Images, cinéma et Shoah

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§érie Travaux Sous la direction de

Renée Dray-Bensousan

Images, cinéma et Shoah

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Images, cinĂŠma et Shoah


Historiques Dirigée par Bruno Péquignot et Vincent Lanio!

La collection « Historiques » a pour vocation de présenter les recherches les plus récentes en sciences historiques. La collection est ouverte à la diversité des thèmes d'étude et des périodes historiques. Elle comprend trois séries: la première s'intitulant «travaux» est ouverte aux études respectant une démarche scientifique (l'accent est particulièrement mis sur la recherche universitaire) tandis que la deuxième intitulée « sources» a pour objectif d'éditer des témoignages de contemporains relatifs à des événements d'ampleur historique ou de publier tout texte dont la diffusion enrichira le corpus documentaire de ! 'historien ; enfin, la troisième, « essais », accueille des textes ayant une forte dimension historique sans pour autant relever d'une démarche académique.

Série Travaux Alain CUENOT, Pierre Naville, Biographie d'un révolutionnaire marxiste, Tome li. Du front anticapitaliste au socialisme autogestionnaire, 1939-1993, 2017. Alain CUENOT, Pierre Naville, Biographie d'un révolutionnaire marxiste, Tome I. De la révolution surréaliste à la révolution prolétarienne, 1904-1939, 2017. Jean-Marc Cazilhac, Le Douaire des reines de France à la fin du Moyen Âge, 2017. Didier CHAUVET, Les autodafés nazis. Mémoire du JO mai 1933, 2017. Anne MÉTÉNIER, Ségrégation raciale aux États-Unis. Six portraits de stars, 2017. Didiver CHAUVET, Hitler et la Nuit des Longs Couteaux (29 juin - 2 juillet 1934), La Sturmabteilung (SA) décapitée, 2016. Jean-Yves CHAUVET, La transmission des maisons lorraines, Familles et maisons paysannes de la Jin du XVII" au milieu du XX" siècle, 2016. Tchavdar MARINOV, « Nos ancêtres les Thraces, Usages idéologiques de I 'Antiquité en Europe du Sud-Est, 2016. Françoise DASQUES, La pensée française de l'architecture mexicaine, Paris-Mexico 1784-1910, Architectures et univers mental, Tome III, 2015.


Sous la direction de

Renée Dray-Bensousan

Images, cinéma et Shoah


(Ç)

L'Harmattan, 2017

5-7, me de !'École-Polytechnique; 75005 Paris http://www. editions-harmattan. fr ISBN : 978-2-343-11050-9 EAN : 97823431 l 0509


INTRODUCTION Penser les rapports de l'image fixe ou mobile et de la vérité dans la représentation du génocide

Renée Dray-Bensousan, AMU Dans le contexte de la représentation du génocide, les débats ont pris un deuxième souffle avec la remise en question du rôle et des capacités de l'image face au caractère crucial du sujet. La question au centre de ces journées peut être simplement formulée en ces termes : L'image fixe ou mobile, au cinéma, dans la BD et la littérature, estelle susceptible de transmettre la Vérité dans le cadre du génocide ? La réponse à cette question est propice à mille nuances (la vérité étant sans doute à mi-chemin des points de vue tranchés et fonction des acceptions des termes en balance dans notre sujet). L'image, considérée tantôt comme révélatrice de vérité ou, au contraire, comme mensongère et dangereuse, ne date pas d'hier. En effet, l'image peut être considérée comme fidèle à la réalité et, par conséquent, comme le moyen d'accéder à la vérité du réel représenté. Elle peut même être perçue comme la saisie d'une vérité plus profonde que toute représentation fidèle échouerait à saisir. On pourrait trouver de nombreux exemples dans les images écrites de Primo Lévi ou de Georges Semprun. Ou encore dans des œuvres comme celles du cinéaste Roberto Benigni qui, dans une scène de son film "La vie est belle", donne à comprendre la fracture entre les deux mondes ~ celui des déportés et celui des nazis à travers la farce de l'énigme à trouver. Et inversement: l'image qui se veut une représentation du réel est souvent fustigée pour ses lacunes : comment pourrait-elle donner accès à ce qui est vraiment représenté puisqu'elle n'est qu'une transposition? N'est-elle pas plutôt un écran à la vérité du réel


