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JEUNES ET MUSCLÉS
from Sparse 40 (Décembre 2022)
by Sparse
Salut les Musclés
Pourquoi et comment les gamins d’aujourd’hui se gonflent le corps à grands coups de muscu.
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Par Chablis Winston et Pierre-Olivier Bobo, à Dijon Photos : Alexandre Claass
« Je ne peux plus m’arrêter, j’y ai trop pris goût. J’ai besoin de dépasser mes limites ». Romaric a 18 ans. En 2017, Les salles de Un petit gars trapu, bien sport sont pleines, les massif pour sa petite taille, muscles saillants, les ce qu’il n’était pas du tout il torses épilés, les aliments pesés... Que nous dit ce phénomène sur la génération Z ? Quel risque y a encore un an en arrière, quand il a commencé la muscu. Il va à la salle 6 jours sur 7. Même son de cloche pour Louison, 20 pour la santé ? Peut-on ans. « C’est une addiction, encore parler de sport ? c’est clair. Je suis triste Petite enquête avec des si je ne m’entraîne pas ». profs, des chercheurs, Ce grand gars speed est des gérants de salles, des étudiant en STAPS à Dijon anciens… et bien sûr, les et hyperactif. « J’y vais jeunes en question. tous les jours. Ça donne une rigueur, une certaine hygiène de vie ». Romaric et Louison ont vraiment l’air différents. Un petit trapu timide et un grand gars à l’aise. Pourtant, ils sont tombés dans la muscu tout jeune tous les deux et semblent avoir des muscles qui ne correspondent pas du tout avec leur corps. Quand j’étais gamin, dans les 90’s, mon frangin pratiquait la muscu à haute dose. Il avait un corps surdimensionné, et en général, les gens le prenaient pour une bête curieuse. Un dingo. Jacky Biondi, propriétaire d’Athletic Gym à Dijon depuis 27 ans, nous confirme la tendance de l’époque. « Dans les 90’s, on était quelques-uns au sous-sol de la salle. On soulevait. On voulait juste prendre de la masse. On nous appelait les gros. Maintenant, c’est fini ». Et c’est vrai que Jacky, bien que musclé, n’est plus hypertrophié comme sur les photos qui traînent çà et là sur les murs de son établissement. Maintenant, les jeunes qui se musclent ne se planquent plus au sous-sol d’une salle de sport. Ils se montrent. Beaucoup. Et s’assument dans la rue. Il y en a partout. Le phénomène est général. La musculation s’est démocratisée. Jacky le pense aussi : « À Dijon y’a 20 ans, t’avais 4 ou 5 salles, maintenant tu en as 40. Ça va de la low-cost à la plus chic, y’en a pour tout le monde. Et on a de plus en plus de jeunes, même si le phénomène est plus large que ça ». En effet, selon Benoit Caritey, historien et sociologue du sport à l’université de Bourgogne, la tendance est transversale. « C’est intéressant parce que ça concerne tous les âges, mais aussi toutes les couches sociales ». C’est plus voyant chez les jeunes parce que ces générations ont envie de prendre du volume. Jacky les voit tous les jours. « Les jeunes, ils veulent faire de la force. Arraché, épaulé-jeté, etc... Ils oublient que le principal c’est le cardio. T’as beau avoir une belle carrosserie, si t’as pas de moteur... »
Salles et crossfit
Le boom de la salle de sport a eu lieu dans la 2ème moitié des années 2000. On a vu apparaître aussi des salles de sport à bas coût, dans les centres-villes, les zones commerciales et même les campagnes. Dans une ville de la taille de Dijon, il y a des établissements dans presque tous les quartiers. La salle de sport est devenue un véritable commerce de proximité. Et de rencontres. Chez Magic Form à Dijon, par exemple, on propose des petits-déjeuners, des soirées Halloween « pour que les gens se parlent », appuie Anthony Pemjean, le gérant. Et puis c’est comme les restos. Y’a des trucs à junk food et des 3 étoiles. Faut choisir. « Dans certaines salles, t’as personne, pas un prof, personne pour donner des conseils, s’agace un peu Jacky Biondi. Pas étonnant quand l’abonnement coûte 19,99 par mois. Ils te font cours avec des vidéos sur des écrans dans la salle ». Pas sérieux. Romaric va chez Gigagym. « Parce que c’est à côté de chez moi… C’est dommage, ils laissent faire, ne donnent pas trop de conseils aux débutants. Au début, j’ai fait de la merde. Je suis les conseils d’un coach, mais c’est juste un client comme moi, plus expérimenté ». Gigagym et Amazonia appartiennent à la holding Nextalis. Un mastodonte de la salle de sport. « Chez Amazonia, on vient surtout pour s’entretenir, pour perdre du poids. C’est une logique plutôt de contrainte » indique Mathilde Etheve, directrice marketing et développement. Pas de coach chez Amazonia, c’est de la vidéo, ça coûte moins cher. « Par contre on produit nous-mêmes les vidéos, on travaille les décors, etc. » Un fonctionnement sans accompagnement du client que déplore aussi Anthony Pemjean, de Magic