Cinéma documentaire CIN-2104 Mercredi 16h à 19h Chargé de cours Rémy Besson
Monter des archives
Christa Blümlinger, « Cinéastes en archives (Yervant Gianikian & Angela Ricci Lucchi) » dans Cinéma de seconde main, Paris, Klincksieck, 2013, p. 200-210.
Les disposi)fs filmiques sont des manières de représenter le passé (ou la société). Ainsi, la parole est toujours incarnée (geste, corps) par un acteur de l’histoire qui a accepté de par)ciper à un tournage. De plus, dans Shoah, ces plans sont montés avec des vues tournées sur les lieux du génocide. Shoah ne pose que des problèmes d’irreprésentabilité rela3ve, d’adapta)on des moyens et des fins de la représenta)on. (...) il n’y a pas de propriété de l’événement qui interdise la représenta)on, qui interdise l’art, au sens même de l’ar)fice. Il n’y a pas d’irreprésentable comme propriété de l’événement. Il y a seulement des choix*. Le montage d’archives revient aussi à chercher une manière de représenter le passé (ou la société). Dans ce cas, ce sont des images tournées par d’autres qui sont u)lisées (principe du réemploi). le problème n’est pas de bannir toute représenta)on, mais de savoir quels modes de figura)on sont possibles et parmi eux, quelle place peut occuper la mimesis directe**.
*Jacques Rancière, dans Jean-Luc Nancy (dir.),Le genre humain, n°36, 2001, p. 96. ** Jacques Rancière, «L’Inoubliable», in Jean-Louis Comolli et Jacques Rancière, Arrêt sur histoire, Edi)ons du Centre Georges Pompidou, Paris, 1997, p. 67.
Le refus de la « mimesis directe » chez Lanzmann Et si j’avais trouvé un film existant – un film secret parce que c’était strictement interdit –tourné par un SS et montrant comment 3 000 juifs, hommes, femmes, enfants, mouraient ensemble, asphyxiés dans une chambre à gaz du crématoire 2 d’Auschwitz, si j’avais trouvé cela, non seulement je ne l’aurais pas montré, mais je l’aurais détruit. Je ne suis pas capable de dire pourquoi. Ça va de soi. Claude Lanzmann, « Holocauste, la représentaNon impossible », Le Monde, 3 mars 1994, p. 1 et p. 7.
Cette citation porte sur un cas très précis. Elle est prononcée dans un contexte donné (polémique lors de la sortie de La Liste de Schindler). Elle s’inscrit dans des débats plus larges: Posture d’autorité de Lanzmann sur la représentation du génocide Rapport aux images (question de l’iconoloclasme). Refus face à un mésusage généralisé des archives et d’une forme d’instrumentalisation
La question est: est-ce que tout usage d’images d’archives relève de l’ordre de la mimesis directe? Soit d’une image qui vaut comme un moyen d’accès le plus direct possible à ce qui s’est passé devant la caméra (idée de transparence du média).
Images mises au service d’un discours partagé par le biais d’une voix off (usage illustraKf)
De Nuremberg à Nuremberg. Réalisé par Frédéric Rossif. 1989.
