"Les jardiniers invisibles" d'Arnaud Ville - Extrait

Page 1

Le jardinier qui choisit de se passer de tout intrant chimique voit rapidement les insectes dans leur diversité affluer et prendre leurs aises. Et fait acte de résistance ! Parce que ce peuple des jardins issu des âges anciens est d’ores et déjà en grande part détruit… Et ceux qui subsistent sont en danger, pressurés par nos pollutions. Nos jardins deviennent alors des lieux d’accueil où le vivant « sauvage » peut s’établir, faire étape. Et les insectes se révèlent être de précieux alliés. Garants des équilibres, ils sont le secret d’un jardin vivant. Pour éviter que mollusques ou chenilles ne viennent nuitamment patrouiller entre les légumes, rien ne vaut la présence des grands carabes. Afin de déloger une colonie de pucerons déchaînés, rien de mieux que d’abriter des chrysopes dotées d’un immense appétit… Ces insectes, Arnaud Ville les connaît bien, il les étudie et les photographie depuis des décennies. Avec lui, on observe nos jardins de près, ce tas de sable, cette bordure ou cet amas de bois mort, et on en découvre les habitants. Avec lui, on admire leur ingéniosité, leur beauté, leur magie. Avec lui, on apprend à aimer ces petits animaux, si faciles à craindre, à mépriser, si pratiques à caricaturer, juste et comme toujours, parce que l’on ne les connaît pas.

Arnaud Ville

INVISIBLES

Les jardiniers invisibles

JardinIers LES

JardinIers LES

INVISIBLES Arnaud Ville

Préface de Xavier Mathias

25 € III-21 ISBN : 978-2-8126-2185-7

WWW.LEROUERGUE.COM

Les jardiniers invisbles_cover.indd 1

25/01/2021 10:27



JardinIers LES

INVISIBLES Arnaud Ville

PrĂŠface de Xavier Mathias


UN ROBERT-LE-DIABLE (Polygonia c-album) sur une inflorescence de poireau. — En couverture : Ectophasia crassipennis, une mouche parasite des punaises, ici au ravitaillement sur une inflorescence de grande berce. —

Création graphique : Chloé Vargoz © Éditions du Rouergue, 2021 www.lerouergue.com


Le jardinier et ses petits « Le jardinier, attentif de nature aux choses de la vie, remarquera bien sûr, à propos des petits, tous ceux les plus en vue, accrochant la lumière et enchantant les yeux… mais verra-t-il aussi le peuple des moins fiers qui, pourtant plus nombreux, est oublié des feux et lui reste inconnu ? Il lui faudrait veiller et le jour et la nuit, guetter tel un sauvage saisi par l’insomnie avec comme seule relâche les lueurs de l’aurore, quand les nocturnes repus regagnent leur couchage tandis qu’au fond du leur, les lève-tôt bâillent encore… Car l’honnête jardinier qui, le temps de ses saisons, cultive sans tricher n’usant d’aucun poison, ne voit de ce qu’il protège qu’une toute petite portion (prétendre le contraire c’est perdre la raison) et de sa verte closerie aux lourdes frondaisons, il goûte surtout les fruits pour peut-être en offrir ainsi qu’aussi bien sûr garder par-devers lui… sans jamais pour autant connaître tous ses petits. » Lanier du Val, Contes du courtil & des hortillons

3


4


5


SOMMAIRE — LES AUTRES INVERTÉBRÉS DU JARDIN ................................................................................... 21