représenté? Enfin, l'image artistique n'a cessé d'être suspectée de mentir, de donner un accès faussé à une réalité désormais lointaine. Comment aborder un évènement comme la shoah avec des images? Comment aborder par l'image et avec quelles images le phénomène des génocides en général et de la Shoah en particulier ? Le cinéma permet de poser et de reposer la question de la représentation possible de cet évènement, et de son lien avec la réalité. Puis viendra le lien avec la fiction, la bande dessinée et l' œuvre littéraire ou philosophique. Il suffit de retracer l'histoire de « Cinéma et Shoah» pour démontrer combien le septième art possède l'aptitude à refléter les évolutions d'opinion par rapport à la Shoah. C'est ce que fait par exemple Michel Jacquet dans un excellent petit ouvrage intitulé Travelling sur les Années Noires, paru aux éditions Alvik en 2004. Il donne à voir les différentes phases de cette évolution de 1945 à nos jours, évolution qui recoupe l'historiographie de la Shoah elle-même. D'abord un cinéma consensuel dans l'immédiat après-guerre avec des films comme La bataille du rail, Le père Tranquille, puis le cinéma de la réconciliation franco-allemande avec Le silence de la mer, Un taxi pour Tobrouk. Vient ensuite la grande remise en cause des années 70 avec Le Chagrin et la Pitié, et enfin la dénonciation progressive de la participation des Français à la Shoah, avec des films comme Mr Klein. Et plus récemment le temps des hommages aux Justes, Monsieur Batignolles, Au revoir les enfants, etc... Le cinéma peut être, avec la BD, la photographie et le texte littéraire, un outil documentaire au rôle décisif dans la construction du savoir sur cette période. Comment ne pas se référer au film Shoah de Claude Lanzmann, à son écriture et ses bouleversements? C'est ainsi en grande partie grâce au cinéma que les différents procès de Nuremberg ont rencontré un large retentissement. Le cinéma, à travers les œuvres de fiction, s'est très vite interrogé: pouvait-on représenter l'extermination, la reconstituer? Dès le lendemain de la guerre en 1945, les premières images des camps ont été diffusées, les cameramen des services cinématographiques des armées se sont mis à tourner spontanément, sous le coup de la sidération et de l 'horreur, Ensuite, des ordres sont venus pour demander de filmer simplement pour avoir la trace de ce qui s'était passé. Ces plans ont commencé à être vus à petites doses seulement vers 1946, 194 7 en France, en Angleterre, dans des salles

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de cinéma. Mais seules les images les moins dures de la réalité des camps étaient montrées. Pourtant, dès 1945, ces bandes filmées sont montrées dans leurs films. Citons par exemple le cas d'Orson Welles dans le film Le criminel qui met en jeu l'histoire d'un nazi en fuite dans une petite ville des USA. Mais le film éponyme reste Nuit et Brouillard en 1956. Il y avait cependant un sérieux obstacle à montrer la réalité : d'une part, le manque de documents et, d'autre part, la volonté de surdité de certains pays, y compris le nôtre. Les Soviétiques décident de reconstituer certaines images de libération des camps qui ont été rejouées. Quelques survivants, les mieux portants, se sont rhabillés en déportés, mais on a aussi fait jouer des soldats soviétiques qui, eux, ne sont pas des déportés. Côté anglais, il existe un film sur les camps de concentration, réalisé par Sydney Berstein en majeure partie lors de la libération· du camp de Bergen-Belsen, qui s'intitule Mémoire meurtrie. Le responsable du service cinématographique de l'année demande à Alfred Hitchcock de l'aider à monter les images du camp, à savoir des charniers, des regards et un simple travelling du camp. On y voit les forces de libération faire défiler des infirmiers nazis, des médecins, des paysans qui se trouvaient autour du camp, poussés par l'armée anglaise à regarder ce que l'Allemagne nazie avait fait. Dans le même plan, la caméra part des témoins, des Allemands, se déplace vers les charniers et revient vers les visages en larmes des Allemands de manière à mettre dans le même plan les deux parties, bourreaux et victimes. C'est le montage qui permet de donner vie au film et de combler les manques. Dans l'esprit du cinéaste, il s'agit de donner un document ayant valeur de preuve. Il ne sera pas montré avant 1985. En France, il y a dans la version originale de Nuit et Brouillard un plan où l'on voit très bien un gendarme français à Drancy. Pour que le film sorte en salle, la censure a demandé le retrait de ce plan.