Apocalypse. Réalisé par Daniel Costelle et Isabelle Clarke. 2009. Extrait de l’épisode 4: L’Embrassement, 1941-1942
En fait, la « mimesis directe » est souvent un effet construit au montage Le cas Apocalypse (Costelle et Clarke, 2009) Le jeu des sept (ou plus) altéra4ons
Source: Actualités Mondiales du 22 mai 1942, URL: h>p://www.ina.fr//video/AFE85000869
En fait, la « mimesis directe » est souvent un effet construit au montage Le cas Apocalypse (Costelle et Clarke, 2009)
Typologie des (més)usages: - Une tendance à la décontextualisation - Un usage assez strictement illustratif - Des interventions sur la matérialité - Un absence de point de vue assumé
En mettre plein les yeux et rendre Apocalypse irregardable « En mettre plein les yeux : c’est le contraire exactement de donner à voir. Mais l’appareil télévisuel, nous en faisons l’expérience chaque jour, fonctionne à la surenchère et à l’autosatisfaction : nous avons réussi à placer huit cents plans par épisode, nous avons reconstitué les couleurs, nous avons ajouté les sons absents des images originales… Autant dire que les documents de l’histoire deviennent des confettis dans un montage qui veut ressembler à un feu d’artifice d’images (…). La question est de savoir ce qu’on veut faire de nos mains qui manipulent : étouffer les images ou bien les traiter avec tact. Il s’agit aussi d’avoir l’honnêteté minimale de reconnaître les limites de ce qu’on fait. » Georges Didi-Huberman, dans Libéra/on, 22 septembre 2009
Harun Farocki s’inscrit clairement dans ceVe tendance criWque ( = poliWque visuelle)
Harun Farocki s’inscrit clairement dans ce3e tendance cri4que
« J’ai décidé de préparer ce matériau. J’ai décidé de ne pas utiliser d’autre matériau, de montrer à chaque fois la séquence entière, sans coupe ni ajout. (…) j’ai décidé de faire un film muet. J’ai décidé d’éditer ces images, rien de plus. Je voulais présenter le matériau de telle sorte qu’il invite le spectateur à une lecture personnelle. » Farocki Harun, « Comment montrer les victimes ? », Trafic, n. 70, été 2009, p. 24.
Trois caractéris+ques de cet usage: - contextualisa4on, - pas d’interven4ons sur la matérialité, - présenta4on du point de vue assumé.
Harun Farocki s’inscrit clairement dans cette tendance critique
Trois caractéristiques de cet usage: contextualisation, pas d’interventions sur la matérialité, présentation du point de vue assumé.
En Sursis. Réalisé par Harun Farocki. 2007.
Cela revient à dire que les images ne deviennent documentaires que quand elles sont documentées. Le travail de Farocki s’appuie sur des recherches en sciences humaines menées une quinzaine d’années auparavant. Il vient les compléter par son propre point de vue.
Se#ela, gezicht van het verleden. Réalisé par Cherry Duyns. 1994.
Cependant… un film est toujours le résultat de choix et d’un montage.
Constat d’un usage créatif des archives audiovisuelles, même chez Farocki, nous conduit à nous interroger sur les ressources de ce type de montage pour la création documentaire.
Trois caractéristiques de cet usage: contextualisation, interventions sur la matérialité, présentation du point de vue assumé.
Meanwhile Somewhere … 1940-1943. Réalisé par Peter Forgacs. 1994.
Éloge de l’usage créa)f les réalisa)ons à caractère éduca)f m’ennuient. Toutes les images sont toujours là pour illustrer. Vous voyez un nuage et ils disent : « c’est un nuage ». Vous voyez de l’herbe et ils disent : « c’est vert, ça pousse vers le bas ou vers le haut ». L’effort d’interpréta)on du spectateur est la chose la plus importante. Il doit y avoir quelque chose comme une lacune, un espace. […] Pour ce que je fais – appelons cela du documentaire –, je ne veux pas u)liser un style centré sur la parole, descrip)f, où chaque image suivrait la précédente, mais prendre la parole depuis un autre lieu Deirdre BOYLE, « Meanwhile Somewhere: A conversa)on with Péter Forgács », Millennium Film Journal, no 37, 2001
De l’a'en)on à la matérialité aux réalisateur-restaurateurs de films Yervant Gianikian et Angela Ricci Lucchi Avec ce qu’il appelle sa « caméra analytique » - c’est-à-dire une tireuse optique qui lui permet non seulement de refilmer (ou plutôt de rephotographier) d’anciens formats image par image, mais aussi de les agrandir et de les ralentir à volonté, - Yervant Gianikian pénètre pour ainsi dire au cœur du photogramme. (…) Ils photographient image par image – 347 000 clichés pour pour Dal Polo all’Equator – un matériau (fragmentaire). p. 207-208.