PRÉFACE ................................................................................ 12

bombus pascuorum

› le très velu goulu

INTRODUCTION ................................................ 17

— LES ARAIGNÉES ..................................................... 21

saitis barbipes

› une tueuse bondissante

— LES CRUSTACÉS .................................................... 21

mantispa styriaca

armadillidium nasatum

› une sosie démente

› un ancien courant marin

PRÉSENTATION ET RAPPEL DE QUI SONT LES INVERTÉBRÉS DE NOS JARDINS ......................................... 18 —

— LES MYRIAPODES ............................................. 22

lithobius

› un très courant terrestre

DESCRIPTION D’UN INSECTE ............... 18

— LES GASTÉROPODES .................................. 22

helix pomatia

› l’estomac dans les talons

— DEUX MOTS DES COLLEMBOLES . 23

adalia bipunctata

allacma fusca

› une modeste variable

› un minus vétéran

mantis religiosa

› petite dévote deviendra grande bigote

6

— LES VERS DE TERRE ....................................... 25

un lombric

› les nécessaires révélations du galeriste


L’ENVIRONNEMENT DU JARDIN, LES PAYSAGES DES ALENTOURS ........................................ 27 —

carabus auronitens

› les rutilances de l’assassin

deilephila porcellus

› le vieux rose au long cours

reine-des-prés, filipendula ulmaria

› les nectars de sa Majesté

hyla arborea

› la tendresse de l’embusquée

andrena florea

› l’exclusive de la liane empoisonnée

LE CAS DU THUYA ........................................................ 41

lamprodila festiva

› une émeraude dans le roussi

LES COMPLÉMENTS D’ACCUEIL, OU COMMENT BIEN LOGER TOUT LE MONDE AU JARDIN ...................................................................... 43 — UN PEU (OU BEAUCOUP) DE BOIS MORT .................................................................. 43

DÉLIMITATION DU JARDIN ....................................................................... 33 — LES MURETS .......................................................................... 33

