme wushu désigne la lutte et l’escrime militaires.
Dynastie Song
↑ La Société du Lotus blanc, xviiie siècle (?) Chine Encre sur papier New York, The Metropolitan Museum of Art
960-1279 À PARTIR DU XIIe SIÈCLE
↑ Bodhidharma (Damo), xviie siècle Chine Porcelaine New York, The Metropolitan Museum of Art
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FIN DU Ve - DÉBUT DU VIe SIÈCLE
↑ Soldat du mausolée du premier empereur Qin Shihuangdi, 210 av. J.-C. Chine, Shaanxi, Xi’an Terre cuite
↑ Reconstitution de la bannière peinte sur soie de Mawangdui (détail), description des mouvements et postures d’animaux utilisés par la gymnastique thérapeutique (daoyin), 168-145 av. J.-C. Chine, Hunan Peinture sur soie Paris, musée national des arts asiatiques – Guimet
D’après la légende, le moine Bodhidharma (Damo) fonde le temple et le « poing de Shaolin » (Shaolin quan). Le bouddhisme chan, mieux connu sous son nom japonais (zen), dont il est aussi le fondateur mythique, se développe un siècle plus tard. Les moines Shaolin défendent leur temple contre les bandits et les bêtes sauvages. Ils sont réputés pour leurs aptitudes martiales et vénèrent Vajrapani, le gardien du Bouddha.
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↑ Vajrapani, ixe siècle Chine, Dunhuang Peinture sur soie Paris, musée national des arts asiatiques – Guimet
Shaolin possède ses propres techniques de combat, utilisant notamment le bâton monastique et des gestes canoniques du Bouddha (mudra), parmi lesquels la « main de fer ».
↑ Jet Li dans le rôle de Wong Fei-hung, La Secte du Lotus blanc, Tsui Hark, 1992
Dynastie Tang 618-907 621 Lors de la bataille de Hulao, Shaolin prête main-forte aux armées Tang contre la dynastie Sui (581-618) rivale. Cette victoire assoit le pouvoir des Tang et vaudra à Shaolin le soutien des empereurs ultérieurs.
↑ Buddha’s Palm (part 1), Ling Yun, 1964 Des sociétés d’arts martiaux se créent et coopèrent avec l’armée de métier.
Dynastie Ming 1368-1644 Légende de création du taiji quan (« boxe du faîte suprême ») par Zhang Sanfeng, associé au site taoïste du mont Wudang.
TENUE MILITAIRE DE PARADE DE L’EMPEREUR QIANLONG ⇉ 45
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Dynastie Qing (1644-1912), règne de Qianlong (1736-1795) Chine Soie brodée, velours, fourrure, acier, laiton, or et pierreries 227 × 82 cm Paris, musée de l’Armée, inv. 2018.0.172 / G 749 ROB
L’empereur portait cette tenue exceptionnelle pour inspecter ses armées avant et après les batailles, ainsi que lors de la grande revue des troupes, tous les trois ans. Le décor brodé évoque l’harmonie universelle à laquelle participe le pouvoir impérial. De l’océan primordial s’élèvent les montagnes de la terre, alors que le ciel s’anime de nuages à cinq couleurs associées aux éléments naturels (bleu/bois, rouge/feu, jaune/terre, blanc/métal, noir/eau). Parmi ces éléments et sur le couvre-nuque se déploient des dragons à cinq griffes, symbole de l’empereur « fils du ciel ». Cette créature hybride, qui tient de l’oiseau, du serpent, du poisson, ainsi que du cervidé et du cochon, renforce la dimension cosmologique du décor. D’autres dragons en relief entourent le sommet du casque en métal, agrémenté de perles et d’émeraudes. jr
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↑ 46 Lang Shining (Giuseppe Castiglione, 1688-1766), Portrait équestre de l’empereur Qianlong en tenue militaire de parade, dynastie Qing (1644-1912), règne de Qianlong (1736-1795), 1739 (?) Chine Encre et couleurs sur soie, 322,5 × 232 cm Beijing, Palace Museum
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le cadre de l’intégration complexe du nord et du sud de la Chine, et des efforts déployés pour trouver un équilibre entre la partie et le tout. La dureté s’accroît encore avec l’arrivée de Bruce Lee dans les années 1970. La dimension yang gang est alors portée à son comble, et les films inspirés par la masculinité déchaînée et la vigueur sauvage de Lee vont dominer pendant des années. À partir de ces nouveaux sommets, le cinéma de wu xia n’avait d’autre choix que de s’adoucir. RIRE D’ÊTRE DUR
68 Cheng Pei-pei dans L’Hirondelle d’or, King Hu, 1966
AUSSI DUR QU’IL EST POSSIBLE « Ce qui est dur ne dure pas, ce qui est doux ne protège pas », lit-on dans un roman de Jin Yong. (Les mots chinois gang et rou, respectivement « dur » et « doux », peuvent aussi se traduire par « brutal » ou « fort » et par « mou » ou « tendre ».) Cette expression de la philosophie taoïste, fondamentalement liée aux arts martiaux chinois dans la recherche de l’équilibre entre le yin et le yang, s’applique également à l’évolution du cinéma d’arts martiaux. Inévitablement, la douceur des films d’action va provoquer une réaction de la part des hommes. Dans les années 1960,
