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BOURG-MOI LE MOU

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HOROSCOPE

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UN MONDE À LA BOURG

Dominique Bourg, jurassien d’origine, est une des

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grandes voix de l’écologie en France. Il est philosophe, enseignant à l’université de Lausanne et spécialiste des questions environnementales. On est allé le coincer juste avant une conférence donnée au jardin des Sciences de Dijon dans le cadre du festival des transitions écologiques.

Par Augustin Traquenard & Sophie Brignoli Illustrations : Michael Sallit

Vous vivez aujourd’hui en Suisse mais vous avez passé votre jeunesse à Tavaux à côté de Dole, une charmante bourgade plutôt industrielle.

Si vous vouliez voir quelque chose de dingue, à l’époque, Tavaux, c’était pas mal. Avec l’usine Solvay, on était dans une forme de paternalisme extrême. L’architecture reflétait le niveau de hiérarchie des habitants dans l’entreprise. Si vous étiez contremaître, vos volets étaient un peu plus foncés et vous aviez droit à quelques mètres carrés de plus dans vos chiottes. Pour les ingénieurs issus d’une formation maison, la bâtisse ressemblait à celle des contremaîtres, les ingénieurs formés à Polytechnique avait eux droit à une plus belle maison. Évidemment, la maison divine qui était un manoir construit avant l’arrivée de Solvay était réservée au patron. On est dans un paradoxe, comment est-on passé de Ernest Solvay, éminent scientifique avec des idées progressistes sur la question de la condition ouvrière à un paternalisme aussi zinzin ?

En juin 2020, vous avez co-signé “35 propositions pour un retour sur terre, guide pour un changement radical de politique”. Plus d’un an après ces propositions, quel regard portez-vous sur la façon dont le monde se réorganise après le choc de la Covid-19 ?

Le constat est tragique. Le paysage de l’information en France est effrayant. La mise en concurrence des chaînes d’information commerciales, c’est-à-dire financées par la publicité, est poussée de plus en plus par une mauvaise radicalité, comme les candidats à la présidentielle. Si on ajoute à cela les réseaux sociaux qui enferment les individus dans des bulles informationnelles, on va vers le modèle américain qui a conduit à l’élection de Trump. Cerise sur le gâteau, le metaverse de Marc Zuckerberg : si la planète crame, on peut se réfugier dans un autre univers, ou même sur Mars comme le préconise ce couillon de Musk. Le paysage politique en France est également déprimant. Zemmour, porté par la chaîne de Bolloré, recueille un pourcentage significatif d’intentions de vote avec des propos historiques absurdes. Ajoutons à cela la C.O.P. 26 de Glasgow, on est dans un monde merveilleux … un monde de merde.

Revenons à vos 35 propositions, certaines paraissent très radicales et inaudibles, la transformation du modèle agricole par exemple passerait selon vous par une massification de la main d’œuvre qui pourrait concerner jusqu’à 15 à 30% de la population active. Vous envisagez même l’idée que 100% de la population participe de façon alternative aux travail dans les champs.

(Rires) … Tout ce qui est proposé dans ce livre est probablement inaudible par la majorité de la population. Ce chiffre de 15 à 30% est issu de réflexions menées avec des agronomes. On imagine une société avec beaucoup moins d’énergie disponible, ce qui risque fort de nous arriver dans les prochaines décennies. Pour rappel, grosso modo, depuis le néolithique et avant la mécanisation, on avait 90% des gens qui travaillaient dans les champs. Dans cette perspective, le chiffre de 15% paraît raisonnable. Si pendant les récoltes vous ne pouvez pas faire appel à une main d’œuvre étrangère en provenance de l’Europe de l’Est ou du Maghreb, alors il faut envisager le chiffre de 30%. Pour s’en sortir, il faut prendre des mesures très fortes, mais qui peuvent conduire à une société plus apaisée avec un degré de bien-être supérieur. Depuis plusieurs décennies, l’accroissement du P.I.B. ne conduit plus à un accroissement du bien-être mais au contraire le détruit. Nous aimons les paysans mais pour autant, on ne prône pas un retour au néolithique qui a conduit à la domestication d’une majorité par une minorité, d’un genre par un autre et à la domestication de la nature. Réfléchir à des activités agricoles, cela n’a de sens qui si on ne remet pas tout cela sur la table.