dorcus parallelipipedus

› le fossoyeur du bois mort

laetiporus sulphureus

› du vert sur la face nord

› le champignon soufre quand l’arbre meurt

une guêpe du genre eumenes

oryctes nasicornis

› la potière meurtrière

› les charges discrètes du rhinocéros des jardins

fougère asplenium trichomanes

colletes hederae

› l’abeille de la forêt

lierre, hedera helix

› la forêt suspendue

LES HAIES VIVES .......................................................... 35

protaetia aeruginosa

› la beauté cachée

italochrysa italica

pogonocherus hispidus

› le remarquablement discret

opilo mollis

› l’équarrisseur vespéral

QUELQUES PIERRES DANS LE JARDIN .......................................................... 47

› les iridescences de la grande élégante

7

un harpalus

› un joli petit tueur en série


anchomenus dorsalis

delta unguiculatum

› le gracile impitoyable

› la belle taille de guêpe d’une guêpe de belle taille eryngium campestre

ocypus aethiops

› le tout en longueur et redoutable

portrait du lampyris noctiluca

› le panicaut, bien plus une ombellifère qu’un chardon

› et sa visière

ammophila sabulosa

un brachinus

› une élégante narcotique

› un chasseur bombardier au service du jardinier

scolia hirta

› les belles ailes de la tueuse placide

panagaeus cruxmajor

› un croisé sans scrupule

stilbum calens

› la grande clinquante

RÉSERVES SUR L’HÔTELLERIE .................................................................... 48

hedychrum nobile

› une resquilleuse haute en couleurs

UN POINT D’EAU ............................................................... 51

une guêpe lasiochalcidia

› des soupçons de stéroïdes

salamandra salamandra

› une légende vivante

dytiscus marginalis

› un plongeur voltigeur

platycnemis pennipes

› joli cœur

HOU LA GADOUE .......................................................... 54

sceliphron caementarium

› la maçonne corsetée

UNE PLAGE DE SABLE (ET DU MONDE À LA PLAGE) ................ 56

cerceris arenaria

› la poinçonneuse du poinçonneur

villa hottentotta

› le vol de la toison d’or

fourmillon euroleon nostras

› un adulte délicat

larve d’euroleon nostras

› aspect d’un cauchemar

le cocon d’euroleon nostras

› un monstre dans la soie

portrait de l’euroleon nostras

› ah, les yeux verts des névroptères

ALLÉES ET BORDURES............... 69 —

8

abeille andrena vaga

› une pollinisatric révélée au grand jour


carabus coriaceus

nezara viridula

› la terreur des bordures et d’ailleurs

› une sordide condamnation

anthidium manicatum mâle

trissolcus

› du brutal chez les abeilles

› une petite samouraï

une abeille solitaire anthophora

graphosoma italicum

› un arlequin au triste destin

› liberté chérie

megachile centuncularis

portrait de la cicindela campestris

› bénéfiquement complémentaire

› la dernière vision

angelica archangelica

amara aenea

› la très céleste indispensable

› la tueuse au palindrome

zygaena filipendulae

harpalus dimidiatus

› une beauté éventuellement fatale

› un profil apprécié du jardinier

tibicina haematodes

notiophilus biguttatus

› chanter tout l’été

› un chasseur d’or

hemaris fuciformis

› ni oiseau ni mouche

COMPLÉMENTS AROMATIQUES ....... 91

genre coelioxys

chrysolina americana

› un drôle de genre, même

› la menteuse des romarins

l’impressionnisme diffus des inflorescences du tamaris

xylocopa violacea

› une bienheureusement placide

tachina grossa

› l’hirsute colossale

bombus du groupe terrestris

› la reine écluse pas mal

lucilia

› une hygiène douteuse

polistes

› le profil de la tueuse

phasia aurigera mâle

› l’assez coquet

mâle trichopoda pennipes

› des franges indémodables

9

tachina fera

› une taquine à mort

halictus

› la messe est dite

lasioglossum

› une petite solitaire


QUELQUES PETITS FÂCHEUX RÉCURRENTS ET LEURS ÉVENTUELS PRÉDATEURS ......................................................... 95 —

leptinotarsa decemlineata

› doryphore qui rira le dernier

eurydema ornata

› une ravissante dans les choux

psylliodes

› l’altise hantise des crucifères

calosoma maderae

› de jadis et pour bientôt ?

détail du même

› l’esthétique du minuscule

la larve d’un syrphe

› un insatiable vide-pucerons

LE CAS DU FRELON ASIATIQUE .............................................................................. 105

vespa velutina

› le pénible insistant

UN BOUT DE PRAIRIE PLUTÔT QU’UNE BÊTE PELOUSE ............................................... 107 —

argiope bruennichi

› le menu de la tigresse

phaneroptera

› une habituellement verte

isodontia mexicana

› clandestino

ablattaria laevigata

› l’élégance de l’assassin

dictyophara europaea

› non mais franchement !

larve de coccinelle à sept points

jeunes araneus diadematus

› la vorace détachée

› avant dispersion

deraeocoris ruber larve

episyron

› La petite boit à la paille

› panique sur la toile ou la peur change de camp

deraeocoris ruber adulte

› la grande aussi

une larve de scymnus

› la petite vient en mangeant

une coccinelle du genre scymnus

› l’adulte reste à dîner

forficula auricularia

› une trop mauvaise réputation

metoecus paradoxus

› passeport pour un fric-frac

10

misumena vatia

› aux volants, la vue c’est la vie

panorpa mâle

› l’exhibitionniste extraordinaire

rhagonycha fulva

› les beaux jours

stictocephala bisonia

› encore plus extraordinaire


micromus angulatus

› un faux doux

LE COMPOST, DE LA MORT À LA VIE ET RÉCIPROQUEMENT ............................. 117 —

une musaraigne

› une vie palpitante

tomocerus vulgaris

› le scintillant du pourri

trombidiidae

› un point sur les cardinaux

armadillidium nasatum

› d’abord j’enlève le bas

une larve de cétoine dorée

› dans le compost et sur le dos

cetonia aurata

› c’est toujours bien qu’elle soit là

xylota segnis

› révélation des bas-fonds

hermetia illucens

› une vue pittoresque

CONCLUSION ........................................................ 125 — REMERCIEMENTS .................................... 126 —

