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GROS BALÈZES
from Sparse 40 (Décembre 2022)
by Sparse
Passage en force
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Par Chablis Winston, à Étang-sur-Arroux Photos : Raphaël Helle
Soulever des charges de 200 kg, tirer des tracteurs d’1 tonne et demie, faire rouler des meules de foin, boire de la gnôle. Tous les ans, au bord de l’Arroux, les costauds, les têtes brûlées et les marlous du coin viennent se défier, simplement pour le plaisir, dans le concours de force le plus détendu de France, où tout commence et tout finit au centre du monde : la buvette. On était à la 21e édition de L’homme le plus fort du Morvan.
On appelle le candidat n°16 au micro. C’est Jérôme, grand chauve souriant qui s’approche dans le coin de l’arène chauffée à blanc qu’est devenu le stade municipal. Jérôme s’approche de l’énorme pneu de tracteur posé sur l’herbe, harnache sa ceinture de force sur ses reins, se tartine les mains de magnésie pour ne pas riper, se penche lentement, et commence à forcer comme un bœuf. 350 kilos à retourner.
Le pneu, c’est l’épreuve-reine. Jérôme pousse des petits cris,
Jérôme sue comme un cochon, Jérôme donne tout ce qu’il a, les veines qui parcourent son crâne luisant sont prêtes à exploser. On a tous peur que Jérôme explose ou fasse un arrêt cardiaque. « Mon dieu, on dirait qu’il va se chier dessus », ose ma voisine en tribune. Puis Jérôme coupe son effort, ré-essaie, tente de trouver une prise plus pratique. Le public massé dans ce coin du terrain l’encourage en hurlant.
Jérôme est à fond, mais Jérôme n’y arrivera pas… La minute impartie pour l’épreuve est passée. Le juge arbitre fait signe à Jérôme que ce n’est plus la peine. Il repart à sa place, la tête basse et le souffle court, mais le sourire aux lèvres sous les applaudissements nourris. 350 kg à bout de bras, c’est dur, même quand on a la carrure d’une armoire bretonne.
Cet après-midi, tout le Morvan s’est donné rendez-vous à Étang-sur-Arroux, au pied du Mont Beuvray, pays de petites montagnes vertes en pleine Bourgogne ambiance Comté du Seigneur des anneaux, la Charolaise en plus, où les hivers sont aussi durs que les étés brûlants. On vient d’Autun, de Luzy, du Creusot, pour voir les colosses. Plus de 2000 personnes sur le petit stade de la ville écrasé par le soleil du début de l’été. Des gens du coin, des Morvandiaux, quelques touristes anglais ou hollandais qui fondent sur la région l’été. Beaucoup de familles qui peuvent aussi profiter du videgrenier et de la petite fête foraine, installés pour l’occas’ à côté du champ de bataille. On transpire à grosses gouttes, la buvette tourne à plein régime. Jeannine Bonabé a installé sa chaise à l’ombre contre la main courante. À 86 ans, cette habitante d’Étang-sur-Arroux n’a jamais raté une édition de
l’Homme le plus fort du Morvan. « Mon fils l’a déjà gagnée, et mon petit-fils, Thibault, participe encore cette année ». Elle a l’air d’aimer la compet’, « l’important, c’est pas de participer, c’est de gagner. Faut gagner.» 25 gars se sont inscrits à l’épreuve. « On en a refusés beaucoup cette année », annonce Samuel, le speaker et juge-arbitre en chef improvisé de la compétition. Il faut dire que le concours a déjà sa réputation. Plus de 20 ans que les mâles se défient à Étang à la fin juin.
