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BORDEL À LA FRONTIÈRE
from Sparse 40 (Décembre 2022)
by Sparse
RIEN À
DÉCLARER
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Des entreprises qui embauchent, un salaire médian avoisinant les 5.700 euros et un taux de chômage au plus bas depuis 10 ans... Bienvenue en BourgogneFranche-Comté Suisse ! Un eldorado salarial certes, mais au prix de conditions de travail souvent plus difficiles qu’en France et surtout d’une hyper-flexibilité du marché du travail. Chaque jour, en BFC, ce sont près de 30.000 frontaliers qui patientent quotidiennement dans les bouchons pour passer la frontière…
6:00 PM. Col-des-Roches, entre Villers-le-Lac et le Locle. Incessant défilé de rutilantes cylindrées allemandes. Ils sont des milliers, ouvriers, horlogers, infirmières, secrétaires, employés dans l’hôtellerie, la restauration... à affronter, matin et soir, la route, les bouchons, les lacets, la neige et le verglas en hiver, pour aller gagner leur vie de l’autre côté de la frontière. Depuis 2002, le nombre de ces travailleurs frontaliers a doublé en Suisse, passant de 160.000 à plus de 320.000. « La recrudescence des travailleurs frontaliers a commencé avec la signature des accords bilatéraux sur la libre circulation des personnes en 2002, mettant fin aux quotas de travailleurs étrangers dans les entreprises suisses. La crise de 2008 a également contribué à cette explosion... Non seulement les entreprises recrutent - le pays compte moins de 4% de chômeurs - mais les salaires y sont deux à trois fois plus élevés. Un cadre qui, de prime abord, a de quoi faire rêver bon nombre de salariés français ! » détaille Alexandre Moine, professeur de géographie à l’université de Franche-Comté et Président du Forum transfrontalier. « Le canton de Neuchâtel, qui est le seul canton en Suisse à avoir adopté un SMIC, l’a d’ailleurs fixé à 3.480 CH (environ 3.200 euros), le salaire minimum le plus élevé au monde ! »
« Tu peux arriver le matin au boulot, être remercié à midi et rester chez toi pendant la durée du
préavis, c’est assez brutal ! ». Mais le rêve suisse est cependant à nuancer ; salaire élevé rime ici avec flexibilité et précarité (tu peux lire cette phrase avec la voix de Bernard de la Villardière). Bénéficiant d’un droit du travail beaucoup plus souple et libéral, le CDI helvète est par exemple révocable à tout moment, sans motif ni indemnités de départ. « Tu peux arriver le matin au boulot, être remercié à midi et rester chez toi pendant la durée du préavis, c’est assez brutal », témoigne Caroline, horlogère au Locle. Un siège éjectable facilement actionnable qui en a déjà plongé plus d’un dans la galère. « Beaucoup viennent des quatre coins de la France pour s’installer ici et travailler en Suisse, ils pensent que c’est l’Eldorado. Lorsqu’ils reçoivent leur premier salaire, certains croient qu’ils ont gagné au loto, ils investissent dans une belle voiture, etc. Du clinquant, quoi. Seulement ils oublient les impôts, le coût de la vie plus élevé dans les régions frontalières mais surtout le risque d’être licencié. Beaucoup se retrouvent endettés», constate Florian, domicilié à Morteau. Dans son ouvrage intitulé Bienvenue au paradis !, la journaliste Marie Maurisse, expatriée en Suisse, fait également état d’une réalité bien moins rose que celle habituellement présentée, à commencer justement par le code du travail qui comprend « deux cents articles contre quatre mille dans le recueil français ». La Suisse a notamment été, en 2005, l’un des derniers pays en Europe à avoir instauré le congé maternité payé ! Le revers de la médaille, c’est aussi un temps de travail moins favorable qu’en France : la loi prévoit une durée maximum de travail qui varie entre 45 et 50 heures par semaine (toutefois, grâce à certaines conventions collectives, la durée du travail hebdomadaire est de 42 heures en moyenne) et quatre semaines de congés payés par an. « La plupart des usines d’horlogerie du canton de Neuchâtel ferment durant les ‘vacances horlogères’, soit 3 semaines imposées entre juillet et août. Ça laisse donc peu de jours de congés flexibles en réserve ! » confie Caroline. C’est sans compter les attentes implicites envers le salarié qui doit se donner totalement à son entreprise quitte à laisser ses soucis de côté quand il en a : « Quand il y a un surcroît d’activités on fait des heures sup’, c’est comme ça, il n’y a pas de convenances personnelles qui tiennent. C’est très mal vu de refuser et tu accrois tes chances d’être dans le viseur lors d’une prochaine vague de licenciement… » continue Caro. Audi - boulot - dodo. Si le