Standard n° 30

Page 1


www.chanel.com

La Ligne de CHANEL - TĂŠl. : 0 800 255 005 (appel gratuit depuis un poste fixe)



www.giorgioarmanibeauty.com

OAPLF - SNC - RCS Paris 314 428 186 - 29 rue du Fbg St Honoré (Paris 8ème)



freemantporter.com



Numéro 30

Matière grise

DOSSIER

Série de mode Artefact p. 52 Coiffure Charlie Le Mindu p. 66 Série de mode Apparats chics p. 72 Mondanités Jean Pigozzi p. 80 Musique POSH! The Prince p. 82

Table des matières Matière brute

Interviews musique & littérature

Emma Becker

p. 16

Série de mode A Life Of Artifice p. 84 Couture Thierry Mugler p. 94 Série de mode Friends For The Night p. 98

Matière vivante

Lifestyle

Beauté Gold Fever p. 128 Photo Jeremy Kost & Amanda

Bref

Tourisme Dollywood p. 140

p. 30

« Vivre une sexualité polymorphe »

Consommons pendant qu’il est encore temps

musique

Voyage

« L’univers peut faire sens, mais pas trop... »

Environnement

p. 24

Fujiya & Miyagi

cinéma

p. 26

Isild Le Besco

« Mon film n'est pas un mauvais exemple pour la jeunesse. »

page

8

Jérémy Piningre p. 108 Critique Pierre Jourde p. 112 Série de mode Twin Twins p. 118 Littérature Le Spleef de Paris p. 124 Portfolio dessin

Tokyo

p. 42

p. 46

Dans la vallée de Dana Antif**ding

p. 48

Maquereau économie

Portfolio photo

Phil Toledano

Lepore p. 130

p. 134

Série de mode Une journée ordinaire p. 144 Cinéma Nostalgie du carton-pâte p. 154 Mécanique D'où vient le mot « robot » p. 158

Louis Heel p. 160 Art ? Alice Kahn p. 166 Peinture L'expo idéale de M. Houellebecq p. 170 Sémantique Parler vrai grâce à « véritable » p. 174 Fiche cuisine Le flan p. 175 Loisir Mon chameau est une Ferrari p. 176 Portfolio MODE


WWW.CHEVIGNON.COM


Numéro 30

abonnezvous p. 237

Table des matières (suite) Matière première

Matière recyclable

CE QUI SORT

p. 180 Cabeza de Vaca, Incendies, Poupoupidou, Sale temps pour les pêcheurs + DVD Carte blanche à Rebecca Zlotowski Pellicules – Cinéma

p. 188 Bertrand Lavier, Atlas, Denis Savary, Anne Brégeaut, La chronique d'Eric Troncy Carte blanche à Olivier Babin Palettes – Art

Paillettes – Mode & design

Margarida Gentil

p. 198

p. 200 Sébastien Gendron, Michaël Z. Lewin, Nelson Algren, Pierre Pelot, Tony Parker Carte blanche à Tristan Garcia Papiers – Littérature

page

10

Vieux génies Paraboles – Médias

p. 208

Pierre Haski, John From Cincinatti Carte blanche à Nicolas Demorand  p. 216 DLC, Need For Speed, Limbo, Super Meat Boy, Vanquish, Retro 2010, Nintendo, Mila Kunis Carte blanche à Fabien Delpiano Players – Jeux vidéo

p. 222 Mette Ingvartsen, Boris Charmatz, Robert Planckett Carte blanche à Mathieu Bertholet Planches – Théâtre

p. 226 Anna Calvi, Tu Fawning, Das Racist, Die Antwoord, Heretik, Julia Stone, The Residents, Bye-Bye Bicycle Carte blanche à Jean Felzine de Mustang Platines – Musique

p. 238 Dan Fante meets Barry Gifford cinéma

Poésie, intensité et petits boulots


G-SHOCK GRAVITY DEFIER La montre des pilotes

GW-3000BD-1AER

Un design inspiré des attentes des pilotes Un cadran de 32 mm d’ouverture pour une visibilité et une lisibilté optimale

Des index ultra colorés et phosphorescents

De larges boutons protégés par une garde pour une utilisation optimale en course

NE S’ARRÊTE JAMAIS Une technologie écologique, qui capte l’énergie de la lumière, source d’énergie naturelle, et la convertit en courant électrique pour recharger la batterie.

Résistance à une force gravitationnelle de 12 G pour les courses de voltige aérienne et 5 G pour les courses de F1

MISE À L’HEURE AUTOMATIQUE Grâce aux signaux radio d’horloges atomiques, la montre, une fois réglée sur le bon fuseau horaire, se met automatiquement à l’heure.

www.g-shock.fr www.g-people.com


Editorial

Cheap, toc, too much : se pencher sur les artifices impose de redéfinir notre rapport au beau et à l’utile. Le visage recouvert de bandelettes, de vénérables señoritas font les cent pas dans la salle d’attente ; il y en a de plus jeunes aussi, bien dans leur peau lisse. Les canapés sont confortables et j’attends mon tour en observant un masque inca accroché au mur. C’est Pablita, mon amie transformiste au cabaret La Lluvia, qui m’a recommandé cette clinique spécialisée dans la chirurgie mammaire, au sud de Buenos Aires.

page

12

Je remets ma perruque en place, cette opération me coûte une fortune. Ne suis-je pas en train de pousser trop loin les frontières du journalisme ? Cette nouvelle poitrine fera-t-elle réellement de moi un homme meilleur ? Oui. Comme mes talons hauts et le Don Quichotte de Picasso décorant ma cuisine, c’est superflu mais c’est beau. Je repense à Théophile Gautier et sa préface à Mademoiselle de Maupin (1835) : « Y a-t-il quelque chose d’absolument utile sur cette terre et dans cette vie où nous sommes ? D’abord, il est très peu utile que nous soyons sur terre et que nous vivions. […] Rien de ce qui est beau n’est indispensable à la vie. On supprimerait les fleurs, le monde n’en souffrirait pas matériellement ; qui voudrait cependant qu’il n’y eût plus de fleurs ? Je renoncerais plutôt aux pommes de terre qu’aux roses, et je crois qu’il n’y a qu’un utilitaire au monde capable d’arracher une plate-bande de tulipes pour y planter des choux. A quoi sert la beauté des femmes ? Pourvu qu’une femme soit médicalement bien conformée, en état de faire des enfants, elle sera toujours assez bonne pour les économistes. A quoi bon la musique ? à quoi bon la peinture ? Qui aurait la folie de préférer Mozart à M. Carrel, et Michel-Ange à l’inventeur de la moutarde blanche ? Il n’y a de vraiment beau que ce qui ne peut servir à rien. » Le docteur Roblès me serre la main, j’entre timidement dans le bloc opératoire. — Richard Gaitet © Dante Gabriel Rossetti Lady Lilith 1866-68



Who’s who

NOUVELLE ADRESSE :

12 rue du Petit Thouard, F-75003 Paris T + 33 1 43 57 14 63 prenom.nom@standardmagazine.com ou redaction@standardmagazine.com rédaction en chef

Magali Aubert & Richard Gaitet direction artistique

David Garchey mode

Consultant Olivier Mulin beauté

Lucille Gauthier musique

Timothée Barrière cinéma

Alex Masson théâtre

Mélanie Alves De Sousa art

Patricia Maincent multimédias

François Grelet & Benjamin Rozovas livres

François Perrin coordination mode et marketing

David Herman iconographie

Caroline de Greef secrétariat de rédaction

Anaïs Chourin

assistante de rédaction

Camille Charton

rédaction

Laure Alazet, Eva Anastasiu, Olivier Babin, Gilles Baume, Mathieu Bertholet, Julien Blanc-Gras, Timothée Chaillou, Eléonore Colin, Elise Costa, Antoine Couder, Sébastien d’Ornano, Olivia Dehez, Philomène Delatte, Fabien Delpiano, Jean-Emmanuel Deluxe, Nicolas Demorand, Jean Felzine, Tristan Garcia, Natalia Grgona, Bertrand Guillot, Guillaume Jan, Clémence Laot, Eric Le Bot, Aurélien Lemant, Anne-Sophie Meyer, Monsieur Ben, Wilfried Paris, Pacôme Thiellement, Eric Troncy, Elisa Tudor, J. X. Williams, Rebecca Zlotowski stylisme

Elin Bjursell, Jennifer Defays, Ylva Falk, Stéphane Gaboué, Pierre-Yves Marquer, Olivier Mulin, Jean-Marc Rabemila photographie

Blaise Arnold, Thomas Baker, Jean-Luc Bertini, Alex Bertone, Laetitia Bica, Louis Canadas, Marc Da Cunha Lopes, Caroline de Greef, Kris De Smedt, Yannick Labrousse, Arnaud Lajeunie, Fe Pinheiro, Phil Toledano, Tom[ts74] illustration

Aurélien Arnaud et Denis Carrier (PNTS), Carsten Oliver Bieräugel, Elsa Caux, Thomas Dircks, Hélène Georget, Dorian Jude, Romain Lambert-Louis, Jérémy Piningre, Camille Vannier caractères spéciaux p. 18, 26 et 29

Fanny Ducommun

Régie Publicitaire

Fashion & Culture Presse 25 rue Palestro F-75002 Paris T + 33 1 42 33 20 91 F + 33 1 47 42 01 78 fcpresse.com

Fabrice Criscuolo

fabrice@fcpresse.com M + 33 6 60 91 79 56

Arnaud Carpentier arnaud@fcpresse.com M + 33 6 77 13 99 20 M + 33 6 77 13 99 20

Distribution / Diffusion

K.D.

