Cinéma documentaire CIN-2104 Mercredi 16h à 19h Chargé de cours Rémy Besson
Portraits d’individus et d’institutions
Sarah Sékaly, « Bienvenue au pays de Wiseman ! », Communications, 71, 2001, p. 201-224.
Pour conclure, dans le domaine du cinéma documentaire, il ne s’agit pas seulement de changer de point de vue, mais également de changer de Regard. C’est tout du moins ce à quoi nous avons commencé à réfléchir ensemble. Ces changements s’articulent aussi avec l’idée d’un variation d’échelle. En effet, jusqu’à présent nous avons considéré l’échelle du « groupe social » comme allant de soi (le point de vue du groupe est celui qui permet de contester l’ordre établi dans la société). Or, l’évolution des sciences humaines conduit également à s’intéresser aux individus et aux institutions.
Études culturelles et « tournant linguistique » Les études culturelles conduisent à insister sur le fait que la société repose sur des conventions sociales qui peuvent être remises en cause. La dimension performative des études culturelles et des productions culturelles qui s’inscrivent dans cette tendance est basée sur ce principe. Il est possible de changer la société, car celle-ci ne repose pas sur des normes immuables. On parle d’un « tournant linguistique » propre à la postmodernité. Comme l’écrivent Cervulle et Quemener: Ce tournant s’accompagne donc d’une attention accrue aux usages ordinaires de la langue. Mais il ouvre surtout la voie à un constructivisme social postulant que la réalité serait le produit des opérations linguistiques par lesquelles nous l’appréhendons. (…) Chez Butler, le processus de constitution du sujet se trouve donc miné de l’intérieur et ouvre un espace pour la capacité d’agir (agency), ici entendue comme capacité à troubler les dispositifs par lesquels les identités « homme » et « femme » sont constituées (p. 33-34).
Réflexivité, imaginaire et perte de contact avec la réalité (?)
Dans le cinéma documentaire, cette tendance se traduit par des films qui contestent le fait qu’il soit possible de représenter le réel. Cela est parfois placé au centre de l’intrigue du film, d’autres fois c’est une tendance plus diffuse. Dans Les Histoires qu’on raconte (2012), l’actrice Sarah Polley propose un retour sur l’histoire de sa famille. Il s’agit en apparence d’un sujet classique. Cependant, elle fait coexister des images d’archives amateurs et des images qu’elle a tournées pour le film. De plus, si elle mène des entretiens et elle met en place des tournages avec des acteurs. Au final, le film cherche moins à saisir l’histoire de la famille, qu’à raconter une histoire. Cela se traduit aussi par le fait que le caractère construit du dispositif cinématographique est constamment mis en scène. Le tournage des « fausses » images d’archives est intégré dans le film. Il ne s’agit pas de faire croire, mais de donner à voir la dimension construite de toute représentation. Les Histoires qu’on raconte. Réalisé par Sarah Polley. 2012 [en ligne]. Ouverture du film sur le (0 à 5 min.).
Réflexivité, imaginaire et perte de contact avec la réalité (?)
Le film porte sur l’enquête d’un cryptozoologue, (une personne qui étudie les animaux cachés). Ce dernier cherche, en fait, un animal imaginaire. La réalisatrice le prend au sérieux. Ce faisant, elle fait le portrait des légendes vernaculaires qui circulent autour de cet animal. Elle documente ainsi un imaginaire. Il semble donc que l’animal existe dans les discours qui portent sur lui. On est en pleine postmodernité.
L'Hypothèse du Mokélé-Mbembé. Réalisé par Martie Voignier. 2011.
Réflexivité, imaginaire et perte de contact avec la réalité (?) Herzog’s film, though it features some interviews with his friends and family, mainly consists of the video footage Treadwell himself shot before his death, edited together to tell his story in sequence. It is thus a film about making a film, a documentary which narrates in great detail the process by which it has been collected and stitched together, all moving inexorably towards Treadwell’s death. Moreover, the filmmaker himself becomes a character within the film; we follow Herzog’s journey of discovery as he makes his way through Treadwell’s video footage. Grizzly Man. Réalisé par Werner Herzog. 2005.
Brett Potter, « Over-Realizing Shalom », Reel Spirituality, 11 juillet 2016 [en ligne].
La question de la variation d’échelle ne revient cependant pas forcément à adopter une perspective relevant du « tournant linguistique », ni à centrer l’intrigue des films sur le niveau individuel. Le risque de ce point de vue qui remet en cause l’existence même d’une réalité extérieure aux représentations est de conduire à une forme d’arrêt de la capacité d’agir des individus (cela entre en contradiction avec le projet initiale des études culturelles). Depuis plus de cinquante ans, le cinéma de Frederick Wiseman est centré sur le niveau de l’institution et, le rapport de son cinéma aux études culturelles, est assez complexe.