Julien Dray, Intervilles et la
buvette. Tout a commencé en 1997 à la buvette du stade après un match de foot. Des dirigeants et des joueurs du club se toisent à savoir qui est le plus balaise. Roger Fouillet est un de ceux-là. Et reste un des responsables de l’organisation depuis tout ce temps : « En fait, tout part de Julien Dray, vous connaissez ? » Julien Dray ? L’ancien député socialiste ? Touche pas à mon pote ? Les grosses montres ? Non. L’autre, l’homonyme, le Strongman. Pour les moins connaisseurs en concours de force, Julien Dray a gagné le titre de l’Homme le plus fort de France en 2013. À la fin des années 90, Julien Dray participe à Intervilles plusieurs fois (ouais, Intervilles, TF1, les vachettes, Olivier Chiabodo, etc.) en tant que capitaine de l’équipe du Creusot, ville située à une vingtaine de bornes d’Étang. « À la télé, il n’arrêtait pas de répéter : je suis l’homme le plus fort du Morvan ». À la buvette ce fameux soir, Roger et ses collègues ont décidé de lui disputer le titre. « Un des gars était maçon. Il a sorti des sacs de ciment et on a lancé un concours. Le premier. On a décidé de l’officialiser, on l’a ouvert à tous, et maintenant c’est devenu une institution dans le coin ». Les Basques ont leur concours de force depuis la nuit des temps. Pourquoi pas les Morvandiaux ? On ne va pas se mentir, l’homme aime montrer ses muscles et se frotter à ses congénères en prouvant qu’il en a une plus grosse que lui depuis des lustres. Mais il a été obligé de structurer ça sans se massacrer, parce qu’une guerre et des centaines de morts à chaque fois, ça fait désordre. Les concours de force de type compétition à épreuves (et pas juste coup de poing dans la gueule) remontent à... pfou... beaucoup. Les plus prestigieux, les highlands games, concours de forces et d’agilité écossais, remontent au 11e siècle. Les seigneurs les utilisaient pour savoir qui d’eux avaient les guerriers les plus valeureux, ou alors juste pour entrainer leurs armées. Au Pays Basque, les hommes se défient pour l’honneur de leur village ou de leur ferme depuis un temps que les historiens n’arrivent même pas à dater. Là-bas, les épreuves correspondent aux travaux des champs; lever des bottes de paille, scier du bois, soulever des charrettes... Un peu comme dans le Morvan. On appelle ça « force basque » ou Herri Kirolak (sports du peuple en Basque). Ce genre de concours aura une énorme popularité à la fin du 19e siècle au Canada et aux USA, plutôt en mode freak show que compétition, avec des champions comme Louis Syr, le Québecois. Plus près de nous, The world’s strongest man, créé en 1977, est le concours mondialisé. Des fédérations dans tous les pays (les strongmen), des retransmissions télé, des plages aux Bahamas pour cadre, des bimbos, des sponsors en masse... Et des golgoths farcis aux protéines. De la poésie.
Qui est chaud pour un bras de fer ?
Tom a toujours le pneu qu’il faut pour sa Clio.
De dos, Jeannot, catégorie vétéran. Le concours dans le Morvan ? À peu près le même que tous les concours de force classiques, à ça près qu’ici, y’a pas de bimbos ni de sponsors, mis à part le supermarché du coin, et que tout le monde met la main à la pâte pour la prépa. Le tracteur d’1 tonne et demie à tirer sur 15 mètres est prêté par un agriculteur du coin, les bottes de foin à faire rouler aussi. Les barils remplis de béton sont filés par le garagiste, etc. Tellement une institution que l’année dernière, Strongman France, une des structures officielles des concours de force du pays, les a contactés pour qu’ils deviennent une des étapes de championnat. « On a accepté, d’autant qu’on connaissait bien Julien Dray, qui est venu plusieurs fois, nous confie Roger Fouillet, mais on ne le refera pas. Ces gars-là, ils font des galas sur des parkings de supermarché. C’est pas drôle, pas impressionnant, pas authentique ». Donc cette année, c’est retour aux sources, c’est annoncé sur la com’. C’est l’Homme le plus fort du Morvan. Donc le mec doit venir du Morvan. Ou de