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LE TEMPS DES ARTISANS

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Bibliographie

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Si nous avons pu voir le changement de rapport au temps entre architecture et matériau, un intermédiaire clé est décisif entre ces deux notions : l’artisan. Avec la posture de l’architecte qui a eu tendance à s'extraire de ce milieu en cherchant une place d'intellectuel, l’artisan est resté l’interlocuteur et l’acteur décisif dans le rapport direct à la matière. C’est aussi cette figure clé qui décide de son rapport au temps et à la matière.

Aussi leur posture est aujourd’hui stratégique dans notre rapport au bâti de demain, et l’architecte se doit d’adopter une posture collaborative avec ses entreprises. Patrick Bouchain le répète, le chantier est le lieu de projet ou la collaboration entre les professionnels et les usagers est primordiale. Si la participation des usagers est facultative mais de plus en plus privilégiée, la collaboration entre architecte et entreprises est inévitable et décisive pour un projet.

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Dans ma pratique architecturale, j’ai appris à privilégier le temps d’échange avec les artisans. Cela permet non seulement de prendre en compte leur avis mais aussi de les valoriser et ainsi d’établir un rapport de confiance, pour partir sur un même pied d’égalité. Leur dénomination est aussi très importante comme me l’expliquait un chargé d'affaires en étanchéité qui “préfère appeler ses gars des compagnons ou des artisans et refuse le terme ouvrier”, trop péjoratif dans le langage commun. Les déplacements sur site avec les entreprises sont tout aussi importants afin de constater les éléments du site et spécifier oralement et physiquement (croquis, simulation, mesures sur place…). C’est notamment à ce moment que l’architecte apprend de l’artisan sur la méthode et affine son dessin pour les projets suivants.

Dans le même temps, l’artisan intègre les volontés de l’architecte qui réussit généralement mieux à se faire comprendre sur place face à des Hommes de terrains, plus concrets. Ces moments sont en général une économie de temps en atelier ou sur site au même titre qu’un plaisir augmenté de l’artisan de savoir quoi et pourquoi il fait cela.

Pour ce qui est du temps de l’artisan, il se décompose en trois parties majeures : Amener, produire et évacuer. J’ai pu remarquer cette dichotomie au cours des gestions des entreprises sur chantier en remplacement d’OPC défectueux. Si l'évacuation est relativement immuable, la standardisation des matériaux et l’accélération des déplacements ont eux altéré les temps des 2 premiers axes du travail des artisans. En effet, l’acheminement des matières est un temps plus tourné vers le relationnel aux fournisseurs. Si nous utilisons ici le terme matière, c’est pour mettre en relief le changement de nature des matériaux de construction acheminés par l’artisan dans le temps. ll est en effet passé de matière première brute ou faiblement travaillée à des matériaux prêts à l’emploi. Nous pouvons prendre en exemple les tailleurs de pierre qui découpaient leurs blocs sur site, ou encore les menuisiers qui partaient de planches et de vitres mais sont devenus aujourd’hui principalement des poseurs. Ainsi les produits du bâtiment, déjà préfabriqués, demandent à l’artisan moins de temps de production. Si les artisans travaillent moins qu’avant, ces corps de métier dépassent les temps de travail moyen des autres professions avec une moyenne de 47.5 heures7 semaine soit 8.5 heures de plus qu’un travailleur classique à temps plein.

7 Source INSEE

Si les moyens de communication et de transports ont accéléré, les distances se sont aussi agrandies. Ainsi les temps de livraison, d’acheminement et de déplacement des artisans ont pris une place plus importante dans leur quotidien. Il est courant de voir des artisans faire 2 heures de trajet quotidien, comme tel était le cas sur un chantier que j’ai pu suivre sur la réhabilitation d’une vieille ferme dans les Hautes Alpes. En effet, dans une région assez reculée j’ai eu quelques difficultés à trouver un charpentier qui voulait bien conserver la vieille mais superbe charpente composée de poutres tout juste équarries et de différentes essences afin d’y poser une couverture neuve. Cela a été le cas pour les autres corps de métier du gros-œuvre, encore peu habitués à la réhabilitation et aux vieilles constructions. Trouver un maçon pour rénover les murs en vieilles pierres comme celles qui tenaient debout depuis plus de 150 ans a été aussi symptomatique de cet éloignement du corps des artisans de matériaux locaux. Pierres pourtant récupérées des champs et lit de rivière environnante, son discours était :

« Les parpaings ou la brique Monsieur, c’est plus léger et plus rapide à poser, c’est plus aisé ensuite pour l’isolation …et ça coûte moins cher ».

