sommaire 18 21 68
Christiane Falgayrettes-Leveau
Christiane Falgayrettes-Leveau
Jean-Pierre Warnier
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Anne Vanderstraete
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Christiane Falgayrettes-Leveau
introduction
rEsonances
Les vivants et leurs rois dans les Grassfields Les fascinants masques songye Objets, supports de rituels des peuples Bamana, Bwaba et Kongo
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Salimata Diop
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Aude Leveau Mac Elhone
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Androula Michael
145 146 149 150
la croisade des oubliEs Water Matters
Bandjoun Station biographie Listes des expositions bibliographie sElective liste des illustrations
rEsonances Christiane Falgayrettes-Leveau
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Comment ne pas prEsumer une certaine rEsonance entre les clous trEs prEsents dans les œuvres de l’artiste et ceux plantEs dans les minkisi, objets-force des peuples Kongo ? Purification XXX
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Barthélémy Toguo 2013
Purification XXX
Statuette, nkisi nkondi
(détail) Barthélémy Toguo 2013
(détail) Kongo, République démocratique du Congo Fin du xixe-début du xxe siècle
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résonances Christiane Falgayrettes-Leveau
Le corps mis en scène
1 Barthélémy Toguo, « Circoncision, série », dans Performance, art et anthropologie (« Les actes de colloques ») [en ligne], 2009, http://journals.openedition.org/ actesbranly/441.
2 Massa Makan Diabaté, Comme une piqûre de guêpe, Paris, Présence africaine, 1980, p. 9. L’auteur écrit : « La propreté du corps est un signe certain de respect envers les autres et envers soi-même. Et c’est pourquoi nous faisons circoncire nos jeunes garçons. »
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L’imagination féconde de Barthélémy Toguo peuple ses dessins et ses peintures de créatures humaines, animales ou hybrides qui nous interpellent. Les corps fragmentés, percés, les gestes puissants s’interprètent simultanément à la lumière d’expériences et d’événements qui relèvent de l’intime, du religieux et du social.
L’artiste défie les limites de la représentation du réel et fait vaciller les repères, assurant une dynamique visuelle à ses créations. Ainsi, dans les aquarelles Nyankassa (p. 22) et On the River (p. 23), les corps, comme radiographiés et soumis aux vibrations d’un champ magnétique, semblent traversés par des rayons qui révèlent la densité des cellules et la circulation ininterrompue des fluides, sang, eau, sperme… Les dégradés de lavis rouge, bleu, noir ou vert ainsi que les lignes concentriques, parfois légèrement brisées et sources de lumière, créent la sensation que les personnages appartiennent à un univers parallèle, à un outre-monde. Inventé par l’artiste, le mot Nyankassa ne signifie rien, laissant le sens de l’œuvre ouvert. La forme humaine de couleur rougeâtre – on pourrait y voir un signe de vitalité – flotte dans un bain de lumière. Aucun détail ne laisse présumer ce qui se passe dans ce cosmos, à moins qu’il ne s’agisse ici de ramener la condition de l’homme à une dimension universelle. En revanche, On the River, œuvre sombre en dépit du halo lumineux, produit un sentiment d’inquiétante étrangeté et de charge émotionnelle. En pied et de profil, le personnage masculin semble faire face à quelque chose de menaçant, de terrifiant, qu’il regarderait la bouche grande ouverte. Celle-ci confère au visage une expression saisissante. Angoisse, terreur ? On pourrait penser que le cri est celui d’un être en souffrance. Cette thématique qui traverse nombre d’œuvres de Barthélémy Toguo s’illustre de façon marquante dans certaines performances. Circumcision, création vidéo constituée de trois performances filmées, donne à voir un corps façonné par la société, un corps qui acquiert une forte présence grâce à la mise en scène. Celle-ci se concentre sur la gestuelle et révèle progressivement le jeu de l’artiste. Ainsi, dans Circumcision 3 (p. 24-25), gros plans, ralentis et prises de vues en contre-plongée intensifient les mouvements. L’artiste s’étend sur le sol, ôte lentement ses vêtements avec difficulté, puis se lève, laissant apparaître un caleçon blanc ensanglanté. La performance raconte non pas un traumatisme personnel mais une expérience collective, celle de la circoncision. Lors d’un séjour au Mali dans les années 1995, Barthélémy Toguo se trouvait dans une habitation où il a entendu les cris d’un adolescent emmené pour être circoncis 1. Dans les sociétés traditionnelles de l’Afrique subsaharienne, l’ablation du prépuce se faisait souvent dans le cadre de l’initiation. Cet acte irréversible, que l’écrivain malien Massa Makan Diabaté compare à une « piqûre de guêpe 2 », permettait aux garçons d’accéder à la virilité et de changer ainsi de statut. Aujourd’hui, la circoncision est toujours une opération courante, pratiquée de plus en plus dans des hôpitaux et des dispensaires. Il n’en demeure pas moins que cette intervention est souvent vécue par de jeunes enfants comme traumatisante. Ceux-ci, emmenés vers le lieu où l’on intervient
3 Il est aujourd’hui le père de six enfants. 4 Thierry Clermont et Barthélémy Toguo, Gloria Mundi. Entretiens, Paris, Buchet/ Chastel, 2016, p. 26.
