Book 3.1

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book 3.1 Serge Lador Lausanne Switzerland Instants d’être




Il y a des années et des années que, pendant des années et ça dure toujours, chaque matin je pèle une banane pour l’écraser dans la crème Budwig de mon petit déjeuner. Faire pour être, automatisme, geste, mouvement, souffle, préparation, exercices, faire pour être Une fois, un jour, il y a des années au lieu de laisser tomber la pelure dans le compost, ordre, habitude, automatisme, respect, discipline, concept, conscience, dans l’abandon, l’oubli de tout, juste dans l’instant, je jette la pelure qui s’envole par-dessus mon épaule. Présence à l’instant, briser le quotidien, sortir de l’automatisme, être dans l’instant, instant d’être, présence de l’instant Déjà je pèle une pomme et la râpe à côté de la banane écrasée sur l’émulsion d’huile de tournesol et de séré maigre, le processus continue, les ingrédients se mêlent, le jaune du curcuma poivré donne sa coloration à la préparation, qui une fois brassée, est ingérée, de suite, de son bol ou plus tard d’un tupperware dans le train, assis dans le parc sous la frondaison, parfois sur l’autoroute, dans tous les cas avec une cuillère en bambou, véritable caresse pour les muqueuses. En route vers le faire, travail, argent geld money, payer, vivre, éch ange, rencontre, acceptation, plaisir, enthousiasme Pour être performant au volant on a besoin d’utiliser l’hémisphère droit du cerveau qui surfe sur la synthèse et l’intuition. La globalité entraîne une réaction plus rapide que lorsque l’on est sous l’influence du trop souvent prépondérant, voire tyrannique, hémisphère gauche dont la spécialité est l’analyse. La synthèse induit une réaction plus rapide que l’analyse. Le paradoxe est que, tout en créant un déséquilibre écologique, on développe l’équilibre des hémisphères du cerveau, du soi, de la conscience. Travail, vivre, avoir, gauch e droite, analyse synthèse, langage souffle, être Le soir de ce jour-là, de retour à la maison, en entrant dans la cuisine, je vois sur la table un signe, trois coups de pinceau en étoile, un idéogramme, la peau de banane pelée en trois parties, la peau extérieure déjà noircie, figée dans l’énergie du jet, la forme de l’atterrissage. Être, voir, prendre conscience Dès ce jour-là, pendant des années je jette chaque matin, la peau de banane du petit déjeuner parfois par-dessus l’épaule, la propulsant dans l’espace en l’envoyant valser, tournoyer, onduler, surfer. Elle vole, atterrit, se fige puis sèche. Jouer, exercice, répétition, action, faire pour être Du premier jet et pendant des mois, je jette, je sèche, j’empile les peaux séchées en Fujyama. Concept, collection, garder



Puis, en été, je pars six semaines en vacances à Tarifa. Être plume, être mer, être pierre Être danse, être e(a)ncre, être pinceau A mon retour, à peine ma valise posée, j’ouvre la porte de la cuisine et je plonge dans un nuage beige, dense et bruissant, s’amplifiant de milliers de mites qui décollent des murs où elles s’étaient posées, je bondis en arrière et claque la porte sur ce désastre. Choc, horreur, émotion, aaaah ! woua, koa, on se calme ! rien Je respire profondément et un brin calmé je rentre dans la cuisine. Ouvrant d’abord le velux, je renvoie, chasse, expulse les mites vers le ciel, la liberté, d’autres terrains de chasse, puis j’ouvre les armoires et fouine dans les céréales, à la recherche de la source de cette prolifération envahissante. Mais là, point de traces de mites ou de chenilles. Alors, perplexe, mon regard tombe sur la table où s’élève le mont Fuji qui fourmille de mites, s’extrayant des chrysalides et s’envolant comme une éruption de fumée. Je plonge le regard dans les entrelacs de peaux de bananes séchées, au creux du volcan et là ça grouille de centaines de chenilles. – Hé ! Qu’est-ce que tu racontes là, on n’est plus que dans les centaines maintenant alors qu’avant c’étaient des milliers ! – Ouais, ben quoi ! Là je parlais des murs couverts, ici c’est des asticots qu’il s’agit. Tout de rien, rien de tout, tout du rien, rien du tout Sans attendre, choqué, dégoûté, je saisis un sac poubelle noir, le scotche au bord de la table et fais glisser le Fuji grouillant et fumant dans le sac que j’étrangle et cercle des deux morceaux de bande à masquer beige qui le maintenaient au bord de la table. Agir, bataille, lutte, disparition, regrets, abandon, tristesse, rire – Ah ! Si seulement… après le choc et l’horreur j’avais pris le temps, dans l’inspire et l’expire et le calme retrouvé, laissé le temps à l’intuition de sortir une idée de son cornet surprise, sac à malice. Emotion, tristesse, rire, respirer, conserver, détruire, créer, patience, idée


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tout de rien rien de tout tout du rien rien du tout