14, rue des messageries F-75010 Paris T +33 1 42 46 02 20 F +33 1 42 46 10 08 kdpresse.com Export

Export Press Commande en ligne

standardmagazine.com ERRATUM Dans notre dernier numéro, le crédit chaussures de la page 75 était incomplet. Il s’agissait du modèle Richelieu Camper To&ether et Bernhard Willhelm. en couverture Photographie : Tom [ts74] Stylisme : Olivier Mulin Modèle : Ylva Falk en robe Vivienne Westwood ; collier, boucles d’oreilles et collier en diadème Scooter ; bagues Jalan Jalan ; bracelet et ceinture Lamia Bénalychérif

remerciements

Pauline Klein, Noel Lawrence, Le KUBE Hôtel, Charlie Le Mindu, Fanny Rognone (à vie), Julia et Anna Tarissan Directrice de la publication Magali Aubert. Standard est édité par Faites le zéro, SARL au capital de 10 000 euros, 17 rue Godefroy Cavaignac 75011 Paris et imprimé par Imprimerie de Champagne, rue de l'Etoile de Langres, 52200 Langres. Trimestriel. CP1112K83033. N°ISSN 1636-4511. Dépôt légal à parution. Standard magazine décline toute responsabilité quant aux manuscrits et photos qui lui sont envoyés. Les articles publiés n’engagent que la responsabilité de leurs auteurs. Tous droits de reproduction réservés. ©2011 Standard.

page

14



mode & littérature

« Vivre une sexualité polymorphe »

Premier roman très sexuel, Mr confronte une jeune fille intrépide à un quadragénaire dominateur, directement inspiré de l’expérience d’Emma Becker, 22 ans, nymphette sagace aux mille amants… qui vit chez ses grands-parents. entretien Bertrand Guillot

page de droite Robe chemise Carven page

16

Premiers contacts avec la littérature ? Emma Becker : J’ai lu très tôt et grandi avec Pagnol, Maupassant… et la littérature érotique de mes parents que je lisais en cachette. J’ai toujours écrit – des romans jamais finis. En 2008, j’ai publié une nouvelle érotique dans la revue Stupre : une scène dans un palace, écrite du point de vue de l’homme. J’ai trouvé ça assez excitant et poursuivi dans cette voie. Cette nouvelle m’a d’ailleurs servi de prétexte pour rencontrer « Monsieur ». … et à entamer une liaison avec ce collègue de votre oncle. Tout est parti de La Mécanique des femmes de Calaferte [1992]. C’était mon livre de chevet : un style lapidaire, fulgurant, en même temps d’une tendresse infinie. J’avais commencé à écrire une Mécanique des hommes. On m’a parlé de Monsieur comme d’un spécialiste de littérature érotique, ça m’a intriguée. Un homme de 45 ans qui lit Calaferte, c’était forcément plus tentant qu’un mec de mon âge… Comment sont les mecs de 20 ans ? L’ébauche de ce qu’ils seront plus tard. Ils cherchent l’homme mature en eux, sans être encore au fait des stratagèmes de l’érotisme. Ce n’est pas facile, pour les hommes, d’avoir 20 ans, avec toutes ces images que la pornographie leur a mises en tête. Quoi qu’on dise, les mecs sont aussi complexes que les filles : ils restent émerveillés par des fantasmes qu’ils jugent irréalisables, coincés entre la performance et la volonté d’instaurer une relation sentimentale authentique avec leur copine. Et quand par pudeur

photographie Arnaud Lajeunie stylisme Jean-Marc Rabemila coiffure Takako Ollivier-Noborio remerciements Le Kube Hôtel, 1-5 passage Ruelle, Paris 18e certains te demandent maladroitement la permission de… ça donne peu envie. Tandis que Monsieur… … ne demande pas, il agit. La relation entre Ellie et Monsieur, c’est un rapport de soumission classique où la femme fait l’effarouchée mais a envie que l’homme la pousse plus loin dans son désir. Avec lui, j’ai compris que la perversité peut être créatrice. J’ai découvert le raffinement de la sodomie, entrevu la puissance d’un abandon total. Parfois je me sentais vraiment vicieuse, animale, étonnée de découvrir que j’aimais ça… Tout en gardant cette distance, en me disant au fond ce n’est pas moi, c’est de sa faute. Mais Monsieur n’a jamais fait jouir Ellie ! Ne pas jouir, c’était mon dernier bastion de liberté. Je n’ai jamais vraiment lâché prise, tout cela est resté très cérébral. Mais le sexe est cérébral, qu’on se le dise. (Suite page 23)


page

17


mode & littérature

Extrait « Parfois on extrait une écharde. Parfois on s’extrait d’une écharde. Le reste importe peu. Le reste n’est que ce long processus de désamour qui ramène toutes les petites filles à des rivages où elles désapprennent la douleur, la compromission, l’abnégation, le tourment – où les chagrins sont moins poignants et le plaisir moins dense. » Mr © Denoël

page

18


emma becker

« Je veux ouvrir un bordel à Berlin, un bordel à l’ancienne, comme chez Maupassant. »

Culotte taille haute Triumph Bracelet Accessorize Escarpins Junko Shimada Page de gauche Escarpins Junko Shimada

page

19


mode & littérature

«  Ne pas jouir, c’était mon dernier bastion de liberté. »

Cardigan Commuun Soutien-gorge Eres Chaussettes Falke Collier Missbibi Page de droite Body Vilsbol De Arce Chaussettes Falke Chaussures Repetto

page

20


emma becker

Le livre

La tête et l’entrejambe Ellie, 20 ans, curieuse de littérature érotique, contacte « Monsieur », un homme marié de 45 ans, pour approfondir sa connaissance de la mécanique des hommes. Théorique au départ, l’échange glisse avec délectation vers l’inéluctable. Ce sera une chambre d’hôtel. Mais après un mois de liaison, Monsieur ne donne plus de nouvelles et la princesse insouciante se retrouve maîtresse suppliante… Très cru, Mr n’est pourtant pas un roman érotique. Aucun artifice pour aguicher le lecteur. Le propos est ailleurs : dans l’analyse psychologique d’une relation basée sur le sexe. « Il y a les hommes, et les hommes de 40 ans », dit Ellie. On regrettera quelques maladresses et une baisse de tension en milieu de roman. Mais entre frénésie sexuelle et fragilité affective, on tient là un autoportrait inédit de la fille de 20 ans – celle qui découvre le monde avec insolence. — B. G. Mr Denoël 480 pages, 22 euros

page

21


mode & littérature

« J’ai entrevu la puissance d’un abandon total. »

Ma nuit à l’Ice bar

« La première fois que je suis venue au KUBE, c’était pour un second rendez-vous avec mon amoureux. J’essayais d’avoir l’air classe. C’était un mois de juillet super chaud, juste après l’ouverture de l’Ice Bar, qui offrait 30 minutes d’open bar pour 38 euros [aujourd’hui, les cocktails sont limités à quatre]. J’ai pas pris des shots de fillette. Dans le bar – le mobilier et les verres tout en glace avec le jeu de lumières dessus, ça donne une super ambiance – ça allait, mais en sortant dans la chaleur, je me suis aperçue que j’avais abusé. Le personnel a eu la gentillesse de nous appeler un taxi, ce que nous aurions été incapable de le faire. Quand j’y suis revenue la deuxième fois, j’ai fait profil bas. » Bar Ice KUBE by Grey Goose Du mercredi au samedi de 19h à 2h ouverture par sessions de 20 personnes toutes les demi-heures. Retrouvez-y un mercredi par mois le Top d’Aline diffusés le dimanche de 15h à16h sur Europe 1. —

page

22

(Suite de la page 16) Quel est votre rapport au porno ? Bah. J’ai découvert ça à 16 ans, j’ai été accro pendant une période. C’est si facile : dix minutes devant ton ordi, et hop. Même pas besoin de te construire un scénario. Le porno, c’est la paresse ! Il y a un côté pathétique. En même temps, ça peut éveiller des fantasmes. Soyons honnêtes : le porno flatte des instincts qui sont en nous – hommes et femmes – même s’ils sont peu reluisants. Lolita Pille, Bénédicte Martin… Vous inscrivezvous dans cette lignée de jeunes filles terribles ? Non. Tout ça me paraît très parisien, très matérialiste, très « mal du siècle ». Je m’en fous un peu. J’adore les hommes, par désir et par curiosité. J’ai eu des amants de tous âges et de tous milieux, mais il faudrait en finir avec toutes ces névroses autour du sexe… Vive la sexualité polymorphe, enfantine, freudienne ! Qu’on arrête avec cette fascination pour la débauche VIP. Je me suis retrouvée dans des soirées de jeunes friqués, avec des mannequins alléchées par le champ’ et la coke gratos. Ils n’ont rien à se dire, alors ils baisent. Mais c’est une baise sans intérêt où la fille gémit dès qu’on la touche ; comme quoi, il n’y a pas que les mecs qui baisent comme dans les films. Multiplier les amants, c’est moderne ? C’est générationnel. D’abord, cette évidence : à 20 ans, une femme règne sur le monde. Ensuite, l’air du temps nous pousse à consommer le sexe présenté comme la fin et les moyens, comme des hommes. C’est peut-être pour ça que, consciemment ou non, beaucoup de filles cochent des cases : avec un mec, avec deux, avec un inconnu, avec une copine… Mais au fond, il y a toujours ce besoin d’être valorisées, aimées, comprises. Disons qu’on cherche autrement que nos mères. Vos amies ont-elles autant d’amants que vous ? Celles de mon âge, oui. Mais les plus jeunes (18, 19 ans) ont une relation différente au sexe. Peut-être qu’à force de raconter nos aventures en détail, nous avons un peu écrasé nos petites sœurs. Elles sont plus dociles, plus timorées. Elles ont vu que nous n’étions pas plus épanouies, alors elles cherchent ailleurs. Quant à nous… A 30 ans, quand nous aurons fini de cocher, nous aurons une autre sagesse. Vos auteurs érotiques préférés ? Avant l’adolescence, j’avais déjà beaucoup corné les pages de Cécile de la Baume [Béguin, 1996] ou du Point d’orgue [1994] de Nicholson Baker – l’histoire magnifique d’un homme qui arrête le temps pour déshabiller les femmes. Puis Calaferte et Sade, que j’ai lu à 12 ans mais compris bien plus tard. Et Françoise Rey : des scènes simples, animales, et un vocabulaire


emma becker

Sélection Emma Becker

Cinq scènes de sexe   en littérature Nana

(Emile Zola, 1880) « Nana se regarde dans le miroir face au comte Muffat, avec cette curiosité à la fois enfantine et vicieuse. »