gryllus campestris

› l’été depuis toujours

11


PRÉFACE — Mais que se passe-t-il ? D’où vient cette crainte parfois à la limite de la terreur qui nous pousse instinctivement, quand ce n’est pas à les gazer ou les empoisonner pour les plus acharnés, à les écrabouiller, toutes ces petites bestioles ? « Je ne te connais pas, donc tu me fais peur, alors du mieux que je peux, je te tue. » Simple non ? À notre décharge, reconnaissons qu’il y a de quoi être un peu effrayé quand même. Faisons ensemble un petit jeu en deux temps : – Fermez les yeux puis ouvrez ce livre au hasard à n’importe quelle page où il y a une photo. – Regardez l’illustration et, passé le premier moment de surprise et d’émerveillement, imaginez que sous ses faux airs de robot à la Star Wars, la petite bestiole qui y figure mesure dix mètres de haut.

dans la vraie vie, on s’aperçoit que ça donne plutôt quelque chose comme ça : « – Oh, fournaise de pastenade de balafon de nom de nom ! Tu ne pouvais pas attendre quelques jours qu’elles soient plus développées ces malheureuses laitues que je viens à peine de planter pour les croquer, maudite bestiole ? Regarde ce que tu as fait, niquedouille, tu peux être fière de toi fichue goinfre, maudit estomac sur pattes, toi qui t’es abattue sur mes pauvres plantouilles comme la vérole sur le bas clergé ! En une nuit, tu les as broutés tellement ras mes petits plants de laitue installés avec amour – et un brin de concupiscence aussi il est vrai – qu’ils ne s’en remettront pas. À cause de ta goinfrerie, tant pis pour nous, il va falloir se serrer la ceinture : plus personne ne goûtera mes laitues ! Oh, toi bien sûr, tu vas trouver une solution. Oseille, rhubarbe, hostas, les idées ne te manquent pas. Mais moi ? Tu y as pensé à moi ? – … (silence) – Bon. Tant pis. Tu m’as oublié dans ta razzia. Il me reste les pissenlits si je veux de la salade. Ils sont un peu durs et amers à ce moment de la saison, je comprends que tu préfères mes petites laitues. Depuis le temps que je dis qu’il faut que je me mette à cuisiner des plantes sauvages, je vais commencer dès maintenant. Tu sais où trouver des pissenlits trop durs, ou eux aussi tu les as déjà tous bouffés ? – … (silence) – D’accord, tu préfères te taire et garder tes petits coins pour toi. Alors sache, madame la limace, que je ne te trouve pas très partageuse et qu’aimant bien, moi aussi, la salade, il ne faudra pas t’étonner si, la prochaine fois que je vous

Ça calme, non ? On en vient à remercier la Création d’avoir su, pour l’essentiel au moins, proportionner à notre avantage les êtres vivants. Mais qu’elles sont anxiogènes toutes ces petites bêtes qui grouillent et vadrouillent autour de nous ! Il suffit de les regarder de près pour ne pas s’étonner du faible nombre de pervers polymorphes d’entomologistes qui se passionnent pour elles. Reconnaissons aussi qu’en plus de faire monter dangereusement le trouillomètre, elles sont parfois terriblement agaçantes. Pourtant, la plupart d’entre nous, les jardiniers, sommes prêts à partager notre espace, au moins un petit peu. Personnellement, comme de nombreux adeptes du potager, je n’ai aucune réserve à ce que ces fichues petites limaces noires par exemple boulottent les laitues, il y en a pour tout le monde. Mais en fait,

12


P.S. Quant à savoir s’il s’agit d’une larve de cétoine ou de hanneton, rien de plus simple en fait, inutile de se poser mille questions ou de sortir sa binoculaire, voici une des premières choses qu’Arnaud m’a apprises : si elle est dans du compost, c’est forcément une larve de cétoine. J’ai appelé ce phénomène le syndrome du dromadaire, mais ça, c’est une autre histoire.