Bourgogne en tout cas. Tu viens de Lyon ? Tu dégages. De Paris ? Tu dégages. Ça se passe à l’ancienne, avec les gars du cru. Même s’il n’y a pas de contrôle à l’inscription. D’un point du vue sécurité aussi, y’a pas beaucoup de contrôles. Hormis une décharge signée par les concurrents déclarant ne pas avoir de problème de santé, pas grand-chose à part une consigne du speaker : « Vous vous blessez pas les gars hein ? ». Et pour les secours : « Y’a les pompiers pas loin ». De l’authentique, y’en a, et des gros morceaux. Les concurrents viennent des patelins alentours mais aussi de Nevers, Mâcon, Chalon-sur-Sâone. Tom, le tenant du titre, est de Château-Chinon et son pote Sylvain, de Saulieu. Nico, petit trapu, est routier à Paray-leMonial, et passe ses journées de boulot à porter des quartiers de viande charolaise. Il nous propose de la goutte. « Y’a pas de contrôle anti-dopage ». Jérôme, lui, vient de la Nièvre et s’est pointé avec sa mère, relax. Didier, catogan et marcel ajusté sur sa panse à bière, participe avec Mickaël, son fils de 18 ans : « J’ai vu mon père au concours et je me suis dit : dès que j’ai l’âge, j’en suis ». On trouve aussi les rugbymen d’un club voisin, venus se tester entre potes. Y’a une belle ambiance de camaraderie, de 18 à 52 ans. Les gars se tapent dans les mains, s’encouragent entre eux, mais le panel est plutôt hétérogène. Quelques golgoths des salles de sport, mais pas tant que ça. Des maçons, des gars du bâtiment, des rugbymen,
LES 8 TRAVAUX D’HERCULE
LA MARCHE DU FERMIER. 2 poids de 50 kg à porter à bout de bras pendant 1 minute. LA REMORQUE. 350 kg à soulever et tourner pendant une minute. LE JOUG. 2 bidons remplis de ciments de 150 kg chacun accrochés à une barre horizontale. À porter sur les épaules le plus loin possible pendant 1 minute. LES BRAS EN CROIX. Tenir à bout de bras tendus des bouteilles d’eau le plus longtemps possible. Pas que de la force pure. LES CHARRETTES. Tirer un tracteur d’1 tonne et demi sur 15 mètres, puis pousser une brouette de 280 kg sur 20 mètres. LES BOULES DE L’ATLAS. 4 boules (80, 90, 100, 110 kg), à décoller du sol et poser sur une table (solide, la table). LE PNEU. Énorme pneu de tracteur de 350 kg à retourner autant de fois possible en 1 minute. LE FINAL. Une meule de foin à pousser sur 20 mètres, une croix en métal de 140 kg à porter sur 20 mètres, un attelage de 900 kg à porter sur 20 mètres. Une boucherie. de belles baraques mais aussi des carrures beaucoup moins impressionnantes, des mecs là pour déconner, qui vont jouer le jeu, mais qui n’ont pas non plus l’intention de se casser les reins. On le ressentira à la présentation publique des concurrents à la foule. Certains annoncent être venus « surtout pour boire des bières », d’autres espèrent « ne pas se péter une veine du cul », Jérôme est là pour « passer un dimanche tranquille », un des balaises du jour est carrément égaré à la buvette au moment du début officiel de la compet’. On le ressentira pendant les épreuves aussi. Certains n’arriveront à rien et boiront de la gnôle tout l’après-midi, d’autre se tireront la bourre sur les différents travaux d’Hercule de la compet’.
Côté public, on vient ici comme on passerait au vide-grenier du coin. Hervé, la trentaine, venu avec sa compagne : «Certains organisent des tournois de pétanque, eux, c’est ça. C’est original, c’est bien ». Roger renchérit : « Ici, on est un peu loin de tout, alors on doit s’arranger pour faire bouger le coin nous-mêmes ». Rémi Bonabé, fils de Jeannine et ancien gagnant, grosse moustache et béret sur la tête, est là pour ravitailler ceux qui le veulent en gnôle fraîche. Son avis de spécialiste nous éclaire : « Nom de Dieu, ce que je peux dire, c’est qu’ils en chient comme des hélices ». Les spectateurs sont massés autour de l’aire de force, qui n’est autre que le terrain de foot du village. Ça crie, ça chambre, ça applaudit, et c’est très impressionné. « Quand ils y arrivent pas, on a envie d’aller les aider ».
Remorque de 350 kg, tracteurs et gros pneu.
