Jouez avec le feu

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certitude ? La foi, n’est-ce pas un jeu dont on a oublié que c’en est un ? Comment ne pas songer ici à Pascal, quand il nous incite à parier sur l’existence de Dieu ? Ou à ces mots que l’on attribue à Tertullien : credo quia absurdum (je crois parce que c’est absurde) ? Il y a dans la croyance un jeu avec l’inconnu, un abandon à la providence, une dépossession de soi. La multitude des rituels s’inscrit dans un jeu plus vaste qui embrasse notre existence entière. Il est donc vrai que la religion est davantage qu’un jeu ordinaire, car elle joue avec la vie elle-même.

« Jouer avec le feu, c’est célébrer le risque de sa maîtrise » — Andrey Das

On peut aller plus loin encore, et affirmer que c’est en abandonnant sa dimension ludique que la religion se perd. Les grands monothéismes en témoignent. Ils s’éloignent du principe religieux, dans la mesure où ils limitent la légèreté et la liberté dans la pratique du sacré. Avec eux, le mythe devint dogme et la piété devint soumission. Contre la fête, la frénésie ou l’émulation, les théologiens incitèrent au sérieux, à la gravité et à l’introspection. À la suite de la Réforme, Kant fustigea les cultes comme de vaines superstitions, et prôna une dévotion strictement morale et intérieure. Nous sommes en contradiction, dit-il, « tant qu’au lieu de chercher la religion en nous, nous la chercherons en dehors de nous »4. Pour lui, la religion véritable doit se purifier de tous ses éléments ludiques et divertissants. Or, nous en voyons aujourd’hui le résultat. La foi intérieure n’a pas libéré la religion, elle l’a tuée. Marcel Gauchet l’explique très bien. La religion réside fondamentalement dans « ce choix de se posséder en consentant à sa dépossession »5, ce qui pourrait aussi définir le jeu. Or l’œuvre du christianisme est d’avoir rendu l’homme autonome, en scindant l’ordre temporel de l’ordre divin, l’ici-bas de l’au-delà. Le spirituel, jadis immanent à la vie, a été rejeté dans la transcendance, dans un arrière-monde inaccessible. Le protestantisme achève la sécularisation, le désenchantement du monde. Il ouvre la modernité postchrétienne et capitaliste. Finalement, nous sommes passés d’une éthique du jeu à une éthique de la besogne, du dépouillement religieux à la conquête technique. La religion comme structure unificatrice de la société a disparu en Occident. Si elle persiste en Orient, c’est au prix du sang qu’elle verse. Que ce soit

dans le silence de la foi solitaire, ou dans les cris de la violence, la religion qui ne joue plus finit par dépérir. Au commencement était le jeu, pourrions-nous dire. Le jeu comme une énigme insoluble, comme le pari vertigineux de se découvrir tout en s’abandonnant. La religion naît avec cette règle folle : jouer sa vie au nom d’un mythe. Elle croit avec Platon que l’homme « n’est qu’un jouet sorti des mains de Dieu », un acteur tragique de sa destinée, et que « il faut par conséquent que tous, hommes et femmes, se conformant à cette destination, se livrent toute leur vie aux jeux les plus beaux »6. Mais les siècles passent, et l’homme ne veut plus jouer. Il veut désormais soumettre le monde à sa raison et maîtriser son destin. Le religieux n’est plus que croyance intime, ou revendication sanglante. Dieu cesse de jouer et meurt.

1. Johan Huizinga, Homo ludens, p. 31 2. Roger Caillois, L’homme et le sacré, p. 215 3. Johan Huizinga, Homo ludens, p. 184 4. Emmanuel Kant, La Religion dans les limites de la simple raison, p. 128 5. Marcel Gauchet, Le désenchantement du monde, p. 18 6. Platon, Les Lois, Livre VII, 803

Il y a dans la croyance un jeu avec l’inconnu, un abandon à la providence, une dépossession de soi Texte Claire Faugouin / Photographie Eric Dany Sebbag


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Pourquoi jouer avec le feu ? Claire Faugouin, étudiante en philosophie à Paris Sciences et Lettres, prend ici l’expression au pied de la lettre pour interroger le côté grisant mais aussi éducatif du jeu par la maîtrise du risque, à partir du témoignage d’Andrey Das, cracheur de feu professionnel.