Convaincu de l’intérêt tant architectural que matériel avec mon client, nous n’avons eu de cesse de chercher, convaincre et négocier avec les artisans les plus ouverts d’esprits et intéressés de réinventer leur métier. Pourtant, dans les faits il n’était de mon point de vue pas question de réinventer son métier mais plutôt de rester fidèles à ses origines.

Pour revenir aux bases des corporations de métier mises en place et concertées dès le Moyen Âge, leur temps de travail a bien évolué avec la révolution industrielle. Avec l’avènement de l’électricité et de l’éclairage artificiel, nous ne concevons plus les limites de temps de travail au sens strictement naturel du terme. Si les mots “temps” au sens météorologique et “ temps” au sens chronologique sont bien différenciés dans le langage courant, ils apparaissent étroitement liés quand on analyse la limite de temps de travail et d’activité des sociétés préindustrielles. Ainsi les artisans étaient calqués sur le rythme du soleil et de la lumière du jour pour assurer précision et efficience de leur travail. Une heure après le lever du soleil et à l’heure du coucher ou au son de la vesprée se passaient les journées de travail. De la même manière que les matières constituant les constructions, il est intéressant de faire ce parallèle avec la constitution du temps de travail en rapport avec son contexte saisonnier et météorologique.

Dans la suite de cette révolution sur le temps de travail des ouvriers, leur production, et déplacements, s’est opéré un phénomène de dématérialisation de nos modes de vie. Si l’on peut prendre l’exemple de tous les outils de bureautiques rassemblés dans un seul et même objet, le téléphone (calculatrice, bloc-notes, agenda, réveil, courrier, radio, archives, traitement de texte…), on peut se rendre compte de l’amenuisement de notre rapport manuel aux choses. L’avènement des métiers de services renforcé par une exode rurale a dévalué les métiers dits “professionnels” et “manuels”, au point de créer aujourd’hui des déserts d’artisans.

Cet abandon du rapport corps-matière dans nos travaux est le vecteur du principe d’accélération du rythme de vie, déconnecté du temps réel et du temps des choses. Le temps est aujourd'hui une matière que l’on tend à effacer, dissoudre avec magie, comme pour l’oublier. Commander un repas en 15 minutes à n’importe quelle heure de la journée, un objet à l’autre bout du monde en moins de 48 heures, ou traverser le globe en 24 heures sont des échelles de temps consternantes. Retrouver le temps de faire, comprendre le temps des objets, car chaque chose a un temps, devient alors un nouvel enjeu vital pour l’artisan comme pour l’architecture.

Le même tailleur de pierre rencontré lors d’un chantier et de mon documentaire m’expliquait la déshérence de son métier par des apprentis qui n’avaient pas le temps d’apprendre, de subir les aléas de la matière. Il est intéressant de mettre en parallèle cette tournure professionnelle avec l’école du Bauhaus qui ne dissociait pas expressément le concepteur du faiseur. Savoir-faire implique savoir penser, savoir projeter et donc mieux conceptualiser l’architecture.

Si au cours de mes expériences et projets personnels, je n’ai eu de cesse d’apprendre des faiseurs, des sachants en matière, il me semble évident que mon plein épanouissement en architecture passe aussi par une bien meilleure connaissance et assimilation de la matière. Trop peu développée dans nos études et notre métier, si j’aborde les suivis de chantiers avec une certaine assurance et connaissance, celle-ci reste théorique. Elle a pour conséquence des omissions de détails constructifs, dû selon moi à la méconnaissance du temps de faire, de toutes les étapes que connaît savamment l’artisan.

Aussi conçois-je la pratique de l’architecture comme une forme de combat contre la standardisation de nos modes d'habiter et l’accélération des changements sociaux. Confronté à des matériaux de plus en plus “innovants”, standardisés et impersonnels, ma recherche de l’architecture passe par une réflexion sur la matière et une relation aux artisans qui la façonnent. Le but étant de refuser une banalisation de l’acte de construire qui passerait par une standardisation de nos gestes et construction. Cette approche de l’architecture est pour moi la véritable consécration de l’Homme dans son environnement, conscient de son impact, connaissant son environnement et désireux de s’y intégrer durablement.

Et bien au-delà de la recherche d’une véritable architecture apparaît la notion de durabilité dans le temps d’un bâtiment. Prenons le cas du Centre National de Danse de Pantin. S’il est certain que ce bâtiment constitue une véritable architecture, sa structure est plus douteuse avec une nécessité de reprise structurelle après seulement 50 ans d’exploitation. Pourtant construit avec un béton de meilleure qualité que ceux d’aujourd’hui, le béton du CND de Pantin a connu une altération conséquente avec des effondrements de parties de ses façades, là où la ferme d’un petit village des Hautes Alpes avait vécu 150 ans.

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