SI LA PLANÈTE CRAME, ON PEUT SE RÉFUGIER DANS UN AUTRE UNIVERS, OU MÊME SUR MARS COMME LE PRÉCONISE CE COUILLON DE MUSK.

Le concept de nature semble aujourd’hui délaissé au profit d’une attention au vivant. Philippe Descola avance même que le concept de nature doit être remis en question car cela implique une vision du monde qui place l’humain au-dessus des autres êtres vivants.

J’apprécie beaucoup Descola mais je ne le suivrais pas complètement sur ce sujet. Il est indéniable que l’espèce humaine est animale. En même temps, nous sommes une espèce vraiment particulière. Ce qui nous caractérise, c’est que l’on fabrique des « machins dont le reste de la nature ne sait pas quoi faire ». L’espèce humaine a pété les flux, créé un stock complètement dingue de carbone dans l’atmosphère… Elle se maintient en marge de tous les cycles naturels, nous sommes devenus vraiment une espèce à part. Mais il y a une limite à cette scission entre nous et les autres espèces qui est liée à l’étendue de nos savoirs. On sent bien que le modèle du bourrin capitaliste qui fonce tête baissée est en queue de comète, on est à la fin d’un cycle civilisationnel.

Une récente enquête publiée par “The Lancet” fait état de l’éco-anxiété des jeunes, au point que certains renoncent à avoir des enfants pendant que d’autres craignent tout simplement une extinction de genre humain, quel message voudriez-vous adresser à la jeunesse ?

La première chose c’est que je partage leur éco-anxiété. Si on est informé, on ne peut pas ne pas la partager. Ce qui est cause aujourd’hui, c’est l’habitabilité de la planète. D’autre part, on est à la fin de quelque chose mais aussi au début d’une émergence. L’enquête dont vous parlez a été menée dans une multitude de pays, dont certains pays du Sud. Cela veut dire qu’il y a une prise de conscience collective qui ne concerne pas uniquement les populations blanches et aisées. Tout n’est pas foutu et beaucoup ont l’envie et la force de se battre.

Il y a donc nécessité à être radical, quitte à en passer par la désobéissance civile, comme l’a fait le collectif Extinction Rébellion ?

Si on prend par exemple l’échec de la COP de Glasgow, il semble bien que la désobéissance civile soit un mode d’action fondamental dans les démocraties. Si vous vivez en Chine ou au Brésil, c’est beaucoup moins évident. Il y a des mouvements qui naissent et qui s’essoufflent comme la marche pour le climat, mais je n’ai pas de doute sur le fait que d’autres vont

prendre le relais. Du côté des élites, il n’y a pas de consensus mais de grandes institutions comme l’Agence Internationale de l’Énergie nous alerte sur les pénuries de pétrole et la nécessité de ne pas exploiter de nouveaux gisements. Le Conseil d’État en France a condamné l’état dans « l’affaire du siècle ». Du côté de l’Allemagne, la cours de Karlsruhe a imposé au gouvernement Merkel une baisse de 65 % des émissions de gaz à effet de serre d’ici 2030. De même, au sein des entreprises, il y a une forme de lucidité sur la situation dans laquelle on se trouve, tout comme une majorité de Français estime qu’une forme de sobriété est inévitable. Le problème est que le cirque médiatique, notamment en période d’élection présidentielle, masque cette prise de conscience. Lors du débat télévisé de la primaire de la droite, pas une seconde n’a été consacrée à la question de la crise écologique. Il y a une irrationalité à se focaliser sur la crise migratoire sans se préoccuper du climat. Si nous rendons une partie de la terre inhabitable, on va faire face à des flux migratoires non pas de milliers, mais de millions de personnes, qui ont de surcroît une responsabilité minime dans le dérèglement climatique.

IL Y A UNE IRRATIONALITÉ À SE FOCALISER SUR LA CRISE MIGRATOIRE SANS SE PRÉOCCUPER DU CLIMAT.

Vous êtes un adepte de l’action locale et vous défendez les actions des “petits collectifs”, est-ce là que doit prendre place le changement ?