les réalisateurs masculins commencent à contre-attaquer, et avec force. Le plus brutal d’entre eux est Chang Cheh, qui donne à ses longs métrages un côté musclé : les armes tranchent et frappent férocement, les coups sont violents, le sang gicle abondamment. Ses films ont été qualifiés de yang gang, terme qui associe la chaleur solaire du yang et la dureté du gang. Ils ont reçu un accueil phénoménal, en particulier de la part des jeunes hommes, qui se sont précipités pour voir, par exemple, Un seul bras les tua tous (1967, ill. 70). Les films doux, colorés par des sensibilités féminines, pouvaient difficilement résister à un tel assaut ; ils s’éteignent donc dans les années 1970. Mais il y a une autre dimension à ce conflit. Le yang gang,
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L’effet sismique provoqué par Bruce Lee est désormais entré dans la légende ; toutefois, bien qu’ayant partout suscité la passion et enflammé l’imagination, son jeu était trop marqué par une gravité furieuse pour durer très longtemps. Après sa mort, l’industrie cinématographique de kung-fu s’efforce de perpétuer son héritage en mettant en scène des combats brutaux, mais, engagée dans une impasse, elle dépense beaucoup d’énergie à chorégraphier triomphant et percutant, est des actions qui, quoique complexes, apparu du côté mandarin du cinéma de Hong Kong, tandis que la tendance sont routinières et sans imagination. Les producteurs opposée, en perte de vitesse, s’emploient, en vain, à trouver était du côté cantonais. un successeur à Lee. Plusieurs Le mandarin, dialecte du Nord, est Bruce Lee potentiels se présentent, la langue nationale : il a un poids mais aucun ne parvient à égaler historique et le privilège sa magie. du pouvoir. Le cantonais est L’un d’eux est un ancien un dialecte du Sud, une forme plus parlée et plus locale. Le cinéma cascadeur qui a joué dans plusieurs mandarin bénéficiait aussi de plus films sans jamais atteindre gros budgets et d’un personnel la notoriété. Il est sur le point mieux formé ; ses réalisateurs d’abandonner sa carrière quand étaient les vétérans d’une une formidable occasion s’offre industrie qui, établie avant à lui à la fin des années 1970. la guerre, a attiré après la guerre Deux grandes occasions, en fait : un public de plus en plus cultivé. Le Chinois se déchaîne, sorti En outre, les films d’action en 1978, suivi peu après, la même sans violence étaient une sorte année, du Maître chinois, tous d’aberration, et il était naturel deux réalisés par Yuen Woo-ping. que ce cinéma regagne en intensité. Le cinéma de wu xia entre La nouvelle ère des wu xia pian, dans une nouvelle ère. Ce Bruce Lee raté est Jackie inaugurée par Chang Cheh et ses Chan (ill. 71), et la nouvelle confrères, s’inscrit donc dans
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TOUS LES HOMMES SONT FRÈRES LE CINÉMA DE CHANG CHEH Stéphane du Mesnildot
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Surnommé le parrain du cinéma de Hong Kong, Chang Cheh naît en 1923 et meurt en 2002 après avoir réalisé plus de quatrevingt-dix films. Dans les années 1960, au sein de la Shaw Brothers, il invente avec King Hu (L’Hirondelle d’or, 1966) le wu xia pian (film de sabre chinois) moderne, empruntant notamment au western italien et au film de sabre japonais. Son premier grand succès est Un seul bras les tua tous, en 1967, où il crée son personnage récurrent du sabreur manchot. Rompant avec la tradition des dames d’épée, il bâtit une mythologie de l’héroïsme masculin et révèle les jeunes stars du cinéma d’arts martiaux tels le sombre Wang Yu, les frères de sang Ti Lung et David Chiang, le viril Chen Kuan-tai ou encore le candide Alexander Fu Sheng. Ses films des années 1960 prennent le plus souvent pour cadre l’époque de la chevalerie et relèvent du wu xia pian. La vague du kungfu imposée par Bruce Lee au début des années 1970 le pousse vers des films noirs ou d’action (Vengeance, 1970 ; Le Justicier de Shanghai, 1972 ; Four Riders, ← 72 Duel sauvage, Chang Cheh, 1971
