LA PRÉCISION NUMÉRIQUE :
VERS LA RÉALISATION DE L’IDÉAL ARCHITECTURAL ?
malaquais
SAMUEL RIMBAULT ENSAPM 2009
T6
UET6 « Questions de Recherche » Groupe Ch. Girard / P. Marguc « Les Architectures de l’extrême » 2008-2009 Semestre 2
La précision numérique : vers la réalisation de l’idéal architectural ? Samuel Rimbault Par le passé, l’architecte était celui qui détenait le savoir constructif, la précision de la conception et le sens de l’esthétique. Pourtant, chaque bâtiment construit avait en lui une part d’adaptation (en ce sens que la conception sur papier, calculée mais théorique, devait faire face aux réalités structurelles – par exemple, l’Opéra de Sydney, irréalisable en tant qu’image de concours mais existant grâce à de nombreuses adaptations de forme et de techniques).
Image de concours pour l’Opéra de Sydney, 1957, Jorn Utzon. L’utilisation de l’outil informatique et ses applications robotisées auraitelles permis la fabrication idéale du bâtiment ?
Ainsi, il existait deux réalités pour un projet, deux formes, deux apparences : celle, idéale, de la conception sur papier, et celle, concrète et solide, du bâtiment construit, résultant de plusieurs adaptations successives. Mais aujourd’hui, alors que « la conception architecturale serait indissociablement liée à cette capacité du « generative modeling », véritable outil analytique en temps réel »1, à l’heure où les modeleurs 3D sont un des outils de conception architecturale, et où 1 Frédéric Migayrou, « Les ordres du non standard », in Architecture non standard, Orléans, Paris, éd. Hyx, C.N.G. Pompidou, 2003, p. 26
un projet, aux formes aussi complexes soient-elles, trouve sa matérialité par l’assistance de robots fabriquant de toute pièce chaque élément avec une précision extrême – liée à la puissance de calcul de l’ordinateur ayant servi à en modeler la forme –, on peut penser que le bâtiment construit, réel, appréhendable par les sens, serait une sorte de décalque parfait, de la reproduction fidèle d’une primitive idéale. En d’autres termes, il y aurait, grâce aux modeleurs et à la production robotisée, une abolition de la frontière entre l’idéal (le projet) et la réalité (sa matérialité). Cependant, sachant que la performance des machines numériques repose sur une puissance de calcul d’algorithmes – qui ne sont autre que des formules mathématiques et géométriques traduites en langage informatique –, on peut facilement s’attendre à voir émerger ici une autre distance, logique et même inévitable. Car, comme on le sait, les mathématiques sont une science aussi exacte qu’abstraite, et l’on ne peut produire une figure géométrique avec l’extrême exactitude chiffrée de sa théorie (une droite, par exemple, ensemble de points dénués d’épaisseur alignés à l’infini…) « Il est possible que l’on puisse considérer le tableau [d’art] comme une icône platonicienne du rectangle équilatéral, d’une irrégularité minimale et payant ainsi son tribut au monde sensible »2 On peut difficilement admettre l’existence d’une architecture parfaite, fidèle aux paramètres de conception et d’une construction irréprochable.
2 Peter Sloterdijk, Ecumes, Sphères III, Paris, éd. Hachette Pluriel, 2006, p.145.
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Là où, jadis, l’imprécision distanciait le réalisable du planifié, existe-t-il une nouvelle forme de « faille » d’« imprécision » qui démystifierait la sacralité d’une architecture nouvelle, ultra-précise, générée par informatique, « idéale » ?
également l’ouvrier chargé d’assembler entre eux tous les éléments préfabriqués afin de concrétiser la matérialité du bâtiment.
Et si cette distance existe toujours, où faut-il la chercher ? Dans la conception ? La programmation ? L’exécution ? Ce que l’on appelait l’ « erreur humaine » est-elle toujours d’actualité dans une chaîne de production marquée par l’omniprésence de la machine ? Peut-on espérer trouver une « marge d’erreur numérique » ? Nous mènerons nos investigations à travers une étude du travail de P-A-T-T-E-R-N-S, de Gramazio & Kohler et de Jurgen Mayer, trois agences d’architecture et de design utilisant les modeleurs comme outil de conception et de fabrication.