Les gens se reprennent en main, veulent faire les choses différemment, il y a des initiatives municipales qui peuvent être significatives, mais il y a une nécessité de passer à une action politique plus générale pour changer d’échelle. Les petits groupes ont l’avantage de pouvoir montrer l’exemple. Il y a des initiatives municipales où des populations ont la volonté de produire et de consommer autrement et contractualisent leur mode de vie. L’idée serait de coaliser les petits groupes pour créer une échelle intermédiaire qui peut être un moyen de convaincre les autres. Il ne s’agit pas de revenir à la lampe à huile ni de renoncer au bien être, il s’agit au contraire d’augmenter le bien-être. Richesse et bien-être ne sont pas toujours corrélés. Péter les écosystèmes, son entourage, le reste de l’humanité pour au final ne pas être heureux, c’est ce à quoi peut conduire un excès de richesse.

Une loi a récemment été votée en France visant la réduction de la maltraitante animale. Le problème de l’élevage intensif et de la chasse ayant été laissé de côté, cette avancée ne masque-t-elle pas la question centrale de notre rapport utilitariste aux animaux ?

Ce questionnement est délicat d’une part parce qu’il peut cliver les urbains et les ruraux. Le véganisme est une morale moderne que je qualifierai d’utilitariste. Cette morale perpétue le dualisme cartésien entre les animaux à système nerveux, les heureux élus qui peuvent ressentir la douleur et le reste qui ne serait que des moyens. Je suis bien sûr opposé à l’élevage intensif, mais pas à tout type d’élevage. Il faut laisser la place à des choix individuels. Je n’ai rien contre les végétariens ou même contre les vegans, même si je n’en comprends pas les fondements philosophiques qui me semblent absurdes. La pratique de la chasse est aujourd’hui bien souvent ridicule, avec des faisans d’élevage ayant passé leur vie en cage et que l’on relâche pour les tirer. La question de notre rapport aux animaux est un champ de pensée à reconstruire avec de la rigueur intellectuelle et de la tolérance sur les options morales des uns et des autres.

Vous ne cesser de le répéter, il ne nous reste qu’une dizaine d’année pour inverser la tendance du réchauffement climatique et maintenir la hausse de +1,5 degrés.

Je dirais plutôt qu’il nous reste 7 ans pour inverser la tendance et qu’un réchauffement à +2 degrés est inéluctable. Les données publiques sur le climat ne sont pas évidentes. Pendant longtemps, le GIEC a communiqué sur la hausse de la température moyenne en fin de siècle, deux choses qui n’ont aucun rapport avec nos sens. Pour réagir, nous avons besoin d’émotions, de voir et de ressentir. Si le GIEC a pour idée de ne pas faire réagir, c’est la bonne méthode. La notion de budget carbone est également problématique. Si on stoppait net, par enchantement, nos émissions de gaz à effet de serre, les phénomènes extrêmes et la hausse de température continueraient à s’intensifier pendant encore au moins une vingtaine d’années. On a donc déjà décidé des températures pour les années 2040. Pour ce qui est de la notion de budget carbone, il est entamé de 90% pour rester sous les 1,5 degrés, donc il est très improbable que nous restions sous les 2 degrés de réchauffement, ce qui arrivera probablement dans la décennie 2040. La bascule a déjà eu lieu. Une autre idiotie est de prétendre qu’à terme, à Dijon ou à Besançon, vous aurez l’actuel climat de Nice ou de Marseille. Ce qui est en cause, c’est la multiplication des événements extrêmes. On a donc des repères à la con qui ne permettent pas de comprendre dans quoi on est : on a basculé dans un monde où il va être beaucoup plus difficile de vivre. On a néanmoins la possibilité d’agir pour ne pas exploser la barrière de 2 degrés. À Glasgow, lors de la C.O.P. 26, il a été entériné le fait que nous allions augmenter nos émissions de gaz à effet de serre de 14% d’ici à 2030. On a donc des objectifs de plus en plus fermes mais surtout de plus en plus lointains avec des dirigeants de plus en plus cyniques. J’ai la sensation qu’on est à la fin d’un cycle et que l’on accumule les coups durs… avant de passer à autre chose ?

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