1972) situés au xxe siècle. Il introduit également un nouveau genre, le kung-fu Shaolin, où les moines du célèbre temple résistent contre la dynastie Qing (16441912) (Le Monastère de Shaolin, 1974 ; Les Disciples de Shaolin, 1975). Il ouvre ainsi la voie à son directeur des combats Lau Kar-leung (aux génériques sous le nom mandarin de Liu Chia-liang), qui signe en 1978 le mythique La 36e Chambre de Shaolin. Chang Cheh continuera de tourner jusqu’en 1993 mais ne retrouvera pas le faste et le succès de ses années Shaw Brothers. Son influence reste cependant primordiale chez les cinéastes hongkongais : un de ses assistants, John Woo (The Killer, 1989 ; À toute épreuve, 1992), révolutionnera le film d’action mondial en y déplaçant le goût pour les effusions de sang et l’amitié virile de son mentor. Véritable auteur reconnaissable à ses obsessions et à ses motifs, Chang Cheh n’a eu qu’un seul objectif : retracer la geste sanglante et magnifique des chevaliers chinois. LE BAIN DE SANG HÉROÏQUE La culture chinoise ne manque pas de récits épiques, en particulier
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82 👊 Bruce Lee: King of Kung-Fu, Felix Dennis et Don Atyeo, 1974 Magazine
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SEUL EN SCÈNE
avant de s’ériger en parabole sur l’art de s’adapter, Le Jeu Aux trois gardiens du temple de la mort ressemble du début qu’il a eu le temps de rencontrer, à la fin à un show à l’américaine, Bruce Lee oppose bien sûr à un one-man show : des nunchakus sa technique, son jeet kune do, jaunes fluo qui créent l’effet cet art de l’adaptation au point d’une image stroboscopique, de prendre l’autre de vitesse, un fin bambou vert (la baguette au point idéalement d’agir dans du chef d’orchestre ?) qui le temps intentionnel de l’action siffle et fouette, des baskets de l’autre : « Entre l’idée ultra-stylées. Et, bien sûr, de frapper et le coup effectif, assorti aux autres accessoires, combien de temps avez-vous perdu ? », un survêtement jaune à bandes enseignait son personnage dans noires, costume de scène hérité un épisode de Longstreet (une de Longstreet et expression série américaine dans laquelle flagrante d’une modernité Lee a joué avant de revenir à Hong irrespectueuse (ou délivrée) Kong pour tourner Big Boss)6. du passé quand ses deux premiers Et combien de fois, en effet, adversaires arborent fièrement a-t-il été plus rapide que ses leur tenue traditionnelle. Au nom adversaires en devançant leur de l’ajustement à toute situation pensée et la sienne ? Ou, s’il et comme au catch – parfois défini encaisse trois saisies-projections comme un sport-spectacle –, tous consécutives de Ji Han-jae les coups sont permis. Il peut tout – une minidéfaite qui constituerait autant mordre (l’un de ses conseils le moment négatif de toute dans Longstreet) et frapper initiation –, la quatrième fois Ji Han-jae à l’entre-jambes il retourne le mouvement qu’écraser le pied nu d’Abdulà son avantage. Jabbar. Comme le disait si bien Mais, avant tout et Liu Chia-liang, le réalisateur essentiellement, Lee oppose et chorégraphe de La 36e Chambre sa présence. Une présence sans de Shaolin (1978) : « La courtoisie équivalent dans Le Jeu de la mort, traditionnelle chinoise était qui fait de ses acolytes, les deux étrangère à Bruce Lee8. » mercenaires qui l’accompagnent, Comme un jazzman, il se lance de simples faire-valoir, des dans des solos : il sautille, versions mal dégrossies et un peu bondit et rebondit, avance jalouses de lui et, à même le plan, et recule, programme et déprogramme ses premiers spectateurs forcément une action, crée et casse admiratifs. Une présence qui fait le rythme, déploie une inépuisable de ses adversaires des doubles inventivité gestuelle, inaugure un peu à la traîne ou des reflets sous nos yeux le breakdance. de lui-même, telles les attaques Il porte son nunchaku à sa bouche, vers l’avant de Dan Inosanto et de la langue en touche ou ses démonstrations de nunchaku l’extrémité comme s’il en avait qui répètent celles de Lee, fait chauffer le bois à force comme vues dans un miroir. C’est de le faire tournoyer, soit cette présence inouïe qui fait une idée et une mimique presque d’emblée de Lee un faux outsider aussi délirantes que ce moment et la vraie attraction. Avant d’Opération Dragon où Lee goûte d’apparaître comme une fable sur le sang de sa blessure… le thème du Chêne et le Roseau7, 6 Diffusé sur ABC le 16 septembre 1971, l’épisode s’intitule « The Way of the Intercepting Fist », soit la traduction américaine du cantonais jeet kune do. 7 Bruce Lee avait prévu d’ouvrir Le Jeu de la mort par une séquence dans un paysage
d’hiver. La branche d’un gros arbre finissait par céder sous le poids de la neige, tandis qu’à côté un saule, apparemment plus fragile, pliait et s’adaptait ainsi à un environnement hostile. 8 Assayas et Tesson 1984, p. 29.