La Moustache

(Guy de Maupassant, 1883) « Une jeune femme écrit à une amie ce qui a changé depuis que son homme a rasé sa moustache. Et tout ce qui manque dans ses baisers… »

Lolita

(Vladimir Nabokov, 1955) « Lolita sur les genoux de son beau-père, jouant avec une pomme tandis qu’il jouit dans son pantalon. »

Portnoy et son complexe

(Philip Roth, 1969) « La première fois pathétique où Portnoy se fait sucer par une goy. Un fantasme qui se réalise et en même temps le ridicule de la situation (ils sont quatre, elle n’en prendra qu’un), la culpabilité. »

Les Coquillages

(Paul Verlaine, 1869) «Mais un, entre autres, me troubla.» Il suffit parfois d’un seul mot. »

Robe Lacoste Chaussettes Falke Page de gauche Robe Chemise Carven d’une richesse infinie sans préciosité. Monsieur m’a ouverte à Bataille, à Mandiargues, et m’a fait découvrir Le Con d’Irène d’Aragon [1928]. Jamais je n’avais lu de pages si belles sur le sexe de la femme. Vous n’avez pas peur d’être propulsée comme la petite qui écrit cul ? Peur, forcément. Je sais que certains ne verront que ça. Bon, je ne le cacherai pas : Ellie, c’est moi. Mais le roman est une construction, pas un témoignage. Je ne me définis pas comme la nana qui se tape un type de 45 ans. J’aimerais qu’on regarde plutôt l’écrivain qui a vécu une expérience de Lolita et qui en tire un livre. Lolita, justement ? Un grand livre. Elle subit le désir de Humbert-

Humbert et en joue, mais je me suis souvent demandé ce qu’elle en pense. Je ne suis pas une Lolita. Et la suite ? Elle sera centrée sur le sexe – pas par obsession, mais parce que je le considère comme un mode de communication essentiel. J’écris un roman sur la nymphomanie ordinaire. Et je veux un jour ouvrir un bordel à Berlin, où je me rends chaque année. Un bordel classe, à l’ancienne, comme chez Maupassant, où les hommes viendraient bien habillés et où les filles aimeraient vraiment baiser. Je sais, c’est une utopie… Mais je vous préviens : si je n’ouvre pas ce bordel, je deviens sexologue ! — page

23


musique

De Brighton, Fujiya & Miyagi tirent les fils de Ventriloquizzing, troisième album glacial et psychédélique, et prédisent une musique plus politisée dans l’Angleterre de David Cameron.

entretien Timothée Barrière

C’est quoi ces histoires de ventriloquie ? Fujiya & Miyagi : Si les marionnettes nous ont beaucoup influencés visuellement, on leur préfère une dimension symbolique plus que littérale – l’idée que les gens puissent communiquer « par ventriloquie » sans réellement échanger. J’aime bien aussi l’image d’une poupée rebelle et jalouse, comme dans Le Mannequin du ventriloque du réalisateur brésilien Alberto Cavalcanti, tiré du film à sketchs anglais Au Cœur de la nuit [1945]. Les marionnettes de notre pochette représentent une barrière entre l’auditeur et ce qu’il écoute, une protection contre la

« L’univers peut faire sens, mais pas trop... »

critique et la flatterie, et la performance elle-même. On se cache derrière. Elles ne vieillissent pas et ce sera moins gênant pour nous si elles prennent de la place, voire la place centrale dans nos visuels et nos clips. Ce troisième album est globalement plus sombre. Pourquoi ? page

24

Ce serait absurde et malsain de composer la bande originale d’une fête qui n’existe plus. Bien sûr, l’envie d’essayer de créer des échappatoires est présente, mais la musique doit refléter son environnement. Le contexte actuel en Angleterre, avec les mesures d’austérité de David Cameron et l’augmentation des frais de scolarité, ne va pas seulement énerver les étudiants : la musique va se politiser quelques années, jusqu’à ce que la situation devienne vraiment difficile et qu’on retourne à nos tentatives d’évasion. Mais il est plus efficace d’écrire le sarcasme et la colère que de décrire la joie et l’hilarité : la musique en mode mineur offre davantage de caractère qu’en mode majeur. Idem pour vos textes ? Ce sont effectivement des observations plus que de simples fictions, à l’exception de Milestrone, tiré d’une vieille légende anglaise : si l’on tourne autour d’un groupe d’arbres dans le sens inverse des aiguilles d’une montre à Chanctonbury Ring (West Sussex), le diable apparaît et vous offre un bol de soupe. Oui, globalement, l’album est négatif, malgré quelques éclats lumineux. Vous répétez « there is no sense to the universe », vous y croyez ? A vrai dire, je chante « there is no center of the universe ». Oups. L’astronome américain Edwin Hubble a établi que


interview

© DR

l’univers était en expansion, donc dénué de centre. L’univers peut faire sens, mais pas trop... On sent une forte influence du krautrock à la Wire. Vrai ? Très. C’est d’ailleurs pour ça que le bassiste Matt Hainsby nous a rejoints [en 2005]. Notre influence germanique est évidente : le sixties et les seventies sont là, avec ces guitares fuzz et ces synthés. Mais on ne cherche pas à sonner rétro. Justement : la musique électronique a-t-elle encore quelque chose à dire ? Elle est sur le point d’accoucher de quelque chose de réellement excitant : des types comme James Blake, Dylan Ettinger, Emeralds, Umbero, Expo 70 sont plein de promesses. Le genre a énormément de points communs avec la musique indienne, dans ce perpétuel balancement entre le passé et le présent... contrairement à la pop et au rock, dont chaque mouvement doit être en réaction au précédent. L’électro dit ce qu’elle veut, son potentiel est plus large que les formules éculées du rock’n’roll. Son aspect do it yourself devient de plus en plus attirant. Prévenez vos lecteurs, j’ai une bonne nouvelle : les impératifs économiques actuels vont provoquer la mort des groupes larmoyants en jeans slim. — Live! Le 18 février à La Route Du Rock de Saint-Malo, et le 19 à la Flèche d’Or, Paris.

Le disque

Guignol’s Band Ce faux tandem pratique depuis dix ans des opérations de cautérisation émotionnelle sur le subconscient social électro. Autrement dit : avec de faux airs nonchalants, Steve Lewis, David Best et Matt Hainsby méditent sur le message des Anciens (du krautrock de Can et Neu!, la robotique façon Kraftwerk, la violence sourde de The Fall et de Wire) tout en évitant les clichés de la pop clinquante en vogue de l’autre côté de la Manche. Mais s’ils s’offraient sur Transparent Things (2006) ou Lightbulbs (2008) quelques respirations (presque) funky, Fujiya & Miyagi n’ont plus envie de rigoler. Pour danser, il faudra soliloquer dans de longs déhanchements intérieurs en essayant de s’accorder à cette basse rondouillarde mais discrète. Non, pour apprécier Ventriloquizzing à sa juste valeur, il faudra savoir

s’évaporer – se désintégrer – dans un rituel de transe sous médocs au fil de couches empilées jusqu’à épuisement (Minestrone, Sixteen Shades of Black and Blue), un peu comme si Zombie Zombie assumait une nouvelle forme de droiture germanique. Il faudra aussi épeler un par un les mantras paternels de Best jusqu’à s’engourdir la tête à défaut des jambes (Universe, Yoyo), ou s’enfoncer dans un puits psychédélique où resurgissent les guitares fuzz et les orgues de Procol Harum (Pills, puisqu’on parlait de médocs). Pas de quoi déranger les voisins lors d’une soirée qui se prolonge, mais parfait pour s’adonner à de grands éblouissements de Moog. — T. B.

Ventriloquizzing PIAS

page

25


Š Nicolas Hidiroglou

cinĂŠma

page

26


interview

« Mon film n'est pas un mauvais exemple pour la jeunesse. »

Portrait traumatisé de trois jeunes marginales, Bas-fonds confirme l’exigence et la force d’Isild Le Besco, 28 ans, actrice précieuse devenue cinéaste radicale. entretien Alex Masson

Dès les premières images, vous expliquez en voix off votre sentiment envers vos personnages. C’est original… Isild Le Besco : C’est venu au montage. Je sentais que le spectateur avait besoin d’être pris par la main. J’ai l’impression que ce n’est ni ma voix ni mes intentions que l’on entend, mais celle du film. Comme dans vos précédentes réalisations, Demitarif (2004) et Charly (2007), vos personnages sont livrés à eux-mêmes, mais votre regard a changé : Bas-fonds est filmé en 35 mm, en Panavision, au lieu d’une vidéo très mobile… Nicolas Hidjiroglou, mon coproducteur, a amené ce principe. Je n’aurais pas eu les épaules de faire ça toute seule. En revanche il était important pour moi d’avoir un regard neutre sur les personnages, d’où cette quasi-absence de mouvements de caméra. Etant donné la violence du sujet, l’hostilité que provoquent ces trois femmes, pourquoi le surcharger avec un parti pris ?