frontalier semble apprécier le confort ouaté de son habitacle allemand, il n’en reste pas moins que les trajets demeurent l’inconvénient majeur. « Si la moyenne est de 45 mn de transport, certains peuvent passer deux à trois heures par jour dans leur voiture...» précise Alexandre Moine. En cause, les interminables bouchons aux douanes mais aussi la zone plus étendue du lieu d’habitation des frontaliers: « concernant les frontaliers de l’arc jurassien, ils se situaient avant dans un rayon de 10 km autour de la frontière, le périmètre s’est maintenant élargi à l’axe Valdahon - Besançon ». Des frontaliers pressés, qui roulent vite, très vite, et qui empruntent (salement) les petites routes pour contourner les bouchons. C’était sans compter la colère des riverains voyant se transformer leurs chemins de campagne en nationales, « régulièrement, les itinéraires bis empruntés pour contourner les bouchons sont coupés à la circulation par les Suisses à l’heure de passage des frontaliers » rapporte Chloé, horlogère à LaChaux-de-Fond. « Je ne prends aucun plaisir à prendre mon véhicule tous les jours et participer à ce flot de voitures. Seulement on n’a pas vraiment d’autres choix, l’offre ferroviaire est insuffisante... » continue-t-elle. Un constat que partage Alexandre Moine : « La ligne des horlogers qui relie Besançon à la Chaux-de-fond est très bien empruntée par les frontaliers, ça commence à monter à partir de Valdahon, les trains sont archi pleins ! Le problème, c’est effectivement les fréquences. Deux fréquences de plus matin et soir et on résorberait peut-être un tiers de ces foutus bagnoles ! Ce n’est pas un manque d’attention de la part de la Région, c’est une politique très longue et très lente à mettre en place. Là, ils viennent de rajouter une navette, c’est déjà pas mal, mais la ligne doit être réhabilitée, les voies ne sont pas stables, ça coûtes des dizaines de millions d’euros... Seulement l’urgence climatique est là, on n’a plus le choix et il faut donc mettre des moyens en face. On ne peut pas dire aux gens « vous polluez ! » et ne rien proposer en face. À un moment, il faut les aider… en plus il y a une vraie demande ! » Même conclusion du côté de la Fédération Nationale des Associations d’Usagers des Transports. Pour eux, au vu du nombre de véhicules qui traversent chaque jour la frontière franco-helvétique, la ligne des Horlogers pourrait accueillir bon nombre d’usagers supplémentaires. Pour rénover la ligne, la Région Bourgogne-Franche-Comté pourrait investir près de 37 millions d’euros pour moderniser la voie
«Lorsqu’ils reçoivent leur premier salaire, certains croient qu’ils ont gagné au loto, ils investissent dans une belle voiture, etc. Du clinquant, quoi. Seulement ils oublient les impôts, le coût de la vie plus élevé dans les régions frontalières mais surtout le risque d’être licencié. Beaucoup se retrouvent endettés.
florian, mortuacien
entre Morteau et le Locle. Les travaux sont prévus en 2021. En attendant un désengorgement du trafic automobile lié à la modernisation de cette ligne, les frontaliers sont encouragés par les entreprises helvètes à préférer le co-voiturage, réservant ainsi, en priorité, leurs places de parking aux employés choisissant ce mode de transport. « Ce n’est pas toujours évident de faire du co-voiturage en raison des impératifs persos. Quand on choisit de faire la route seul c’est la galère, je ne peux pas me garer sur le parking de mon entreprise réservé uniquement aux co-voiturages. De plus, il n’est plus question de garer sa voiture dans le village de la boite, les Suisses n’en peuvent plus des voitures de frontaliers, ils appellent la fourrière ... » détaille Chloé. La mobilité, et plus particulièrement l’usage de la voiture, est devenue en effet un axe de tension majeur entre les frontaliers et les Suisses. « Les habitants du Locle et de La Chauxde-Fond prennent cher. Des milliers de voitures sur un axe urbain qui ralentissent, s’arrêtent aux feux, accélèrent, s’arrêtent au stop, redémarrent… c’est lourd en termes de pollution de l’air, de pollution sonore, c’est aussi des places de parking en moins... Je comprends leur colère. Si le travailleur frontalier se comportait comme un Suisse en allant au travail, c’est-à-dire en empruntant les transports en commun, la logique frontalière serait ignorée, les frontaliers se donnent à voir à cause du manque de transports en commun. Ils sont visibles dans de grosses voitures diesel, tandis que les Suisses ne roulent pas en diesel, il y en a très peu, ils détestent ça... C’est sur cet engorgement que les partis d’extrême droite jouent ! », précise Alexandre Moine.
