Standard n°19

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Table des matières—

Matière Comestible Cahier interviews

Matière Grise v Dossier remue-méninges

Volutes amères

Politique Scoop Le premier porno gouvernemental 24 Municipales Delanoë battu à Paris 28 Symptôme Les Manifs de Droite 32 Télévision Action Discrète 34

Johnnie To 14 Orange pressée

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Jamie Lidell 16 L’heure du goût thé

Jacques Doillon 18

Portfolio Marianne Maric 36 v

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Matière Recyclable Cahier rétro v

v Vieux génie 1

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Style Musique Rock 2008, subversion impossible 40 Accessoires Les rebelles épinglés 43 Sociologie Leprintemps des bourges 44 Couture Plaît-il ? 46 Pompes modernes C’est sympa tu verras 47 Mode Naco tique 48 Portfolio Nine 50 Cinéma Happening Noël Godin et Jan Bucquoy 54 Contre-culture Jean-Pierre Dionnet 60 Chronique Mai 48 65

Ray Bradbury 88 Vieux génie 2

Jacques Chancel 91

v Littérature Premier roman Alex D. Jestaire 66 Pataphysique Fernando Arrabal 70

Reminiscences

Professor Longhair 94

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Portfolio Richard Charrier 74 Votez Jacques Chirac Entertainment Andy Kaufman 78 Art La Russie censure 82 Urbanisme Gilles Clément 84 v

Directrice de la publication Magali Aubert. Standard est édité par Faites le zéro, SARL au capital de 10 000 euros et imprimé par Snel Graphics, Rue Fond des Fourches 21, B-4041 Vottern, Belgique. Trimestriel. CP1107k83033. N°ISSN 1636-4511. Dépôt légal à parution. Standard magazine décline toute responsabilité quant aux manuscrits et photos qui lui sont envoyés. Les articles publiés n’engagent que la responsabilité de leurs auteurs. Tous droits de reproduction réservés. © 2008 Standard.

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Matière Vivante Cahier arts de vivre Activisme

Les dents de l’amour 98 Voyages

Tu dormiras chez ton prochain 100

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Matière Synthétique « Les modes passent, le style jamais » Coco Chanel

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Cahier Mode 103

Beauté par Lucille Gauthier 104 La Foire aux vanités par Caroline de Greef et Ilanit Illouz 108 I am you and you are me par Tania et Vincent 120 We are vthe puritans par Henrike Stahl 128 Nos dames de Paris par Velvet D’Amour 140 Wet Bourgeoisie par Mikael Vojinovic 148

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Matière Première Cahier chroniques Mode

Chez Moune 160 Art

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Wolf Vostell, Villa Arson, Sylvain Rousseau, La Ferme du Buisson 162 Médias

Florence Aubenas168 Musique

Zombie Zombie, Nick Cave, The Teenagers, Vampire Weekend 172 Littérature

Grégoire Bouillier, Emmanuel Adely, Anne Plantagenet

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Cinéma

Rec, Funny Games US, Teeth, Monte Hellman + DVD

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Who’s who— Standard Magazine 69 rue des Rigoles, F-75020 Paris T + 33 1 43 57 14 63 www.standardmagazine.com rédaction en chef Magali Aubert* & Richard Gaitet* direction artistique David Garchey*, assisté de Vanessa Titzé mode Consultant Olivier Mulin Coordinatrice Marlène Giacomazzo* Accessoires Armelle Simon* beauté Lucille Gauthier* musique Guillaume Leroyer* cinéma Alex Masson art Pierre-Yves Bronsart* livres Jean Perrier* secrétaire de rédaction Anaïs Chourin publicité et partenariats David Herman* *prénom.nom@standardmagazine.com rédacteurs Fernando Arrabal, Timothée Barrière, Marc Beaugé, Julien Blanc-Gras, Guillaume Chérel, Estelle Cintas, Vincent Cocquebert, Jean-Emmanuel Dubois, Valentine Faure, Marine-Emilie Gauthier, Lise Gueguen, Alex D. Jestaire, Eric Le Bot, Guillaume Léglise, Charlotte Maia, Leonardo Marcos, Xavier Martin-Turmeau, Florent Mazzoleni, Estelle Nabeyra, Wilfried Paris, François Perrin, Jean Soibon, Alexis C. Tain, Pacôme Thiellement, Delphine de Vigan, Patrick Williams stylistes Annabelle Jouot, Rod Novoa, Eve Prangey, Jean-Marc Rabemila photographes Eric Balaire, Richard Bellia, Sophie Chausse, Arnaud Contreras, Velvet D’Amour, Caroline de Greef, Vincent Ferrane, Ilanit Illouz, Mike Kobal, Philippe Levy, Mélanie Magassa, Marianne Maric, Philippe Quaisse, JeanMarc Ruellan, Tania et Vincent, Thomas TS74 illustrateurs Sylvain Cabot, Jeanne Detallante, Thomas Dircks, Vincent Labaume, Hélène Georget, Nine, Glwadys Rabardy, Julien Tual remerciements Le marché aux puces de Saint-Ouen, l'hippodrome d'Auteuil, Sylvie Pignolet, Rémi Pons, Fany Rognogne (à vie) en couverture Photographie Tania et Vincent Stylisme Jean-Marc Rabemila (Debout : Gilet et chemise Marchand Drapier, Shorts MJÖLK, Chaussettes Burlington, Chaussures Repetto, Montre Nixon - A califourchon : Cape Alexis Mabille, Pantalons Personal Project by Cyril Lambert, Bottes Aigle) Illustration Hélène George 8—

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Standard Edito—

Vincent Labaume L'Histoire Nu 2007 Extrait de la série de 19 dessins et collages Formats divers Collection privée Courtesy galerie Loevenbruck, Paris 10—


Quel cœur bat sous le logo d’un polo Ralf Lauren ? Les codes bourgeois contenaient du rêve en boîte : richesse, aisance culturelle, réseau social étendu. A gerber quand on aime l’aventure ? Plus forcément. Ils sont devenus le moyen mimétique de s’impliquer dans la destruction de ce qui insupporte, dans la construction d’un nouveau rêve. Depuis que les logos bourgeois ont été récupérés par les banlieues, est apparue – jusque chez les fils de bonnes familles – la possibilité d’avoir l’air rebelle en empruntant la chemisette de papa. Véhiculant ce doute vestimentaire existentiel de l’homo occidentalus : est-il pire d’être juste cool ou simplement riche ? La mode s’acharne à démontrer à quel point celui qui la porte bien est à la fois aisé et cool. Quel est le message des créateurs qui misent aujourd’hui (compte-rendu des défilés p. 46) sur les codes grand bourgeois ? Après avoir exploité ceux de la rue ou du rock jusqu’à nous vendre de la rébellion par paquet de douze en tête de gondole, la pertinence s’est déplacée dans le détournement de signes extérieurs de consensualité : Sebago au George Tavern (Londres), mocassins à glands au Beatrice (New York), pulls sur les épaules au Pop in (Paris) et carré Hermès sous la tignasse péroxydée de notre styliste survoltée. Vous avez le pouvoir, prenez-le mon vieux ! Les valeurs bourgeoises n’ont pas disparu après 68, elles se sont établies en modèle : entre une gauche nostalgique et une droite décomplexée, la campagne présidentielle a été remportée en tablant sur les valeurs traditionnelles. Nous nous sommes intéressés aux trublions créatifs de tout poils de cachemire (Manifs de Droite, Action Discrète, Gaspard Delanoë, cf dossier p. 24), qui, en se jouant des codes intègres pour s’exprimer librement, alimentent notre questionnement : quel sens cela a-t-il pour ceux qui critiquent les bourgeois d’en adopter les codes ? Ce n’est pas seulement pour les caricaturer. Non, ce qui différencie notre génération de celle qui fête en mai ses 40 ans de pavés lancés (franchement, le col Mao, c’était pas discret), c’est la subversion de l’intérieur. Un caméléon félon est plus efficace qu’un éléphant rose intelligent. Ce numéro s’attache à révéler ces nouvelles poches de résistance, surfant sur la tendance actuelle : la bourgeoisie décomplexée. Excusez-moi : fuck you all, s’il vous plaît. — Magali Aubert

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Cahier Interviews

La vie se passe à table

MatièreComestible Johnnie To

Volutes amères 16

Jamie Lidell

Orange pressée

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Jacques Doillon

L’Heure du goût thé 22


Matière comestible Volutes amères

Johnnie To Salons de l’hôtel Scribe, Paris 8e, Lundi 3 mars 2008

Parrain vénéré du polar hong-kongais, Johnnie To, 53 ans, tricote un cinéma d’auteur en quantité industrielle. Après le diptyque Election, le western Exilé et sa participation au cadavre exquis Triangle, To dégaine deux bobines mineures, néanmoins inventives et élégantes : le siphonné Mad Detective et le dansant Sparrow. Une odeur de cigare flotte dans une chambre d’hôtel en duplex. Au rez-de-chaussée se boucle un entretien qui finira sur les bonus du DVD de Mad Detective, premier de ses deux nouveaux films à l’affiche. Puis Johnnie monte, imperturbable. Me dit bonjour en anglais puis merci en allemand. Je lui rapporte l’admiration d’Alain Corneau à son sujet, ce qui lui fait une belle jambe. Pendant le shooting, Johnnie s’allume un autre barreau de chaise. Celui-ci vient de Cuba, précise-t-il. De janvier 2007 à avril 2008, vous avez réalisé ou coréalisé six films. Johnnie To, faut-il se lever tôt pour travailler autant ? Johnnie To : [riant] Bien sûr, il m’arrive de dormir. Mais généralement je pense que la vie est courte. En ce moment, j’ai de l’énergie, alors j’en profite pour créer un maximum, car je sais que ce ne sera pas éternel. Il m’arrive de réaliser deux films en même temps, tout en en produisant un troisième. Quel est le secret pour passer d’un film à l’autre ? Ma façon de tourner des films aurait dû vous mettre la puce à l’oreille : je tourne sans scénario ; on économise pas mal de temps et gagne une certaine fraîcheur. J’ai une idée générale de l’histoire et, au fur et à mesure du tournage, je concrétise mes idées. Je n’ai rien contre les scénaristes, mais m’en passer est devenu ma méthode. Y compris sur Election, considéré par beaucoup comme le film définitif sur le fonctionnement des Triades de Hong-Kong ? Election est une exception. C’est un diptyque métaphorique important pour moi, qui a nécessité un énorme travail de documentation : j’ai envoyé mes scénaristes à la recherche de tout ce qu’ils pouvaient trouver sur les Triades. J’ai mis deux ans à le tourner, sans pouvoir faire autre chose. A travers les luttes d’un clan, je voulais capter les changements sociaux, politiques, éducatifs, liés à la rétrocession de l’île à la Chine en 1997. Les Triades font partie intégrante de la société hong-kongaise et ne peuvent en être isolées, elles ont donc subi tout autant ses changements. Vous avez tourné plus de cinquante films depuis 1978. 14—

L’Occident ne vous découvre néanmoins que vingt ans plus tard avec The Mission. Comment l’expliquezvous ? Dans les années 80, le cinéma hong-kongais dominait l’Asie. C’était le territoire asiatique qui produisait le plus de films – je ne parle pas de l’Inde car elle n’exportait pas son cinéma. Ce qui primait, c’était un cinéma commercial. Il fallait plaire aux spectateurs locaux ; nous n’avions pas du tout conscience du public étranger. Cela a façonné un style hong-kongais, comptant énormément de comédies. J’en ai fait pas mal avec Stephen Chow [la star de Shaolin Soccer] : la plupart des dialogues sont absolument incompréhensibles si vous ne connaissez pas la culture cantonaise. Petit à petit, on s’est aperçus que nos films marchaient à l’étranger. Puis, au milieu des années 90, nos cerveaux ont commencé à partir travailler ailleurs, les entrées dégringolaient. Il fallait avoir les vedettes les plus rentables qui, souvent, imposaient leurs vues, faisant changer des séquences, etc. J’obéissais. A un moment, je n’en pouvais plus. Ce métier n’a plus de sens s’il faut exécuter des ordres. En 1995, j’ai tout arrêté pour réfléchir : devais-je continuer à faire du commercial ? En créant ma propre structure, Milky Way Images, en 1996, je visais autre chose. C’était quitte ou double. Aviez-vous peur ? Il fallait réagir. Je ne devais plus tourner des « films » mais des « œuvres ». J’avais besoin de trouver mon style. Qu’importe les vedettes ; naturellement s’il y en a, tant mieux, mais il fallait que les acteurs suivent ma vision. Je tourne souvent avec la même troupe d’acteurs prêts à me suivre. La plupart des réalisateurs et critiques européens et américains s’accordent à dire que le futur du cinéma se situe en Asie… Théoriquement, on peut le dire : le marché asiatique est immense, en pleine croissance, contrairement à une Europe qui stagne. A l’intérieur, il y a la Chine, le plus gros marché mondial. Mais, en réalité, la censure ne nous permet pas de faire les films qu’on veut, alors peut-être que mon vrai public est européen. Je compte profiter de cette vague qui m’est favorable.


« Je tourne sans scénario ; on économise pas mal de temps. » Johnnie To

Mad Detective et Sparrow en salles

Rétrospective Johnnie To Cinémathèque de Paris jusqu’au 11 avril cinematheque.fr

Quels sont les cinéastes occidentaux qui ont eu de l’influence sur vous ? J’ai découvert le cinéma américain dans les années 70, adolescent. Martin Scorsese, Coppola, Spielberg m’ont évidemment influencé, comme le cinéma européen, de manière diffuse. Mais le réalisateur que je vénère le plus demeure Akira Kurosawa, tout le monde le sait. Sparrow contient un hommage à Jacques Demy, non ? Tout à fait. Quand l’idée de Sparrow m’est venue, je me suis souvenu des Parapluies de Cherbourg [1964]. Et Jean-Pierre Melville ? Plus jeune, j’allais voir les films d’Alain Delon, car j’adore cet acteur et ses films policiers avec Melville. Ce que j’en retiens, ce sont des rapports humains très forts, et leur façon de rendre l’homme romantique. J’ai rencontré Monsieur Alain Delon et nous avons évoqué l’idée de travailler ensemble – dès qu’un bon scénario se présente.

Où en est votre projet de remake de son Cercle rouge [1970] ? Avec un peu de chance, le film se fera cette année. Des Occidentaux [Canal+] sont en train de peaufiner le script. D’ailleurs, pouvez-vous m’expliquer pourquoi Le Cercle rouge est si culte en France ? Pour plusieurs raisons : le film fut d’abord un succès en salles [4,3 millions d’entrées] multi-rediffusé à la télévision. Ensuite, le casting : Delon, Montand, Bourvil, parmi les plus populaires acteurs du pays. Enfin, au-delà des qualités du script et de la mise en scène, il s’agit de l’avant-dernier Melville, crépusculaire, et l’avant-dernier rôle, ici dramatique, du comique Bourvil, très malade sur le tournage. Les raisons sont principalement contextuelles… — Entretien Richard Gaitet —15 Photographie Vincent Ferrane


Matière comestible Orange pressée

Jamie Lidell Café de l’Homme, Paris 16e Jeudi 28 février 2008

Dans un café chic du Trocadéro, un Anglais de 34 ans se délecte d’une photo de Jack Nicholson. Pour la promo de son disque convoquant les fantômes de la Motown, le super soul singer Jamie Lidell, qui tapa le bœuf un soir avec James Brown et Sly Stone, redevient étonnament « Jim », courtois buveur d’agrumes. Votre troisième album s’appelle Jim. Schizophrénie ou nouveau Jamie Lidell ? Jamie Lidell : Je vis bien ma nature schizo. « Jim », c’est mon côté « mec qui boit du jus d’orange ». L’autre côté repointe le bout de son nez, mais je l’écarte – il s’est déjà exprimé sur Muddlin Gear [2000]. Gonzo [Gonzales] trouvait que Jim, « ça sonnait bien ». Evidemment, j’ai un peu hésité avec d’autres noms. Tous m’ont semblé prétentieux. C’est le problème quand tu y réfléchis trop longtemps, la ligne de partage entre un nom prétentieux et un nom sympa reste très ténue. C’est un disque personnel : il me représente sous ma facette la plus amicale, la plus pop. Quand mes potes m’appellent Jim, c’est sur un ton cool, « Hey Jim ! », pour mon côté décontracté. Ce disque le reflète assez bien. Parlez-moi de ce dîner qui réunissait James Brown, Prince, Sly Stone, Stevie Wonder, Michael Jackson, George Clinton, Al Green… et vous ! J’étais le seul en costard-cravate, genre petit Blanc de Cambridge. On a picolé puis commencé à jammer tous ensemble. J’ai lancé une beatbox, Sly s’est mis à chanter, James Brown est monté sur la table, s’est mis à chauffer les nanas, puis a balancé de la bouffe sur les autres. J’ai fait la première partie d’un de ses concerts à Stuttgart. Avant de monter sur scène, il se shootait à l’oxygène pour rester en forme. Il a tenté de me piquer ma bouffe, j’ai fait comme si je m’en foutais. J’ai évité de lui demander comment il allait… tout le monde connaît la réponse. Il était assez gros, alors je lui ai suggéré de se calmer sur le café et les clopes, même si j’adore cette chanson [Coffee & Cigarettes, Otis Redding, 1966]. En fait, j’aurais dû être serveur à ce dîner. Si je suis musicien aujourd’hui, c’est parce que j’ai grandi en allant voir des concerts. Comme Michael Jackson qui a biberonné à James Brown toute son enfance en se disant : « Woah ! Voilà qui je veux devenir ! » Un jour peut-être je serai noir, plus noir que Michael Jackson. Comme Terence Trent d’Arby, ressentez-vous des connexions spirituelles avec Sam Cooke ou Marvin Gaye ? Sam Cooke était le Jay-Z de l’époque. Un chanteur doublé d’un entrepreneur. Il savait comment vendre sa musique aux ados blancs. Il ne faisait jamais de 16—

cha-cha-cha, trop underground. Son truc, c’était d’écrire pour les masses. A l’époque, les mecs faisaient de la musique populaire que, tout autour du monde, les gens écoutaient à la radio. Comme lui, je veux composer des chansons qui marquent les gens. En ce sens, Jim est plus classique, c’est vrai. Mais j’ai sorti des projets plus expérimentaux avec Super Collider [duo soul-électronica avec Christian Vogel], collaboré avec Matthew Herbert ou Ark : je sais d’où je viens. Aujourd’hui, je veux capturer l’attitude de Sam Cooke. Et si on buvait un coup ? D’ac. Une bière ? Non, ça va, j’ai mon jus d’orange, c’est ce que je bois. Sonner classique nécessite un travail acharné, non ? C’est pour moi le résultat d’une collaboration étroite avec Mocky [brillant chanteur pop canadien]. Je l’en remercie. On l’a composé et produit ensemble, en appliquant les méthodes de la Motown. Comme les bons poissons dans le panier du pêcheur, on mettait de côté les chansons qui, à l’état de maquette, nous paraissaient suffisamment bonnes. A la fin, notre panier avait de la gueule et on fignolait l’ensemble. Nous sommes allés éditer l’album à Los Angeles, car Berlin [où il réside] manquait cruellement de vitamines. Sur place, on a eu une succession d’oracles positifs : par exemple, pour Another Day, j’ai enregistré les piaillements d’un oiseau qui s’est envolé aussitôt après. Ce titre va cartonner, je vais devenir riche, prendre ma retraite à Los Angeles, m’acheter des maisons à Malibu et plein de produits ignifugeants… [rires]. Vous sentez-vous l’âme d’un saboteur ? Parfois, j’ai la pulsion de saboter ma propre carrière. Spécialement lorsque je ressens la routine ou que, dans le business, je me sens manipulé. Par exemple, si je dois jouer live à la télévision, je me dis : « Et si je foutais le bordel ? » Genre me mettre à poil, détruire le matos, fausser la chanson… Saboter ma carrière juste pour me marrer un bon coup. C’est très tentant. Probablement que je le ferai un jour. — Entretien Alexis C. Tain Photographie Philippe Lévy


« Un jour je serai noir, plus noir que Michael Jackson. » Jamie Lidell

Jim Warp/Discograph Live ! le 15 avril à Bordeaux, le 16 au Nouveau Casino de Paris, le 17 à Lyon, le 18 à Nantes et le 19 à Lille. Annoncé aux Eurockéennes de Belfort et Rock-en-Seine.

lEdisque

JAMIE&JIM Plus classique que Multiply (2005), Jim ne saurait se résumer, selon Lidell, à un exercice de style « Motown mid-sixties » : « Je revendique l’héritage de la grande musique noire. J’adore ça et je n’ai aucune raison de m’en cacher. Les gens font le lien avec la Motown, mais ce n’était pas mon intention. Pour moi, Jim est un condensé de trente ans de musiques, avec des passages fifties, d’autres très sixties, et des arrangements vocaux parfois proches des Beatles par leur côté énervé – pas franchement Motown. Il y a même une ballade country, genre hillybilly, des touches de G funk limite Snoop Dogg, West Coast. A la fin, j’explore le territoire musical de Nick Drake ou de Gil Evans, du jazz, du folk, des ballades à l’anglaise. J’ai écarté délibérément les influences trop années 80-90, à Berlin, la musique est tellement eighties… Quant aux nineties, il me semble que j’ai assez donné pendant ces années. » — A.-C. T.


Matière comestible L’heure du goût thé

Jacques Doillon Hôtel Concorde Saint-Lazare, Paris 9e Mercredi 27 février 2008

Chef d’orchestre de l’âge tendre sur pellicule, Jacques Doillon, 64 ans, revient avec Le Premier venu, nouvelle variation sur la naissance du désir. Le « naturaliste » essentiel de La Vie de famille, Petits frères, Ponette, Raja ou Carrément à l’ouest se dit « fatigué de se battre pour tourner ». On vous étiquète cinéaste de l’enfance et de l’adolescence. Ça vous dérange ? Jacques Doillon : Ça ne me dérange pas du tout, mais j’ai aussi fait une quinzaine de films avec des « gens » qui étaient ni des enfants, ni des adolescents, pour ne pas dire des adultes. La jeunesse doit être un sujet qui fait un peu peur aux cinéastes parce que rares sont ceux qui en traite. Quant à moi, je ne suis pas certain que tourner avec des acteurs professionnels et tout leur savoir-faire m’arrange tant que ça. Quand on tourne avec des débutants, on a plus de chances de récolter des choses infiniment plus surprenantes. Entre l’enfant de Ponette [1996], de La Drôlesse [1979], d’Un sac de billes [1975], je n’ai fait que des rencontres lumineuses. Certains jeunes réalisateurs, comme Abelattif Kechiche, s’y attèlent pourtant ? Il y a vingt ans que je ne vois plus de films (sauf en DVD). Je ne devrais pas le dire… Avant, j’allais voir les westerns de Gary Cooper. Après, je me suis rendu compte qu’il y avait Bergman. Puis j’ai commencé à faire des films et il n’y avait plus pour moi la même nécessité de m’intéresser à ceux qui en faisaient. Les problèmes qu’ils avaient à résoudre n’étaient pas les miens. Je me sens plus « lapin à grandes oreilles décollées » que chasseur. Et puis, si le film fonctionne, j’ai besoin du Samu à la sortie. Je suis encore en vie parce que le peu de ce que j’ai vu ces vingt dernières années, ce n’était pas du niveau des années 70. C’est une parole de vieux con, clairement. En même temps, je ne vois pas le financement du cinéma aujourd’hui pouvoir amener des gens comme Bergman ou Fellini. Une télévision m’a dit que le scénario du Premier venu était « illisible ». Vos films sont souvent centrés sur des personnages de femmes. C’est infiniment plus facile de commencer un film avec des enfants ou des femmes qu’un film où il y a quatre mecs. Ce cinéma-là me terrorise. Je simplifie, car quand vous tournez avec Piccoli, c’est immense. Chez les hommes, il y a ceux qui finissent par lâcher prise et ceux qui font semblant. Ce n’est pas tellement de leur faute, on a été éduqués à ne pas exprimer nos émotions. Dans mes films, j’aurais tendance à penser que les 18—

hommes restent en fond de court et se disent qu’ils vont contrôler. En face, les femmes n’arrêtent pas de monter au filet. Dans Le Premier venu, vos héros sont adultes ou pas ? On pourrait se dire qu’ils ont des comportements un peu plus adolescents. Mais je pense que ce n’est pas seulement ces trois-là, c’est nous tous. Il n’y a pas de frontière entre l’adolescence et le monde adulte… Ce n’est pas une mue où l’on se débarrasse de sa peau. On traîne des tas de personnages qui s’entremêlent. Les miens ne sont simplement pas tout généreux, tout égoïstes ou tout courageux, tout lâches. Je ne vois pas une qualité et son contraire. Ce qui est amusant dans l’écriture des films, c’est que le rouge n’est pas rouge tout le temps, sinon ce serait très emmerdant. Vous demandez beaucoup d’engagement à vos acteurs… L’acteur n’est pas là pour essayer uniquement de rendre au mieux un personnage : il faut qu’à travers lui, on puisse découvrir en même temps son portrait. Il faut retirer le masque du personnage car s’il a priorité absolue sur tout, c’est lassant. Un film, ce n’est pas rien, ça fatigue. Le travail décoratif, on a ça tellement souvent au cinéma : la plupart des acteurs sortent de quinze films sur lesquels on leur a dit que c’était assez formidable dès la deuxième prise, quasi génial au bout de trois, et qu’il fallait s’arrêter là car on n’irait pas plus loin dans le génie ! Moi, il me faut quinze ou vingt prises pour y voir clair et obtenir ce qui doit l’être dans un long plan-séquence. Peu d’acteurs comprennent quand on leur dit qu’après huit prises, on commence tout doucement à trouver notre chemin. D’où vient Le Premier venu ? Quand je commence à faire un film, c’est plutôt flou, je ne comprends pas bien ce qui va se passer, et c’est parce qu’en partie je n’arrive pas bien à comprendre ce qui pourrait se passer que ça me titille. Camille [l’héroïne, Clémentine Beaugrand] est comme Robin Williams dans le fameux Woody Allen où il rentre un peu flou chez lui [Harry dans tous ses états, 1998]. Et il fallait qu’elle le soit, sinon je ne pouvais pas travailler sur elle.


« Aimer le formidable, il n’y a rien de plus simple ni de plus ennuyeux finalement. » Jacques Doillon lEfilm

pEtItcriminel dEvIEndrAgrand Les partitions se ressemblent toujours un peu dans les films de Doillon, mais les acteurs, instruments essentiels, sont rarement les mêmes. Ce n’est pas le cas dans son dernier, Le Premier venu. Guillaume Saurrel, gentil dealer de Carrément à l’ouest (2000), ici devenu flic, ne s’est en rien dépareillé de son sourire coquin. Gérald Thomassin, dix-huit ans après Le Petit Criminel (1990), ne cherche plus sa sœur mais, tout aussi impulsif, se voit tiraillé entre son ex-petite famille, une fille qui a décidé de l’aimer et son copain de flic, devenu rival amoureux. Les deux acteurs sont d’une densité aussi exceptionnelle qu’aux origines. C’est quand le trio devient quatuor que les femmes commencent à exister. Camille n’est longtemps qu’une fade intrépide avant d’entrer en délinquance avec son premier venu. Quand les choses se dérèglent, à l’aride climat social s’ajoutent des enjeux dramaturgiques assez saisissants. « Les trucs moches, c’est la vie qui les fabriquent, pas nous », les trucs chouettes, c’est Jacques Doillon, un de nos plus grands « naturalistes ». — E. L. B.


Matière comestible Jacques Doillon (suite)

« Peu d’acteurs comprennent qu’après huit prises on commence tout doucement à trouver notre chemin. » Jacques Doillon

Reste-t-elle floue ? Elle est claire avec elle-même, sur son désir d’en finir avec ses rapports médiocres de séduction traditionnelle (le plus charmant, le plus méritant, etc.). Alors, elle essaie de maintenir en elle une utopie : si on n’est pas capable d’aimer le premier type qui passe, avec ses défauts, alors on n'est capable de rien. Aimer le formidable, il n’y a rien de plus simple ni de plus ennuyeux, finalement. Camille semble plus cérébrale que vos héroïnes habituelles. Il fallait trouver le ton. Comment faire pour que les dialogues ne soient ni trop dits, ni pas assez ? Avec quelle délicatesse on appuie ? Si, tout à coup, la main est trop lourde, ça sonne mal et on n'y croit plus [il mime un pianiste]. A l’intérieur d’une même scène, là j’attaque plus franchement, là je retiens, là je touche à peine… C’est au-delà du côté cérébral, « musical » est absolument le mot. Jouez-vous du piano ? Non, mais je suis intéressé par les gens qui en jouent. Et par les interprétations, parce que les mêmes notes peuvent en donner cinquante différentes. On n’a pas ça au cinéma : les remakes, ce ne sont pas exactement les mêmes scènes. Avec le temps, réussissez-vous à faire remonter plus de choses à la surface ? Je pense toujours que je n’y arrive pas, que la richesse qu’on pourrait trouver, on en ramasse un peu. La question n’est pas celle du « compliqué », mais celle de la richesse inouïe à essayer de capter. Je ne suis pas un dieu et je ne peux pas tout prendre. Si la scène filmée reste l’impression de la première lecture de l’acteur, ce n’est pas la peine de la tourner. Il faut la triturer, la tripatouiller pour qu’elle rende de son âme, si elle en a une. Il faudrait serrer les boulons à toute vitesse pour que ça ne bouge plus ? Non, on est là pour essayer de trouver ce qui bouge et comment ça bouge. Prenez-vous toujours autant de plaisir à tourner ? Tourner m’a toujours énormément amusé. C’est pour ça que quand je ne tourne pas, je suis entre « malheureux » et « énormément malheureux ». Je ne sais pas si des gens s’amusent autant dans leur vie que moi sur un tournage. Votre fille Lola [Et toi t’es sur qui ?, 2007] reprend-elle votre flambeau ? J’en sais foutre rien. Là aussi il y a des adolescents, un

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certain milieu social – point barre. Je n’aurais pas écrit ces dialogues-là, ces rapports-là. Là où je me dis qu’elle n’a pas été à l'école, c’est qu’elle a un goût du travail avec les garçons et les filles. On voit combien il y a un peu d’hésitation chez eux au départ – parce que c’est leur premier film – et combien ils progressent. C’est parce qu’elle travaille avec eux, leur donne du plaisir. Ce goût d’obstinément essayer d’obtenir le meilleur, j’en suis vraiment content. En général, les aspirants metteurs en scène ne rencontrent pas les comédiens, et quand ils sortent des écoles de cinéma, les acteurs, ça leur fout les jetons. Pourtant, le cinéma, c’est l’acteur devant. Si vous deviez saboter un symbole, ce serait lequel ? Je n’ai pas les moyens de saboter quoi que ce soit. En revanche, on risque de voir notre travail saboté de façon permanente. Ce système de divertissement, d’annonceurs, cherche à m’empêcher de faire des films. J’aurais pu en faire plus, dans de meilleures conditions financières. Ça n’a jamais été une volonté de ma part d’attendre quatre ans et demi entre Raja et Le Premier venu. Ce sont ces salopards [éclatant de rire] qui tentent de me miner mon petit terrain de jeu. Comment faire ? Je tourne vite. Le temps que vous avez, plus il est court, plus il faut le consacrer aux acteurs. 70 % du temps du Premier venu se passe avec eux. Si j’arrivais à tourner en une semaine, je serais un peu moins tributaire d’un financement. Je ne veux pas me mettre à nouveau en position d’attendre, parce que je pense que là, je pourrais en crever. Votre premier film, L’An 01 [1973], est considéré comme l’un des meilleurs sur Mai 68. Des souvenirs ? J’ai vécu cette période de façon assez cynique, en dilettante. Dans ces moments-là, je n’ai aucun courage. Aussitôt qu’il y a trois grenades qui pètent pas loin, ça me fait peur, comme à un lapin. La violence physique est insupportable pour moi. Je n’ai pas été soixante-huitard du tout. — Entretien Eric Le Bot Photographie Philippe Quaisse

Le Premier venu en salles


PrE sent S

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5 CAT POWER Jukebox Après “The Greatest” elle revient sur le devant de la scène avec un album de reprises des chansons qui l’ont marquée au travers du temps. En concert le 1er juin à Paris / Olympia, le 3 juillet à Lyon / Les Nuits de Fourvières et le 4 aux Eurockéennes de Belfort 6 TINDERSTICKS The Hungry Saw Enfin, il arrive... 5 ans après “Waiting For The Moon”, le groupe mené par Stuart Staples délivre un album magistral. Sortie le 29 avril. En concert le 5 mai : Paris / Folies Bergères 7 ADAM GREEN Sixes & Sevens 5ème album toujours pétri d'humour de ce grand admirateur de Brian Wilson qui est sans nul doute l'un des plus grands songwritters de sa génération, sortie le 11 mars. En concert le 14 avril à Paris (Trabendo), et le 15 avril au Printemps de Bourges 6

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8 MYSTERY JETS Twenty One Second album du groupe anglais, Mystery Jets, produit en majeure partie par le DJ Erol Alkan (Daft Punk, Mylo), Twenty one regorge de pépites pop. Sortie le 29 avril. En concert le 31 mars à Paris La Cigale en 1ère partie de Kate Nash 9 BE YOUR OWN PET ! Get Awkward Nouvel album du quatuor furieux tout droit venu de Nashville ! Sortie le 8 avril. En concert le 17 avril au Printemps de Bourges

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1 VAMPIRE WEEKEND Vampire Weekend 1er album du quatuor new yorkais que le Village Voice ou encore Pïtchfork compare à Fela ou encore aux Talking Heads. Leur son est unique, et terriblement accrocheur ! 2 ADELE 19 Découvrez le premier album de la révélation soul folk anglaise ! inclus “Chasing Pavements”. En concert le 18 avril au Printemps de Bourges 14

3 BARBARA CARLOTTI L’Idéal Enregistré sous la houlette de Jean-Philippe Verdin (Michel Delpech, Daphné, Daho,...). On notera Medhi (aka Fugu) aux arrangements de cordes. Nouvel album le 26 mars. En tournée en France à partir de mars, les 22, 23, et 24 mai à Paris / L'Européen. 4 THE BREEDERS Mountain Battles Retour en force des sœurs Deal avec un opus résolument plus pop, très loin de l’univers sombre de Title TK. Sortie le 7 avril. En concert à Paris / La Cigale le 18 avril.

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10 THE TEENAGERS Reality Check 1er album des frenchies les plus populaires de la toile ! Sortie le 18 mars. En concert le 20 mars à Paris / La Maroquinerie 11 TAPES ‘N TAPES Walk It Off A la croisée des chemins d’Echo & The Bunnymen, Talking Heads, Pavement et Violent Femmes, le nouvel album des quatre de Minneapolis confirme tout le bien que l’on pensait déjà d’eux ! Sortie le 8 avril. 12 THE LONG BLONDES Couples Après un 1er album sorti d’une autre époque, The Long Blondes flirte avec l’électro sur ce nouvel opus produit par Erol Alkan (Klaxons, Daft Punk,…). Une bombe ! Sortie le 8 avril. En concert le 24 avril à Tourcoing le 26 à Paris / La Maroquinerie (Les Femmes s’en Mêlent), le 28 à Evreux, le 29 à Strasbourg 13 BEIRUT The Flying Club Cup Zach Condon délivre un magnifique album qui est une lettre d'amour à la culture française ! En concert le 26 juin à Paris / Olympia, et le 27 à Evreux / Rock Dans Tous Ses Etats. 14 BON IVER For Emma, Forever Ago 1er album de Justin Vernon aka Bon Iver qui offre une folk acoustique à découvrir absolument. Sortie le 13 mai

THE RACONTEURS / NOUVEL ALBUM PRINTEMPS 2008 distribution

www.myspace.com/beggarsgroupfrance - www.beggars.com - facebook : beggarsgroupfrance


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Pouvoir &

détournements



ACTION dIsCrèTe

Comment garder un secret qui pète. P. 34

Portefolio

Marianne Maric

P. 36

standardmagazine.com

Mardi 14 juillet 1789 - N° 19 - 4 e - France métrolopitaine

Le premier porno gouvernemental C’est une bombe qui pourrait mettre la République en danger : PolitiX, second long métrage du réalisateur Steve Blowjob, croque la version hard du Conseil des ministres. Nous avons vu les rushes.

« Aujourd’hui, Cécilia et moi, nous nous sommes retrouvés pour de vrai, sans doute pour toujours. Si j’en parle, c’est parce que Cécilia m’a demandé d’en parler pour nous deux. » Lundi 25 février. Dans la régie de la

maison de production Sex-Com, bien connue des amateurs de films pour adultes, cette réplique présidentielle résonne pour la quinzième fois de la matinée. A nos côtés, le réalisateur Steve Blowjob, 40 ans, triture le curseur de sa station de montage d’un air satisfait. Drôle, discret, réfléchi – l’antithèse du pornographe à papa –, l’homme vient sans doute de pondre le scénario français le plus subversif depuis Baise-moi [Virginie Despentes et Coralie Trinh Thi, 2000]. Nom de code : PolitiX. Concept : le premier porno gou- vernemental. « Le déclic s’est



Jeunes et polis Scoop

fait en observant la secrétaire d’Etat aux droits de l’homme en couverture de Match. Je me suis rendu compte que je la trouvais sexy. Puis j’ai découvert que mes amis partageaient tous ce fantasme de coïts dans un décor élyséen. » Le projet de Blowjob : donner corps à l’imaginaire érotique qui se dégage de cette gouvernance, est une première dans les a(n)nales de la République. « La façon même de gouverner de notre président a quelque chose d’un peu porno : brute, saccadée, perpétuellement en mouvement. De plus, comme les hardeurs, il est dans le culte de la performance. C’est un jouisseur. » Néanmoins, mettre en scène de façon pornographique les affres gouvernementales, n’est-ce pas participer à la déréliction de la figure présidentielle ? « Lui-même répète à longueur d’interview : “Je n’ai rien à cacher”. Je veux juste permettre aux Français de prendre conscience de la

vulgarité ambiante. Le porno doit aussi jouer le rôle de révélateur. » Tenons-nous le nouveau Marco Ferreri ? Menaces suite à La Matraque et la carotte Né en 1968 dans une famille bourgeoise du 7e arrondissement de Paris, Steve effectue un bref passage à Sciences-Po. Puis fréquente Pigalle et ses bars à hôtesses tout en dévorant les écrits situationnistes jusqu’à s’introniser « producteur de théâtre érotique » pour des raisons quasiment médicales : « La philosophie et la sexualité brute du porno m’ont sauvé d’une timidité névrotique. » C’est à la fin des années 90 qu’il se lie avec la rédaction du magazine Hot Vidéo. Poussé par ses derniers, il réalise en 2002 un porno bisexuel, La Matraque et la carotte, filmé en DV dans une cité de La Courneuve (Seine-Saint-Denis) et mettant en scène une maréchaussée très à l’aise avec la « racaille ». Une lourde polémique souffle

dans le milieu du X et le film, trois semaines durant, reste numéro un des ventes. Sans bavure ? « J’ai reçu quelques menaces, oui. Des flics du 93 qui tombaient dessus en faisant leur marché, j’imagine. » A cet instant, débarque dans le studio Joey Monster Cock. Un petit brun râblé, anormalement membré, aperçu dans Par-delà le bien et le mâle. Dans PolitiX, Joey incarne la figure présidentielle après, selon Blowjob, « une longue analyse comportementale ». Son teint est cadavérique et le regard, fuyant. D’ailleurs, il s’éclipse, prétextant un rendez-vous avec un journaliste de Showbix. Gêné, Steve confie que depuis la fin du tournage, sa vedette a perdu dix kilos et souffre de violentes crises d’angoisse, apparemment dues à des difficultés « à se défaire des tics corporels empruntés à son personnage ». Reconnaissons que dans ce projet fou aux airs de pamphlet décomplexé, Joey

crève l’écran tant son interprétation atteint un degré de mimétisme bluffant. « Viens là que je t’explique la vraie définition des droits de l’homme »… Construit autour de quatre scènes centrales tournées en plan-séquence – l’épisode des

« Notre ministre de la Défense. On la reconnaît grâce à ses petites lunettes très strictes. » Steve Blowjob

vacances à Wolfeboro (USA), le séjour du chef d’Etat libyen à Paris, la grève des transports, le séjour en Jordanie – PolitiX

retrace un an de règne à coups de reins dans des lieux paradisiaques. « La période des grèves, par exemple, était tout à fait adéquate pour raconter la vie à l’Elysée. » On y observe ainsi le Premier ministre, les bras chargés de dossiers, passer et repasser tête basse au milieu de corps qui s’emboîtent et auxquels il n’a pas accès. « C’est lui qui bosse, quoi », plaisante le réalisateur. Plus loin, dans un jardin luxueux, un militaire à la chevelure noir corbeau paré d’une tenue de bédouin – le tyran libyen – toise une superbe femme, d’origine africaine, apparemment très mécontente dans son tailleur Chanel et qui s’égosille à pleins poumons : « Le général doit comprendre que notre pays n’est pas un tapis de bain sur lequel un dirigeant, terroriste ou non, peut venir s’essuyer les chaussons du sang de ses méfaits. La France ne doit pas recevoir ce bisou de la mort. » Focale sur le visage du


président français qui s’avance, et, tout en lui caressant les fesses, lui chuchote à l’oreille : « Viens là que je t’explique la vraie définition des droits de l’homme. » L’intérêt de cette scène, Steve ? « C’est un vrai mélange de sauvagerie et de soumission, qui symbolise la façon dont sont traités les membres de ce gouvernement. » Voilà pour la portée politique du film. Dix mille DVD pré-commandés Feuilletant l’hebdomadaire alle- mand Der Spiegel, qui titrait, fin janvier, L’érotisme du pouvoir au-dessus d’une photo du tout nouveau couple présidentiel, le cinéaste poursuit ses digressions. Sur l’écran, une femme blonde d’un âge avancé subit les assauts de trois bidasses. « Notre ministre de la Défense. On la reconnaît grâce à ses petites lunettes très strictes. »

Plus dérangeant, le passage des vœux à la presse de janvier 2008 : un contrechamp laisse entrevoir la silhouette d’une femme prodiguant une fellation au chef des armées, pendant que celui-ci ricane aux questions des journalistes. A la frontière de l’agitateur arty et 27

du pornographe progressiste, Steve Blowjob lustre le miroir irritant du grand n’importe quoi pipolitique dans lequel nous pataugeons. S’il est courageux, assez bandant et surtout très amusant, PolitiX reste l’œuvre d’un franc-tireur isolé. Contacté par nos soins, l’acteur-réalisateur HPG [On ne devrait pas exister, 2006] se refuse ainsi à tout commentaire : « Je ne veux avoir aucun lien avec cette histoire. Pas question de me taper un contrôle fiscal. » Pour son confrère John B. Root, l’un des derniers à ne pas courber l’échine face à la machine à broyer les âmes qu’est le milieu du X, le comportement de Steve est tout bonnement suicidaire : « Je trouve ce projet intéressant, mais je n’ai aucune envie de finir en taule, précise l’auteur de French Beauty [2002]. Je ne sais pas comment il peut espérer vivre en France après ça. Je prie pour lui et sa famille. Face à une bombe comme la sienne, ils sont capables de tout. » John ne plaisante qu’à moitié. Car si Steve a réussi, inexplicablement, à tourner son film sans encombre, jamais il ne pourra en faire commerce sur le territoire français. C’est donc

pour contourner cet embargo qu’il vient de créer un site * hébergé aux Etats-Unis. Dix mille DVD, disponibles dès le 1er avril, auraient été précommandés. Si, à l’heure où vous lisez ces lignes, le visionnaire Steve Blowjob n’est pas encore sous les barreaux pour raison d’Etat, ce sera la preuve que dans la France d’après, la liberté d’expression reste bien vivante. Pourquoi pas, après tout. Ensemble, tout devient possible, non ? ** — Texte Vincent Cocquebert Illustrations sylvain Cabot & Thomas dircks * politix-lefilm.com

** Tous les faits, propos et événements rapportés dans cet article sont le fruit de l’imagination de l’auteur. Toute ressemblance avec des faits existants ou ayant existé est évidemment purement fortuite.