« Jouer avec le feu, c’est apprendre que le risque est partie intégrante de la vie et qu’il faut apprendre à composer avec lui » our échapper au roi de Crète Minos, Dédale enseigne à son fils Icare un art qu’il invente pour s’échapper de l’île sans passer par la mer mais « (…) le jeune Icare, devenu trop imprudent dans ce vol qui plaît à son audace, veut s’élever jusqu’aux cieux, abandonne son guide, et prend plus haut son essor. Les feux du soleil amollissent la cire de ses ailes ; elle fond dans les airs ; il agite, mais en vain, ses bras, qui, dépouillés du plumage propice, ne le soutiennent plus. Pâle et tremblant, il appelle son père, et tombe dans la mer, qui reçoit et conserve son nom.»1 La chute d’Icare désobéissant à son père est avant tout liée à son absence de guide, il suit ses pulsions débridées qui le mènent à sa perte. Mais loin de condamner l’audace, je voudrais ici en faire l’apologie : il est possible de jouer avec le feu sans se brûler les ailes. Andrey Das, cracheur de feu professionnel depuis onze ans et fondateur du Burn Crew Concept, se grille certes quelques poils de barbe de temps à autre mais l’issue n’en est heureusement pas fatale. Lorsque la brûlure est reléguée au rang d’incident inoffensif que vaut le dicton « À trop jouer avec le feu on finit par se brûler » ?

P

Pour Andrey Das, ces petites piqûres de feu ne sont malgré tout pas inutiles car elles sont les indices d’un danger plus grand et agissent comme des rappels quotidiens sans lesquels le risque qu’il prend pourrait lui être fatal. En effet, c’est parce qu’il travaille constamment sur le fil du rasoir, avec le risque comme partenaire qu’il lui est nécessaire d’en avoir toujours conscience. Si ces piqûres restent anodines, c’est grâce à une technique hors pair qui lui permet de conserver une part de danger sans quoi il cesserait de cracher du feu. La technique n’est donc pas à ses yeux un moyen d’écarter le danger, mais au contraire de prendre des risques toujours plus pointus, toujours plus périlleux. La maîtrise de son art est alors à la fois l’instrument de sa mise en danger et de sa sécurité. Il est souvent question des « règles du jeu » comme élément central et paradoxal du plaisir pris à jouer. Mais ces règles sont posées avant même que nous jouions, elles ne dépendent pas de nous. En revanche, la technique est notre fait, par elle nous nous approprions ces règles. C’est pourquoi le

joueur expert, à la technique de jeu aiguisée, peut voir son plaisir décuplé face au néophyte. Il s’agit donc, grâce à la technique, de tester ses limites. Ce test est central dans le jeu avec le feu car l’échec est éliminatoire. Perdre aux échecs n’entraîne généralement pas de conséquence mortelle tandis qu’une brûlure mal maîtrisée peut-être funeste. C’est pourquoi « Jouer avec le feu, c’est célébrer le risque de sa maîtrise » selon Andrey Das. Le feu fait figure d’autorité à la fois protectrice mais aussi dévastatrice. Jouer avec lui représente ainsi une mise en question de cette même autorité. C’est sûrement dans cette idée qu’il faut chercher l’origine de la connotation péjorative associée à ce jeu au caractère séditieux. L’avertissement compris dans le dicton « À trop jouer avec le jeu on finit par se brûler » semble donc s’inscrire dans une optique conservatrice puisqu’il vise à entretenir l’ordre établi en mettant en garde celui qui voudrait le contester. Ce n’est d’ailleurs pas un hasard si en anglais l’expression