L’histoire se base sur un fait divers survenu en Auvergne en 2002 [voir encadré]. Quel est le poids de réalité dans votre cinéma ? Je n’ai gardé que la situation pour inventer autour. Je n’écris pas mes scénarios à l’américaine mais à l’instinct. Si Charly était une pure fiction, le fait que j’y filme mon frère [Kolia Litscher] me rattachait à une réalité ; avec le recul, je me dis que c’était surtout parce que je ne me sentais pas à l’aise en tant que cinéaste, que j’avais besoin de m’accrocher à quelque chose. Dans le monologue introductif, vous vous dites « attirée par les mauvais humains, ceux qu’on évite, ceux qui portent la poisse, et qu’il vaut mieux ne pas connaître ». Quelle est votre définition de la marginalité ? Beaucoup de gens se sentent un peu marginaux, même insérés dans un système. Tout le monde se sent différent, incompris. La vraie marginalité c’est probablement de ne pas avoir du tout accès au monde extérieur, être privé du mouvement de la république. Je n’ai pas spécialement voulu aller sur le terrain politique avec Bas-fonds, mais un petit peu quand même : si la vie de ces filles est difficile c’est aussi parce qu’elles sont abandonnées, abandonnées d’avance. Comme si les cartes avaient déjà été données de par leur milieu social. Si on avait pu observer ces deux sœurs, dans leur famille, à 4 ou 5 ans, on aurait pu préméditer leur situation future ; la petite était déjà probablement schizophrène, je ne crois pas qu’elles aient basculé d’un coup.

page

27


isild le besco

Vous avez choisi trois actrices débutantes. Pourquoi ? Il a été question de prendre des comédiennes confirmées, mais ce n’était pas cohérent : elles trimballent forcément leur propre histoire, qui aurait déteint sur ces rôles. Une « fille de », ou dont les parents sont riches, qui joue une pauvre, ça sonne faux, quelle que soit la qualité de son jeu. Et prendre des actrices de 25 ans qui travaillent depuis dix ans me paraissait une mauvaise chose ; elles auraient tout fait pour paraître plus jeunes, seraient sorties de leur vérité. Projeté en festival, le film a suscité des réactions très brutales. Je ne m’y attendais pas et je suis assez choquée que des gens le soient, eux, à ce point. S’il est violent, Bas-fonds n’est pas provoquant en lui-même, il raconte juste l’histoire de ces trois femmes, en sachant

© Nicolas Hidiroglou

« Je suis attirée par les mauvais humains, ceux qu’on évite, ceux qui portent la poisse »

que certaines personnes vivent vraiment dans ces conditions physiques, psychologiques. A Locarno, une spectatrice m’a dit que le film était « un très mauvais exemple pour la jeunesse ». C’est ce type de remarque que je trouve choquant. Si des jeunes vont le voir et s’interrogent ensuite sur ce que ça leur raconte, c’est plutôt bon signe… —

Sabbat des bas-fonds Le film

« Un jour, en novembre 2005, quelqu’un m’a donné un article dans un journal, « Magali, chef de clan, prête à tuer pour 30 euros », c’était son titre. L’article racontait un procès qui venait d’avoir lieu, celui de trois filles « qui vivaient ensemble », « un ménage à trois », pas heureuses, pas harmonieuses, pas belles, tatouées, avec des piercings et des cheveux colorés. Toutes les trois, elles sont entrées dans une boulangerie, au hasard, et elles ont tué le jeune boulanger d’un coup de fusil de chasse dans la poitrine après avoir humilié et violenté sa femme. C’était une

page

28

En salles

« expédition punitive » pour «  faire du mal aux gens heureux ». Cela a tout de suite été une évidence pour moi de filmer cette histoire. » Pour sa troisième réalisation, Isild Le Besco met en lumière ce qu’on ne veut pas voir. Son film n’a rien d’aimable mais ne parle que d’amour, celui dont manquent ces trois filles retournées à un état animal (« des monstres pour tous les autres, mais des femmes pour moi »), qui se mangent dessus, se collent des gifles, écrivent cent fois sur le mur des toilettes « J’aime pas ma gueule » avec le sang de leurs règles ou s’offrent à un Gus rencontré au bar

(Kervern, mutique). Et assassinent, donc. Ce que Le Besco dit avoir voulu filmer « de vrais corps, qui font mal, qui font peur, qui font groupe, qui ont du plaisir et de la douleur ; les regarder le plus possible comme de la viande », c’est la chair de notre société, incapable d’empathie pour ses enfants abandonnés, qu’elle dénude. A noter, un format court (1h08) et une atypique diffusion : tiré à une seule copie, Basfonds sera visible en janvier à Paris, au MK2 Hautefeuille puis pendant six mois au MK2 Beaubourg où seront organisés des débats mensuels avec la réalisatrice.


HORS-SÉRIE Albums, chansons, rééditions, artistes et événements marquants Le meilleur de la musique en 2010.

+ CD 15 titres

Arcade Fire, Gorillaz, LCD Soundsystem, Katerine, N*E*R*D, Sufjan Stevens…


bref

consommons pendant qu'il est encore temps Une boots

Un casque

L’indispensable petite robe noire, vous maîtrisez. Mais quand on pense qu’il suffisait de croiser la route d’un accessoire aussi justement coloré que ces boots Missoni pour faire de vous l’impératrice éclatante des parquets les plus courus de Marrakech à Macao, on se dit qu’Angela Missoni aurait dû les créer bien plus tôt ! Oui ! Bien plus tôt ! Ah, mais ! Bien plus tôt ! Non ! Mais ! Oh ! A.-S. M. missoni.com

Si on vous dit… « Transducteur, hautparleur dynamique de 40 mm à aimant mobile, puissance d’entrée 15 MW, réponse en fréquence 20 Hz – 20 kHz, impédance 32 Ω 15 % à 1 kHz ». Non ? Bon. Et si on vous dit Marshall, ce truc hyper performant conçu avec la même matière vinyle que ses célèbres amplis, et que vous allez pouvoir écouter n’importe quel artiste recommandé dans ce numéro – si vous ouvrez un autre magazine, on vous coupe les mains pour en faire de la terrine – comme s’il était à côté de vous. Là, oui ? A.-S. M. multimedia.algam.net

Un shorty Après avoir refilé ses strings à Emmaüs, la mijaurée 2011 se prend de passion pour le sous-vêtement French Cancan, froufrou, couvrant sexy, rose poudré. Vous êtes Shakira ? Laura Ingalls ? Petit mousse ? Y a forcément un bidule pour vous chez Shake, la nouvelle gamme à prix mini (9,95 €) de chez Undiz, la marque qui secoue l’univers de la lingerie. A.-S. M. undiz.com

Entre le rouge moniteur, le jaune des combis des enfants, l’orange au pied des pylônes, le vert des sapins, le bleu du ciel, on se demande si le GPS ne nous a pas envoyés skier en Chine pour le Nouvel An. Grâce à Scott, on va vivre l’effet caméléon avec la neige tout en agrippant sa perche gelée avec la sérigraphie de l’artiste new-yorkaise Chelsea Freyta. A.-S. M. scott-sports.com page

30

Un disque La première fois que j’ai rencontré Helena Noguerra, c'était pour une interview et je suis passé pour un fou à cause d’un blind test de titres obscurs. Nous sommes devenus amis et elle m'a fait l’honneur de chanter sur mon album Tribute to Delon/Melville. Sur le nouveau, Nouvelle Vague, je recommande donc en toute objectivité sa reprise de L’Aventurier en version pop acoustico-romanticosolaire. Quand on fait de l’autopromo, la moindre des choses est de penser aux autres. J.-E. D. universalmusic.fr

© DR

Une moufle


Birdy Hunt, gennevilliers, 2010. © nan goldin

Mathieu Bertholet L’avenir, seulement [ 13 – 29 janvier ] Marie Darrieussecq, Arthur Nauzyciel Le musée de la mer [ 3 – 8 février ] Pascal Dusapin, André Wilms Momo [ 4 – 10 février ] Christophe Fiat L’indestructible Madame Richard Wagner [ 3 – 19 mars ] Pascal Rambert « 16 ans » [ 1 – 19 mars ] Cindy Van Acker & Pascal Rambert Obvie Lanx Nixe Obtus Knockin’ on Heaven’s door [ 25 mars – 2 avril ] Mathilde Monnier Nos images [ 26 – 30 avril ] Publique [ 3 – 7 mai ] Laurent Goumarre Le Festival (tjcc) [ 26 – 28 mai ] SUISSe

ThéâTre

ISLANDe

ThéâTre

FrANce

FrANce

ThéâTre MUSIQUe

ThéâTre

FrANce

er

ThéâTre

FrANce

ThéâTre

SUISSe

FrANce

DANSe

DANSe

DANSe

PerForMANce MUSIQUe

Avec la carte : trois spectacles au choix à 24 € (pour les moins de 30 ans) et recevez l’agenda collector 2010 – 2011 Nan Goldin

ambert irection : Pascal R poraine. D s. er lli vi ne en G Contem Théâtre de ational de Création ers. Métro Gabriel Péri [13] N ue iq at m ra D re Cent nevilli sillons, 92230 Gen [ ]1 41 32 26 26. 41 avenue des Gré villiers.com. Réservations : + 33 0 ne www.theatre2gen


2

bref

consommons pendant qu'il est encore temps

Un trench Le trench décontracte les vêtements très habillés ou donne de la tenue aux looks plus décontractés. Le modèle Central de Freeman T. Porter est donc l’indispensable de toutes les armoires, dont celle du cheesy mais néanmoins sérieux Derrick. A.-S. M. freemantporter.com

Un documentaire

Réalisé par Jac & Johan, Vinyl & Co est un road-movie planétaire (Londres, Paris, New York, Tokyo, Hong Kong) à la rencontre des plus grands créateurs de Art Toys – de Tim Biskup (les Alphabeasts, des monstres rigolos) à Gary Baseman (papa de Hot Cha Cha Cha le gentil démon). Alors, contents les enfultes ? J.-E. D. facebook.com/.../Huginn-Muninn

Une pochette Parce que nos ordinateurs portables ont longtemps milité pour avoir le droit de trouver souliers à leurs pieds, Newbark, la marque de chaussures et de sacs des sœurs Maryam et Marjan Malakpour, leur a cédé en imaginant pour eux (et pour l’iPad) une pochette en cuir noir imitation tressage à 346 €. A l’aise, quoi. En plus d’avoir des revendications, les Mac-ou-PC ont des goûts de luxe ! A.-S. M. net-a-porter.com