Mardi 14 juillet 1789


Jeunes et polis politique

Delanoë battu à Paris Né en Mai 68, candidat situationniste aux municipales de Paris, Gaspard Delanoë s’acharna à sabrer la campagne à grands renforts de happenings loufoques. Caméra embarquée du premier meeting à la « triomphale défaite » de ce performer poétique. 22h15, dimanche 9 mars 2008, grand hall de la Mairie du Xe arrondissement de Paris. « Le vrai Delanoë » ne paraît pas beaucoup plus tendu qu’à l’accoutumée. Suite à la

vente désespérée, sur eBay, de la quasi-intégralité de ses cheveux poivre et sel pour couvrir ses frais de campagne (mise à prix 300 euros – aucun acquéreur), le candidat qui rase

payant porte un borsalino qui lui donne à coup sûr – sait-on jamais – le style racé d’un édile crédible. Pas stressé pour un sou, donc, mais relativement ahuri par les chiffres actualisés

en temps réel et livrés en patûre, pêle-mêle, aux citoyens première classe, aux désoeuvrés du dimanche et aux conseillers politiques au supplice. 800, 850... 898 voix. Un petit millier d’électeurs qui lui aura offert, en même temps qu’un score finalement marginal de 3,2 % des suffrages exprimés, une triple satisfaction dont le présent article aura l’infecte prétention de déterminer le mérite. Première victoire : se classer septième sur onze candidats, à l’issue d’une campagne résolûment dédiée au rêve, à la fantaisie et au poil à gratter. Cerise sur le gâteau : faire la nique tant aux trotskystes de LO et du Parti des Travailleurs, qu’aux alternatifs et, mieux encore et par-dessus tout, à la candidate FN, arrivée dixième avec 3 % des voix. Réjoui par la simple opposition démocratique à l’extrême-droite ? Pas seulement.

Gaspard Delanoë (ah oui, parce que c’est de Gaspard qu’il s’agit, hein – pas de Bertrand, qui n’avait rien à faire dans le Xe de toute façon), lors d’un entretien plus posé que les autres, avait eu l’occasion de répondre à la question fatidique : Euh… mais pourquoi, au fond ? : « Je m’oppose par l’absurde et la poésie, avait-il lancé sans sourire, à une vision de la politique uniquement motivée par une parole anxiogène, flattant la cupidité, le ressentiment et la haine de l’autre. » Son propos est plus général ; le Front National n’aguiche plus à lui tout seul l’ensemble des pulsions de revanche plus ou moins conscientes de nos concitoyens. Disons que l’enjeu, pour la liste Delanoë au soir du 9 mars, a rapidement tourné autour de savoir si, oui ou non, elle parviendrait, au passage, à mettre une trempe au FN. C’est réussi.


Le PS en ballotage Second motif de satisfaction, plus fermement inscrit dans la droite ligne d’une démarche de sabotage du jeu politique traditionnel : la « mise en bal- lotage » de Rémi Feraud, candidat socialiste et successeur désigné de Tony Dreyfus, le maire sortant. La comptabilisation des scores respectifs, à

3,2 % :

la nique aux trotskystes de LO et du Parti des Travailleurs, aux alternatifs et, mieux encore et pardessus tout, à la candidate FN, arrivée dixième avec 3 %. condition d’accueillir à bras ouverts une part de mauvaise foi, laisse peu de doute : il aura manqué quelque 1,6 % des suffrages exprimés à Feraud 29

pour l’emporter dès le premier tour... or Gaspard Delanoë en a totalisé 3,2 %. Evidemment, à en juger par la réalité du multipartisme et la complexité

des choix, l’arithmétique électorale se révèle plus compliquée que cela. Néanmoins, n’en déplaise aux grincheux, et plus pour le geste que par réel aveu-

glement, « l’Autre Delanoë » a accepté de bon cœur les félicitations complices d’un représentant des Verts (trop heureux de n’avoir pas été écarté

dès le premier tour), puis s’est immédiatement octroyé, face caméra, la responsabilité sans partage de cet accroc dans la campagne socialiste. D’autant Mardi 14 juillet 1789


Jeunes et polis politique plus euphorisé qu’il avait pris le temps de me décrire, quelques semaines auparavant, sa réaction agacée aux propos du candidat Feraud à son sujet : « Selon lui, ma candidature risquait d’entâcher le caractère sérieux des élections ! Je trouve au contraire que constituer une liste est le summum de l’engagement citoyen. Quoi, les simples citoyens ne peuvent pas se présenter ? Il existe une caste spéciale, un domaine réservé aux professionnels, c’est ça ? C’est exactement en réaction à cette façon de faire de la politique, infantilisant les citoyens, que j’ai proposé ma candidature. » Compabiliser le vote blanc, le vote marron Classement honorable, dépassement du score frontiste, « mise en ballotage » du poulain socialiste... quel autre succès pouvait encore transformer cette expulsion démocratique du scrutin dès le premier tour, sans remboursement des frais de campagne, en une victoire personnelle pour Delanoë et son aréopage ? Le nombre de voix,

en tant que tel : près de 900 électeurs sur 40 000 habitants, tout de même, envisagèrent donc plus ou moins sérieusement de lui fournir un mandat. Or aucun réseau personnel ne mobilise 900 personnes si facilement : même sur Facebook, Gaspard Delanoë ne totalisait « que » 414 amis au lendemain du pre- mier tour – dont un grand nombre de non-inscrits sur les listes du Xe. Dans ces conditions, est-il invraisemblable de penser qu’au-delà de ceux qui, leurrés par une lecture express des bulletins, ignorant les règles électorales, ont choisi de voter Delanoë-plutôt-que-Panafieu (crainte qu’avait d’ailleurs for- mulée le maire de Paris luimême, lors d’une rencontre en pleine rue avec son homonyme, au début de la campagne), d’autres ont bien choisi d’expri- mer quelque chose en votant Gaspard ? Ne faudrait-il y voir qu’une discrète alternative au scandale de la non-comptabilisation des votes blanc et nul, « l’Autre » aurait déjà gagné. N’avait-il pas promis, parmi les quatre-vingt-dix propositions

inégalement loufoques de son programme, la reconnaissance des votes blanc et marron – le premier pour mesurer la désaffection des citoyens, le second pour insister sur le premier point dans un vaste processus mélant vulgarité soft et « catharsis démocratique » ? Du squat de Rivoli au Parti Faire un Tour Revenons-en aux bases, le nombre de signes accumulés galopant plus vite qu’un décompte des voix UMP en la mairie du XVie. Mon premier contact avec Gaspard Delanoë s’est soldé par un échange de mails exagérément obséquieux puis de plus en plus pince-sansrire. Logique. Mes recherches sur le personnage m’avaient conduit vers son site de campagne, celui de son parti, créé en février (le PFT, Parti Faire un Tour), puis jusqu’aux traces résiduelles d’un passé chargé d’artiste multicarte, partisan du situationnisme : né en Mai 68, adoptant trente ans plus tard le pseudonyme qu’on lui connaît désormais – en hommage au Gaspard de la nuit d’Aloysius

Bertrand (1842) –, il s’illustre en tant que porte-parole du « squat de Rivoli » (collectifs Jalons, Rivolution, Chez Robert, Electrons libres, Cultural-Gang-

Propositionsphares : instauration de lignes régulières de montgolfières, extension du Grand-Paris aux frontières de l’Hexagone… installation de bornes Célib’ pour tous les célibataires… Bang). Auteur de la Pipe-minute, et de l’Autoportrait du chaman en érection, on le retrouve aussi performer vedette du projet Un caca pour Dada, consistant à

siéger pendant des heures sur le trône au milieu de la rue de Rivoli. Au passage, on notera que le code électoral des collectivités autorise toute personne éligible à se présenter sous son nom d’usage, c’est-à-dire pas forcément celui de votre naissance, à la seule condition que le dossier soit validé par la préfecture. A ce titre, tout lecteur ayant été cité un jour dans la presse en tant que « Jean Lecanuet », « Gros Baloo » ou « Allezfaispastapute » – « parce que les copains y s’amusent à m’appeler comme ça depuis des années » – est vivement prié de se présenter sous ce nom à la prochaine échéance. Pour le non-cumul des pandas Au péril de ma vie, notre pre- mière rencontre eut lieu lors du tournage d’une de ses fameuses vidéos de campagne, à laquelle je participai sur demande, mais malheureusement non diffusée à l’heure de notre bouclage (donc probablement aux oubliettes). Cerné d’une jeune garde hétéroclite, Gaspard m’a présenté tour à tour ses « psychiatre »,


« avocat », « minorité suisse marocaine » et « égérie », avant de se lancer dans un vibrant discours délivré dans un anglais teinté d’accent crypto-texan, traduit approximativement en post-production – sa marque de fabrique, un hommage à la mondialisation. A l’issue de cette frémissante grand-messe, autour d’un café que le coût écrasant de sa cam- pagne l’empêchait de m’offrir, il revint sur quelques-unes de ses propositions phares : instauration de lignes régulières de montgolfières, extension du Grand-Paris aux frontières de l’Hexagone, droit de vote à 3 ans, installation de bornes Célib’ à tous les coins de rue pour tous les célibataires. Du grand n’importe quoi ? Pas seulement. Parmi des propositions volontairement ahurissantes, des ini- tiatives comiques (création d’une cellule de soutien psychologique pour les fans du PSG, de « 25 emplois fictifs dans le domaine du Conseil ») et des professions de foi à peine planquées sous des calembours (non-cumul des pandas, libération immédiate de Liliane Bettencourt), n’importe quel lecteur du programme pouvait dénicher des pistes sérieuses : 31

l’octroi des noms de place à des poètes plutôt qu’à des généraux, ou encore la construction massive de logements sociaux et l’instauration du vote obligatoire. Un saboteur unique ? Au fil de nos entrevues, un dernier point, celui d’une certaine ascendance historique, trouva sa réponse : « le vrai Delanoë ». Revendiquait-il l’héri- tage d’illustres trublions des urnes ? « Non. Quelqu’un m’a dit que je lui faisais penser à Ferdinand Lop, un candidat des années 30 que je ne connaissais pas. » En hommage à cette filiation supposée, il a donc emprunté à l’auto-proclamé « maître » le projet de prolonger le boulevard SaintMichel jusqu’à la mer. Pour la petite histoire, Ferdinand Lop, candidat malheureux à de multiples élections dès 1924, a nié farouchement, dans ses Mémoires, avoir jamais proposé une quelconque mesure au parfum fantaisiste : ce petit monsieur aux allures de pro- fesseur, si obnubilé par la conquête d’une once de pouvoir qu’il ira jusqu’à tenter sa chance auprès du Régime de Vichy, semble avoir été le souffre-douleur préféré de tous

ses contemporains, auteurs anonymes de toutes les propositions abracadabrantes qu’on lui attribuera par la suite. Ainsi, même entre ce timbré pathétique et Gaspard Delanoë, artiste situ métamorphosé physiquement en quelques années, et pour le rôle, de jeune squatteur brun paré d’un fil de barbe à politicien grisonnant, éminemment crédible dans son costume bleu tiré à quatre épingles, la filiation ne résiste pas à l’épreuve des faits. Un saboteur unique, alors ? Pas seulement. Un détourneur, en revanche, sans l’ombre d’un doute. identité brouillée, programme à plusieurs niveaux, écho médiatique, vision politique et volonté affirmée de « faire pétiller les neurones » : tout y est. Et maintenant ? Au surlendemain de sa « triomphale défaite », Gaspard Delanoë réunissait une dernière fois ses compagnons et annonçait, au grand dépit du PFT décapité, « son retrait de la vie politique ». En conclusion, il délivrait à ses adeptes sa consigne de vote pour le second tour : « Votez Michel Rocard. » — Texte François Perrin Photographies sophie Chausse Mardi 14 juillet 1789


Jeunes et polis Symptôme

Les riches dans la rue ! les riches dans la rue ! Proposées « comme un spectacle » en 2003, les Manifs de Droite, rassemblement de bourgeois en colère plus vrais que nature, se sont rapidement transformées en exutoire pluriel et international de contestataires du néo-libéralisme à pompons.

Je ne manifeste jamais. Enfant des classes moyennes, non poli- tisé, je milite avec modération, comme disait Nova Mag dans les années 90. Pourtant, mi-juin 2007, j’ai crié à m’en vriller les cordes. Le message répétait

qu’il fallait être à l’heure, « soigné ». J’avais ce costume de coupe anglaise que je porte d’ordinaire aux mariages, ma chemise bleue, mes rayures blanches, ma cravate à lys et son gros nœud. Je m’étais plaqué la mèche. Dans le quartier Latin, à l’heure indiquée place SaintAndré-des-Arts, nous étions trois. Je me sentais un peu con. Trente minutes plus tard, on était huit cents. Huit cents vrais-faux richards, jeunes et vieux, toujours polis, à scander ces slogans merveilleux devant la Sorbonne : « la pauvreté c’est


génétique », « Afrique paye ta dette », « SDF rentre chez toi », « réprimez les manifestations », « moins de solidarité, plus d’écrans à coins carrés ». J’ai gueulé « moi, des livres, j’en lis jamais », que cent personnes ont repris en choeur. Le Point, France Inter, Télérama, Charlie-Hebdo étaient là. Armé de sa caméra, un homme n’a rien loupé. Les Manifs de Droite vont devenir un film. Un « documenteur ethnographique », tourné en noir et blanc, 16 mm, « comme à la bonne époque de Pompidou ». Au printemps, le court métrage fera le tour des festivals en France ainsi qu’à l’étranger, sous- titré A So Conservative Riot, avant d’être vendu, dix euros, sur le Net. Je ne l’ai pas vu. A l’heure d’écrire ces lignes, son réalisateur Arnaud Contreras s’active au montage. Encore un fils de bonne famille, supposet-on : BCBG, chevalière dorée, chaussures vernies. Le type est photographe, reporter, tient à préciser qu’il n’est absolument pas le leader du mouvement. Qu’il n’y en a pas, d’ailleurs. En juin, c’était pourtant Fred Tousch, le grand costaud à lunettes et cheveux longs au générique du dernier show d’Edouard Baer, qui paraissait mener la danse. « Il ne veut plus 33

s’exprimer », me dit Arnaud. Ça se comprend : le gag a pris de l’ampleur. En Belgique, à Montréal ou à Genève « En 2003, c’était un spectacle pour rigoler. Aujourd’hui, c’est clairement de la contestation anti-sarkozyste. » A l’origine un collectif, Restons Vivants, mobilisant près de cent cinquante intermittents (dont l’un des zozos d’Action Discrète, lire page

« ARTE, c’est trop compliqué», « SDF rentre chez toi », « Réprimez les manifestations » suivante) pour défiler en tailleur au soleil. Arnaud en tire un court visionné 850 000 fois en quatre ans. La mayonnaise tricolore prend vite à mesure que le candidat UMP s’approche de la fonction suprême, soutenu par ce que divers sociologues auront nommé « la France bling-bling ». L’homme élu, l’appel de juin 2007 réunit des

punks et des bobos, des glacés du sarkozysme, des lambdas venus pour se marrer, le centre mou et les déçus de la gauche. Dans une époque dépourvue d’idéologie, la fronde, semblet-il, passe mieux par le rire. Le site est parfois visité par 7000 internautes par jour. Des raouts éclatent à Bordeaux, Brest, Rouen, Pau, Rennes, Toulouse, Clermont-Ferrand. Plus surpre- nant, la blague est reprise en Belgique, à Montréal ou à Genève, régions peu touchées par les mesures du gouvernement Fillon. Choisies comme sujet de thèse à Sciences-Po, les Manifs de Droite se précisent encore sur l’Hexagone. En septembre 2007, face au Grenelle de l’environnement, des femmes en manteaux de fourrure se prononcent « contre l’écologie » et demandent « moins d’oiseaux, plus d’autos », assurent que « le nucléaire c’est de la bombe » et qu’il faut « se gaver pendant qu’il en est encore temps ». Plus ostensibles qu’auparavant, les codes actuels de la bourgeoisie en place s’avèrent aussi facile- ment récupérables. Ainsi dé- tournés, ils compensent le malaise d’une opposition inau- dible. Jusqu’à créer des détournements paradoxaux : « Certains altermondialistes

n’ont pas du tout rigolé : j’ai reçu près de cinquante mails qui reprochaient aux Manifs de Droite de piquer la sémantique et la rhétorique de gauche. Ils disaient : “Si vous parodiez nos revendications, qu’est-ce qui nous reste pour nous faire entendre ?” » Effectivement, quand soixante bourges sautent en criant « Cac 40, Cac 40, ouais, ouais », en fermant les yeux, on peut se croire à Porto Alegre. Puis, et c’est presque aussi drôle, jusqu’à être piratés euxmêmes : « Lors des conflits sociaux de novembre, de vrais jeunes de droite, ceux de Liberté Chérie [« l’association libérale

de référence », fondée en 2001] ont manifesté contre les grèves en reprenant mot pour mot les propos que j’avais tenus dans Télérama. Ils essayent de récupérer le mouvement. » Le monde à l’envers. Le 12 juin 2007, la manifestation s’était terminée par des excuses : « Désolé pour le dérangement / La prochaine fois, on sera moins nombreux. » Ce n’est pas tout à fait sûr. — Texte richard Gaitet Photographies tirées du film d’Arnaud Contreras manifdedroite.com

DES PaVéS En MoUSSE Février dernier, 19h. Au croisement des boulevards Saint-Michel et Saint-Germain, cœur des événements de 68, un homme jette des pavés. En mousse. Face à la caméra d’Arnaud Contreras, décidément de tous les bons coups, un révolutionnaire en imper reproduit la geste soixante-huitarde vidée de toute idéologie. Deux copains viennent jouer. Ça dégénère quand des bénévoles de l’Unicef s’en mêlent, les badauds ont peur, une fille perd sa chaussure. L’activité se répétera tous les quinze jours jusqu’au 30 mai, date d’une « grande révolte contre la chienlit ». Sous les pavés, Laurent Laurent, 15 ans en 68, écrivain à barbichette, auteur du Tombeau de la variété française et du Tri de l’arrêt, l’histoire d’un mec qui arrête un truc tous les jours (de se raser, de mettre des chaussettes, de dire bonjour à sa femme). Il rêvait « d’une arme douce ». La voilà.

r. G. pave68enmousse.blogspirit.com Mardi 14 juillet 1789


Jeunes et polis téléviSion

Fous ta cagoule Depuis 2005 sur Canal+, Action Discrète réinvente le principe de caméra cachée sur des questions d’actualité entre deux sketchs potaches : un vrai sens de la subversion cool. Les meilleurs détournements ne tiennent qu’à un fil : ils évoluent dans une zone trouble, entre fiction et réalité, premier et second degré. L’essentiel est de ne pas savoir. D’Action Discrète, joyeuse quintette en activité sur la chaîne cryptée chaque dimanche après Les Guignols, on ne sait presque rien. Rencontrer ses membres n’apporte pas grand-chose : lors de deux déjeuners et d’un tournage en leur compagnie,

ces terroristes trentenaires, charmants, citadins, jeunes et polis, tirant volontiers sur le « pouet-pouet », les références eighties et les jeux de mots en rafale, éludent les questions, bottent en touche, multiplient les vannes et les digressions. Théoriser le propos ? Bof, pas drôle. C’est d’abord décevant : on venait pour des réponses, connaître l’origine, l’objectif et la mission de ces gagmen repérés par Comédie, transférés sur

France 2 puis placés, en mai 2005, aux commandes de l’émis- sion Radio+. Mais c’est mieux. Que détournent-ils ? D’abord un nom violent, Action Directe, groupe anarchiste d’obédience marxiste-léniniste, revendiquant une cinquantaine d’attentats et

d’assassinats sur le territoire français entre 1979 et 1987. Pas vraiment des rigolos. « Michel Denisot, du temps de nos passages au Grand Journal [de septembre 06 à janvier 07], se trompait tout le temps au début. Aujourd’hui encore, trois-quarts

de ceux qui nous connaissent pensent qu’on s’appelle Action Directe. C’est dingue que les gens aient oublié. Alors qu’on est beaucoup plus proches de l’Action Française ou des scénaristes de La Discrète. » C’est toujours comme ça.


« Des têtes de bourgeois » Dans le poste, le même rituel : Julien Cazarre, Patrice Mercier, Pierre Samuel, Thomas Séraphine et Sébastien Thoen enfilent leur cagoule selon, en gros, les titres du Parisien ou la dernière sortie présidentielle, et proposent des solutions pour sauver quelque chose : la communauté chinoise, le PS, la Belgique ou la laïcité (photo). Le stade de Cachan, toujours occupé par des sans-papiers ? Le club de badminton se plaint à la mairie : « Le journal dit qu’ils sont partis ! » Baisse du pouvoir d’achat ? Action Discrète revend des DVD pédophiles ou le fauteuil roulant de pépé. Inauguration de la place Jean-Paul II ? AD milite pour la place Pape Diouf, en hommage au président de l’OM, et termine trois heures en garde à vue. Marginalisation des séropositifs ? AD promène un faux malade et demande aux badauds de lui faire un calin, un bisou, de lui coller la main au paquet ou de sucer sa sucette. Ils sont forts, bons comédiens, pas toujours fins, souvent gonflés. Ne passent jamais très loin d’un gnon. « Ça marche parce qu’on a des têtes de bourgeois, de fils de bonne famille. » Nés pour 35

la plupart dans le VIIe arrondissement de Paris, formés à la ligue d’impro de Meudon, ils incarnent et sabotent, principalement le pouvoir politique (le fils Boutin en campagne, le staff de Royal louant un compagnon noir), économique (la branche marketing de Total-

« Des activistes zozos : c’est nous, ça. Des types qui font perdre sept euros à Shell, qui veulent faire péter l’économie et qui se retrouvent à péter dans des banques. » Action Discrète

Fina redorant son image sur les plages bretonnes) ou médiatiques (des reporters de France 3 au salon de l’Agriculture). On leur donne le bon Dieu sans confession, ils disent des horreurs, jonglent avec des

blagues d’école de commerce (Père Noël queer, parodie de La Môme) et une matière délicate : le réel. Et ils ne sont jamais meilleurs, jamais plus utiles, que lorsqu’ils parviennent à percer la carapace médiatique en fabriquant, malgré eux, de vrais faux événements. Août 2006, université d’été de l’UMP, habillés en supporters, ils amplifient la ferveur sarkozyste et hurlent façon hooligans. Le sujet est repris tel quel au vingtheures de TF1 et par des chaînes étrangères comme indice de la popularité du candidat chez les jeunes. Novembre 2007, grève des transports gare SaintLazare : de drôles de syndiqués CGT distribuent gâteaux et boissons chaudes « pour donner une image plus sympa du conflit social ». Le lendemain, boum, première page de La Croix. Reporters dupés ou journalistes complices ? C’est tout l’intérêt, cet équilibre, cette frontière floue. Ils s’en vantent à peine. « Ça prend une autre dimension, c’est sûr, quand le sketch va vers autre chose » ; « ça fait plaisir, oui » ; « il y a une satisfaction en tant que comédien ». Bizarre, ce détachement. « Par rapport à Groland, on est moins engagés. Eux sont très marqués à gauche pour

taper sur la droite. Nous, on identifie juste un truc con et on appuie dessus. » Quitte à prendre, comme Thomas et Julien, sa carte à l’UMP, avant celle du FN et de tous les partis. Hic Quel est l’avenir du programme ? Parmi toutes les propositions suivantes, certaines sont vraies : « D’abord des best-of, puis un cabaret avec des clowns sur la vie en prison », « un disque », « une encyclopé- die du slip », « un restaurant 3, rue Oberkampf », « une sorte

de Cocoricocoboy de 15 à 26 minutes avec des happenings, de l’animation, des clips. Radio+, c’était super complet, mais on n’avait pas trouvé notre univers. On veut plus d’espace. L’emmerdant, c’est qu’on commence à nous reconnaître. » Fous ta cagoule. Texte Richard Gaitet Photographie Magali Aubert — action discrète le dimanche à

14h20, canal+

actiondiscrete.fr

Un groUpUscUle D’inflUences

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Jean Vilar, bien sûr. La fin de L’Aventure c’est l’aventure, quand ils kidnappent le Pape. Azouz Begag. Certainement pas Coluche, c’est nul. Ma théorie, c’est qu’il a fonçé dans le premier camion quand il a compris qu’il n’était pas marrant. Jean Yanne, franchement, le côté je prends pas parti, j’en ai rien à foutre, top. La pièce Sarkozix le Gaulois au théâtre des Deux Anes, deux heures, le mec est seul, du chant, des imitations, très fort. Pierre Richard. Mustapha, le protégé de Ruquier. Patrice aime bien Desproges. Tout le monde aime bien Desproges.

»

Non, moi j’aime la mousse au chocolat.

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Portfolio

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Printed in Brussels

Le rock en 2008, subversion impossible ?

Dans Nous sommes jeunes nous sommes fiers, Benoît Sabatier, rédacteur en chef adjoint du magazine Technikart, retrace 50 ans de « culture jeune » et l’évolution « conformiste » d’un mouvement rock naguère contestataire. Dites donc, n’est-ce pas un peu réactionnaire de déplorer qu’une majorité partage aujourd’hui des goûts culturels qui faisaient de vous, plus jeune, un « marginal cool » ?

page 50

Benoît sabatier : Mon discours n’est pas « c’était mieux avant ». Quand je parle de victoire de la culture jeune, c’est plutôt positif. Tout ça a amené une libération formidable, sexuelle, entre autres. Je ne critique pas la démocratisation de la culture

jeune, mais son édulcoration. Je ne parle jamais de récupération : c’est un problème d’in- tégration. Le rock a lutté pour être intégré, reconnu ; ça a marché, tant mieux. Mais cette intégration fait qu’on est passé des marges au centre, et tout

ce qui est conformiste est déplorable. Ce qu’il y a de très énervant, c’est que ce confor- misme se réclame de l’anticonformisme. Je ne crois pas que ce soit réac de se plaindre qu’un nouveau conformisme se soit mis en place.

International edition

Vous écrivez : « Iggy Pop qui montre sa bite en 2004, c’est aussi subversif que Edouard Baer sirotant un drink au café de Flore. » Mais n’est-ce pas confondre subversif et transgressif ?

Ça a été subversif. Quand Jim Morrison sortait sa bite en concert, il était emmené par les flics et ça créait des émeutes incroyables. en quoi n’est-ce plus menaçant pour l’ordre établi aujourd’hui ?

C’était dangereux à l’époque parce que c’était nouveau, parce que c’était impossible de le faire ! il n’existait pas de repré-


sentation du sexe masculin partout comme aujourd’hui ! Avant les années 50, il n’existait même pas de culture jeune. Le simple fait d’être jeune, même sans volonté politique ou contestataire, avoir une attitude jeune, était subversif. Elvis était un garçon très gentil qui voulait écrire une chanson pour sa maman. D’un seul coup, il

Je préfère les Strokes, des gosses de riches, à un fils de prolo défoncé comme Sid Vicious. BeNoît SaBatier

met les Etats-unis à feu et à sang, ses passages télé sont réprimés par les ligues de vertu, le gouvernement tremble, on l’envoie au service militaire. Ce qui fait que les Beatles étaient subversifs, ce n’est pas Love Me Do, c’est leur succès : le fait que des jeunes aux che- veux longs deviennent plus populaires que n’importe qui.

la contre-culture devenue dominante était-elle si subversive ?

Dans les sixties, la contre-culture restait à inventer. Son invention a été subversive. Dès les années 50, Norman Mailer faisait l’inventaire de ce qui est hip et ce qui est square : il ne va pas dans le sens de ce qui est relayé par la masse. Le subversif est aujourd’hui accepté, digéré. En ayant digéré la rébellion, on dirait que notre société jeuniste ne laisse d’espace subversif que dans la destruction de soi. On peut reconnaître qu’Amy Winehouse est subversive dans le sens où elle fait bien chier sa maison de disques en étant incontrôlable. Mais je préfère les Strokes, des gosses de riches, à un fils de prolo défoncé comme Sid Vicious, le crétin ultime, néo-nazi parce qu’il trouvait ça drôle, flinguant sa petite copine parce qu’il était complètement con, ne sachant pas jouer de la basse… une marionnette business manipulée par [son manager] Malcom McLaren. Pourtant, vous vous moquez des Strokes : « de fausses petites frappes, de vrais fils à papa ». Ils seraient plus subversifs s’ils se défonçaient ?

Joey Ramone (Ramones) & stiv batoRs (loRds of the new chuRch) 1988


42 Young and polite Musique

Pas du tout. Je trouve ça génial qu’ils soient gosses de riches. Le rock aujourd’hui a à voir avec une certaine culture, qu’ils ont, et ils produisent des morceaux vraiment supers. Néanmoins, aller à un concert des Doors était un acte politique et subversif : on risquait la prison, on était vraiment en train de changer la société. Un concert des Strokes, génial, mais ce n’est pas plus subversif que d’aller voir La Traviata à l’opéra Garnier. Qu’est-ce qui est subversif aujourd’hui ?

Je n’en ai pas la moindre idée. la techno aurait-elle été moins subversive si elle avait été immédiatement récupérée ?

C’est une très bonne question. Je ne sais pas. Sa portée subversive est assez limitée aussi. les médias ont une énorme responsabilité dans la récupération des avant-gardes. C’est vous qui vendez du cool tous les mois dans Technikart…

On vend du cool en étant quand même très anti-cool, non ? On essaie de rester « poil à gratter ». On n’a jamais été béats devant la branchitude. On n’a jamais dit que Colette et Le Baron, c’était notre idéal. Dans un premier temps, on a de l’empathie, mais derrière, on essaie de voir ce que ça veut dire. On est très critiques. J’adore écouter des nouveaux disques pour essayer de trouver le truc qui fera progresser tout ça, pour que le rock et la culture jeune ne soient pas une langue morte. la revendication de la culture jeune actuelle peut-elle se résumer à « fight for the right to party » ?

Ce qui m’a passionné avec ce livre, c’est ce paradoxe : la cul- ture jeune a toujours été considérée par les vieux comme quelque chose de décérébrant, juste hédoniste. C’est à la fois vrai et complètement faux. Par exemple, un groupe fabriqué comme les Monkees [vrais-faux Beatles américains, 1965-1970], vantant l’idée que c’est cool

THe sTANdArd thursday July 4 1776

d’être jeune et hippie, a malgré tout changé la société dans le bon sens. idem pour les Beastie Boys : la culture rap commence à peine à s’essouffler et ces morveux disent : « Ah, il y a des revendications raciales ? Ben nous, on veut juste les petitsfours. » C’est le côté sale gosse, très important dans la culture jeune – des actes en apparence gratuits, purement hédonistes, mais en fait assez subversifs. Aujourd’hui, le côté « chante, danse, mets tes baskets » d’Ed Banger, j’y suis moyennement sensible, et souvent ça m’agace énormément.

monde. On parle bien de consumérisme, lié à tout un mode de vie qui s’est mis en branle. Si l’Angleterre sixties change et influe sur le monde, c’est aussi grâce à la mode, aux minijupes… C’est inter-dépendant.

par des vieux, pour lutter contre la prédominance de l’esprit jeune. il y a dix ans, au moment de l’apogée d’un certain postmodernisme, on disait « ce qui est subversif, c’est plus du tout l’esprit punk, ce serait l’esprit lounge ». Bon, c’était rigolo, mais c’est quand même complètement faux.

Le côté « chante, danse, mets tes baskets » d’Ed Banger, souvent, ça m’agace énormément.

la subversion est morte, alors ?

Au fond, le problème vient du pouvoir d’achat des jeunes, devenus la cible n°1 du marché. la solution pourraitelle venir d’une forme d’anti-consumérisme ?

Quel ordre devra renverser le prochain mouvement contre-culturel ?

Voyons comment le consumérisme a favorisé la subversion. Le but des Beatles, c’était de changer le monde ou de vendre le plus de disques possible ? C’était de vendre le plus de disques possible – et c’est comme ça qu’ils ont changé le

J’ai de la peine à penser, d’abord, que le prochain mouvement contre-culturel sera musical : il y a les médias, la littérature, le cinéma. A quoi s’opposera-til ? il y avait cette idée à la fois drôle et ridicule que le prochain mouvement subversif sera créé

BeNoît SaBatier

il y a quelque chose de pri- mordial dans les écrits situationnistes, c’est la notion du spectaculaire intégré. Ce qui est subversif aujourd’hui est intégré rapidement… et ne l’est plus l’heure d’après. J’ai l’impression que pour ma génération, la subversion était une valeur suprême, et c’est un terme qui a tellement été vidé de sa substance que moins on s’en revendique, plus on peut trouver des pistes. — Entretien Valentine Faure Photographie richard Bellia nous sommes jeunes nous sommes fiers (hachette littératures)


43 Young and polite accessoire

THe sTANdArd thursday July 4 1776

Les rebelles éplinglés La cravate, un accessoire bourgeois ? Mon cul oui. Les cravates revêtent de nombreuses fonctions cachées. Elles offrent une prise à d’hystériques groupies. Elles sont utiles en cas de suicide par pendaison ou lors de soirées SM (le fameux triptyque : fouettage-bâillonage-menottage). Enfin, elles peuvent servir à faire un garrot. Nous ne sommes pas très loin du sujet. il y a toujours de la cravate dans le rock’n’roll. Plus qu’un style, c’est un message. En décembre 1993, le groupe Nirvana posait pour le magazine Rolling Stone en costume Brooks Brothers. Comme ses associés, Kurt Cobain portait une cravate couleur lie de vin, agrémentée d’un imprimé paisley, et d’une largeur de dix centimètres envi- ron. Le modèle existe encore, il vaut $79.99. Une putain de

cravate républicaine, comme une corde au cou. Evidemment, Cobain nous annonçait sa mort. Quinze ans plus tôt, Brian Ferry avait annoncé celle des hippies. Lors de sa tournée 1975, alors que les troupes américaines quit- taient le Vietnam, il portait un uniforme G.i. Sa cravate kaki était glissée entre le deuxième et le troisième bouton d’une chemise à épaulettes. Dans le rock’n’roll, le bout de tissu fut souvent politique. A la fin des années 50, il fallait l’enlever pour dire quelque chose. Gene Vincent, Chuck Berry et Little Richard firent cela très bien. Quelques années plus tard, les mods prirent le problème à l’envers, revendiquant le port flamboyant de la cravate et surjouant le style bourgeois. ils définirent ainsi un dandysme

prolétaire et d’opposition. Les punks allèrent plus loin : ils vomirent en cravate de cuir et donnèrent vie à l’homme total, sauvage et élégant à la fois. On n’épingle pas mieux les minettes. Aujourd’hui, on connaît le problème. Même Christophe Willem en porte. Sur M6, une styliste lui a sans doute glissé

que de nombreux rebelles en avaient porté et qu’il était important qu’il s’inscrive dans cette lignée. Elle lui a aussi donné une paire de Converse et un t-shirt troué. Dans la musique, la cravate s’est transformée en gimmick. Elle est l’uniforme des rebelles d’opérette. Pour prétendre à un quelconque anti-

conformisme, il faudra aller beaucoup plus loin désormais dans la récupération des codes de l’esthétique bourgeois. Les mocassins à glands (tassel loafer sur ebay), nom de Dieu ! — Texte Marc Beaugé Photographie Album Specials de The specials


44 Young and polite Sociologie

thursday July 4 1776

Le printemps des bourges

L’époque l’affirme, les sociologues Michel Pinçon et Monique Pinçon-Charlot, auteurs des Ghettos du gotha, le confirment : « Nous sommes face à un triomphe de la grande bourgeoisie ». Bénéficiaires de tous les pays, unissez-vous ! Vous présentez la grande bourgeoisie comme la dernière classe sociale au sens « marxiste » du terme…

Monique Pinçon-Charlot : C’est-à-dire une classe en soi, qui partage les mêmes conditions de vie, qui se retrouve dans les mêmes quartiers, avec des intérêts communs dans le monde des affaires, de la cul- ture. Et puis une classe pour soi, mobilisée pour elle et contre les autres. En découle un processus positif, celui d’agrégation, à savoir la solida- rité, l’amour de son semblable. Mais également un processus

négatif, la ségrégation par une condensation extrême de l’excellence sociale. C’est le système de la cooptation à travers notamment les cercles (Cercle du Bois de Boulogne, Cercle de l’Union interralliée...), qui assurent un entre soi absolument parfait. Les intellectuels ont tendance à décrire ces cercles sous le terme ironique de « mondanités », alors qu’ils représentent un véritable travail social et une mobilisation. l’élection de Nicolas Sarkozy serait le résultat de cette mobilisation ?

La lucidité politique de cette classe sociale est absolument sans faille, claire, nette et précise. Nicolas Sarkozy a été élu à Neuilly avec le pourcentage énorme de 87 % des voix. Mais après huit mois d’exercice, tout ne se présente plus de la même façon. Ce nouveau président donne à voir les arcanes du pouvoir et ses liens avec le milieu des affaires, sans parler de l’affichage de sa vie privée et de ses richesses. Or, une loi sociologique développée par Bourdieu induit que « pour que le pouvoir fonctionne, il doit être méconnu ».

Sur quoi repose le statut de grand bourgeois ?

Les familles fortunées n’entrent pas dans les catégories usuelles de classement comme l’insee. La grande bourgeoisie est définie sur l’idée du cumul des richesses : à la richesse économique s’allie, en premier lieu, la richesse culturelle. Ces gens baignent dans la culture savante depuis leur enfance, vivent dans de véritables maisons-musées et passent souvent par les grandes écoles. Ensuite vient la richesse sociale, une sociabilité de tous les instants orchestrée dans les clubs, rallyes, dîners avec des

réseaux tissés à l’échelle internationale. Enfin, comme l’a mis à jour Pierre Bourdieu [La Noblesse d’Etat, 1989], s’ajoute la richesse symbolique de la recon- naissance des autres classes. Quelle est la différence aujourd’hui entre grande bourgeoisie et noblesse ?

Mon mari et moi englobons le tout sous le terme « d’aristocratie de l’argent », pour montrer qu’il n’y a plus vraiment de différence. Après la Révolution, la bourgeoisie n’a rien fait d’autre que créer des dynasties fami- liales. Elle a fait en sorte que le


critère de sélection soit l’ancienneté de la richesse, pour pouvoir appartenir au groupe, reproduisant ainsi l’éternelle fracture entre nouveaux et anciens riches.

L’élégance, la bonne tenue des bourgeois leur attribue une sorte d’assurance naturelle. MoNique PiNçoN-Charlot

Comment la grande bourgeoisie exprime-t-elle sa domination ?

Son éducation exemplaire, le fait d’habiter dans des endroits extraordinaires. Cela en impose. Ces individus incorporent la richesse, qui devient une seconde nature. L’élégance, la bonne tenue leur attribue une sorte d’assurance naturelle.

La classe moyenne intellectuelle étant la plus à même de se fondre dans le milieu, est-elle en mesure de le subvertir ?

Non, car les intellectuels de la classe moyenne ont une représentation intéressée de la grande bourgeoisie : ils la dénigrent,

ironisent son pouvoir. Et cette position ne fait que conforter la position des dominants. Où se situent les forces contestataires aujourd’hui ?

Nous sommes face à un triomphe de la bourgeoisie. Les forces contestatrices, sont

cassées, épuisées, sans voix, sans patrimoine collectif, sans valeurs à partager ou portées par des groupes. — Entretien david Herman Illustration (détail dessin) Jeanne detallante galerie aaa, paris

michel pinçon et monique pinçon-charlot, ghettos du gotha

(seuil, 2007, 288 p.,19 €) des mêmes auteurs

:

sociologie de la bourgeoisie

(la découverte / repères, 2000)


46 Young and polite Couture

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Plaît-il ? Après les looks de la rue, les dégaines du rock et les slogans des révolutionnaires, la couture se tourne à nouveau vers les signataires de son acte de naissance : les grand bourgeois. Y a-t-il un retour des valeurs bourgeoises conservatrices dans nos sociétés ? Les créateurs, depuis quelques saisons, semblent se poser les bonnes questions : trop de laxisme, besoin d’autorité ? Effondrement des valeurs collectives, règne de l’argent ? Les couturiers mettent les pieds dans le plat (de faïence) en puisant parmi les codes grands bourgeois du XiXe à la première moitié du XXe siècle : nœud papillon (Alexis Mabille), carré Hermès (un peu partout), carreau écossais (D&G Dolce&Gabbana), veste d’écolier (Jean-Charles de Castelbajac) ou corsage à manche bouffante (Charles Anastase). On revisite un à un les éléments structurants des grandes familles et leur progé-

niture à l’éducation judéo-chré- tienne exemplaire. inversement, pour son 40e anniversaire, qu’en est-il du symbolique Mai 68 ? Un fantasme pour étudiants attardés ? Les codes du rock sont devenus le must-have de la jeunesse dorée (alors que l’inverse a toujours été vrai, lire Les rebelles épinglés page précédente). il convient donc de se demander si, pour rompre avec la consensualité, la véritable impertinence ne réside pas dans la maîtrise des rênes du système et sa subversion de l’intérieur. Le champ de la mode paraît en tout cas opter pour cette forme d’expression… lui-même si souvent sous l’em- prise des groupes financiers. — david Herman

Lanvin

Jeremy Scott

Lanvin

Charles Anastase

Alexis Mabille

Jean-Charles Castelbajac


C’est sympa tu verras. Sneakers trois couleurs Jonathan saunders pour Gola Chaussure de foot rétro en cuir blanc Kappa Basket montantes en toile rose Converse Basket en cuir Or et tissus Prince de Galles spring Court Basket Symbolic low, Monseigneur et Deauville deluxe Le Coq sportif Chaussure Penny Loafer en cuir perforé et Richelieu Minimal vernis schmoove Basket Freestyle paris (outsole) reebok Basket en verni noir GJ” remix en mode rock par le batteur GreG JACKs pour dC shoes Basket Shu Street basse en toile blanche shulong


48 Young and polite Mode

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Naco tique Le t-shirt chanel Fake de Naco, élu « t-shirt of the year » sur Internet, a fait grimper les ventes de la marque et confirmé qu’on peut donner des coups de pieds en souriant. A peine sorti de L.I.S.A.A. (Institut supérieur des arts appliqués), Naco produit des collections à un rythme effréné sous le sigle Naco-Paris. Pas facile. Sans un sou, son credo sera : se faire remarquer. Après avoir fait sienne la capitale et ses nuits de fashion week, il est sur le point de devenir « Naco-Paris New Berliner ». Tout comme ses références hétéroclites – Leigh Bowery, John Waters, la Cicciolina, Kate Bush, Jamie Reid, Nina Hagen, Vivienne Westwood –, il est de partout et d’ailleurs remarqué. Naco-Paris by Master Patrick

Quelle a été l’impulsion de vos détournements ?