Le lien avec la fiction : évoquer ou recréer ? D 'Holocauste à La vie est belle en passant par La liste de Schindler et La dernière étape de Wanda Jakubowska en 19481• I

La Dernière Étape est un drame réalisé par Wanda Jakubowska et sorti le 28 mars 1947 sur les écrans polonais et en septembre 1948 en France. C'est le premier film dont I 'action se situe presque exclusivement au camp d'Auschwitz-Birkenau.

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A l'opposé des conventions et des idées généralement admises, Jacques Rancière défend l'idée que la fiction ne réside pas seulement dans la relation entre monde réel et monde imaginaire. Pour lui, la capacité des individus de ressentir et de communiquer en est également une composante majeure. Comme le souligne Jérôme Bimbenet: à Hollywood, les films sur l'antisémitisme sont rares malgré Le Dictateur en 1940. Plusieurs films de propagande antinazis sont tournés durant la guerre dont le célèbre To be or not to be. Mais le thème est véritablement lancé par le feuilleton Holocauste en 1977. Le public américain et, à sa suite, le public européen sont bouleversés. Cependant, cette représentation fictive « directe » de la shoah soulève de nombreuses critiques. En Europe, l'évocation de la shoah est plus timide. La dernière étape de Wanda Jakubowska est tournée par une survivante de Birkenau avec d'autres survivantes du camp dans leurs propres rôles. C'est aussi un hommage à la résistance communiste et aux souffrances du peuple polonais. Sa vision reflète l'idéologie communiste d'aprèsguerre. Depuis le début des années 1960, la visualisation de la shoah a été condamnée, jugée moralement impossible. Dans un texte célèbre, "De l'abjection", Jacques Rivette dénonce les effets cinématographiques et esthétiques de la première "fiction historique" d'un camp de la mort, Kapo de Gillo Pontecorvo en 19612. Au centre de la critique de Rivette se trouve la scène où une déportée (Emmanuelle Riva qui interprète une jeune Française juive qui devient Kapo) se suicide en se jetant sur les barbelés électrifiés. Un travelling avant vient recadrer artistiquement son cadavre. Cette recherche de « joliesse » dans de telles circonstances relève « de l'abjection». Rivette cite la phrase célèbre de Godard : « Les travellings sont affaire de morale ». Primo Levi critiquera également ces films "pornographiques" déguisés en fictions sur les camps, où de jolies détenues sont épargnées du sort commun afin de servir d'exutoire à tous les fantasmes, sexuels et autres, de leurs bourreaux. Les œuvres de fiction françaises évoquent la Shoah de manière allusive : la Shoah se situe toujours en arrière-plan d'une narration concernant l'Occupation (Le vieil homme et l'enfant, Lacombe Lucien,

Les Guichets du Louvre, Un sac de billes, Monsieur Klein, Les violons 2

Jean-Michel Frodon (sous la dir), Le Cinéma et la Shoah. Un art à l'épreuve de la tragédie du 20" siècle, Cahiers du Cinéma/FMS, Paris, 2007, p.268 et suivantes.

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du bal, La passante du Sans-Souci ... ). En 1985, Claude Lanzmann avec Shoah va plus loin et affirme l'impossibilité de l'usage de toute image directe, archivistique, de la Shoah, « puisqu'elles n'existent pas». Son film est fondé sur l'unique témoignage de vivants remis en scène sur les lieux et dans les « conditions » (gestuelles, mémorielles, symboliques) de l'extermination. Lanzmann, en contrastant l'émotion des victimes avec I'indifférence ou la duplicité des bourreaux, démontre également de nombreux ressorts psychologiques ayant rendu la Shoah exécutable. En 1997, Radu Mihaileanu avec Train de vie et Roberto Benigni avec La vie est belle tentent de retrouver les ressorts de la comédie pour traiter de la barbarie antisémite nazie, comme dans le Dictateur de Chaplin. En 2010, La Rafle met au centre de sa problématique les responsabilités de la France de Vichy. Il sera suivi d' Elle s'appelait Sarah.