Brut, slim, lamé or, le jean Vivienne Westwood & Lee pour la collection Anglomania, c’est le cadeau de Noël parfait que vous venez de rater. Pas besoin de sortir de Polytechnique pour le comprendre. Pas besoin d’avoir fait l’ENA pour savoir comment réparer cette erreur. Comme quoi, les études, franchement. A.-S. M. viviennewestwood.co.uk

page

32

© DR

Un jean



3

bref

consommons pendant qu'il est encore temps

Un livre « Quand vous êtes gamin, vous n'avez pas besoin de costume : vous êtes Superman. » Le mot est de Jerry Seinfeld. On doit les éditions DC Comics à un militaire à la retraite amateur de romans pulp et le succès fut tel qu'un « Superman Day » fut organisé à l'exposition universelle de New York en 1940. Wonder Woman, elle, fut créée par William Multon Marston, psychologue adepte du développement personnel et théoricien de la soumission. La suite des super-biographies dans l’ouvrage de Paul Levitz, 75 Years of DC Comics – The Art of Modern Mythmaking, anthologie luxueuse de 720 pages (150 € pour sept kilos). J.-E. D. taschen.com

Une veste La France entière devrait vouer un culte à Nike et à son modèle la Cyclone. En effet, grâce à cette veste légère imprimée plumetis, destinée aussi bien au footing sous la pluie qu’à la descente des Champs-Elysées en escarpins, la loi du 1er juillet 2008 rendant obligatoire le gilet jaune rétro-réfléchissant en bordure des routes peut être bafouée en toute sécurité ! Pour le triangle de signalisation, nous n’avons pas encore la solution. A.-S. M. nike.com

Une basket Pour Léo et Léa, c’est simple : à deux, c’est mieux. Léo pique les sacs de Léa qui emprunte les pulls de Léo, qui lui-même aimerait lui chourer ses mitaines en cuir, mais il ne rentre pas dedans. Pour tous les amoureux à tendance siamois, Twins for peace a imaginé la paire de baskets ni féminine ni masculine, simple et classe. Condition : trouver une âme sœur qui fasse la même pointure (pas évident si on est hétéro) ou justifier un double achat (2 x 58 €) par le fait qu’une partie des bénéfices finance la confection de chaussures pour des enfants dans les pays en difficulté. A.-S. M. twinsforpeace.com

page

34

Une bague A l’heure où la moitié de vos potes se revendiquent comme le successeur de Mix Master Mike, marquez votre différence avec la bague Taratata disponible pour 36,60 € et en quatre coloris – argent, rouge, turquoise et prune. Une platine à chaque main, vous pourrez tranquillement organiser un après-midi débat au Centre Pompidou sous le thème « mais pourquoi c’est si difficile de citer des femmes DJ très connues, hein ? ». On attend vos appels. A.-S. M. taratatabijoux.com



4

bref

consommons pendant qu'il est encore temps

Une collab’ Tu as vu, Amy Winehouse a dessiné une collection pour Fred Perry ! No no no ! Si ! Ça a été prouvé sur internet. com. Non ! Je te jure ! Elle nous les fera toutes, celle-ci hein ? M. A. fredperry.com

Un parfum Le packaging laisserait croire que vous sortez de chez Starbucks, alors que vous venez d’acheter 50 ml d’une fragrance futuriste aux fleurs de tubéreuse Honoré des Prés à 78 € dispo chez Colette, au Printemps, au Bon Marché ou chez NoPeg. Starbucks, c’est trop cher pour ce que c’est ! A.-S. M. honoredespres.com

Un pull Lui, c’est un homme, un vrai. Viril, sûr de lui et de son look. Mais lui, il a quand même un peu pleuré à la fin du film, quand Jack est mort de froid dans l’eau glacée de l’Antarctique. Il se dit que si Jack avait eu son sweater Franklin & Marshall, il aurait peut-être eu un peu plus chaud et il n’aurait pas lâché si vite la main de Rose. A.-S. M. franklinandmarshall.com

page

36

Destroy all movies!!!! est la preuve que la sous-culture punk a profondément marqué le cinéma, de La Mort en prime (Alex Cox, 1984) au Retour des mortsvivants (Dan O’Bannon, 1985), en passant par The Decline of Western Civilization (Penelope Spheeris, 1981) ou Valley Girl (Martha Coolidge, 1983). Les punks du 7e art sont un nid à fantasmes : effrayants et psychopathes comme dans Class 84 (Mark L. Lester, 1982), ridicules dans Terminator (James Cameron, 1984) ou proches du réel chez Amos Poe (Unmade Beds, 1976, et The Foreigner, 1978). Coloré, vulgaire et très drôle, l’ouvrage devrait vous éviter de vous faire descendre comme les junkies new wave de Liquid Sky (Slava Tsukerman, 1982), atteignant l'orgasme grâce à un alien équipé d’un cristal acéré. J.-E. D. fantagraphics.com

© DR

Une encyclopédie


Patti Smith

Ouïfm dans toute la France. Retrouvez les fréquences sur ouifm.fr et l’application sur votre mobile.


Š Markus Uke

lĂ -bas

page

38


voyage

Japon

tokyo eyes Trois instantanés de la capitale japonaise, sur place ou à emporter. Tout ça, c’est un peu la faute d’Antoine de Caunes. Dans son émission Toqué de Tokyo diffusée en novembre dernier sur Canal+, le malicieux reporter faisait le tableau loufoque et instructif de la capitale nippone, grimé en shôgun ou en spermatozoïde, sillonnant la cité en pousse-pousse d’un air « cool et détaché, quoiqu’intimidé » et dialoguant avec des poissonnierschanteurs, des gigolos, un chorégraphe pour salariés stressés ou le pape local du cinéma gore. Antoine confiait être revenu « subjugué, avec la sensation d’avoir vécu sur une autre planète. Le jour, c’est une succession de bouts de villages et la nuit, je me sentais comme dans un jeu vidéo – on comprend d’ailleurs très bien que ce soit eux qui aient inventé cette culture, cette notion de circulation dans l’espace à toute blinde : Tokyo est traversée d’autoroutes suspendues, et naviguer de nuit entre les immeubles, c’est sublime. » Ça ouvre l’appétit. Alors pendant que Julien BlancGras couvre les championnats du monde de break, Clémence Laot se renseigne sur le phénomène 100 % nature des Mori girls & Yama girls et Natalia Grgona interroge depuis Paris des stylistes-clés de la mode japonaise.

page

39


là-bas

Tokyo

A l’ombre des jeunes faunes en fleurs Sous les cerisiers s’épanouissent de drôles de jolies filles, bobos écolos, toquées de randonnée et de folklore scandinave : les Mori girls et les Yama girls.

Quartier de Shimokitazawa. Point de tour gigantesque ni de foule ahurissante, juste des immeubles à peine plus haut que trois étages, des marchés à ciel ouvert et des boutiques de fringues. Dans les vitrines, des robes vintage aux couleurs de par Clémence Laot (à Tokyo) l’automne, des capes, des imprimés illustration Camille Vannier floraux, des lainages de grand-mère à torsades. Et ce message : No fur is no fun, sans fourrure, c’est moins drôle. Un slogan que reprendrait probablement à son compte la mystérieuse Choco, première des Mori girls – mori signifiant forêt – surnommée ainsi par une amie qui lui trouvait l’allure d’un lutin des bois. Ainsi naquirent les filles de la forêt, en juin 2009, sur le réseau social nippon Mixi*. Pour intégrer la communauté, il faut s’adresser à Choco puis répondre à un formulaire testant vos capacités de créature buissonnière. La presse mode s’emballe, le magazine Spoon leur accorde sa couverture, Soup et Pretty Style prennent le relais. Soixante sous-groupes sont répertoriés, variant selon l’accoutrement ; les Birkenstocks sont étrangement plébiscitées. Essentiellement japonaises, leurs marques préférées sont Syrup, Auntie Rosa, Earth Music & Ecology ou Tsumori Chisato. Pour toutes, la Scandinavie tient lieu de jardin d’Eden : SM2 baptise ses collections de noms finnois et raconte sur son site l’histoire d’une jeune fille errant dans les rues de Stockholm puis jouant avec des pommes dans un verger, le tout en suédois sous-titré. Minä Perhonen (« moi, le papillon ») s’attache, elle, à un design fonctionnel fait pour durer, en collaboration avec des artistes danois. page

40

Vélos, pâleur, lecture Les Mori girls, des folles de couture ou de cuisine, mais pas uniquement. Elles défendent le vélo, so eco-friendly, les courses au marché avec sac recyclable, la lecture en bibliothèque et la pratique de la photographie. Une Mori girl se reconnaît à la dentelle qui entoure le col de sa robe à smocks, à son air mélancolique éthéré. Ce sont des citadines. Le mouvement s’est déplacé vers les quartiers de Koenji, Mecque du vintage au charme démodé, de Daikanyama, l’arrondissement bobo et vers le célèbre Harajuku. « Ces promeneuses de contes de fées, dans leurs robes amples aux accessoires surannés, apprécient les petites choses que les autres ignorent, au milieu de l’effervescence de la vie quotidienne. » Trouve-t-on sur le blog** de ces faunes aux cheveux tressés et à la complexion si pâle qui rappelle les tableaux préraphaélites. Un business florissant : accessoires et vêtements estampillés Mori pullulent dans les centres commerciaux Laforet, d’Harajuku et Lumine de Shinjuku, réchauffés par ce paradoxe : réussir à vendre des peaux de bête aux amies de la nature !


tendance

Leggings et sentiers Derrière les sous-bois, il y a la montagne, qui occupe 71 % de l’archipel. Pour célébrer son culte, les athlétiques Yama girls, souvent célibataires et au train de vie confortable, révolutionnent l’univers de la randonnée. A l’origine, une jeune et célèbre marcheuse, Yuri Yosumi, mariée au non moins populaire trekkeur Daisuke Yosumi, constate que peu de vêtements de trekking sont adaptés aux femmes. En collaboration avec la marque française Aigle, elle a créé Love Trek : des leggings colorés, des jupes eighties (à 60 euros), et en bonus, une coiffure inspirée des habitantes des hauteurs séculaires (garantie 100 % polyester, facturée 37 euros). Les chaussures Merrell et Keen misent sur la couleur. L’ascension du mont Fuji, plus haut sommet national (3 776 mètres), visible depuis Tokyo, reste l’objectif numéro un. Selon le ministère de l’Environnement, le nombre de randonneurs a progressé de 9,9 % entre 2009 et 2010. Baguenauder sur les sentiers est tendance : Randonnée (en français dans le texte) est un magazine de mode ! Des balades spécifiquement féminines, comme celles organisées par la société Yama-Koi, grimpent à 250 euros. Comme si Nadège Winter et Mademoiselle Agnès décrétaient en écho que gravir le Tourmalet en K-Way violet valait dix-huit vernissages chez Colette.

