"Une promesse d'été" de Daniel Crozes - Extrait

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UNE PROMESSE D’ÉTÉ


Graphisme de couverture : Cédric Cailhol Photographie de couverture : © JACQUES Pierre/hemis.fr © Éditions du Rouergue, 2021 www.lerouergue.com


DANIEL CROZES

UNE PROMESSE D’ÉTÉ ROMAN



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J’avais terminé ma seconde. Le proviseur de mon lycée à Rodez nous avait congédiés le samedi 12 juin pour accueillir les candidats de première et de terminale convoqués aux différentes épreuves du baccalauréat. Mes vacances débutaient. Les villégiatures familiales avaient alimenté les conversations de nombre de mes condisciples pendant les récréations, autour du babyfoot et du flipper du foyer, au réfectoire et même autour des lavabos du dortoir à l’occasion de la toilette sommaire. Les grandes gueules de ma classe, comme je les surnommais tellement ils m’exaspéraient par leur comportement de richards et leur prétention, avaient annoncé qu’ils passeraient trois semaines avec leurs parents à Biscarosse, Mimizan, Arcachon ou dans une station balnéaire de l’Hérault. C’étaient des enfants de pharmaciens, de médecins, d’avocats, de notaires ou d’ingénieurs. Originaires de Villefranche, Decazeville, Entraygues, Saint-Affrique, certains d’entre eux


étaient, comme moi, pensionnaires. Ils avaient cinq cents francs à dépenser chaque mercredi après-midi alors que je disposais de vingt-cinq francs pour la semaine, dont vingt étaient réservés au paiement de mon aller et retour entre le bourg où nous habitions et Rodez. Ces condisciples fortunés partageaient donc le mercredi après-midi entre les cafés, les salles de jeux et de cinéma pendant que je rejoignais l’immeuble des archives départementales pour y compulser des registres des XVIIe, XVIIIe et XIXe siècles à la recherche de mes ancêtres paternels et maternels. Ils nous avaient énuméré les activités qu’ils avaient l’habitude de pratiquer avec des adolescents qu’ils retrouvaient chaque année, depuis leur enfance, dans le même camping ou qui occupaient des maisons voisines : la baignade puis le bronzage sur le sable, des parties de volley ou de football sur la plage, des promenades à cheval dans les environs. Depuis l’année dernière, s’y ajoutaient la drague sur la plage et des rendez-vous dans la pinède la plus proche ou un jardin public. Ces bavardages que j’avais déjà supportés à l’automne, les premières semaines de classe, ne me passionnaient guère. Ils étaient le plus souvent fanfarons. Je les avais écoutés poliment mais d’une oreille distraite. Lorsqu’ils avaient eu magnifié leurs premiers flirts et leurs performances sportives – certains d’entre eux avaient des aptitudes appréciées par le professeur d’éducation physique –, ils m’avaient interrogé sur mes vacances. Où me conduiraient-elles ? Comme je m’attendais à la question, j’avais préparé une réponse susceptible de 8


ne pas provoquer des moqueries. Des cousins nous recevraient, pendant deux semaines, dans les gorges de l’Ardèche. Nous nous trouvions alors dans le réfectoire, nous avions terminé de déjeuner. La sonnerie nous appelant à regagner la salle d’études ne tarderait pas à résonner. Personne n’avait bronché à l’exception d’un grand gaillard, deuxième ligne au rugby et champion de lancer de javelot, qui s’était exclamé : « Deux semaines chez les éleveurs de chèvres de l’Ardèche ? Un cauchemar ! Une horreur ! » Pour beaucoup, les Ardéchois étaient assimilés à des éleveurs de chèvres depuis que les événements de Mai 68 avaient consacré l’installation dans leurs territoires bosselés de femmes et d’hommes en majorité citadins qui avaient l’intention de vivre du travail de la terre et ne plus dépendre de la société de consommation. Je m’étais contenté de hausser les épaules devant sa stupidité. Déjà, des pensionnaires désertaient le réfectoire en manipulant bruyamment leurs chaises, en plaisantant, en se bousculant, en entonnant des chansons. Cette agitation et le passage de l’un de ses camarades avaient écourté la conversation. Heureusement… Il était préférable qu’ils n’apprennent pas comment je meublerais les vacances sinon ils me traiteraient de péquenot, de bouseux, de crève-misère, de cul-terreux… Nous ne partions jamais ! Mon père, salarié dans une scierie, débitait des troncs d’arbres et rabotait des planches à longueur de journée. Il était smicard. Quant à ma mère, elle était employée comme femme de ménage chez un notaire. Les vacances à Arcachon 9