Imprécision analogique La machine numérique possède comme caractéristique première une puissance de calcul impressionnante. Si l’on part du principe que cela fait de cette machine une valeur fiable, alors l’imprécision se glisse lors de la réalisation de ce qui est programmé, c’est-à-dire au niveau des machines analogiques. « L’association entre la conception numérique et le travail de réalisation et de mise en œuvre qui est ensuite manuel, donc « analogique », pose des problèmes nouveaux. »3 D’emblée, on associe la « machine analogique » à la phase de préfabrication d’éléments, par exemple au robot cinq axes qui va usiner un composant d’architecture. Mais la « machine analogique » désigne 3 Philippe Morel, « Quelques précisions sur l’architecture et les mathématiques », Rencontres Mathematica, 31 janvier 2004, Institut Henri Poincarré, Paris, p.4
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P-A-T-T-E-R-N-S, Sunset Boutique, Sunset Boulevard, Los Angeles, 2006 Image 3D (projet idéal) et photo du chantier (réalité constructive)
Lors de la réalisation récente de la Sunset Boutique, un projet de l’agence P-A-T-T-E-R-N-S à Los Angeles, la
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conception est passée notamment par le modelage numérique de panneaux de façade.
profond en terme de précision entre l’homme et la machine.
On pourrait jouer au jeu des différences entre l’imagerie 3D du projet et une visite sensorielle et concrète du bâtiment résultant : en théorie, ils doivent être identiques. Et pourtant, on note toujours un hic. Ne serait-ce qu’une soudure, un raccord trop voyant, un jour inexplicable entre deux panneaux préfabriqués, il y a toujours ce « tribut au monde sensible », comme dans cette réalisation de Zaha Hadid, où la grâce de la forme produite par informatique est détériorée par la visibilité inévitable de soudures grossières.
Un logiciel de dessin numérique, tel que Catia, permet de travailler à n’importe quelle échelle avec systématiquement la même précision ; qu’il s’agisse de la forme générale aérodynamique d’un Boeing ou la disposition méticuleuse d’atomes au sein d’un microprocesseur, aucun écart ne peut être constaté entre la conception dans l’ordinateur et la réalisation assemblée par la machine associée, traduisant chaque pixel, chaque vecteur pour l’inscrire dans la matière. Mais, si l’on peut définir, observer ou calculer la précision d’une machine à commande numérique et/ou du logiciel de CAO qui lui est associé, qu’en est-il de celle, à priori moins mesurable, de l’ouvrier chargé d’associer entre eux deux éléments de constructions usinés par la machine ? Curieusement, il se trouve que oui. Si l’on ne peut pas estimer la mesurabilité de la précision d’exécution d’un individu, il existe, dans chaque pays, des normes de construction propre à chaque corps de métier, qui, à défaut de demander un résultat irréprochable, « tolèrent » une « marge d’erreur ». Ainsi, d’après les sources de la SIA, un maçon, par exemple, a 10% de tolérance dans la réalisation de son mur ; 10% de décalage, parce qu’il s’agit d’une erreur rattrapable, camouflable avec un peu de mortier. Avant l’émergence de l’outil numérique, cette marge d’erreur pouvait encore être, en effet, « tolérée ». Mais il faut bel et bien reconnaître qu’aujourd’hui, la machine numérique a amplement dépassé les capacités de la machine analogique.
Nordpark Cable Railway, Zaha Hadid : les plaques préfabriquées à partir de données numériques ont été assemblées par la main de l’homme, en témoignent les jointures inégales.