Naco : il y a toujours eu dans mes collections une certaine révolte contre l’establishment, sous différentes formes ou expressions. Plus ou moins marquée d’ailleurs. Cette agressivité, je l’ai en moi depuis toujours. Je l’ai transformée en quelque chose de positif.

Révolté contre quoi ?

Depuis le début de ma carrière je fais face aux obstacles, notamment financiers et techniques. Ce métier est un combat quotidien face aux puissants. Chanel par exemple ?

Le but de ce message peint à la main sur un banal t-shirt de coton blanc est de dénoncer la

surconsommation des grandes marques, plus précisement les gros groupes financiers qui les gèrent et qui ont, au fil des années, bétonné le marché, limitant le champ d’action des créateurs aux moyens moins colossaux. Face à ce phénomène, je me sens comme le Robin des Bois de la mode : je fais de l’anti-marketing en utilisant l’ultra-marketé.

Créer une mode unisexe, c’est aussi se moquer de la mode où tout est organisé autour de la dichotomie homme/femme, non ?

Je ne cherche pas, par-là, la provocation ni la moquerie (ça, je le fais déjà). Je remets en cause le système de présentation des collections et l’organisation des grandes maisons que je trouve

très archaïques. Les générations à venir vont dans ce sens.Je ne me demande pas si un vêtement ou un accessoire a été conçu pour un homme ou pour une femme. S’il me plaît, je l’achète, point. Je ne me sens pas concerné par les étiquettes de genre, de sexualité, de statut social...


Vous préférez choquer ou amuser ?

Peu m’importe, mon but est de créer une réaction. Vous bossez toujours seul ?

Je m’occupe toujours de la conception complète, mais je confie une partie de la production à des ateliers extérieurs – français – qui correspondent à ma fabrication et à mes finitions si particulières. Avant une nouvelle collection, je m’isole deux à trois semaines pour sortir toutes les infos emmagasinées pendant des mois.

Pourquoi être parti à Berlin ?

Paris (et la France en général) n’est plus très accueillant pour les artistes, et donc pas très propice à la création. C’est en constatant que j’avais 40 points de vente dans le monde et un seul ici que j’ai réalisé que « capitale de la mode » ne signifiait plus grand-chose pour moi. Quitte à ce que mon travail soit reconnu ailleurs, autant partir. Si vous deviez reprendre une grande maison?

Je pense m’éloigner de plus en plus du travail que developpe

les grandes maisons de couture. Je n’ai pas la sensation qu’on fait le même métier... Peutêtre m’occuper de la direction artistique des collections Tex de Carrefour ? Vous vouliez terminer sur une provocation ?

Peut-être, mais au fond je le pense. Ça m’intéresserait plus de créer une vraie mode présentée dans des supermarchés. La France est le pays où les gens s’habillent le plus mal, il est plus que temps de réagir. Vraiment, ce serait plus satisfaisant pour

Je me sens comme le Robin des Bois de la mode : je fais de l’antimarketing en utilisant l’ultra-marketé. NaCo

moi que de créer des robes importables (et importées) pour une maison illustre dont le seul but est de vendre des sacs et des rouges à lèvres. Gagné. Entretien Marlène Giacomazzo téléphone lecteur

0 875 569 769

chanel fake est en vente dans les meilleurs endroits, par exemple à la galerie magda danysz (magdagallery.com) ou l’espace d’installation éphémère arty-dandy du bon marché (jusqu’au

31 mai).

Sabordage sur nouvelle vague

Six idées de sabotage modeux ? Trop tard, Naco l’a fait. 1. Squater un défilé Dior « C’était au tout début, en 2001. Je n’avais pas un sou pour présenter ma collection et encore moins la renommée qui pouvait faire se déplacer un public. la meilleure solution était de défiler dans un endroit gratuit : la rue, où le public serait déjà là : la file d’attente du defilé Dior ! tati m’a offert 2 000 petites culottes en coton

sur lesquelles j’ai tagué NacoParis. on a jailli de la voiture de mon attachée de presse avec un ghetto blaster hurlant du Marilyn Monroe et dix filles jetant les culottes à la figure des rédactrices. ça m’a valu une interview sur CNN. »

2. Se moquer des rédactrices « Pour m’adresser directement aux journalistes françaises, ma collection 2003, Come On Darling, comportait un t-shirt “I’m

not Marie-Christiane Marek”. Flattées, certaines se sont intéressées de près à ma grande gueule et la principale intéressée en a commandé pour toute son équipe. »

4. Des cadeaux inattendus

6. Des slogans qui défoncent

« Pour ma collection Savage and Sophisticated, j’ai fait livré des paires de rangers à l’hôtel SaintJames. elles sont arrivées comme par magie, le jour du défilé. »

3. Du culot politique

5. Une honnêteté surjouée

« en 2004, j’ai fait défiler des burkas drapeau américain le même jour où avait été interdit un défilé spécial “femmes musulmanes” à Montreuil. J’ai aussi une burka Coca-Cola. »

« Pour la période de transition entre le franc et l’euro, j’ai fait imprimer une série de vêtements avec de faux prix énormes dessus : 6 575 francs. »

« Des tops Bye Bye Tom/Hello Naco pour le départ de tom Ford de chez YSl, Fan-club Anna Wintour suite à son entartage au pâté par les anti fourrure, Kiss Me Kate en soutien à Miss Moss, Not Prada et Die-Or haute couture, Do you really need a Marc Jacobs’s bag ?, Wanted Bernard Arnault, Mickey Mouse is a slut ou encore J’adore Pas. »

M. A. & M. G.


50 Young and polite Portfolio Nine

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23 Y

Abonnements Le Standard

6 numéros pour 23 Y en France (27 Y wordwide) voir page 193

Jean-Pierre

DIONNET page 60

JeuneS & poLiS

5e année - n° 19 - france métropolitaine

Les carabiniers de la subversion alors que la Belgique paraît politiquement sabotée, Standard part à Bruxelles à la rencontre de deux géniaux « forbans » perpétuant un esprit anarcho-ludique, flibustier et mutin : l’entarteur Noël Godin et son compère artiste situ-loser Jan Bucquoy, accompagnés d’une nouvelle copine, la pamphlétaire Corinne Maïer.

jeudi

24 février 1848

www.myspace.com/standardmag


Les plus beaux fils spirituels de Ravachol et de Guy Debord ne pouvaient venir que de la patrie des blagues belges. Depuis plus de quarante ans, Noël Godin et Jan Bucquoy, 62 ans chacun, cherchent le chemin de la liberté en multipliant les attentats fantaisistes et les initiatives déraisonnables. Le premier, mondialement connu pour son terrorisme pâtissier, réédite son Anthologie de la subversion carabinée, bloc historique jouissif sur les « révoltes pimentées » qu’il dédie, hum, à un vrai meurtrier. Son complice Bucquoy, touchant touche-àtout (romans, BD, théâtre, installations), est devenu célèbre pour sa série cinématographique La Vie sexuelle des Belges, entamée en 1994 et dont il monte aujourd’hui le huitième volet – un éloge du couple de près de douze heures. En attendant sa rétrospective en 2009 dans une galerie bruxelloise, Bucquoy vient de publier ses mémoires (La Vie est belge) et « prépare », comme chaque 21 mai, un coup d’Etat dérisoire contre la royauté, se résumant à la décapitation d’une statue ou à une course type Braveheart en direction du palais présidentiel, avant son interpellation par la maréchaussée. Fin février,

ces deux flibustiers sont passés à confesse dans leur repère anar fétiche, le Dolle Molle (la taupe enragée), en compagnie de trois bouteilles de Banyuls et d’une nouvelle amie, Corinne Maïer, ici discrète, auteur du best-seller Bonjour Paresse et d’une préface émue de La Vie est belge. Après trois mois de « gouvernement temporaire », la Belgique semble se mettre d’accord sur une majorité, malgré les dissensions entre Flamands et Wallons. la nation voulait-elle se saboter de l’intérieur ?

GODiN : La dégelée actuelle me fait fort rire. Elle peut s’ampli- fier ou non, tout peut se barrer en couille de la pire espèce, je m’en fiche. A vrai dire, je préfère suivre l’actualité française et les dernières de Sarkozy. Mais il ne faut pas s’y méprendre : la Belgique est tout autant un Etat policier que la France, et la répression anti-papiers y est tout autant crapuleuse. BUCQUOY : Noël s’en fout de la Belgique, c’est un internationaliste. Je vais tenter une explication. La Belgique est restée unie grâce à la francophonie bourgeoise aussi longtemps que leur puissance économique était

supérieure à la Flandre. Dès que l’économie flamande a décollé, ils ont recommencé à parler d’autonomie. Aujourd’hui, on assiste à la lutte entre la bourgeoisie wallone et une Flandre presque fasciste. De toute façon, la Wallonie n’existe pas : pour qu’un Wallon existe, il faut qu’il existe en France, comme Lio [née au Portugal] ou Adamo [né en Sicile]… à part peut-être les frères Dardenne [Rosetta, L’Enfant], dont on peut se servir comme épouvantail. En tout cas, pour moi, cette crise, c’est terrible. Mon concept artistique fout le temps. pourquoi ?

BUCQUOY : Je voulais donner une identité à la Belgique parce qu’elle n’en avait pas. A l’extérieur du pays, elle était perçue comme une entité imaginaire avec comme seule unité le fait de parler « belge », comme disent les Français du Nord. Le problème avec cette crise institutionnelle, c’est que le monde entier a découvert qu’il y avait plusieurs peuplades qui ne se parlaient pas, qui avaient leur télévision, leurs journaux respectifs. Comme la Tchécoslovaquie ou l’exYougoslavie (sauf qu’on ne se tire pas dessus). Du coup, je ne

peux plus dire que la Belgique, longtemps, j’ai proposé des c’est une bande de rigolos qui programmes pour la nuit. Le font des trucs à la Magritte. problème, c’est dès que mon Maintenant, je me considère nom apparaît sur un projet, il y en exil, à la recherche d’un lieu a des lumières rouges qui s’aloù je pourrais poursuivre mon lument et tout capote. travail. J’ai des contacts en GODiN : il faut dire que le direct s’est arrêté en Moldavie, mais je Belgique à cause ne connais pas trop. de nous ! La France, pourBUCQUOY : Au quoi pas ? Ça me « Le direct début des années plairait bien de s’est arrêté 90, j’ai été invité à trouver une petite une émission spéville où refaire mes en Belgique à ciale sur la provopetits coups, le cause de nous cation. J’en ai fait musée du Slip, le […] j’ai montré une espèce de démusée de la Femmonstration dans la me. Le seul pro- la vulve de la blème, c’est que je reine du Maroc lignée des travaux de Michel Foun’ai pas d’argent, cault : j’ai montré pas le moindre clou et jeté des la vulve de la reine pour me gratter le morceaux de du Maroc, j’ai jeté cul [rire général] ! viande ensan- des morceaux de glantée sur le Groland ne viande ensanglanpourrait-il pas Hervé Meillon. » tée sur le présentavous accueillir ? teur Hervé Meillon JAn BuCquoy [l’Ardisson belge]. BUCQUOY : Ce sont des petits rigo- GODiN : Un scanlos. Dès que je leur dale sans nom ! parle de lutte armée, je les vois Même le professeur Choron et pâlir et ils se mettent à boire. Lafesse étaient complètement GODiN : ils sont quand même décontenancés. A la sortie, on très politisés. nous attendait pour nous casser la gueule. Le lendemain, Hervé Comme Groland, avez-vous Meillon a été convoqué à 7h30 eu envie de télévision ? pour se voir signifier l’arrêt de BUCQUOY : Pendant très toutes ses émissions parce qu’il


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n’avait pas réussi à expulser Jan du plateau. Le pays était en fureur devant ces garnementeries. De mon côté, je m’enorgueillis d’avoir fait disparaître l’émission Durand la nuit [talk littéraire, 1992-1993]. il y avait cet infâme écrivain tsariste, Vladimir Volkoff, qui pérorait en disant qu’on ne pouvait plus désobliger personne, que la dernière forme de provocation consistait à reprendre son boulanger quand il causait mal. J’ai pas pu m’empêcher, je lui ai balancé une tarte à la figure. Comme Volkoff s’est blessé en tombant à la renverse, l’émission a été annulée [Godin ressert un verre à tout le monde].

Jeunes & polis – Happenings

Avez-vous des solutions politiques ou poétiques pour renforcer l’unité du pays ?

sert plus, on pourrait les jouer à la loterie. Les gens aiment bien ça parce que la vie change d’un coup. GODiN : Peut-être faudraitil transformer la Belgique, et tous les états du monde, en république flibustière, comme au XViiie siècle. Le meilleur exemple en est « Libertalia », république pirate établie au nord de Madagascar. Là-bas, ils vivaient vraiment dans la jouissance. ils avaient aboli toute forme de hiérarchie, prônaient la liberté individuelle et se répartissaient les postes, effectivement, par tirage au sort. Cette cité des plaisirs était financée par les brigandages marins, ces gibiers de potence. On y vivait dans l’orgie la plus déchaînée. il y a un très bon livre là-dessus, Utopies pirates, chez Dagorno.

BUCQUOY : Moi, j’ai toujours proposé la loterie pour régler le problème des élections et de la propriété. Un Flamand pourrait ainsi être élu en Wallonie. il faudrait étendre ça à tout le pays. Les femmes dont on ne se

où situez-vous la frontière entre le sabotage ludique et l’action violente ? Avez-vous déjà été tentés de rejoindre des groupes plus radicaux ?

BUCQUOY : Bien sûr que nous avons été attirés par ces gens- là. Moi, en tout cas. Malheureusement, ils se sont toujours révélés très chiants et sexuellement coincés. Et il n’y avait pas de femmes, que des lesbiennes, des filles avec des gros pulls [il rit]. GODiN : C’est vrai qu’ils étaient sinistres, aussi bien dans leurs rapports culs serrés que dans leurs écrits. Toutefois, certains ont réalisé de beaux exploits rocambolesques qu’il s’agit d’applaudir. Dans mon Anthologie de la subversion, j’ai tenu à célébrer toutes ces formes de révolte pimentée, de terrorisme imaginatif, du moment qu’elles ne visaient pas à recréer des mécanismes de pouvoir. J’ai d’ailleurs dédié mon anthologie à Unabomber [mathématicien et terroriste américain en guerre contre le progrès, émetteur de colis piégés meurtriers de 1978 à 1995]. Je trouve que ses explosions étaient succulentes, tout à fait inventives. Et son fameux chantage était plein d’esprit.

quel chantage ?

GODiN : il a écrit un très beau manifeste écolo [La Société industrielle et son avenir], proposant le retour à la vie sauvage avec intelligence – ce n’était pas du Dominique Voynet ! Et pour avoir beaucoup de lecteurs, il a fait savoir aux plus grands journaux [dont le New York Times] que s’ils ne publiaient pas l’intégralité de son manifeste, il ferait sauter des crapules, des big boss d’usines polluantes. Les journaux ont cédé. C’est tout à fait remarquable. Et puis il a bien ciblé ses attentats, quelques-uns de ses colis piégés ont fait exploser de belles têtes d’ordures. BUCQUOY : Enfin, c’était souvent les préposées aux courriers qui y passaient. Je n’ai pas de souvenir qu’il ait atteint une grosse tête. GODiN : Oh si, il y en a eu plusieurs, des fers de lance de la mondialisation ! il n’y a pas eu de bavure [Oh si, ces attentats firent vingt-neuf blessés et trois morts : le propriétaire d’un

56 magasin d’informatique, un publicitaire et un écologiste. Dur parfois, l’humour belge.] si unabomber a tué, nous sommes au cœur de la question : où est la limite ?

GODiN : Aucune limite du mo- ment qu’il s’agit de violences révolutionnaires bien ciblées. Le cas de la Bande à Baader [groupe terroriste d’extrême gauche d’Allemagne de l’Ouest, 1968-1998] est quand même totalement exemplaire. Je ne me rappelle pas que des quidams y soient passés [parmi 34 victimes, un policier, un procureur, son garde du corps, un grand patron au passé nazi]. Evidemment, on me rétorque souvent qu’Action Directe, Baader, Ravachol ont renforcé la répression. C’est vrai. Mais de redoutables hors-la-loi y allant à fond ne peuvent aboutir qu’à ce résultat. A nous tous, face à ces insurrections nouvelles, de provoquer de belles insurrections lyriques.


BUCQUOY : Surtout, on sentait vraiment qu’avec des gens plus radicaux, la société serait encore pire qu’avant. Dans leur monde, le premier qui jette une tarte, on lui coupe la tête. Au moins, dans une société libérale comme en Belgique, tu peux encore t’amuser un peu. Si t’es un peu malin, tu n’es pas obligé d’aller à l’usine toute ta vie.

Toi Noël, avec les mecs que tu défends, tu aurais été à l’établi toute ta vie, tu aurais limé des pièces en acier. Et comme t’es complètement incapable de faire quoique ce soit, on aurait retiré ta prime de rentabilité ! L’autre souci avec ces groupes, c’était leur complexe par rapport au pouvoir. ils n’étaient qu’une dizaine, fous, et déjà

ils s’échangeaient les postes de ministres entre eux ! Et moi j’ai jamais eu de poste ! GODiN : Tout simplement, autant faire ce que l’on fait de mieux et ce qui nous fait le plus jouir. Nous aurions pu faire du terrorisme ravachalesque, mais franchement, je ne nous vois pas manipuler des explosifs ou des formules chimiques. Si

j’applaudis les malandrins, si bouteilles de champagne sont mon Anthologie est une sorte débouchées et offertes aux pasd’appel au meurtre ciblé sur un sants… fallait voir la tête des millier de pages, pour ma part, magistrats devant ce vernissage j’ai envie qu’on rigole. Je ne complètement insolent et scancrois qu’en des sacripants qui daleux ! guerroient d’une façon sacri- CORiNNE MAïER : Ce qui est pante pour aboutir à un monde intéressant chez Jan, c’est qu’il sacripan. Même avec une se détourne et se saborde luicertaine radicalité fouteuse de même. il a tendance à commenbordel, l’action ludique me pa- cer des choses qui ne finissent raît la meilleure. Toute la vie de pas, qui partent à vau-l’eau. Jan Bucquoy, c’est C’est aussi pour ça, avec ses riposcela qu’il a ce states flamboyantes tut d’artiste maudit. il touche au génie contre la censure. Je « Si mon en se dépouillant. me souviens d’une Anthologie expo au Cirque pour chacun, d’hiver, à Liège, où est une sorte quel est l’acte il montrait des sou- d’appel au la verains nus. Sous le meurtre ciblé, fondateur, première perforchef d’accusation « d’outrage à chefs pour ma part, mance ? MAïER : Je ne me d’Etat étrangers et j’ai envie considère pas com- de lèse-majesté », les flics débarquent qu’on rigole » me « subversive ». et saisissent le maténoël GoDin Je l’ai été par dé- faut. C’est quand riel. Le lendemain, EDF a voulu cenl’exposition a quand surer mon livre même lieu, car sont exposées dans la même salle Bonjour Paresse [2004] que des reproductions de tout ce qui ça lui a donné le statut de hapa été saisi. Rebelote : les flics pening. Nous en sommes à ressaisissent tout. Un an plus 500 000 exemplaires et vingttard, Jan va récupérer ses photo- cinq traductions. graphies au Palais de justice et GODiN : Je ne dirais pas un dans la cour même du Palais, il acte en soi, mais un ensemble redéploie tout le matériel, des d’actes cohérent. Avant même


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Jeunes & polis – Happenings

que la guérilla pâtissière ne à sa recherche ! Quand il est commence, je travaillais dans rentré, il était furieux ! Ce saune revue catholique sur le ci- botage filé, c’était l’une des néma belge, l’équivalent de premières fois que j’ai pu être Télérama. Petit à petit, je me cohérent avec moi-même, pour suis mis à saboter méthodique- assurer ma survie. ment mon travail, en y injectant BUCQUOY : Ma toute premièprogressivement du faux. Les re action, c’était à Harelbeke, interviews ? Je m’occupais pro- ma ville natale. J’avais 15 ans. gressivement des Je m’étais rendu questions et des récompte que la téléponses. J’inventais vision était en train des films de toute « Je souhaite de tuer notre petite pièce en rentrant avoir des ville : les gens ne de festivals. il sortaient plus, les fallait des illustra- disciples du “ Ne cafés fermaient. tions ? Qu’à cela Pas-isme ”. » Alors avec la voitune tienne, je prere d’un copain, sur Corinne MAïer laquelle on avait nais des photos de famille. Au fil hissé le drapeau russe, nous avons du temps, il y a eu quatre-vingt cinéastes in- fait le tour de la ville avec un ventés desquels je donnais des haut-parleur pour exhorter les nouvelles régulièrement. J’ai gens à jeter leur téléviseur par ainsi inventé l’histoire d’une la fenêtre. Les gens trouvaient réalisatrice thaï, Vivianne Pei, ça juste, mais évidemment perqui avait réussi un film d’une sonne n’a jeté sa télé. J’ai comsplendeur visuelle inégalée pris à ce moment-là qu’il alalors qu’elle était aveugle… lait falloir être très intelligent Un grand spécialiste du cinéma pour rendre efficace ce genre asiatique est parti en Thaïlande d’actions.

Avez-vous fait des émules ?

BUCQUOY : Je n’ai pas de disciple. Parfois des mecs viennent me coller, c’est chiant. De toute façon, se réclamer de Jan Bucquoy, ça veut dire ne plus avoir de subventions, ne plus avoir accès aux galeries. [A ce moment, Bucquoy se lève, prétexte une réunion du bureau du Dolle Molle et s’assoit à la table d’en face pour s’occuper de la comptabilité du bar]. MAïER : il exagère un peu. Son film Camping Cosmos [1996] est projeté dans les écoles de cinéma en Belgique. Pour ma part, je souhaite avoir des disciples du « Ne Pas-isme ». C’està-dire ne pas travailler à des fins mercantiles et ne pas avoir d’enfants, comme je l’explique dans mon pamphlet No Kid [2007]. Bref, ne pas céder à la servitude volontaire. GODiN : En ce qui me concerne, j’emploierais plutôt le mot partisan. il y en a partout. C’est d’ailleurs assez croustillant : j’avais annoncé une fois à la télévision la création d’une

« internationale pâtissière », totalement faux à l’époque. Mais ça s’est réellement passé de manière spontanée ! On s’est mis à entarter un peu partout des hautes pointures, à me contacter à ce sujet. Un jour, je reçois un coup de fil : « Bonjour Monsieur l’entarteur. Je ne parle pas trop fort car je suis dans la salle des Nations Unies à Bangkok. Nous nous apprêtons à entarter Michel Camdessus, le président du FMI [1987-2000]. Pouvez-nous nous donner un petit conseil ? » Je réponds : « Eh bien, je vous conseille de ne pas jeter la tarte de loin, mais de la déposer délicatement sur son visage. » Trois minutes plus tard, le téléphone resonne : « Pardonnez-moi, que faut-il dire quand on entarte ? » Je réponds : « C’est votre attentat, vous pouvez dire ce que vous voulez. Maintenant je serais très honoré si vous repreniez notre cri de guerre, “Gloup Gloup” ». Plus tard, j’ai appris la réussite de l’opération sur CNN [il glousse].

Entretien Timothée Barrière & richard Gaitet Photographies Timothée Barrière, Chéri-Bibi jan bucquoy la vie est belge

(michalon) noël godin réédition de l’anthologie de la subversion carabinée

(l’age d’homme). corinne maïer no kid

(michalon)

paris-Bruxelles en 1h22 Jusqu’à 25 liaisons par jour à partir de 55 euros A/r Grâce au tarif “toute Gare Belge”, les billets thalys sont aussi valables sur les trains intérieurs belges. réservations : www.thalys.com ou 08 92 35 35 36


L’invasion des profanateurs de Sepultura ? Une heure avant le train pour Bruxelles, un disque dans la boîte. Un trio de Liège, « UFO Goes UFA », soit « les extra-

terrestres jouent la Coupe de l’UEFA ». Le communiqué de presse évoque un « trip musical barré dépassant le mur du son

à bord d’une soucoupe volante en forme de lèvres géantes rouges écarlates » et détourne un classique de la sous-culture US, « L’invasion des profanateurs de Sepultura ». A l’arrivée, des cousins farceurs de Jon Spencer et Deus, de la pop garage noisy cool teintée de blues et produite

par Kramer (aux manettes de Ween). On croise les soucoupes à l’Orangerie, au milieu du bazar sonore de Frank Black qui répète à côté. Voici donc Sophie Galet, rousse batteuse jouant « à califourchon sur sa grosse caisse », Moe Tucker du plat

pays dont le premier groupe se nommait « Standard » en réaction à l’équipe locale, le Standard de Liège, « où tout est gris noir, de la couleur des usines, sauf le stade, immense et tout rouge ». A ses côtés, l’adorable nounours Pascal Schyns, bassiste à barbe, et le producteur Benjamin « Miam Monster Miam » en chemise militaire, qui joue de la guitare sur l’album. Pour eux, « la nation n’est pas en péril. Il y a néanmoins un grand barrage culturel. En Wallonie, on suit l’actualité française, on lit Magic et Les inrocks, quand la Flandre se concentre sur ses productions locales et les Pays-Bas. Mais il n’y a aucune tension. Seule une infime partie de la population est concernée. » Pour renforcer l’unité nationale, le trio préconise « l’organisation de la coupe du monde de foot en 2018 » ou « le concours du plus grand mangeur de frites ». Des petits marrants. Jan Bucquoy, Noël Godin, vous connaissez ? « C’est gai de les avoir. » — T. B. & r. G. ufo goes ufa op garage symphonie n°9 (freaksville records)


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Jeunes & polis – Contre-culture

On débranche tout ? Rédacteur en chef électrique de Métal Hurlant, animateur prisé des Enfants du rock, Jean-Pierre dionnet, 60 ans pile, vient de couper le courant de Cinéma de quartier après plus de mille émissions relevées au compteur depuis 1990. Soixante-huitard dégagé, il évoque avec nous le cinéma saboté, la société bouleversée, le futur en chantier. Vendredi, l’hiver. Dionnet reçoit seul dans le salonbibliothèque de sa société Des Films, désertée. Nous lui présentons le thème de ce dossier et, soudain, le héros de papier du récent Journal de Serge Clerc s’embarque dans une épatante logorrhée sur le détournement dans l’art contemporain, celui des mineurs en Espagne, l’orwellisation de notre époque, ses « frères de sang orientaux », les fromagers punks de Barcelone voisins d’éblouissants serruriers, et un projet d’installation farfelu, « le jardin des délices », proposé pour de rire à une importante galerie d’art, dont le sol aurait été tapissé de rasoirs sur lesquels marcherait une Asiatique nue. Puis se reprend : « Je suis en train de vous détourner, là. » Alerte rouge.

Dans votre communiqué d’adieu à Cinéma de Quartier, vous évoquez un film anarchiste de 1968, La Bande à Bonnot, avec Jacques Brel. pourquoi ?

JEAN-PiERRE DiONNET : C’était mon film butoir : si j’arrivais à le diffuser, j’avais fait le tour. J’allais entrer dans une période de rediffusion, comme La Dernière Séance. Les spectateurs ne sont pas dupes, ça commençait à ressembler à Boeing-Boeing ! Les

films étant disponibles en DVD, Tarantino exhumant des réalisateurs obscurs, j’ai plus d’usage. Restait deux ou trois problèmes français. La Bande à Bonnot [de Philippe Fourastié] compte parmi trois films très importants n’ayant pas eu la carrière qu’ils méritaient, avec le sublime Stavisky de Resnais [1974] et Le Voleur de Louis Malle [1967], qui n’a pas, c’est dommage, l’acidité du bouquin de Georges Darien – Belmondo dans les deux est formidable. Bonnot fut un des

derniers cas de censure arbitraire qui dura étonnamment longtemps. Ça me fait penser à Métal Hurlant condamné pour « couleurs violentes ». Dans le dictionnaire des interdictions, il y a cette notion, on croit rêver. S’il n’était pas sorti juste après Mai 68, il serait passé comme une lettre à la poste. Vous aviez 19 ans en Mai 68. on imagine aisément qu’à cet âge-là la révolte agisse comme un électrochoc…


Oui et non. Schizophrénie aidant, je faisais des études de droit à Assas, j’y allais en costume- cravate sinon on se faisait jeter par les mecs du gud [Groupe Union Droit d’étudiants d’extrême-droite, fondé en 1968]. Je faisais aussi lettres à Censier, je m’habillais craspec, plus une école de journalisme, place Saint- Germain. Quand j’ai vu qu’il y avait du bordel, ça m’a beau- coup plu. J’ai participé à quelques réunions à la Sorbonne, et je crois que j’ai été l’un des premiers à utiliser la racaille, blanche, un peu noire, mais pas du tout arabe. Je disais : « Ecoutez, moi je suis de LivryGargan [Seine-Saint-Denis], je connais quelques mecs complètement apolitiques mais qui viendront tout de suite s’il faut casser du flic ». Ces mecs nous disaient : « Attendez, vous êtes pas du tout habillés pour vous battre : les chaussures, c’est comme ça, la ceinture, quand je la défais, il y a un petit poignard dedans. », des pros, quoi. Ça m’a plu jusqu’à l’assaut de l’Odéon, où j’ai vu Madeleine Renaud et Jean-Louis Barrault se prosterner devant des jeunes en disant : « Vous avez raison ». Puis j’ai vu les mecs qui se demandaient quelle place ils auraient par la suite. J’ai décroché.

Avez-vous cru au changement ?

J’ai cru à l’utopie, à cette révolution qui s’arrête, comme dans les films italiens, à l’arrivée des grandes vacances : tout le monde est parti camper en Bretagne ou en Espagne ! De 68, j’ai gardé l’idée que si on voulait quelque chose très fort, on pouvait l’obtenir. Je suis purement un anar, et comme j’ai des sous, un anar de droite. Sachant que l’anarchie ne peut pas marcher. Je ne suis pas négatif : le changement peut arriver du jour au lendemain. Je regardais hier un documentaire allemand sur Moebius, qui raconte bien comment, inconséquemment, nous, trois inconscients avec vingt mille francs de capital, dans le mur pendant dix ans, avons changé la bande dessinée mondiale. J’en parlais avec les créateurs de Rolling Stone, ou ceux de The Face, à l’origine un canard de mode pour les branchés qui n’ont pas un rond dans une époque pré-tatcherienne. Ce n’est pas le gouvernement qui décide. A nous de faire des journaux qui tiennent la route, de pas se plaindre qu’il n’y a plus de pub, de prendre des jobs alimentaires – je vendais des baskets et des phonos aux puces et ça


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me permettait de ne pas gagner ma vie, à Pilote. Standard et Chronicart, c’est bien foutu. enfant du baby-boom, comment observez-vous votre propre évolution ?

Je suis né en 1947 dans une France américaine : on décou- vrait le roman noir, la sciencefiction et les films avec sept ou huit ans d’écart, intellectuellement « colonisés » par l’Amérique. Mes valeurs, c’est L’Homme qui n’a pas d’étoile [King Vidor, 1955] : j’avais choisi le côté méchant de Kirk Douglas comme emblème, je réglais mes problèmes comme Gary Cooper, qui dynamite son immeuble, pas assez beau pour lui. Quand l’Amérique a changé, on a changé avec elle. Je me situais entre une bonne famille, me plaçant dans des lycées catholiques, et des copains banlieusards qui ont tous fini en prison, sauf un, tatoueur et garde du corps de l’actuel roi de France. J’ai plus été fasciné, au cinéma, par la révolution hippie, malgré cette musique

Jeunes & polis – Contre-culture qui me fatiguait – j’étais funk, moi –, par l’idéalisme presque cow-boy d’Easy Rider [Dennis Hopper, 1969], où Peter Fonda n’a plus peur d’être le fils de son père. Evidemment, en France, en trois heures, on est dans le Massif Central, alors la grande balade sur des routes inconnues, bof. C’est presque le début d’un nouvel Hollywood : les vieilles valeurs sont mortes avec des films comme L’Arrangement de Kazan [1969], où Kirk Douglas s’interroge via cette chanson de Burt Bacharach, interprétée par Dionne Warwick : « Crêmes glacées, bonbons, automobiles et bicyclettes, le bonheur est en promotion… peut-on vivre dans un monde de papier mâché ? » La fin est là. quels sont les meilleurs films sur Mai 68 ?

Le seul film soixante-huitard pur, ce n’est pas un Godard – formaliste qui fait semblant d’avoir du fond et capable d’aphorismes sidérants – c’est L’An 01, de Gébé [1973, coréalisé avec Alain Resnais,

Jean Rouch et Jacques Doillon, en entretien p. 18]. Quand Yves Robert fait Alexandre le bienheureux [1967], il le fait de manière bourgeoise. 68 n’a pas de cinéma : les metteurs en scène qui gueulaient à Cannes : « on arrête, on arrête pas » ; ils ont fait des films tout à fait comme d’habitude, comme La Nuit américaine [François Truffaut, 1973]. A la différence de Chris Marker ou de Resnais qui a fait 68 dans sa tête avant 68, du Pirès de Elle court, elle court la banlieue [1972] et JeanGabriel Albicocco, qui sort en 1970 Le Cœur fou, un giallo [mélange de policier, d’horreur, de fantastique et/ou d’érotique] que personne n’ira voir. Plus tard, la déroute des bourgeois par ce fin visionnaire de Sautet, et l’apparition d’Auteuil en mauvais fils, posent vraiment le monde d’après 68. Aux EtatsUnis, ils ne sont que deux : Robert Altman, qui eut des audaces incroyables avec Le Privé [1973], ou surtout ses films choraux [comme Short Cuts] ; et maintenant Paul Thomas

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Anderson [Magnolia, There Will c’est du niveau de Diabolo Be Blood] qui défait tous les menthe [Diane Kurys, 1977] – mécanismes de notre monde : ce qui n’est pas un compliment. lui, il fait un vrai cinéma de Dès qu’on parle de 68, on parle 68 qui aurait dû être fait en de gros téléfilms sur le Général 1970-72. En France, le seul qui de Gaulle. On dirait Paris brûleaurait dû apparaître en 68, c’est t-il ? de René Clément [1966], Laurent Cantet [né qui n’est pas son en 1961, réalisateur meilleur. de Ressources hu plus généramaines, L’Emploi du « Mai 68… peuttemps, Vers le Sud], cette révolution lement, on tracer une prodigieux metteur en scène, probable- qui s’arrête, tradition du film ment le meilleur comme dans de sabotage, actuellement, qui fait détourné, qui du social sans faire les films passerait par Lily chier personne en italiens, à la tigresse et La filmant merveilleu- l’arrivée Dialectique peutsement. Je suis à elle casser des genoux devant lui. des grandes briques ? Surtout pas par La vacances. » et les œuvres Dialectique [Kuang- J.-p. Dionnet chi Tu et René récentes sur le Vienet, 1973, film de sujet, comme kung-fu situation- The Dreamers de niste aux dialogues marxistes] Bertolucci [2003] ou car l’original [Crush, 1972] les Amants réguliers de est bien. Comme Woody Allen philippe Garrel [2005] ? Des reconstitutions pénibles qui avec Lily la tigresse [1966], ils me gonflent énormément. Si c’est se disent : ce film est une merde, pour reconstituer des barricades, je vais en faire quelque chose.


Taste s’ils n’avaient pas choisi la voie du supermarché. Le film charnière, c’est Assaut de John Carpenter [1976]. Comme son très bon remake inavoué Nid de guêpes [Florent Emilio-Siri, 2001], un western classique, « hawksien », qui raconte une fin du monde à laquelle nous avons tous participé. Très bizarre : il ne sabote pas la mise en scène, au contraire, mais l’ennemi est invisible, inconnu, indomptable. Plus fort que Romero, où les zombies sont devenus des jouets Mattel, et autant que Wes Craven au début qui, avec La Dernière Maison sur la gauche [1972] détournait La Source de Bergman [1960] en film bis ! Hélas, la génération suivante n’a rien retenu du message politique. Avec Métal Hurlant, Les Enfants du Rock, Cinéma de Quartier et votre société de distribution, avez-vous le sentiment d’avoir saboté la culture française en y injectant des sous-genres, des monstres, des pin-ups et du sM ?

J’aimerais bien, mais j’ai échoué. Quand je vais dans une convention en italie, en Amérique ou au Japon, je donne ma carte et tout de suite les yeux

s’allument, Marilyn Le plus beau film de sabotage de tous les temps, c’est une comédie musicale pas très bien chantée, pas très bien dansée, pas drôle, avec sa fiançée du moment, des acteurs pas en place, une grande amertume, de la tristesse :

détourné : il va voir Cybill Shepherd dans le nouveau Bogdanovich, waou, et tombe sur une comédie musicale qui invite au suicide ! J’en reste comme deux ronds de flan, je ne m’en suis jamais totalement remis. D’autres films de détournement ?

Et tout le monde riait [1981] de Peter Bogdanovich, qui a arrêté la mise en scène pour devenir un acteur très sympa. C’est complètement aberrant et peut-être involontaire, mais le spectateur est totalement

Le grand détournement, c’est l’arrivée dans le bis de metteurs en scène politiques. En italie, c’est Damiano Damiani et ses westerns-spaghettis de gauche, comme El Chuncho [1967]. En Amérique, la nouvelle génération des cinéastes d’horreur, dont auraient pu faire partie le Spielberg de Duel, le Lucas de THX 1138 ou le Peter Jackson de Bad Manson veut me rencontrer parce qu’il biberonnait à moi… Alors qu’en France, je suis très peiné quand je regarde la BD actuelle. Ça n’a pas changé la culture officielle… à part peutêtre le côté heroic fantasy et ses milliards de bandes dessinées hideuses ! Si, j’ai des enfants : cet ouvrier cultivé qu’est Ravalec, Yann Moix me disant qu’il connaît tout par cœur à partir du numéro Cloclo est vivant, Kassovitz me demandant les droits de Cauchemar blanc pour son premier film. Ce

qui m’emmerde, c’est que ces enfants s’exportent. Donc échec absolu. J’ai un projet de film grandiose avec Marc Caro [co-réalisateur de La Cité des enfants perdus], et on trouve l’argent en Angleterre. Le couvercle s’est soulevé dix minutes et, en retombant, il est resté collé à la soupière. prochain grand chantier ?

Je veux faire l’ultimate bande dessinée de super-héros, plus loin que Watchmen [Alan Moore & Dave Gibbons]. Ça s’appelle Hommes & Surhommes. Je pense que les super-héros sont des dieux, nos successeurs, qui n’ont rien à dire aux humains. J’ai le premier et le dernier chapitre, découpés, 48 pages chacun. Un dessinateur, Laurent Terot, a bossé pendant deux ans sur un style visuel qui ne ressemble à rien de connu. Quarante-huit fascicules publiés en comic-books. Je l’ai proposé aux deux grandes maisons d’édition américaines et européennes, tout le monde m’a dit oui. Faudrait que j’avance, là ! J’ai envie de grandes aventures. Comme ?

Un film franco-américain avec le producteur Manuel Munz

[La Vérité si je mens]. Deux projets d’animation avec mon ami Guillermo del Toro, dont un avec Moebius. Je suis producteur, fédérateur, parfois scénariste. J’ai envie de reve- nir à la BD pour éviter les frustrations budgétaires. Un film avec Takashi Miike nécessitait un dragon trop cher, on n’a pu le mettre qu’à la fin. Je ne veux pas être celui qui se coupe son dragon. Je me suis dit : à 60 ans, soit tu retournes à la télé te garantissant une jolie santé financière, soit tu reprends des risques. J’ai décidé de m’occuper de moi. Ayant les connaissances, j’aimerais maintenant fonctionner à l’instinct. A un certain âge, on travaille mieux, mais on a une certaine difficulté à s’isoler. J’ai trois enfants, un grand de 18 ans qui bouge beaucoup et deux jumelles très remuantes dont je suis à moi tout seul tous les Beatles. J’en suis content, j’ai mis longtemps pour arriver à une paternité paisible. Mon fils, je l’ai raté, heureusement il m’a rattrapé. Vos parents étaient-ils fiers de vous ?

Jusqu’à sa mort, ma mère a toujours pensé que je me casserais la gueule, c’est jamais


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Jeunes & polis – Contre-culture

Dionnet, héros De BD ?

arrivé, pourvou qué ça doure. Mon père, militaire de carrière, ne m’en a jamais parlé. Un jour, j’ai ouvert un placard et il y avait tous les numéros, les coupures de presse. Je préfère cette façon de communiquer XiXe siècle. le film que vous attendez en 2008 ?

Aucun. En voyant l’admirable American Gangster cette année, je me suis dit « c’est moins bien que [la série] Sur écoute.

Ridley Scott n’a pas eu la distance, il fait Le Parrain 1 et 3 d’un seul coup. Dommage, Denzel Washington est extraordinaire. Donc j’attends plutôt la prochaine série télé, le moyen d’expression idéal. Je ne suis ni Lost ni 24 ni Medium – même si je regarde tout, je ne peux pas résister – car je préfère quand on utilise la durée pour développer des avis contradictoires, que la troisième saison dise le contraire de la première. J’ai été bouleversé par la fin

des Sopranos ; je n’ose pas, pour cette raison, regarder celle de The Shield, et le meilleur film du monde des deux dernières années, c’est la série anglaise Life on Mars ; un choc, comme Le Prisonnier il y a trente ans. Je n’attends rien du cinéma ; peut-être va-t-il me donner de grandes joies. — Entretien richard Gaitet Photographie Tom Ts74 Bande dessinée serge Clerc

Serge clerc a peuplé les fantasmes des fanas de Métal Hurlant (1975-1987), surnommé « la machine à rêver », de créatures affriolantes et de types en costumes en fin de soirée. Après plusieurs années loin de la BD, le dessinateur espion revient avec un Journal dans lequel phil man(œuvre) est un héros haut en couleur et Jean-pierre Dionnet, le capitaine aussi fantasque qu’érudit d’une « maison de fous ». l’œuvre de clerc a cette

qualité rare : elle peut se lire comme un conte moderne sans nécessairement connaître les références à l’univers des Humanoïdes Associés. pour sa dose d’esprit et de trait vitaminé, notre jeune lectrice de Singapour y trouvera autant son compte que le vieux briscard « métaleux ».