vois rôder au potager, toi et tes copines, je vous expulse sans sommation, direction le poulailler ou chez le voisin. » Tous les jardiniers ont éprouvé ce ras-le-bol mêlé d’exaspération et d’incompréhension face aux insectes, mollusques et autre pitchouns qu’un jardin quel qu’il soit ne manque pas d’attirer. Et pourtant. Un jour, arrive ce moment où toute colère passée nous avons la révélation qu’un insecte n’est pas qu’un ravageur ou un auxiliaire, un pollinisateur ou un phytophage, il n’est même pas utile au jardin puisqu’il ne peut pas être inutile : il est. C’est tout. Exactement comme nous, nous sommes. La fonction de toute bestiole, de la plus petite à la plus grosse, ne serait-elle que de continuer à rendre la vie animale possible en commençant par respecter et favoriser la vie végétale sans laquelle rien ne serait ? Peut-on prétendre encourager l’une en massacrant l’autre ? Et si, exactement comme Arnaud nous invite à le faire, sans même chercher à répondre à cette question, nous commencions par observer tous ces petits qui participent à la farandole du vivant ? Dans un jardin, ça grouille et ça se débrouille comme Arnaud nous le montre. D’ailleurs, ce n’est peut-être simplement que ça jardiner, accepter ce foisonnement de vie souvent invisible. Être jardinier ou même agriculteur serait-ce finalement juste comprendre que planter un arbre revient à parler aux oiseaux qui s’y poseront ? À s’adresser à tout ce petit monde qui viendra se nourrir de ses feuilles tout juste tombées qui seront transformées en humus pour notre plus grand plaisir, et parfois de ses jeunes racines, hélas pour nous, quand nous verrons le plant dépérir. Alors, larve de cétoine ou larve de hanneton ? Telle est la question, vraiment ? En arrive une autre immédiatement après pour se bousculer au portillon de la conscience des jardiniers : qui sommes-nous pour encourager la première et détruire l’autre ? Arnaud n’a pas la réponse non plus. En revanche, cet étrange petit animal enfoui ou voletant, en devenir ou accompli, il le regarde, cherche à faire connaissance avec lui et nous invite à en faire de même au fil de ces pages. Ce livre est une grande chance.

arnaud : Oui, mais je t’ai aussi dit que cela peutêtre une larve de rhinocéros. Plus rarement certes, mais quand même. xavier : Quand je dis que vous êtes des pervers. arnaud : Un avis de spécialiste, assurément, rien de moins que la parole d’un jardinier se complaisant à décrire, avec force détails, d’une seule main et par le menu, tout un livre sur la vie érotique de son potager ! Et je t’en prie, laissons les dromadaires en dehors de ça. xavier :

T’as bonne mine toi avec tes rhinocéros ! Vous n’avez pas assez d’imagination pour leur trouver des noms rien qu’à eux à vos bestiaux ? Il faut que vous alliez en voler ailleurs, c’est plus fort que vous ! Tu peux chercher, il n’y a pas un légume qui s’appelle punaise, chrysomachin ou staphytruc. arnaud : Là, tu as absolument raison, d’ailleurs les expressions potagères sont, au final, bien plus souvent employées que les noms d’insectes ou même d’oiseaux dans de nombreuses expressions contemporaines (tout particulièrement en automobile) ce qui n’est que justice, une buse, surtout triple, aura toujours plus de jugeote qu’une courge, une patate ou un cornichon. Mais tu conviendras qu’il est toutefois assez rare que l’on convoque les navets, les panais ou la carotte et son bâton pour, par exemple, célébrer la poésie des beaux jours lorsque s’écoulent les intemporelles stridulations du grillon appelant l’amour à l’entrée de son terrier ou que, ponctuant les heures chaudes de son vol clair, à la fois hésitant et décidé – toujours cher au cœur du jardinier –, la piéride s’en va gracieusement déposer ses jolis œufs jaunes au revers de charnues feuilles de chou… xavier : T’as déjà fait une omelette avec ses œufs ? Ça ne doit pas être terrible. arnaud : Toi, des omelettes d’œufs de piéride, je te soupçonne d’en faire dès le printemps, entre le pouce et l’index et en veillant bien à ce qu’aucun n’en réchappe ! xavier : Oui. Et avec les doryphores aussi ! Tiens, parmi toutes tes bestioles angoissantes pleines de mandibules et de crochets, il n’y en a pas une seule qui soit capable