Bien sûr, ces problèmes, que l’ont pourrait considérer comme des « erreurs » à proprement parler, erreur de montage ou d’ouvrier inexpérimenté, résultent de l’écart
De même que la puissance computationnelle d’un moteur de recherche tel Google donne le vertige par sa rapidité à trouver les millions de résultats associés à quelques mot-clés dans l’ensemble des interconnexions mondiales, la conception assistée par ordinateur a rendu obsolètes les capacités humaines à construire. 3
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S’il existe bien une faille au niveau de la machine analogique, de la concrétisation manuelle de la pensée numérisée, alors il doit y avoir une parade, un procédé entièrement numérique, faisant le parfait relais entre l’idée de l’architecte et sa réalité. « Avec la fabrication d’outils à commande numérique, le pixel et le matériau construit coïncident de façon parfaite, l’idée et sa réalisation ne font plus qu’un, rendant possible l’avènement d’une architecture affranchie de l’aléa du chantier, d’une architecture où toutes les étapes de la conception à la livraison seraient congruentes, objets d’un contrôle total. »4 En extrapolant cette idée, on peut envisager la solution comme étant un nouveau type de machine à commande numérique : le robot bâtisseur, maillon manquant dans une chaîne de conception informatisée.
Ensuite, le dessin du mur est produit informatiquement à partir du logiciel Maya, tenant compte des contraintes du lieu. Mais, plus important encore, la matérialité du mur, sa réalisation, son assemblage brique par brique, est l’ouvrage d’une machine : R-O-B, bras robotisé imaginé par les deux architectes, traduisant les lignes de code des surfaces réalisées sur Maya pour placer très précisément chaque brique constituant le mur. 5 Quel est le degré de précision de ROB, le robot bâtisseur ? Elle est la même que celle utilisée par le logiciel de conception, infime et certainement bien plus fiable que celle d’un maçon ; sans compter que l’étape de communication du projet, qu’elle soit verbale ou graphique, se trouve complètement éludée : l’encodage digital des données du mur sur Maya est directement le langage compris par le robot pour assembler les éléments.
Numérique VS Analogique
« La précision devient pour ainsi dire l’essence même des machines digitales, face aux machines analogiques. »6
A l’occasion de la biennale de l’architecture tenue à Venise en septembre 2008, Fabio Gramazio et Matthias Kohler, architectes, enseignants et chercheurs à l’EPFZ, ont conçu pour le pavillon suisse un mur en briques sinuant d’une pièce à l’autre.
Ainsi, la machine à commande numérique, par sa précision extrême liée à la puissance de calcul du processeur qui lui est associé, résolument infaillible, laisse à penser qu’il s’agit là de la solution pour pallier le « retard » de l’homme sur la machine.
La particularité de cette réalisation, outre sa forme « gondolée », provient des technologies mises en œuvre pour la mener à bien. Tout d’abord, les briques ont été assemblées sans avoir recours au traditionnel mortier, séculaire en maçonnerie, mais en utilisant un puissant adhésif pour unir les différentes strates, et en abandonnant toute jointure verticale.
Néanmoins, malgré une parfaite coordination entre le programme informatique et les déplacements du bras, qui font de R-O-B une valeur marchande pour Gramazio & Kohler, il persiste une ombre au tableau.
4 Chistian Girard, « Dans la salle des machines », in
5 Pour plus d’information sur R-O-B : www.r-o-b-about.com
Architectures expérimentales 1950-2000 Collection du FRAC Centre, Orléans, éd. Hyx, 2003, p.75
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Comme le fait remarquer un quotidien suisse, si la forme générale du mur est facilement et rapidement calculée par l’ordinateur, cette forme doit être « ensuite affinée et
6 Philippe Morel, op. cit. , p.2
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corrigée pour tenir compte des lois de la statique. »7 Il est curieux que dans une si bonne adéquation de machines (numérique et analogique) une erreur se soit glissée, obligeant le concepteur à retoucher un travail théoriquement sans faille.
Un autre problème majeur est le temps de mise en œuvre d’un chantier avec R-O-B. Dans un premier lieu, R-O-B ne peut assembler que dans un rayon d’action restreint : prisonnier d’un container servant aussi bien à l’acheminer qu’à abriter ses mécanismes, il est contraint à construire dans les limites latérales du caisson (quatre mètres) et ne peut plus poser de briques au-delà de la hauteur maximale de son bras déplié (deux mètres quatre-vingt). Bien entendu, il est toujours possible de déplacer le container pour qu’il assemble un autre tronçon de mur, comme ce fut le cas à la Biennale de Venise, mais c’est au détriment du temps de construction. Néanmoins, la machine présente cet autre avantage par rapport à l’homme qu’elle peut travailler en continu et ce pendant de nombreuses heures. Autrement dit, la lenteur du processus d’assemblage par la machine est compensée par sa capacité à fonctionner jour et nuit jusqu’à l’accomplissement de sa tâche, toujours au même rythme et sans la moindre perte de précision, étant donné qu’une machine ne se fatigue pas. En fin de compte, les « erreurs » qui entrent en compte dans la mise en situation des machines à commande numérique proviennent avant tout du fait de la « jeunesse » de la pratique de ces machines. Ne prenant pas encore en compte tous les paramètres du réel, et n’étant pas encore assez rapide pour atteindre le degré d’efficacité exigé sur la plupart des chantiers, la machine bâtisseuse doit encore être développée pour être pleinement opérationnelle ; mais ce n’est là qu’une autre question de temps pour que les technologies évoluent encore.