À la croisée des cultures
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de force sur leur intimité, sont rarement préparés à l’acte et aux modifications physiques qui font d’eux des êtres conformes aux normes établies par leur société. Ainsi, les hommes doivent contribuer à la pérennité du groupe en assumant pleinement leur rôle de géniteur. La notion de procréation éclaire, entre autres, l’œuvre Promises (p. 26). Les procédés de stylisation et de distorsion mettent les formes pleines de sensualité en relation : l’unique sein gonflé jaillissant de la figure féminine s’étire vers le pénis en érection de la figure masculine. Les personnages sont dotés dans leur partie supérieure de longues branches dont les feuilles sont dirigées vers le sol, métaphore de la terre. On peut noter par ailleurs la rondeur du fessier et la puissance des cuisses. L’importance de fonder une famille au regard de la société renvoie à un moment particulier de la vie de l’artiste. À l’âge de trente ans, Barthélémy Toguo, manifestement peu soucieux de se marier et d’avoir des enfants 3, se trouva au centre des préoccupations familiales. Il fut envisagé de l’amener consulter un guérisseur pour le soigner à l’aide « de potions et d’incantations 4 ». À cette époque, vivant à Paris et effectuant des retours au Cameroun, l’artiste fut confronté à des logiques contradictoires. La série Baptism (p. 27) est née de ce questionnement sur l’intime, la conscience de soi, et constitue une réponse à la pression qu’une société exerce sur les individus, dont les comportements ne sauraient diverger de la norme.
Le vocabulaire plastique de Barthélémy Toguo se nourrit de référents qui témoignent d’un dialogue entre des cultures parfois fort éloignées, dialogue qui s’effectue au niveau tant plastique que symbolique. Ainsi, des pointes sont fichées dans la tête (p. 31), les mains (p. 29), le buste et s’aventurent parfois sur une hanche ou sur une jambe (p. 27), constituant un motif récurrent des dessins et des peintures de Barthélémy Toguo. Ces éléments, nullement placés de manière aléatoire, convoquent des images qui se superposent. On ne peut s’empêcher de penser à la crucifixion. Infligé à Jésus, ce supplice était une méthode d’exécution courante dans l’Empire romain, qui condamnait les coupables à être cloués sur une croix. Thème central dans la théologie chrétienne, la crucifixion a nourri l’art religieux du Moyen Âge, suscité de grandes œuvres de la Renaissance et inspiré des créations modernes ou contemporaines, ces dernières étant parfois détachées de toute intention spirituelle. Du point de vue iconographique, chaque détail de la représentation de Jésus sur la Croix, dont les pieds et les mains traversés de clous, est réinterprété par les artistes pour sa valeur mystique ou utilisé simplement comme métaphore. À cet égard, il est intéressant de noter que Barthélémy Toguo révèle qu’il ne pouvait rester insensible face aux œuvres de Michel-Ange ou à la figuration du « Christ bénissant » de la cathédrale Notre-Dame d’Amiens que reproduisaient les étudiants de l’École nationale des beaux-arts d’Abidjan. Mais c’est une autre scène qui peut être rapprochée d’une de ses œuvres incontournables : sculpté sur le tympan de l’un des portails de la cathédrale, le Jugement dernier annonce la fin des temps, où les morts ressuscités seront jugés
Figure
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(détail) Songye, République démocratique du Congo Fin du xixe-début du xxe siècle
Ghost Tonight XIII Barthélémy Toguo 2012
La gueule et les naseaux ouverts convoquent l’image d’un masque buffle du type de celui qui intervient dans les performances de la sociEtE nya. Devil Heads 15
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Barthélémy Toguo 2015
Devil Heads 11
Devil Heads 19
Masque, nya
Barthélémy Toguo 2015
Barthélémy Toguo 2015
Cameroun, chefferie de Wum e e xix -début du xx siècle
Anne Vanderstraete
Les fascinants masques songye Situé en République démocratique du Congo, le vaste territoire des Songye s’étend au nord de celui des Luba du Katanga. À partir de la fin du xixe siècle, si les villages étaient dirigés par un chef entouré de fonctionnaires hiérarchiques, des associations religieuses, tel le bwadi, y exerçaient néanmoins une partie de l’autorité.