trois conséquences. D’abord, cinq années de batailles épiques entre ces familles. Ensuite, la perte du contrôle des terres par la cour : en 1185, Yoritomo obtient le droit de nommer des shugo (gouverneurs militaires) dans chaque province et contrôle ainsi tout le pays depuis Kamakura, le siège de son gouvernement militaire. Concrètement, cela vient complexifier la réalité locale où, aux autorités de la cour et des shōen, vient se superposer celle des shugo. Enfin, l’établissement du premier shogounat, lorsque Yoritomo obtient le titre de shogoun en 1192. Si le pouvoir réel est désormais aux mains des guerriers, l’institution impériale demeure, et les shogouns en ont besoin pour légitimer leur autorité comme délégation du pouvoir par l’empereur. La fidélité à ce shogounat est fondée sur la récompense, en particulier en terres, et le système s’effondrera d’ailleurs à la suite des tentatives d’invasions mongoles, en 1274 et 1281, guerres défensives et sans terres gagnées. Après une brève restauration impériale, le bushi Ashikaga Takauji (1305-1338-1358) chasse en 1336 celui qu’il avait aidé à prendre le pouvoir, l’empereur Godaigo (1288-1318-1339), et fait introniser Kōmyō (1322-13361348-1380), lequel le nommera shogoun en 1338. S’ouvre ainsi la période Muromachi (13361573) et le deuxième shogounat, qui connaîtra son apogée sous le troisième shogoun, Ashikaga Yoshimitsu (1358-1368-1394-1408), à qui l’on doit le pavillon d’Or. Le troisième niveau du bâtiment est un temple zen, et affirme donc le lien entre zen et guerriers. Autour du pavillon d'Or, Yoshimitsu organise un mécénat des meilleurs artisans du pays. Cet attrait pour l’art est à la fois une réaction à un complexe – les bushi ont le pouvoir, mais l’aristocratie a la culture – et une orientation
forte : un guerrier ne saurait être qu’un rustre, il se doit d’être éduqué. Avec l’affaiblissement du shogounat de Kamakura et les difficultés initiales de celui des Ashikaga, les anciens shugo avaient gagné en indépendance. Concrètement, ils s’étaient substitués aux kokushi et, en plus de l’autorité armée, s’étaient emparés des questions économiques et de gestion du territoire. Ce sont désormais des shugo daimyō. Yoshimitsu ne va pas leur retirer leurs prérogatives mais va les contraindre à des marques d’allégeance. Puis, de 1467 à 1477, les guerres d’Ōnin auront pour conséquence l’effritement du pouvoir central et le repli de chaque shugo daimyō sur son territoire. Dès lors, chacun ne se préoccupe plus que de son « pays », livrant bataille pour l’agrandir ou le défendre. Les shugo daimyō se muent alors en sengoku daimyō, « seigneurs de la guerre » : c’est la période sengoku jidai, « époque des provinces en guerre », qui représente un siècle de batailles incessantes. Pour le combat, les sengoku daimyō s’appuient sur les yori.oya, vassaux de haut rang, bushi, et les yoriko, vassaux inférieurs. Parmi eux, si les ashigaru sont plutôt spécialisés dans les armes, la plupart sont des gunshūyaku, des paysans exonérés d’impôts en contrepartie de leur participation aux batailles. Bien sûr, au fil
→ 86 👊 Armure composite de type uchidashi dō tōsei gusoku, époque d'Edo (1603-1868), xviie siècle Japon Métal repoussé, damasquiné d’or et d’argent et laqué, soie, 143 × 59 cm Paris, musée de l’Armée, inv. 3368 I / G 750 ROB
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119 Raizō Ichikawa interprète Kyōshirō Nemuri dans la série du même nom, 1963-1969
BUSHIDO ET ROMANTISME NOIR Également interprète de Ryūnosuke Tsukue dans la trilogie Le Passage du Grand Bouddha (1960) de Kenji Misumi, Raizō Ichikawa est issu d’une célèbre famille d’acteurs de kabuki. Vêtu d’un kimono noir et très maquillé, Ichikawa introduit dans le film de sabre une ambiguïté sexuelle anticipant les samouraïs androgynes du manga. Comparé à celui de Nakadai, son jeu est plus stylisé et moins excentrique. Si Nakadai donne l’impression de brûler sous sa peau, Ichikawa est une créature de glace. Héritage de sa formation théâtrale, ses gestes semblent obéir à un rituel ancestral. À l’origine de la hantise du héros de Tuer ! (Kenji Misumi, 1962) : l’exécution de sa mère, coupable de trahison, par son propre père sur ordre du shogoun. Dans les autres films de Misumi,