Malgré l’ambiance bon enfant d’une foule qui a l’air de ne pas se rendre compte qu’elle assiste certainement au plus grand concours de force indépendant du pays, dans l’arène, c’est du lourd. Une ambiance digne d’une énorme kermesse, mais un concours à en faire pâlir les pros. Une petite dizaine de concurrents sont des monstres, tout simplement. Tom, un métis de 2 mètres de large, David, déjà gagnant 2 fois ici-même, une masse bodybuildée, Sylvain, encouragé par sa petite amie qui a l’air d’avoir la même passion pour la salle de muscu que lui, Thibault, le local de l’étape et petit-fils de Jeanine, qui a intérêt à gagner s’il veut pas prendre une trempe, et quelques 2e et 3e lignes de l’ovalie. Les bidons de 50 kg chacun à porter à bout de bras, que toi tu portes sur 4 mètres maximum ? Eh bien David il fait 168 mètres avec. Un joug de 150 kg posé sur les épaules ? Tom fait 87 mètres avec à l’aise. Une remorque de 350 kg à déplacer? Pas de problème, demande à Sylvain. Tom et David plient le game au moment de déplacer le tracteur et une brouette de 280 kg. Que Jordan, un gigantesque gars à crête ne parviendra jamais à bouger. Le pneu de 350 kg finira de départager les costauds, seuls 4 concurrents arriveront à le retourner. « Cette année, c’est une grosse année. Avec des grosses performances », nous précise Samuel, le speaker/ arbitre. Tom ne pense pas que ce soit seulement un truc de bourrin : « c’est 50 % force, 50 % technique ». En effet quelques épreuves sont vicieuses. Les ‘bras en croix’ consiste à tenir le plus longtemps possible les bras tendus avec une
bouteille d’eau pleine dans chaque main. Pas facile. À ce jeu-là, c’est Didier, notre catogan, loin d’être le plus balaise en force pure, qui fume tout le monde. Pour les boules de l’Atlas aussi, c’est technar’. Quatre boules de pierre de 90 à 110 kg à décoller et à poser à un mètre du sol. « Y’a pas de prise, c’est lisse. Faut connaître le truc pour arriver à les attraper », nous explique Sylvain. Oui… avant ça, faut être capable de porter 100 kg quand même. Pour certains, l’entraînement, c’est la salle, ou le boulot. Pour d’autres... « L’entraînement ? Ah, ça se passe pas. Je m’entraîne pas du tout. C’est le seul concours que je fais dans l’année. Dans la vie, mon boulot c’est de faire des confitures, je suis artisan ». Sans entraînement, à la cool, Tom gagnera encore le concours cette année, devant David (beaucoup plus entraîné lui mais peut-être moins cool), d’une courte tête. Michaël, le fils de Didier, terminera loin derrière pour sa première expérience. « J’en ai chié, c’est dur, mais je vais revenir ». Son père connaît la raison de son échec relatif : « Il bosse sur les chantiers, mais aujourd’hui les sacs de ciment, ils sont moins lourds qu’avant ». Nico, notre routier, est loin aussi mais là n’est pas le problème, il a bu quelques canons entre potes. Thibault a fini 5ème, sa grand-mère sera fière quand même, va. Pour le plaisir. Tom n’empochera rien. Pas de prize money ici. L’homme le plus fort du Morvan, c’est pour la gloire, c’est tout. Tous les concurrents le savent. « Il n’est pas question d’argent, sinon ça pourrirait le truc », nous explique Roger Fouillet. Régis, son fils, qui tient la table de marque toute la journée, enchaîne : « Le concours a été créé par le club de foot du village, tous les bénéfices vont au club, pour acheter des ballons, des chasubles et tous ces trucs-là aux gamins ». Et certainement à remplir la buvette. Samuel, qui est aussi le président dudit club aime cet état d’esprit. « Côté public, ça fait un vrai événement populaire qui marche, et côté concurrents, tout le monde bosse demain, personne n’est là pour se casser ». Le trophée sera remis au vainqueur par Miss Val d’Arroux, c’est dire l’importance de l’événement. Les filles aussi ont eu leur concours parallèle, pendant deux éditions. « Mais on a arrêté, avoue Roger. C’était trop compliqué à organiser, trop long, trop d’épreuves ». On a qu’à faire une année sur deux. Allez Roger… Le mieux, en fait, ce serait d’organiser aussi un concours où il faut porter les verres à la buvette. Du comptoir jusqu’à sa bouche. Parce que là, on a croisé quelques champions qui ont soulevé plusieurs tonnes en une journée. Des athlètes, tout simplement, des grands. // C.W.
Sylvain, 3ème . Tom, vainqueur. David, 2ème .