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Autrefois, à l’âge de quatorze ans, élève du Collège Classique Cantonal de Lausanne, je reçois de mon professeur de français un devoir du semestre : « Faire une conférence de vingt minutes sur un sujet librement choisi ». Rentré à la maison, je discute à la table familiale et mon père exprime un espoir, de me voir trouver très vite un sujet. Quelques jours plus tard, la question revient sur le tapis. A mon absence de décision, il me conjure de me hâter, inquiet du temps qui passe, de mon incapacité de choisir. Je m’exclame qu’il n’y a pas de souci car «  J’ai mille idées ! », ce qui pour lui, connaissant les affres du choix, équivaut à aucune. Idée, saisir, faire, créer


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– Ah ! Si seulement… je n’avais pas jeté immédiatement, dans la rage et l’urgence, le tas fumant et grouillant. J’aurais pu le faire glisser dans un cube de plexiglas que j’aurais scellé par la dernière face, emprisonnant le Fujiyama. ALORS… assez vite le manque d’oxygène aurait anéanti les populations qui auraient pu pourtant encore peut-être assez longtemps continuer de se nourrir avec enthousiasme des peaux. Tout en tombant en poussière le Fuji se couvre de mites alanguies, étalées, mortes, de quelques chrysalides desséchées dont s’échappent parfois encore quelques individus affaiblis, mourants, le cycle se terminant dans un monde clos, implosé. Que reste-t-il ? Un autre monde, de la poussière, RIEN. Et même si des mites mutaient, ne se nourrissant non seulement de peaux de banane mais de lumière d’un peu d’émanation de plexiglas par osmose homéopathique, continuaient de remplir la caisse et de manger le Fuji. Alors quand il n’y aura plus de peaux à manger, les mutantes deviendront de surcroit mitophages. Jouer capter garder, sentir, regarder, faire voir, faire sentir, faire de l’art Ainsi, dans tous les cas, assez vite il n’y aura plus que de la poussière. Le prédateur n’est jamais très loin de soi-même. Ça ne durerait pas très longtemps avant qu’il n’y ait plus que des déjections des restes de bananes dévorées et de mites dévorées et des mites mourant de faim, une dernière mourant seule sans avoir pu procréer. « … Et le combat cessa faute de combattants.» « Poussière tu es et tu retourneras à la poussière. » … Un voyage du Rien vers le Rien – poussière d’étoile. Quel symbole ! Des instants d’être incarnant tout avec rien réduits à néant par des mites. Ridicule ! Ne plus qu’ÊTRE, ni plus ni moins, il ne peut pas y avoir ni plus ni moins que rien, moins de plus, plus de moins, plus de rien du tout.


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– Ah ! Si seulement… encore une idée conceptuelle de plus, pour avoir plus, plus de quoi ? Plus d’être. Transmuter, transmettre, sensuel vibratoire, matière énergie Le lendemain je reprends et les jours suivants je poursuis le « jet de la peau de banane », la collection des instants d’être. Tout avec rien, reprendre le concept, reprendre l’action, faire pour être, capturer l’instant – Tous les moyens sont bons ! Mais alors dès que la pelure noircie, figée est sèche, je la spraye recto-verso de plusieurs couches de laque incolore. Conservation, préservation, collection, illusion Parfois, par la suite, j’accentue le résultat de la chute en tirant ou tordant les différentes parties. Jouer, vouloir plus Les bananes se pèlent le plus souvent en trois ou quatre parties. Par la suite, parfois j’essaie des autres pelages pour faire naître des autres formes : peler la banane par le culot en étoile, peler la banane dans les deux sens (queue et culot), pincer la banane entre les pouces et les index (gauches – droits) pour déchirer, écarteler la peau à partir du milieu, créant un cercle, augmenter les morceaux de pelure, combiner plusieurs de ces options, MAIS jamais je ne cherche à donner, un signifié figuratif à la forme qui se fige. Peut-être, juste un instant, ai-je l’absurde sensation de croire pouvoir avoir la faculté du plus, être le mouvement et continuer de voler dans la matière après que la banane jetée a atterri, être l’ultime coup de pinceau. Sentir le hasard, jouer avec le hasard, poursuivre le jet, surfer sur le hasard, être dans la matière