L’Orphelin (1964), La Lame diabolique (1965) mais surtout dans la série des Kyōshirō Nemuri (1963-1969), l’acteur développe un personnage œdipien hanté par des figures paternelles. Mais, plus encore qu’un sang maudit, ce qui lui est transmis est une maîtrise surnaturelle du sabre et la faculté d’ôter en un seul geste la vie à ses adversaires. La lame devient une prolongation de son inconscient et de ses pulsions de mort. Dans Tuer ! le sabre n’est plus qu’une abstraction et Ichikawa peut se servir d’une simple branche de cerisier. Son rôle le plus célèbre est celui de Kyōshirō Nemuri ou le « fils de la pleine lune » (ill. 119-120). Conçu pendant une messe noire, il est le bâtard d’un missionnaire portugais et d’une princesse japonaise. Bien qu’il mette toujours son sabre du côté du bien, il est le jouet de puissances occultes
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qui lui interdisent le repos et le bonheur. Sa botte secrète est la fameuse passe de la pleine lune, qui consiste à faire tourner lentement sa lame pour hypnotiser son adversaire. Ichikawa était tout désigné pour entrer dans l’univers de l’écrivain Yukio Mishima (ill. 121). Il commence par interpréter l’étudiant du Pavillon d’Or (1958) de Kon Ichikawa qui, bouleversé par la beauté absolue du célèbre temple de Kyoto, choisit de le brûler. Dans Le Sabre (1964) de Kenji Misumi, toujours d’après Mishima, il est le capitaine idéaliste d’une école de kendo. Son éthique inflexible lui fait choisir le suicide lorsque ses camarades, pour qui il s’agit d’un simple sport, contestent son autorité. Mishima portera ce fétichisme du sacrifice rituel à son extrême, jusqu’à faire se confondre son art et sa vie. En 1966, il réalise et interprète le moyen métrage Rites d’amour et de mort qui se déroule pendant l’insurrection des officiers de l’armée impériale du 26 février 1936 (ou ni-ni-roku). Ceux-ci, considérant que le pays est corrompu par le capitalisme et gouverné par les industriels, voulaient redonner les pleins pouvoirs à l’empereur. Bien qu’elle ait été fomentée en son honneur, Hirohito réprima violemment la rébellion. Plusieurs officiers furent exécutés et d’autres se firent hara-kiri. Tenu à l’écart par ses camarades car il est nouvellement marié, un officier décide de les rejoindre dans la mort. Dans ce classique du cinéma d’avant-garde, le rituel est scrupuleusement filmé, depuis la pointe du sabre s’enfonçant dans l’estomac jusqu’aux boyaux s’échappant du ventre. Dans le film de sabre Hitokiri (1969) de Hideo Gosha, son personnage de samouraï se suicide également, tout comme l’étudiant révolutionnaire de Chevaux échappés (1969), deuxième tome de La Mer de la fertilité, la grande œuvre
120 Raizō Ichikawa en Kyōshirō Nemuri
de Mishima. Ce seppuku maintes fois répété au cinéma et en littérature est réalisé le 25 novembre 1970, après un simulacre de coup d’État au quartier général des forces d’autodéfense. Mishima n’avait aucune chance de pousser les soldats à la révolte. Le voulait-il vraiment ? Il poursuivait avant tout une pensée romantique et esthétique où seul le sacrifice est une forme de victoire sur le déclin des corps et des idéaux de la jeunesse. CHAMBARABARA Inventeur du film de sabre moderne, Kurosawa popularise deux types de récit. Le premier, avec Les Sept Samouraïs, met en scène un groupe de héros prêts à se sacrifier, non pas pour leur seigneur, mais pour la justice sociale. On en retrouve la trace dans Les Treize Tueurs (1963) d’Eiichi Kudō, où des mercenaires projettent un attentat contre un shogoun
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98 👊 Ryoei, casque à l’effigie de l’empereur mythique Shen Nong, époque d'Edo (1603-1868), fin du xviie siècle. Japon. Métal doré et laqué et soie, 31 × 37 cm. Paris, musée de l’Armée, inv 3356 I / H 471 ROB — 99 👊 Casque en forme de coiffure de cour eboshi, époque AzuchiMomoyama (1573-1603), vers 1600. Japon. Laque argenté, 60 × 52 cm. Paris, musée de l’Armée, inv. 3361 I / H 476 ROB — 100 👊 Casque en forme de chapeau de cour chinois, époque d'Edo (16031868), vers 1780. Japon. Acier, argent, cuir, laque et soie, 33 × 31 cm. Paris, musée de l’Armée, inv. 3358 I / H 473 — 101 👊 Masque et casque de samouraï, époque d'Edo (1603-1868), xixe siècle. Japon. Métal laqué et doré, soie, 46 × 31 cm. Paris, musée du quai Branly – Jacques Chirac,