Une représentation directe de la vie dans les camps? La controverse sur l'image de la Shoah reprend avec le film de Steven Spielberg qui reconstitue avec les moyens et les effets du cinéma hollywoodien l'expérience du ghetto, ainsi que du camp d'extermination. L'illusion est assez convaincante pour faire ressurgir des souvenirs chez les survivants eux-mêmes. La force du film réside plutôt dans sa retenue. Au lieu de montrer la brutalité, il montre les cendres dans le ciel. Cependant, le faux suspense d'une scène de douche est très critiqué. À l'inverse du film de Benigni, critiqué pour son irréalisme, Claude Lanzmann parle de «trivialisation» et déclare à propos de La Liste de Schindler : « L 'Holocauste est d'abord unique en ceci qu'il édifie autour de lui, en un cercle de flamme, la limite à ne pas franchir parce qu'un certain absolu d'horreur est intransmissible : prétendre le faire c'est se rendre coupable de la transgression la plus grave. La fiction est une transgression, je pense profondément qu'il y a un interdit de la représentation ... »

Se pose alors le problème de savoir si « 1' esthétique » du film ne nuit pas à sa fiabilité. À défendre l'impossibilité de l'image, Claude Lanzmann et ses proches ont fini par ériger en une sorte de dogme ce qui n'était en 1985 qu'un véritable principe de cinéma. Cette position est parfois jugée excessive, et le film de Spielberg est parvenu à ancrer la réalité de la Shoah dans la conscience du grand public.

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Il faut également faire une place aux très nombreux films documentaires'' qui, depuis les années quatre-vingts donnent à voir des

images qui se veulent réalistes, allant puiser dans les nombreuses sources, y compris des photos prises par les bourreaux eux-mêmes ou lors de témoignages transformant ou du moins faisant évoluer nos représentations, et participent à la construction de notre « imaginaire des camps». Vient alors se greffer, dans notre réflexion, la question du rôle de la littérature qui participe elle aussi à cette construction. Le débat s'avère d'autant plus vif que l'objectif est crucial: il s'agit, dans le cadre d'un génocide, de transmettre une réalité incroyable, impensable : celle de la destruction d'un groupe d'hommes par un autre. Nous partirons d'un constat et d'une idée communément admise, concernant le film Shoah. L'idée commune est celle-ci: Lanzmann, dans ce film tourné ou monté entre 1979 et 1985, dit que la réalité c'est un témoignage oral. Qu'en est-il en réalité? Rémy Besson va se pencher sur la question. Il a intitulé sa démonstration : Shoah, entre impression de réel et récit réaliste. En France, en 2012, Shoah (540 minutes, 1985) constitue une référence incontournable et quasi indiscutable quand il est question du génocide des Juifs. Ce film de Claude Lanzmann est parfois considéré comme étant une œuvre sacrée, un mémorial en l'honneur des victimes et souvent comme détenant quelque chose de l'ordre de la vérité des faits sur lesquels il porte (la destruction des Juifs d'Europe entre 1941 et 1945). En fait, le principe d'une adéquation entre le sujet du film et son objet s'est progressivement imposé dans l'espace public français. Ce double statut de chef-d'œuvre et de référence historiographique s'accompagne souvent d'une absence de questionnement sur ses conditions de production, qui sont globalement - et souvent inconsciemment - considérées comme relevant du domaine de l'histoire orale. La forme même du film favorise cette impression, car aucune image d'archive, aucune voix off, ni aucune musique, n'ont été ajoutées à cet agencement d'entretiens filmés avec des acteurs directs de l'histoire (membres des Sonderkommandos juifs, Allemands persécuteurs et témoins polonais). 3

Voir le très beau travail effectué par Ronny Loewy et Sarah Dellman «Filmographie» dans l'ouvrage de Frodon, op. cit., p. 283-38. Citons quelquesuns : Ambulance qui ne dure qu'une dizaine de minutes, lvfajdanek, Auschwitz tournés tous les deux en 1945 et qui durent 21 minutes chacun ...