et à Palavas-les-Flots leur étaient inconnues. Les journées de relâche qu’ils s’accordaient pendant l’année, ils les consacraient à l’entretien de la maison et du terrain attenant, à leur potager, à leur basse-cour, aux arbres fruitiers dont ils s’occupaient avec compétence mais également une patience et une passion qui avaient toujours soulevé mon admiration. Les volailles, les légumes qu’ils cueillaient dans le jardin, les fruits du verger leur permettaient de dépenser le moins possible à la boucherie et chez le marchand de primeurs. Lorsque je m’extasiais devant les dizaines de bocaux de haricots verts et de tomates, de prunes, de poires, de pêches et de cerises qui s’alignaient dans le cellier, constituant les provisions annuelles de la maisonnée, ils me répétaient : « Le premier argent que l’on possède est l’argent que l’on ne dépense pas… » Pour les vacances, ils se montraient aussi catégoriques : il était nécessaire de les employer utilement en travaillant, si nous souhaitions ensuite posséder quelque argent de poche. J’avais deux frères. Michel était mon aîné de cinq ans ; Francis, de quatre ans. Dès leur quinzième anniversaire, tous deux s’étaient expatriés dans une exploitation du Tarn-et-Garonne pour la cueillette des cerises, pêches, brugnons et prunes. Maintenant qu’ils poursuivaient des études supérieures, ils participaient également au ramassage des pommes, en septembre. J’aurais dû les rejoindre en juillet dernier puisque j’avais quinze ans et effectuer ma première campagne de saisonnier. Mes parents en avaient décidé autrement. J’en avais été vivement soulagé, grimper sur une échelle 10


me donnant des vertiges. Ils m’avaient demandé de seconder l’oncle Kléber et la tante Marie pour la fenaison dans leur modeste exploitation, écartelée entre l’extrémité d’un plateau et des parcelles escarpées qui descendaient jusqu’à un ruisseau. Pendant plusieurs semaines, j’y avais découvert l’agriculture d’autrefois que mes grands-parents maternels du Lagast avaient pratiquée avant la mécanisation et qui était condamnée à disparaître. J’avais travaillé durement, avec un attelage de vaches et du matériel archaïque qui me renvoyaient au tournant du XXe siècle alors que j’avais assisté l’année précédente à la conquête de la lune devant notre téléviseur en compagnie de mes parents. Ces images m’avaient émerveillé ! Le contraste avait été d’autant plus saisissant que j’avais partagé le quotidien de Marie et de Kléber, d’une rudesse que je n’aurais pas imaginée : pas d’eau courante, pas le moindre confort. Qu’importe ! J’avais apprécié la gentillesse, les attentions, l’affection de Marie et de Kléber que j’avais si peu côtoyés jusqu’alors, mais également la richesse et la beauté d’un paysage bosselé ainsi que des plaisirs méconnus et simples. Surtout, les travaux des champs m’avaient rapproché de Kléber. Une complicité s’était instaurée que je n’avais jamais ressentie jusqu’à présent avec personne dans ma famille. Ni avec mon père, bien plus taciturne et dépourvu d’humour. Ni avec mes deux oncles que je ne connaissais pas, puisque nous ne les fréquentions pas. Ni avec mes grands-pères décédés avant ma naissance. Cette relation, si nouvelle et inattendue, m’avait procuré 11