Form. Sa salle est bien connue des Dijonnais en raison de ses énormes vitres qui permettent aux passants de voir les sportifs courrir sur des tapis à l’intérieur. Chez lui, il y a des profs (certains salariés, d’autres indépendants), même si bien sûr, ça fera un peu plus mal au portefeuille. Certaines salles offrent des suivis personnalisés et des profs diplômés pour tous les cours. Oui, les cours, car une salle de muscu, ce n’est pas que pousser de la fonte. Même s’il suffit d’y passer une tête pour se rendre compte que les plus jeunes soulèvent, presque exclusivement. Zumba, jumping, biking, pilates, gym douce et bien sûr… Crossfit. Le Crossfit, c’est fou. C’est LE truc fou du moment. Louison ne jure plus que par ça. En fait, c’est un type d’entraînement où tu mixes plein d’autres entraînements. Une espèce de parcours muscu. Pour Louison, c’est le plus complet. En un parcours, tu fais du rameur, de l’haltéro, etc. Toutes les facettes de la muscu en une. Il y a même des clubs affiliés Crossfit dans le monde entier. Louison fréquente assidûment celui de Dijon. Crossfit, en fait, c’est une marque. Un truc
Benoit Caritey, historien et sociologue du sport.
inventé par Reebok. Si une salle veut pratiquer le Crossfit, elle paye, comme pour la Zumba. Un mec veut donner des cours de Crossfit ? Il paye. « Moi ça fait longtemps que je fais ça, mais on appelle ça ‘parcours sportif’. Reebok a fait un bon coup avec quelque chose qui existait déjà... » Le phénomène Crossfit inquiète un peu Carole Cometti, du Centre d’expertise de la performance à Dijon (CEP), établissement reconnu dans la France entière pour le sérieux de son travail. « Le Crossfit n’est pas adapté à la performance. L’objectif, c’est d’en faire le plus possible. C’est pas bon. » Pour elle, toutes les formes de musculation se travaillent, en fonction de ce qu’on veut muscler.
« Au Crossfit, on fait tout. Alors que chaque exercice devrait nécessiter un placement impeccable. Il faut apprendre les bases de la muscu avant de se lancer dedans. Quand je vais dans des salles, c’est souvent un peu léger, un peu amateur. C’est important d’être accompagné ». On ne vous parle même pas de ceux qui le font en mode street workout (en extérieur, seul ou avec les potes, voir magazine Sparse n°17) ou ceux qui apprennent via des tutoriels sur internet. Internet justement, parlons-en. Anthony Pemjean y voit une influence énorme sur les gamins. « Notamment avec les Youtubeurs comme Tibo Inshape ». On les appelle des « influenceurs », ils fédèrent des communautés, ils se filment ou se prennent en photo sur Instagram et Twitter. Vincent Issartel, Ross Enamait sont extrêmement actifs sur les réseaux sociaux, et particulièrement suivis. C’est la tendance, c’est ainsi, les stars des réseaux sociaux sont aussi des coachs sportifs ou des types qui se gonflent ou prennent des photos de leurs repas. La communauté des adeptes de la salle aime échanger des bons tuyaux sur internet, mais aussi se retrouver toutes les semaines pour papoter. Comme pour n’importe quel autre sport, comme le remarque Philippe Guyon, ancien directeur du SUAPS à Dijon, le service universitaire des activités physiques et sportives qui a lui aussi bénéficié de l’essor monstrueux de cette pratique. « Les filles, notamment, aiment bien venir sur les mêmes créneaux horaires chaque semaine ». La salle comme vrai lieu de rencontre, un moment de détente. Georges Delgrosso, enseignant en musculation au SUAPS, valide la thèse et se félicite de l’engouement. Le service universitaire, qui est gratuit pour les étudiants et le personnel, a d’ailleurs pris 4.000 inscriptions depuis 2014, date à laquelle s’est ouvert sur le campus un espace de 130 mètres carrés pour 27 machines. Auparavant, la muscu se passait à la cité Maret en centre-ville. Dorénavant, c’est open 6 jours sur 7, les créneaux sont blindés et il y a des profs à disposition. « Au SUAPS, notre mission est d’accompagner les pratiquants afin qu’ils soient ensuite autonomes », précise Georges Delgrosso. Le point important pour Carole Cometti, c’est que tout ce qui est muscu à la base, c’est fait pour préparer, dans le but d’exercer un sport. La muscu, ce n’est pas un sport, c’est une préparation spécifique pour être performant dans un sport. Louison l’avoue : « Le Crossfit, à la base, c’était pour la prépa du foot. Mais j’ai tellement aimé ça que c’est devenu mon sport. Même si je fais encore du foot et de la natation, je dirais que mon sport, c’est le Crossfit ». Un sport à part entière. C’est quoi ton sport ? La muscu… Tu pratiques quoi, toi ? Le tennis ? Non, la salle. La salle, c’est devenu un sport comme les autres. Un peu comme si un mec pratiquait la cuisine, mais sans se poser la question de ce qui va se passer quand il va manger.