— J.-e. d. serge clerc le journal (denoël graphic)


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Je me souviens de Mai 48 Mai 68 ou Mai 48 ? Affrontons le présent en nous tournant vers un passé un peu éloigné, plutôt que de bâiller devant quelques faits de gloire encore tièdes de quelques papys-novas. Oh ! On va encore nous bassiner avec Mai 68, ce phénomène dont tout le monde se contre- fiche à part quelques figures tutélaires qui y participèrent, lesquelles fêteront ça avec le narcissisme et le paternalisme habituels. Mai 68 expliqué à ma sœur, à ma concierge, à ma caissière... Des photos en noir et blanc mille fois vues d’étudiants mods s’exerçant au jet de pavé… Soupirons : ne pourrait-on pas commémorer un autre événement historique dont dispose la France ? Plutôt que Mai 68, pourquoi pas Mai 1848, la grande révolution du milieu du XiXe siècle ? Bien sûr, ce n’était pas en mai – plutôt en février. Mais comme Libération a commencé à célébrer le quarantenaire de Mai 68

en février, alors : Les raisons qui ont amené à l’insurrection de 1848 ressemblent, par certains côtés, au climat que nous connaissons aujourd’hui. Les mauvaises ré- coltes ont entraîné une hausse des prix alimentaires, notam- ment du blé. Alors que les pauvres sont endettés jusqu’au cou, le système bancaire – dominé par la Haute Banque – connaît une grave crise, marquée par plusieurs scandales de corruption. il faut dire qu’un esprit avide s’est emparé du pays, symbolisé par le mot d’ordre du chef de gouverne- ment, Guizot : enrichissez- vous ! Ajoutez à cela que le régime de Louis-Philippe est celui d’un roi-bourgeois et vous obtiendrez l’inévitable analogie

avec la période actuelle (si l’on n’est pas trop tatillon sur les détails, bien sûr) : pouvoir d’achat remplacé par le pouvoir d’en chier, impasse économique à laquelle s’ajoute une baisse morale du capitalisme, système mi-monarchique, mi-constitutionnel. Tout cela nous parle davantage que la France gaulliste, confortable et capricieuse, qui engendra la révolte de 68. sous les pavés, la classe Nous ne sommes pas les enfants de 1968, mais les frères de 1848. Ça a plus de gueule, non ? D’ailleurs, ne recommence-t-on pas à redécouvrir Marx, lui qui écrivit un livre capital sur cette révolution (Le 18 brumaire de Louis-Bonaparte) ? Voire, et c’est encore mieux, qui publia le

Manifeste du Parti Communiste trahi ou non ?), mais conen février 1848, imprégné parmi sidérons comme nos égaux de d’autres choses, d’un bref séjour parfaits anonymes qui dorment depuis si longtemps parisien cette année- sous la terre qu’il ne là ? Vraiment, quelle reste rien de leurs raison de s’ennuyer avec les ressasse- Un esprit avide os. Voilà ce qui est beau, ce qui est ments baveux des s’est emparé bien : retrouver ce Cohn-Bendit, Olivier qui nous rapproche Rolin et autres du pays, sym- de ceux-ci, plutôt André Glucksmann, bolisé par le que de ressasser ce quand la pensée qui nous oppose à de 48 nous amène mot d’ordre ceux-là, cette géné- un peu d’air frais ? du chef de ration qui, à nos En pensant à 48, camarades, nous ne gouvernement. yeux, paraîtra toujours trop gâtée, sommes pas dans la arrogante et nomnostalgie, mais dans briliste. Mai 68 était- la compréhension/ comparaison d’un phénomène. il bidon ? Je ne sais pas. En tout Nous n’entretenons pas de cas, Mai 48 avait l’air canon ! polémique stérile avec la géné- — ration qui nous a précédé (ont-ils Patrick Williams


4 €   samedi 18 mars 1871 - N° 19 - www.myspace.com/standardmag

Premier roman

Pataphysique

Portfolio

PAGE 66-68

PAGE 70-72

PAGE 74-77

ALEX D. JESTAiRE

FERNANDO ARRABAL

COLORiE LA GUERRE

LE STANDARD « sans la liberté de clamer, il n'est point d'éloge farceur » Georges Marchais

Le Joker Nourri de SF, de comics, de Fight Club et de fin du monde, Alex D. Jestaire, 37 ans, publiait en septembre son premier roman, Tourville. Un pavé génial de 800 pages jeté dans la vitrine du roman français.


Ce premier roman, Tourville, contient-il des éléments propres au détournement ? ALex d. JesTAIre :

C’est même l’idée de base. Je suis fan de comics et de science-fiction anglaise. Et l’œuvre marquante, pour moi, c’est Watchmen [Alan Moore & Dave Gibbons, 1986], cons- truite comme un canular : la chute du mur de Berlin n’aurait pas eu lieu, les deux blocs sont toujours en confrontation nucléaire directe. C’est une uchronie autour d’une conspiration menée par un milliardaire génial, Ozymandias, montant un projet inspiré par La Guerre des mondes d’Orson Welles afin de provoquer une décharge anxiogène dans la population pour la faire réagir – super idéaliste. Quel rapport ? Avec Tourville, ça faisait partie du fantasme de faire comme si la ville était réelle : des gens m’ont demandé où c’était, alors avec un pote on l’a situé sur une fausse carte entre Lille et Bailleul. Ça ramène au postulat de Debord dans La Société du spectacle : le vrai n’est qu’un moment du faux, tout est aligné sur le mode de la consommation

et de la marchandise. Puis il y a cette bande de teufeurs qui remplit le cahier des charges du sabotage : ils font péter l’école, la centrale électrique, les entrepôts chimiques – une démonstration du danger écologique à l’inverse, par l’absurde, en montrant ce que c’est, des gens empoisonnés. Tu pratiques à l’écrit une oralité faite de verlan, de néologismes, de langage sMs, de références pop culture. Avais-tu l’intention de saboter la langue ? J’étais plutôt dans une célébration de tous les modes de langage existants – célébration critique, bien sûr, avec mon passif de fac de lettres. Avant, pendant et après Tourville, j’ai fréquenté pas mal de groupes de jeunes de 15-20 ans de milieux périphériques, qu’on dit « décérébrés », « tektonisés », etc La langue est vivante, j’aime bien tout ce qui mute ; enfant de l’époque Métal Hurlant, déviant, le langage moderne, chic et toc. L’usage du « k », par exemple, que l’on assimile souvent aux teufeurs : regardez toutes les pubs qui sortent avec un nom de produit contenant un k : le forfait Unik d’Orange, les jeans Kaporal.

dans les années 30 aux etats-Unis, le « k » avait une portée subversive, sans doute à cause du Ku Klux Klan. dans L.A. Confidential d’Ellroy, le journaliste met plein de « k » dans ses brèves. Ça donne de la violence à certains mots. Remplacez n’importe quel c par un k, ça donne bizarrement l’impression d’être en kolère, voilà. Qu’est-ce qui se passe, linguistiquement parlant, dans la tête de l’époque et des grandes marques, pour dériver par là ? J’aime bien les langages démolis, aussi. Le type dyslexique, celui qui bégaye. Je donne leur place aux ratés de la langue. A sa sortie, Tourville, pourtant rentre-dedans, a reçu les faveurs du Figaro. surpris ? Je ne suis pas konvaincu que le journaliste l’ait lu en entier. il a mis l’accent sur les jeunes « décérébrés », raccord avec un discours sékuritaire. La pensée de droite aime les truks qui dénoncent, kruels, dangereux, alarmistes. C’est un roman sur la ville et, par définition, le bourgeois est l’habitant des villes. Ce que les lecteurs de gauche n’ont peut-être pas compris, c’est l’élan de nostalgie baba cool, presque hippie. Mon rêve : on vivrait dans des villes déser-

tées, recouvertes de lianes, on porterait des peaux de bête – un idéal khmer, un bond en arrière. Ce qui me plaisait dans Fight Club, c’était le retour au corps, à la nature. Justement, en parallèle, tu es aussi adaptateur de mangas ou de films pornos. Comme le héros de Fight Club, as-tu déjà saboté tes films en y insérant de fausses répliques ?

« Dans deux scènes d’un film d’horreur hollywoodien tout bidon, Succubus, j’ai casé des blagues sur la psychanalyse et l’altermondialisme » Alex D. Jestaire

Ce qui m’amène à ce boulot-là, c’est ce fantasme jamais mis en pratique de grand détournement situ, avec une bande de comédiens – on en parle souvent avec les kollègues. Je bosse pour des films très peu vus, sortant direct

en DVD. Une fois, dans deux scènes d’un film d’horreur holly- woodien tout bidon, Succubus, j’ai casé des blagues sur la psychanalyse et l’altermondia- lisme. Je me suis fait tej’ par la chef de plateau qui n’y komprenait rien. Ça me fait bouffer, aussi. Les adaptateurs s’autocensurent alors que tout le monde s’en fout – le client est même kontent si tu améliores le texte. Ça m’arrive de changer des références à des auteurs japonais, ça devient Scott Fitzgerald, Le Grand Meaulnes, etc. Quels films dynamiter ? J’aime bien l’idée de Fight Club de foutre des images de cul au milieu d’un Disney. J’aimerais saboter de grandes œuvres, comme Mozinor *. A un moment, j’allais voir que des blockbusters – le seul endroit où les idées ont réellement de l’impakt. Le fond idéologique qui touche dix millions de cerveaux, ça m’intéresse davan- tage. Depuis Tourville, écrit en 2002, je ne regarde plus la télé et je vais au cinéma que deux fois par an, pour un film vraiment à part. Je me suis fâché avec le cinéma après Deleuze, addicted, qui portait le 7e art au rang de la philosophie.


Jeunes et polis Premier roman 68

En quoi d’autre Tourville t’a-t-il changé ? Après un an d’écriture, j’ai vécu six mois dans une cabane en forêt où le portable ne passait pas, comme une cure de désintox. Depuis, j’ai écrit le Gilles Deleuze Boxing Club [une pièce de théâtre virant au procès stalinien] et le scénario d’un kourt métrage. Je suis tombé dans le piège du blog** : je poste des merdes tous les jours, sur le temps que je pourrais consacrer à des

samedi 18 mars 1871 LE STANDARD

nouvelles. Pour la suite, je vais peut-être partir sur l’énorme trauma qu’on nous a mis sur l’écologie. Il y avait l’an 1000, l’apokalypse chrétien, puis Dieu est mort alors en l’an 2000, c’est l’apokalypse scientifique et l’accumulation de mouvements éco-terroristes. Qu’apprécies-tu, alors, dans l’idée même de « sabotage » ? Le sabotage, c’est pas forcément du terrorisme. C’est un truc plus absurde. Ces dernières années,

la vague américaine de propagande pop art, les Yes Men, tout ça, s’est déversée sur des choses n’ayant rien à voir : le Free Hug, ces gens qui dans la rue se jettent sur quelqu’un pour l’embrasser, ou les Eco Warriors, qui s’installent dans les arbres pour empêcher des travaux. Ça tisse quelque chose, ça sabote la morosité ambiante. Le côté sexy, c’est un groupe luttant par des moyens détournés, « l’Al-Qaida de la pensée » bricolant dans sa cave une possibilité de changer le monde. C’est tout ce qu’il nous reste, puisque le bulletin de vote ne nous donne pas l’impression d’avoir prise sur le réel. Ton pseudo, « Jestaire », vient de « jester », le plaisantin, le fou du roi… Je l’ai depuis l’adolescence. J’étais fan d’un groupe de pop progressive écossaise, Marillion. Un personnage revient sur toutes les pochettes : un arlequin,

un bouffon. En plus, j’étais très romantique, j’étudiais la littérature médiévale anglaise. Par sa technique de narration, le jester était le seul à pouvoir ouvertement critiquer le roi. Un fantasme, si tu veux. J’ai rajouté le D de « Desbet », mon vrai nom, pour ma maman.

Entretien R. Gaitet, J. Blanc-Gras et F. Perrin Photographie Jean-Marc Ruellan * Doublages débilos de classiques immortels sur mozinor.com ** teletourville.net

Le livre

Un GRand Ch’Ti Jean-Louis Nabucco est un prolo du spectacle parisien, rongé par le ressentiment sexuel et social. De retour à Tourville, sa bourgade natale du Nord, la fin du monde commence. JeanLouis la filme en DV. Une tuerie, dans tous les sens du terme. Tourville est un objet unique. Un roman SF white trash ayant intégré Nietzsche, Debord et Deleuze. Une logorrhée à la puissance d’évocation hallucinante. Un monstre bordélique, visionnaire, violent et drôle. Un livre, on prend le pari, dont on parlera plus en 2028 qu’en 2008 (si la fin du monde se passe bien). — tourville

(au diable vauvert)


REFERENCE: FR/9420x2/668 NUMERO IDENTIFIANT : NKD/GAIN/00

Chère lectrice, cher lecteur de Standard, Cela va sans doute vous paraître incroyable, mais si vous lisez ces mots, c’est qu’en achetant ce numéro de Standard, vous avez rejoint le groupe des dix gagnants sélectionnés par le hasard de la distribution parmi les lecteurs des quelque 50 000 exemplaires mis en vente, et c’est pourquoi vous êtes dès à présent habilité à reçevoir la somme de Deux Millions Trois Cent Cinquante Mille Euros, encaissables immédiatement, sur le compte bancaire de votre choix. L’exemplaire que vous tenez entre les mains est en effet unique. Cette présente annonce n’a d’une part été imprimée que dans dix numéros spéciaux, sans qu’aucune modification, notamment de la couverture ou du code ISBN, ne permette de distinguer ce numéro gagnant des autres. En second lieu, vous trouverez en en-tête de cet article votre NUMERO IDENTIFIANT, qui vous est propre, et n’a été tiré qu’à ce seul exemplaire. L’ensemble de l’opération, de l’impression à la distribution, a été intégralement suivi et contrôlé par maître CAILLEBOTE, 85 rue Bachaumont, 93530 Saint-Denis. Il a été notamment prévu qu’aucun des rédacteurs, pigistes, affiliés et proches du magazine Standard ne pourrait d’aucune manière revendiquer pour son compte l’une des dix cagnottes mises en circulation. Les dix exemplaires gagnants ont été placés aléatoirement, par maître CAILLEBOTE lui-même, au dépôt d’impression avant distribution. Cette somme de Deux Millions Trois Cent Cinquante Mille Euros, désormais EN vOTRE pOSSESSION, représente donc un dixième de la cagnotte globale attribuée annuellement par le département des Affaires culturelles du Burkina Faso, en accord avec les dispositions légales en vigueur aux Comores Orientales et en partenariat avec divers organes de la presse culturelle internationale. Le département des Affaires culturelles du Burkina Faso encourage ainsi la lecture à travers le monde. Cette dotation, remise une fois par an, concerne directement le lectorat d’un organe à vocation culturelle, dont la langue et le pays d’origine changent à chaque nouvel exercice. L’exercice 2008 concernait la France, le magazine Standard en est le dépositaire, et vous êtes vous-même l’un des dix lecteurs concernés par ce prix.

Nous ne pouvons que trop vivement vous recommander de ne pas attendre pour enclencher le processus qui vous permettra d’encaisser votre gain, sous la forme qui vous conviendra – chèque ou virement bancaire – dans un délai de 24 à 48 heures après votre signalement. La somme a d’ores et déjà été placée en dépôt dans l’unité de transferts de fonds de la SOCIETE GENERALE à Ouagadougou, 248 rue de l’Hôtel de ville, Bp 585. vous pouvez immédiatement prendre contact avec Monsieur BARTOLOME, votre agent votre NOM COMpLET :

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M. Emile Nobila BARTOLOME Département des Transfert SGBF 6 rue Alimata Salembre, Bp 1515 OUAGADOUGOU BURKINA FASO Tel: + 226 30 30 15 Fax : + 226 31 05 65 e-mail: culture-burkinafaso@caramail.com

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fiduciaire à Ouagadougou, qui se chargera d’assurer pour vous la transition des fonds. pour cela, faites-lui parvenir le plus rapidement possible les éléments suivants : Dès que vous vous serez mis en relation avec votre agent fiduciaire, vous ne serez plus qu’à quelques heures du moment où cette cagnotte de Deux Millions Trois Cent Cinquante Mille Euros vous sera remise EN MAIN pROpRE. Bien sûr, nous nous permettons de vous recommander de veiller précieusement sur votre exemplaire gagnant de Standard, et de ne partager l’heureuse nouvelle qu’avec un minimum de personnes. C’est donc avec le plus grand plaisir que nous vous adressons nos félicitations, et que nous nous préparons à faire de vous une personne comblée.

Amicalement, M. Alex D. MALEVIL Administrateur de gains pour le département des Affaires culturelles du Burkina Faso.

(Cette annonce est imprimée ici sur la page réservée à l’article intitulé : « Hé, Joe, il est où le papier à en-tête ? » par Sam Dahan et Joe Nero. Toutes nos excuses au lecteur exigeant.)


Jeunes et polis Pataphysique 70

samedi 18 mars 1871 LE STANDARD

¡ Arriba Arrabal ! Septuagénaire hidalgo célébrant la poésie et l’absurde lors de happenings improvisés, le cinéaste et dramaturge Fernando Arrabal demeure l’unique saboteur décoré de la Légion d’honneur. Le questionner était risqué, nous ne sommes pas déçus. Arrabal est un saboteur né (il y a 75 ans) : il fusille d’une lettre ouverte Franco de son vivant, réalise en 1971 le polémique Viva la Muerte (cri de ralliement franquiste), lance un pavé contre-culturel à la face du monde avec le mouvement « panique », aux côtés de Topor et Jodorowsky, devient le pape des pata-physiciens aux actions anti-conformistes célébrées entre autres par Alfred Jarry et Marcel Duchamp, soutient avec ferveur son ami Houellebecq

quand il dérape sévèrement, et se présente ivre mort à la télévision espagnole… Bien entendu, son œuvre littéraire (notamment La Tour prends garde, qui reçut l’équivalent espagnol du Goncourt en 1982) est récompensée de prix multiples et internationaux. Une reconnaissance sans doute annoncée par le Prix national du surdoué qu’il reçut à 10 ans, à Salamanque, d’après une biographie que l’on est bien obligé de prendre au sérieux. Quant à

sa Légion d’honneur décernée en 2005, notre général de la contestation s’empressa de la placer dans les toilettes. Ci-dessous, les honneurs ne se refusent pas pour Standard : une interview d’arroseur arrosé inspiré, ludique dans ses révoltes dérisoires, bohème et provocateur, il faudrait ajouter « généreux » au dictionnaire des littératures.


La presse présente le mouvement panique comme un mouvement saboteur… FerNANdO ArrABAL : Panique déborde. il fait de nous des écrivains tsunamis : transgresser et saboter, c’est aller au-delà. Le mot renvoie à désobéissance et violation. Le panique dévore, désobéit et viole, avale la morale et le consensus. Nos « œuvres » se gavent de règles. Sans celles-ci, pas de transgression. Je ne la confonds pas avec l’agression. C’est un rite « panique » d’agir et de manger comme des cannibales. Les anthropophages n’ont pas de cercueils, ni les pygmées de petites cuillères.

« Lève-toi et rêve sans maître toujours, comme le marteau. » Fernando Arrabal

Que pensez-vous de vos imitateurs ? Je n’ai pas de double. Je joue à être Dieu, ou le diable, et parfois je réussis.

Quels sont vos paradoxes ? Entre autres, l’anarchisme païen. Devant le génie, je me découvre, mais devant l’altruisme ácrata [synonyme « d’anarchie »], je m’agenouille. Quel est votre rapport à la philosophie ? Au lit et à l’abordage, comme un sabotage. La philosophie pataphysique des exceptions me passionne. La Pierre de la folie [œuvre poétique écrite en 1963 d’après la croyance ancienne que la folie était causée par une pierre dans la tête], c’est de l’anti-philosophie mais de la poésie. D’ailleurs, André Breton, lorsqu’il a publié ce premier livre panique dans La Brèche [revue surréaliste], a prétendu que c’était une sorte de Spleen de Paris contemporain, un sabo- tage de la morale académique. Les membres du mouvement panique sont-ils fous de la folie ou du sabotage ? De la folie, on ne peut parler que follement. Georges Darien [écrivain de tendance anarchiste, 1862-1921] disait : « Je fais un sale métier, mais j’ai une excuse, je le fais salement. » Ecrire et publier est une folie excrémentielle.

Qui sont les maîtres à penser d’aujourd’hui ? On nous invite surtout – sans Dieu ni maître – à nous dépenser, dans tous les sens du terme : « imagination morte, imaginez ! » Pensée moribonde : pensez. Lève-toi et rêve sans maître toujours, comme le marteau. Comment réagir aux cataclysmes ? Dans un cataclysme, il n’y a pas d’espoir mais de la fatalité. Dans les guerres et les tyrannies, j’ai repoussé l’idée de fatalité. dans votre roman Porté disparu [Plon, 2000], on devine entre les lignes des sentiments… Oui, moi aussi je peux recevoir le « lait de la tendresse humaine ». Tout poète se nourrit de ce laitlà, et de son propre sperme. Qu’avez-vous transgressé avec dalí et Gala ? Dalí était plus cultivé qu’ori- ginal. On se méprend sur son extravagance. il voulait faire avec moi une œuvre de sabotage et « cybernétiquement panique » (telle fut son expression). il s’intéressait beaucoup à la science. Ainsi, il se montrait original dans le milieu artistique.

Avec Gala, mes rapports ont été difficiles : je voulais lui faire, la cour et j’ai demandé à Dali son autorisation, comme dans l’amour courtois. Lui a beaucoup aimé. Elle a été très irritée. Ce fut une transgression galactique. est-ce vrai que vous avez dansé « paniquement », sabotant ainsi une conférence en présence du roi d’Espagne ? Dans une conférence, j’expose, en m’exposant, un sujet qui n’a rien à voir avec ce à quoi je m’attends moi-même. Je la prépare comme l’ouverture d’une partie d’échecs. Puis, inexora- blement, j’improvise. C’est tou- jours un éphémère « panique ». Oui : j’ai dansé une conférence devant le roi et la duchesse d’Alba, à Madrid. J’ai chanté à l’université de Paris-Cergy lors de la cérémonie du centenaire de Vélasquez. Toute ma vie estelle incluse dans ses éphémères, comme toute mon existence de poète panique l’est dans ses écrits de sabotage les plus spontanés ? D’ailleurs, regardez cette affiche de la Maison des journalistes d’Athènes, le titre joue la cérémonie du sabotage : « Arrabal parlera de n’importe quoi ».

Vous faites des conférences à des horaires incroyables ! Mes conférences sont souvent nocturnes, comme un rêve. Ces happenings sont des créations quand ils ont lieu devant un auditoire attentif et critique, qui réagit comme l’adversaire d’une partie d’échecs : sans lui, rien ne serait possible. Quelles sont vos relations avec votre corps ? Paniques et confuses. Je peux avoir l’occiput dans l’estomac et le cœur dans les dents, par exemple, comme dans ma pièce L’Architecte et l’Empereur d’Assyrie [1967], où celui-là mange celui-ci. J’associe à mon théâtre, entre autres, le nez pour le flair, les amygdales du cerveau et mes poumons fragiles, mais nécessaires, pour donner du souffle. Mais comme on dit en espagnol, je n’écris pas « con los pies ». — Entretien Léonardo Marcos Autoportait Fernando Arrabal


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samedi 18 mars 1871 LE STANDARD

Texte inédit du maître Arrabal

Bobby Fischer et le sabotage Dose mortelle. Pour connaître les éloges d’une fois la messe dite (sur Bobby Fischer, post mortem !) relisons les chroniques de ses calomniateurs de toujours devenus à sa mort des sépulcres blanchis. Race de vipères saboteuses qui n’a jamais cessé de le harceler jusqu’à le rendre fou. Salieris de jalousies, gale et envie aux mains tachées de sang. Les mêmes « cabestros » qui menèrent Morphy à la démence, Keres au désespoir et les plus fragiles à la trahison. Bronstein, le plus brillant de son époque, était resté lui aussi sans titre : il portait le même patronyme que l’insupportable Léon Davidovitch Trotski. Les fameuses cliniques psychiatriques pour dissidents ont bourré Bobby des doses mortelles de leurs forfaits jusqu’à faire explo- ser les tempes du génie juif.

Dans un taudis ils lui ont volé le titre de champion du monde. ils n’auraient jamais pu mettre en doute sa suprématie sur un échiquier. Les pions utiles, occidentaux et idiots, ont fait le travail de sabotage dans leurs égouts. Silence. En son temps, n’y avait-il que mon ombre et moi-même pour dire la vérité sur la fédération internationale et Fischer ? Non ! il y a toujours eu des Quichotte et des justes, la crème de l’élite mondiale des échecs et du journalisme. Et la cohorte des poètes et des surdoués. A la mort de l’immortel les laquais à gages, sabotages et consignes ont osé demander une minute de silence. Habitués qu’ils étaient dès leur première ligne à le pratiquer. Fischer et Kasparov. « Pourquoi, vous qui vous dites champion

du monde n’avez-vous jamais osé mettre en jeu ce titre en affrontant l’invincible (et “indigent”) Fischer ? » ai-je demandé récemment à Moscou au millionnaire Kasparov. Nous nous trouvions au siège de l’agence Tass (du très admiré – alors ! – Poutine). Pour toute réponse, le microdémocrate donna l’ordre de couper mon microphone devant les macrocaméras de France 2. Même le lion mité pourrit à cause de ses mensonges et de son pus. Echecs. Le jeu de Fischer a été le plus brillant que j’aie analysé avec Beckett, avec Marcel Duchamp, avec Tristan Tzara, avec Kundera, avec ionesco. Qui aurait pu prévoir trois ans après la mort de Staline que Bobby Fischer cisèlerait « la partie du siècle » à l’âge de 13 ans ? Ou que Regina Fischer, qui pensait enfanter et former « le génie de la littérature anticapitaliste », allait donner naissance à Bobby ? Gouttes de sperme. Bobby Fischer vint au monde dix ans exactement (moins trois jours) avant la mort de Staline.

Traversant l’épaisse fumée d’histoires et de mensonges afin de cacher la vérité, un éventuel père de Fischer surgit entre chimie et brume du mystère. A vrai dire Regina ne recherchait que les gouttes de sperme nécessaires à la procréation du génie. La légende la plus vrai- semblable prétend que le père putatif ou le prodigue géniteur du prodige Bobby fut le chef de l’espionnage en Allemagne communiste, Gerhardt RitcherWachter, surnommé « le diable ». Au Moyen Age, la multiplication d’enfants difformes et surdoués comme Bobby (diablotins, lutins, gobelins, kobolds et korrigans aux pouvoirs magiques ou capables de fabriquer des poisons) suscita la croyance qu’ils étaient fils du diable. FBi. Durant mon séjour à iéna on m’apprit le passé de Regina. Pour les archives de l’université, la mère de Fischer s’appelait : Regina Pustan Wender F. « F » ! Deux semaines après la publication de ma découverte le FBi reconnaissait avoir espionné pendant des années la mère de Fischer. « Systématiquement nous

lisions son courrier, nous la suivions nuit et jour, nous avons demandé des informations à ses voisins et analysé ses chèques ». Au comble de sa douleur Regina dut être témoin, comme la plupart de ses camarades, du 11 juillet jusqu’au 1er septembre 72, de la défaite sur l’échiquier du soldat du Kremlin. Son fils remporta le championnat du monde en faisant plier le meil- leur joueur d’échecs de l’URSS. Aurait-on pu imaginer que le fils de la militante radicale Regina, Bobby Fischer, allait fêter sa victoire en prédisant la tombée du Mur et du « matérialisme satanique » ? Et un tiers de siècle après son triomphe, lors de son agonie, la fureur, les calomnies et la misère le cernèrent de leurs cris de gel, jusqu’au dernier soupir de ce génie devenu fou. « Non, je ne pourrais pas le battre ; mais avec les pièces blanches, j’arracherais à Dieu la nullité. » Fischer. — T.S.ARRABAL, Paris, 24 Gueules 136 de l’E ‘P. [18-ii-08 vulgaris] Sainte Marmelade, inspirée.



Jeunes et polis Portfolio Richard Charrier 74

samedi 18 mars 1871 LE STANDARD



Jeunes et polis Portfolio Richard Charrier 76

samedi 18 mars 1871 LE STANDARD


Dessins extraits de La Guerre Ă colorier (Olga ĂŠditions, 2007)


l ia ec st Sp un K

ZEiTUNG FüR HöFLiCHE UND JUNGE PERSONEN samstag 23, Februar 1917 - Nr 19

4e

Il n’y a pas de vrai Andy Kaufman Métaphysique anarchiste de la télévision américaine, Andy Kaufman (1949-1984) fit du bouddhisme une arme cathodique et pratiqua le sabotage jusqu’à faire douter le public de sa propre existence. Analyse passionnée de spectacles toujours invisibles en France. Ce qu’Andy Kaufman n’est pas

Andy Kaufman n’est pas un comique. il prétend n’avoir jamais réussi à raconter une histoire drôle de sa vie et c’est

probablement vrai. il a toujours détesté les blagues, l’ironie, les traits d’esprit et la connivence avec le public. Aucun discours politique explicite,

aucune allusion sexuelle un peu grivoise dans toute son œuvre – à la différence de la plupart des stand-up comics, dont la complicité avec la foule

S.A.Z.

im internet: www.standardmagazine.blogspot.com

vient toujours des remarques assassines ou des copulations verbales réalisées en commun. Pas de provocation chez Kaufman, mais une machine à vous détruire la tête, toujours présentée avec un sourire mielleux et une voix doucereuse de fanatique extasié. C’est le roi du mindfuck : vous vous croyez d’un côté du miroir, et vous êtes déjà de l’autre. En France, jusqu’à ce que Milos Forman réalise Man on the Moon en 1999, nous ignorions jusqu’au nom d’Andy Kaufman. Mais son biopic – accessoirement un des plus beaux films des dix dernières années – n’a malheureusement pas entraîné le dépoussiérage escompté de sa Grande Pyramide. Aucun de ses sketchs n’a été diffusé en France. Aucun de ses

chefs-d’œuvre n’a encore été sous-titré, édité ou distribué : ni le Andy’s Funhouse de 1977, ni le Live at the Carnegie Hall de 1979, ni même le monstrueux Andy Kaufman Show de 1982. Trois monuments introuvables aujourd’hui, même en anglais, et dont les extraits sont uniquement visibles sur internet. C’est dommage, parce qu’aujourd’hui, à une époque où nous assistons aux derniers jours de la télévision comme medium privilégié de la manipulation et de la domination des foules, il serait loisible de se replonger dans l’œuvre d’un des plus grands artistes du genre, dispensateur d’une anarchie métaphysique si radicale qu’elle déborde systéma- tiquement des limites habituel- lement assignées à la subversion idéologique ou politique.


Ce qu’Andy Kaufman n’a pas fait

C’est très difficile de dire ce qu’à fait Andy Kaufman. Son premier show, Andy’s Funhouse, est déjà d’une étrangeté extraordinaire : dès le prégénérique, Foreign Man (venu d’une île imaginaire de la mer Caspienne) explique devant un décor vide qu’il n’y aura pas de spectacle parce qu’il a dépensé l’argent de la chaîne en se payant des vacances. Maladroitement, « L’Etranger » s’excuse. il nous conseille de changer de chaîne, se tait et attend longtemps… Si longtemps qu’on devrait déjà avoir éteint… quand il nous rattrape et nous explique qu’il a dit ça pour « faire fuir tous les idiots qui ne comprendraient pas » et que « maintenant que nous sommes seulement entre nous, nous pouvons commencer ». Le générique est lancé et on continue avec lui, planté comme un piquet devant un décor d’une abyssale pauvreté, enchaînant les blagues ratées et les imitations lamentables (toutes les stars imitées voient leur imitation filtrée par son accent, ce qui fait qu’on n’entend pas la voix de l’imité, mais l’accent de l’imitateur)… jusqu’à celle d’Elvis, qui s’an-

nonce désastreuse mais que Kaufman parfait au-delà de toute espérance. Ce qui lui permet d’enchaîner avec un deuxième masque, celui de « Oncle Andy », dans le format conventionnel du talk show, avec des interviews qui pataugent, des sketchs qui ne vont nulle part, des petites chansons malingres et, cerise sur le gâteau, des sautes d’image et un

ANDY KAUFMAN A DéFAIT TOUS LES PRINCIPES DU SHOWBUSINESS, UN à UN, PAR UN HYPERCONFORMISME PLUS CRUEL QUE TOUT ANTICONFORMISME. passage de neige télévisuelle. Selon une des sources, c’est la neige et les sautes d’image qui le firent refuser par la chaîne (pour finalement le diffuser deux ans plus tard, lorsque Kaufman devint célèbre grâce au sitcom Taxi). Selon une autre, c’est qu’on ne savait pas « qui était le vrai Andy Kaufman

dans tout ça ». Et c’est vrai que l’animateur de cette émission y est alternativement gentil, agressif, méprisant, délicieux, humiliant, bête comme ses pieds ou d’une vivacité d’esprit telle que personne ne peut le suivre, transformant à chaque fois la perception du spectateur à son sujet. Ce que Kaufman démontre magistralement dans son Funhouse, c’est l’angoisse principale du spectateur concernant une personnalité publique, l’impossibilité d’avoir accès à son « identité profonde » figurée par sa batterie d’opinions ou au simulacre de ses manies. Une star ment plus que la moyenne des gens, mais elle fait semblant de dire la vérité encore plus souvent en multipliant les déclarations et les aveux. Kaufman, en se refusant à mentir (ou en ne faisant que ça, mais de manière si voyante que ça annule le mensonge), dérobe le simulacre au spectateur, qui se retrouve seul face à lui-même, devant l’écran vide de son téléviseur qui ne répond plus. Le show opère comme un miroir, et confronte le téléspectateur à la vanité de son désir, qu’il délègue temporairement à la star ou au médiateur contemplé religieusement…

La cible principale de toutes les performances kaufmaniennes, c’est la notoriété, soit le « rêve américain » lui-même, le bonheur engendré par la célé-

brité obtenue par la création de sa personnalité publique. C’est un fantasme que tous ses spec- tacles défont en mettant l’accent sur le ratage systématique de


Jung und höflich

tout : blagues foireuses (jetant un discrédit sur l’humour), imitations inaudibles (ridiculisant le principe même de l’imitation), interviews nulles (si nulles qu’on se demande s’il n’y en a jamais eu de bonnes), chanteurs borderline et, enfin, le moment le plus cruel : le Has Been Corner, une séquence où un has been vient évoquer publiquement le moment de sa vie où il a failli devenir célèbre avant de passer à côté de son destin. Et Kaufman, passant de la mièvrerie à une méchanceté excitée, en rajoute pour l’humilier : «… Et maintenant, vous revenez sur scène après tant d’années. On vous souhaite de réussir cette fois-ci (personnellement, je ne crois pas que vous allez y arriver, mais bon, on vous le souhaite quand même…) » C’est un climax d’une obscénité radicale, où le public en vient à littéralement haïr ce mielleux Kaufman, qui le confronte soudain à la triste réalité masquée derrière le rêve

ENtErtAINMENt de la célébrité, rêve partagé par l’invité et le spectateur… Jusqu’au moment où on en vient à se demander si cet invité a jamais existé ! Et les recherches se révéleront si infructueuses qu’on en viendra nécessairement à se demander ce qui peut bien être vrai ou faux dans ce que Kaufman nous montre.

IL N’Y A PAS PLUS DANGEREUX QU’UN HOMME QUI NE CROIT PAS à LA RéALITé DE SA PROPRE EXISTENCE. Ce qu’Andy Kaufman a défait

C’est très difficile de dire ce qu’Andy Kaufman a fait ; ce qu’on peut dire, c’est ce qu’il a défait. A savoir tous les principes du show-business, un

à un, par un hyperconformisme plus cruel que tout anticonformisme, une littéralité plus dissipatrice et plus destructrice que toute allégorie, et un pseudoamateurisme qui relève de la précision architecturale la plus démoniaque. C’est Tony Clifton qui assure la première partie du spectacle : un chanteur de Las Vegas agressif et moustachu. Le public est aux anges : ils voient tous, avec raison, Andy Kaufman sous un déguisement grossier faire un numéro de clown méchant… Après une succession d’invités, dont la grâce tient paradoxalement à leur amateurisme, et la projection d’un obscur court métrage des années 30, Mary Ann, où des cow-boys chantent pendant que des cow-girls dansent en levant la jambe, Andy invite « la dernière survivante » de celui-ci, une vieille dame de plus de 70 ans nommée Eleonor Cody Gould, dont personne n’a jamais entendu parler, et à qui Kaufman demande, avec

une politesse obligeante quasi chinoise, de refaire son numéro de jambes en l’air. Alors que Kaufman fait progressivement accélérer l’orchestre qui accom- pagne sa danse, Eleonor succombe à une crise cardiaque. Pas de doute : Kaufman est allé trop loin cette fois. Le showman part brusquement, et le producteur du spectacle déboule sur scène, suant d’effroi. Les derniers rires s’étranglent quand il fait rallumer la salle et ap- pelle un médecin qui surgit du public pour confirmer la mort de la danseuse. Silence interminable. Puis Kaufman revient sur la scène, avec un chapeau d’indien sur la tête… il fait une ghost dance autour du corps de la vieille dame devant l’audience traumatisée, et Mme Gould se relève… Elle revient d’entre les morts pour saluer la salle… Et c’est comme ça toute la soirée, de numéro en numéro, dissipant une illusion pour la remplacer par une autre, donnant l’impression d’une

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improvisation continuelle quand il s’agit, en réalité, d’une technique hyperprécise visant à défaire, un à un, tous les leurres suspendus dans l’atmosphère. De minute en minute, ce que nous appelons réalité s’effondre un peu plus sous les coups de burin que le sculpteur Kaufman enfonce dans le plâtre de notre perception. Le « Vrai Andy Kaufman »

Andy Kaufman est un bouddhiste offensif, un maître de l’illusion sans délivrance. Ce qu’il n’a cessé d’accomplir, dans sa très courte carrière, avant de mourir d’un cancer des poumons à 37 ans (un comble pour quelqu’un qui ne fumait pas, ne buvait pas et ne mangeait pas de viande), c’est de plonger ses spectateurs dans un état de torpeur, un poids de mille atmosphères et une mélancolie saturée d’interrogations. Où s’arrête le show business et où commence le monde réel ? Quels événements révèlent le « vrai


Andy Kaufman » ? Ses scan- dales célèbres dont on n’arrivera jamais à décider s’ils sont le fruit de son impulsivité ou une stratégie savamment orchestrée avec des complices ? Le sketch médiocre que Kaufman s’arrête soudain d’interpréter dans l’émis- sion Fridays – avant de sauter à la figure de son partenaire ? Ou le mea culpa qu’il prononce quelques semaines plus tard, accompagné de la chanteuse Kathie Sullivan, qui annonce leur mariage et la foi retrouvée d’Andy avant d’entonner une déchirante ballade de christian reborn ?... En vérité, il n’y a pas de vrai Andy Kaufman. Ce dispositif oriental, sur lequel Kaufman s’installe pour détruire les der- nières ruines du rêve américain, conditionne jusqu’aux détails les plus ténus de sa technique dissipatrice. Car si Andy Kaufman a tant de facilité à nous faire croire aux subjectivités de ses personnages successifs (« L’Etranger », Oncle Andy, Tony Clifton), c’est parce qu’il a une conscience très nette de l’illusion de sa person- nalité. Et c’est cette absence de moi patente que personne n’a supportée de son vivant et qui explique ses exclusions succes-

sives et ses scandales. Le standup comic a tous les droits : provocation, transgression, colère, vulgarité, mauvais goût – mais pas de ne pas croire en lui (ce qui veut dire, par ricochet, ne pas croire non plus dans la subjectivité de son spectateur ni dans la réalité du monde). C’est autour de cet interdit que Kaufman tourne dans tous ses sketchs comme un chat qui demande à son maître de lui donner à manger. On comprend dès lors l’usage très particulier qu’il fit de la méditation trans- cendantale pratiquée sous les auspices du douteux Maharishi Mahesh Yogi, enfarineur notoire des Beatles, des Beach Boys et de David Lynch, et auteur légendaire de La Science de l’Etre (mort au moment même où je rédige ces lignes ; guerre à ses cendres !) : une organisation dont Kaufman eut le privilège de se faire exclure parce qu’il en donnait une mauvaise image publique. A la différence des hippies, Andy Kaufman a transformé le bouddhisme en arme. il a perçu la puissance destructrice de sa technique et la possibilité de suspendre le monde visible par de simples gestes, mais chargés de toute la force de l’illusion se révélant à elle-même. il n’y

a pas plus dangereux qu’un homme qui ne croit pas à la réalité de sa propre existence. Cette violence, canalisée par les yogis, Kaufman la déchaîne dans la télévision comme un apprenti sorcier. il transforme une pratique de sagesse en son contraire : un exercice de folie décapante. Nous laisserons au lecteur le soin de décider si ce danger est plus grand que celui d’accepter sagement la marche du monde, et si notre Terre a besoin de davantage de saints que de sorciers. Pour notre part, nous remercions Andy Kaufman d’avoir plus d’une fois fait imploser l’écran de la télévision comme on soulève le voile de Maya, éclairant soudain l’illusion qui sous-tend l’ordre du monde, nous laissant voir la beauté qui n’apparaît que sur ses ruines. — Pacôme Thiellement a lire

:

andy kaufman revealed! de bob zmuda

(little brown and compagny, 1999) et andy kaufman: wrestling with the american dream de florian keller

(university of minnesota 2005).

press,


Jung und höflich

Art

Un baiser à la russe Cet hiver, l’expo Sots Art, consacrée à l’un des mouvements les plus subversifs de Russie, fut amputée de 19 de ces œuvres jugées « honteuses » et « pornographiques ». Standard répare l’affront, commenté par le censuré ilya Falkovsky. « Une honte pour la Russie ! » Ainsi s’offusque Alexandre Sokolov, le bouillant ministre russe de la Culture. Très colère, celui-ci conseilla fermement à la galerie d’Etat Tretyakov (l’équivalent du Palais de Tokyo en France) de supprimer les œuvres choquantes sur le point de quitter le pays pour une exposition à La Maison Rouge de Paris, d’octobre à janvier dernier. Ilya Falkovsky, cofondateur du groupe PG*, s’insurge contre la censure dont sa série Gloire à la Russie a fait l’objet. Jusqu’à aujourd’hui.

Avez-vous été surpris par la décision du ministère de la Culture russe ? Que répondezvous à Alexandre Sokolov ?

ILyA FALKoVSKy : J’ai été très déçu. Quel dommage d’avoir perdu tant de temps et d’énergie à travailler. Et je n’ai rien à répondre à quelqu’un d’aussi peu intéressant que ce bureaucrate. De plus, certaines œuvres avaient déjà été censurées durant l’exposition Forbidden

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Art 2006 – au Centre Sakharov pour les droits de l’homme – ce qui avait entraîné une procédure judiciaire à l’encontre de ses organisateurs. Les officiels russes ne veulent pas montrer cette image de la Russie, pourtant véridique, au reste du monde. Comment votre travail est-il perçu dans votre pays ?