13


de nous débarrasser du serial killer des pommes de terre. Quand est-ce qu’ils se mettent sérieusement au boulot, tes petits copains ? arnaud : Mais si, il y en a toute une flopée, seulement je ne sais pas si c’est le climat, l’ambiance ou les formalités administratives mais, vois-tu, ils n’ont pas suivi, ils sont restés là-bas, au Mexique. Et ce n’est peut-être pas plus mal, ils auraient peut-être préféré, une fois arrivés dans nos contrées, s’en prendre à des mets imprévus comme, par exemple, des coccinelles… Et si le très visible doryphore s’en sort aussi bien c’est justement qu’il annonce la couleur : il est toxique, sa livrée contrastée (qualifiée d’aposématique, une appellation il est vrai peu usitée au jardin) prévient les éventuels appétits qu’ils risquent fort de ne pas le digérer, voire de ne plus rien digérer du tout, jamais. Une franchise dont se dispense allègrement le règne végétal, non ? xavier : C’est vrai, tu as raison, quelques-unes de nos belles peuvent parfois paraître un peu sévères pour Homo sapiens l’autoproclamé, mais pour lui essentiellement, je te rassure. Pour les autres, parfois quelques épines ou trichomes urticants, dont au passage se bercent bien des chrysalides, mais surtout la séduction, la grâce, la beauté, les fragrances, les couleurs, les formes enchanteresses. Un monde de parfums et de couleurs. arnaud : Ah, mais parlons-en de la séduction, des couleurs et de tout le toutim, les orchidées par exemple, ces fourbes reines de la sophistication florale, architectes calculatrices d’inflorescences truquées, de très aguichantes fragrances (allant tout de même du passablement imité parfum de la capiteuse vanille au fumet prononcé de viande pourrie de certaines autres espèces curieusement moins mises en avant) qui, pourtant fort nombreuses, ne comptent exclusivement que sur les insectes pour leurs petites affaires de descendance et d’héritage. Elles vont, les traîtresses, jusqu’à imiter visuellement et olfactivement les femelles de certaines abeilles femelles dont les mâles, éclos quelques jours en avance sur leurs demoiselles, honteusement manipulés, trompés et abusés par ces leurres ignobles s’en vont vigoureusement assurer la lignée du végétal croyant garantir la leur ! C’est quand même pas des façons, ça, t’avoueras ! xavier : Ce n’est quand même pas de la faute de ces malheureuses si les mâles abeilles sont du genre à préférer les poupées gonflables. Poupées qui en plus ne sentent pas toujours très bon. Vous avez vraiment de drôles de fréquentations vous les pervers polymorphes entomologistes !

arnaud : Disons que, nous autres entomologistes, sommes plus enclins à nous intéresser aux malheureuses victimes du règne de la dictature végétale qu’à tenter de sauver la face en nous acharnant à faire pousser des légumes parfaitement alignés, idéalement espacés et à les arroser de pipi dilué un jour sur deux tout en claironnant que certains naturalistes seraient soi-disant des déviants ! xavier : Alors là, je dis STOP ! Stop à tant d’injustice. Oui, môssieu, nous ne gaspillons pas notre urine que nous ne voyons pas comme un déchet, mais plutôt comme une ressource. Nous, môssieu, n’avons pas besoin de piquer dans la tige d’une innocente pour faire de sa sève, au prix, il va sans dire pour la malheureuse, de mille souffrances, cet amas spumeux annonciateur du printemps censé protéger la larve. arnaud : Cet amas spumeux, comme tu le qualifies pour mieux le dénigrer, n’est rien d’autre que la – fort – modeste contribution végétale (du reste très certainement indolore) nécessaire à la