L’association bwadi bwa kifwebe La fonction principale des membres de cette société religieuse consistait à contrôler la population pour le compte du pouvoir en place tout en constituant une menace pour les chefs qui étaient hostiles à celui-ci. Exerçant en outre une forme secrète de justice, les bifwebe (pluriel de kifwebe) infligeaient des amendes et menaient aussi des actions punitives 1. Il incombait au sorcier qui appartenait à la confrérie d’activer les pouvoirs des masques.
Les composantes du masque kifwebe et leur symbolique D’après les recherches de l’ingénieur agronome Karel Plasmans et de l’historienne de l’art Dunja Hersak 2, le côté droit du visage correspond au soleil alors que le côté gauche évoque la lune. Les yeux rappellent « les trous des termitières », les narines représentent « le trou d’un fourneau » tandis que les poils suggèrent les piquants du porc-épic. La crête du masque masculin (p. 81) est à rapprocher de la ligne noire du museau du guib harnaché, un petit bovin agile et agressif voire dangereux, à l’image du kifwebe 3. Absente chez son pendant féminin, cette saillie centrale se prolonge par le nez. Équilibrant le volume de celui-ci, la bouche figure « un bec d’oiseau » et le menton « une gueule de crocodile ».
Masque, kifwebe
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Songye, République démocratique du Congo Début du xxe siècle
P. 106-107
Strange Fruit
Strange Fruit
Barthélémy Toguo 2017
Barthélémy Toguo 2017
la question de la suprEmatie des hommes sur la planEte, de la suprEmatie d’une part de la population sur l’autre, quelle que soit la raison mise en avant, est encore et toujours d’actualitE.
4 Ida B. Wells-Barnett, Les Horreurs du Sud, Genève, Markus Haller, 2016.
Vaincre le virus !
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l’émancipation légale et sociale des Noirs, contre la ségrégation et les horreurs perpétrées. Ses pamphlets, Les Horreurs du Sud 4, dénoncent les atrocités des exécutions et des lynchages, et décryptent le système qui justifie et appose une logique à ces crimes, fondée sur l’infériorité des Noirs, à qui on nie jusqu’à l’humanité. Ces pamphlets, l’installation Strange Fruit et le vinyle de Billie Holiday qui pend aux branches de l’arbre, c’est l’art qui répond à l’histoire. Ces œuvres, respectivement littéraire, visuelle et musicale, toutes trois fruits étranges nés du traumatisme, apportent systématiquement à leurs contemporains l’opportunité de se souvenir, de déconstruire le système qui permet ces monstruosités, de guérir, de sublimer les cicatrices, et d’en sortir plus fort. Ces fruits artistiques-là ont le goût du courage, de la résilience, de la liberté.