Certaines de nos expositions sont interdites, d’autres doivent fermer. Le peuple russe non plus ne veut pas voir la triste réalité de son pays. il préfère de loin la romancer. L’exposition de la galerie d’Etat Tretyakov a été, au départ, décriée par les vieilles babouchkas qui gardent les salles du musée : elles avaient écrit une lettre au directeur pour demander la fermeture. Quel est le sens de la série Gloire à la Russie ?

En mêlant le slogan nationaliste souvent utilisé par les fascistes,

et par Poutine lui-même, à des images de viol dans l’armée, de mendicité dans le métro, je dénonce notre régime rempli de mensonges et de corruption. L’ironie est son principal moteur, et ce type d’humour brise la rhétorique officielle. Un autre projet, qui imaginait une invasion de la Russie par la Chine, a également été censuré. A Paris, une partie de l’exposition était consacrée à « l’écho du Sots Art** dans la création contemporaine ». Le Sots Art est-il toujours vivant en 2008 ?

Non. Le Sots Art utilisait le langage du réalisme socialiste. L’art politique en 2008 s’expri- me dans les termes des médias modernes, qui reflètent la nouvelle réalité de la corruption, du capitalisme bureaucratique, des manœuvres politiques. Dans les deux cas, le mensonge est la base, mais en 2008 de


nouveaux vocables ont fait leur apparition. L’argent, par exemple. Plutôt que néo-Sots Art, je nommerais cette forme nouvelle « art social » ou « art politique », tout simplement.

Vous vous définissez comme des « criminels-artistes »…

Nous travaillons de manière complètement souterraine, com- me, en quelque sorte, des horsla-loi. Nous explorons des

aspects variés de la vie sociale de personnes marginales, qui vivent hors des frontières de ce qui est admis. Pour comprendre cela, nous devons nous-mêmes vivre ainsi. Nous jouons souvent des rôles de criminels, de rebelles tchétchènes, drogués, des bandes d’ados qui traînent dans le métro... Nous incluons dans le champ de l’art tout ce qui est tabou en Russie : la drogue, le sexe, tout ce qui est obscène. Quelque part, nous sommes des criminels. Si l’on pousse ce raisonnement plus loin, chacun peut devenir un « criminel » dans ce pays, puisque n’importe qui peut se faire arrêter sans raison.

Pensez-vous que la prochaine présidence va changer quelque chose ?

Le nouveau président, Dmitri Medvedev [élu le 2 mars dernier avec 70,22 % des suffrages au premier tour] est la marionnette de Poutine.

« LES OFFICIELS NE VEULENT PAS MONTRER CETTE IMAGE DE LA RUSSIE, POURTANT VéRIDIQUE, AU RESTE DU MONDE. »

on dit que la Russie d’aujourd’hui est pire que sous Brejnev. Etes-vous d’accord ?

Quel est votre but ?

Ce n’est pas pire, c’est pareil. La plupart des choses n’ont pas changé. Ce sont les mêmes personnes qui sont au pouvoir, ceux du Parti ou du KGB [qui n’existe plus depuis 1991]. La plupart des entreprises sont contrôlés par l’Etat, pareil pour les médias. Notre économie n’est pas réellement libre, et nous n’avons pas de vraie démocratie. Nous n’avons pas assez de libertés.

La liberté de conscience ! Certains acquièrent plus de conscience en se droguant, nous, c’est grâce à l’art. L’histoire de l’humanité est une construction des frontières entre les Etats, les nations et les religions. Ces frontières sont également intérieures à l’esprit humain – ce qui est possible, ce qui est impossible, ce qui est juste, ce qui est mauvais… Pour effacer les frontières entre les gens, il

ILyA FALKoVSKy

faut commencer par détruire ces barrières qui sont dans notre tête. Nous croyons au progrès de la pensée. Notre art est le moyen de détruire ces barrières, et nous commençons par nousmêmes en créant. Rien ne devrait être interdit. Tout peuple évolué est capable de décider ce qui est bon pour lui et ce qui ne l’est pas. Qu’est-ce qu’être artiste en Russie, aujourd’hui ?

C’est travailler dur. Travailler dur dans la merde. — Entretien Marine-emilie Gauthier Photographie TrUC, Gloire à la russie, PG Group, 2007. * Fondé en 1998 par les trois artistes russes ilya Falkovsky, Alexey Katalkin et Boris Spiridonov, le PG Group publie des magazines, des cartes postales, enregistre des albums, réalise des performances… Leurs œuvres abordent la vie quotidienne à travers des sujets politiques et souvent tabous, comme la guerre de Tchétchénie. ** Mouvement artistique né en 72, version subversive du pop art détournant les figures du réalisme socialiste (cf. Standard n° 18).


CULtUrE

Jung und höflich

Cultiver le maquis Paysagiste, écrivain et enseignant à l’Ecole nationale supérieure du paysage à Versailles, Gilles Clément, 65 ans, connu à Paris pour ses interventions broussailleuses au Parc André-Citroën et au musée du Quai Branly, vient de rompre ses contrats avec le marché français. Portrait d’un homme plus résistant grâce aux plantes. A l’anglaise ? A la française ? La devise voltairienne, l’art de « cultiver son jardin », est, dans l’imaginaire collectif, une activité qu’on ne prête qu’aux riches. C’est pourtant celle qu’a choisi Gilles Clément pour engager concrètement ses idées. Et un paysagiste résistant ne se camoufle pas en se mettant du persil dans les oreilles, mais distribue du purin d’ortie dans

une biennale d’Art contemporain et se spécialise dans la culture des mauvaises herbes. Réfractaire à l’écologie libérale actuelle, Gilles Clément fait profession de foi au lendemain des élections présidentielles : par un communiqué aux allures de pamphlet, il annule ses engagements auprès des institutions n’ayant à ses yeux pas fait acte de cohérence entre idées et

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projets, entre politique et action locale (cf. encadré). Par là, il ressert les liens avec ceux qui tiennent et qui avancent dans le « bon sens », pour faire court, vers une autre couleur que le bleu gouvernemental. Geste par lequel il s’agissait « non pas de prendre position, mais de tenir ses engagements ». De nos jours, choisir ses clients en fonction de leurs idées plutôt que de leur porte-monnaie est un acte courageux. Du purin chez Ségolène

Uniques, jamais attendus, les projets menés par Gilles Clément, d’échelles variables, ont

la faculté des belles idées : fédérer ou énerver. Pragmatique et pas anarchiste, Clément cultive son réseau pour continuer à travailler car, si on le connaît pour ses réalisations parisienne (Parc André-Citroën en 1986 avec l’architecte Patrick Berger) et lilloise (le jardin Derborence en 1992 dans le parc Parc Henri-Matisse avec l’agence Empreinte), la France le boude. Seules quelques municipalités comme Nantes (Saint-Herblain, travail sur les délaissés du lycée agricole) et Mouans-Sartoux (2003, Parc de l’Espace de l’art concret,) accueillent encore ses créations.

Le désherbeur « Considérant le Jardin Planétaire comme l’essentiel de mes préoccupations, considérant que les actions nécessaires à son émergence ne trouvent aucune chance d’expression dans le projet de société choisi par la France le 6 mai 2007, refusant de porter ma caution aux agissements du gouvernement en place, je décide d’orienter mes interventions, mes efforts et toute mon énergie à la mise à bien du projet Jardin Planétaire, là où en toutes circonstances il

est possible de développer un projet utile à l’humanité et non dirigée contre elle. En conséquence, j’annule la totalité des engagements pris auprès des services publics et privés sur le territoire français à l’exception des instances officielles ou non officielles où, de façon avérée, s’établit la résistance. » Gilles Clément, La Vallée, le 7 mai 2007

Dernière action un brin provocatrice ? Son intervention à la biennale d’Art contemporain de Melle, cet été, où il a réalisé un jardin d’urtica dioïca, d’orties. En faisant ça, Clément questionne la loi dite « d’orientation agricole » qui classe le purin d’ortie (comme beaucoup d’engrais artisanaux) en produit « non homologué » donc non commercialisable. Tous les vendredis, à Melle (dans les DeuxSèvres, où Ségolène Royal est députée depuis 1992), au jardin d’orties, on distribuait du purin à qui voulait, en toute illégalité. Une illégalité contestée par ce défenseur des plantes humbles et du jardinage dans sa forme la plus simple. Puisque ses théories sont les outils de ses réalisations et inversement, dans les « jardins résistants », pas de plante chic ni de beauté de pourpre raffinée, mais des herbes folles courant le long d’une ligne forte : replacer l’homme au cœur d’un écosystème, ou comme les Adventices, dites « plantes voyageuses », se moquer fièrement des frontières, politiques et morales. Résister. Car toute plantation (aussi bien la rustique fane de carotte sauvage, que la précieuse rose du désert

d’Atacama), sous ses doigts, dresse une nouvelle histoire fantastique. Territoires existen- tiels* concrets, lieux d’expression d’une subjectivité individuelle ou communautaire, les jardins usent d’une trinité efficace : imaginaire, politique et botanique, pour entrer en interaction avec le monde social et végétal.

Choisir sEs CLiEnTs En fonCTion DE LEUrs iDéEs PLUTôT qUE DE LEUr PorTEMonnaiE EsT Un aCTE CoUragEUx. Le « Tiers-paysages »

Emblématique, Derborence, à Lille (inspiré du livre de Ramuz dans lequel une montagne suisse, s’écroulant, modifie le biotope), est un jardin inaccessible et invisible au public, part du « Tiers-paysage », représente toutes les parcelles oubliées et délaissées, comme le tiersmonde. Garant de la diversité, le jardinier planétaire épingle dans son herbier avec la même passion pissenlit de bitume et Centaurée de Favarger. Procédés

de correspondance, écrits, réalisations, pensées se complètent et se répondent : pointant du doigt ce qui est délaissé, en friche. Les ouvrages** de Clément lui tiennent lieu de carte de visite à l’étranger, où ses positions franches ne font pas de lui un marginal. Des projets, il en a en Italie, où ses visions transversales – contrairement à beaucoup d’autres paysagistes – il se considère plus jardinier qu’architecte) offrent des jardins aux facettes multiples. Investi dans des conférences dans les lycées, un parc en Libye, une île artificielle sur la côte monégasque… en vrai post-moderne, il s’empare du système pour l’infléchir, et il semblerait qu’à l’étranger on raffole des résistants français, surtout quand ils parlent le langage des fleurs. — Texte Lise Gueguen Photographie Mélanie Magassa * Selon Félix Guattari, Les Trois Ecologies (L’espace critique, dirigé par Paul Virilio, Galilée, 1989). ** Le Jardin en Mouvement (Sens et Tonka) 2000 ; Une écologie humaniste, (Aubanel) 2006 ; Manifeste du Tiers-paysage J.-M. Place, 2005.


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THE INTERNATIONAL REFERENCE FOR FASHION PHOTOGRAPHY ILLUSTRATION DESIGN PRODUCTION

WELCOME TO OUR WORLD

Erwin Blumenfeld © Adagp, Paris 2007

Projet7:Mise en page 1

Paris NewYork London WWW.LEBOOK.COM


s k n

STANDARD 18 • Le passé participe

cahier rétro c iachi p ie l e pa s s é pa r t er r é t r o l e pa s s é pa r t i c i p e

MATIÈRE MATIÈRE RECYCLABLE RECYCLABLE VIEUX GÉNIES 1

Ray Bradbury

88 Bien emmédaillé VIEUX GÉNIES 1

Bradbury V I E U X GRay ÉNIE S 2

Bien emmédaillé Jacques Chancel

88

Ma vieVau bordel 91 IEUX GÉNIES 2

Jacques RÉmIN I S c E N cChancel ES

vie au bordel Professor Ma Longhair

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Grasses roots 94 RÉmINIScENcES

Professor Longhair Grasses roots 94

M —87


PÉPÉ LE MARTIEN PÉPÉ LE MARTIEN

v i ve iuexu x g égnéi Ne is e• Sl •e Lt et tr te rs e s

Mi-décembre, le Consulat français de Los Angeles décorait Ray Bradbury, 88 ans, d’une médaille de Commandeur des Arts et des Lettres pour l’ensemble de son œuvre, récemment réédité. Hélas, sourd, myope, en chaise roulante, le doyen de la galaxie SF, auteur visionnaire de Fahrenheit 451, des Chroniques Martiennes et de 600 nouvelles, paraît sucrer les fraises. Il écrit pourtant tous les matins.

Drôle d’effervescence dans ce petit salon du French Consul de L.A. S’agitent autour de moi, dans cette belle demeure d’architecture coloniale d’ordinaire un peu vide, un correspondant de TF1 et sa copine pour le son, un attaché culturel, une traductrice, un bureaucrate légèrement paparazzo – plutôt satisfait ces jours-ci ; hier Warren Beaty, aujourd’hui Bradbury – et le fils du consul, une teigne de 8 ans qui surgit en hurlant dans une ambiance très Marx Brothers. Apparaît le maître, poussé dans un fauteuil à roulettes, ce que j’ignorais. Sénile ? Non, plutôt vert intellectuellement, quoique soliloquant parfois tout seul, répétant les mêmes choses, comme son « amour » éternel pour Gene Kelly. Coming out? Come on. Dans votre préface à la réédition de vos œuvres majeures, vous rappelez cette phrase de Federico Fellini : « Ne me dites pas ce que je fais, je ne veux pas le savoir. » Quelle est la part de subconscient dans votre œuvre ? Ray Bradbury : Primordiale. Je suis à l’écoute de mon subconscient parce que je suis resté presque dix mois dans le ventre de ma mère. J’ai des souvenirs in utero, j’ai vu, entendu, je me souviens de ma naissance ! Mon psy ne me croyait pas. Je suis ainsi né très éveillé. Mon enthousiasme pour l’existence vient de là. Je me souviens aussi avoir été circoncis. Je me souviens de tout et je laisse parler mon cœur. Je suis tombé amoureux de la littérature à 3 ans, à travers l’histoire du Bossu de Notre-Dame. Puis vers 12 ans, je me suis mis à écrire sur l’amour, qui est devenu le thème de 90 % de mes nouvelles. L’amour fut-il votre seul message politique ? En général, j’essaie de séparer mon activité littéraire de mon action politique. Ceux qui font de la propagande à travers leurs livres courent à l’échec. Néanmoins, tous les cinq ans, j’enrage sur un sujet et je me dresse tout seul pour proclamer mon opinion ! Puis je me calme. J’ai jadis appartenu à des groupes plutôt proches des républicains libéraux, mais concernant le Vietnam, nous —88

aurions dû faire comme De Gaulle, nous désengager. Dès 1967, j’ai signé la motion contre cette sale guerre et j’ai soutenu les candidatures d’Eugène McCarthy et de Robert Kennedy. Je n’étais pas le seul : je rencontrais des pop stars comme David Bowie, évidemment, époque Ziggy Stardust, Ringo Starr et les Beatles, notre action était commune, on se croisait aux meetings, dans les universités. L’Irak, c’est plus compliqué, j’étais pour l’intervention – il fallait virer ce dictateur, Saddam. Comment avez-vous commencé à écrire ? Mon grand-père et mon arrière-grand-père éditaient des journaux. Je passais beaucoup de temps à la bibliothèque de Waukegan [Illinois]. J’avais 14 ans lorsque ma famille s’est installée à Los Angeles [en 1934]. L’année suivante, j’ai obtenu mon diplôme, mais j’ai choisi de ne pas aller à l’université. Je vendais des journaux, j’arpentais les bibliothèques, je lisais des pulps, notamment Flash Gordon et Buck Rogers. Et j’ai commencé à écrire des nouvelles. Un beau jour, alors que je rêvais d’un endroit calme pour cela – la première de nos quatre filles venait de naître –, j’ai entendu qu’on tapait à la machine quelque part dans les sous-sols de la fac. Je suis descendu : douze machines à écrire étaient à disposition pour dix cents la demi-heure. Neuf jours et 9,80 $ plus tard, j’avais le premier jet de ce qui allait devenir Fahrenheit 451. Quelle a été l’étincelle de Fahrenheit 451 ? Pour tout vous dire, Fahrenheit continue de me surprendre. Ce roman plein de métaphores est issu de deux nouvelles écrites auparavant, Le Promeneur et Burning Bright. Une nuit, fin 1949, la police nous aborde, un ami et moi. Nous marchions tranquillement dans la rue, à Los Angeles. « Que faites-vous ? », nous ont-ils demandé… Nous discutions. Cette scène m’a horripilé : permière nouvelle. J’avais également entendu parler de livres brûlés par Hitler à Berlin. Depuis le commencement de l’Humanité, depuis les Grecs, les Romains ou l’incendie de la bibliothèque d’Alexandrie, les dictatures

M


« Je me souviens de ma naissance ! Mon psy ne me croyait pas. » RAY BRADBURY

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L e ttr e s • B r a d b u r y ( s u i t e )

Fahrenheit 451, Chroniques Martiennes, Les Pommes d’or du Soleil (Denoël, Lunes d’Encre, 739 p., 29 euros)

Son dernier livre, Now and forever, paru en septembre 2007, n’est pas encore traduit en France.

brûlent des livres. Pour moi, authentique rat de bibliothèque, c’est le sacrilège suprême : seconde nouvelle. Quels auteurs vous ont influencé ? Edgar Poe, moins négatif et moins compliqué que Lovecraft. Je me souviens aussi, enfant, d’une nouvelle martienne d’Edgar Rice Burroughs, l’auteur de Tarzan [1912]. Quelqu’un levait les bras en l’air en regardant vers le ciel et disait : « Ramenez-moi à la maison ! » C’est lui qui m’a donné l’idée d’écrire sur Mars. H.G. Wells [La Guerre des mondes, 1898, et Les Premiers Hommes dans la lune, 1901] et Sherwood Anderson [Pauvre Blanc, 1920] m’ont évidemment également beaucoup inspiré. Quel conseil donneriez-vous à un auteur débutant ? De faire ce qu’il veut avec amour. Personne ne peut t’aider. Tu es seul, n’écoute personne, commence tout de suite et si tu travailles beaucoup, tu y arriveras. On continue d’adapter vos œuvres au cinéma. C’est super, non ? Entre Hollywood et les écrivains, ça a toujours été difficile. Mon ami Frank Darabont [Les Evadés, d’après Stephen King, 1994] prépare une nouvelle adaptation de Fahrenheit et je suis content du scénario. J’ai revu vingt-cinq fois celle de Truffaut et à chaque fois je pleure d’émotion ! Universal prépare aussi une nouvelle version des Chroniques martiennes, mais je pense qu’on aura colonisé Mars avant qu’ils ne mettent le film en route ! La Warner vient de racheter les droits de The Illustrated Man, qu’un agent immobilier m’avait volé. Je réécris le scénario et Darabont devrait le produire. Content de recevoir les honneurs de la France ? En moi, il y a deux personnes : celle qui invente, crée, travaille, et celle qui reçoit les honneurs. Ce qui est important, c’est de savoir que ce qui concerne la deuxième n’est pas sérieux, sinon vous devenez médiocre, imbu de vous-même. La France me touche pour des raisons —90

personnelles : Jules Verne, Victor Hugo… puis j’ai lu l’histoire du Fantôme de l’Opéra [de Gaston Leroux]… et je suis tombé amoureux de Gene Kelly. Amoureux ? La première fois que j’ai rencontré Gene Kelly. Après Un Américain à Paris [Vincente Minelli, 1951], je suis littéralement tombé raide dingue de lui. Il voulait diriger un film d’après une de mes nouvelles, mais ça n’a pas pu se faire. Un mot sur Norman Mailer, disparu en novembre ? Je suis meilleur que Norman Mailer ! On va vite l’oublier, il n’aimait pas la vie. Il la détestait même, comme à la télé, où l’on voit ces héros machos débiles et agressifs. Qu’il aille au diable ! Philip K. Dick était pareil : négatif. Je n’aime pas les auteurs négatifs. Soyons positifs alors : êtes-vous fier d’être considéré comme le dernier grand auteur de science-fiction ? J’aimerais être considéré comme un écrivain tout court… Je n’ai écrit qu’un seul livre de science-fiction, le reste, c’est de la fantasy ou du théâtre. La science-fiction est une description, elle tient compte des lois physiques, tandis que le fantastique rompt avec la réalité. La fantasy est donc une description de l’irréel. Les Chroniques martiennes, ce n’est pas de la SF mais de la fantasy. De la même façon, certains auteurs de polars comme Hammet ou Chandler sont encore lus, à tort, comme des écrivains d’un genre « mineur ». Or, quand on sait qu’on prenait Molière pour quelqu’un de frivole, ou Mark Twain et Jack London pour des auteurs pour enfants, on rit. Ils évoquaient notre société de manière juste, violente, pleine d’humour, et non saupoudrée de poésie ampoulée. Ce sont ces auteurs-là que l’on relit à la fin de sa vie, quand on a oublié tous les autres. — Entretien Guillaume Chérel (à Los Angeles) Photographie Eric Balaire (à Los Angeles)


v i e vu ixe ug xé ngi ée Ns i• eM SÉ • DMI ÉA dS i a s

ASIE SOIT-IL ASIE SOIT-IL

Mathusalem de l’audiovisuel, Jacques Chancel, 76 ans, vécut mille vies qu’il continue d’égrenner dans le dernier volume de son journal, Les années turbulentes. La première, initiatique, nous intéresse : le « périlleux apprentissage », dans l’Indochine de 1948 à 1958, d’un correspondant de guerre de 19 ans, bombardé parmi les mines, les livres, l’opium et – oh – un éléphant.

Sa première petite-fille, dont il nous présente le berceau, s’appelle Philippine. Comme un clin d’œil à l’archipel voisin de cette mythique Indochine où l’interviewer poli de Radioscopie (1968-1988) et du Grand Echiquier (19721983), co-fondateur d’Antenne 2, inaugura sa vie d’adulte. Dans le petit bureau d’un vaste appartement, ne coupant que le son de la télévision diffusant du football africain, Chancel évoque son aurore dans l’horreur – le paradoxe d’une seconde naissance dont il fera, un jour, un livre. « Je voulais comprendre la saloperie de la guerre, comment les bons peuvent être minables et comment dans les salauds, quelquefois, il y a des pépites de fabuleuse moralité. J’aurais pu m’effondrer s’il n’y avait eu ce copain, un jeune médecin, qui m’a averti du mauvais départ que je prenais. Pendant trois mois, « pour faire bien », avant le café, je m’étais mis au « perroquet ». Trois pastis-menthe chaque matin. Ça faisait mec engagé dans l’aventure – affreux. Puis il y avait les sorties : on allait dans les fumeries d’opium comme on va dans les boîtes aujourd’hui. Au début, je me suis laissé aller pour connaître. L’ambiance était formidable : beau décor, velours rouges, les tapis, ces femmes sublimes, pour la plupart des métisses d’Anglais et de Chinois de Hong-Kong. C’est dans la fumerie de la mère Choum que se tramaient tous les complots, que se rencontraient les officiers viets et français pour arranger certaines situations. De ces années pleines, j’ai compris beaucoup de choses. Je l’avais noté dans un carnet, en 1955 : «J’ai tout vu, j’ai tout connu, j’ai tout souffert. Ce matin, vaniteusement, je me persuade que mon existence est finie : j’ai 24 ans.» « Ces dix années m’ont fabriqué. Ma famille était très impliquée dans les affaires de l’Extrême-Orient. Ma tante et marraine était proviseur du lycée ChasseloupLaubat, un lycée français de Saïgon, et mon oncle, inspecteur général des forêts d’Indochine avec le titre de gouverneur. Ils ont passé cinquante ans sur place, je n’entendais parler que de ça. Ça me permettait d’être

zazou : ils rapportaient des chaussures à semelles de crêpe, énormes ! Puis j’ai lu Les Trois Mousquetaires. La France, l’évasion ! Je pensais à D’Artagnan quittant notre bonne province du Gers – je suis né tout près de son assez minable petit château. Lui a osé partir. Puis j’ai découvert Rubempré [Illusions Perdues] et Rastignac [Le Père Goriot]. Ce n’était pas la célébrité ou le pouvoir : je voulais mener une aventure. Je n’ai rêvé que de ça. J’avais 17 ans quand j’en ai parlé à mon oncle. J’ai fait l’Ecole militaire des transmissions de Montargis, je ne comprenais rien. Ma mère ne voulait pas d’un départ précipité, mon père n’était pas content mais… «S’il veut vraiment s’exprimer…» « En arrivant, William Baze, le président eurasien, celui qui apprit à l’empereur viêtnamien Bao Daï à chasser le tigre et l’éléphant, m’a pris sous sa coupe. Baze avait une plantation de xuan loc [du caoutchouc] et une éléphanterie d’une centaine de têtes. J’ai pris la chambre de sa fille, ma copine, qui, elle, partait à Paris. Et j’ai hérité, en même temps, de deux gibbons, un noir, l’autre, blanc. Le soir, quand je rentrais, ils passaient par les toits pour venir me chercher. Plus tard, j’ai eu « Niok », un petit éléphant de 2 mois au destin terrible : on a fait un film sur lui, c’est devenu une vedette, il a fait le voyage jusqu’à Paris, les cocktails, on le promenait partout, c’était très chic, puis il a maigri. Il est mort six mois après. » « J’ai d’abord été grièvement blessé. J’ai sauté sur une mine – c’est le livre que j’écrirai peut-être cet été. A 18 ans, j’étais à la fac de droit et j’avais une heure et demie d’émission avec une fille, Marina, une quotidienne de musique et de chansons sur Radio France-Asie. Ça s’appelait Jacques et Marina. J’étais heureusement condamné à dévorer la presse qui arrivait de France avec beaucoup de retard. Ça a duré jusqu’à Diên Biên Phû [1954], la grande explosion après laquelle j’ai collaboré à des journaux, je rendais des papiers sur le Tonkin. J’étais toujours étudiant, je lisais 91—


« JE SUIS UN PEU ASIATE, MOI. » jACQUES CHANCEL

Les Années turbulentes, 2005-2007 (Plon)

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v i e u x

g é n i e s

C H AN C E L ,

s u i t e

« Chancel, il connaÎt aussi bien l’Empereur, les généraux, les putes et les salauds. » Lucien Bodard les grands classiques : Balzac, Zola, Chateaubriand, Dostoïevski, Tolstoï, les nouvelles de Maupassant. En face de l’hôtel Continental, lieu de tous les complots et de tous les bonheurs, il y avait une librairie pleine du matin au soir, pour oublier l’horreur. Ça canardait toutes les nuits. Lorsque le soir on rigolait, on entendait les bombes à quelques kilomètres. Ceux qui dansaient partaient le lendemain se faire tuer. Toutes les guerres provoquent cette ébullition. » « Puis j’ai rencontré Raymond Cartier, la grande plume de Match. Ça a été ma chance. J’avais écrit deux romans, L’Eurasienne [1950] et Mes Rebelles [1953]. L’écriture me sauvait de la folie des boîtes et de l’opium. Lucien Bodard, correspondant pour France-Soir et auteur de La Guerre d’Indochine, faisait de grands articles sur moi qui disaient : « Chancel, il connaît aussi bien l’empereur, les généraux, les putes et les salauds. » J’avais cette curiosité de môme, j’engrangeais, boulimique, sans objectif. Voyant ma folie – je l’ai entraîné pendant trois jours sur toutes les routes de Cholon, l’enfer du jeu à dix kilomètres de Saïgon, trente mille personnes qui jouent en même temps à des trucs tout à fait insensés, au Grand Monde, un bordel géant doté d’un orchestre de dix musiciens – il m’a désigné correspondant de Paris-Match pour tout le Sud-Est asiatique, rattaché à la Légion étrangère. Ma règle, c’est de dire la vérité, mais la censure, là-bas, préservait de la mort. J’apprenais de Bodard, de Jean Lartéguy, de Graham Greene. Ils avaient vingt ans de plus, j’étais le bébé, je n’avais pas de certitudes, je creusais tout ce que j’entendais. » « Je ne travaillais que pour Match, parfois un papier par semaine, parfois des photos : un jour, sur la terrasse en flammes d’un grand restaurant, j’ai photographié toutes les chaises renversées avec une pauvre femme accroupie, qui pleurait. Double-page dans Match, la photo passa dans le monde entier ! [Il rit] Le hasard ! Généralement, je faisais de longues légendes des photos et des événements. Je ne me prenais pas pour un immense journaliste donnant ses lueurs sur la guerre. J’étais un témoin, un observateur, j’apportais les nouvelles. Pour vous dire à quel point j’étais gamin : un jour, je rentre de l’ancien palais des empereurs et je vois, dans la rue, une dizaine de cadavres et des gardes en armes dans les tranchées. Quelque chose se prépare. J’arrive à l’hôtel Continental où je retrouve Lucien Bodard pour

déjeuner, comme tous les jours depuis trois ans. Je lui raconte. Le lendemain, billet de mon rédacteur en chef : «Plutôt que de faire les folles nuits de Saïgon, il serait convenable de nous dire ce qu’il se passe.» Il ne s’était rien passé : des morts comme ça, c’était tous les jours. Mais France-Soir titrait : « Le sang coule à Saïgon ». Cinq colonnes à la Une ! Bodard s’était rencardé avec les services secrets en partant de mon intuition. Huit jours après, quinze mille morts. Le journalisme, c’était prévoir. » « Si j’étais amoureux ? Non, à cet âge-là, on court toutes les montures. Si : il y a une femme que j’ai beaucoup aimée et qui, hélas, est morte une nuit de beuverie. A 19 ans. Tuée par des imbéciles qui jouaient avec des revolvers. Je n’y étais pas, mais je suis allé la reconnaître à la morgue. Une Eurasienne d’une beauté extraordinaire, que j’aimais comme on aime à cet âge. » « Je pars un an après la fin de la guerre. Je passe six mois au Cambodge, à la frontière chinoise, dans un rendez-vous de chasse. Le paradis des tigres, des éléphants, des buffles sauvages de plus de 2 tonnes. Mais il fallait rentrer. Tout ça je l’ai vécu bellement et dangereusement. Il y a un endroit, au Nord du Vietnam, dont tout le monde parle : la baie d’Ha-Long, une merveille. Pour moi, c’est d’abord un cimetière : une dizaine de mes amis, 20 ans à l’époque, auxquels on prédisait des avenirs fabuleux, y sont enterrés. Vous ne pouvez pas savoir le calme de cette baie… la sérénité dans la mort. J’avais l’inconscience d’un jeune homme. » « J’ai fréquenté les grandeurs et les bas-fonds. C’est une époque un peu insensée, de presque aventurier. Ce qui m’importait, c’était de vivre chaque minute – aujourd’hui encore ! On en parle souvent avec [Bernard] Pivot : tout ce qui nous est arrivé, c’est par hasard. J’étais écrivain, je suis devenu journaliste, homme de radio, homme de télé. Je n’aurais jamais cru. Les choses se sont improvisées. C’est venu de l’appétence que j’avais pour la littérature et la musique – Wagner, Mozart, ça me transportait. Je me félicite d’avoir connu tout ça. On est tous condamnés à mourir, mais il y en a si peu qui auront vécu. » — Entretien Richard Gaitet Photographies Caroline de Greef

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r é m i n iR sé cmei nN ci S e c s e • M N u c s e iS q• u M eu s i q u e

professeur longhair, professor longhair from new-orleans

from new orleans Surnommé Fess ou le « grand-père du funk » par Dr john, le « Picasso du piano » par jerry Wexler et le « Bach du rock’n’roll » par Allen toussaint, Professor Longhair demeure le héros sonore ultime de La nouvelle-orléans, ville pourtant peu avare en musiciens légendaires. « Plus nous nous rapprochions, plus le son de la musique devenait distinct, un son ample dont le rythme nous excitait et nous attirait. Finalement, nous sommes arrivés au club, ou plutôt quatre murs en bois qui enflaient et se dégonflaient au son de la musique comme dans un dessin animé. A l’intérieur, au lieu de voir un groupe au complet, je n’ai vu qu’un seul musicien, Professor Longhair, en train de jouer ces harmonies étranges et pleines, se servant du piano comme d’un clavier et d’une grosse caisse, tout en chantant à gorge déployée, comme un chanteur de blues d’un ancien temps. » Cette description éloquente de la première rencontre en 1949 d’Ahmet Ertegun, fondateur d’Atlantic Records, et du pianiste néo-orléanais illustre tout le génie polyrythmique d’un pianiste méconnu dont la renommée n’a malheureusement jamais vraiment dépassé les limites de sa ville. Orchestre à lui tout seul, il incarne toujours l’âme et le cœur de La NouvelleOrléans. Une anthologie de ses premiers enregistrements lui rend aujourd’hui hommage. Né Henry Roeland Byrd en 1918, à Bogalusa, en Louisiane, il arrive encore enfant avec sa mère à La Nouvelle-Orléans. Il apprend à jouer du piano dans la rue, sur un instrument abandonné dans une allée de la ville qui ne compte que dix touches au lieu des quatrevingt huit habituelles. Cet apprentissage sur un piano rudimentaire lui permet de développer une technique incroyable et l’usage d’une main droite rompue à un maximum d’effets avec un minimum de touches. Il connaît en parallèle une vie de débrouille entre la musique, les jeux de carte et la fréquentation d’endroits interlopes. A la fin des années 1930, il est musicien de rue et côtoie les grands noms du piano néo-orléanais comme Champion Jack Dupree, Tuts Washington, Archibald ou Robert Bertrand. Les pianistes ont toujours fait le lit de la musique locale. Les pionniers Clarence Williams, Alton Spurnell ou

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tIPItInA, tHe CoMPLete 1949-1957 neW oRLeAnS ReCoRDIngS (iMportant artists/diFFer-ant)

Spencer Williams, sans oublier le légendaire Jelly Roll Morton ont développé ce style de piano, martelé et subtilement sauvage, propre à la ville, joué dans les salles de bal des hôtels et autres clubs de nuit. Une voix fluette et sibylline En 1948, adoptant comme nom de scène Professor Longhair, il monte sur les planches au Caldonia Inn, remplaçant au pied levé Dave Bartholomew, autre architecte majeur du rhythm’n’blues néo-orléanais. Comme s’il avait toujours attendu ce moment, il mystifie tout le monde avec son jeu de piano incendiaire, rencontre de boogie-woogie, de rumba,


r é mi n isc e n c e p r o f e s s o r l o n g h a i r

( s u i t e )

« Personne ne savait quoi faire avec sa musique, si sauvage et intouchable. Mais en dehors de la Nouvelle-Orléans, son génie n’a jamais pris. » Allen Toussaint de jump blues, de calypso et de mambo, avec un chant emprunté au yodel hillbilly de Jimmie Rodgers ! Au printemps 1949, encouragé par le producteur texan Jesse Erikson, il enregistre quatre morceaux pour la petite marque de Dallas Star Talent, dont une première version de Mardi Gras in New Orleans, accompagné par ses extravagants Four Hairs, un petit combo de rhythm’n’blues. Son nom circule alors dans l’industrie du disque. Les fondateurs d’Atlantic, Ahmet Ertegun et Herb Abramson, descendent dans le Sud afin de lui faire enregistrer quelques morceaux de rumba boogie décapant, dont une nouvelle version de Mardi Gras In New Orleans. D’une voix fluette et sibylline mais sûre d’elle, il célèbre l’intersection des rues Rampart & Dumaine, là même où se trouve le premier studio de la ville. Invention d’une esthétique funk Son succès est limité en dehors de La Nouvelle-Orléans, mais il influence durablement Fats Domino, la plus grande vedette néo-orléanaise de la décennie. En dépit de son immense talent, la renommée de Longhair est restée locale. Comme nous l’a confié le producteur et pianiste Allen Toussaint, son héritier le plus élégant : « Personne ne savait quoi faire avec sa musique, si sauvage et intouchable. Ici, à la Nouvelle-Orléans, nous aimerons toujours sa musique car elle nous correspond tant. Mais en dehors de la ville, son génie n’a jamais pris. C’était juste un local qui allait rester local pour toujours. » Son seul succès national est l’hilarant Bald Head, paru sous le nom de Roy Byrd & His Blues Jumpers sur la grande marque Mercury. Ce titre se hisse à la deuxième place des classements noirs-américains au cours de

l’été 1950. Il enregistre ensuite pour les petites marques Wasco et Federal, avant de retourner à Atlantic. En 1953, il y publie Tipitina, dont les polyrythmies inédites et la seconde ligne de batterie d’Earl Palmer inventent une esthétique funk, et dont la ville ne s’est jamais vraiment remise. Balayeur ! Après un hiatus de plusieurs années, il réenregistre une nouvelle fois Mardi Gras In New Orleans en 1959 dans sa version définitive, qui devient la chanson officieuse du carnaval de La Nouvelle-Orléans. Professor Longhair retombe progressivement dans de longues années d’anonymat, réduit à balayer le sol d’un magasin de disques dans lequel ses disques faisaient un tabac quelques années auparavant. Il est redécouvert au début des années 1970, décennie au cours de laquelle il profite enfin d’un succès timide. Il décède dans son sommeil le 30 janvier 1980, à l’âge de 62 ans, à la veille de la sortie de son premier véritable album, Crawfish Fiesta, ultime pied de nez à une industrie du disque qui n’a jamais pu cerner son génie si particulier. « Professor Longhair a toujours progressé non pas en suivant l’évolution du monde, mais en suivant l’évolution du monde de Professor Longhair », résume magnifiquement Allen Toussaint. — Florent Mazzoleni

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C AHIER ARTS DE VIVRE • Partir, dîner, consommer

matièrevivante eCOLOGie

Activisme Les dents de l’amour 98 vOyaGes

Incruste Tu dormiras chez ton prochain 100

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activisme • en vert et contre tout

l e s d e n t s d e l’ a m o u r Dans le spectaculaire documentaire sharkwater, les militants de la sea shepherd conservation society jouent les éco-pirates et coulent à la hussarde les pêcheurs mercenaires de requins protégés, le grand blanc, cher à Steven Spielberg et Hunter S. thompson.

Les ailerons se négocient jusqu’à 500 dollars au détail. La scène est filmée caméra à l’épaule par Rob Stewart, 25 ans. Sur un petit bateau au large du Costa Rica, en toute illégalité, des pêcheurs asiatiques jettent à l’eau leurs filets équipés d’hameçons, dérivant sur des kilomètres afin d’attraper des requins et, par accident, deux tortues, trois dauphins – les habitants malchanceux d’un sanctuaire marin protégé. Puis quelqu’un hurle au mégaphone. Les avertissements de Paul Watson, cofondateur de Greenpeace et capitaine du Sea Shepherd (« le berger de la mer »), un énorme chalutier canadien de 657 tonnes, ne leur font ni chaud ni froid. Watson donne alors un ordre à son équipage. Ces matelots écolos hissent le drapeau noir de la piraterie, un bruit sourd se fait entendre et deux ailerons de fer, au-dessus de la ligne de flottaison, se déploient en grinçant. Soudain le Sea Shepherd met les gaz, vire de bord et fonce pleins nœuds, déchirant la coque du navire mercenaire. Sharkwater, ce n’est pas du cinéma. « J’ai d’abord voulu financer des bateaux de patrouille afin d’empêcher la pêche illégale du requin aux Galapagos... » nous explique, deux ans après le tournage de ces images, l’hypnotisant Rob Stewart, réalisateur du documentaire. Un garçon charismatique, étudiant en biologie devenu photographe animalier, pas aussi naïf que le héros d’Into The Wild, dans le genre aventurier beau gosse. « … mais je n’ai quasiment pas récolté d’argent, personne n’était prêt à aider les requins en risque d’extinction. On les connaît mal. D’où l’idée de Sharkwater, pour informer. » Jusqu’à justifier la violence de vos interventions ? « Pendant cinq ans, nous avons visité quinze pays et la situation est tellement désespérée que des comportements radicaux se sont imposés. Le Sea Shepherd n’a jamais blessé personne. Nous ne faisons qu’endommager les bateaux pirates. » Neuf naufrages, jamais poursuivis Accusés de « tentatives de meurtre » par le gouvernement du Costa Rica, les membres de la 98—

Sea Shepherd Conservation Society (parmi lesquels l’interprète de MacGyver, Richard Dean Anderson) appellent leur méthode « action directe ». Depuis 1977, leur flotte, une dizaine de navires, du yacht au chalutier, naviguant sur les eaux internationales et appliquant les règles de protection de l’environnement, est responsable de neuf naufrages. Le Sea Shepherd n’a toutefois jamais été arrêté, en raison du non-fondé de plaintes venant de pêcheurs en flagrant délit de pêche interdite. Quant au capitaine Paul Watson, il relate la naissance de sa vocation à qui veut l’entendre : en 1975, alors qu’il plaçait son zodiac entre un cachalot blessé et le harpon de baleiniers russes, il croisa longuement le regard de l’animal avant sa mort. Flippé, le requin Le documentaire remonte la filière de la pêche au requin au Costa Rica qui développe depuis plusieurs années un tourisme très écolo… tout en protégeant la mafia locale, écoulant des dizaines de milliers d’ailerons de requins vers l’Asie – où la soupe d’aileron demeure un met indispensable. Au-delà de l’enquête, Sharkwater s’avère un vibrant plaidoyer pour la beauté du squale : dans la plupart des séquences sous-marines, Rob Stewart nage avec sa caméra aux côtés du grand blanc (celui des Dents de la mer), une centaine de requins-marteaux et même un placide requin baleine. Les animaux, apeurés, fuient à son approche. Il faut du temps à Rob Stewart pour se faire accepter, voire les caresser. « Le requin est un animal timide, qui n’atteint la maturité sexuelle qu’à l’âge de 25 ans. Les populations mettent du temps à se renouveler. » D’où provient cet amour pour eux, Rob ? « La première fois que j’en ai vu un, petit, j’en ai rêvé. C’était les animaux les plus cools de la planète. Je nageais au bord d’un récif et je n’en revenais pas : un être aussi grand, puissant, parfait ! Tout en haut de la chaîne alimentaire, il régule les populations de poissons depuis des millions d’années. L’homme n’est sur terre que depuis 150 000 ans et il a fait disparaître plus de 90 %


spielberg, « responsable » ? Le 20 juin 1975, l’aileron d’un grand requin blanc (Carcharodon carcharias) fend les écrans de cinéma. Les Dents de la mer, troisième long de Steven Spielberg, scelle à jamais le destin d’un animal faisant partie des dix espèces les plus menacées. Outre les trois séquelles de la franchise (qui récolta trois oscars et 470 millions de dollars de recettes à travers le monde), pas moins d’une trentaine de films ont suivi la coulée du « terrible » squale, d’Opérations Requins de Jerry Hopper (1956) à Raging Sharks de Dany Lerner (2005), jusqu’aux séries b aux titres évocateurs : Les Dents d’acier (1977), Les Mâchoires infernales (1977), La Mort au large (1981) ou Peur Bleue (1999). Si l’auteur du livre Les Dents de la mer, Peter Benchley, fit son mea culpa pour avoir transformé le requin en ennemi public numéro un, Spielberg, lui, contacté par la production de Sharkwater pour une interview qui encouragerait à la protection des requins a, au dernier moment, demandé que l'entretien ne soit pas diffusé. — des requins. » Comme l’explique à l’écran le professeur E. C. Boris Worm, de l’université d’Halifax, l’extinction des requins entraînerait une réaction écologique en chaîne : les poissons dont ils se nourrissent se multiplieront, dévorant le phytoplancton des océans qui fournit 70 % de l’oxygène terrestre.Donc, contrairement à l’image d’Epinal, sauver les requins peut protéger les hommes. A l’abordage ! — Texte Estelle Cintas Illustration Sylvain Cabot

« nous ne faisons qu'endommager les bateaux pirates. »

sharkwater, sortie le 9 avril. —99


v o ya g e s • l à - b a S

tu dormiras chez ton prochain antoine de maximy, 48 ans, c’est le type qui parcourait le monde avec sa caméra sur canal+ et France 5 et qui s’invitait chez l’habitant. Portrait d’un aventurier tranquille qui dynamita le film de voyage avec des principes simples : partir seul, ne rien posséder, et laisser sa chance au hasard.