Tranparences. Réalisé par Yervant Gianikian et Angela Ricci Lucchi. 1998.
On retrouve la notion de documentaire, comme document d’archives vue au début du semestre. Les images considérées par les cinéastes sont invisibles sans leur travail sur leur matérialité. Ils leur donnent une nouvelle visibilité.
RestauraKon, mais aussi recréaKon Ce travail microscopique s’accomplit par des interventions spatio-temporelles sur le matériau d’origine, par le rythme et le montage des images. En allongeant diversement la durée des scènes, en introduisant des ruptures et des vues de détails, en enchaînant des photogrammes distincts, en pratiquant de brefs arrêts sur image, en laissant visibles des fragmentations et les altérations du support d’origine, Gianikian/Ricci Lucchi isolent des personnages et des objets, pour les intégrer dans une texture complexe. p. 207.
Séquence de la chasse à l’ours dans Dal Polo all’Equator. Réalisé par Yervant Gianikian et Angela Ricci Lucchi. 1987. Time code: 15 min. à 19 min.
L’objecKf est de faire ressorKr le support. La restauraKon conduit à tout sauf à un effacement du support (rayures, altéraKons, sauts). Il s’agit de donner à voir l’image en tant qu’image! Le document en tant que document.
Restaura(on, mais aussi recréa(on dans le but de subver(r l’inten(on originale La relecture photogramme par photogramme montre comment se met en scène un regard dominé par les représentations phénotypiques* et l’iconographie du XIXe siècle, qui est le regard des colonisateurs de la planète (op. cit., p. 201). Le spectateur, transporté, passe du charme exotique (sic) à un malaise (renforcé par le recours aux ralentis ou répétitions d'images) découvrant progressivement, derrière l'anecdotique et le pittoresque, ce regard propriétaire et prédateur sur le montage dont "les autres" (les non blancs qu'on trouve au bout du tunnel et du viseur) ne seraient forcément que les locataires, les larbins ou les ornements insolites, parfois inquiétants, à la manière des trophées justement. Séquence de la chasse à l’ours dans Dal Polo all’Equator. Réalisé par Yervant Gianikian et Angela Ricci Lucchi. 1987. Time code: 67 min. à 70 min. environ
François Niney, L'épreuve du réel, De Boeck, Bruxelles, 2011, p. 61 *Ensemble des caractères observables propre à un individu ou à un groupe social
Isoler des visages. Représenta3on l’organisa3on sociale de l’espace dans le monde colonial.
Captures d’écran issues de Images d’Orient - tourisme vandale. Réalisé par Yervant Gianikian et Angela Ricci Lucchi. 2001.
Conclusion: un cinéma subversif À travers leur processus de restaura/on et de recréa/on, Yervant Gianikian et Angela Ricci Lucchi ne visent pas uniquement à donner à accès à des document (interpréta/on renvoyant de l’archivis/que), ni uniquement à créer des jeux formels (interpréta/on renvoyant à une certaine concep/on du cinéma d’avant-garde), mais à créer des films poli/ques. En intervenant sur la matérialité de la pellicule, ils font apparaître le caractère historiquement situé de la prise de vue. Ils travaillent ensuite, par le montage, contre ce point de vue. C’est un cinéma subversif, au sens où il s’agit de subver/r l’inten/on qui a présidée à leur réalisa/on. C’est un cinéma postcolonial, dans la mesure où c’est ce regard là qui est subver/. Il s’agit à la fois d’une démarche inverse et complémentaire vis-à-vis de celle d’Harun Farocki dans En Sursis. Ce dernier cherchait, en effet, à recontextualiser les images tournée à Westerbork. Le cinéma documentaire de créa/on est souvent pris dans ceUe dialec/que difficile à résoudre entre subversion et recontextualisa0on. Ces ques/ons con/nueront à les aborder lors de la prochaine séance qui portera pour /tre « changer de point de vue » et qui cons/tuera une introduc/ons aux perspec/ves relevant des études culturelles.