R-O-B, le robot constructeur développé par Gramazio & Kohler, durant la construction du « mur gondolé » du Pavillon Suisse à la Biennale de l’Architecture de Venise, septembre 2008.
Pourtant, on peut toujours se poser la question de l’origine factuelle de ces « carences » machiniques. Une machine ne pouvant ni s’autogénérer ni se programmer elle-même, il convient maintenant de s’intéresser à l’homme qui conçoit, programme et utilise la machine.
7 Lorette Cohen, « Architectes : excellence suisse », in Le Temps, Genève, 13 septembre 2008, p. 36
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La faille : l’architecte décideur ? La capacité de génération de formes par une machine informatique repose sur l’utilisation d’algorithmes, séquences codées correspondant à des opérations numériques et/ou géométriques formelles. La plupart des architectes utilisent des algorithmes pré-établis pour concevoir les organisations spatiales liées à un projet. Certains autres produisent eux-mêmes le ou les algorithmes dont ils ont besoin, utilisant des données comme l’ensoleillement ou la pluviométrie pour permettre à la machine de calculer les meilleurs dispositions. Et c’est là que peut intervenir un premier problème, une première « faille ». Comment définir les paramètres à insérer dans un algorithme génératif ? Comment choisir ce qui sera utile à la conception et ce qui sera accessoire ? En vérité, ces questions sont les mêmes que dans tout processus de projetation. A ceci près que, aujourd’hui, l’ordinateur accélère la production formelle et offre à l’architecte d’envisager plusieurs solutions à une seule et même problématique architecturale. « […] la forme et la logique du programme architectural ne relèveraient que d’un choix opéré parmi un échantillonnage de possibles. »8 Ainsi, pour tout programme constitué de contraintes dépendant de questions sociales, énergétiques, stylistiques ou encore historique, le processeur appliquant les calculs algorithmiques propose toutes les possibilités constructives. Etant donné qu’il n’existe pas de « bonne architecture », de réponse standard, toutes ces possibilités sont justes. Il suffit donc pour l’architecte d’en choisir une qui pourra ensuite être concrétisée. Et si l’architecte se trompe, qu’il ne fait pas le bon choix ? Pourquoi retenir telle proposition de la machine 8 Frédéric Migayrou, op. cit., p. 26
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et rejeter toutes les autres ? Ces questions relèvent d’un paradigme complexe, celui de la « sensibilité ». « Eh quoi ! tout est sensible ! »9 Il serait trop compliqué – pour ne pas dire impossible – de définir de manière qualitative les paramètres sensibles qui amènent à choisir une forme plutôt qu’une autre, ces données étant pour la plupart « ressenties » par le concepteur et en aucun cas répertoriables de manière exhaustive. La question de la « sensibilité » en architecture est omniprésente depuis l’origine de cette discipline, et trop complexe pour être clarifiée en quelques lignes dans ce présent article. Pourtant, c’est bien de là que peut survenir aujourd’hui la notion d’« erreur humaine » dans l’architecture digitale. Cette vaste question est néanmoins soulignée par Marcelo Spina, architecte appartenant à l’agence P-A-T-T-E-R-N-S : « While powerful modeling tools exist now virtually everywhere, techniques and their customized specific deployment with the expected aim of producing novel effects and emergent sensations are not easily found. While tools are all about potential quantity, techniques and sensations are all about actual qualities. »10 Ainsi, la performance des machines numériques (qu’elles soient robots ou processeurs) ne suffit pas à créer une architecture. En revanche, elle met en exergue la sempiternelle question des intentions, des choix opérés, des cahiers des charges, en d’autres termes la nécessité pour l’architecte de posséder les qualités techniques et sensibles propres à l’humain. Subsiste également le risque pour l’architecte de se laisser aveugler par les performances de la machine et de produire une forme totalement irréfléchie, résultat 9 Pythagore, cité par Gérard de Nerval, in « Vers Dorés », Les Chimères, Paris, 1854 10 Marcelo Spina, « [Digital] Robustness », in Interior World Magazine n°56, Corée, 2007