« Faut que je fasse des courses, là. Viens avec moi, on discutera. » C’est donc dans un endroit exotique, le Franprix de la rue de la Roquette à Paris, que commence l’interview. Antoine de Maximy est en plein montage de J’irai dormir à Hollywood. Un long métrage pour le cinéma, basé sur le modèle de son émission de télé J’irai dormir chez vous. Antoine part à l’arrache avec sa tchatche et sa petite caméra harnachée qui lui permet de se filmer tout seul. Et il essaye de squatter chez les locaux. « J’ai traversé les USA, de New York à Los Angeles. Il y a vraiment beaucoup de pauvres là-bas, c’est étonnant », explique-t-il en achetant des artichauts et du lait (« Je mange bien, c’est important. »). Retour dans les locaux de Bonne Pioche, la boîte qui, outre J’irai dormir chez vous, produit des films sur les manchots et les renards. Pressé mais détendu, de Maximy raconte sa life. L’enfant Antoine grandit dans une famille bohème avec « pas beaucoup d’argent ». Les parents sont peintres. « Mon père ramenait toujours à la maison des gens qu’il croisait au bistrot ou sur la route. C’était une porte ouverte sur l’extérieur. Plus tard, j’ai voulu être dans la position de l’invité. » L’adolescent de Maximy s’ennuie à l’école. « A 17 ans, on m’a dit que c’était pas la peine de continuer. » Petits boulots, stages dans l’audiovisuel pendant quelques années. Puis le jeune homme s’engage au cinéma des armées. « On m’a fait enregistrer le bruit d’un moteur de char et comme le travail était bien fait, on m’a envoyé à Beyrouth pendant la guerre pour faire un docu interne pour l’armée. » Il enchaîne ensuite les expéditions, descend des fleuves et gravit des montagnes avec sa caméra. « Etre assis dans la forêt amazonienne et manger ce que tu as sous la main : c’était le bonheur. Je me sentais à ma place dans l’aventure, l’imprévu, l’incertitude. » Antoine devient reporter de guerre pour CBS News pendant trois ans. Iran-Irak, Liban : du chaud. « On m’envoyait en première ligne. Parce que si un Français meurt, c’est moins grave qu’un Américain. » Il comprend un truc lors du tournage d’un sujet pour Thalassa sur

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les gens qui plaquent tout pour faire le tour du monde en voilier : « Avec un voilier, tu te dis que tu as ta maison. En vérité, c’est un gros boulet. Tu ne peux pas trop t’en éloigner. Moi, ma façon de voyager c’est : ne rien posséder. Juste le strict nécessaire. » Carte postale chez les Dogons L’idée de J’irai dormir chez vous part de là. L’évolution du matériel au début des années 2 000 permet de tourner léger. Avec son dispositif mains libres, Antoine réduit la distance imposée par la caméra. Il filme en regardant les gens dans les yeux : les interviews sonnent beaucoup plus justes. Surtout, il peut tourner seul. « L’équipe, c’est une contrainte, même si tu t’entends bien. Quand tu fais un docu avec de gros moyens, tu as trop d’interlocuteurs. Et comme ils ont payé, ils commencent à t’emmerder. Quand j’allais chez les Dogons [peuple principalement situé au Mali], on filmait les jolies cases typiques. Super beau pour les Occidentaux. Mais pour eux, c’est un clapier. A côté de ça, tu as un mec plus riche, il s’est fait une maison carrée avec un toit en tôle ondulée. Super beau pour eux. Mais on ne filmait pas ça. On nous demandait de ramener de la carte postale. Moi, j’avais envie de faire des portraits de gens normaux. De filmer le monde tel qu’il est. Invendable. » Crache le pognon Quand il propose J’irai dormir chez vous, on l’envoie balader (enfin non, justement). Têtu, il finit par convaincre la chaîne Voyage. La presse adore les premiers épisodes. Canal+ et France 5 suivent peu après. En se promenant de la Suisse à l’Ethiopie en passant par le Japon et l’Inde, l’émission trouve tranquillement son public. « Le pied, c’est de se perdre dans un pays dont tu ne connais pas la langue. En Chine, j’ai pris un bus sans connaître la destination, je suis descendu au hasard quand j’ai vu des paysans dans un champ. Je suis allé les voir. Ils m’ont gardé. » Antoine de Maximy réussit toujours à dormir chez vous quand il débarque avec son culot et sa bonne gueule. « Un truc qui est vrai sur la planète


« un truc qui est vrai sur la planète entière : c’est toujours plus dur de se faire inviter chez un mec plus riche que toi. » antoine de maximy entière : c’est toujours plus dur de se faire inviter chez un mec plus riche que toi. Quand le mec ne possède rien, il n’a aucune raison de se méfier de toi. » Sur la route, il ne se fait presque jamais embrouiller. Mais ça arrive. Au Vanuatu [archipel de Mélanésie, au sud-ouest du Pacifique], les costauds du coin voulaient lui faire cracher le pognon. « Il y a quarante ans, quand ils voyaient arriver un Blanc, il était très bien accueilli parce qu’il arrivait avec une autre histoire. Mais de nos jours, il y a la télé et la mondialisation. Ça modifie profondément le voyage. Ils savent qu’à l’autre bout de la terre, les gens ont trois bagnoles et une piscine. Nous aussi, on sait que dans les tribus, ils mangent par terre. Sauf que maintenant, ils veulent plus manger par terre. Parce que tu es quand même mieux à une table. L’aigreur que peuvent avoir ces gens-là est légitime. Un jour ou l’autre, il va

J’irai dormir chez vous coffret DVD vingt épisodes (MK2) J’irai dormir à Hollywood le film, sortie en salles à la rentrée falloir commencer à partager. » Sans surprise, l’homme de J’irai dormir chez vous ressemble beaucoup à l’être humain de Maximy. Un jeune de 48 ans doté d’une saine roublardise et d’une énergie qu’on a facilement envie de suivre. Antoine de Maximy n’est pas un intellectuel (« Je lis pas ») et il s’en fout. En filmant Monsieur Lambda sous toutes les latitudes, il raconte mieux la planète que bien des intellos professionnels qui conceptualisent un monde dans lequel ils n’ont jamais vraiment mis les pieds. Passe quand tu veux à la maison, mec. — Texte Julien Blanc-Gras Photographie David Ryle

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Beauté par Lucille Gauthier 104 La Foire aux vanités par Caroline de Greef et Ilanit Illouz 108 i am you and you are me par Tania et Vincent 120 We are the puritans par Henrike Stahl 128 nos dames de paris par Velvet D’Amour 140 Wet Bourgeoisie par Mikael Vojinovic 148

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Beauté Edito

Ombre Eclat 4 couleurs Fleurs de Feu de Guerlain, 48 euros • Accessor’Eyes Indigo Denim de Givenchy, 42 euros • Palette Pop d’Yves Saint Laurent, 42 euros • Poudrier Protected paradize Compact de Chantecaille au Printemps de la Beauté, 87 euros • Palette 4 ombres Wild

Violette de Laura Mercier, 45 euros • Green Eye Shadow Quad, Bamboo de Smashbox chez Sephora, 36 euros • Dior Flower Blossom de Christian Dior, 53 euros • Ombres à paupières Rebirth de Shu Uemura, 19 euros —


Délire De luxe Motifs sculptés, jeux de textures, teintes lumineuses : le printemps arrive, et avec lui, la vague des nouveautés. Des collections de plus en plus créatives et surprenantes. Poudriers précieux, palettes customisées, accessoires collector expriment toutes les audaces des marques de luxe. 2008 est une véritable déferlante arty : figuratif, abstrait ou naïf, l’art s’invite dans les palettes de make-up. On hésiterait presque à se servir d’aussi jolies toiles de maître. Impressionnisme Dior Flower Blossom de Christian Dior, 5 teintes entremêlées gomment les cernes, illuminent le visage, effacent les rougeurs pour un teint pétale. Dessins bucoliques pleins de poésie et un nouveau système d’aquarelle cosmétique confèrent à la poudre une réalité picturale. La poudre pour le teint Protected Paradize Compact de Chantecaille, aux subtiles douceurs corail légèrement doré et rose saumon pailleté, représente les fonds marins et symbolise l’engagement de la marque pour la protection de la faune et la flore des océans. Un pourcentage des ventes du poudrier Protected Paradize sera reversé à l’institut Océanographique Pew. Orientalisme La collection Shu Uemura, Rebirth, s’inspire du renouveau végétal avec des couleurs fraîches pour retrouver un teint lumineux et dire bye bye à la grisaille. Motif floral japonisant inspiré d’un dessin de Shu Uemura, exprime la liberté d’esprit et l’élan de la vie qui renaissent au printemps. Pop Art Entre classicisme et fantaisie graphique d’inspiration 70, la palette Fleurs de Feu de Guerlain rappelle l’engouement créatif du Pop Art : fusion des contrastes, explosion de couleurs dans un écrin bijou très couture, dessiné par Hervé Van Der Straeten, décliné en or noir pour l’occasion. Pour le trentième anniversaire de la maison Yves Saint Laurent, la palette Pop s’inspire de la carte de vœux Love dessinée par Monsieur Saint Laurent en 1992. Douceur et gaieté signent ce camaïeu tendre dont les dessins très happy sont sprayés d’un voile rose scintillant.

Contemporain Directement inspiré du denim Accessor’Eyes de Givenchy conceptualise le jean. Une palette 4 ombres qui joue le mélange de textures : une base crème et des poudres mates et irisées qu’on juxtapose ou superpose pour travailler la paupière comme on habille une toile. La palette Green Room reprend le camouflage du feuillage du Moringa, une plante indienne très riche en minéraux et vitamines, utilisée notamment pour lutter contre la malnutrition et pour soigner de nombreuses maladies. Ligne écolo chic conçue à partir d’huile extraite de ces graines bienfaitrices, Smashbox plantera un arbre de Moringa pour chaque produit acheté. Par Lucille Gauthier Illustration Gwladys Rabardy


Beauté Sélection —

Spring revival Par Lucille Gauthier Illustration Gwladys Rabardy

Rétro glamour, typo chic ou bio sexy : les printemps, les nouveautés bourgeonnent tels des arbres en fleurs.

Après shampooing pour cheveux fins Kiehl’s, 24 euros • Huile de bain à la fleur de cerisier Shu Uemura, 29,50 euros • Crème nourrissante Nuit & Jour Care Stella McCartney, 50 ml, 69 euros • Crème ultra confort au karité et coton bio L’Occitane, 30 ml, 26 euros • Eau de

parfum 1969 Histoires de Parfum, 120 ml, 130 euros • Huile Clarifiante pour le visage Bio Beauté By Nuxe, 30 ml, 25 euros • Soin visage global au lotus blanc Belle de Jour Kenzoki, 50 ml, 107 euros • Savon de Marseille aux huiles biologiques de verveine La Compagnie de


Provence, 16,50 euros • Pur Blush Mineral GemeyMaybelline, 9,50 euros • Shampooing réparateur anti-pollution Detoxifying Davines, 15 euros • Crème réparatrice pour les mains Soins de l’Extrême Lostmarc’h au Printemps de la Beauté, 14,50 euros • Crème contour

des yeux réparation intense Clinique, 40 euros • Ombre à Paupières Poudre Soyeuse Soft Shoulder Benefit, 18 euros —

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Photographies Ilanit Illouz et Caroline de Greef Conception & stylisme Eve Prangey assistée de James Thomas Coiffure Paul Garland Maquillage Elodie Barrat Modèles Mike Nock chez Newmadison et Amparo Bonmati Sampere chez Ford

Le mariage de Barry avec une comtesse lui a donné accès à un titre et une immense fortune. Mais Barry, rattrapé par des manières qui s’opposent à l’impassibilité de la comtesse, se voit trahi par son origine sociale.


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La comtesse robe bustier dior croisière Barry top de soie et gilet incrustÊ de cristaux swarovski spastor


La comtesse robe mille feuille en soie LutZ escarpins Bruno Frisoni


Barry chemise dorĂŠe et pantalon BurBerry redingote de satin attaChment mocassins rebrodĂŠs dress Camp



La comtesse poncho de rafia KenZo jupe de satin BurBerry boucles d’oreilles dary’s Bijoux


Barry ensemble en denim délavé et débardeur blanc tiLLmann LauterBaCh


La comtesse twin set de jersey et soie sophia KoKosaLaKi pantalon satin argentĂŠ Lie sang Bong bijoux dior


Barry chemise à pois ALEXANDER MCQUEEN veste col ivoire DE FURSAC pantalon SPASTOR La comtesse veste JACQUES FATH sur corset MR PEARL jupe LIE SANG BONG ras du cou DARY’S bijoux


La comtesse ne vit pas son cheminement vers la ruine comme un automne en déclin, Barry, déteignant sur elle, lui donne les clefs d’un nouveau mode de vie : elle trouve sa façon d’être.

La comtesse robe bretelles de roses en organdi jaCQues Fath boucles d’oreille à perles dary’s bijoux escarpins métallisés Bruno Frisoni Barry pull patchwork aLexander mCQueen bermuda tiLLmann LauterBaCh spartiates attaChment


Barry costume imprimĂŠ KenZo chemise ZuCCa


La comtesse robe pois en origami Lie sang Bong sandales compensées junKo shimada Barry chemise et pantalon imprimés prada casquette dress Camp

Remerciements David hermann, Szrin Yoon, François Bachelier, Edith Lory et les puces de Saint Ouen – notamment l’univers riche, baroque, brillant, pur, éclatant, authentiquement, magique des Marchés Paul Bert et Serpette paulbert-serpette.com


I am you and you are me Photographies Tania et Vincent Stylisme Jean-Marc Rabemila assisté de Julie Barranger Make-up & Hair Francis Ases Modèles Federico Moyano et Tom Mc Neilage chez Bananas mambo Retouche Janvier Remerciements Hippodrome d’Auteuil et France Galop


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Chemise Dormeuil, Bermuda Lacoste, Chaussures Repetto, Chaussettes Burlington


Federico : Veste sans manche Spastor, Chemise Firetrap, Pantalon Dormeuil, Echarpe Paul Smith, Chaussures NDC, Broche cocarde MJĂ–LK, Lunettes Cutler&Gross c/o Marc Le Bihan, Bracelet cuir De Percin


Tom : Blouse Personal Project By Cyril Lambert, Pantalon Bruno Pieters, Bottines Petar Petrov, Echarpe Epice


Federico: Veste Iceberg, Chemise Dormeuil Pantalon Mamifère de Luxe, Chaussures Heschung, Casquette Dormeuil, Montre Saint-Honoré Tom : Tunique capuche et Chaussures MJÖLK, Pantalon Lee Cooper, Chaussettes Burlington, Lunettes Cutler&Gross c/o Marc Le Bihan


Federico : Pull Xavier Brisoux, Bermuda Puma, Tennis Tretorn, Noeud Papillon Treizeor par Alexis Mabille Chaussettes Burlington, Lunettes Tom Ford c/o Marc Le Bihan


Federico: Chemise Bruno Pieters, Pull Dormeuil, Cravate L’Aiglon, Pantalon Lacoste


Tom : Polo Firetap, Veste et chaussures bateau Cosmic Wonder Light Source 2, Bermuda Serge Blanco, NĹ“ud papillon Treizeor par Alexis Mabille, Bob Marchand Drapier, Chaussettes Burlington


We are the puritans Photographies Henrike Stahl chez Catherine Cukierman Stylisme Annabelle Jouot Coiffure et maquillage Carole Colombani Modèle Kateryna chez Metropolitan Studio Le Petit Oiseau va Sortir


top CHRISTIAN LACROIX collerettes superposées POPY MORENI boucle d’oreille et cape Stylist’s own



Page de gauche bustier et ceinture AZZEDINE ALAÏA pantalon VIONNET collerette et bracelets POPY MORENI collier,bracelet,bandeau et cape STYLIST’S OwN

robe YVES SAINT LAURENT (chez Iglaïne) collerettes superposées et bracelets POPY MORENI sandales PIERRE HARDY cape STYLIST’S OwN


robe tunique FABRICS INTERSEASON bonnet de dentelles, collerettes superposées et ceintures cordes POPY MORENI bracelets CHRISTIAN LACROIX boucle d’oreille et cape STYLIST’S OwN



combi pantalon SONIA RYKIEL (chez Iglaïne) ceinture YVES SAINT LAURENT (chez Iglaïne) collerettes superposées et bracelets POPY MORENI cape STYLIST’S OwN

Page de droite veste BERNHARD wILLHELM vintage pantalon LEMAIRE collerette et bracelet plexi noir POPY MORENI chaussures PIERRE HARDY bracelets,bandeau et cape STYLIST’S OwN



ensemble AZZEDINE ALAÏA ceinture et collerette POPY MORENI bracelets CHRISTIAN LACROIX escarpins PIERRE HARDY bandeau et cape STYLIST’S OwN


chemisier YVES SAINT LAURENT (chez Igla誰ne) leggings BERNHARD wILLHELM bracelets CHRISTIAN LACROIX collier POPY MORENI cape STYLIST OwN


bustier AZZEDINE ALAÏA veste MATTHEw AMES short et ceinture CLOSED collerettes superposées POPY MORENI sandales PIERRE HARDY bracelets et cape STYLIST’S OwN

Page de droite robe kimono MATTHEw AMES collerette et collier POPY MORENI cape STYLIST’S OwN



Une série de Velvet D’Amour Stylisme Olivier Mulin Assisté de Marlène Giacomazzo Hair Patrice Graf Make-up Fabrice Models Agneta, Christa Fenal & Tanya Drouginska Remerciements Café l’Ile de France


Christa Blouse en dentelle Paul&Joe, Jupon dore Vintage, Chaussures Rock&Republic, Chapka Explora, Collier Corpus Christi, Ceinture Vintage, Gants Buscarlet, Tanya Robe Josep Font, Trench Ramosport, Chaussures Rock&Republic, Collier mutli-rangs Metal Pointu’s, Collier pendentif Corpus Christi, Boucles d’oreilles et bague Vintage Agneta Robe Josep Font, Bolero Toile de Joie, Chaussures Vintage, Chapeau PP From Longwy, Bracelet Metal Pointu’s


Tanya Robe Dupre Santabarbara, Etole en fourrure Ramosport Jupe Vivienne Westwood, Chapeau et collier Christian Dior Bracelets Metal Pointu’s, Sac Junko Shimada


Christa Blouse en dentelle et jupe DuprĂŠ Santabarbara, Etole Yesim Chambrey, Collants Wolford, Chaussures Morgan


Christa Blouse en dentelle et jupe Dupre Santabarbara, Etole Yesim Chambrey, Collants Wolford, Chaussures Morgan, Boucle d’oreilles vintage

Page de droite Agneta Robe Tuvanam, Blouson en fourrure Luis Buschinho, Bracelet Morgan, Chaussures argentees Vintage, Collants Wolford



Tanya Robe Katia Berezkina, Cache-oreilles Collier Mouton Collet, Broche fleur noire Indress, Agneta Robe Burfitt, Manches en fourrure Antik Batik, Boucles d’oreilles Vintage, Collier Mouton Collet, Christa Robe Matthew Ames, Chaussures Rock&Republic, Toque en fourrure Indress, Bracelets Metal Pointu’s, Collants Wolford


Christa Robe bustier Damn Romance, Trench Ramosport, Chaussures Junko Shimada, Bracelets Metal Pointu’s, Collants Wolford


Une sĂŠrie de

Mikael Vojinovic

Stylisme

Rod Novoa chez Perrella Management


ImpermĂŠable en vinyle Paula Hian


Robe perlée or Alberta Ferretti

Robe asymétrique Paula Hian



Tailleur-pantalon Helmut Lang bracelet Tom Binns ceinture en diamants portÊe en diadème Charles and Colvard


Toge Vintage Halston chaussures Jimmy Choo ceinture et pochette Calvin Klein



Toge dos nu Blumarine

Toge dos nu argentĂŠe Calvin Klein


Robe en cartouches et perles noires Iron


Robe perlĂŠe or Alberta Ferretti

Hair David Coteblanche Chez Red Market Salon, Makeup By Aeriel Payne For Perrella Management Modèle Olga Chez Marilyn, Retouche Visna Chau Studio #33



Cahierchroniques Paillettes

Dancing Chez Moune 160

Palettes

Art Wolf Vostell, villa Arson, Sylvain Rousseau, La Ferme du Buisson 162

Paraboles

Médias Florence Aubenas 168

Platines

Musique Zombie Zombie, Nick Cave, The Teenagers, Vampire Weekend 174

Papiers

Littérature Grégoire Bouillier, Emmanuel Adely, Anne Plantagenet

Pellicules

Cinéma Rec, Funny Games US, Teeth, Monte Hellman + DVD

180

186

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Ce


Dancing Paris et le reste du monde

Mounelights Premier cabaret féminin de la capitale ouvert en 1936, Chez Moune s’illumine après des années de passage à vide. De quoi raviver la lanterne du Pigalle historique. Les archives ont brûlé dans un incendie. On ne fera donc qu’entrevoir, à travers quelques souvenirs, ce qui fit le sel et le mordant du cabaret Chez Moune, ouvert depuis soixante-douze ans rue Pigalle. Certains soirs, un transformiste exceptionnel, costaud, quinquagénaire et presque chauve, répondant au pseudonyme idéal de « Badaboum », y exécute des imitations renversantes de Mireille Mathieu, en play-back, drapé du drapeau national. Curieusement, le spectacle ne glisse jamais vers le vulgaire un peu triste des établissements voisins. C’est drôle, d’une poésie quasi fellinienne. Par moments, on se croirait dans Twin Peaks : dans le fond, une red room en velours, des éclairages tamisés bleu noir, des visages et des personnages improbables du Paris interlope, tout à la fois bizarre et familial. Il y a de vieilles copines, quelques garçons vêtus comme en 1990, un routier obèse coiffé d’un stetson. Une petite scène sur laquelle grimpe Johanne, robe léopard, pour un medley de variété française. A la fin, le disc-jockey joue du Prince ou Play That Funky Music (White Boy) et pour les vingt personnes présentes, c’est l’émeute. Vingt personnes. Comme un secret bien gardé. Mais tout s’ébruite, depuis quelques mois, des labels (Records Makers), des magazines (Standard), des DJ célèbres (Feadz) et des créateurs (Romain Kremer) y organisent leurs petites sauteries.

Derrière le piano Moune signifie maman, en argot parigot, qui donne en créole mamoune. La mère de Chez Moune, c’est précisément Madame Moune, dont on ignore le véritable nom. Son portrait trône derrière le bar. Les traits sont durs, les cheveux courts et blonds décolorés. C’est cravate noire sur costume blanc, façon Gabin. Une femme à poigne, « froide mais généreuse », « de plus d’un mètre quatre-vingt », « toujours entourée de sa clique, ses féminines ». Une figure du quartier, disparue en 1986 à 82 ans, joueuse, qui perdit son cabaret aux cartes. « Ce que voulait Madame Moune, c’était un lieu pour les femmes, reproduire dans le Paris de Colette et d’Anaïs Nin ce qu’on faisait dans les appartements : des fêtes intimes entre amies. Avec une certaine idée du recevoir. » Danielle (« Dan ») dirige le cabaret depuis 1988 et son départ de Toulouse – ça s’entend toujours. « Il y avait des artistes, des écrivains. Des couples bourgeois venaient s’encanailler ; l’épouse aimait aussi les filles ou n’avait jamais osé franchir le pas, Monsieur regardait. » Un orchestre swing jazz donne le tempo et des clientes, qu’elle soient « garçonnes » ou « féminines », se bécotent derrière le piano de Léo pendant que celui-ci trousse les effeuilleuses en loge. « Il y avait aussi quelques hommes que ça chatouillait de voir des filles entre elles. » Une vingtaine d’hôtesses, pas forcément lesbiennes (« elles faisaient la doublette »), distraient ces messieurs. Ainsi, Jacques Brel, « grand ami » de Madame Moune, y aurait eu ses habitudes, comme Belmondo ou Fernand Raynaud. Etrangement, les dernières hôtesses ont été remerciées début janvier : « On n'en a plus besoin, maintenant, avec les soirées privées. » « Ni people ni fashion » Car le cabaret, récemment, s’est transformé. A mesure que l’homosexualité féminine est tout doucement entrée dans les mœurs, Chez Moune a connu plusieurs passages à vide. « Pour faire tenir la boîte, il fallait laisser entrer de vieux hétéros bourrés, lourds et rougeauds, sortant du Bus Palladium ou de la Loco, qui restaient six heures au comptoir pour deux verres. » Sans oublier les voyous « qui attendaient les filles à la sortie ». En

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Badaboum y exécute des imitations renversantes de Mireille Mathieu, drapé du drapeau national. septembre 2007, Johanne, 37 ans, autre femme à poigne de plus d’un mètre quatre-vingt (en talons), reprend la direction artistique et décide de « revenir à la base » : cravate pour tout le monde, transformistes, danseuses de feu ou orientales, funk et disco (« et des slows ! »), soirées mixtes et soirées filles. Tout en s’ouvrant à l’extérieur : la culture électro, techno, du live et du stand up, une page MySpace et Facebok et une multitude d’événements privés, comme le lancement de l’album des Shades. Chez Moune est redevenu chic. Les ivrognes sont retenus à l’entrée par Marcel, moustachu ferme et courtois. Les filles reviennent et s’y sentent en sécurité. De jeunes hétéros polis, filles et garçons, y croisent leurs aînées pour un dernier verre. Juliette Binoche y termine sous la table. Volker Schlöndorff, le réalisateur du Tambour, Palme d’Or à Cannes en 1979, serait venu en repérages pour adapter en juin le roman érotique de Laure Charpentier, Gigola (1972). Johanne : « En pleine fashion week, des tas de gens – des supers bombes ! – ont déserté l’open bar Givenchy, tout au champagne, pour venir s’éclater chez nous. » Ce qu’elle analyse avec un franc-parler remarquable : « Les vieilles connasses en vison, nous, on les dépouille avec toute notre humanité et elles repartent décoincées du cul. »

Chez Moune 54, rue Jean-Baptiste Pigalle, Paris 9e. Ouvert de 22h30 à 5h du mardi au samedi. Soirées mixtes le jeudi et vendredi, soirées filles le samedi.

Le bouche-à-oreille augmentant, le cabaret devient une adresse hype (pardonnez-nous cette expression désuète), ce qui, Johanne en est consciente, nuirait à son identité : « Je ne veux pas en faire un lieu branché. En revanche, s’il le devient malgré moi, c’est très bien. » Trop tard. Et c’est très bien ainsi. — Richard Gaitet (avec Xavier Martin-Turmeau)

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Art Fétichisme

autopsiedesCorps Qu’advient-il des pièces ayant servi à des performances artistiques ? A la villa arson, elles deviennent les sujets d’une exposition qui s’intéresse justement à la seconde vie de ces œuvres qui, seules, n’en étaient pas vraiment. ne pas jouer avec des choses mortes rassemble les objets d’une trentaine d’artistes internationaux.

ne pas jouer aveC des Choses Mortes Villa Arson, Nice Jusqu’au 24 mai villa-arson.org

Roman Signer Wagen mit Kohlensäuredruckflasche 1985 Bois, extincteur, corde, caoutchouc Courtesy : Galerie Art Concept, Paris

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Le spectacle terminé, que reste-t-il à voir ? La villa Arson retrace, à Nice, une histoire matérielle de la performance artistique. Dans une vitrine sont rassemblés les décors de la série de films Body Double de Brice Dellsperger. Après la réinterprétation par le performer Jean-Luc Verna de films célèbres, de Kubrick à Zulawski, le corps dédoublé suggère de nouvelles mises en abyme, entre voyeurisme et délires identitaires. Se répondent en face à face la série de vidéos historiques Fresh Acconci, de Mike Kelley et Paul McCarthy. Ces performances très seventies, rejouées par des acteurs pornos, mêlent au kitsch des situations une esthétique queer, liée aux tabous sexuels. Un texte de Kelley, Jouer avec des choses mortes, signe l’exposition et son objet central. L’objet n’a alors certes plus d’usage, mais il renaît dans le lien entre la trace laissée et le style qui l’identifie. Les machines de Richard Jackson, par exemple, se moquent du mécanisme des projections picturales des peintres expressionnistes. Le fauteuil vide et la machine maculée de peinture ironisent sur l’acte créatif et deviennent signes récurrents d’une pratique. L’Anglaise Spartacus Chetwynd questionne quant à elle la théâtralité de la performance. Le décor en carton-pâte, qui à tout moment peut s’écrouler, célèbre l’existence d’actes aussi extravagants qu’éphémères. Pareillement, Arnaud Labelle Rojoux, chantre de la performance, réactive un spectacle organisé à la Ménagerie de verre en 2005 autour d’une opérette de quatre sous, mêlant référence mélancolique et autofiction récréative. On se joue des choses « mortes » en associant de manière absurde un plongeoir placé au plafond, de Philippe Ramette, avec la structure de John Bock (composée de différents objets organiques et synthétiques tirés par un mannequin) et l’ours en peluche géant de Paul McCarthy. Créant du sens par collusion, la réactivation devient subtile quand le mythe du corps est déjoué. Les peintures faites dans le noir de Fabienne Audéoud et John Russell dépeignent les performances historiques de Chris Burden ou Mike Kelley. La reprise fait se rejouer les procédés picturaux et photographiques, devenant le centre de la question du corps en action. L’après-coup est, comme le désigne justement le critique Hal Foster, fruit d’anticipations et de reconstructions. — Damien Delille


Art TV eye

fluxusetCoutuMes Le peintre et sculpteur Wolf Vostell, fondateur du mouvement Fluxus et un des principaux représentants allemands de l’art du happening, fut un pionnier de l’utilisation de l’image télévisuelle en art. A travers l’histoire, ses œuvres interrogent les moments de violence de l’humanité. Un fauteuil-club accueille le visiteur à l’entrée de l’exposition. D’un confort hors pair : un téléviseur encastré dans le siège, des couteaux plantés partout, New Yorker Stuhl (1976) annonce le média télé dans ce qu’il a de plus fascinant mais aussi de plus terrifiant.

Wolf vostell Carré d’Art, Nîmes Jusqu’au 12 mai carreartmusee.nimes.fr

Millionen-Kasten I 1958-1989 Assemblage, télé, brique, sérigraphie, acrylique, 93 x 134 x 37 cm Collection J+C Mairet

Paris, septembre 1954. Le décollage raté d’un avion Superconstellation relaté à la Une du Figaro révèle à Vostell le concept maître de sa pratique, celui de dé-coll/age. Les événements vont devenir la matière première d’œuvres en action puisant leur énergie à même la vie. Il réalise dans Paris de nombreux dé-coll/ages, événements au déroulement improvisé, où les passants deviennent le public éphémère, à la frontière de l’art et la vie. L’exposition du Carré d’Art tente de restituer ces œuvres d’un moment. Quelques vidéos le permettent, comme SaraJevo Pianos, du concert donné en 1994 à Majorque pendant le siège de Sarajevo par des boîtes à musique modernes déclenchant d’horribles accords de klaxon. Ce qui frappe chez Vostell, c’est l’utilisation du béton, du plomb, de la télévision dans ses peintures, du bruit dans ses installations. Des matériaux bruts, peu nobles, simplement ordinaires, comme peuvent l’être les informations du JT. Dans ses Boîtes-millions (1989, imaginées en 1958), l’artiste a intégré le petit écran au centre d’un tableau représentant un moment d’histoire indistinct. Ce téléviseur diffuse l’image d’une chaîne française en live. Les œuvres, immuables, sont ainsi traversées de ces millions de morts que comptabilise la télé tous les jours. Le spectateur en devient le dépositaire. Fasciné par l’écran, oubliant presque le tableau, il s’interroge : « Qu’est ce qui a changé ? » La guerre du Vietnam est terminée, celle d’Irak continue. Bien plus qu’en rapport avec la vie, Vostell a pensé des œuvres vouées à s’y inscrire perpétuellement. — Marine-Emilie Gauthier

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Art Fest-ival

iCelandontheedge L’islande, dans sa plus profonde intimité, ne se contentant pas d’une beauté fascinante, tantôt froide, tantôt enflammée, mais revendiquant son caractère mutin et engagé, s’invite à Bruxelles. Dans un festival pluridisciplinaire détonant, Bruxelles offre un printemps chargé d’ondes quasi magiques qui nous révèle une île extravagante, sa splendeur et la poésie de son mauvais goût. Une carte blanche à la diversité fascinante et intrigante de cette nature inconstante où cohabitent volcans et glaciers, geysers et déserts. La relation singulière entre les Islandais et leur environnement – dont on pourrait croire que l’isolement les entraîne dans une impressionnante création – nous filerait presque des complexes. Pure Energy est l’expression labellisée utilisée en Islande pour désigner son centre névralgique : sa capitale. Elle donne le ton des trois expositions plastiques du Palais des Bozar. L’indépendance tardive (1944) du peuple islandais explique sa singularité et caractérise la diversité de sa scène artistique. La musique, surtout, est omniprésente dans le quotidien. Elle est ici représentée non seulement par le label Bad Taste (avec le poète contemporain, Sjòn, auteur de textes pour Björk) mais aussi par l’événement musical annuel Iceland Airwaves de Reykjavìk, qui s’invite ici à l’Ancienne Belgique de Bruxelles. Ajoutons le théâtre, le cinéma (dont Baltasar Kormàkur, auteur du film 101 Reykjavìk avec Victoria Abril), la danse, la littérature (autour de Hàlldor Kiljan Laxness, prix Nobel en 1955), en passant par l’architecture et le nouveau Centre national de Reykjavìk conçu par Henning Larssen (dont les façades sont décorées par le plasticien Òlafur Elìasson) : les artistes se complètent mutuellement, passant d’un média à un autre avec une vitalité et une efficacité ahurissante. So Fucking Peaceful L’exposition collective Dreams of The Sublime and Nowhere, inspirée par une nature forte et sauvage, nous plonge dans un univers So Fucking Peaceful, comme le suggère la phrase ironique de l’œuvre de Danìel Porkell Magnùsson (1958). Entourés par cette mère nature surpuissante, les artistes islandais, s’ils sont profondément inspirés par elle, ont aussi la volonté de briser quelques stéréotypes. En effet, cette tradition du paysage s’est enrichie des effrayants constats écologiques. Ainsi, le triptyque de Hrafnkell Sigurùosson

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(1963) montre que la face cachée de la nature pure et intacte peut dévoiler un amoncellement de poubelles. Nature également écorchée vive par l’activité humaine révélée dans les photographies de Pétur Thomsen (1973) et de Spessi (1956). La vie semble comme arrêtée, suspendue et pourtant instable et en constant changement. Une instabilité géologique que l’on ressent, avec force justement, dans les vidéos chaotiques de Steina Vasulka (1940), où l’artiste fait danser la lave dans un ballet saccadé. Mais cette nature mystérieuse et envoûtante, feutrée par la neige, peut être retransformée et fantasmée de couleurs et de végétations inventées, notamment dans le Panorama d’Olga Bergmann (1967) ou métamorphosée par l’alchimiste Halldòr Àsgeirsson (1956). Même l’art conceptuel islandais, incarné par Kristjàn Gudmundsson (1941) et Hreinn Friòfinnsson (1943), parvient à transcender le naturel par des œuvres poétiques et minimalistes. Jouant avec la lumière, les métaux précieux ou les produits manufacturés merveilleusement détournés. Et l’homme dans tout ça, qui essaie de trouver sa place dans ce nulle part ? Ragnar Kjartansson (1976) s’isole dans sa petite maison à 150 km de Reykjavìk pour chanter la profonde tristesse d’être seul face à l’immensité. Tandis que les trois nymphettes d’Icelandic Love Corporation nous invitent à boire un thé bien au chaud sous leurs jupes de fille, enfin sous leur tente… Et ainsi nous faire accéder à la véritable origine du monde. Placée à l’écart dans le hall Horta du musée, Waler Vocal – Endangered II, de Rùrì, artiste islandaise phare, dont l’eau est la principale source d’inspiration. Cette installation multimédia projette des chutes d’eau sur de légers panneaux de tissus fin, dans un son assourdissant. Authentiques cascades islandaises menacées ou – et c’est ce qui fait la force de cette installation – qui ont déjà disparu. C’est dans ce contexte écologique et politique global que Rùri et ses compartriotes affirment leur opinion déterminée sur la question. — Charlotte Maïa


iCeland on the edge Au Palais des beaux-arts de Bruxelles Jusqu’au 15 juin bozar.be

Ci-dessus : Olga bergman, Panorama, collage, 2002 Ci-dessous : Pétur Thomsen, Karahnjukar, photographie, 2006/2007

Magician of nature Une exposition parallèle retrace l’histoire de l’art moderne islandais à travers une peinture essentiellement de paysages. Trois artistes sur trois générations, le précurseur Kjarval (1885-1972), ainsi que Davidsson (1917) et Georg Gudni (1961), ouvrent la voie entre la tradition et l’avant-garde exposée dans dreams of the sublime and nowhere.

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Art Another country

esCapadebuissonnière Depuis février 2008 et la fraîche nomination de sa directrice, La Ferme du Buisson de Noisiel accueille une nouvelle programmation de son centre d’art. L’occasion d’une balade en banlieue-est de Paris. Noisiel, 20 minutes de Paris. Une marche de 10 minutes encore depuis la gare RER, et voici la Ferme du Buisson, un air de Normandie en prime. Le site est magnifiquement aménagé, un petit havre de paix pour citadins fatigués. Quelques mètres encore et vous voilà plongé dans l’ambiance feutrée d’un bel espace d’exposition : Regard caméra : portrait de l’artiste en spectateur. Ce premier volet de la nouvelle programmation s’intéresse au regard de l’artiste à travers le cadre-fenêtre tout en mêlant avec précision et subtilité la singularité des points de vue et la variété de ses générations. Exercice difficile que de faire se côtoyer des œuvres de jeunes artistes émergents (Elise Florenty, Ilanit Illouz* pour ne citer qu’elles), à des pointures historiques comme Hans-Peter Feldman ou bien, plus inédit, Josef Robokowski. L’exposition témoigne d’une forte volonté de rupture d’avec les précédentes spécialisations : design graphique et nouvelles images. Place est donnée à la diversité des points de vue et à leur confrontation. « A chaque exposition, je souhaite organiser au moins une rencontre avec un théoricien afin de mettre les contenus des projets artistiques en perspective, et essayer de les renvoyer à un mouvement de pensée plus vaste… mais j’aimerais aussi accueillir d’autres paroles… »

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Après des années de travail en tant que commissaire indépendante, Julie Pellegrin occupe désormais le poste de directrice de ce centre d’art. Les nouvelles orientations qu’elle souhaite mettre en place tendent à ne pas circonscrire le monde de l’art : « Il me semble important de concevoir ce lieu comme une plate-forme, un lieu ouvert à des intervenants extérieurs – à la Ferme et au champ artistique – pour croiser des points de vue différents et éviter l’écueil de la pensée unique et du consensus, tout en essayant de prendre position. » Ainsi, pour ne pas glisser dans le trop homogène, différentes typologies de projets curatoriaux sont déjà programmées : expositions collectives et personnelles, programmations vidéos et conférences, appel à témoin, invitations à des commissaires extérieurs. En juin, la confrontation de deux expositions personnelles, celles des jeunes artistes Isabelle Cornaro et Stéphanie Nava, promettent d’intéressantes mises en perspective de l’art dit « post-conceptuel ». — Estelle Nabeyrat * Ilanit a réalisé avec Caroline de Greef la série La Foire aux vanités page 108


Art Plat et funky

attends2seCondes Après avoir géré des espaces d’art (La vitrine et Glassbox à Paris) dès sa sortie de l’école d'art de Cergy, Sylvain rousseau, 28 ans, s’occupe du sien. Après diverses expositions collectives (avec Kristina Solomoukha ou Olivier Babin), le voici représenté par la galerie LH. Elle a révolutionné le camping. La main pleine de pop-corn, on l’avait vue se déployer comme une fleur sur grand écran, ébahi, avant les bandes annonces. Quelques années après, Médecins du monde en achète des centaines pour les sans abris, et la voilà qui fleurit les bords du canal Saint-Martin. Un objet bien de chez nous, d’une belle histoire. En voilà une qu’on aurait pu espérer entre le catch et le steak-frites dans les Mythologies de Barthes ! La tente ci-dessous n’est pas bien épaisse. Voyez-y la reconstitution manuelle et matérielle d’une authentique 2seconds, de sorte qu’on pourrait la placer sous vitre, accrochée au mur. En conservant les matériaux d’origine, Sylvain Rousseau a aplati l’objet. C’est là toute la singularité de son œuvre que d’être à la fois plate et matérielle. Toute la profondeur de cette tente, qui en faisait sa raison d’être, est ramenée à un espace quasi deux dimensions.

L’image ci-dessous pourrait faire penser à un vulgaire visuel publicitaire. Sylvain Rousseau joue certainement de toutes les images Quechua à la fois. Les autres objets qu’il s’approprie (salle de danse, palette…) signifient également quelque chose pour tout le monde, chacun peut s’en faire sa petite histoire. L’artiste, en ce qu’il contraint l’objet original dans un espace qui n’est pas le sien, perturbe sa signification. Et on en vient à jouer de notre regard face à une œuvre qui par le traitement qu’elle impose à ses proies, ici la tente, les décontextualise et oriente notre imaginaire vers une autre voix. — Pierre-Yves Bronsart

sylvain rousseau Panoramic view of a daily walker Galerie LH Du 12 avril au 24 mai galerielh.com & PARK Orangerie du domaine de Chamarande Du 6 avril au 8 juin chamarande.essone.fr

2seconds, bois et tissus à dimensions variables, 2007

aGeNDa Mark Wallinger Mac/Val, Vitry-surSeine Jusqu’au 22 juin macval.fr

Art Qui voir ? Où ça ? Mais quand ?