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Etant pris dans ce paradigme, la valeur de vérité du film relève d'une forme de croyance dans une intervention minimum du réalisateur en dehors du temps de l'entretien. Le présupposé communément accepté est que, dans le film, la vérité est transmise directement par ceux qui ont vécu les faits. Il n'y a pas d'intermédiaire ( comme l'historien, par exemple) entre eux et le spectateur. Le réalisateur-interviewer, en bon disciple de Socrate, est perçu comme étant celui qui fait accoucher les esprits de leur vérité la plus intime lors de l'entretien. Il n'est pas considéré comme un réalisateurmonteur, c'est-à-dire comme le producteur d'un récit (forcément subjectif). Cette idée est présente chez la plupart des critiques et des chercheurs qui ont, presque exclusivement, insisté sur la parole des témoins et sur I 'ingéniosité des dispositifs filmiques mis en place lors des tournages (1975-1979), sans s'intéresser au montage. Or, si tous les entretiens ont été réalisés avant septembre 1979, le film n'est sorti en salle qu'en avril 1985. L'hypothèse de départ de cette présentation est que! 'agencement des entretiens, soit le montage, correspond, en fait, au temps d'une seconde mise en intrigue (ce qui est par ailleurs très explicitement revendiqué par Claude Lanzmann lui-même). Celle-ci peut être analysée à plusieurs niveaux: la trame narrative principale du film, l'existence de thèmes récurrents, I' organisation interne de chacune des séquences et le montage du son lors de chacun des plans. L'étude de ces dimensions complémentaires, menée à partir des archives du film disponibles au musée mémorial de l 'Holocauste à Washington et d'entretiens avec Ziva Postec (la monteuse), permet d'établir que Shoah est une production culturelle extrêmement construite. En effet, chacun des plans et chacun des mots présents dans le film s'intègrent à une forme et à un propos d'ensemble très élaborés. Et si la parole des acteurs de l'histoire est bien à la base du film, des choix aussi bien philosophiques, historiographiques qu' esthétiques ont été faits lors du tournage et pendant le montage. Dans le cadre de cette intervention, la construction du film lors du montage sera analysée en prenant comme cas une des onze parties thématiques du film, celle filmée avec des Juifs de Corfou. Ce choix est fait, car il s'agit d'une séquence relativement courte très peu étudiée dans la pourtant très riche historiographie portant sur le film et surtout car des traces de deux montages successifs ont été conservées dans les archives disponibles au musée de I 'Holocauste à Washington. Comme l'explique Ziva Postec, le premier essai de montage a été 13


réalisé avant que la structure du film n'ait encore été fixée (1980) et le second lors du montage final (1984). Ce cas permet de comprendre la forme prise par le film ainsi que d'appréhender la manière dont celleci a évolué dans le temps ( 1979-1985). L'analyse systématique des passages coupés entre les entretiens et le montage final, ainsi qu'entre le premier et le second montage, permet de comprendre quelles décisions ont été prises par l'équipe du film. Si certains· choix relèvent d'une volonté de rythmer la narration, d'autres ont, eux, une influence sur le contenu des interactions entre le réalisateur et les protagonistes. Dans ce cadre, une attention toute particulière sera portée au montage du son. En effet, si celui-ci est parfois synchrone, il a le plus souvent été très soigneusement évité. L'identification de rapprochements entre certains propos et des images tournées à d'autres moments (les plans de coupe) permet également de mieux comprendre cette mise en intrigue. Une des raisons identifiables de ces coupes et de ces rapprochements est de proposer un récit des rapports entre Juifs persécutés, témoins grecs et Allemands persécuteurs. Une analyse comparée de cette thématique avec plusieurs passages du film tournés en Pologne permettra de mieux comprendre le film. Au-delà de cette étude de cas, une telle recherche permet d'établir que le régime de vérité dont Shoah relève n'est pas celui de l'histoire

orale, mais bien celui d'un film de cinéma extrêmement construit, aussi bien lors du tournage que lors du montage. Seul un travail en archive permet d'établir que ce film relève d'une construction aussi bien au niveau de la bande image que de la piste son. Il s'avère alors que l'objectif poursuivi par l'équipe du film était moins de proposer une mise en contact la plus directe possible entre les spectateurs et les acteurs de l'histoire, que de proposer un récit. En cela, le terme utilisé aussi bien par le réalisateur que par la monteuse - de fiction de réel semble le mieux adapté pour le qualifier. Le fait d'identifier et de caractériser une part de fiction dans ce film ne mène aucunement à prouver qu'il n'atteint pas quelque chose de la vérité de l'expérience vécue par les acteurs de l'histoire. Ce travail conduit plus justement à un déplacement d'un paradigme, celui de l'histoire orale, à un autre, celui d'un récit réaliste.

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