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d’une série d’algorithmes appliqués ; pour reprendre la formule d’Alisa Andrasek : en utilisant des algorithmes, on voit apparaître la silhouette d’un « fantôme invisible »11 qui flotte derrière le design, reste encore la distance critique, le besoin de se détacher des chimères de la technique numérique pour créer de manière consciente et réfléchie en n’utilisant les performances digitales uniquement comme un outil de conception et non comme un processus générateur d’idées. « Aujourd’hui l’architecte dispose d’outils dont il peut se servir soit pour continuer à produire, plus rapidement que par le passé, des projets sans surprise […], soit pour faire sortir la discipline architecturale de ses gonds, en la poussant aux limites, en lui faisant traverser les contrées d’autres disciplines devenues à portée d’échange informationnel comme jamais auparavant. »12 La faille, l’erreur tant recherchée se situerait donc bien chez l’homme, mais pas celui qui fait état de « machine analogique ». L’architecte lui-même, en tant que décideur, est le caractère déterminant de l’imprécision : soit par une programmation imprécise des machines (numérique et analogique), soit par un choix arbitraire entre les « échantillonnages de possibles » que lui offre les calculs de la machine. La capacité offerte par le digital, le numérique, ouvre la voie à une simplification générale de la production, et apporte également des réponses rapides et efficaces aux questions statiques et structurelles, permettant ainsi au concepteur de passer plus de temps sur le fond même de son architecture. Emerge cependant, à travers les choix des objectifs à atteindre, des matériaux, des techniques employées, une pression décisionnelle
accrue. L’architecte peut-il encore se permettre d’œuvrer seul ? Les outils mis en place dans le domaine de la conception et production assistée par ordinateur lève le voile sur un besoin essentiel de l’homme à penser, à réfléchir son architecture plus en profondeur, étant donné qu’il dispose désormais, la machine aidant, de plus de temps pour mettre à profit ses connaissances (historiques, sociologiques, géométriques…) au service de la création, évitant ainsi de sombrer dans une écriture stylistique archétypale, dénuée de sens et uniquement guidée par la puissance enivrante de la computation, un « frozen design. »13 La capacité à envisager l’architecture comme une science digitalisée devenue paramétrique (en ce sens que l’ordinateur peut recalculer un ensemble déjà conçu, élaboré et bien établi, et ce à loisir) a déjà inspiré de nombreux architectes contemporains : pour preuve, le « Parametricist Manifesto » de Zaha Hadid et Patrick Schumacher14 présente cet aspect nouveau de l’architecture comme un nouveau paradigme à explorer. Même si ce texte manifeste est très controversé et contestable sur bien des aspects (si l’on considère qu’il a été rédigé et publié dans le but très sérieux d’instaurer un nouveau « style » architectural), on notera qu’il pose une première pierre sur le chemin d’une nouvelle architecture théorique, utilisant le numérique comme générateur de formes, de design entièrement paramétrable. « Parametrisism is the great new style after Modernism. »15
13 Axel Kilian, « Design exploration », conférence du 11 Alisa Andrasek, “Embodied Patterns_Shifting agency in Design”, conférence du 18 mai 2009 à l’Ecole Nationale Supérieure d’Architecture ParisMalaquais, département THP – P10 12 Christian Girard, op.cit., p.73
12 mai 2009 à l’Ecole Nationale Supérieure d’Architecture Paris-Malaquais, département THP – P10
14 Zaha Hadid & Patrick Schumacher, « Parametricist Manifesto », in Out There, architecture beyond bulding vol. 5, Venise, éd. Marsilio, 2008
15 Ibid., p.62
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Il est alors également possible d’entrevoir une nouvelle appréhension de l’architecture, dans sa conception mais peut-être aussi dans son vocabulaire traditionnel, par le biais d’une discipline mutée par le numérique.
