Filmer la parole, les gestes et le corps des acteurs de l’histoire

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Cinéma documentaire CIN-2104 Mercredi 16h à 19h Chargé de cours Rémy Besson


Filmer la parole, les gestes et le corps des acteurs de l’histoire Centré sur le cas des massacres et génocides du vingEème siècle!

S21, la machine de mort khmère rouge François Xavier Destors, « Le génocide au Rwanda dans le cinéma documentaire – La nécessité du détour », Causes toujours, 2014 [en ligne].


Filmer la parole, les gestes et le corps des acteurs de l’histoire

De Nuremberg à Nuremberg. Réalisé par Frédéric Rossif. 1989.

Nuit et brouillard. Réalisé par Alain Resnais. 1956.

Le cinéma de témoignage se distingue des films faisant principalement usage d’archives. Dans ceux-ci la narration est portée par une voix off. Elle est supportée par la musique. Il arrive que des plans soient tournés sur les lieux et que la voix off recèle une grande qualité d’évocation. La distinction se situe au niveau du fait que ce ne sont pas les acteurs de l’histoire – témoins, victimes, exécuteurs – qui s’expriment à propos de ce qu’ils ont vécu.


Filmer la parole, les gestes et le corps des acteurs de l’histoire Acteurs de l’histoire deviennent des témoins à par-r du moment où ils prennent la parole dans l’espace public pour dire ce qu’ils ont vécu. Ce:e prise de parole est toujours liée à un disposi7f de média7on (nous étudierons donc des disposi-fs filmiques, mais il y a des disposi-fs judiciaires, li:éraires, etc.). Le témoignage est donc un acte situé dans le temps (lié à la mémoire). Il est également un acte qui est adressé à un -ers (spectateur, lecteur, juge, etc.). Il ne s’agit pas ici seulement du témoin au sens de celui qui a assisté à quelque chose, mais de l’acteur de l’histoire qui choisit de s’exprimer dans l’espace public après un événement historique (ici massacres et génocides du ving-ème siècle). Trois catégories sont, le plus souvent, iden-fiées pour les génocides et massacres: - Persécuteur/ exécuteurs - Persécutés/ vic-mes - Témoins [au sens de Bystanders] La ques-on des témoins de seconde généra-on (enfant d’acteurs de l’histoire) se pose actuellement. En effet, le vingt-et-unième siècle voit la dispari-on des acteurs de l’histoire du ving-ème siècle (et, actuellement, en par-culier ceux du génocide des Juifs).


Filmer la parole, les gestes et le corps des acteurs de l’histoire Une analyse basée sur la no'on de disposi'f filmique

Les disposi)fs [filmiques] sont avant tout des manières d’être ensemble où des gestes, des interac)ons, des négocia)ons, s’inscrivent dans un ici et maintenant dont il est impossible de penser par avance le résultat. Mouloud Boukala, Le Disposi)f cinématographique, un processus pour [re]penser l’anthropologie, Téraèdre, Paris, 2011, p. 104. Il faut saisir les implica'ons éthiques de chacun des disposi)fs qui sont possibles. Jusqu’où peut-on aller pour capter la parole d’un acteur de l’histoire? Pourquoi? Avec quels effets? Pour quelles raisons? Ces ques)ons ne sont pas simples à régler. Est-ce qu’il y a un devoir de témoigner? Une dimension thérapeu)que? Au contraire, une mise en danger du témoin?


Formes proches de celles du cinéma direct: saisir la parole sur le vif

Équipe légère Caméra portée à l’épaule Son synchrone Captation d’une interaction filmée sur le vif (c’est une esthétique)

Le Chagrin et la pi.é. Réalisé par Marcel Ophüls. 1969.