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inv. 70.2011.32.2.3, don Ann et Gabriel Barbier-Mueller — 102 👊 Casque de fantassin (jingasa), époque d'Edo (1603-1868), xixe siècle. Japon. Métal laqué et doré, soie et coton, 33,8 × 31,4 × 11,5 cm. Paris, musée du quai Branly – Jacques Chirac, inv. 71.1929.14.820, don Louis Capitan — 103 👊 Morion italien avec couvre-nuque japonais (namban kabutō), époque de Muromachi (1336-1573), vers 1570. Italie (Milan) et Japon. Acier, cuir de daim imprimé et soie, 42 × 38 cm. Paris, musée de l’Armée, inv. 288 PO — 104 👊 Casque d’apparat en forme de papillon (kawari kabutō), époque d'Edo (1603-1868), milieu du xviie siècle. Japon. Acier, cuir, laque et soie, 42 × 32 cm. Paris, musée de l’Armée, inv. 3354 I / H 469 ROB
LADY YAKUZA ET SES SŒURS
Stéphane du Mesnildot
La femme samouraï, ou onna-bugeisha, a-t-elle existé ? Les photographies sépia de femmes en armure, aussi séduisantes soient-elles, relèvent de la fiction, ne serait-ce que par leur présence tardive à l’ère Meiji (1868-1912). On peut néanmoins citer la légendaire impératrice Jingū, partie à la conquête de la Corée en 200 apr. J.-C. D’après le Kojiki, recueil de textes fondateurs du shinto, Jingū aurait remporté la victoire à l’aide des joyaux magiques du dieu de la mer Ryūjin. Archère, cavalière en armure, Jingū fut à l’origine de l’iconographie de la femme samouraï. Les véritables combattantes, d’une classe plus modeste, étaient surtout des paysannes protégeant leurs hameaux et maniant moins le sabre que les pioches. Pendant le Bakumatsu (1853-1868), période troublée précédant l’ère Meiji, apparurent de valeureuses guerrières telle Takeko Nakano qui forma un bataillon féminin affrontant les partisans de l’empereur. En 1868, pendant la bataille d’Aizu, blessée par balle à la poitrine, Nakano demanda à sa sœur de la décapiter plutôt que de la laisser tomber aux mains de l’ennemi. Conforme aux règles du bushido, cette mort fit de la jeune fille de vingt et un ans un mythe. Son armée comptait la légendaire Yae Niijima, descendante du clan Takeda et experte autant au maniement du sabre qu’à celui des armes à feu. Surnommée la Jeanne d’Arc
du Bakumatsu, Niijima cofonda avec Alice J. Starkweather en 1876 l’école pour filles de Dōshisha où était pratiqué le tir à l’arc. Elle mourut en 1932 à l’âge de quatre-vingt-six ans. On peut s’étonner que le cinéma ne se soit pas largement emparé de ces figures héroïques alors que ne manquaient pas les actrices capables de les incarner. Il faut donc croire que, dans le jidai geki, la femme ne pouvait être que noble, geisha ou épouse dévouée. On peut cependant citer L’Épée Bijomaru (1945) de Kenji Mizoguchi, où Isuzu Yamada (ill. 129) pratique le kendo et, vêtue d’un kimono blanc, croise le fer avec le samouraï Kaname Naito. La vitalité de Yamada pendant l’assaut du palais aurait pu lancer une vague de samouraïs féminins mais ce ne fut pas le cas, le jidai geki étant, du reste, 127 👊 Utagawa Kunisada, L’Acteur Onoe Kikugorō dans le rôle de la princesse Takiyasha, 1862, Japon Estampe, 37,5 × 24,5 cm Zurich, musée Rietberg, inv. RJP 3270, don Julius Mueller
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128 La Forteresse cachée, Akira Kurosawa, 1958
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bientôt soumis à la censure américaine. La farouche Yukihime de La Forteresse cachée (1958, ill. 128) d’Akira Kurosawa, monte à cheval et témoigne d’une énergie proche de celle des onna-bugeisha, bien qu’elle ne se batte qu’avec une baguette. Il faut attendre les années 1960 pour que les sabreuses envahissent les écrans. Le passage du sabre du masculin au féminin ne se réalise pas sous la bannière des samouraïs mais sous celle des yakuzas. La plus célèbre est Oryū, alias la Pivoine rouge ou Lady Yakuza, dans une série de huit films (19681972) situés aux alentours de 1900 (ill. 130). Incarnation féminine du giri (sens de l’honneur), Oryū tente de retrouver les assassins de son père et de reformer son clan. Utilisant aussi le pistolet, l’hypnotique Junko Fuji exécute des combats au sabre aux côtés de la star Ken Takakura. Comment ne pas être parcouru d’un frisson lorsque Oryū dévoile ses épaules tatouées et d’une voix grave décline son patronyme yakuza ? Cette dimension érotique sera exploitée de façon bien plus violente dans Lady Snowblood (1973, ill. 132) de Toshiya Fujita d’après le manga de Kazuo Kamimura (ill. 131). Yuki (« neige »), son héroïne, semble issue d’un mythe grec : sa mère, condamnée à perpétuité,