Ces promeneuses de contes de fées apprécient les petites choses que les autres ignorent. Evasion fluo La conurbation Tokyo-Yokohama compte presque vingt millions d’habitants, Mori girls et Yama girls ont le sentiment d’étouffer dans cette mégalopole. Les premières se réfugient dans un monde idéalisé où l’Alice de Carroll serait sacrée reine du Danemark, les secondes affrontent la roche et le froid en leggings fluo. Toutes prônent un retour au naturel, les unes sous un aspect strictement photogénique, les autres sous un angle plus sportif. Toutes fuient la vi(ll)e abrutissante, ses fils électriques entremêlés, ses embouteillages, ses transports bondés. Une évasion loin des hommes, aussi : en moyenne, les Japonaises se marient et ont leur premier enfant à plus de 28 ans. On peut aussi y voir une volonté de s’éloigner de l’enfance et du kawaï, cette omniprésente culture du « mignon ». D’entrer dans la maturité, avec des chaussures de randonnée. D'atteindre le sommet de sa propre montagne. * Mixi comptait cet été 21 millions (contre un million pour Facebook) d’utilisateurs sur l’archipel. Il faut être parrainé par un membre pour en faire partie. ** morigirl.blogspot.com page

41


là-bas Tokyo

Seïko Taki Natural rock

Epanouis à Paris, trois jeunes griffes surprennent par le renouvellement du style nippon. entretiens Natalia Grgona

page

42

Romantico-dark, Seïko Taki est connue pour ses superpositions de matières emmêlées, cisaillées. Après un passage chez Ann-Valérie Hash, elle développe sa ligne en 2007, toute de folie douce et d’allure juvénile. La fashion week de Tokyo se souvient de son sens de la répartie lorsqu’elle en était la directrice artistique. Comment débute la conception d’un vêtement ? Seïko Taki : J’ai une inspiration et puis toutes les pièces s’affichent dans ma tête. Je relie les images dans mon cerveau et je travaille sur mannequin. J’utilise toujours les matières naturelles au toucher super confortable, ou des tissus qui apportent l’esprit rock, comme les cuirs. Dans chaque collection, j’essaie de placer mon emblème, le concept de « natural rock ». Pièce favorite à réaliser ? Une veste parfaite représente le visage de la marque. Y a-t-il un style japonais ? Je n’aime pas trop l’atmosphère au Japon, en ce moment. Trop de styles copiés, de moins en moins originaux. Que représente Tokyo pour vous ? Une ville malade, obsédée par l’argent et dépourvue de spiritualité. —

© DR

Taka toukité !


mode

Commuun La légèreté est la clé

Coup de foudre. Iku Furudate et Kaito Hari se sont rencontrés à Paris en 2004 à la fin de leurs études et créent l’année suivante Commuun, remarqué par la qualité de vêtements 100 % naturels et sa légèreté soignée. Commuun… un nom assez commun, non ? Commuun : Nous voulions associer notre marque à quelque chose sans signification particulière, sans identité, sans que ce soit non plus lié à une nationalité ou à un style. Considérez cela comme une toile blanche. L’important est de savoir quoi dessiner dessus. N’utilisez-vous réellement que des matières naturelles ? Oui, nous en sommes fiers. Nous utilisons de la soie, du coton biologique, de la laine et

du cachemire provenant essentiellement d’Italie, de France, du Royaume-Uni et du Japon. Nous voulons que les gens ressentent un vrai luxe mais avec des tissus naturels. La légèreté reste la clé de notre vie moderne, tout doit être pratique et libre. Y a-t-il un style japonais ? Chacun est différent. Nous n’avons plus besoin d’être Issey [Miyake], Yohji [Yamamoto] ou Rei [Kawabuko]. Que représente Tokyo pour vous ? Tokyo est remplie de mystères et d’informations que les gens arrivent très bien à transformer en quelque chose d’original. Shinjuku reste le quartier fou par excellence. —

Rynshu

Gentleman samouraï

© DR

En 2010, pour marquer le début d’un autre cycle de vie et perpétuer une tradition japonaise, Masatamo devient Rynshu. Avec des airs de Nicola Sirkis asiatique, il travaille le cuir et les détails SM. L’homme, qu’il imagine rock’n’roll et héroïque, porte de la dentelle et du tulle. Le cinéma est très présent dans vos collections. Rêvez-vous de devenir réalisateur ? Rynshu : Le cinéma nous fait rêver. Je viens de fonder Masatomo Dream Corporation qui produit actuellement un film intitulé Eden. Je serai peut-être réalisateur plus tard, mais pour l’instant, je n’ai pas le temps. Quel est cet esprit guerrier et sombre qui se dégage de vos silhouettes ? C’est celui d’un guerrier bushi. Mon ancêtre Masashige Kusunoki était samouraï et servait l’Empereur

au Moyen Age, c’était un héros qui a passé sa vie à combattre pour avoir le droit d’en changer. Son sang coule dans mes veines, j’aime donc les gentlemen avec un certain sens des responsabilités et qui s’habillent de façon non conventionnelle. Quelle est la chose la plus folle que vous ayez faite à Tokyo ? J’ai posé pour la réalisation de ma statue par le sculpteur Tristan, qui habite à Londres et qui travaille pour Hollywood. En ce moment, il fabrique les modèles pour le prochain X-Men. Cette œuvre est exposée dans ma boutique à Paris pendant un an. — page

43


là-bas Tokyo

par Julien Blanc-Gras (à Tokyo) Formulé ainsi, cela peut paraître étrange, mais tout a commencé avec Flashdance. Le film d’Adrian Lyne sort en 1984 au Japon. Au milieu des scènes d’aérobic et des tubes pourris, une séquence montre le Rock Steady Crew, précurseur du break, en action dans un parc de Pittsburgh. Quelques jeunes Japonais sont scotchés et commencent à imiter les moves. Le parc Yoyogi, posé au cœur des quartiers branchés de Tokyo, devient le rendez-vous des B-boys débutants. La graine du break est plantée sur les terres du Soleil Levant, premier pays asiatique à recevoir l’influence hip hop. Novembre 2010. Plus de trois mille personnes convergent vers le Yoyogi Stadium, où se déroule la septième édition du championnat du monde « Red Bull BC One ». Seize danseurs venus des quatre coins de la planète, des battles en one to one, un vainqueur. Dans le public, pas grand-monde au-dessus de 25 ans. Les kids tokyoïtes ont sorti la panoplie de saison : minishorts et bottes fourrées pour les filles, casquettes soigneusement inclinées et baskets qui tuent pour les mecs. Glapissements d’euphorie Début du show présenté par Rahzel, beatboxer ami des Roots et MC de la soirée. Les premiers concurrents s’affrontent en élimination directe, le jury juge, le public glapit d’euphorie quand les ninjas du groove défient la gravité. « La scène break est très développée au Japon, très pointue. Les mecs ont inventé plein de pas, ils ont pesé sur l'évolution de la danse hip hop depuis le milieu des années 90 », explique le journaliste Thomas Blondeau (co-auteur de Combat rap, 25 ans de hip hop). C’est le tour de Taisuke. Il a la grosse pression. A 20 ans, c’est le chef de file du break nippon et le BC One se tient pour la première fois en Asie. « C’est une compétition spéciale page

44

© DR

Mais pourquoi le hip hop est-il plus cool au Japon qu’en France ? Reportage au Red Bull BC One, meeting des meilleurs B-Boys du monde.

pour moi. Je vais gagner. » Une belle motivation rapidement refroidie. Taisuke est sorti dès le premier tour par Pluto (pas de blague, il est ukrainien). Taisuke quitte la scène en jetant rageusement sa canette de Red Bull. Public pas content. Le B-boying, ici, a meilleure presse qu’en France. Marcio, 25 ans, solide membre de Legiteam Obstruxion venu de Saint-Cyr-l’Ecole, l’analyse ainsi : « Les danseurs ont un autre statut en Asie. En Corée, à notre niveau, ils sont autant considérés que des joueurs de foot : ils passent à la télé, font des pubs, s’affichent sur les murs. En France, on n’a pas de coach, pas de fédération. Moi, je fais partie du top mondial et je m’entraîne encore dans une galerie marchande. » Key’s, 23 ans, Toulousain du Vagabond Crew : « On est plus reconnu à l’étranger qu’en France. J’hallucine, ici les gens me calculent. Chez nous, c’est mal médiatisé. Ils disent encore qu’on "danse le rap". Au bout de trente ans de hip hop, c’est chaud quand même. » Encore la faute à ces blaireaux de journalistes. Marcio : « Quand les grosses télés se sont intéressées au break, ils ont interviewé des rappeurs. Ils font l’amalgame avec le cliché racaille. Alors qu’on est très loin de tout ça, depuis longtemps. »


danse

« En France, le hip hop est encore considéré comme un truc social pour les Noirs et les Arabes des MJC » Lilou, meilleur B-Boy français