Les frouzes, les shadoks, les froquards. La grogne se cristallise également depuis de nombreuses années sur d’autres aspects que la mobilité : crainte du dumping salarial, de la concurrence déloyale ou encore d’un accès réduit à certaines professions… La présence des frontaliers en Suisse suscite de vifs débats d’un point de vue marché du travail. « C’est une aberration car la Suisse sans les frontaliers ne pourrait de toute façon, pas tourner ! » commente Alexandre Moine. Pris en étau entre un besoin de main d’œuvre étrangère et une crainte de l’envahissement, la Suisse s’est peu à peu laissée gagner par les thèses populistes de l’Union Démocratique du Centre (UDC), conservatrice et nationaliste, devenue premier parti du pays. Sauf qu’en Suisse, les étrangers ce sont aussi les Français. Ceux-ci sont à la Suisse ce que les Roms sont à l’Italie et les Maghrébins à la France : des boucs émissaires. « Le frontalier est à la fois visible et invisible… C’est la cible idéale ! » commente Alexandre Moine. Pour la journaliste Marie Maurisse, « lentement, subrepticement, les Suisses se sont mis à penser que leurs cousins de l’hexagone étaient gentils, certes, mais trop nombreux, un peu trop bruyants… Un sentiment anti-français s’est développé, on ne peut le nier !». Les frontaliers ne font pourtant pas que travailler et toucher leur argent. Une partie d’entre eux s’implique dans les relations avec leurs collègues de travail, des activités de loisirs, voire associatives. Loin de l’image des “mercenaires” habituellement colportée, explique Alexandre Moine. Mais si certains frontaliers s’investissent peu dans la vie locale en Suisse, c’est notamment en raison des trajets qu’ils sont amenés à effectuer au quotidien. « C’est surtout le cas pour les pères ou les mères de famille qui ont des enfants en bas âge et qui ne peuvent pas rester le soir pour des activités extra-professionnelles », relève le chercheur. Du point de vue de Nicolas, travaillant à Neuchâtel, « concernant les termes frouzes, shadoks… — ndlr
pour toi le jeune : les Shadoks sont les personnages d’un dessin animé des années 70, des oiseaux rondouillards dont l’activité emblématique est de « pomper et encore pomper » — on les a tous entendus au moins une fois. Pour eux c’est une sorte d’habitude de langage pour désigner les Français, ce n’est pas forcément méchant mais plutôt taquin disons... Mais effectivement on peut faire un parallèle avec la France où les minorités sont parfois victimes de certains qualificatifs limite, voire, franchement racistes. Ces surnoms sont davantage haineux sur le canton de Genève où les rapports entre Suisses et Frontaliers sont particulièrement tendus ». Le problème c’est que les quolibets, moqueries et autres taquineries d’hier ont fait boule de neige et ont donné, petit à petit, du grain à moudre à l’UDC. En 2014, une initiative populaire initiée par ce parti sur « l’immigration de masse » a d’ailleurs introduit la « préférence nationale » dans la Constitution fédérale. Elle s’est traduite dans la loi par l’introduction de la « préférence indigène light » entrée en vigueur l’été dernier dans l’idée de diminuer le nombre de recrutements de frontaliers, qu’ils soient français, allemands ou encore italiens, en donnant une longueur d’avance aux locaux. Les employeurs doivent donc désormais informer prioritairement les demandeurs d’emplois suisses concernant les professions affichant un taux de chômage supérieur à 8 % (très très peu), puis 5 % en 2020, en publiant les postes vacants aux Offices régionaux de placement 5 jours avant les agences d’intérim et autres plateformes d’offres d’emploi. Il aura tout de même fallu trois ans pour que la mesure puisse réellement voir le jour, le Conseil fédéral suisse ayant eu du mal à modeler cette “préférence indigène” pour la rendre conforme à la législation européenne... Ironie de l’histoire, de position de force, la Suisse pourrait basculer, dans quelques années, en position de faiblesse. En effet, jusqu’en 2030, les baby-boomers partiront chaque année de plus en plus nombreux à la retraite, or, le taux de natalité ayant chuté depuis, ils ne pourront pas tous être remplacés. Une évolution qui commence à filer des sueurs froides aux responsables économiques helvètes. Nos voisins suisses vont à l’avant de gros problèmes de recrutement. De « voleurs d’emploi », les frontaliers pourraient bien devenir des sauveurs d’emploi.