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Ai-je induit le vol et l’atterissage même en jetant dans l’abandon, la conscience de l’inconscience, en étant l’instant ou n’est-ce pas plutôt la peau de banane qui capte l’énergie ambiante, l’instant de mon non-vouloir glissant sur les vagues de l’énergie ? Induire ou ne pas induire par propulsion. Être l’encre du pinceau, être les poils du pinceau, être le coup de pinceau, être le trait, être le jet, être la vague, le vague. Les ondes, l’onde, jeter, glisser, couler, danser, être Et la couleur alors ? Elle est partout dans la lumière. Lumière, amour, être Les différentes sortes de bananes ont des peaux différentes à même maturité. La manière dont elles sont cultivées, récoltées, stockées, traitées avant et après la récolte, transportées, emplastifiées, empaquetées, conservées a une influence certaine sur le devenir et l’état de la peau. Les Max Havelaar ont des peaux plus fragiles, devenant très fines en mûrissant, les Chiquita sont plus épaisses dès le pelage et le restent en mûrissant, les bio des Canaries sont solides, point trop épaisses et leur chair est plus goûteuse. Epaisseur, texture, solidité, Strapazierfähigkeit, résilience, vie, culture, plaisir, écologie Après tout ce blabla philosophico-sémanticoïdal, il faut reprendre l’histoire des peaux de banane séchées, des instants d’être, du tout avec rien. … puis, séchées, laquées, je les empile dans un cabas papier Migros (parfois Coop). Chaque étage est constitué d’une feuille de papier sur laquelle reposent trois ou quatre peaux de banane, prêtes à tout. Collection, conservation, organiser, garder, donner des ordres, ordonner, faire de l’ordre, prêt au tout avec rien Un jour, invité à faire une exposition au « Kunstkanal » en ville de Berne, je décide de faire une installation avec tous ces individus – idéogrammes – peaux de banane séchées. Dans une salle je recouvre deux murs d’angle de peaux posées en équilibre, chacune sur une aiguille d’acier piquée dans le mur à trente, quarante centimètres les unes des autres. Ainsi, c’est la possibilité d’équilibre, sorte de hasard, qui donne le sens à la forme, sens directionnel, voire signifié(ant). À quoi tu penses quand tu danses ? Hasard, non décision, laisser faire, laisser être, signifier, être, signifiant


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Jouer capter garder sentir regarder faire voir faire sentir faire de l’art


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Les spectateurs donnent un sens au jet de peaux figées en décodant les idéogrammes individus dans la foule des formes. (– Phrase clé ! A. G) Projection, projeter, suggérer, symbole, idéogramme, langage, tout avec rien, énergie de l’instant capté dans la matière, matérialisation du hasard, de l’énergie, de l’instant d’ÊTRE. Par la suite, dans chaque lieu où je débarque avec mes quelques cabas, plein de peaux pour faire une installation, je joue une autre histoire pour un autre espace avec les mêmes individus, pour d’autres regards d’autres spectateurs. Faire pour être, présence de l’être, présence à l’être, l’instant présent, preésence à l’instant, présence de l’instant, instants d’être Un jet de banane jamais n’abolira le hasard (Un coup de dé… Mallarmé 1897) Hasard, hasard est-ce que j’ai une gueule de hasard (… d’atmosphère ! Arletty, Hôtel du Nord, 1938) YAP A. DZAZAR (Dr. phil) Jet de peaux de banane, jeu d’encre, coup de pinceau, trace de pinceau, peaux, idéogrammes. L’énergie se coule dans la matière et vibre dans la forme qui se fige, l’énergie glisse du pinceau dans l’encre et coule dans la feuille. Lâcher prise, laisser faire, exercice, répétition, maîtrise, abandon, oublier le connu, laisser être, lâcher, se lâcher, lâcher prise Le geste, le mouvement, le coup de pinceau, le jet de peau, le souffle, le chant, le chant du cœur, le chant de l’univers.


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Et la couleur alors ? Elle est partout dans la lumière. Lumière, amour … être


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Les trente-cinq bananes imprimées et détachables dans ce journal constituent des éléments que vous pouvez fixer à l’aide d’une aiguille sur un mur afin de créer votre propre histoire. Ce sont les photos de l’installation créée à l’Atelier 107, puis retravaillées à l’encre de Chine par l’artiste lui-même.

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book 3.1 Serge Lador, Lausanne, Switzerland Instants d’être Édition originale illustrée d’œuvres-installations de Serge Lador (Kunstkanal Berne et atelier 107 Denges), ennoblie d’une œuvre imprimée de l’artiste (photos de bananes retravaillées au pinceau, à l’encre de Chine), imprimée à 30 exemplaires, numérotée de 1 à 30.

artiste : Serge Lador | 1945 | Lausanne | Switzerland texte : Serge Lador photographies : portrait de Serge Lador - Christine Scalisi Neyroud (2, 3) installation instants d’être, Kunstkanal Berne - Fritz a. d. Erde (35, 41) installation instants d’être, atelier 107 - Christine Scalisi Neyroud (5, 11, 17, 23, 29, 47) impression : jet d’encre, papier plano Art 130 g/m2 reliure : Roger Villet | atelier du relieur | Lausanne | Switzerland

conception, mise en page : Christine Scalisi Neyroud | atelier 107 | Denges | Switzerland

Achevé d’imprimé en Suisse, en septembre 2011. Tous droits réservés © Christine Scalisi Neyroud exemplaire :

« Quand tu peins, tu ne parles pas mais une fois que tu as peint, ton pinceau doit avoir tout dit. Quand il aura appris à parler, alors tu seras un maître du grand noir ». « L’encre est de l’eau visible, rien d’autre. Le pinceau sépare le liquide de toute la sécheresse du monde ». Maître Hongmin, abbé, à son élève Bada Sharen (1626-1705) Ba da shan ren quatre idéogrammes lus Bada Sharen – l’homme de la montagne aux huit directions, mais lu aussi kuzhi xiaozhi – celui qui pleure et celui qui rit.



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