Définir le terme d’institution Pour Michel Foucault: Ce qu'on appelle généralement « institution », c'est tout comportement plus ou moins contraint, appris. Tout ce qui, dans une société, fonctionne comme système de contrainte, sans être un énoncé, bref, tout le social non discursif, c'est l'institution. « Le jeu », Dits et Écrits, t. 3 : 1976-1979, Paris, Gallimard, 1994, p. 301.
Concrètement une institution c’est aussi le lieu physique (et parfois immatériel) dans lequel cette notion s’incarne. Dans le cinéma de Wiseman, c’est l’hôpital, l’asile, le grand magasin, le centre de formation militaire, le centre d’aide sociale, etc. Ce sont des lieux dont les normes sont acceptées comme allant de soi, si, justement, elles ne sont pas mises à distance et critiquées.
Objectivité vs. Critique Dès 1967 et son premier film, il s’inscrit dans le cinéma direct: Wiseman a retenu [de celui-ci] la souplesse de l’équipe et la légèreté de la technique; il en a aussi développé les conséquences logiques: transparence de la caméra, absence de voix off et concentration sur la parole des personnages (…) Wiseman ne met pas en scène et ne pose pas de questions. Il essaie d’être transparent, invisible. Sans se dissimuler, il tente, avec son équipe, d’influencer le moins possible les personnes qu’il filme. Sekaly, p. 206. Il faut ajouter à cela qu’il s’immerge longuement dans le milieu qu’il souhaite filmer. L’esthétique des films de Wiseman repose donc sur la création d’une impression d’objectivité, comme s’il donnait à voir l’institution depuis l’intérieur, mais, en fait, il s’agit d’une virulente critique des institutions et de leur mode de fonctionnement.
Objectivité vs. Critique Dans Titicut Follies (1971), il interroge le rapport entre la normalité et la folie: Il montre le fonctionnement du regard clinique qui produit le fou et parvient simultanément à indiquer le délire de la parole institutionnelle (…) la folie est du côté de l’institution plus encore que des malades (p. 204). Cette remise en cause de la normalité se poursuit dans ses films suivants, mais cette fois dans des lieux d’imposition de la norme. Dans High School (1968), il « décrit le fonctionnement d’une école semi-privée de Philadelphie » (p. 209) de manière à faire ressortir la manière dont cette institution façonne la vision du monde des élèves. Cette enquête se poursuit dans Basic Training (1971) où il montre le rôle de l’armée dans la formation des citoyens américains. À chaque fois, ces institutions – et non pas les individus qui les composent – sont moins présentées objectivement que critiquées. Le but de Wiseman est de mener à une prise de conscience du rôle des institutions. Il cherche à conduire à une prise de distance et à une critique (on retrouve ici les enjeux des études culturelles) pour changer la société.
High School. Réalisé Frederick Wiseman. 1968 Time code: 9 min. 30 à 15 min.
Objectivité vs. Critique Dans Welfare (1975): La relation de base est la confrontation, le dialogue administratif, de part et d’autre d’un bureau, tandis que la caméra se tient entre les deux interlocuteurs. Des tiers entrent parfois dans le champ. Des relations latérales ou parallèles s’ajoutent à la relation administrative de base, qui se conclut presque systématiquement par le renvoi de la personne venue demander un secours vers un autre bureau d’aide sociale. Cette structure narrative qui met en scène l’exercice d’une forme de violence symbolique exercée par l’institution se retrouve aussi dans Juvenile Court (1974). Ces mises en scène ne sont pas misérabilistes. Elle montre simplement la souffrance qu’il peut y avoir dans les interactions avec l’institution. Cela est régulièrement fait avec humour et en montrant l’absurdité des situations dans lesquelles les individus se retrouvent pris.
Les caractéristiques de son cinéma se précisent Le portrait de l’institution passe par le fait de ne pas s’attacher à un personnage principal. Le cinéma de Wiseman cherche à décrire un collectif. Il met en scène (dans une conception assez organique) le fait que chaque personne qui prend part à l’institution y joue un rôle essentiel. Il s’agit d’une caractéristique « démocratique » qui est à la base de son cinéma. Cela donne lieu à des films assez long, où il faut le temps d’entrer dans le rythme de vie (fonctionnement) de l’institution considérée. Au final, on a l’impression d’assister à la création d’un monde de la part du réalisateur. L’institution est comme un modèle réduit qui permet de comprendre la société de manière plus générale.
Le même principe est ensuite « appliqué » à des institutions privées, ainsi qu’à des situations internationales dans lesquelles des armées sont impliquées.
Wiseman dessine très nettement le caractère systématique de son cinéma: quel que soit le lieu visité, l’introduction consiste en un entrée, progressive mais rapide, dans le périmètre; le montage alterne ensuite des moments de parole très denses et des séquences qui témoignent d’une ambiance ou d’une atmosphère; le spectateur sort enfin du périmètre, quelques plans avant la fin du film (p. 219). Cette systématicité a souvent été critiquée, car il s’agit d’une forme d’inadaptation aux spécificité du sujet.