ne l’a conçue, depuis l’intérieur de sa prison, que comme instrument de sa vengeance envers les meurtriers de son mari et de son fils. Celle-ci est d’ailleurs posthume puisqu’elle décède en la mettant au monde. Un tel personnage ne pouvait être incarné que par Meiko Kaji, la grande tragédienne du film de sabre. Elle traverse cet effroyable romanfeuilleton avec un visage de glace où seuls brillent des yeux de chat sauvage. Lorsque le sang ne jaillit pas des carotides, il est symbolisé par une nuée rouge, comme si Lady Snowblood se battait à l’intérieur de la malédiction de sa mère. Les compagnes de ces héroïnes mythiques se nomment Ohyaku,
129 Isuzu Yamada dans L’Épée bijomaru, Kenji Mizoguchi, 1945
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TATSUYA NAKADAI, LE DERNIER SAMOURAÏ Entretien avec Stéphane du Mesnildot
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Né en 1932, Tatsuya Nakadai est un mythe du cinéma japonais. Il a tourné avec les plus grands cinéastes et s’est illustré dans tous les genres, des mélodrames de Mikio Naruse comme Quand une femme monte l’escalier (1960) à la fresque antimilitariste de Masaki Kobayashi La Condition de l’homme (1959-1961). Ayant traversé l’âge d’or du film de sabre des années 1950 et 1960, il a maintes fois affronté Toshirō Mifune, ainsi que les stars tels Shintarō Katsu (La Légende de Zatōichi. Le Shogoun de l’ombre, 1970) ou Tetsurō Tanba (Hara-Kiri, 1962). Il a également été l’acteur principal des deux derniers chefsd’œuvre épiques d’Akira Kurosawa : Kagemusha (1980, ill. 145-146) et Ran (1985). Pour préparer vos rôles, vous êtes-vous intéressé aux vrais samouraïs ?
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Je n’ai bien sûr jamais eu l’occasion de rencontrer de vrais samouraïs. Néanmoins, ils ont toujours eu une place prépondérante dans le cinéma japonais et j’ai commencé très jeune à regarder des jidai geki.
← 143 Hara-Kiri, Masaki Kobayashi, 1962
En devenant acteur, j’avais presque le sentiment de devenir samouraï moi-même. Y avait-il un maître d’armes sur les plateaux ? Dans le film de sabre japonais – le chambara –, il y a ce que l’on appelle un tateshi, chargé de chorégraphier les combats. De tous ceux que j’ai pu rencontrer, j’ai été tout particulièrement marqué par celui de Hara-Kiri (Masaki Kobayashi, 1962). À vrai dire, ce n’était pas un tateshi à proprement parler, mais le plus grand maître de kendo du Japon d’alors. C’est un cas un peu particulier : dans ce film, nous avons utilisé des katana, avec de vraies lames, à défaut de répliques. Le réalisateur, Kobayashi, voulait que les acteurs sentent le poids du sabre. Il fallait donc que le tateshi soit réellement un maître d’armes, c’est pourquoi il a fait appel à un grand maître de kendo. Vous vous souvenez peut-être de cette scène finale où Tetsurō Tanba et moi-même, nous nous affrontons dans un champ : dans cette scène aussi, nous nous battions à l’aide d’authentiques katana. Une seule erreur et c’était fini. Dans les moments où l’on mettait la lame sous la gorge de l’autre, le réalisateur nous
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LES AFFICHES DE FILMS DE SABRE Hidenori Okada
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154 Iwami Jūtarō, 1917 Affiche, 72,9 × 54,1 cm Tokyo, National Film Archive of Japan, fonds Kyōhei Misono
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Au xxie siècle, les films historiques (jidai geki) ne constituent plus qu’une infime partie de la production cinématographique du Japon, alors qu’auparavant ils étaient aussi nombreux que les œuvres dont l’action se déroulait à l’époque de leur sortie en salle (gendai geki). Depuis la fondation dans les années 1910 de deux studios distincts par la Nikkatsu, les prises de vues des jidai geki avaient traditionnellement lieu à Kyoto, tandis que celles des gendai geki se faisaient à Tokyo, c’est pourquoi il a été incroyablement ambitieux de la part d’Akira Kurosawa de tourner Les Sept Samouraïs (1954) et Yojimbo (1961) à Tokyo. Quand on envisage les jidai geki dans leur ensemble, en tant que genre, on constate que, bien que Les Sept Samouraïs soient une œuvre magistrale, ils s’inscrivent quelque peu en marge de cet immense courant. Les films historiques reposent avant tout sur la participation d’acteurs vedettes et sur l’élégance avec laquelle ceux-ci manient le sabre, ce qui explique que les stars et leurs armes soient omniprésentes sur les supports publicitaires que sont les affiches de ces œuvres. J’aimerais aborder avec vous l’évolution de ces affiches à travers quelques exemples.