« play with fire » apparaît au xviiie comme un avertissement à l’égard des enfants. La dimension infantilisante est cependant à double tranchant. Elle rappelle avant tout qu’il faut respecter le feu car il a le pouvoir de nous anéantir, mais elle rajoute à ce constat empirique « le feu brûle », une connotation morale qui sonne comme un empêchement et même un commandement. Pour comprendre l’intérêt du jeu dont il est ici question il faut donc remonter à la réalité empirique qu’il désigne et le débarrasser de ses oripeaux éthiques. Gardons donc à l’esprit le défi et non l’incitation au découragement que le dicton recèle. Jouer avec le feu, c’est apprendre selon Andrey Das que le risque est partie intégrante de la vie et qu’il faut apprendre à composer avec lui. Le risque ne doit pas anesthésier nos choix mais agir comme marqueur de notre détermination. Andrey Das voit la réussite renouvelée à chaque fois qu’il crache du feu comme la satisfaction de célébrer sa propre détermination. Ainsi, la prise de risque inhérente au jeu avec le feu témoigne d’un affrontement avec le monde dont l’enjeu n’est pas de mourir mais au contraire de « vivre plus ». La mort serait au contraire l’absence de défi, l’existence léthargique de notre volonté réduite à sa puissance inactive. Jouer avec le feu permet de s’affranchir des figures d’autorité ou plutôt de s’y mesurer pour y trouver sa place. En effet, c’est seulement en testant les limites de l’autorité, tout comme les nôtres, que nous pouvons reconnaître sa légitimité. En jouant avec le feu on apprend qu’il est possible de composer avec ce qui nous dépasse, de s’en affranchir au sein même de la confrontation. Mais cette affranchissement reste toujours à recommencer, il n’est

jamais acquis, ce que le jeu littéral avec le feu nous apprend magistralement. Cracher du feu, c’est un jeu entre soumission et sédition. Cette vie que l’on touche du doigt grâce au feu, à la fois soumise et affranchie de toute figure d’autorité, peut être décrite comme la « vie de la sensation ». Cette vie en marge de la perception est décrite par Jean-Marie Schaeffer dans Adieu à l’esthétique où il distingue deux manières de se rapporter au monde : le mode « proximal » qui correspond à la perception organisatrice et le mode « distal » associé à la sensation qui nous présente les objets de manière subjective. Lorsqu’Andrey Das crache du feu, il lui est presque impossible de voir la flamme, même s’il est l’un des rares à garder les yeux ouverts pour la maîtriser le mieux possible. Il explique d’ailleurs que son travail avec le feu réside dans la sensation de la flamme. C’est grâce à la répétition qu’il affine ses sensations et avec elles la précision de sa création. De même, il utilise pour transmettre son art un exercice d’entraînement de Wing Chun – un art martial chinois – appelé Chi Sao soit « l’art des mains collantes ». Durant cet entraînement, deux partenaires de combat doivent réagir à leurs mouvements respectifs les yeux fermés en gardant leurs avant-bras collés. Il leur est donc impossible d’anticiper les mouvements de l’autre grâce à leur vue mais uniquement par la sensation tactile de l’autre. L’objectif est de développer la réaction par la sensation uniquement, plus rapide que la réaction transitant par le regard, acteur central, en général, de notre perception. Cette attention soutenue, cette écoute toujours plus précise de la sensation, c’est ce que recherche constamment Andrey Das dans sa pratique, seul adjuvant nécessaire dans son jeu avec le feu. Cracher du feu revient à concentrer tous ses sens durant une fraction de seconde, dans un acte, une sensation unique, qui nous affranchit

de la perception et bouscule nos habitudes pour célébrer la détermination victorieuse d’une volonté contre et avec l’autorité. Ainsi, le nom de la mer Icarienne célèbre et condamne à la fois l’audace d’Icare. Dans ce nom est renfermée l’ambiguïté de notre expression : constat empirique et condamnation morale. Icare aurait très bien pu voler ; il a voulu aller trop loin et mépriser l’information que lui avait délivrée son père auparavant. Or pour jouer avec le feu, il faut le connaître et s’y confronter en connaissance de cause. Pour que ce jeu soit bénéfique, il ne faut pas mépriser sa puissance mais bien au contraire célébrer le risque que l’on prend à chaque instant. Icare n’a pas voulu croire au danger, c’est ce qui l’a tué. Désormais avertis, suivez les traces imprudentes de ceux qui jouent avec le feu, pour vous affranchir des règles, sans en mourir. 1. Ovide, « Livre XVIII » in Les métamorphoses. Paris : Folio, 1992.

« Cracher du feu, c’est un jeu entre soumission et sédition »


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