Agency vs. Critique À partir de Public Housing (1997), Wiseman renouvelle son approche en plaçant la capacité d’agir des personnes qui sont impliquées dans les institutions au centre de ses films. Il ne s’agit plus seulement de critiquer l’institution, mais de montrer que les individus ont une marge de manœuvre face à ces institutions. Dans Belfast Maine (1999): Des dames composent des bouquets de fleurs, une boulangère confectionne un gâteau au chocolat; le film montre aussi des marmites de cuivre, des ustensiles, des fourneaux, un peintre dans son atelier peignant le ciel gris clair de la région, le tableau, le pinceau, la matière picturale sur la palette, etc. (p. 222-223). Ainsi, certaines institutions, telles que le Boxing Gym (2010) s’avèrent être des lieux où s’exprime une forme de solidarité. Ces institutions, aux marges des institutions « dominantes » sont filmées comme étant des lieux de résistance. Cela est également présent
Boxing Gym. Réalisé par Frederick Wiseman. 2010. Séquence d’ouverture (0 à 5 min.)
Comment expliquer ce changement dans le rapport de Wiseman aux institutions?
Depuis 1967, l’Amérique a changé et les films de Wiseman ont accompagné l’évolution de son histoire (p. 222). Que signifie cette formule qui a la force (et la faiblesse) de l’évidence? Ne faut-il pas aussi se demander si le rapport de Wiseman aux institutions s’est transformé? Le texte de Sékaly (suivi sans trop de critiques) donne l’impression que sa propre position ne varie pas. Or, le réalisateur a changé de position dans la société entre ses premiers films et aujourd’hui. Il est lui-même devenu une personnalité reconnue (presque une institution à part entière). Il s’est également adouci. Ses films d’abord très critiques (1960-70’), puis compréhensifs (1980-90), ont eu tendance à devenir parfois un peu complaisants (à partir des années 1995). Ces documentaires sur les grandes institutions culturelles européennes (réalisés avec de forts soutiens des institutions cinématographiques) sont moins mordants. On peut penser à La Comédie-Française ou l'Amour joué (1996), Crazy horse (2011), National Gallery (2014).
National Gallery. Réalisé par Frederick Wiseman. 2014 Time code: 68 min. à 71 min.
Comment expliquer ce changement dans le rapport de Wiseman aux institutions? Depuis 1967, l’Amérique a changé et les films de Wiseman ont accompagné l’évolution de son histoire (p. 222). Que signifie cette formule qui a la force (et la faiblesse) de l’évidence? Faut-il comprendre que les rapports sociaux et les rapports aux institutions étant moins violents, il est désormais possible de s’intéresser à la capacité d’agir des individus? Cette conclusion semble être celle de l’auteure dans son texte en 2001. Faut-il, aujourd’hui, plutôt y voir le fait que le rôle des institutions dans l’Amérique de Trump (et de manière plus générale dans l’Amérique néocapitaliste) a changé? Des institutions comme lieux de contrainte et d’imposition des normes sociales, culturelles et politiques à contester dans les années 1970, on serait passé à la représentation d’institutions comme refuges face à la violence sociale d’un monde sans norme (et où l’absence de cadres sociaux profite surtout aux plus riches économiquement, socialement et culturellement).
Conclusion? Cette hypothèse d’une transformation du rôle de l’institution s’incarne particulièrement bien dans le dernier film de Wiseman, Ex Libris: The New York Public Library (2017). Le film porte sur une institution, la Bibliothèque publique de New York. Elle est représentée comme un lieu où toutes les formes de pensée sont accueillies avec bienveillance. Elle est représentée comme un lieu de formation pour ceux qui appartiennent à des groupes en marge. Elle est représentée comme l’un des lieux où se mène le combat contre la rupture numérique qui touche des milliers de New-Yorkais. Elle est un service offert au public et un lieu d’espoir. Un lieu qui permet justement aux individus de former leur capacité d’agir (agency). Ce s’inscrit donc parfaitement dans l’idée d’un adoucissement de Wiseman vis-à-vis des institutions. Cependant, cet adoucissement correspond à une critique virulente qui est cette fois tournée vers la société américaine tout entière. Sans être jamais explicite, le film dénonce la politique de Trump. Le fait que cette critique de la société vienne d’un réalisateur qui a longtemps critiqué les institutions est d’autant plus fort.
Ex Libris: The New York Public Library. Réalisé par Frederick Wiseman. 2017 Bande-annonce
Conclusion
D’un point de vue cinématographique, ce qui est particulièrement fort, c’est la façon dont cette réconciliation avec l’institution passe par la création d’une forme d’adéquation entre l’objectif poursuivi par l’institution (et par les membres qui la composent) et par le film (ainsi que le réalisateur). Cette cinématographie qui reposait (comme les études culturelles) sur la mise à distance et la critique de la toute-puissance des institutions (normes sociales établies) se conclut par une forme de renversement où l’institution devient le lieu de résistance par excellence face à de nouvelles normes sociales reposant sur la négation du rôle des institutions (hôpitaux, services sociaux, bibliothèques, musées, etc.).