24/03/2018
Photos d’Auschwitz colorisées : mise en scène ou mise à distance du temps ?
Photos d’Auschwitz colorisées : mise en scène ou mise à distance du temps ? La colorisation par l’artiste brésilienne Marina Amaral des images de la jeune Polonaise Czeslawa Kwoka, prises dans le camp de concentration, met le Web en émoi. LE MONDE | 24.03.2018 à 14h00 | Par Marion Dupont
Photographies de la jeune déportée Czeslawa Kwoka, prises par Wilhelm Brasse, prisonnier et photographe au camp d’Auschwitz, colorisées par l’artiste Marina Amaral. Auschwitz-Birkenau State Museum and Wilhelm Brasse
Une toute jeune fille, un triangle rouge, une veste rayée. De profil, de face, de trois quart. En trois Tweet, le compte officiel du Musée national d’Auschwitz-Birkenau, « Auschwitz Memorial », a publié, le 12 mars, les photographies de Czeslawa Kwoka, jeune Polonaise déportée, portant des marques de coups, qui fut exécutée exactement soixante-quinze ans auparavant, le 12 mars 1943. Réalisées à des fins d’identification des prisonniers et de statistiques sur ordre des commandants nazis du camp, ces images étaient connues du grand public ; en quelques jours, elles font pourtant le tour du réseau social et du Web. C’est que, dans un quatrième post, le musée a ajouté une version colorisée produite par l’artiste brésilienne Marina Amaral. Il sera relayé trois fois à dix fois plus que ceux montrant les photographies originelles en noir et blanc.
Une plus grande empathie ? ANNONCE
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Si la colorisation est un procédé presque aussi ancien que le procédé photographique lui-même – pratiqué dès 1840 par le photographe suisse Johann Baptist Isenring –, sa version numérique connaît un grand succès ces dernières années. Marina Amaral, qui a fait de la colorisation d’images « iconiques » son cœur de métier, explique sa démarche sur son compte personnel : « Se confronter à des images telles que celle-ci pendant de longues minutes voire des heures, en m’assurant qu’aucun détail ne m’a échappé, n’est pas http://www.lemonde.fr/acces-restreint/idees/article/2018/03/24/2ac7afb76b71780bcf1b09ee5d6dccf6_5275970_3232.html
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Photos d’Auschwitz colorisées : mise en scène ou mise à distance du temps ?
une tâche facile (émotionnellement). Mais je continuerai à le faire , car je crois sincèrement que regarder des visages comme celui de Czeslawa et de tant d’autres en couleurs a un puissant impact. » La couleur permettrait, selon une idée répandue reprise ici par l’artiste, une plus grande empathie avec le sujet représenté, en effaçant virtuellement la distance temporelle entre le moment de la prise de vue et notre époque. Cette volonté de rendre invisibles les marques du temps est critiquable du point de vue de l’histoire visuelle, car elle repose sur l’idée que le contenu de l’image importe davantage que sa matérialité et son statut de document. Or, rappelle Rémy Besson, historien associé à l’Institut d’histoire du temps présent (IHTP-CNRS), une image ne devient une source que si elle est accompagnée d’informations portant sur l’auteur de la prise de vue, le matériel utilisé, le sujet représenté, le contexte historique : « Par exemple, l’archivistique contemporaine insiste sur la nécessité de partager le dos des images, car il y a là bien souvent autant, voire plus, d’informations pour les chercheurs, que ce soit un mot ou la trace d’une participation à un processus éditorial… Montrer le visuel et le dos de l’image conduit à faire ressortir que l’on est face à un objet matériel, et non face à quelque chose qui s’efface pour donner accès au passé. »
Fonction mémorielle Les initiatives comme celles menées par Marina Amaral (de son propre chef, ces images étant désormais tombées dans le domaine public) participent évidemment moins d’une démarche historienne que d’un mode de médiation, d’appropriation du passé. En commémorant sur Twitter certains événements en lien avec l’histoire du camp, le musée d’Auschwitz s’efforce d’attirer l’attention du public et de remplir sa fonction mémorielle. « Toute la question est de savoir si cette manière d’attirer l’attention conduit ensuite à une réflexion sur le passé (et dans l’idéal sur la représentation du passé) ou s’il s’agit d’une mise en spectacle », comme cela a été reproché par certains internautes, poursuit Rémy Besson.Il cite le philosophe et historien de l’art Georges Didi-Huberman : « La question est de savoir ce qu’on veut faire de nos mains qui manipulent, étouffer les images ou bien les traiter avec tact. » Et de souligner que « le fait d’avoir choisi l’image d’une femme non seulement déportée, mais battue, a certainement joué un rôle dans son appropriation dans le contexte de l’après-affaire Weinstein et le retour de l’affaire Cantat en France . » Ajouter du bleu et du rouge sur les ‐ ecchymoses et les plaies de Czeslawa Kwoka en révèle peut-être finalement plus sur le présent que sur le passé.
http://www.lemonde.fr/acces-restreint/idees/article/2018/03/24/2ac7afb76b71780bcf1b09ee5d6dccf6_5275970_3232.html
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