confection d’un berceau, un couffin préservant, pour un temps seulement, des violences du monde l’innocence d’un charmant poupon qui, même devenu adulte, ne fera qu’égayer par sa présence une verdure passablement ennuyeuse. Et pour toi, cette discrète existence, c’est encore trop, tu vois comme tout ce qui n’est pas chlorophylle ou fructose t’indispose, c’est quand même terrible, cette intransigeance… xavier : Oh mais, pardonne-moi, cher Arnaud, pardonne ce petit pousse-mégot de jardinier de manquer à ce point de poésie. Effectivement, ça fait rêver de commencer sa vie dans un mollard ! C’est que, vois-tu, la mienne a commencé dans un chou. Un chou sublime, magnifique, du genre chou de Saint-Saëns. De ton côté, il en a visiblement été tout autrement. Je pense que ça peut aussi contribuer à expliquer ton actuelle déviance. Raisonnablement, après un tel démarrage dans l’existence, je ne peux pas t’en vouloir. arnaud : Ah, là, je te sens vexé, pardonne-moi, j’aurais dû m’en douter, quand on commence sa vie dans les choux, il y a de fortes chances qu’on y reste ! Je comprends mieux ton aversion pour les piérides, maintenant… Mais je suis sûr qu’au fond et malgré tout, tu restes un humain plutôt sensible, presque poète, certes capable d’écrabouiller une chenille habituée des crucifères mais aimant aussi, à l’occasion, dorloter de très acérées « griffes du diable » (Ibicella lutea) ou, à l’opposé, versant, les yeux embués, dans la culture de « larmes de Job » (Coix lacryma-jobi), deux curiosités qui ne se mangent même pas… Et puisque je te dis qu’il existe un sacré paquet de petits tueurs de limaces, d’assassins de larves rongeuses qui arpentent de leurs six pattes ton jardin bénévolement, même si quelques autres prélèvent un soupçon de sève à l’abri de ce que tu appelles un glaviot, pardon, un mollard, tu devrais faire preuve d’une hauteur de vue au moins égale à l’altitude atteinte par un beau chou de Bruxelles à maturité, par exemple. xavier : Loin de moi la prétention d’affirmer que c’est bon, tu le sais mieux que moi les notions de beau et de bon sont tellement subjectives qu’il est d’étranges bipèdes pour s’intéresser à l’immonde grouillant. Néanmoins je pense indispensable de rappeler que nos larmes sont avant tout une céréale et une plante médicinale fort prisée en Asie, et qu’on fait avec les jeunes fruits d’Ibicella lutea de tout à fait agréables pickles. Cette ravissante martyniacée carnivore nous invite d’ailleurs à nous poser cette question au moment de la savourer : peut-on encore être végétarien lorsque l’on mange une plante carnivore ? Une mise en abyme comme seuls les végétaux peuvent l’offrir, à mille lieues de ces affreuses bestioles qui te pondent une larve dans l’abdomen à la seule fin qu’elle te dévore vivant et tout cru en grandissant. Je dois être sensible, pardonne-moi, mais j’en frémis encore. arnaud : Bien sûr, mais tout de même, laisse-moi préciser qu’avant que l’infâme bestiole ne dévore les entrailles de quelque infortuné négligeant, c’est que ce dernier – certainement un grand naïf peu porté sur l’hygiène – s’est laissé aller à consommer cru et sans aucune précaution, un végétal (a priori suspect, donc) hébergeant, soidisant sans le savoir, l’œuf, la larve ou le ver désormais à l’œuvre et grignotant, par exemple, le foie. Comme la sinistre douve qui, pour rejoindre et boulotter le vital organe, a choisi de se faire véhiculer par le cresson, ce végétal hypocrite, un de plus, qui, sous couvert de fraîcheur, achemine bien du malheur…

Xavier Mathias, maraîcher bio, auteur et formateur.


— BOURDON DES CHAMPS Bombus pascuorum usant de sa très longue « langue » au comptoir de l’étoile bleue.


Turn static files into dynamic content formats.

Create a flipbook
Issuu converts static files into: digital portfolios, online yearbooks, online catalogs, digital photo albums and more. Sign up and create your flipbook.