un indicible bonheur qui avait été la récompense de mes journées interminables, exténuantes dans la fournaise. Kléber était décédé le 27 décembre, à 62 ans, dans son sommeil. Ses cinq années de captivité pendant la Seconde Guerre mondiale, son existence spartiate et même difficile l’avaient affaibli depuis quelque temps déjà. J’avais pu le constater pendant la fenaison, puisqu’il avait été victime d’un malaise dans les champs. Il n’avait plus d’énergie, son organisme était à bout et son cœur avait flanché. J’en avais éprouvé une profonde tristesse, bien plus qu’au moment du décès de ma grand-mère du Lagast – survenu quelques mois auparavant – que je connaissais peu. À 52 ans, Marie se retrouvait seule dans la vieille maison des parents de Kléber où elle avait eu le sentiment d’être une étrangère dès son mariage en juillet 1939 et jusqu’à une époque récente, mais également dans ce hameau des Vernhes où cohabitaient trois familles, répondant au patronyme de Vernhes, qui possédaient des origines communes mais étaient brouillées depuis l’Occupation au point que leurs relations baignaient dans de solides rancœurs. Accablée de chagrin et de douleur après une séparation si soudaine, harcelée par ses voisins qui lorgnaient ses parcelles et s’échinant à longueur de semaine pour survivre, je la plaignais. Le dimanche de Pâques, Marie avait partagé notre déjeuner et j’avais proposé de la rejoindre pour les grandes vacances, de la seconder même petitement en essayant d’alléger ses charges. Des brassées de souvenirs me ramenaient dans ce bout du monde des Vernhes, 12


tellement dépaysant, éloigné de la civilisation à certains moments. Par ailleurs, j’étais impatient de rencontrer à nouveau les Duchamp, qui avaient campé sous les chênes du Camp Grand l’été dernier, et qui s’étaient engagés à retourner aux Vernhes malgré l’absence de Kléber. Augustin, professeur d’histoiregéographie à Lyon, avait été l’un des compagnons de captivité de Kléber ; il l’avait activement recherché ces dernières années avant de le retrouver grâce à l’Office des anciens combattants. Il avait répondu sans rechigner à la cascade de questions dont je l’avais accablé sur la campagne de France du printemps 1940, les prisonniers de guerre, la Résistance, la collaboration, pour compléter les confidences de Kléber, combler le mutisme persistant de mon père – également capturé en 1940 – devant mon insistance que je considérais pourtant comme légitime. Nous avions correspondu depuis l’automne ; il m’avait confirmé, au printemps, que nous pourrions poursuivre nos discussions sous les ombrages du Camp Grand, cet été, et qu’il s’efforcerait de satisfaire pleinement ma curiosité. Je m’en réjouissais par avance. Le dimanche de Pâques, personne ne s’était opposé à ce que je travaille aux Vernhes pendant les vacances. La maîtresse des lieux en était heureuse, soulagée. Son visage s’était éclairé alors qu’elle n’avait jamais été joyeuse ni souriante avant son veuvage et que la disparition soudaine de Kléber la ravageait. J’avais imaginé qu’elle s’y attendait certainement mais que sa discrétion l’avait dissuadée jusqu’à présent d’aborder 13


cette question avec mes parents ; elle ne souhaitait pas m’imposer des vacances laborieuses et dépourvues de distractions. Dès que la 2 CV de mes parents l’avait ramenée aux Vernhes, au milieu de l’après-midi, mes frères m’avaient trouvé courageux et généreux, me félicitant. Ils étaient conscients que les journées aux Vernhes n’étaient pas synonymes de farniente et que le quotidien y était austère mais également des sacrifices financiers que je consentais. De ces vacances, je ne retirerais pas un centime ni même d’étrenne, ce qui me priverait en cours d’année scolaire de séances de cinéma ou de parties de billard le mercredi après-midi, d’ouvrages historiques et de romans que je ne pourrais acheter en librairie et continuerais à emprunter en bibliothèque. Qu’importe ! Mes premières vacances aux Vernhes m’avaient enchanté, enrichi. Ces deuxièmes, même en l’absence de Kléber, promettaient d’être différentes mais peut-être aussi surprenantes. La nostalgie me submergea lorsque je m’installai aux Vernhes le dimanche 13 juin après-midi. Certes j’y avais souvent accompagné mes parents depuis la disparition de Kléber. Ils s’y rendaient toutes les deux semaines, apportant à Marie des denrées et des produits dont le marchand ambulant ne disposait pas et qu’ils se procuraient à l’épicerie, s’occupant de ses lessives, s’ingéniant à la réconforter pour qu’elle puisse mieux affronter la solitude et son chagrin. Sans le passage quotidien du préposé des Postes qui apportait le journal et les déplacements réguliers de Raymond, 14



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