© DR

Le Stadium s’enflamme Si le rap et le break sont nés ensemble dans le Bronx, ils se sont bien éloignés. Storm, juré allemand du BC One, est un des pionniers européens du genre : « Ce ne sont plus les mêmes valeurs. Le rap a dérivé vers l’industrie gangsta. Les danseurs sont restés dans une peace attitude. Ce sont des sportifs de haut niveau. Les guns et la drogue, c’est pas leur truc. » Une discipline de samouraï nécessaire pour exécuter des figures surnaturelles : power moves, footwork et headspin de ouf s’enchaînent sur les mixes de DJ Mar jusqu’à la finale. Elle oppose le Hollandais Just do it (change de nom, mec, stp) au Brésilien Neguin. Venu de la capoeira, ce dernier survole la compétition de sa désarmante fluidité. Performances de gymnaste olympique et grâce extra-terrestre. Le Yoyogi Stadium s’enflamme à l’annonce de sa victoire. Ce garçon génial ne sera pourtant une vedette que dans son milieu. Cougar Madonna « J’ai été champion du monde deux fois, et je suis beaucoup moins connu que, disons, Laure Manaudou, explique Lilou derrière ses lunettes. A 26 ans, il est

le meilleur B-boy français, membre du Pockemon Crew et aujourd’hui juré du championnat. « En Asie, le break est intégré dans certains cursus scolaires. En France, le hip hop est encore considéré comme un truc social pour les Noirs et les Arabes des MJC, alors qu’on est des artistes avant tout. C’est dommage ça, parce qu’il y a un potentiel public, commercial et humain énorme. » D’autant que les danseurs français brillent par leurs résultats internationaux : « On est le Brésil du break. » Après Flashdance, les choses changeront peut-être grâce à Madonna. La material mum a en effet choisi un B-boy comme toy boy, le Lyonnais Brahim Zaibat, du Pockemon Crew. Leur idylle sortira-t-elle le break du ghetto médiatique ? Lilou est mitigé : « Brahim, ça fait dix ans qu’il défonce tout, il a été champion du monde. Et quand on se met à parler de lui, c’est à cause de sa meuf. » Quelques heures plus tard au JZ Brat, un club du quartier de Shibuya, la soirée s’intitule « Journal Standard » (et on n’y est pour rien). C’est chic, cher, loin de la rue. Le dancefloor remue langoureusement sur un beat classieux. Imperceptiblement, des mouvements se coordonnent. Un groupe se met en action. Pas une battle, un show improvisé. Boléros noirs, chemises blanches et chapeaux sur la tête, les danseurs enchaînent les passes au sol, spins et grands écarts. Les dandys breakent. No ghetto in Tokyo. — page

45


environnement environnement

Dans la vallée de Dana Le Feynan Ecolodge, hôtel éco-touristique des montagnes jordaniennes, sensibilise les voyageurs du désert et les bédouins. par Eva Anastasiu (à Dana) illustration Elsa Caux

page

46

Isolée dans une vallée aride, entourée de montagnes rocailleuses, Feynan Ecolodge est une construction en adobe épurée. Secoué par une demi-heure de 4x4 sous un soleil écrasant, on s’attendrait à en voir sortir Luke Skywalker, mais c’est Hussein, le gérant de la loge, un bédouin de 31 ans à la dégaine d’Allman Brother, qui vient à notre rencontre. Derrière les murs austères, une cour fraîche et ombragée, un restaurant végétarien et vingt-six chambres minimalistes aux douches chauffées par panneaux solaires forment depuis 2005 le premier établissement éco-touristique de Jordanie. La chambre double commence à 100 euros la nuit, incluant le dîner. Hussein a grandi dans la réserve de Dana : « Elle abrite plus de huit cents variétés de plantes et très précisément 449 espèces animales, dont le chat des sables, le loup syrien et le faucon crécerellette, des espèces menacées. » Il nous encourage à explorer les alentours. « La loge emploie les habitants du coin, vingt personnes à temps plein, plus six femmes pour fabriquer des lanternes, des meubles et des souvenirs en cuir. Quarante bédouins assurent le transport des visiteurs, ce qui leur permet d’être moins dépendants de l’élevage. Soixante-dix familles, soit trois cent cinquante individus, bénéficient d’une école mixte, où sont scolarisés quarante-huit enfants, construite grâce à ce projet. »

Silence minéral et thé sucré Avec un sandwich comme seule défense contre le loup syrien, nous marchons quelques minutes pour découvrir des tentes composées de couvertures et de bâches, des bambins en guenilles et… une vallée de détritus. Sacs plastique et canettes vides s’étendent sur un kilomètre. Le directeur de Feynan, Nabil Tarazi, trentenaire et ex-consultant en informatique à Londres, répond franchement : « Oui, on a encore un gros travail de sensibilisation à faire auprès des bédouins. Feynan a été construit par la Société royale de conservation pour offrir une source de revenus alternatifs aux habitants de la réserve, car le surpâturage de leurs troupeaux endommageait gravement l’écosystème. On en parle à l’école, on organise des excursions avec les enfants pour ramasser les déchets… mais ça prend du temps. » Une randonnée se met en marche au crépuscule : à trente minutes sur une route en pente douce, couleurs magiques, silence minéral et thé sucré nous réconcilient avec ce désert lunaire. Au retour, le petit palace oriental s’illumine de mille bougies. « Notre clientèle n’est pas uniquement attirée par l’aspect écologique : nous avons des couples en lune de miel et des familles qui passent pour faire l’expérience d’un autre rythme. » Sur le toit, des amoureux regardent les constellations, tandis que s’envolent les sacs en plastique. — feynan.com


© Régis Golay www.federal.li pour Cie L’Alakran (spectacle « Suis à la messe, reviens de suite » - © Centre Pompidou, Direction de la communication, conception graphique : Ch. Beneyton, 2010

PERFORMANCE 23 - 25 FÉVRIER 2011 ENCYCLOPÉDIE DE LA PAROLE* MUSIQUE 2 MARS 2011 SOLISTES DE L’ENSEMBLE INTERCONTEMPORAIN* DANSE 5 MARS 2011 JULIE NIOCHE / A.I.M.E. LES SISYPHE*

VIVEZ L’ART SUR SCÈNE AU CENTRE POMPIDOU

MUSIQUE ET PERFORMANCE 7 MARS 2011 ALEXANDRE ROCCOLI / SÉVERINE RIÈME / ELLEN ALLIEN DRAMA PER MUSICA*

SPECTACLES VIVANTS DANSE, THÉÂTRE, MUSIQUE ET PERFORMANCE

THÉÂTRE 19 - 23 JANVIER 2011 SOPHIE PEREZ / XAVIER BOUSSIRON DEUX MASQUES ET LA PLUME DANSE 4, 5 FÉVRIER 2011 YVONNE RAINER ASSISTED LIVING : GOOD SPORTS 2 SPIRALING DOWN

MUSIQUE 12 FÉVRIER 2011 MONDRIAAN KWARTET & GUUS JANSSEN RED YELLOW / BOOGIE WOOGIE DANSE 16 - 18 FÉVRIER 2011 EMMANUELLE HUYNH CRIBLES / LIVE*

PERFORMANCE 19 FÉVRIER 2011 PATRICIA ET MARIE - FRANCE MARTIN PATRICK, TU VIENS ? PATRICK, REVIENS ! PATRICK, C’EST OU BIEN OU BIEN* THÉÂTRE 23 - 25 FÉVRIER 2011 JORIS LACOSTE PARLEMENT*

THÉÂTRE 11, 12 MARS 2011 JONATHAN CAPDEVIELLE ADISHATZ / ADIEU

THÉÂTRE 17 - 19 MARS 2011 LES CHIENS DE NAVARRE CHIENS DE NAVARRE : UNE RACLETTE DANSE 23 - 25 MARS 2011 LATIFA LAÂBISSI LOREDREAMSONG

* Dans le cadre du Nouveau Festival

www.centrepompidou.fr/billetterie www.centrepompidou.fr/spectacle


antif**ding antif**ding

Maquereau économie

Dans les bas-fonds de la capitale portugaise, un magasin de pêche s’est reconverti en bistrot à conserves. Le thon en boîte a le vent en poulpe. C’est le paradis de la boîte de conserve, un concept store convivial où l’on vient boire des bières et manger de la sardine. La salle, minuscule (six tables basses, vingt chaises), est décorée d’un fatras de cannes à pêche, d’hameçons, de moulinets, de casiers, de nacelles… « Henrique, le propriétaire, tenait à garder telle quelle cette ancienne boutique d’articles de pêche, explique Barbara, la dynamique gérante. Lorsqu’on a ouvert le bar, cet été, on voulait proposer des choses à grignoter, mais c'était trop petit pour aménager une cuisine. Alors on a pensé aux conserves, une "spécialité" portugaise très populaire. Au XXe siècle, toutes les familles en consommaient. Aujourd’hui, on n’en trouve presque plus, elles sont réservées à l’exportation. » Conseqüência, le Sol e Pesca est un lieu unique au Portugal et peut-être au monde. Dans ce cabinet de curiosités maritimes, on trouve des œufs de sardine, des filets de thon, des anchois, du poulpe, du calamar, du crabe, des moules, de l’anguille, de la morue… vendus entre 80 centimes et 4,70 euros, à emporter ou à déguster sur place avec du pain frais, une salade Sol e Pesca maison et de l’huile d’olive – 44 rua nova de Carvalho, Cais do Sodré. le plein de phosphore pour Ouvert du mardi au samedi, de 18h à 2h moins de dix euros. par Guillaume Jan (À Lisbonne) illustration Romain LambertLouis

page

48

Des mamies bien conservées Derrière son comptoir en bois, Barbara raconte qu’elle n’avait jamais imaginé vendre du poisson en boîte : « J’ai tenu un restaurant pendant quatre ans, j’allais faire mes courses tous les matins, je ne travaillais qu’avec des produits frais. » Cinq mois après l’ouverture, sa formule « bières et conserves » obtient un joli succès grâce au bouche à oreille. Ce samedi soir, un couple de sémillants quinquas vient casser la croûte après sa séance de fitness, une bande de copines s’encanaillent sans danger, des tatoués essayent de les impressionner, des étudiants s’y arrêtent au milieu d’une nuit de ribouldingue, des amoureux s’embrassent. « Des mamies de 80 ans viennent toutes les semaines. Ça leur rappelle leur jeunesse, de manger des conserves. » Le Sol e Pesca se cache au cœur du quartier Cais do Sodré, lieu de débauche des marins en escale dont la réputation fut longtemps sulfureuse. Ce n’est plus vraiment le cas aujourd’hui, même si quelques prostituées tapinent encore dans l’ombre des portes cochères. Car la jeunesse lisboète investit avec entrain cet entrelacement de ruelles interlopes, à quelques enjambées des (nombreux) bars du Bairro Alto, et le mélange des genres fonctionne à merveille – comme partout dans Lisbonne, où il n’est pas rare qu’un magasin de musique électronique côtoie un barbier traditionnel. Les seuls maquereaux qu’on a vus étaient alignés par rangées de trois, à deux euros la boîte. —


www.standardmagazine.com

nouveau site prochainement


SWEAT SHOP UN NOUVEAU CONCEPT DE CAFÉ COUTURE DANS LE QUARTIER DU CANAL ST. MARTIN ! ATELIERS. GÂTEAUX. CAFÉ. CADEAUX. 10 MACHINES À COUDRE – 10 MILLIONS D’IDÉES.