Question de la légitimité du plan Depuis les premières réalisations architecturales, l’imprécision venait principalement du plan et de son interprétation. En effet, la représentation graphique par tracé induit un problème de précision au niveau du trait. Comme dans la réalisation d’une figure mathématique, l’idéal de conception ne peut être représenté exactement : une droite n’a pas d’épaisseur, pas plus que la limite d’un mur. D’ailleurs, comment définir la « limite » d’un mur ? L’outil informatique fonctionne à partir d’algorithmes, qui ne sont autre que la traduction en langage binaire de propriétés mathématiques et géométriques permettant de concevoir des formes et des surfaces à partir de variables et d’invariants. En cela, la représentation graphique informatique, vectorielle et sans cesse recalculée en temps réel, est nettement plus précise qu’une représentation analogique. De plus, la plupart des modeleurs utilisés actuellement par les architectes présentent un environnement de travail sans échelle. On peut alors s’interroger sur la valeur du plan d’architecture, antique codification alloplastique qui avait jusqu’à présent su conserver son statut indétrônable. Mais alors qu’aujourd’hui la question de l’échelle au stade de la conception disparaît presque totalement (du moins dans la mémoire de la machine et sur l’écran – on imagine que les architectes gardent toujours en tête les principales notions des valeurs d’échelle), où est la légitimité d’une représentation scalaire d’un projet ?
Tower, image d’étude, Jurgen Mayer : l’absence d’échelle dans le processus de projetation permet une appréhension de l’espace sans pour autant passer par un plan traditionnel.
De même, la fabrication assistée par la machine désacralise totalement la valeur du plan tel que l’on le connaît : un robot, pour usiner, assembler et construire, n’a besoin de rien d’autre que des données numériques contenues dans le fichier de conception issu du modeleur 3D. A la rigueur, si la main de l’homme doit assurer l’assemblage final de pièces usinées par la machine, on utilisera un document graphique qui tiendra plus du plan de montage de pièces numérotées et calibrées, ce qui n’a plus rien à voir avec la nature même du plan traditionnel, avec ses côtes et ses surfaces pochées. « L’objet devient une série d’énoncés linguistiques, énoncés qui en décrivent la structure topologique et en définissent le cadre d’évolution. »16 16 Elias Guenoun, « Introduction », in Pavillon Seroussi, Orléans, éd. Hyx, p.10
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Dans ces conditions, l’émergence et la maîtrise des nouvelles technologies destinent-elles le plan à une disparition totale du vocabulaire architectural sur les deux registres, lexical et iconographique, ou seulement une transformation formelle de ses valeurs et de ses codes (voire même de son support graphique vers un support purement virtuel, binaire) ? Les propos de Philippe Morel semblent pointer la deuxième solution, même si ce point de vue n’est pas forcément partagé par tous les architectes : « Pour de nombreuses personnes aujourd’hui au fait de la programmation, il est plus facile de lire une page de code qu’un plan d’architecte. »17 Cependant, même dans les dernières versions logicielles de conception computationnelle en vue d’une production assistée par ordinateur (appelés logiciels « associatifs »), on constate que le plan, dans sa représentation graphique la plus courante (proche de la géométrie descriptive), reste immuablement présent en parallèle de la logique générative analogique (exemple de Top Solid 7, présenté par Bernard Cache à l’occasion de sa « Lecture paramétrique de Dürer »18). Le plan restera-t-il une valeur sûre, ou du moins « rassurante » pour les architectes ? La profession estelle réellement prête à voir le plan changer de forme, comme une mutation induite dans l’évolution des outils de conception ? Et quels seront les autres changements à venir ?