Healthy way of life
La muscu, ce n’est plus seulement un sport, c’est aussi un mode de vie. Quand on avait 18 ans, sans vouloir faire le vieux con, on jouait au foot, au basket, au tennis On pratiquait beaucoup et on pouvait même se considérer comme sportif : entraînements, matches. Mais je peux te dire qu’après l’entraînement et les week-end, on bouffait des gros kebabs, on buvait des bières et on fumait des... clopes à volonté. Ce qui n’est pas forcement malin, c’est juste un constat. Parmi tous les jeunes rencontrés pour cette enquête, pas un ne fume, ils évitent l’alcool au maximum, font très attention à leur sommeil. Pour Louison, ça fait partie du sport : « C’est un tout, si tu fais gaffe à tout ça, ça ira forcément mieux dans les études ». Et ils ont une alimentation contrôlée. Très contrôlée. Même si Romaric et Louison avouent un écart junk food de temps en temps « pour se faire plaisir », ils font très attention à ce qu’ils mangent. Romaric nous a donné rendez-vous chez Starbucks parce qu’il peut y trouver des boissons peu sucrées… Ah ouais ? chez Starbucks, sérieux ? « Pendant les périodes de sèche, je pèse ce que je mange ». Parce que ces jeunes ont une période de prise de masse et une période de « sèche ». Tout est sous contrôle, on vous dit. Il y a des temps pour faire du muscle, pour se gonfler, où il faut manger protéiné, et d’autres pour faire sécher le muscle, le rendre tonique, élégant, pas trop gras. Franchement, on voit que c’est sain, mais c’est pas très fun… ça doit pas être la fête de la vanne en soirée. Il faut ajouter à ça tous les compléments alimentaires. Ça, ça fait flipper la plupart des parents. Ça va de la « whey », la protéine basique à base de lactose, jusqu’aux mixtures obscures. Pendant la période pré-internet, mon frère devait commander ça aux USA, par correspondance. Maintenant tout est trouvable en boutique ou sur le net. Tout le monde reconnaît que les salles ne poussent pas à la consommation. Il ne faut pas en abuser, et comme pour les exercices, demander des conseils. Ça ne semble pas être l’ultime marché de la drogue. Mais attention, l’ANSES, l’Agence Française de Sécurité Sanitaire « déconseille l’usage » de ces compléments (protéine de lait, créatine, DHEA, brûleurs de graisses) aux personnes « présentant des facteurs de risque cardiovasculaire » ou souffrant d’insuffisance rénale, d’une altération des fonctions du foie ou de troubles neuropsychiatriques dans un rapport de 2016. Restez sains les jeunes ! Là où certains font hyper gaffe, d’autres continuent à faire n’importe quoi tout en se gonflant à mort.
10 kilos pour un volant de bagnole ? Un peu lourd.
MmmmmMMMMMmmMmmmmmmhhhhhhh !!!!
