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LE TEMPS DES MATERIAUX

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Introduction

Introduction

Fuck context ! ou Fuck concepts ! Context !4

Standardisées et urbanisées, nos vies n’ont eu de cesse de s’extraire de leur contexte. Cette standardisation a entre autres pour but d’améliorer le confort et l’espérance de vie des êtres humains. Mais si certains marqueurs comme la longévité sont parlants, la perte de connaissance de notre environnement l’est aussi. Nos efforts physiques ont proportionnellement diminué avec la mécanisation des systèmes de production, et la consommation d’énergie fossile a aussi proportionnellement augmenté. Comme l’explique Jean-Marc Jancovici dans son ouvrage “Un monde sans fin”, l’humain pré-époque industrielle qui produit une puissance de 10W avec ses bras et 100W avec ses jambes a tout à envier à l’Homme post-industriel qui utilise des centaines de machines quotidiennement pour subvenir à ses besoins.

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En prenant le simple exemple de l’éclairage, nous y sommes totalement habitués mais ne percevons plus l’impact de la lumière artificielle dans nos vies de tous les jours. Ne vivant plus uniquement avec la lumière du jour, notre horloge interne est perturbée et notre sommeil a perdu en qualité.

Il est intéressant d’observer cette tendance globale au travers du prisme architectural. Avec l’avènement du mouvement Moderne, les édifices et ceux qui les pensent n’ont eu de cesse de mettre de côté l’importance de l’analyse du contexte. Aussi avons-nous vu pousser des barres de logements orientées est-ouest alors même qu’elles étaient isolées spatialement et non contraintes par un alignement quelconque de voirie.

Il est donc intéressant d’observer la manière dont nos villes ont évolué, avec des tailles de plus en plus disproportionnées. Devenues des environnements propres à elles-mêmes de par leur densité et exubérance, les villes et leurs concepteurs ont eu tendance à être déconnectés de leur contexte naturel et climatique. De cette constatation naît le postulat de Rem Koolhaas dans New York Délire où il développe le concept de Bigness avec le fameux “Fuck Context !”. Les édifices urbains deviennent indépendants du contexte citadin, espace congestionné par la voiture, la vitesse et la désertion par les piétons de ces voies de circulation. Cette vision « provoque l’autonomie des parties, ce qui ne revient cependant pas à une fragmentation : les parties demeurent liées au tout » (Junkspace, Rem Koolhaas, 2011, éd …. p.32) D’une vision plus rapprochée de l’édifice en lui-même, Rem Koolhaas évoque aussi l’idée même de congestion des espaces de vie par l’utilisation des matériaux qui le constituent : placoplâtre, béton, ascenseur … Aussi cette décontextualisation est plurielle, systémique et problématique aujourd’hui. L’utilisation de béton issu de sable et gravier d’une carrière lointaine n’a pas de résonance dans une construction belge par exemple. L'architecture produit aujourd’hui des matériaux les plus inertes possible. Pourtant, on redécouvre aujourd’hui l’importance des matières respirantes, qui transmettent l’énergie, laisse passer l’humidité, voire qui diffusent des odeurs chaleureuses. La méconnaissance et l’absence de curiosité dans la recherche des matériaux qui nous entourent sont symptomatiques d’une tournure industrielle de l’architecture donnant des constructions standardisées à obsolescence programmée. Il faut à nos bâtiments cinquante ans tout au plus pour assurer leur fonction avant de penser à des travaux conséquents de restructuration.

4 Numéro de San Rocco magazine publié par Matteo Ghidoni

L’alternative du retour au contexte, à un rythme différent de l’approche architecturale est la thématique choisie par l’architecte Matteo Ghidoni dans le numéro Fuck Concepts! Context! du magazine italien San Rocco. Développer de nouveau les analyses complexes et complètes de lieux de projet, pour faire architecture, tel est le message porté par cet universitaire italien et par bien d’autres contemporains comme l’agence “Encore Heureux” avec leur projet “Super-Cayrou” ou encore l’utilisation de réemploi, nouveau matériau “punk” que produit la ville d’aujourd’hui. Déconnectées des ressources naturelles avec des villes imperméabilisées, des espaces naturels toujours plus éloignés, les décharges en marge des villes pourraient être vues comme les carrières de demain.