La Suisse, tu l’aimes ou tu la quittes. Fatigue, précarité de l’emploi, stress, manque de considération, impact sur la vie familiale, salaires pas si avantageux que ça en fin de mois… Des frontaliers, déçus ou épuisés, finissent par quitter le marché du travail suisse de leur plein gré. « Je souhaitais mettre un terme à ce rythme de vie plus que particulier. Les trajets me rendaient dingues, une vraie perte de temps à mes yeux. Tu as le fric, ok, mais tu en oublies totalement tes hobbies. Puis, une fois payés l’assurance-maladie privée, l’essence, l’entretien de la voiture, la nounou - sur de larges horaires - pour ceux qui ont des enfants... il ne reste pas forcément grand-chose. L’autre inconvénient est que je n’avais aucune sécurité en termes de contrat, j’enchaînais les contrats intérim. Je n’ai jamais compris ces gens qui passent des années en Suisse, pour toucher leur biffe, passent 3h dans leur bagnole et laissent leur gamins à 5h du mat’ chez leur nounou.... Cette vie n’était clairement pas faite pour moi !» témoigne Sophie, revenue travailler à Besac. « De nos jours, les gens privilégient de plus en plus leur confort de vie, leur vie de famille… et il est clair que la vie de frontalier n’est pas idéale pour cela ! De plus, comme ils partent tôt et qu’ils reviennent tard le soir, ils sont parfois peu intégrés dans leur commune de domicile et se coupent ainsi doublement de leurs liens sociaux », constate Alexandre Moine. Une vie sociale particulièrement compliquée pour ceux, qu’on appelle dans le Haut-Doubs, les « nouveaux frontaliers », des gens venus des 4 coins de l’hexagone attirés par le vernis de façade du marché du travail suisse. « Ceux qui ne sont pas nés ici comme nous ont du mal à se faire des amis», raconte Florian, le Mortuacien. « Certains louent un petit studio et rentrent chez eux le week-end pour retrouver leur famille. Ceux qui viennent de plus loin, des Bretons, des Normands, des Marseillais, se
retrouvent et forment une communauté de nouveaux arrivants. C’est un peu une vie d’expatriés. Pour beaucoup d’entre eux, la Suisse est une parenthèse et un moyen de mettre de l’argent de côté, ils repartent ensuite ! » témoigne Olivier, propriétaire de logements locatifs dans le Haut-Doubs horloger.
Mon Haut-Doubs va craquer. Trafic, croissance démographique, taux de l’immobilier en hausse, coût de la vie plus important… Le problème avec cet aimant que représente la Suisse, c’est que les campagnes d’autrefois se retrouvent désormais confrontées à de véritables problématiques urbaines. En témoigne le prix moyen des transactions immobilières entre particuliers. Selon une récente étude de l’Observatoire transfrontalier de l’Arc jurassien, il dépasse ou approche les 2000 euros/m² le long de la frontière suisse dans les communautés de communes « Station des Rousses - Haut-Jura », « Lacs et montagnes du Haut-Doubs » et « Grand Pontarlier » alors que la moyenne régionale de la BFC se situe autour des 1.370 euros/m². Ces niveaux de prix des transactions classent l’immobilier résidentiel de la bande frontalière parmi les plus onéreux de la région avec les agglomérations de Dijon et de Besançon et la côte viticole située entre Dijon et Mâcon… Et on ne parle pas de nos voisins du Pays de Gex ou le m2 atteint, en ce moment, les 4.346 € ! Ces prix sont devenus comparables à certains départements en périphérie de Paris. D’un point de vue écologique, cette hausse démographique a bien évidemment un impact, notamment en raison de l’artificialisation des sols. Sur l’Arc Jurassien, la surface artificialisée pour construire de nouveaux logements, et notamment de la fameuse maison individuelle, a augmenté de 860 hectares entre 2012 et 2018. La quasi-totalité a été prélevée sur des terres agricoles converties en zones d’habitation et en zones industrielles... Au-delà de cette problématique, le train de vie des frontaliers ne rime, de toute façon, clairement pas avec écologie. Loin de l’image de l’ouvrier gilet jaune prolétaire, le frontalier nouveau riche avec son 4x4 et sa grosse maison, n’est, à priori, pas le plus à plaindre. Perdre sa vie à la gagner n’est pourtant pas le statut le plus enviable. // D.F.