Keith Haring MOCA, Lyon Jusqu’au 29 juin moca-lyon.org Cao Fei Le Plateau, Paris Jusqu’au 25 mai fracidf-leplateau.com

Olafur Elìasson Kunstmuseum, Bâle Jusqu’au 13 juillet kunstmeseumbasel.ch

Martian Musuem of Terrestrial Art Barbican Art Gallery, Londres Saadane Afif Jusqu’au 18 mai FRAC, Carquefou barbican.org.uk/ Jusqu’au 15 juin fracdespaysdelaloire.com artgallery

Tino Sehgal Magasin 3, Stockholm Jusqu’au 4 mai magasin3.com

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Médias Les meilleurs d’entre nous (Episode II)

¨notrepresseaun problèMe deCourage¨ Dans notre métier a mal tourné, Philippe Cohen et Elisabeth Lévy dressent un bilan peu reluisant de médias français frileux, désengagés, consensuels et ivres de connivence. Un avis partagé en partie par Florence aubenas, 47 ans, ex de libération passée au nouvel observateur, figure « accidentelle » d’une pratique en désuétude : le grand reportage. Nous lui posons nos questions depuis le bureau de son voisin, en face du sien. Pendant l’entretien, Florence tripote machinalement deux boules en mousse, fluos, qu’on imagine anti-stress. Elle est pourtant détendue, diserte. Bientôt elle part à Istanbul, trois jours, pour la première fois, interviewer l’homme qui négocia la libération des infirmières bulgares au nom de l’Union européenne. Ce qui marqua, selon elle, l’ouverture de « l’ère Sarkozy : équipe resserrée et sa femme, comme dans James Bond. » Depuis l’arrivée du nouveau président, constatezvous l’amplification d’un sentiment de défiance des Français vis-à-vis de leurs journalistes ? Florence Aubenas : C’est paradoxal : il y a de la défiance et une envie de journalisme. Je vais souvent dans les lycées expliquer mon métier. Les gamins me disent : « la presse, c’est de la merde, tous des vendus. » Que lisent-ils ? Des sites d’information gratuits, très peu de journaux. Que veulent-ils faire ? Tous journalistes ! La profession se redéfinit. L’épisode des vœux à la presse de janvier 2008 fut symptomatique : 400 personnes s’y ruent et font la claque. Je n’y suis pas allée parce qu’on ne peut pas travailler dans ces conditions. Regardez Laurent Joffrin : le président lui fait la tête au carré sans répondre à sa question, qu’on juge pertinente ou non, et la salle rit comme à la cour. Théoriquement, dans d’autres pays, le journaliste d’après a droit de suite et repose la question. En France, chacun se tire dans les pattes. Le nouveau président a ce mérite de mettre les choses à nu : il « se lâche » sur beaucoup de sujets et tout le monde s’y met. On ne disait pas qu’un président trompait sa femme : là, on divorce, on se remarie deux mois après, on connaît la chouchoute, les coups fourrés. Le spectacle déborde sur les médias : quand on regarde TF1, en partie Le Figaro, on voit des machines de guerre au service de l’Etat. Je le regrette, mais au moins c’est sur la table.

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Quels médias consultez-vous ? J’écoute beaucoup RFI, qui sort des infos notamment sur l’Afrique qu’il n’y a pas ailleurs. Je consulte l’AFP et pas mal de sites, surtout lenouvelobs.com – je ne dis pas ça parce que je travaille ici ! Ils commencent à cinq heures du mat ! et Le Monde. C’est devenu difficile d’avoir une information « autre » ; et j’englobe mon journal. Il ne s’agit pas de « pensée unique » mais de « sujets uniques ». Peu d’endroits évoquent les à-côtés de l’info. Au Nouvel Obs, je peux faire des sujets hors actu, en refuser d’autres. Au Tchad, j’ai refusé un entretien avec le président de l’Arche de Zoé car je suis opposée aux interviews en prison : les gens parlent sous la contrainte, situation indigne; ce qu’on publie peut leur nuire et je ne veux pas jouer les procureurs. Le journal a râlé, mais je suis libre de mon choix. Si la Chancellerie m’appelle pour publier la liste des criminels les plus dangereux de France qui vont bientôt sortir de prison, je trouve ça ignoble, on ne le fait pas. Le Parisien, oui.

Bien sûr, certaines choses me déplaisent dans L’obs : faire des sujets commerciaux - l’immobilier, le mal de dos, le sexe – c’est bien si c’est au service d’une information plus compliquée à avoir, plus chère.

Le mal de dos devrait financer des reportages chez les Kurdes.


e Dans leur essai Notre métier a mal tourné, Philippe Cohen et Elisabeth Lévy constatent que plus personne, ou presque, ne veut faire de reportages. Problème compliqué. Moi, le reportage, c’est mon truc.

Je pense même qu’un reportage est plus important que n’importe quel édito. Vous ne ressentez jamais autant ce métier qu’en allant quelque part chercher une information introuvable ailleurs. Perdre du temps pour voir comment les choses se passent. Si vous allez en Turquie interviewer le Premier ministre, vous avez l’horaire, les billets aller/ retour, facile, compact.

en reportage, vous ne savez pas ce que vous allez trouver ; si vous

savez, vous êtes un con. C’est à mes yeux l’une des plus grandes

perversions du journalisme. Certains partent avec des réponses. En banlieue, s’ils trouvent un jeune avec une casquette à l’envers en maîtrise de psycho, il cherche le même mais chômeur ! Je caricature à peine. Ça nécessite beaucoup d’abnégation, d’avaler votre chapeau, d’admettre que vous êtes susceptible de vous tromper. Le journaliste travaillant sur le réel accepte d’écrire sans connaître la fin du film. Quand j’écris sur Outreau [L’Affaire Outreau – la méprise, Seuil, 2005], je ne suis pas irresponsable : si je crois que l’un des accusés était capable de violer des enfants, je n’écris pas qu’ils sont innocents. Mais, si ça se trouve, je me suis trompée – je ne le crois pas, hein. Mais j’accepte qu’un jour le téléphone sonne, M. Machin a été retrouvé avec un gamin dans sa chambre. Ce jour-là, il faut que j’écrive comment je me suis trompée. Vous vous jouez. L’intérêt est là. En acceptant de dépenser de l’argent, peut-être pour rien. Et peu de journalistes, aujourd’hui, ont cette envie d’avancer sans savoir.

sciences-Po – très bonne école pour former des cadres – a une branche « journaliste » (et, « attaché de presse »). Ça devrait

être interdit. si vous voulez créer de la connivence, ne vous y prenez pas

autrement. Journaliste, c’est penser à rebrousse-poil. si vous avez les mêmes profs, les mêmes copains, le même carnet d’adresses, vous créez le journalisme actuel. Confusion regrettable. Et les qualités pour rentrer dans ces écoles ne sont plus celles qui faisaient les journalistes d’avant : la curiosité, l’envie de sortir. L’ouvrage déplore qu’il n’y ait quasiment plus d’argent pour enquêter. Ce n’est pas une question d’argent ; plutôt des choix de rédacteurs en chef. D’expérience – c’est salaud de dire ça –, si une bombe explose dans le monde, je vous défie de trouver quelqu’un au Nouvel Obs qui prend son sac et qui part. Quand le Kosovo déclare son indépendance, personne n’était disponible. Ça ne tente pas. Les journalistes préfèrent gérer des dossiers, comme tout le monde. Or, la vie de journalite n’est pas comme tout le monde. Vous annulez vos déjeuners. Longtemps, le grand reportage fut la prestigieuse noblesse du métier. Aujourd’hui, non. Peu de gens sont contents d’avoir une vie aléatoire. On préfère faire les « coups », des entretiens chocs, publier des bonnes feuilles du dernier bouquin sur Cécilia. Le livre évoque que la génération post-68, Edwy Plenel en première ligne, a contribué à une idéologie du journalisme « d’investigation », plus soucieux de faire tomber des têtes plutôt que de fournir des enquêtes approfondies. Je ne travaille pas beaucoup sur les « affaires ». Humainement, c’est difficile : cela place les journalistes en position d’accusateurs, de chevaliers blancs. Edwy Plenel a longtemps incarné ça. Ça tourne vite au duel : il faut rentrer dans un bureau et se dire « ce mec-là, je vais le déboulonner ». Cela a contribué, dans les années 90, au journalisme d’investigation à la Denis Robert [cf. entretien Standard n° 18], un type très courageux dont la vie a été bouleversée par son engagement. C’est très respectable, mais si c’est pour « se faire quelqu’un », c’est nul. L’ennui, aussi, c’est que vous êtes entièrement soumis à vos informateurs. Toutefois, Philippe Cohen et Elisabeth Lévy peuvent se rassurer : le problème de la presse française n’est pas qu’elle dévoile trop. Je ne lis pas chaque jour des enquêtes visant à faire tomber un ministre.

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Médias Les meilleurs d’entre nous (Suite Episode II)

MÉDiaS(SUITE) Regrettez-vous le désengagement politique des journalistes ? Non, c’est une époque révolue. Aujourd’hui, un journaliste de L’Huma peut passer au Figaro. Une idéologie de la communication s’est mise en place, en forme de boucle, de monde fermé qui rencontre et raconte de moins en moins le réel, ses errements, ses interrogations. On traite la vie politique comme la vie de bureau : imaginez un hôpital qui

parlerait de la vie du chef de service et des infirmières plutôt que des avancées scientifiques. on ne parle pas des idées. un journalisme de grande conviction, aujourd’hui, je ne vois même pas de quoi il s’agirait. En revanche, un journalisme d’engagement, oui. Les gens ne devraient pas être scandalisés d’apprendre ce que les journalistes votent. Je revendique d’avoir une opinion sur les sans-papiers ou les mal-logés, et de les traiter en fonction. L’objectivité, là-dessus, c’est un faux débat. Notre pain quotidien devrait être de traiter fermement les choses complexes : l’ouverture à gauche ou Israël/Palestine. Or, c’est : de grâce, mettons-les de côté. Il semblerait, enfin, que

le sursaut ne viendra pas d’internet. D’accord ?

Aucun support ne sauve ni n’enfonce pas la presse. Ni la télé, ni les gratuits, ni Internet. Pourquoi la presse est chère, compliquée, quels sujets traiter, comment, quelles sont nos priorités, etc. : aucune réflexion n’est menée là-dessus. A la place, une galopade : le but est d’arriver deux minutes avant la vague, pas de regarder ailleurs. Des renifleurs de tendances lourdes emballées de sociologie rapide : « Les Ch’tis, révélateur d’une France des régions contre la France bling-bling ». De

l’information heureuse, pas polémique, une béatitude consensuelle : voilà ce que recherche la presse française aujourd’hui. Le sursaut doit venir des journaux eux-mêmes.

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Edwy Plenel lançant le site MediaPart comme refuge de l’information libre, vous y croyez ? J’espère que ça va marcher. Ce n’est toutefois pas le seul endroit : j’ai été censurée peut-être trois fois dans ma vie. Bien sûr, je ne travaille pas pour TF1. Il y a également un énorme problème formel de longueur qui vide la presse de sa substance… amusante. Les papiers les plus longs du Nouvel Obs font 20 000 signes. Dans Vanity Fair, vous avez cinq papiers de 50 000 signes, propres à un autre niveau d’information. Quand je suis rentré à Libé, l’ouverture sur un sujet politique faisait 7 000 signes, et maintenant, 3 500. Le portrait de dernière page est passé de 9 000 à 6 000. L’avenir de la presse doit investir la longueur. Si quelqu’un sort deux bons papiers sur Kerviel, le petit trader, immédiatement, coups de fil de trois maisons d’édition pour en faire un livre. Donc il freine le travail pour son journal. La presse n’est plus le lieu pour sortir l’info, car l’auteur y voit ses intérêts personnels, plus d’argent, invité sur les plateaux télé, etc. Cela donne une presse vide et une édition avec des bouquins bâclés. Pour une enquête, il faudrait pouvoir donner deux mois et 50 000 signes. La base, qu’il faut réapprendre. La réussite des papiers « courts et faciles à lire » de 20 minutes n’est pas le seul modèle.

La presse française est flemmarde, peu courageuse et avide de « trucs » – des encadrés partout, un « spécial

Pakistan ». Le courant initié par L’Autre journal, Actuel, a été asséché. Quelle vision du métier aviez-vous en démarrant ? A priori, ça ne me disait rien. J’étudiais les lettres et j’ai percuté que ça menait à prof. J’ai essayé par hasard le concours du Centre de formation des journalistes, j’habitais en communauté à Paris avec une bande d’amis, et au départ c’était plutôt un métier alimentaire. J’ai eu la chance de rentrer à Libé [en 1986] comme secrétaire de rédaction. Une formation nous permettait de passer journaliste. Ma vie a basculé : terminé la grande maison, les fêtes. J’étais aux infos générales, j’en suis tombée à la renverse : vous arrivez quelque part, vous pouvez demander tout ce que voulez à la personne en face en train de vivre la plus grande expérience de sa vie : son mari a été assassiné, sa maison vient de brûler. Partager l’extraordinaire avec des gens très ordinaires est très prenant. Libé avait le goût, à l’époque, des histoires


décalées. On me souhaitait un avenir de critique littéraire. Quel cauchemar !

De Libé, je retiens des principes très fermes : on ne parlait pas d’un procès auquel on n’assistait pas, parce que la Justice peut se tromper, on mettait en doute les institutions et l’autorité. Je suis un produit de cette culture – qui n’est pas celle du Parisien. Quel reportage a agi comme un déclic ? Le premier pour Libération. A l’époque, des gens, souvent à moitié cinglés, arrivaient au standard avec un dossier surligné, « il m’arrive une chose horrible, en plus mon avocat est franc-maçon ». Je reçois un couple dont le fils est mort d’une chute d’un banc public. Il jouait, le banc se renverse. Pour ces parents, les bancs étaient mal faits en France. Confrontée à leur douleur, j’étais saisie. Je pensais que le journalisme, c’était froid, abstrait, plus cérébral. Je demande une page pour raconter leur manière d’accepter la perte d’un enfant. Le papier est passé. Ça m’a bouleversée, pendant longtemps. Aujourd’hui, je me ferais étriper pour interroger le gamin qui a récemment poignardé son prof. Je suis sûre que ce n’est pas ce qu’on croit. Pourquoi partir en 2007 ? En partie parce que Serge July [directeur de la rédaction] et Louis Dreyfus [l’administrateur de l’entreprise] ont été virés de manière extrêmement brutale, du fait du prince [l’actionnaire principal Edouard de Rotschild]. J’estimais que July devait passer la main, et que leurs plans d’évolution – le supplément Ecrans, les papiers raccourcis – n’étaient pas bons. J’étais minoritaire. Serge July, bien qu’il le soit devenu après l’Irak [où elle fut retenue cinq mois en otage, de janvier à juin 2005], n’est pas un ami personnel. Je n’avais rien à gagner à son départ. J’ai trouvé dégueulasse qu’on laisse virer son patron sans rien faire. A Libé, on vote pour désigner ou « chasser » celui qui dirige. On a déjà fait des grèves parce qu’une standardiste était virée : on peut marquer le coup pour le fondateur. C’était la crise. La rédaction s’est alors scindée en deux de manière violente : la majorité (60 %), dont je n’étais pas, voulait co-gérer avec Rotschild. Ils ont eu peur, je crois, et ils se sont laissés aller à une sorte de lynchage. J’ai reçu des mails de confrères, « si tu viens, on te casse la gueule », on venait me dire « vas voter non dans ta cave ». J’ai pas le goût de faire Festen tous les matins. Libé, c’était ma maison,

j’avais vu naître les gosses de mes voisins de bureau. Lors d’un pot, trois collègues de vingt ans m’alpaguent : « Ordure ! Comment tu peux faire ça au journal ? Sors d’ici ! » Je ne voulais ni le pouvoir ni réintégrer July, mais j’aurais pu rester, sans cette guerre interne. Une haine épouvantable s’était développée, je ne pouvais même plus aller aux toilettes :

« Quand elle était otage, le journal ne parlait que de ça, on a perdu beaucoup de lecteurs. » Je m’interroge, j’ai ma part de responsabilités dans tout ça. Le jour où je suis partie avec mes affaires empaquetées dans trois sacs Tati, personne ne m’a dit au revoir.

Quelles sont vos règles ? Essayer de bien se comporter sur le terrain. C’est presque technique : si vous assistez à une agression, rangez votre stylo. Ne pas pousser les gens au crime, faire brûler des voitures pour la caméra. Essayer, ensuite, de « penser contre soi » [selon la formule de Charles Péguy] : accepter de se tromper, appeler celui qui vous paraît être « le méchant ». Et l’épisode irakien n’a rien entamé de votre volonté ? Pendant un moment, pour moi, pour ma famille, je n’ai pas voulu repartir. Puis, tout allait bien. Je me suis demandé... les gens me parlaient de contrecoup « terrible ». Pour l’instant, non. Savoir pourquoi j’étais là-bas, c’est-à-dire en tant que journaliste, m’a beaucoup aidée à accepter cette condition, humiliante, de détenue. C’était plus difficile pour Hussein [son guide]. Je savais que j’étais là par choix, pas pour rien, je connaissais les risques, je n’avais pas juste à maudire le ciel. C’est un accident professionnel. Faut jamais se résoudre à partir seulement quand les choses sont moins difficiles, mais justement quand les enjeux sont complexes, physiquement, intellectuellement. Je suis allée au Kosovo pour l’indépendance, j’ai rencontré des reporters courageux, très actifs pendant la guerre contre Milosevic. Et ils ont traité l’indépendance comme une grande fiesta, sans ses aspects déplaisants. Par moments, on baisse la garde par envie de consensus. Faut accepter d’être l’emmerdeur. J’adore ça. — Entretien Richard Gaitet et Timothée Barrière

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Musique Découverte

lesDÉTerrÉS Nouveau venu de la foisonnante scène électro/psyché parisienne, Zombie Zombie, réunion nerd du batteur d’Herman Düne et du clavier des Married Monk, explore « le sentiment de peur enfoui au plus profond de soi » lors de longs jams tribaux et robotiques. Conformément à la légende, pour trouver des zombies en journée, il faut s’enfoncer dans leur caverne, à l’abri du soleil, se frayer un chemin à travers les synthés qui s’empilent dans leur studio de Mains d’Œuvres, à SaintOuen. Sur un clavier vieillissant, des bibles. Message subliminal ? « Aucun. Simplement, dans les hôtels où l’on tourne, on peut trouver des bibles, on a commencé une sorte de collection. C’est toujours mieux que de piquer des peignoirs », explique Neman, le batteur de Zombie Zombie, dont l’activité principale est de tenir les fûts d’Herman Düne. Tout aussi geek, son acolyte Etienne Jaumet, clavieriste en chef, déjà vu aux côtés de The Married Monk où il fait roucouler les keyboards vintage comme une Ford Mustang sur la route de Carmel, tentera plus tard un éclaircissement plus radical : « On n’a plus de cerveau, encore moins de coeur », paraphrasant le titre de leur tout premier EP, No Brain, No Heart (2006). Le tandem expérimente un rapport direct à la musique, presque vaudou. Jaumet vise le rapprochement avec l’essence du mort-vivant : « Si leur cerveau est déconnecté, ils gardent leurs réflexes. J’ai toujours en tête cette scène du film de George Romero [Dawn of the Dead, 1978], dans un supermarché. Les zombies reproduisent ce qui était important pour eux avant : on les voit pousser des caddies, essayer des bijoux, c’est complètement absurde. » Comme leurs revenants favoris, Zombie Zombie fonctionne à l’instinct : « A force de répéter nos morceaux,

ils s’effacent de plus en plus. Ne reste que le plaisir de jouer. » « Dominés par les machines » Nourri d’influences psychédéliques seventies, de krautrock et, on l’aura compris, de bandes originales de films de Romero, John Carpenter ou de Dario Argento, leur premier album A Land for Renegades est une sorte de jam géant. Neman : « Nos morceaux sont simples. Leur structure est floue, rien à voir avec le format pop. Si ce n’est pas du jazz, c’est la même manière de fonctionner. On tricote autour d’un thème en se laissant beaucoup de liberté. D’ailleurs, quitte à être très cheesy, on ose chacun un bon vieux solo jazz rock. » rit Neman. « Sauf qu’on n’a pas la technique, ajoute Jaumet, on se base sur la répétition, la pulsation. On emprunte des sentiers inconnus, dominés par nos machines. Parfois, je ne sais plus quel clavier est en train de faire tel ou tel son. C’est assez euphorisant pour le cerveau, moins pour les ingés sons… Il y a des risques : pendant un concert, un synthé est resté bloqué sur une note… J’ai dû le démonter sur scène. Ça nous a plombés pour le reste du set. » Qu’on se rassure, à la fin de l’album et du live, « ce sont bien les zombies qui gagnent ». — Texte Timothée Barrière Photographie Jean-Marc Ruellan

zoMbie zoMbie A Land for Renegades Versatile

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Live ! le 10 avril à Bordeaux, le 11 à Limoges, le 12 à Marseille, le 18 à Bourges, courant mai au Royaume-Uni et le 30 mai au Patchwork Festival de Taverny.


Musique Jeunes pousses

onceiNALiFeTiMe Révélation pop de ce printemps, les New-yorkais de Vampire Weekend mélangent Talking Heads et Féla Kuti et explorent le concept de feel good album avec un premier disque mêlant pop exotisme et art naïf. Ce premier album dégage de la naïveté et de la fraîcheur. Ce que vous êtes, ou ce que vous voulez devenir ? Ezra Koenig, chanteur : Les deux. La musique est une abstraction, elle ne reflète jamais totalement la réalité. La nôtre exprime la façon dont nous nous sentons, et, en même temps, pointe vers celle dont nous voulons nous sentir. Ecouter Here Comes My Baby de Cat Stevens te fait te sentir bien, mais d’une seule manière. C’est bien différent des autres grandes sensations que tu peux avoir dans la vie. Nous sommes peut-être un art-rock band : nous passons autant de temps à réfléchir que Soft Machine le faisait. Nous expérimentons constamment, sans vouloir que notre musique devienne intellectuelle, et tout en aimant Joni Mitchell, Bob Dylan repris par Bryan Ferry, Tom Petty et A Tribe Called Quest. Il est parfois plus difficile de faire une bonne chanson pop qu’un drone noisy-ragga. Je suis certain qu’Abba expérimentait autant avec le son et les influences qu’Edgar Varèse. Vous allez dans les night-clubs afros ? Vous êtes de bons danseurs ? Nous ne sommes pas de mauvais danseurs. Même si, parfois, c’est comme si j’avais un blocage psychologique qui inhibait ma volonté de tout laisser aller. Mais je travaille avec un danseur-thérapeute pour dépasser ce blocage. Je connais deux mouvements de break dance et j’essaye d’en apprendre plus. Nous allons parfois chez les

disquaires de musique africaine, la journée. Comment s’est passé le concert avec Dirty Projectors en Inde ? Tourner avec Dirty Projectors a été une réelle éducation. J’ai appris la vie de musicien sur la route, et j’ai eu la chance de jouer la musique si particulière de David [Longstrenth, voir Standard n° 17]. On partage le même amour de l’histoire de la musique. Nous aimons connaître celle du passé, avec une grande estime pour la pop, des Beatles aux Neptunes. David aurait pu composer pour des orchestres contemporains : il a choisi la pop comme un important média d’avenir. Je me sens proche de sa démarche. Voyager nourrit-il votre musique ? Non. Pour cela, tu peux utiliser Internet ou un ticket de métro. Cela dit, la dernière fois que nous avons joué à Paris [à la Cigale, en ouverture de The Shins, en novembre dernier], l’accueil était incroyable. Comme si notre musique faisait vraiment sens chez vous. Que faudrait-il lire en vous écoutant ? Le nouveau Junot Diaz, The Brief Wondrous Life of Oscar Wao. Les nouvelles d’Evelyn Waugh aux éditions Old Penguin Paperback font aussi l’affaire. — Entretien Guillaume Leroyer Photographie DR

vaMpire Weekend XL Beggars

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Musique Meeting someone

nicKCaVe,resurrection(s)

Vingt minutes en tête à tête avec l’Australien liturgique ne se résument pas toujours à pisser dans son froc. Pas faute d’avoir été prévenu : « Nick Cave ? Bon courage, vieux. » Au seuil de cette chambre 511 d’un palace parisien, l’attaché de presse rassure : « Très bon client. ». Sur le ton de la confidence : « Il n’arrête pas de parler. » Difficile pourtant de ne pas palpiter lorsqu’à 10h33, de noir vêtu, Nick Cave me tend sa paluche. Impressionnante, tout comme sa taille, 1m90, fourchette basse. Diable, quelle prestance ! Il a conservé sa moustache de Grinderman [projet parallèle aux Bad Seeds, 2007]. Et ce costard à rayures qu’on dirait taillé à sa mesure… Sa chemise, ostensiblement déboutonnée, ne semble revêtue qu’à l’usage de rehausser une médaille pendue à l’appendice d’une chaîne sertie d’or… Nick Cave, ou la mythologie par intraveineuse : death rockeur, punk d’après, overdosé chronique, résident berlinois avant l’heure, duettiste de Johnny Cash, leader charismatique du légendaire Birthday Party, puis des

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Bad Seeds depuis la parution, en 1984, du cin(san)glant From Her To Eternity, et une vingtaine d’albums… Nick Cave ! Il faut le voir sur scène haranguer ses fidèles tel un prédicateur survolté. Un pote, scotché au premier rang d’un concert d’anthologie à Prague en 1990, ne s’en est pas remis. Chansons rutilantes Au cœur de cette suite aseptisée, un plateau marron laqué : collations, discrétion. Nick Cave se sert un thé. J’ai face à moi un professionnel calme et concentré tout disposé à me répondre sur son dernier album, Dig, Lazarus Dig!!! Excellent cru : onze chansons rutilantes, des perles insolites, comme ce blues façon The Cure (le motif de guitare sur More News From Nowhere). Plus surprenant encore, ce titre qui déroule sur une boucle casse-gueule des guitares lancinantes, évocatrices du

Live ! le 26 avril à Marseille, le 29 au Casino de Paris et le 9 juin à l'Olympia.


La mine est sombre, les doigts miment des guillemets lorsqu’il placarde les mots : « rock star de 50 ans ».

Miles des grandes années électriques (Night Of The Lotus Eaters). Ça roule des mécaniques, carbure à la road 66 version seventies. La grande forme. Une chose est sûre, Nick traverse une période particulièrement fertile. Peut-être parce que depuis six ans, ses blocages, aussi bien psychologiques que physiques, se sont évaporés. Il s’étonnerait presque de cette facilité à créer. Un disque, deux scénarios, une bande originale [avec Warren Ellis sur L’Assassinat de Jesse James, 2007], un nouveau groupe. Just do it! Patience petit peuple des velléitaires, la cinquantaine approche. Une créativité débridée, certes, mais dont il s’interdit bien de juger la réussite artistique. Modeste. « Vous n’avez jamais pris de drogues ? » La grande forme, à l’image de Lazare, ressuscité par Jésus ? Rappel des épisodes précédents : en 2004, Nick sort Abattoir Blues, disque d’or, son best-seller. Peu de formations de l’époque ont survécu avec autant de succès, hormis U2, The Cure ou Sonic Youth. Il insiste sur un travail constant, très actif, pendant toutes ces années : « Du point de vue du marché, il y a peut-être une idée de survie. Mais ce n’est pas comme si je ressuscitais. A vrai dire, l’idée ne m’a même pas effleuré. » Tension, moi, mal à l’aise, gestes maladroits. Lui, rien à carrer. Cave m’assure que c’est une erreur de penser que l’écriture découle directement de l’expérience vécue : « Alors écrire sur moi, documenter ma propre… » J’ose : «… légende ? » Soupir. Je précise ma pensée : par « réssuscité », j’entends « rescapé de la vie », en référence au jeune rockeur camé. Nick me coupe : « Mais qui n’a jamais pris de drogue ? Vous n’avez jamais pris de drogues ? » Jamais d’héroïne, par exemple. « Oh, vous devriez, c’est super. » Et ça rajeunit tant qu’on y est, tant l’impérieux jeune homme qui sourit enfin ne fait pas ses 50 ans. Dans le rétro « Rock star de 50 ans », il n’a pas aimé. La mine est sombre, les doigts miment des guillemets lorsqu’il placarde ces mots. La chambre 511 a l’air d’une remise à viande. « J’ai dû sacrifier ce quotidien de monsieur

tout-le-monde pour en arriver là. Parfois ça me contrarie, mais la plupart du temps, j’en suis heureux. » Tout au plus, quelques boulots de merde à son arrivée à Londres : « Le groupe ne gagnait pas un clou, alors j’ai dû bosser à l’usine. Je chevillais les miroirs aux rétroviseurs des bagnoles, le genre de truc répétitif. Et puis le groupe a fini par décoller. » Ouvrier, à la limite, certainement pas classe moyenne. C’est qu’il n’a pas changé, le bougre : « Mes désirs, mes motivations n’ont pas varié depuis mes 17 ans. A cette époque, je suis tombé amoureux de certaines choses qui m’intriguent toujours. Je les ai simplement approchées sous des angles différents. » On se dit que finalement les déraillements ont du bon, on se félicite presque de l’avoir provoquée cette tension. Mais je suis con ? Pas Mick, ni Bono… Nick Cave les mecs ! Et peut-être aussi la raison pour laquelle le silence qui suit est à couteaux tirés. Sous la chasuble, une carabine qui, elle, ne balance pas que du plomb. Sous l’étoffe du notable, le téton saigné par l’épingle à nourrice. Après vingt minutes, mes ailes ne sont plus désir mais déconfiture. Déjà, l’attaché de presse tambourine à la porte. J’ai les tempes qui bourdonnent, une sueur si froide que le soupir de Nick pourrait bien être mon dernier. La fermer, fini les conneries. Zip it mec ! Le coup fatal : « Je ne vois pas ma vie comme d’un côté j’ai été jeune, j’ai fait tous ces trucs et aujourd’hui j’ai changé. Comme s’il y avait une ligne de séparation entre ces deux vies. Je suis la même personne. Simplement, j’ai appris à fonctionner plus affectivement. » Epitaphe Cadavre encore chaud. D’outre-tombe, je lui tends un cliché de Lee Marvin. « Vous trouvez que je lui ressemble ? Ah oui, les “Fils de Lee Marvin” ? J’en ai entendu parler. C’est une histoire inventée par Jim Jarmush, une sorte de club fondé par lui. Je n’en suis qu’un membre honorifique. » Il regarde attentivement la photo. Et sourit : « Belle photo. Vous me la laissez ? » Résurrection. — Texte Alexis C. Tain Photographies DR

niCk Cave Dig, Lazarus Dig!!!! Mute/Virgin —175


Musique Chroniques

DiSQUeS the teenAgers Reality Check (Merok/XL/Beggars)

L’électro-pop bricolée du trio parisien The Teenagers a probablement inondée les pages myspace de vos amis les plus fluos courant 2007. Exilés à Londres où leurs titres imparables passaient déjà en boucle dans quelques clubs prisés, Michael Szpiner, Dorian Dumont (qui signa dans nos colonnes un reportage sur… la chaîne fauchée Direct 8) et Quentin Delafon publient avec Reality Check une alternative crédible à la clique Ed Bangers. On y trouve quelques perles comme les titres Make It Happen et French Kiss qui, tout en assumant leur côté bling-bling putassier, révèlent une grâce mélodique intrigante. Sorte de croisement improbable entre le meilleur des Pet Shop Boys et le rétro futurisme d’un autre producteur français, M83. Le titre Starlett Johansson rend hommage à l’icône blonde superstar, avec cette vraie-fausse niaiserie adolescente qui résume à elle seule la posture ambivalente et l’univers visuel des « Adolescents ». — Guillaume Léglise

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the triffiDs

Beautiful Waste And Other Songs, Treeless Plain, The Black Swan (Domino/PIAS) On a trop longtemps résumé la carrière des Triffids (tirant leur nom des plantes carnivores génétiquement modifiées du livre de John Wyndham Le Jour des Triffides) à son classique et sublime Born Sandy Devotional, référence majeure de toute la scène new wave australienne du milieu des années 80. Voilà l’occasion de réviser notre jugement grâce au label Domino qui continue de rééditer leur discographie. De Beautiful Waste And Other Songs (1984), sur lequel sont rassemblés les premiers singles et autres raretés, à The Black Swan (1989), ultime album (trop ?) produit par Stephen Street, en passant par le premier véritable disque studio Treeless Plain (1983), le groupe du charismatique David McComb fut aussi prolifique qu’inspiré. Evoquant parfois les paysages arides de Gram Parsons, The Triffids usent par moments de la sophistication d’un Nick Cave, faisant de McComb un songwriter au talent largement comparable à celui de ses compatriotes des Go Between’s. Indispensable(s). — G. L.

the BreeDers Mountain Battles (4AD/Beggars)

Six ans après un premier come-back avec Titles TK, Kim Deal et ses copines reviennent via Mountain Battles. On pouvait craindre un album bâclé, prétexte à une tournée mondiale que l’on annonce d’ores et déjà colossale. Outre quelques ratés, comme le titre d’ouverture Overglazed, The Breeders ne se moque pas de nous. Avec Bang On, Night Of Joy, ou encore Istanbul, le groupe se découvre un talent inouï pour les ballades minimalistes, enveloppées de chœurs psychédéliques. S’il subsiste quelques fulgurances rock’n’roll avec les imparables It’s The Love, No Way et le très Pixies Walk It Off, il semble que les sœurs Deal se soient surtout fait plaisir. Les idées sont simples mais bonnes. Le genre de spontanéité qui fait parfois défaut ces derniers temps, de l’autre côté de l’Atlantique. — G. L.


CoLLeCtif CoLLeCtif

IVG vol. 1 : Futur antérieur France 75/85 (Born Bad) Compilé par le brillant activiste Jean-Baptiste Guillot (WIzzz, Bippp), IVG nous offre un panorama de la scène new wave française tendance expérimentale et plutôt provinciale. Pendant que la scène des « jeunes gens modernes » s’activait au Palace et au Rose Bonbon, tout en sortant des disques sur Celluloïd, la France des régions et des banlieusards, qui n’était pas invitée à la fête, enregistrait des disques autoproduits bizarres dans des vapeurs douteuses. Avec ses Nini Raviolette, ses Warum Joe, ses D.D.A.A. ou encore ses Crise de nerf, IVG est un disque génialement douloureux qui remue, pour peu qu’on ait connu des matins gris dans des villes suburbaines. La France d’IVG se couchait tard et vivait hors des modes, dans une espèce de vivier maladif où l’on sent planer les ombres de Sordide Sentimental, de Mélodie Massacre ou de Bazooka. IVG n’est pas un disque pour se donner de l’entrain le matin ; plutôt pour explorer ces zones franches nihilistes où le drapeau noir de l’ennui provincial flotte comme un couvercle. Jamais vibrations dépressives n’ont été aussi cools. — Jean-Emmanuel Dubois

the tinDerstiCKs

The Hungry Saw (Beggars Banquets)

Avec les récentes apparitions solos de Stuart Staples (Leaving Songs et Songs For The Young At Heart), on avait compris à quel point le groupe de Nottingham avait pu nous manquer. On se mettait à espérer cet improbable retour en réécoutant les arrangements de cordes enfumés et le spleen élégant de leurs premiers opus, de Tindersticks (deux albums éponymes) à Curtains, de Simple Pleasure à Trouble Everyday (leur BO pour Claire Denis). Et puis le souhait s’exauce. Ce sera The Hungry Saw. Le nouvel album de Tindersticks. Un retour au trio originel. Orchestrations vaporeuses (The Other Side Of The World), voix de whisky et de clopes (Mother Dear), climats vibrants, dandysme naturel (Feel The Sun), chansons merveilleuses (Yesterday Tomorrows), tristesse lumineuse (All The Love). Un disque brillant et cohérent, la joie de retrouver cet univers radieux et profond, un retour qui nous perd dans le temps. Pourtant, Tindersticks a toujours été là. Pas si loin. — Jean Soibon

C’est merveilleux (Luxophonic) Vers 1995, le style easy listening fut à la mode. Un vilain mot réducteur qui représentait une tendance ayant fini en eau de boudin kitsch. Dommage pour les musiques brillantes d’artistes qui n’avaient rien demandé à personne, sinon un peu de considération. Roger Nichols est un génie de la pop harmonique, Michel Magne un grand compositeur de musique de film, Claudine Longet une sirène suave, Fugu le renouveau de la pop et Antonio Carlos Jobim un monument de la bossa. Des univers, tous différents, qui n’ont en commun que la recherche d’une esthétique utopique, d’un à-côté du monde quotidien grisâtre. Oubliez donc les références easy et pensez originalité, luxuriance et passion ! Ennio Morricone et sa vocaliste (remember l’élégant refrain « chom chom ») Edda Dell’ Orso sont, avec Armando Trovajoli et Stelvio Cipriani, les fulgurances italiennes d’une compilation variée qui mêle noms connus et découvertes. Si vous n’avez jamais goûté à la pop fondante de Margo Guryan ou de Miss Ebisu, voilà un parfait moyen de découvrir de nouvelles sensations. Le label Luxophonic est une sympathique maison de passionnés et mérite votre oreille (voire les deux). Jetez vos a priori sur la pop, le jazz groovy, les musiques de film et la bossa : this is the real stuff. — J.-E. D.

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Musique Chroniques

DiSQUeS(SUITE) the MABuses Mabused (Magpie Records/ Abeille musique)

Il ne faut jamais désespérer. Les grands groupes injustement obscurs finissent toujours par revenir. Pour preuve, l’épatant come back des Mabuses, un combo pop que l’on pourrait ranger dans la famille de XTC, dont le leader Kim Fahy est l’un de ces songwriters surdoués qu’il convient de redécouvrir. Chansons faussement naïves et tourneries tordues regorgent dans ce cabinet de curiosités dont la pochette en collage rappelle l’esprit des Monty Python. Fahy est ici accompagné d’une autre figure mythique de l’underground, ex-leader de Bongwater et boss du label Shimmydisc, j’ai nommé le fantasque Kramer (un homme qui déteste Michael Moore et adule Buster Keaton n’est foncièrement pas mauvais). Si vous aimez la fantaisie et les mélodies attrayantes, ne passez pas à côté des Mabuses, une boîte à bonheur recelant mille toffees aux couleurs bizarres. Mabused est une fête foraine étrange, aussi attrayante qu’effrayante, un monde fantastique dont on ne sort pas indemne. Il y a peu de disques dont on peut affirmer qu’ils sont, selon la terminologie anglo-saxonne, des instant classics. Mabused is, si je ne… — Jean-Emmanuel Dubois

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LA PoMPe MoDerne trouBLe over toKyo Pyramides (Schoenwetter/Nocturne) Christopher M. Taylor a dû passer par de nombreuses phases de découragement et de tristesse avant de pouvoir lancer son premier album, 1000. Aujourd’hui, le jeune banlieusard londonien nous offre un nouvel effort étonnant, et affirme un style qui mélange expérimentations, lo-fi et productions R&B à la Timbaland. Le lecteur dubitatif pourrait croire à un attrape-gogos. Que nenni : Trouble Over Tokyo propose un album de bricolage illuminé dans l’esprit des premiers Beck. My Anxiety est l’un des nombreux titres qui nous emmènent, par la main, dans l’univers intérieur mystique et névrosé de son auteur. Car, si Taylor a beaucoup d’humour et de fantaisie, ses angoisses existentielles nous prouvent qu’on n’est pas là pour rigoler. Les mélanges incongrus fourmillent dans cet album inventif, à l’image des pochettes-surprises de notre enfance. Du haut de Pyramides, Trouble Over Tokyo contemple un succès annoncé. — J.-E. D.

Plus dur, Meilleur, plus rapide, plus fort (myspace.com/lapompemoderne) La Pompe Moderne (ou Le Groupe Anciennement Nommé The Brassens) fait des reprises de Diam’s, IAM ou Daft Punk à la manière de Georges Brassens. Manière extrêmement originale, car littérale (aucune intonation basse du moustachu badin n’est oubliée) et à rebours (les morts chantent encore), de réinterpréter notre culture présente avec des formes du passé (en général, on fait l’inverse, des reprises, quoi). Le Groupe Anciennement Nommé The Brassens ne s’appelle plus The Brassens, car, au moment de la mise en vente du CD de The Brassens (Plus Dur, Meilleur, Plus Rapide, Plus Fort, rendant un hommage quasi lettriste, de l’ordre de la poésie sonore, pour ainsi dire, à la belle abstraction vide du tube (qui sonne creux, donc) des Daft Punk), Universal, propriétaires des droits sur le répertoire de Georges, a menacé d’un procès le groupe facétieux et inventif et l’a obligé à retirer de la vente ce bien bel objet au fond, devenu collector en deux jours. The Brassens devient donc La Pompe Moderne, et c’est toujours très bien. — Wilfried Paris


*L’album de Cobalt, “Domestic” (Urbanseed Records) —179


Littérature Questionnaire de Bergson

AVAncerDaNSl’inconnu Grégoire Bouillier, 48 ans, Prix de Flore 2002 pour rapport sur moi et auteur du poétique cap canaveral, répond à notre bientôt célèbre questionnaire de Bergson.