L’aquarelle, le dessin, la performance, la sculpture, la porcelaine, la vidéo, l’installation et la photographie sont autant de médiums que Barthélémy Toguo a utilisés et explorés, et par lesquels il a acquis une reconnaissance internationale. Au commencement, le processus artistique naît avec l’envie de s’exprimer : le choix du médium est littéral, il s’agit d’élire un moyen d’expression. Nous ne sommes pas au bout de nos surprises, car la prise de risque et l’exploration sont fondamentales dans sa vision de la pratique artistique. Ainsi, il n’y a aucune hésitation lorsqu’il s’agit de s’aventurer vers un médium peu commun, tel que la peinture sur porcelaine. Se rendre à Jingdezhen, en Chine, s’imprégner du savoir-faire de fabrication de vases majestueux, collaborer avec la manufacture de Sèvres sont des exemples parmi d’autres. Voici Barthélémy Toguo peignant à main levée ces vases élancés pour créer la série Vaincre le virus ! (p. 113 et 114). C’est d’abord l’esthétique classique et simple des objets qui frappe l’œil. Le trait est assuré, minutieux. Le choix des couleurs se compose principalement d’une tonalité de bleu particulière, adoptée et élue « bleu Toguo » par l’artiste, et de rouge sang. Le visiteur approche et plonge en premier lieu dans un univers bucolique : des plantes, des fleurs et des animaux semblent orner humblement les pièces. Mais leur présence est ambiguë, car il s’agit d’animaux porteurs de dangereux virus, comme la grande chauve-souris (p. 115). Le travail de l’artiste avec des chercheurs de l’Institut Pasteur explique les représentations des virus et des cellules malades, qu’il a lui-même observés au microscope. On ressent également l’ambivalence entre le danger mortel qu’ils représentent et la beauté de leur aspect, la symétrie de leur dessin. Ailleurs, des mains multiples recouvrent l’un des vases de la série, Vaincre le virus ! VIII (p. 115), évoquant des traces de sang plus ou moins coagulé, plus ou moins dilué. Face à ces empreintes, nous sommes confrontés à autant de fantômes : les vivants face aux morts, la condition mortelle de l’être humain, les tragédies étouffées. Les filaments, ou les vaisseaux sanguins, qui relient les mains entre elles semblent représenter la terrible chaîne du mal, d’un contaminé à l’autre. L’artiste, par l’apposition de son autoportrait au milieu de ces mains rouges, se fait porte-étendard de la cause.
Planet’s Destiny et Road to Exile
5 Rapport publié le 5 mars 2020 sur le site de l’Organisation internationale pour les migrations (ONU) : www.iom.int/fr.
Stupid African President 6 Voir dans le présent ouvrage la contribution d’Androula Michael, p. 131.
7 Frantz Fanon, Les Damnés de la Terre, Paris, La Découverte, 2004, p. 289.
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Que se passe-t-il lorsque les œuvres de Barthélémy Toguo entrent en dialogue ? Il nous livre un bilan ascétique de l’homme, de l’histoire et du monde actuel. Avec Planet’s Destiny (p. 117), nous approchons d’un cercueil, comme pour nous recueillir. Son aspect impersonnel et sobre intrigue : est-ce un inconnu que l’on pleure ? Est-ce l’une des victimes de l’embarcation précaire de Road to Exile (p. 118-119) ? Le lien entre individu et société, entre le marginal, la victime, l’oublié et la masse, est fondamental dans l’œuvre de l’artiste. Planet’s Destiny part ainsi d’un personnage défunt imaginaire, mais les mains blanches placées sur les côtés extérieurs du cercueil, paumes vers le ciel, portant des globes terrestres miniatures, rattachent l’installation à sa dimension universelle. Voici le destin de notre monde, qui est bel et bien mortel. L’œuvre, allégorique, devient un manifeste. L’installation Road to Exile aborde également une tragédie humaine contemporaine à travers une allégorie : un périple dont beaucoup ne reviendront pas, sur des flots inhospitaliers et imprévisibles représentés par les bouteilles de verre si fragiles, si instables. L’œuvre est dépourvue de la moindre allusion directe au drame de la noyade – l’Organisation internationale pour les migrations estime que plus de vingt mille migrants ont péri en Méditerranée depuis 2014 5. L’impact émotionnel est cependant bien réel, et réside dans la proximité du visiteur avec le migrant invisible. Les théières en plastique accrochées çà et là parmi les ballots sont des objets de la vie quotidienne dans bien des pays d’Afrique, comme les imprimés wax multicolores et les sacs Tati. Elles servent à contenir de l’eau et sont par exemple utilisées pour les ablutions du musulman qui se prépare à la prière. Usages, culture et spiritualité : voici tout ce qui reste à ceux qui n’ont d’autre choix que l’exil. La lanterne rouge, ridiculement petite, symbolise l’immense précarité et l’incertitude totale : on ne connaît pas la destination, on rêve de la délivrance, on traverse en guettant la terre promise.