En fait, même si les technologies associatives analogiques/numériques sont encore balbutiantes (les robots bâtisseurs sont des prototypes en location, et les logiciels qui leur sont associés ne sont encore que des extensions bricolées de softwares existant), elles entraînent déjà la profession vers une mutation progressive, comprenant aussi les outils que les manières de penser. Cependant, il ne faut pas pour autant basculer dans la froide et obscure science-fiction à la K. Dick ou Asimov, et imaginer un avenir architectural totalement déshumanisé, standardisé par la machine. En effet, comme dit l’adage, « l’erreur est humaine » et sans « accident », sans « faille », sans « carence » humaine, il n’y aurait plus d’originalité, de différence, d’art, de polémique… « A mesure que l’accident définit sa forme dans les hasards de la matière, à mesure que la main exploite ce désastre, l’esprit s’éveille à son tour. »19 L’accident doit persister, et rester envisageable dans le processus d’élaboration d’un projet ; fort heureusement, il n’existe pas encore de machine capable d’imaginer, de concevoir, de rêver à la place de l’architecte.
En conclusion de cette exploration factuelle et verbale de la faille dans la chaîne de production architecturale assistée par informatique, on constate que l’erreur n’a pas disparu du processus de conception, malgré la performance et la précision des machines à commande numérique. 19 Henri Focillon, Vie des Formes. Eloge de la main, 17 Philippe Morel, op. cit., p.5 18 Conférence du 26 mars 2009 à l’Ecole Nationale Supérieure d’Architecture Paris-Malaquais, département THP – P10
Paris, éd. Quadrige/PUF, 1981 (1943), p.121, cité par Pierre Saurisse, in La mécanique de l'imprévisible : Art et hasard autour de 1960, Paris, éd. L’Harmattan, 2007, p. 27
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BIBLIOGRAPHIE B. Cache, Terre Meuble, Orléans, éd. Hyx, 1997 B. Cache & P. Beaucé, « Vers un mode de production non-standard », in Objectile Fast Food : A brouillon project, New York, Vienne, éd. Spinger, 2005. L. Cohen, « Architectes : excellence suisse », in LeTemps, Genève, 13 septembre 2008.
Cycle de conférences THP – P10, organisées par Ch. Girard & Ph. Morel à l’ENSAPM (mars – mai 2009) A. Andrasek « Embodied Patterns_Shifting agency in Design », 18 mai 2009 B. Cache, « Lecture Paramétrique de Dürer », 26 mars 2009 A. Kilian, « Design Exploration », 12 mai 2009
F. Fromont, Jorn Utzon et l’Opéra de Sydney, Paris, éd. Gallimard.
D.-O. Lartigaud & D. Cunin, « Approches théorique et plastique de l’architecture dans Second Life », 4 mars 2009
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T. Spyropoulos, « Adaptative Ecologies : Computing the Permaformative », 11 mars 2009
M. Spina, « [Digital] Robustness », in Interior World Magazine n°56, Corée, 2007. Ch. Girard, « Dans la salle des machines », in Architectures expérimentales 1950-2000 Collection du FRAC Centre, Orléans, éd. Hyx, 2003. M. Goulthorpe, « Tendance de l’autoplastique à l’alloplastique – Notes sur une latence technologique », in Cahiers de la Recherche Architecturale n°7, 2001. E. Guenoun, « Introduction », in Pavillon Seroussi, Orléans, éd. Hyx, 2007. Z. Hadid & P. Schumacher, « Parametricist Manifesto », in Out There, architecture beyond bulding vol. 5, Venise, éd. Marsilio, 2008. S. Kwinter & J. Payne, « A conversation between Sanford Kwinter and Jason Payne », in From Control to Design Parametric/Algorithmic Architecture, Barcelone, New York, éd. Actar, 2008. F. Migayrou, « Les ordres du non standard », in Architecture non standard, Orléans, Paris, éd. Hyx, C.N.G. Pompidou, 2003. Ph. Morel, « Quelques précisions sur l’architecture et les mathématiques », Rencontres Mathematica, 31 janvier 2004, Institut Henri Poincarré, Paris. P. Sloterdijk, Ecumes, Sphères III, Paris, éd. Hachette Pluriel, 2006.
Sites internet des agences étudiées : P-A-T-T-E-R-N-S : www.p-a-t-t-e-r-n-s.net Gramazio & Kohler : www.gramaziokohler.com Jurgen Mayer : www.jmayerh.de A propos de R-O-B : www.r-o-b-about.com
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