Le film qui est souvent mobilisé comme symbole de l’ère du témoin et du momentmémoire aussi bien pour ce qui est du cinéma que de l’histoire du génocide des Juifs … c’est Shoah. Réalisé par Claude Lanzmann. 1985. Film de 9h30 produit entre 1973 et 1985 (environ 350 h. de rushes) Sujet: mise à mort systémaNque des Juifs par le gaz en un lieu fixe entre fin 1941 et début 1945. Sujet: mémoire du génocide dans les années 1970. Sujet: comment représenter le génocide dans un film sans le transformer en spectacle? Choix radicaux: absence d’image d’archives, absence de voix off, absence de musique ajoutée… mais les gestes, paroles et les corps des acteurs de l’histoire pris dans des disposiNfs filmiques.


Dans Shoah Formes proches de celles du cinéma direct: saisir l’absence de parole (la présence du corps) Mais ce n’est pas le modèle dominant du cinéma de témoignage… alors quels sont les modèles les plus per:nents? Celui du témoignage judiciaire? Celui de l’histoire orale? Ou d’autres disposi:fs?

Donner à voir le refus de témoigner Extrait de Shoah. Réalisé par Claude Lanzmann. 1985. Entre:en avec Josef Oberhauser. Entre 1978 et 1981.


Modèle du procès filmé… on retrouve la ques6on de l’image du témoin comme élément de preuve

Donner à entendre la parole des persécuteurs, mais en pouvant la meDre en perspecEve par le montage. Usage d’images qui sont tournées par d’autres (ici Tribunal pénal internaEonal pour le Rwanda), mais qui sont montées dans le cadre d’un film. Des films ont également été faits à propos des témoins du procès de Nuremberg (comme on l’a vu) ou à la suite du procès Eichmann.

Extrait de D’Arusha à Arusha. Réalisé par Christophe Gargot. 2008. Time code : 13 min. à 18 min. 30 sec.


Modèle dominant: entre/en filmé dans le cadre d’un projet d’histoire orale: une véritable esthé/que Caméra fixe Peu de changement d’échelle de plan: entre plan poitrine et gros plan. Peu de gestes visibles Rarement un usage d’artefacts (photographies, objets personnels, etc.) Peu de travail sur l’arrière-plan (effet plante verte) Absence de l’interviewer à l’écran: centré sur la parole du témoin

Abraham Bomba, Louise Bobrow (entre4en avec), entre4en mené dans le cadre de la Survivors of the Shoah Visual History Founda4on. code: 18061-3. 14 août 1986. [en ligne]

Tout cela correspond à une forme d’ ascèse volontaire. Un retrait concernant la créa4on d’un disposi4f filmique. Pour aller plus loin voir le travail du Fortunoff Video Archive for Holocaust Tes7monies (Yale).


Typologie des entre/ens dans Shoah 1. Le modèle de l’histoire orale détourné...

Usage de documents visuels comme support (aussi une pra/que en histoire orale*)

Entre&en mené par Claude Lanzmann avec Peter Bergson and Samuel Merlin. 1979. Accessible dans les archives de l’USHMM [en ligne]. *Douglas Harper, « Talking about Pictures : a Case for Elicita&on », Visual Studies, vol. 17, n. 1, 2002, p. 13-26


Typologie des entre/ens dans Shoah 1. Le modèle de l’histoire orale détourné

Reprise du principe du « sociodrame » Recherche d’un point de rupture de la parole pour transme>re une mémoire du corps (au-delà des mots)

Entre&en mené par Claude Lanzmann avec Mordechai Podchlebnik. 1979. Accessible dans les archives de l’USHMM [en ligne].

La présence physique du réalisateur dans le plan.


Typologie des entre/ens dans Shoah 1. Le modèle de l’histoire orale détourné

Entre&en mené par Claude Lanzmann avec Gertrude Schneider (1ère par&e). 1979. Accessible dans les archives de l’USHMM [en ligne].


Typologie des entre/ens dans Shoah 1. Le modèle de l’histoire orale détourné

Prise en compte des gestes (couture), de la proxémique (proximité mère-fille) et de la mémoire des chansons populaires (trouver un disposi&f adapté).