« Franchement, les étudiants ne savent pas se nourrir », se marre Georges Delgrosso du SUAPS. « On essaie de faire de la sensibilisation sur la nutrition avec AgroSup, l’institut des sciences agronomiques de l’université de Bourgogne ». Quelque part, c’est rassurant. Un autre mythe voudrait que ce soit dangereux de se muscler avant ses 18 ans, parce que le corps n’est pas encore « fini ». Déjà, l’hygiène de vie ultra saine joue. Ensuite, Carole Commeti balaie ces inquiétudes : « Ça peut stimuler la croissance. Il ne faut pas en faire trop, bosser sur le spécifique ». En gros, le problème, c’est que les gamins y vont comme des bourrins, pas qu’ils sont trop jeunes. « Regardez les skieurs ou les gymnastes, ils font de la muscu pour renforcer, éviter de se blesser. Ça peut être utile, ça peut les protéger. Mais il faut adapter au sport du jeune ».
L’apparence l’emporte sur la fonction
Que les jeunes veuillent être sains, qu’ils veuillent faire du sport, on peut le comprendre, même si on trouve ça un peu triste, la façon dont ils le font : dans une salle. Mais pourquoi est-ce qu’ils se déforment en se gonflant comme ça ? Benoit Caritey, historien et sociologue du sport, a une explication : « Le morphotype du sportif a changé. Le morphotype de la force aussi. Avant, c’était Lino Ventura. Des gars avec un buffet énorme. On ne cherchait pas à sculpter ». Selon lui, il y a un objectif qui est largement autant social que sportif. « La force n’a plus la même utilité sociale. Être musclé, avant ça servait au travail de l’homme de peine. Aujourd’hui, il y a moins de travaux de force, la force n’exprime plus une réalité sociale. Comme ça ne sert plus, on est passés dans l’esthétique de la force ». Benoit reconnaît facilement qu’ « un culturiste, malgré ses muscles, ne pourrait pas faire le boulot d’un docker », qui développait ses muscles en fonction de ses besoins. On n’est plus dans le sport, on est dans l’apparence. Pour la muscu, selon Benoit, « l’apparence l’emporte sur la fonction ». La force n’est pas le but, paraître fort, c’est le but. « Maintenant, vous regardez les acteurs, c’est plus Ventura. Ils sont retravaillés à la musculation. Comme on se fait refaire le nez ou les seins. » Le rapport au corps a évolué, les canons esthétiques ont changé. La virilité s’est déplacée depuis longtemps, s’exprime par le haut du corps, le visible. Les gars se gonflent le haut et en oublient souvent le bas. On dirait les athlètes d’Astérix aux Jeux Olympiques. « C’est pas bon. Le haut c’est plus facile à développer. Le bas, c’est pourtant la partie du corps la plus éprouvée tous les jours, c’est important comme muscles », pense Carole Cometti. « J’ai des étudiants qui ont des deltoïdes énormes dont ils ne se serviront jamais » renchérit Benoit Caritey.
Éviter de se faire emmerder par plus balaise que soi
Finalement, la musculation et toutes ses composantes ont changé d’utilité ces 10 dernières années. Il y’a une musculation dans un but de prépa physique, pour les sportifs, qui peut dériver vers des choses too much qui te font bobo si tu y vas comme un bœuf. Y aller comme un bœuf, c’est souvent ce que font ceux qui y vont dans un but social ou esthétique. Ceux qui en avaient peut-être marre de prendre des gifles par de plus balaises qu’eux. On y va pour donner l’apparence d’un mec qu’on n’a pas envie d’emmerder, un mec bien dans sa peau. Romaric avoue que le fait de pratiquer la salle à haute dose lui a redonné confiance en lui. « J’étais plutôt timide, je me trouvais un peu gros. Les filles ? Maintenant elles me regardent plus sur la plage, c’est sûr. » On serait tenté de rajouter un petit paramètre psychologique à la question de départ. Louison : « Les filles, ça marchait déjà avant. Et j’ai pas l’impression d’être plus confiant. Je l’étais déjà pas mal avant ». Première catégorie pour lui. Deuxième pour Romaric. Ils se rejoignent en tout cas sur le fait qu’ils nous parlent de « leurs corps » tout le temps. Comme si c’était leur meilleur pote, et avouent que leur génération pense plus à eux-mêmes. Romaric assume : « Avant, les gens fumaient plus, buvaient plus, se musclaient moins… Mais est-ce que c’était mieux ? On sera peut-être moins malades ». Pas faux, mais moins drôles aussi. Les p’tiots s’en tamponnent d’être subversifs. Ils pensent à leur corps, à eux, et à aller à la salle.
// C.W. et P.-O.B.