Barthélémy Toguo est un artiste de son temps, qui s’est particulièrement engagé en Afrique, où il a créé un extraordinaire centre culturel : Bandjoun Station, au Cameroun 6. La série de photographies Stupid African President (p. 120-121) s’attaque spécifiquement aux dirigeants politiques du continent africain. Barthélémy Toguo appelle les Africains à refuser le statu quo, à cesser d’évoluer dans un système destructeur mis en place lors des indépendances et dont ils se font les collaborateurs. Le ton est donné par le titre de l’ensemble, et l’artiste se met ici de nouveau en scène pour dénoncer ouvertement le comportement vénal, irresponsable et grotesque des gouvernants du continent. Les œuvres dénoncent une mascarade pleinement absurde. « Ne payons pas de tribut à l’Europe en créant des États, des institutions et des sociétés qui s’en inspirent. L’humanité attend autre chose que cette imitation caricaturale et dans l’ensemble obscène 7 » : Frantz Fanon, dans Les Damnés de la Terre, semble ainsi décrire le personnage de Speech (p. 120), première œuvre de cette série photographique – triste ironie que cette vision de la marionnette d’un système capitaliste néocolonial. Ce président, sous les traits
Stupid African President. Speech
Stupid African President
Stupid African President. Forest Destruction
Barthélémy Toguo 2006
Barthélémy Toguo 2006
Barthélémy Toguo 2006
Aude Leveau Mac Elhone
Water Matters Un homme semblant à l’agonie (p. 123) ; une table démesurée jonchée de centaines de bouteilles (p. 124) ; une musique onirique : tel est l’univers dans lequel Barthélémy Toguo nous plonge avec son installation Water Matters, créée spécialement pour cette exposition. Instinctivement, l’œil se pose en premier lieu sur une encre mêlée d’acrylique aux multiples nuances de bleu (p. 128-129). La toile fait plusieurs mètres de long. En son centre, un homme, seul. Tout son être – sa tête, ses six bras, son buste dressé – converge vers le ciel. De part et d’autre, de grandes bassines. Des filaments relient le personnage et les récipients. S’agit-il d’eau ? D’air ? Prennent-ils leur source dans la gorge de l’individu ou au contraire dans les bassines ? Plus on s’attarde, plus on observe, plus les questions fusent. Les notes du piano et du balafon nous accompagnent, nous rappelant subtilement le temps qui passe. Solliciter l’ouïe du visiteur éveille ses sens, achève de l’immerger dans l’installation. Face au lavis monochromatique, une table en bois, tout aussi monumentale. Elle est recouverte de bouteilles (p. 125). Tout ici évoque l’eau. Pourtant, en s’approchant, on s’interroge de nouveau : si l’eau semble être partout, elle n’est peut-être nulle part. On réalise que les bouteilles posées sur la table sont toutes vides. Et qu’en est-il des bassines peintes par l’artiste ? L’homme semble s’abreuver mais ses bras, démultipliés, tentent de se saisir, en vain, d’un précieux liquide. Son langage corporel est celui de la douleur. Il est en position de supplication : il lui manque un élément vital. Y a-t-il trop d’eau, pas assez ? Les « jets d’eau » seraient-ils une métaphore de la souffrance et de l’angoisse de cet être à la bouche béante ? Dès lors, fait-il face à un manque réel ou bien est-il insatiable, malgré l’abondance des sources qui l’entourent ? Peut-être est-ce tout cela à la fois. Cette ambivalence nous renvoie à l’inégale répartition de l’eau dans le monde. À l’ère de l’anthropocène, l’eau est aussi souvent surconsommée, gaspillée par les uns que manquante pour les autres. En une seule œuvre, Barthélémy Toguo nous propose les deux lectures.
Water Matters
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(détail) Barthélémy Toguo 2020
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Bandjoun Station, lieu d’une hospitalitE radicale Androula Michael
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