L’origine du matériau

Le postulat est de voir une logique autant esthétique que constructive dans le choix de matériaux locaux pour une architecture contextuelle. Une poutre en bois issue des Vosges et utilisée dans un bâtiment à Epinal réagira mieux aux aléas climatiques locaux. Le bois les aura déjà vécus en tant qu’arbre et y sera adapté. Extraction sur site

En quoi le matériau et sa provenance impactent-t-ils le projet en architecture ? Indéniablement le coût écologique est différent si le bâtiment est construit en pierre massive du bassin géologique le plus proche ou en métal. Selon le bureau d'étude Éliot commandité par l’agence Barrault & Pressacco, à l’occasion de l’exposition Pierre, Révéler la ressource, explorer le matériau au Pavillon de l’Arsenal, la pierre massive serait le matériau de construction avec le plus faible bilan carbone. Nécessitant très peu de transformation une fois extrait des carrières, ce matériau est posé sur site et ne nécessite pas de liant autre qu’un mélange eau-poudre de pierre, elle-même produite et récupérée lors de la découpe des blocs.

Dans la même mouvance de recherche d’architectures plus locales, des architectes comme Simon Teyssou (Atelier du Rouget) analysent les secteurs proches des sites de projet afin d’affiner le cahier des charges et, s’il le faut, démarchent des artisans pour réaliser ce qu’ils n’ont pas ou plus l’habitude de faire. Reprendre le temps de démarcher ces artisans devient alors une partie intégrante du projet. Car cela n’est qu’une question d’offre et de demande. Lors d’un projet d'extension de construction en pierre massive (sur lequel je reviendrai), j'ai pu rencontrer le tailleur de pierre Yves Auzou. Interviewé pour un documentaire d'initiative personnelle, il me parlait en effet d'un certain changement de pratique économique de ses clients :

“Je faisais une cheminée par semaine il y a 20 ans, aujourd’hui j'en fais 2 par an. C'est le tout réuni que la demande est moindre. Les gens sont moins passionnés par leur habitat. Quand on dit que c'est une question d'argent moi je dis pas du tout. Je suis allé visiter des maisons ou quand on voit la voiture devant on pourrait construire en pierre, c'est un choix de vie !” Cette vision de l’économie du projet et de nos modes de vie est intéressante et peu courante de la part d’un artisan qui a vu l’évolution des chantiers en 50 ans de carrière. Sans entrer dans le détail, force est de constater que la standardisation des matériaux et la globalisation des modes de faire poussent les populations contemporaines vers d'autres dépenses que celle de l’emploi des matériaux locaux. Pour autant, du côté des artisans la passion reste, le temps pour la réaliser n’est pas compté.

Cette passion et le temps passé caractérisent un matériau considéré comme vivant et non pas inerte car étant le résultat de milliers d'années de transformation. Cette vision de la pierre, Yves Auzou l'a comme son fils Christophe qui reprendra l'activité paternelle.

Plus modestement, convaincu de l'importance du rayonnement de ces modes de faire, j'ai eu la chance d'entreprendre la réalisation d'un documentaire sur l'un de ces matériaux naturels qui jalonnent ma Provence natale : la pierre calcaire. Avec le soutien de mes professeurs de mémoire universitaire de Master et en parallèle d'un projet de construction mené avec une connaissance, j'ai donc complété ma découverte de ce matériaux fabuleux qui renferme êtres vivants, coquilles et fossiles. Résultat de milliers d'années de sédimentation, la matière devient alors révélatrice du temps passé, l'artisan en confrontation avec ce temps qui paraissent infinis a notre échelle de mortels, ne se soucie pas du temps qu'il donne à la matière, et par la même occasion à l'architecture.

Comme a pu nous le montrer l’intervenant de la deuxième session HMONP Emmanuel Pezrès5 (Directeur Recherche et Innovation de la ville de Rosny-sous-Bois), certains pôles de recherches et figures inspirantes re-expérimentent pour optimiser et actualiser les méthodes de construction dans le temps, a contre-courant de la tendance industrielle. Grâce à la recherche des modes de faire ancestraux (pieux en bois, liaisons tenons-mortaises…), le projet de l’école primaire de Boutour naît avec la certification Passivhaus et est reconnu comme projet pilote présenté lors de la COP21. Si la critique de ces projets est souvent portée sur leur prix, le coût du m² ne s'élève pourtant pas à plus de 1781€HT. Concernant le temps du projet, c‘est là que l’analyse de cet ovni de l’architecture devient intéressante.