Entre&en mené par Claude Lanzmann avec Gertrude Schneider (par&es 1 et 2). 1979. Accessible dans les archives de l’USHMM [en ligne]. Seul ce second passage est monté dans Shoah


Typologie des entre/ens dans Shoah 2. Mise en scène du lieu: l’arrière-plan En plus des Juifs persécutés des tournages ont été menés avec des témoins polonais. Ils sont filmés aux abords des anciens camps d’extermina&on dans une esthé&que du direct. L’arrière-plan est travaillé. À de nombreuses reprises, des moyens de transport sont visibles. Ils renvoient à l’imaginaire visuel de la déporta&on.

Entre&en mené par Claude Lanzmann avec Czeslaw Borowi. 1978. Accessible dans les archives de l’USHMM [en ligne].


Typologie des entre/ens dans Shoah 2. Mise en scène du lieu: l’arrière-plan Devant la synagogue de Grabow (non loin de Chelmno) Lanzmann lit une leJre rédigée par le rabbin du village en janvier 1942. Il adopte la posture du témoin du témoin. Il prend la parole dans le cas où il n’y a plus d’acteur de l’histoire qui soit en vie. Raul Hilberg, qui est un chercheur intervient dans le film a un autre moment. Il n’est pas mis en posiUon d’expert. Il doit incarner un acteur de l’histoire - Adam Czerniaków - qui est mort.

Lecture d’un document par Claude Lanzmann avec Czeslaw Borowi. 1979. Accessible dans les archives de l’USHMM [en ligne].


Typologie des entre/ens dans Shoah 3. Filmer les exécuteurs à leur issue

Extrait de Shoah. Réalisé par Claude Lanzmann. 1985. Entre:en avec Franz Suchomel. 1976.

Illustra:on alimenta:on par baEerie et alimenta:on par magnétoscope. Archives de la Cinémathèque française


Typologie des entre/ens dans Shoah 4. Gestes, corps et paroles mis en scène Simon Srebnik (membre du Sonderkommando de Chelmno) accepte de revenir sur les lieux. Il chante sur la Ner qui est une rivière située à quelques mètres du camp. Il refait à la demande du réalisateur, ce que les nazis le forçaient à faire. Il y a plusieurs prises de vue, avec différents arrière-plans (le lieu du camp, des paysans, des animaux, etc.). Srebnik accepte aussi d’autres mises en scène. Entre&en mené par Claude Lanzmann avec Simon Srebnik. 1978. Accessible dans les archives de l’USHMM [en ligne]. Ce9e séquence correspond à l’ouverture de Shoah


Typologie des entre/ens dans Shoah 4. Gestes, corps et paroles mis en scène

Entre&en mené par Claude Lanzmann avec Abraham Bomba. 1979. Accessible dans les archives de l’USHMM [en ligne]. Ce second passage est l’un des plus connus de Shoah


Typologie des entre/ens dans Shoah 4. Gestes, corps et paroles mis en scène

Entre&en mené par Claude Lanzmann avec Henryk Gawkowski. 1978. Accessible dans les archives de l’USHMM [en ligne]. Ce second passage est l’un des plus connus de Shoah


Typologie des entre/ens dans Shoah 4. Gestes, corps et paroles mis en scène

Pour arriver à ce type de disposi1f, il faut souvent – comme nous l’avons vu – mener d’abord un entre1en qui adopte une forme plus classique. Un disposi/f c’est une forme qui se crée progressivement dans le cadre d’une négocia/on. L’acteur de l’histoire est impliqué dans ce processus. Il peut dire ce qu’il n’est pas prêt à dire ou à faire. Il peut décider d’interrompre le processus à tout moment ou refuser la diffusion des séquences filmées. Par ailleurs, le plus souvent, Lanzmann menait avec son équipe un travail documentaire en archives et des entre1ens préliminaires non filmés. Il voulait tout savoir de la période et de la biographie de l’acteur de l’histoire avant de commencer à filmer. Le moment du tournage est donc bien un moment de média/on pensé pour un /ers (le spectateur) et non le moment de l’acquisi1on de connaissances (comme c’est souvent le cas en histoire orale).