Comment vous représentez-vous l’avenir de la littérature ? Grégoire Bouillier : En fait, dès que je commence à me représenter quelque chose, c’est toujours avec un décolleté, des gestes gracieux et un joli sourire. Cet avenir possède-t-il une quelconque réalité aujourd’hui ou représente-t-il un pur possible ? En tout cas, j’espère qu’il ne s’agit pas d’une réalité quelconque. Quant au pur possible, j’avoue que le possible sans la pureté me va quand même.

le livre

changer de caP

« En tout cas écrire V. Juste son initiale. Pour préserver son identité et ne pas la trahir. » Telle est l’ambition de Grégoire Bouillier dans Cap Canaveral, court récit explorant les limites du corps, du désir et des relations humaines. Le narrateur, un écrivain d’âge mûr, raconte la nuit qui l’a uni à une jeune groupie. Loin d’être une simple histoire pseudo-provoc, le roman déroute, notamment par l’écriture dense, ultra-rapide et tendue à l’extrême, étrangement contrebalancée par des tournures plus poétiques (inversion des propositions, phrases découpées...). au fur et à mesure d’une production au compte-gouttes, Grégoire Bouillier affirme une précieuse position littéraire. — J. P

Vous-même, où vous situez-vous dans cette littérature possible ? En général de face. Mais parfois sur le dos. Voire debout. Mais j’ai entendu dire qu’il existait beaucoup d’autres positions possibles. Si vous pressentez l’œuvre à venir, pourquoi ne la faites-vous pas vous-même ? Qui vous a dit que je ne la fais pas moi-même ? Cela étant, il faut se garder des pressentiments, ils sont en général la sublimation inavouable d’un ressentiment. C’est la raison pour laquelle je trouve préférable d’avancer dans l’inconnu. Même s’il s’agit d’une illusion. Même si je sais bien que ce qui nous semble être une surprise n’est bien souvent que la joie d’une indicible reconnaissance. Une « reprise », pour reprendre le concept de Kierkegaard. Mais là, je sens déjà que le décolleté se reboutonne, que les gestes s’épaississent et que s’efface le sourire... — Entretien Jean Perrier Photographie DR

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Cap Canaveral Allia, 3 euros


Littérature Entretien

penserUNpeu genèse, 7e roman d’emmanuel adely est également le 8e. Ce n’est pas une énigme mathématique, mais la solution métatextuelle qu’a trouvé ce quadra parisien pour publier un invisible 9e roman. Vous n’avez rien compris ? Lisez standard, voyons, et plus précisément l’interview ci-dessous bien sûr. Pour savoir par où commencer Genèse d'Emmanuel Adely, on peut tirer à pile ou face. Le livre se lit dans les deux sens, recto/verso, la couverture étant identique des deux côtés. Les deux récits réunis ont pour thème l’origine. Chronologie est le journal de bord quasi obsessionnel d’un homme qui retrouve sa mère et son père biologiques après des années de quête. Plateaux raconte une enfance dans les années 60, habitée par la question du lien, du couple, de la famille. Deux histoires et deux époques se mêlent, avec leurs rites, leurs codes, leurs slogans. On pourrait lire Genèse comme la suite de Jeanne, Jeanne, Jeanne, roman paru en 1999 dans lequel le narrateur, abandonné à sa naissance, décidait d’entamer des recherches sur sa mère. Mais si prolongement il y a, il est avant tout littéraire. De livre en livre, Emmanuel Adely dynamite les codes narratifs, dissèque sans jamais lâcher prises, le rapport de l’éternelle dichotomie du réel et de la fiction. Il signe avec Genèse un livre ambitieux et passionnant et nous donne à lire, au-delà de la petite histoire, la grande fiction du monde médiatisé. Impressionnant. Est-ce que Genèse, niant l’existence du genre, signe l’arrêt de mort de l’autofiction ? Emmanuel Adely : Tout est fiction si on part du principe qu’il n’y a pas de réalité. Pas de réalité absolue, objective. Le monde ne me parvient que par ce que j’en ressens, que par ce que j’en éprouve, que par de multiples filtres extérieurs à moi, aussi. La réalité n’est que ce que j’expérimente et comprends. En sorte que mon réel est ma réalité, ton réel est ta réalité. Le reste, cette sorte de réel global qui existerait en dehors de nous et auquel nous devrions nous plier, est une tentative d’uniformiser les expériences de tous pour qu’ils puissent vivre ensemble. On dirait que vous avez cherché à écrire un texte qui heurte par refus d’une littérature qui bouleverse. Est-il possible d’aborder la question de soi sans émotion ? L’émotion, telle qu’elle est offerte en pâture aujourd’hui, c’est ce qui bouleverse immédiatement et empêche

genèse (Chronologie)/genèse (plateaux) Seuil, 158 p.+ 159 p., 20,00 euros

de penser. Dans une époque où tout joue de cette immédiateté et sur cette immédiateté, l’écriture est pour moi un territoire de résistance, un moment de silence actif et constructif qui permet une émotion maîtrisée, individuelle, mais pas collectivisée par le libéralisme. L’usage de la langue et l’usage de soi, est-ce pareil ? Ça rejoint la question de la fiction et du réel : je perçois le monde par ma langue, par la façon que j’ai de formuler des phrases, de donner une syntaxe au désordre ou d'y mettre du désordre pour être au plus près de mon réel : alors oui, l’usage de la langue est l’usage de moi, il est ma façon d’être au monde. Vous écrivez que les deux textes seront vendus séparément. Pourquoi, finalement, les avoir réunis ? Au tout début, leur indépendance me paraissait importante, mais tout aussi vite leur complémentarité est devenue le moteur de l’écriture même. Leurs renvois respectifs, les sens multiples que cela provoquait ont tout de suite participé de l’élaboration des deux textes dans cette idée d’un sur-texte, d’un « autre chose » que le texte, un objet, une pensée, un hors-champ palpable. Dans l’éclatement de la narration linéaire et dans l’usage singulier que vous faites de la langue, quelque chose semble dire : « J’ai trouvé ! » Qu’est-ce qu’on peut écrire après la fin d’une recherche ? Tout a déjà été écrit et tout reste toujours à écrire. Je pense qu’on a pour objectif, illusoire, mais pour objectif d’écrire le livre global, le livre « total », celui qui anéantirait la littérature c’est-à-dire en résoudrait le questionnement et rendrait inutile pour soi comme pour les autres d’écrire encore. Le Livre, oui, l’idée du livre absolu, c’est simplement cette pensée qui permet à chaque livre de poursuivre et de dépasser le précédent, comme un point final inatteignable, une réponse complète à notre place au monde qui heureusement n’existe pas. — Entretien Delphine de Vigan

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Littérature Chroniques

LiVreS ANNE PLANTAGENET

pour les sièCles

des sièCles A paraître chez Stock le 6 mai.

Au départ de tout, il y a le corps. Le corps qui désire, jouit, palpite. Le corps qui s’embrase sous un regard, une caresse, le corps qui attend, cherche, se livre, s’abandonne, qui porte les enfants et les nourrit. Le corps qui longtemps se souvient des étreintes, des chutes, et des larmes versées. A la fin de tout, il y a le corps dans un cercueil, bientôt rendu à la terre, qui se décompose déjà. Parce que le corps plie, s’abîme, tombe et s’éteint. Pour les siècles des siècles. En sept nouvelles tissées de sa main fine, Anne Plantagenet raconte la chair, sa force et ses faiblesses, sa constance et ses égarements, la chair vaillante et fragile et son supplément d’âme. Il n’est question que d’amour, finalement, dans ce livre aux multiples échos. Les héros portent les noms des grands personnages de la littérature, ils se rencontrent ou se croisent, se marient ou se perdent, se désirent et s’aiment parfois pour l’éternité. Roméo et Juliette, Dante et Béatrice, Paul et Virginie ont sans doute en commun cette conscience viscérale de la mort, sa certitude. Au risque de tomber, de rompre les équilibres, de se perdre, ils aiment parce qu’ils sont vivants. Les nouvelles se ramifient, se répondent, reliées entre elles par quelques détails que le lecteur attentif saura débusquer. A tel point qu’on finit par se demander si tous ces personnages, au bout du compte, n’en font pas que deux, comme des fractions réduites à leur plus petit dénominateur commun. Avec une grande justesse, oscillant sans cesse entre la douceur et

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la violence, Anne Plantagenet donne à lire nos amours fugaces, perdues, meurtries, victorieuses et leur transmission à travers les générations. Ça résonne. On retrouvera la première et magnifique nouvelle, Chapelle ardente, dans le recueil Onze femmes à paraître chez J’ai lu pour les 50 ans de la maison. Brigitte Giraud, Stéphanie Pollack, Jessica Nelson, entre autres plumes talentueuses, ont écrit autour du corps féminin. Le recueil est publié en format 14 x 14 cm et illustré par les portraits d’Olivier Roller. — Dephine de Vigan

sous forme de mini-témoignages : le DRH (« Quand on veut, on peut / Quand on veut vraiment, on trouve. / On prouve »), Julie, la jeune fille qui rêve de liberté, ou Thibault, le loser. Une multitude de voix se succèdent, racontant son expérience de l’entreprise. Ce ne sont pas de vrais témoignages bien sûr, mais Cathrine insuffle en chaque personnage une telle intensité, incarnée par une voix si juste qu’on y croit, au recueil de confessions de salariés. C’est triste, émouvant, drôle ou sarcastique, l’écriture est crue, directe. Arnaud Cathrine signe un vrai livre politique, contemporain, sans jamais s’enfermer dans un discours caricatural. Le CD surprend : les textes sont sublimés par l’incarnation des voix, la musique adhère complètement à

ARNAUD CAThRINE ET FLORENT MARChET

frère aniMal Verticales, 104 p. + CD audio, 15 euros

« Vous êtes bien chez SINOC. Société Industrielle Nautique d’Objets Culbuto. Culbuto : pour quand ça tangue, quand ça remue. » Bienvenue dans le livre d’Arnaud Cathrine, Frère animal, au sein de l’entreprise SINOC, autrement appelée Mère Nourricière, et ses six cents enfants, les employés. SINOC fabrique des objets qui ne se renversent jamais en mer. SINOC fait vivre toute la ville, tout le monde lui doit tout. Forcément, elle est jalouse et capricieuse. Dans ce roman musical (Florent Marchet a réalisé les excellentes pop songs tirées du texte en écoute sur le CD) apparaissent de nombreuses figures

l’ambiance du récit, tout en révélant d’autres nuances, ajoutant une réelle plus-value au livre, comme dirait un cadre de la SINOC. — Jean Perrier


ANNA GODBERSEN

rebelles Albin Michel, 452 p., 17 euros€

Manhattan, 1889. Sous les ors de fastes demeures, les rejetons des grandes familles new-yorkaises s’apprêtent à faire leur entrée dans le monde. Le cœur du célibataire le plus en vue est à prendre. Les candidates ont des visages en forme de « cœur » (si, si), un teint d’une blancheur de lys (eh oui), les lèvres pulpeuses, vermillon ou grenat (ah la la). Rouge est la couleur de l’amour ! Et du crime. Trois filles sur les rangs, les « rebelles ». Alors, tous les moyens sont permis. Amour, gloire et beauté sur fond de trahisons, la chicklitt fin de siècle fait fureur outreatlantique… — D. d. V.

BERNARD FOGLINO

la MéCanique

du Monde Buchet Chastel, 249 p., 18,90 euros€

On n’a pas fini de grincer des dents. Bernard Foglino, auteur du Théâtre des ombres, premier roman très remarqué en 2005, en signe un deuxième tout aussi singulier et déroutant. Nicolas Agstrom est réparateur de photocopieurs. Attention, pas n’importe lequel. Il connaît tous les rouages de la Bête, ses moindres

sursauts, ses caprices et ses bourrages papier, sa psychologie complexe et ses susceptibilités électroniques. Technicien vedette de la société Xenon, meilleur réparateur de tous les temps, il n’a pas pris un seul jour de congé en vingt années de bons et loyaux services. L’entropie (« cette propension des choses à se dégrader, à se corrompre ») est son métier. Et puis un jour, notre homme – comme toutes les mécaniques – se grippe, dérape, s’essouffle. Il rate un dépannage capital chez un gros client, arrive en retard à ses rendez-vous, est mis au ban de sa société (laquelle ne tarde pas à fusionner avec un autre groupe et renonce à ses activités de photocopie). C’est le début d’une étrange descente aux enfers, quelque part entre ici et demain, où se mêlent souvenirs d’enfance, folie ordinaire et rencontres extravagantes. Nicolas découvre la « mécanique » du monde,

celle qui « produit des automobiles et des tours de verre brillantes comme des glaciers, des actrices aux yeux humides et du jambon, des chansons sous cellophane, […] des obus qui dorment d’un œil et nous épient de l’autre, au cas où. » Celle qui déverse quantité d’objets en plastique censés nous rendre heureux et des médicaments pour qu’on en profite plus longtemps. Celle qui ne s’arrête jamais, saturée d’images et de sons, même quand elle déraille. La Mécanique du monde produit ses monstres, têtes sans corps, buveuses de bières et autres clochards imposteurs, autant de nouveaux compagnons d’infortune avec lesquels Nicolas pourra tenter de refaire le monde, si tant est qu’on puisse comprendre un jour comment il marche. Le deuxième roman de Bernard Foglino est une fable amère et hallucinée sur une société défectueuse et ses dommages collatéraux, histoire de se rappeler que la littérature s’est aussi voir le monde en noir, le temps d’une explosion. — D. d. V. Le Théâtre des ombres, le polar déjanté de Bernard Foglino, vient de sortir en poche chez 10/18.

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Littérature Chroniques

LiVreS(SUITE) PIER R E ESCOT

planning PTT / éditions 110 p., 10 euros

Mercredi : rencontre avec Pierre Escot, cinéaste quadra, devant chez Moune (cf. page 160), qui me donne son premier livre. Jeudi : réception d’un email informant que, du même auteur, Trilogie de la main droite, livre d’images offset et sérigraphie fourni avec un DVD, est disponible aux éditions Orbe. Vendredi : début de la lecture de Planning. Un petit roman poétique sous forme d’agenda. C’est l’histoire d’un homme à partir de son emploi du temps. Samedi : suite et fin de la lecture d’un quotidien et des pensées affiliées. Quand l’autofiction devient un haïku dégénéré. Dimanche : marché d’Aligre et DVD de Répulsion de Polanski.

Lundi : ouverture du dossier de presse concernant Planning : Pierre Escot a fondé les éditions PEGG qui fonctionnent par souscription et proposent des coffrets sérigraphiés

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réunissant trois artistes, en vente en librairies (galerie Agnès b., Palais de Tokyo, Yvon lambert, Le Monte en l’air…). Mardi : Firetrap achète deux pages de pub à Standard. Mercredi : gribouilli au stylo pendant une conversation. Jeudi : le blog des érotomanes éditions Derrière la salle de bains, annonce la parution prochaine de Occiput, autre ovni littéraire de M. Escot. Vendredi : écriture de ce que vous êtes en train de lire. — Magali Aubert orbe.org editions.pegg.free.fr derrierelasalledebains.blogspot.com

NEIL STRAUSS

the gaMe

Dans ma poche L’Homme en arme, horacio Castellanos Moya, 10/18 On l’appelle Robocop, et pour cause. L’ex-sergent Juan Alberto Garcia est une machine de guerre. Efficace, rapide, implacable. Mais au Salvador, après huit années de combats, la guerre est finie. Tuer, il ne sait rien faire d’autre. Tout juste se souvient-il avoir été vigile dans une usine de sous-vêtements. Alors il continue. Sans discernement, et sans poser de questions, il fait ce qu’il sait faire pour les cartels qui se disputent aujourd’hui les territoires de la drogue. Dans une société pourrie de l’intérieur, L’Homme en arme est devenu un homme sans âme. La confession trouble et glaciale de Horacio Castellanos Moya, haletante d’un bout à l’autre.

Le Diable Vauvert 547 p., 22 euros

The Game, c’est l’histoire de Style (en fait le journaliste américain Neil Strauss, 39 ans), l’homme le plus insignifiant du monde qui, grâce à des techniques de drague précises (parler à une femme dans les trente secondes suivant son apparition, la toucher le plus rapidement possible…) parvient à emballer un paquet de gonzesses jusqu’à ce que son modèle et gourou, le golden dragueur Mistery, ne découvre les affres de l’amour. Il est avancé par la maison d’édition que c’est « hilarant ». Faux. Pas drôle mais chirurgical, The Game est le manuel du chopage sans grâce et ultra-efficace. Plus original, il épouse une forme fictionno-documentarojournalistique encore inconnue des auteurs français. — M. T.

Sa passion, Véronique Olmi, Livre de Poche Hélène aime à la folie un homme marié. Il est son unique amour, sa passion. Dévorante, avide, exclusive. Elle l’a quitté dix jours plus tôt, par instinct de survie ou de protection. Invitée en tant qu’écrivain dans une foire du livre de province, elle n’est plus que l’ombre d’elle-même, pâle figurante réfugiée dans son silence. De sa chambre d’hôtel, elle l’appelle une dernière fois. Elle espère des mots d’amour, de manque, de réconciliation. Mais l’homme n’a que l’insolence de son rire à offrir, son rire terrible dans la nuit, son rire comme une ultime humiliation. Alors Hélène bascule. Au plus près du corps, de ses sensations, Véronique Olmi raconte une passion meurtrie, amputée. Une chute, vertigineuse, où


les souvenirs d’enfance se mêlent au souvenir amoureux, lors d’une nuit de novembre qui se transforme en tragédie.

Desproges est vivant, 34 hommages suivis d’une anthologie, Points Seuil, Inédit. Pierre Desproges est mort le 18 avril 1988. Dix ans après, anciens et nouveaux compagnons lui rendent hommage, chacun à leur façon (Guy Bedos, Alain Chabat, François Morel, Jean-Loup Chifflet, Philippe Meyer, Jean-Paul Dubois, Florence Foresti…). Pastiches, souvenirs, anecdotes et missives drolatiques sont réunis pour saluer monsieur « Etonnant, non ? ». Desproges voulait rire et faire rire de tout, il suffit de lire l’anthologie classée en 25 rubriques loufoques pour constater qu’il avait raison : « l’homme est nul ». Points Seuil a déjà publié quasiment toute l’œuvre de cet humoriste sombre, ainsi qu’un très beau portrait, signé Anne-Marie Guillaume. Alors n’hésitez pas à dépenser pour ça « le prix de six boîtes de Whiskas aux foies de volaille, c’est-à-dire l’équivalent de six mois de riz complet pour un gosse éthiopien. » — D. d. V.

ÉDITIons paRTIcULIÈRes Si l'on vous dit qu'une grande école a publié récemment un immanquable livre-somme sur ses dernières dix années d'existence,un trombinoscope géant des élèves et professeurs, assorti des meilleures réalisations des premiers, vous ne pensez pas à l'ENA ou à Polytechnique et c'est tant mieux, car nous aussi on aurait

du mal à l'imaginer. Il s’agit de l’Ecole cantonale d’art de Lausanne, l'une des plus cotées au monde, aussi discrète que son directeur est éxubérant. En dix ans, Pierre Keller, ogre aux goûts acérés dont il faut méfier la bonhomie, a hissé l’ECAL au plus haut niveau. Un succès basé sur une sélection d’élèves en bonne intelligence suisse et un recrutement drastique, original et sans compromis

du corps enseignant – dont ont fait partie les frères Bouroullec pour le design, M/M (Paris) pour le graphisme et Eric Troncy pour les arts plastiques. Grand bien en a fait aux élèves, dont les réalisations ici reproduites rivalisent de fantaisie, de lucidité et de simplicité toutes hélvètes, à l'image de cette série de botte-cul vaguement bobos (si c'est possible), en tout cas bien barrée. Un livre à ne surtout pas soumettre aux autodidactes. — D. G.

Les éditions La Tengo lancent une collection de polars rock dont l’héroïne, Mona Cabriole, est une journaliste de 25 ans passionnée de musique. Les romans sont commandés à vingt auteurs, installant chacun leur intrigue dans l’un des vingt arrondissements de Paris. Participent à cette collection Thomas Hédouin, Arman Méliès, Sandy Lakdar, Stefff Gotkovski... Le premier à paraître (le 2 avril) est Tournée d’adieu de Pierre Mikaïloff (qui sort presque simultanément Cherchez le garçon chez Scali), dont l’action se situe, donc, dans le 1er arrondissement. — M. A.

Un magazine comme Standard, à cheval entre la culture et la mode, ne peut que saluer la création des éditions Falbalas (du nom du film de Jacques Becker, 1945, qui a donné envie à Jean-Paul Gaultier de faire ce métier), spécialisées dans les écrits sur la mode. Si nous n’avons pas eu le temps de lire le premier roman publié Griffé, notre intérêt ne fut pas déçu par le précis Le Vêtement de A à Z qui, grâce à un système de dessins, une signalétique iconographique, des exemples d’emploi et une traduction anglaise, rend le cheminement dans le vocabulaire vestimentaire très attrayant. Une petite encyclopédie de charme où l’on apprend ce que veut dire « falbala » et grâce à laquelle « il pleut, je prends mon Mackintosh » devient une proposition déductive exacte. — M. A.

ECAL, A success story in art and design Editions ECAL/JRP Ringier Kunstverlag AG

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Cinéma Under underground

« "culte" Cen’estPaS trèsFLaTTeUr » Sur l’autoroute des road movies, Macadam à deux voies (1971) fait figure de légende américaine : dérive subliminale sur la route 66 avec peu de dialogues et des chanteurs pop au générique. Superbement réédité en DVD, le réalisateur Monte hellman, 75 ans, soulève le capot par téléphone. Décririez-vous Macadam à deux voies comme un voyage existentiel ? Monte hellman : [Il rit] J’ai quelques problèmes avec ce mot assez troublant pour désigner le film. J’ai grandi en tant qu’admirateur de Sartre, et chez lui, l’existence précède l’essence… Oh, peut-être que finalement c’est approprié [riant à nouveau] ! C’est difficile de résumer Macadam : il n’y a pas d’histoire, c’était un vol sans destination connue. Le scénario est très subliminal. Mon histoire est assez proche des films romantiques de Vincente Minelli [Gigi, Un Américain à Paris] – mais c’est caché. Tout le film est magique. A chaque fois que je le revois, je me fais avoir, je suis ému. Comme si ce n’était pas moi qui l’avait réalisé. Il a notamment eu beaucoup d’influence sur Boulevard de la Mort de Quentin Tarantino (2006), dont vous avez produit Reservoir Dogs (1992). Que pensez-vous du « culte » autour de votre film ? C’est un mot que je comprends mal. Ce n’est pas très flatteur et c’est pour moi le signe d’un manque de popularité. Néanmoins, quand des réalisateurs m’expliquent que Macadam les encourage à tourner, ça me rend heureux. D’ailleurs, j’admire particulièrement Antonioni, Alain Resnais et Jacques Rivette. Comment travaillez-vous ? De manière anti-intellectuelle. Je deviens le public, je me laisse porter par mes sentiments. On était tous partis à l’aventure sur la route, on vivait la même histoire que les personnages. Shakespeare, comme souvent, avait raison : « L’art imite la vie. » Beaucoup de films sont trop verbeux, ça m’irrite, d’où cette économie de dialogues. Je reste très impressionné par Michel-Ange et sa manière de sculpter Moïse à partir d’un morceau de pierre, en retirant tout ce qui n’était pas Moïse. Faire un film est très proche de cela. On coupe et coupe encore pour obtenir ce qu’on veut. On avait trois heures et demie de pellicule, pour arriver à la moitié.

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Allez-vous toujours au cinéma ? J’ai plutôt tendance à voir de vieux films chez moi, histoire de ressentir quelque chose. Hier j’ai regardé Une femme disparaît, ce thriller d’Hitchcock [1938]. C’est très drôle, je ne me souvenais pas à quel point le script était spirituel. Trop de films aujourd’hui ne me font rien ressentir. J’ai bien aimé There Will Be Blood de Paul Thomas Anderson [2007] : il me rappelle, par son rythme, l’époque ou les films prenaient leur temps. Mais j’apprécie aussi ceux qui vont vite. Vos projets ? Un remake de Carmilla, un film de vampires [adapté du roman Le Fanu signé Joseph Sheridan en 1871 sur une vampire lesbienne !], et un thriller romantique fantastique. C’est fini ? C’était drôle et sympa. — Entretien Jean-Emmanuel Dubois

MaCadaM à deux voies DVD Carlotta


MacadaM est servi

impossible d’évoquer Macadam à deux voies sans mentionner la présence de Dennis Wilson (1944-1983), batteur beau gosse et casse-cou des Beach Boys (pour son côté « alcoolo-toxico-colocataire de Charles Manson »). Monte hellman ne l’a pourtant pas engagé pour son statut de pop star : « Je cherchais juste les meilleurs comédiens, voilà. » acteur crédible, le seul vrai surfeur de la fratrie voit par ailleurs ce printemps son album Pacific Ocean Blue (1976-1977) réédité en CD, accompagné de l’inédit Bambu, dispos en double vinyle collector chez Sundazed. —

J.-E. D. Dennis Wilson, Pacific Ocean Blue + Bambu (Epic/Caribou/Legacy)

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Cinéma Chroniques

gAMeOVer La dernière lubie de l’auteur de La Pianiste est plus vaine qu’excitante : son auto-remake américain de Funny Games tourne au polycopié thésard. A la longue, on avait compris que l’Autrichien Michael Haneke était un cinéaste des plus chafouins, truffant ses films de petits jeux plus ou moins pervers. Comme la fin de Caché (2005), façon Où est Charlie ? (cherche bien dans le dernier plan et tu découvriras le pot aux roses), et la partie de tennis de table contre soi de 71 fragments d’une chronologie du hasard (1994), véritable expérience sur le seuil de résistance du spectateur à l’élongation temporelle. Funny Games US est un remake plan par plan ou presque de son étude sur le rapport entre violence, cinéma et public, sortie en 1997. Puisque le fond et la forme sont exactement les mêmes – deux grands ados trop propres sur eux vont séquestrer puis tuer une famille petite-bourgeoise dans leur résidence secondaire –, on pourrait se contenter de reproduire un fac-similé des articles écrits de l’époque : « Film fascinant mais réflexion cérébrale de prof universitaire sur la violence, bla-bla-bla… des clichés trop gros, et patati et patata… et surtout un tour de con suprême, apprécié autant comme une idée de génie que comme une manipulation des plus douteuses… » On en resterait là, emballé, c’était pesé. Vieux & ringard Sauf qu’il y a d’énormes différences entre les deux films. D’une part, l’interprétation : feu Ulrich Mühe et Susanne Lothar sont beaucoup plus impressionnants que Tim Roth et Naomi Watts. D’autre part, les dix ans écoulés entre-temps ont joué. En passant de la

funny gaMes us de Michael Haneke en salles le 23 avril

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langue de Wenders à celle de Michael Bay, le remake prend une tout autre dimension culturelle : suprématie hollywoodienne oblige, l’anglais est devenu le langage universel du cinéma, très loin devant l’allemand, qui classait d’emblée le film original dans la case film d’auteur cérébral. Le Funny Games de 2008 a beaucoup plus de chances d’être vu dans tous les pays. Mais risque fort de se priver des ados concernés par le propos, ayant mué en une génération Jackass-Saw totalement décomplexée dans son rapport aux images violentes, entre passivité et désincarnation. Ce public, quand il ne préfère pas télécharger Hostel 18 n’a de toute façon rien à battre de ce polycopié thésard. Au mieux, s’il vient en salles, ce sera pour se sentir dindon de la farce face à un film qui parle de la violence sans la montrer. Et donc trouver que Funny Games US est une œuvre de vieux ringard. Ce en quoi, malgré une relative persistance de la pertinence d’hier, ils n’auront pas tout à fait tort. Le cours de morale du professeur Haneke s’avère aujourd’hui aussi efficace que les spots télés vantant aux parents la signalisation anti-violence du CSA. Quant à ceux qui auront vu le film originel à sa sortie, ils y trouveront peut-être l’opportunité de faire ce dont ils furent incapables : refuser l’ultra-dogmatisme du twist le plus malaisant vu au cinéma, et démontrer, en quittant la salle, à Haneke et ses règles truquées, qu’ils ne sont pas forcément ses moutons de Panurge. — Alex Masson


cATOUrNe Enfants naturels du Projet Blair Witch, deux Espagnols dopés à l’EPO de la pétoche filment en DV un immeuble en quarantaine. Rec comme Record. Enregistrer, c’est le job d’une jeune reporter qui fait un sujet live sur le quotidien d’une caserne de pompiers qu’elle suit jusque dans l’immeuble d’une vieille dame atteinte d’une sorte de rage. Une pandémie qui va se propager fissa et mettre le bâtiment en état de quarantaine, les évènements étant filmés in situ par la journaliste cherchant à ramener un scoop à sa chaîne. Le film de Jaume Balaguero et Paco Plaza n’a pas le temps de traîner. Comme le récent Cloverfield, très plaisant « Blair Witch Godzilla » chaperonné par JJ Abrams, Rec met le pied au plancher pour éviter qu’on regarde de trop près sur quelques grosses ficelles, qu’on se penche sur une structure trop tarabiscotée pour être honnête. Le point va néanmoins aux Espagnols quand leurs batteries sont mieux chargées. Cloverfield resserre sans arrêt le cadre, assume, en réactivant le film de monstres des années 50, le recours aux techniques de cache-misère des séries B, façon Corman de l’ère digitale. Rec va, lui, toujours en avant, élargit peu à peu son champ des possibles, pour porter un sens de la trouille à bout de bras. Rapport tordu à la religion L’idée d’une contamination, chère à Balaguero (La Secte sans nom, 1999, Fragile, 2005), se répand sur plusieurs niveaux, et pas uniquement dans les étages

de l’immeuble en folie. Rec se branche sur la culture actuelle en piochant dans le jeu vidéo – pour son aspect immersif et claustrophobe – comme dans la récente propension au retour au sensoriel ou dans la remise en question des images. Mais surtout à un rapport physique : ce film est un sprint permanent relancé par des décharges d’adrénaline, dopé à l’EPO de la pétoche, injectée en doses très régulières. Un concept aussi simple qu’efficace, jusqu’au moment de l’explication du pourquoi du comment. Dans sa dernière ligne droite, Rec renoue avec ses profondes racines espagnoles. La sensation jouissive disparaît quand on arrive au dernier étage. Le Projet Blair Witch s’achevait dans une cave pour une issue en queue de poisson : Balaguero et Plaza décident d’aller s’enfermer dans un grenier pour se ressourcer. Et passer d’un gigantesque tour de grand huit à la véritable attraction, un train fantôme foutant vraiment les jetons. Surtout si c’est le cauchemar récurrent de l’Espagne, ce rapport tordu à la religion, qui mène la danse macabre. Quand il raconte enfin son histoire, Rec lâche le masque et révèle sa véritable fonction : celle d’un exorcisme du passé qui fait basculer un simulacre de cinéma-vérité en examen de conscience collectif, pour le coup réellement flippant. — A. M.

• Rec de Jaume Balaguero et Paco Plaza en salles le 23 avril

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Cinéma Chroniques (suite)

MontrerLeSdents Tombée de nulle part, Teeth, série B fauchée sur fond de manifeste féministe, met un sérieux coup de canine aux frustrations puritaines. Une adolescente découvre que son vagin est protégé par des dents qui n’hésitent pas à s’attaquer à la moindre bite de passage. Le pitch de Teeth a des airs de production Troma. La ressemblance se poursuit avec le micro-budget alloué au premier film de Mitchell Lichtenstein, ou son côté potache. Alors, qu’est-ce que Teeth a de plus que n’importe quel Toxic Avenger ? Justement ce qu’il ne montre pas tout de suite. Plus proche d’un univers à la John Waters que des enfantillages adolescents d’un Robert Rodriguez, cette fable fait le lien entre l’affaire Lorena Bobbitt (une redneck rendue célèbre pour avoir castré aux ciseaux un amant violent) et le mythe ancestral du vagina dentata. Le tout revisité dans l’Amérique puritaine actuelle, mère nourricière de frustrations sexuelles à force de prôner l’abstinence. Même en étant surligné au Stabilo Boss, les intentions de Teeth restent éminemment saluables, ne serait-ce que pour dissimuler sous son apparence de série B trash-rigolote un véritable manifeste féministe. Dans la continuité de l’underground américain des seventies, Lichtenstein raconte l’émancipation d’une future bigote qui ne couche pas avant le mariage, avec les mauvaises manières du cinéma d’exploitation.

teeth de Mitchell Lichtenstein en salles le 7 mai

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Candeur désarmante Un parcours initiatique libérateur d’un girl power mordant, transformant une petite fille modèle rêvant d’un prince charmant la déflorant en douceur en croqueuse d’hommes fière de sa sexualité. En mettant en rivalité hymen et amen, Teeth s’assume toujours plus comme une soupape au formatage des mœurs en cours depuis quelques années chez Bush Jr. Sans pour autant mettre de côté une candeur désarmante, qui fait mieux passer la pilule du militantisme, ou en refusant d’être une charge bourrine anti-machiste : la gent masculine est justement montrée en totale perte de repères, principalement castrée par l’emprise d’un conservatisme ayant grignoté jusqu’aux pulsions hormonales adolescentes. A ce titre, Teeth et son environnement étrange parviennent peu à peu à bâtir un film unique, tendant autant la main à la vision dégénérée des Simpsons (jusqu’à cette centrale nucléaire en arrièrefond de certaines scènes) qu’à l’environnement pavillonnaire sursexué d’un Blue Velvet. Manquant ici et là de finitions, Teeth n’en reste pas moins une bonne nouvelle dans le cinéma indépendant américain, dont la capacité de transgression n’est pas encore dissoute dans le politiquement correct. — A. M.


Cinéma chez soi Pas ce soir, j’ai la migraine

DVD

LeS TrOiS ViSaGeS

De La PeUr de Mario Bava, 1963 (Montparnasse)

« Un grand Bava – pas le plus grand. Un film à sketches avec trois bouts de films qu’il n’a pas pu monter, de bric et de broc, sans argent. Bizarrement, le temps passant, le Bava le plus important pour moi reste celui de Six femmes pour l’assassin [1964], mélange de mode et de mort, de Danger : Diabolik ! [1968], évoquant le monde du luxe, et de Cani Arrabbiati [Les Chiens enragés, 1974], bien plus effrayant que lorsqu’il prend la forme gothique magnifique – Tim Burton avant la lettre – des Trois visages de la peur. La préface de Scorsese dans le gros bouquin de Tim Lucas [All The Colors of The Dark] est extraordinaire : « Je peux regarder les films de Bava tout le temps, j’ai toujours rien compris ! Mais je m’en fous, c’est la logique du rêve. » C’est particulièrement vrai pour Six femmes pour l’assassin. Aucun scénario ? Aucune importance ! Dieu sait que je l’aime encore, mais tout ce qu’on apprécie chez David Lynch, cet Italien l’a fait – Lynch eut la chance d’arriver à l’heure. Bava, géant absolu, pas un « bisseux » monté en épingle. Quand la Cinémathèque fait une rétrospective à Terence Fisher [les Dracula et Frankenstein de la Hammer] en disant que c’est un

auteur exceptionnel, pour moi c’est un petit maître passionnant. Il n’y a que deux maîtres de l’horreur, aprèsguerre, au niveau des plus grands : Tourneur et Bava. Punto finale. » — Jean-Pierre Dionnet

Je T’aiMe, Je T’aiMe

d’Alain Resnais, 1968 (Montparnasse) « Un voyage baroque dans les vestiges d’un amour défunt. » La formule du critique Thomas Sotinel (Le Monde) siérait à merveille à Je t’aime, je t’aime s’il ne l’avait utilisée pour Eternal Sunshine Of A Spotless Mind (2004). Filiation assumée par Michel Gondry lui-même, qui adore Resnais, le film de 1968 s’avère tout de même plus déconstruit, plus expérimental et finalement plus jouissif dans le traitement du bug cérébral. Claude Rich, au bout du rouleau, y revit une minute de

sa vie passée. Puis la machine se dérègle, comme le scénario, sans jamais revenir vraiment sur les rails de l’intelligible. Film maudit dès sa projection annulée à Cannes – événements de Mai obligent – Resnais disait que son titre sonnait comme un SOS. Désenchanté, il lui fallut sept ans pour reprendre sa caméra. Eternal Sunshine n’auraitil pas permis à ce film oublié d’être réhabilité ? Après tout, c’est ce que font les tenanciers du vidéoclub de Soyez sympas, rembobinez (son nouveau film, en salles), tournant de nouvelles versions de films aux VHS effacées. On ne se débarrasse jamais de son passé, disent tous ces films. Il ne reste aujourd’hui, dans la filmo de Resnais, plus que Providence (1977) à ne pas avoir eu les honneurs du DVD. Les Inrocks trouvaient qu’il y avait « un côté Providence » dans Eternal Sunshine… Encore un effort. — Eric Le Bot

Je t’aime, Je t’aime Ci-dessus Les Trois visages de la peur

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Cinéma chez soi Pas ce soir, j’ai la migraine

DVD(suite) COFFreT BerTOLUCCi La Luna, 1979, La Tragédie d’un homme ridicule, 1981 (Opening) Expert serait celui capable d’attribuer La Luna et La Tragédie d’un homme ridicule au même réalisateur, tellement leurs formes s’avèrent distinctes. Si une bonne part de leur action se déroule autour de Parme et qu’ils se suivent dans la carrière de Bertolucci, seule une charpente commune justifie qu’ils soient réunis en coffret. Tous deux démarrent par une disparition. D’un côté, un père (décédé), de l’autre un fils (kidnappé). Conséquence immédiate sur le fils et le père restant : ils se perdent tout autant. Mathew Berry (Joe), 15 ans, se fourvoie dans l’héroïne dévastatrice. Ugo Tognazzi (Primo), prix d’interprétation à Cannes, se perd en mensonges, refusant d’annoncer la mort de son fils à sa femme (Anouk Aimée) pour sauver de la ruine sa fromagerie. Les deux protagonistes vivent la même fin… Sinon, rien de commun : La Luna est en anglais, La Tragédie d’un homme ridicule en italien. L’un est sulfureux sur fond d’opéra (ceux de Verdi ayant servi de référence à la narration), l’autre baigne dans un univers politique et social. La mise en scène est virtuose chez l’un, ostensible chez l’autre. Ainsi, malgré les débuts prometteurs de Laura Morante dans le second, on retiendra surtout La Luna, interdit aux moins de 16 ans et qui l’a bien mérité. Car son exigence scénaristique et ses travellings de toute beauté ne sont que les outils d’un récit proprement

La luna

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sidérant. Volonté de choquer ? Peu importe, tant l’identification à la mère désœuvrée (Jill Clayburgh) est totale et l’adolescent, tout droit sorti d’un film de Gus Van Sant, fabuleux de vérité. Leurs relations n’en sont que plus denses. Le finish, plus convenu, est en revanche moins fin que celui de La Tragédie d’un homme ridicule. Mais tout sauf ridicule. — Eric Le Bot

désaffecté, et Jia Zhang Ke bloquait désespérément les vannes. Dans Le Mariage de Tuya, la vie reprend ses droits, petit à petit. Teinté d’un humour qui – chose rare dans le cinéma chinois – fonctionne à merveille, le défilé des prétendants au mariage débouche alors sur des enjeux joliment humanistes. Charmant et touchant. — E. L. B.

Le MariaGe De TUya

The BUBBLe d’Eytan Fox, 2007

de Wang Quan An, 2007 (Wild Side) Le cinéma chinois n’en finit pas d’amasser les prix. Les deux derniers Lions d’Or de Venise sont revenus à Still Life (2006) et Lust, Caution (2007) quand le Festival de Berlin décernait, entre les deux, son Ours d’Or au Mariage de Tuya. A ce bestiaire doré s’ajoutent ici agneaux, chevaux et chameaux, aussi besogneux et lascifs que les Mongols qui les accompagnent dans ces belles et mornes plaines. Le regard de Wang Quan An sur ces corps fatigués et meurtris apparaît d’abord anthropologique, avant qu’affleure la première larme de Tuya, discrète et émouvante lueur. Tous autant incapables de faire sortir le pétrole ou l’eau des puits, dépit, c’est du cœur et des yeux asséchés de Tuya – multiforme Yu Nan – que l’eau finit par jaillir abondamment, éclaboussant avec délicatesse notre compassion naturelle. Still Life, tout aussi implacable, évoquait la vie devenue aride autour d’un barrage

(MK2) C’est l’histoire d’une bulle de paix (Tel-Aviv) dans un pays en guerre (Israël). Dans le quartier de Sheikin Street, la population branchée arty brunche dans les cafés lounges, aime le théâtre intello et prend des ecstas. Comme dans n’importe quelle capitale occidentale. Sauf qu’ici, la mort n’est jamais loin, au détour d’un check-point ou d’un attentat. Dans ce contexte, un amour fort et transcendant naît entre un Israélien et un Palestinien. Ça va pas être simple. A travers le portrait de cette jeunesse de gauche pacifiste, The Bubble permet d’entrevoir l’extrême complexité de la société israélienne, son rapport au conflit, sa fausse insouciance, ses remords, ses impasses. C’est réussi. Un film qui montre un Juif et un Arabe en train de s’enculer tendrement ne peut pas vraiment être mauvais. — Julien Blanc-Gras



Standard Numéros lecteurs — Aigle www.aigle.com Aiglon www.aiglon.fr Agnelle 05 55 02 13 53 Alberta Ferretti 01 40 03 45 00 Alexander McQueen 01 44 39 80 00/ 01 55 35 33 90 Antik Batik 01 48 87 95 95 Attachment 01 49 23 79 79 Azzedine Alaïa 01 40 27 85 58 Bernard Zins www.zins.com Bernhard Willhelm 01 49 23 79 79 Blumarine 0039 059 637511 Bruno Pieters 01 44 77 93 60 Burberry 01 40 07 77 77 Burfitt 01 44 64 06 96 Burlington www.burlingtonsocks.com Buscarlet 01 42 33 40 46 Calvin Klein 01 42 82 50 00 Christian Dior 01 40 73 73 73 Christian Lacroix 01 42 68 79 04 Closed 01 42 33 07 99 Corpus Christi 01 47 00 45 77 Cosmic Wonder Light Source 2 01 42 01 51 00 Cutler & Gross cutlerandgross.co.uk Cutler & Gross c/o Marc Le Bihan 01 42 36 22 32 Damn Romance 01 44 84 49 49 Dary’s 01 42 60 26 19 De Fursac www.defursac.fr De Percin www.depercin.com Dormeuil 01 45 61 42 70 Dress Camp www.dresscamp.org Dupré Santabarbara 01 44 55 04 70 Epice 01 44 54 01 50 Explora Paris 01 40 41 00 33 Fabrics Interseason 01 44 84 49 49 Firetrap www.firetrap.com Giambattista Valli 01 42 56 58 58 Gilles François www.gilles-françoischapeaux.com Helmut Lang www.helmutlang.com Heschung www.heschung.com Iceberg 01 40 06 00 89 Iglaïne 01 42 36 19 91 Indress 01 42 41 37 94 Iron 323 931 7770 Jacques Fath 01 42 71 70 54 Jeanne Detallante pour Tricolore 01 42 21 87 78 Jimmy Choo 01 47 23 03 39 Josep Font 01 44 55 04 70 Junko Shimada 01 42 60 94 12 Katia Berezkina 01 44 55 04 70 Kenzo 01 45 44 27 88 Lacoste 01 44 82 69 00/0825 39 00 39 Lee Cooper 03 22 54 66 66

Lemaire 01 44 78 00 09 Lie Sang Bong 01 44 84 49 49 Luis Buchinho 01 44 55 04 70 Lutz 01 42 76 00 00 Mammifère de Luxe 01 40 26 47 81 Marchand Drapier www.marchand-drapier.com Matthew Ames 01 44 84 49 49 Métal Pointu’s 01 42 33 51 52 Mjölk www.mjolk.com.au Morgan 01 41 69 45 00 Mouton Collet 01 44 55 04 70 N.D.C 01 42 01 51 00 Nixon www.nixonnow.com Paula Hian 06 16 60 75 40 Paul & Joe 01 42 22 47 01 Paul Smith 01 42 84 15 30 Petar Petrov 01 40 26 47 81 Pierre Cardin chez Iglaïne 01 42 36 19 91 Pierre Hardy 01 42 60 59 75 Popy Moreni 01 42 77 09 96 PP From Longwy 01 44 55 04 70 Prada 01 53 23 99 40 Puma 03 88 65 38 38 Quinze Serge Blanco www.quinze-sergeblanco.com Ramosport 01 42 22 70 80 Repetto 01 44 71 83 10 Rock & Republic 01 40 27 95 39 Saint Honoré www.saint-honoré-paris.com Spastor 01 40 26 47 81 Sonia Rykiel 01 53 67 98 00/ 01 49 54 60 00 Sonia Rykiel chez Iglaïne 01 42 36 19 91 Sophia Kokosalaki 01 47 03 96 15 Tillmann Lauterbach 01 42 76 00 00 Toile de Joie pauline@toiledejoie.com Tom Binns www.tombinnsdesign.com Tom Ford c/o Marc Le Bihan 01 42 36 22 32 Treizeor par Alexis Mabille www.alexismabille.com Tretorn www.tretorn.com Tuvanam 01 44 55 04 70 Vionnet www.vionnet.com Vivienne Westwood 01 49 27 00 23 Wolford 08 25 85 00 05 Xavier Brisoux 06 88 71 31 18 Yesim Chambrey 0142 33 49 58 Yves Saint Laurent 01 42 65 74 59 Yves Saint Laurent chez Iglaïne 01 42 35 19 91 Zucca 01 44 58 98 88 —

Photographies Sophie Chausse 194—


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