L’ÉPOQUE DE MATSUNOSUKE ONOE Matsunosuke Onoe est la première vedette du septième art japonais. Ancien acteur de kabuki dans une troupe itinérante1, il a tourné dans près de mille films après sa reconversion dans le cinéma en 1909. Lorsque Matsunosuke Onoe fait ses débuts, l’industrie cinématographique japonaise n’en est qu’à ses balbutiements. Les films s’inspirent d’histoires célèbres et s’appuient sur la prestation d’un benshi, commentateur qui lit également les dialogues : ils ne font pas encore appel à des techniques narratives propres au cinéma. L’art de lire à voix haute un récit historique devant un auditoire est connu sous le nom de kōdan. Initialement, il s’agissait uniquement de performances orales, puis, dans les années 1910, les kōdan-bon, des ouvrages bon marché qui reprennent le contenu typique des kōdan, remportent un succès fulgurant. Le public est donc familier avec un nombre croissant de récits historiques. C’est dans ce contexte que Matsunosuke Onoe devient la première vedette du cinéma national. Bien que 1 Seule la forme la plus raffinée du kabuki a survécu jusqu’à nos jours, mais, à l’origine, il existait de nombreuses troupes régionales et itinérantes.
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DESSINER, C'EST COMBATTRE
UNE INTRODUCTION AU MANGA DE SABRE Fausto Fasulo J A P O N
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La force d’évocation du nihontō (terme désignant les armes blanches japonaises) n’a pas attendu l’émergence du manga moderne pour percuter la culture populaire. Déjà, dans le jidai shōsetsu (« roman d’époque ») et le kengō shōsetsu (« roman de cape et d’épée ») du début du xxe siècle, le sabre cristallise les fantasmes martiaux et participe à la construction du mythe du samouraï. Avec Dai Bosatsu tōge (Le Passage du Grand Bouddha), feuilleton paru de 1913 à 1941 dans plusieurs journaux locaux, l’auteur, Kaizan Nakazato, pose les fondations dramatiques d’une figure sulfureuse qui fera bientôt florès : celle du ronin, samouraï sans maître, silhouette à l’aura morbide dont le meilleur compagnon reste l’épée. Quelques années plus tard, Eiji Yoshikawa publie, entre 1935 et 1939 dans les pages de l’Asahi Shimbun, une fresque épique qui s’attache aux faits d’armes du légendaire maître bretteur ← 161 👊 Hiroshi Hirata, série Nobunaga Emaki, 1978 Japon Encre de Chine sur carton, 51,3 × 36,3 cm Paris, collection MEL compagnie des arts, inv. MEL-10590
Miyamoto Musashi. Technicien du combat (il inventa le nitōryū, style impliquant l’utilisation simultanée de deux lames), calligraphe et peintre accompli, Miyamoto est aux antipodes philosophiques d’un Ryūnosuke Tsukue – le sabreur psychopathe de Dai Bosatsu tōge – et polarisait déjà l’attention des conteurs de kōdan (« art de la récitation ») durant l’ère Meiji (1868-1912). Le succès de ses aventures romanesques (sorties en France en deux parties : La Pierre et le Sabre et La Parfaite Lumière) propulse la carrière de Yoshikawa et cimente une image idéalisée du samouraï dans l’inconscient collectif, loin de la rugosité d’une réalité que l’on sait bien moins héroïque. Le cinéma se saisit également très tôt du pouvoir de fascination de ces sabreurs, qu’ils soient ou non pourvus d’un fief. L’un des plus célèbres d’entre eux, Sazen Tange, personnage de guerrier borgne et manchot créé par l’écrivain Hayashi Fubō en 1927, impose sa morgue et sa cicatrice faciale dans des dizaines de productions dirigées par quelques stars de l’industrie nippone, dont l’un des grands réformateurs