Constat d’une pluralité de disposi1fs filmiques

Protocole de capta,on normé en histoire orale Disposi,f rela,ve stable lors des procès

Diversité des formats dans le cadre d’un film comme Shoah. Recherche d’une forme adapté à chaque témoin


Typologie des entre/ens dans Shoah 4. Gestes, corps et paroles mis en scène

à une influence sur la réalisa/on d’autres films

Mise en scène de l’exécuteur qui accepte d’expliquer et de refaire les gestes sur les lieux mêmes du génocide khmer rouge.

Extrait de S21, la machine de mort khmère rouge. Réalisé par Rithy Panh. 2003.


Le cinéma de témoigne, un cinéma du disposi2f filmique? Le rôle du montage du son dans Shoah


Absence de narrateur/monteur « Le narrateur laisse d’autres prendre en charge la narra3on – les voix vivantes des différents témoins qu’il interviewe, dont les récits doivent être capables de parler d’eux-mêmes, s’ils sont bien là pour témoigner, c’est-à-dire pour aBester la validité unique et irremplaçable du témoignage direct. C’est de ceBe manière seulement, par l’absten3on du narrateur, que le film peut en fait être une narra3on de témoignage : une narra3on de ce qui précisément, ne peut être ni rapporté, ni raconté par un autre. La narra3on est alors essen3ellement une narra3on du silence, l’histoire de l’écoute du réalisateur : le narrateur est celui qui raconte le film dans la seule mesure où il prend en charge le silence du film. » Shoshana Felman, dans Michel Deguy (dir.) Au sujet de Shoah, Paris, Belin , 1990, p. 71


Extrait de Shoah. RĂŠalisĂŠ par Claude Lanzmann. 1985. Entre:en avec Jan Karski. 1979.


Le montage de Shoah a duré plus de 5 ans. Il s’agit d’une seconde mise en intrigue après celle qui est conçue lors du tournage. Pour Shoah, il n’y avait pas de scénario. C’est une opéraMon complexe, qui correspond au rapprochement d’une bande-son et d’une bande image (pellicule 16mm). Parfois, il s’agit plus d’un agencement que d’une recherche de synchronicité. Je m’explique…

Extrait de Bernardins, bernardines. Réalisé par Claude Thiébaut. 1983.

Photographies d’une bande-son et d’une pellicule de film 16mm.



Le principe général de Shoah, mais au-delà du cinéma documentaire réalisé à par6r d’entre6ens, c’est que dès qu’un plan qui ne représente pas le témoin est monté, alors le son n’est pas synchrone


La monteuse, Ziva Postec explique: J’ai fait de la dentelle, c’est-à-dire que j’ai recons>tué ce que les gens disaient très longuement. Je l’ai raccourci et j’ai remonté la phrase. […] Justement je disais qu’il faut manipuler, pour dire la vérité, et c’était ma préoccupa>on. [...] c’est une façon de lier l’image et le son. De juxtaposer le son à l’image. Entre>en avec Rémy Besson et Chris>an Delage, 2010.



Cela signifie que Shoah est le résultat d’un processus de créa5on qui a lieu aussi bien lors du tournage que lors du montage. Ce9e écriture cinématographique fait que parfois les propos prononcés par le témoin devant la caméra sont intégrés sans modifica5on de rythme et de significa5ons, mais que d’autres fois, la créa5on de l’œuvre et d’un discours conçu à par5r des entre5ens prend le dessus. L’impression que le cinéma de témoignage est un cinéma du disposi5f filmique… relève bien du domaine de l’impression.


Created by Claude Lanzmann during the ďŹ lming of Shoah Used by permission of the United States Holocaust Memorial Museum and Yad Vashem, the Holocaust Martyrs and Heroes’ Remembrance Authority, Jerusalem


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