En, effet, avec une partie importante de recherche en innovation de la construction et en recherche sur les matériaux qui vont venir constituer le projet, il est entendable que ce projet se fasse sur plus d’un an. Si le chantier a duré deux ans, la phase d’étude et de conception a duré aussi quasiment tout autant, fait rare dans un projet de marché public où les échéances se chevauchent généralement avec précipitation.

Mais grâce à ce temps M. Pezrès et ses compères ont pu démarcher les artisans et lieux de d’extraction de ressources naturelles locales. La ville ayant choisi une maîtrise d'œuvre interne à ses services, les délais et calendriers d’avancement étaient plus malléables. M. Pezres dira d’ailleurs que ce temps de recherche des matériaux est un bonheur et une source de découvertes infinies où le territoire dévoile toutes ses richesses et mystères.

Ce temps privilégié et vu comme une véritable ressource de l’architecture est pris en compte dans les projets d’Alejandro Aravena architecte Chilien des logements sociaux de Iquique. En effet l’architecte, par souci d’économie et donc de temps, considère les besoins “élémentaires” (son agence s’appelle Elemental) d’un foyer pour y subvenir de manière minimale. Le temps du projet ne s'arrête alors pas à la livraison mais continue avec l’aménagement des lieux par les habitants. En effet, ceux-ci sont incités à prendre en main et si nécessaire agrandir leur logement, au rythme de leurs besoins. L’architecture est ainsi conçue de manière évolutive, de la même sorte que l’utilisation de matériaux durables et démontables le permettent.

Industrialisation et éloignement du projet des sites des ressources

Pourtant, cette tendance n’est pas encore majoritaire dans une époque où nous suivons encore les innovations productivistes et court-termistes de l’après-guerre et du mouvement Moderne. Fidèle à une production architecturale optimisée et théorisée sur des principes constructifs

5 Le Bien Commun Au Regard De La Production Techno-Capitaliste, cours HMONP Juin 2022

“internationaux et révolutionnaires”, le style international a imposé au monde entier une esthétique et une prédominance des matériaux devenus aujourd’hui problématiques. Par volonté de paraître, de faire chic, la production architecturale et la recherche constructive s’est alors industrialisée et standardisée pour arriver sur une impasse que nous tentons aujourd’hui de contourner. Il est donc intéressant de réfléchir à l’objet “temps” dans cette évolution de l’architecture. Avec une accélération des moyens de transport, de communication et une urgence de reconstruction d’après-guerre, l’architecture a créé les machines à habiter, la maçonnerie “traditionnelle” en blocs de béton importés, là où certains tentent d’utiliser un matériau millénaire, local et peu coûteux.

Fernand Pouillon est une figure contemporaine du mouvement moderne qui ne s’est jamais conformé aux dogmes internationalistes et productivistes classiques. Ainsi a-t-il été motivé par une recherche matérielle et économique du projet, étant le premier architecte de l’époque moderne à penser le chantier avec une vision d’économiste et d’opérateur de chantier. S’il a gardé une approche matérielle que nous pourrions aujourd’hui juger de durable, il avait surtout une ingéniosité créatrice et matérielle. Son premier projet d’architecture pour des logements temporaires de déportés de la Shoah a été réalisé avec des ogives en terre cuite de l’armée américaine, récupérées sur une aire de stockage pas loin de l’Estaque à Marseille. Au-delà de cette notion de temps du matériau et donc de seconde vie avec un réemploi anticipé en architecture. L’architecte méditerranéen, bien connu pour ses constructions en pierre massive, est le premier à voir le temps comme un matériau qu’il faut savoir maîtriser pour convaincre son client et lui proposer des délais imbattables6. Cette recherche d’optimisation du temps sur les chantiers comportait un temps de recherche d’industrialisation des méthodes d’extraction de la pierre. Aussi, comme le matériau le permet, les découpes commencées en amont du démarrage du chantier sont faites ensuite en flux tendu et l’architecture s’élève au fil des livraisons.

Réflexion sur l’impact de la révolution des transports sur l’objet architectural Cette notion paraît être une source de compréhension de l’accélération du temps en architecture. En effet, c’est une conséquence d’un phénomène systémique qui est finement analysé par Hartmut Rosa dans son ouvrage « Aliénation et accélération ». Le sociologue allemand explique cette intuition frappante de la façon suivante : la société moderne prend cette tournure par un phénomène d’accélération sociale, notion qu’il décline avec trois facteurs. Il commence par la thématique d’ « Accélération technique » qu’il exprime comme un rétrécissement de l'espace avec l’accélération des modes de transports et de communication. Avec ce concept s’additionnent les deux principes d’accélération des changements sociaux (instabilité des habitudes) et l’accélération du rythme de nos vies (impression de ne jamais avoir le temps). De son côté, l’Ecole de Francfort et de Mark Horkheimer, pousse cette analyse sociologique et tente de comprendre les erreurs que prennent nos sociétés mondialisées selon trois causes : une croissance démographique exponentielle, une industrie sans limite et une augmentation des besoins de l’Homme. Pourtant, l’architecture étant le témoin de notre époque, ne doit-elle pas montrer l’exemple au travers d’une recherche de frugalité et d’économie de matériaux, même si cela doit passer par une augmentation du temps d’extraction des matériaux et de construction. Ainsi les enjeux d’économie circulaire font résonance avec une économie du bâtiment quand l’on prend en compte l’analyse du coût sur le long terme.

6 Projet des 200 logements à Aix en Provence réalisés en 200 jours.

C’est donc des matériaux biosourcés et la notion de localisme qui sont mis en avant par les architectes tournés et engagés pour un avenir où l’architecture trouvera un second souffle et aura réussi à redévelopper les techniques de constructions traditionnelles souvent oubliées.

Pourtant, cette tendance reste aujourd’hui relativement marginale, accusée de régression par les lobbies et usagers rapides. Vues comme une régression économique, ces méthodes ne favorisent pas selon eux les échanges commerciaux, les industries délocalisées et les modes de faire contemporains. Sur ce constat alarmiste du retour en arrière, est refusée l’idée d’un localisme, d’un retour à des systèmes plus justes, éthiquement et écologiquement. Ce sont pourtant en parallèle des notions qui animent les débats politiques français et qui sont mis en avant officiellement.

Je peux mettre en lumière cette partie avec un exemple d’expérience personnelle de suivi de chantier et la collaboration de deux types de maçons : un tailleur poseur de pierre et un maçon “traditionnel” en parpaing. Ces deux exemples prennent place sur deux chantiers différents : le projet en pierre massive de l’école de Sénas dans le Luberon et la construction de murs de clôture en parpaing pour une résidentialisation à Marseille.

Ce qui m‘a frappé dans ces deux cas de projet est le parallèle que j’ai pu faire, travaillant en même temps sur les deux projets, entre leur rapport personnel au temps et à la matière. Rares ont été les maçons classiques que j’ai croisé sur les chantiers qui aimaient le béton, les parpaings, au point d’en prendre soin. Le cas de ce mur de séparation réalisé après un dépôt de Permis de clôture a été pour le moins expéditif, avec une posture du maçon de faire au plus vite. Artisan expérimenté et de qualité, la réalisation n’en a pas été moins bonne que si cela avait été fait plus lentement. Le point est surtout dans le fait de prendre le temps entre l’artisan et la matière, car il peut se passer quelque chose d’imperceptible et pourtant primordial dans ce temps-là. Le cas du tailleur de pierre prend place dans ce temps en question. Amoureux de la pierre, l’artisan m’a bouleversé dans la passion qu’il mettait à travailler et construire. Si le mur n’était pas forcément plus droit que celui du maçon, ce rapport presque fusionnel à la matière a une force qui transcende les autres personnes autour. Comme instituant une réelle alchimie entre le travail de l’artisan, la matière et son usage à venir, le temps est aussi donné à la transmission de savoirs et de passion. Cette posture du tailleur était de voir et de traiter la pierre comme un élément vivant, non inerte, qui évolue, a une vie passée et à venir, et qu’il partage sur le temps de transformation. Si cette alchimie ne sera pas vue par les élèves de l’école de Sénas dans chaque bloc de pierre, elle se ressentira dans le bâtiment global. C’est en cette nuance du rapport temps-matière-fonction que je perçois l’architecture. Cela ne passe pas seulement par sa structure ou par sa fonctionnalité, mais par la passion commune que les professionnels y ont mise pour servir le lieu et faire architecture.

C’est dans ce vécu et découverte d’un monde artisan passionné que je vous propose de continuer cette réflexion et recherche sur le temps des artisans et son importance en architecture.

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