SWEAT SHOP Café Couture 13 RUE LUCIEN SAMPAIX 75010 PARIS TEL : 09 52 85 47 41 WWW.SWEATSHOPPARIS.COM HORAIRES : DU MARDI AU VENDREDI DE 13H À 21H SAMEDI ET DIMANCHE DE 13H À 19H FERMÉ LE LUNDI

14

16

3/0

1/0

1

3

14

16

18

20

22

24

5

7

9

Ø 0.6 Ø 0.7



Photographie Tom [TS74] Assisté de Yannick D'Orio Stylisme Olivier Mulin et Ylva Falk Maquillage et manucure Hugo Villard Coiffure Stéphane Clavier Modèle Ylva Falk Remerciements Petra et Gregory

ARTIFICE page 52



Cache cœur Fred Perry Jupe Cacharel Sur-jupe à frange Mundi Leggings Raphaël Haubert Débardeur porté en ceinture Diesel T-shirt à pois porté en tablier Le Coq Sportif Veste Issey Miyake Ceinture Asos Poncho et ceintures à pompons en bandeau Lacoste Chapeau Stetson Petit chapeau melon Murmure By Spirit Bagues Jalan Jalan Colliers et boucles d’oreilles Scooter Jupon et fleurs model’s own Bottes Onitsuka Tiger ARTIFICE page 54



ARTIFICE page 56


Robe Vivienne Westwood Collier, boucles d’oreilles et collier en diadème Scooter Bagues Jalan Jalan Bracelet et ceinture Lamia Bénalychérif

ARTIFICE page 57


Robe Vivienne Westwood Perfecto Acne Lunettes Vuarnet Collier Ima誰 Bague K-MO Collants Andrea Crews Chaussures Dr Martens

ARTIFICE page 58


ARTIFICE page 59


Body Pull-in Leggings Issey Miyake Cauliflower Blouson Adidas Originals by Jeremy Scott Casque Rynshu Lunettes Spy Bague et boucles d’oreilles K-MO Deux bracelets métal portés en choker Hélène Zubeldia Ceinture Asos Chaussures Jantaminiau Tunique en drapeau Vava Dudu

ARTIFICE

page 60


ARTIFICE page 61


Sweat-shirt Lacoste Col-capuche Pyrenex Collier Shourouk Collier porté en ceinture Imaï Manchettes Hélène Zubeldia Bagues Scooter Sac Vivienne Westwood Baskets Converse

ARTIFICE page 62


Sweat-shirt Lacoste Col-capuche Pyrenex Collier Shourouk Collier en ceinture Imaï Manchettes Hélène Zubeldia Bagues Scooter Sac Vivienne Westwood Baskets Converse

ARTIFICE page 63


Robe Eva Minge Top Issey Miyake Pleats Please Collier et diadème Monet & Co Manchettes Hélène Zubeldia Masques de ski portés en épaulettes Spy Bague Jalan Jalan

ARTIFICE page 64


ARTIFICE page 65


Š ManuValcarce

Coiffure

ARTIFICE page 66


Inspirée par Hollywood, les strippers, les cadillacs et la chirurgie plastique, la deuxième collection de Charlie Le Mindu, coiffeur des stars excentriques et premier à avoir son défilé, va faire de la perruque un accessoire in-dis-pen-sable. Ah bon, c’est surfait les tirets ?

entretien Magali Aubert

C

ela faisait un an qu’on voulait Charlie Le Mindu dans Standard. Il a fallu ce numéro artifice pour aborder son travail en longueur. La semaine précédant cet interview, un reportage lui est consacré dans Sept à huit sur TF1. Zut. Nous avons essayé de comprendre comment, à 24 ans, le succès lui est arrivé si vite. La Raiponce se trouve chez Disney, puisqu’on lui doit la chevelure de cette créature et dans cet entretien dont on a coupé les très nombreux [rires]. Imaginez Charlie pétillant devant son Schweppesgrenadine, un jour pluvieux où l’on se dit que les ambitieux talentueux font des convives délicieux à l’heure du déjeuner. T’as pris quoi ? Charlie Le Mindu : le poulet coco-citronnelle et une mousse au chocolat. C’est ton vrai nom ? Oui, le mindu est une pierre noire en Bretagne, je crois. Mon père est breton, à moitié espagnol, ma mère à moitié belge. J’ai grandi dans le Médoc alors je ne parle pas breton. Mais je parle allemand parce que j’ai vécu trois ans à Berlin. Pour le boulot ? Oui. J’ai commencé à bosser à 14 ans dans un salon de grands-mères à Castelnau de Médoc avant de partir à Bordeaux. Ma prof de coiffure c’était Caroline, la chanteuse de Kap Bambino. Elle est devenue ARTIFICE page 67

ma meilleure amie. A 17 ans, j’ai choisi Berlin et j’y ai créé le pop-up salon : je coupais les cheveux dans les clubs, de onze heures du soir à cinq heures du matin. J’apportais mon bac, ma chaise, dans les boîtes de nuit. Au début, c’était sur donation, après, 30 ou 40 euros la coupe. Il fallait prendre rendez-vous deux mois à l’avance vu que ce n’était qu’une journée par semaine, au El Rio, le club du mec de Peaches. A 20 ans, je suis arrivé à Londres. Pourquoi ? Toucher au monde de la nuit me permettait de coiffer des gens débiles et marrants qu’on ne voit jamais le jour, mais à part ça, Berlin était assez ennuyeux. Tu continues à Londres ? Plus en club mais dans les boutiques de luxe ou de jeunes créateurs, comme Machine-A, Tatty Devine, Self Widgets. C’est deux journées une fois par mois, l’agenda se trouve sur les sites des magazines Dazed & Confuzed ou i-D, et on peut y gagner des coupes de cheveux. Pour les filles, c’est 100 livres et pour les garçons, 65. Là encore, à raison de dix personnes par jour, c’est toujours complet. Début décembre, j’ai fait un pop-up salon à Disneyland pour transformer les petites filles en Raiponce. Pourquoi Disney a fait appel à toi ? Grâce à mes créations pour M.I.A. et Lady Gaga. Raiponce a la chevelure la plus magique et la plus longue du monde Disney : pour le film, elle mesure huit mètres et la tresse dans le salon de coiffure du parc, vingt-trois mètres.

« J’en ai marre de toutes ces meufs qui se décolorent les cheveux et qui viennent chez moi pour que je leur rattrape le carnage. » Charlie Le Mindu


Backstage au défilé printemps-été 2011 Photographie Saga Sig

Et comment se fait-il que tu aies bossé avec Lady Gaga ? Elle aimait ce que je faisais sur Peaches. Pour mes shows pendant la semaine de la mode, je travaille avec Anna Trevelyan, sa styliste avec Nicola Formichetti. C'est elle qui me demande : « Est-ce que tu peux faire des propositions de trois perruques pour son prochain concert ? » Je leur envoie des croquis. Gaga, j’ai dû la croiser cinq fois. Elle vient du milieu burlesque, donc elle comprend les gens cool et les punks. Elle a changé de carrière pour faire de l’argent et aussi pour ouvrir plus de portes à la mode qu’elle aime. Grâce à elle, les freaks sont mieux acceptés dans la rue ; le problème n’est plus « t’as l’air d’un débile », mais « tu ressembles à Lady Gaga ». Je préfère quand même. Cette collaboration t’a apporté beaucoup ? Pas forcément, parce que les gens qui me contactent par rapport à elle veulent du ressemblant, donc je refuse.

Je préfère continuer à faire des choses aussi différentes que celles que je fais pour les Pussycat Dolls ou les Ting Tings… Pourquoi cet amour du cheveu ? C’est vraiment ma matière préférée depuis que je suis tout petit. J’essaie d’en faire une fourrure pour les végétariens. Tissé, ça rend exactement comme la fourrure de gorille, en mieux puisqu’on n’a pas besoin de tuer. Ça ne passe pas en machine, mais ça se lave très bien avec du shampoing sec. Je suis sûr que ça va marcher ! Je travaille avec des vrais cheveux venus de Russie. C’est la meilleure qualité, car la couleur est marron clair, blond foncé, et l’épaisseur est énorme. Ils sont très malléables. Les Indiens ont une bonne texture mais sont trop foncés et cassent plus facilement. On t’appelle le Harry Potter de la coiffure, ça t’amuse ? Oui, parce que je fais des expériences folles. ARTIFICE page 68


« J’essaie de faire des cheveux une fourrure pour végétariens. » Charlie Le Mindu

ARTIFICE page 69


e

ag t n

Co

é up

a

o m u

Charlie chez Disney™

un jour je quitte Londres, ce sera tout de même pour faire de la haute couture à Paris. Petit à petit, je vais y arriver. Je veux remettre au goût des années 10 la haute coiffure de la fin des années 80. Celle qu’on trouvait sur les défilés Dior, Gaultier [avec qui il rêve de collaborer, tout comme avec Chanel et Mugler]. Le succès est loin d’être arrivé. Ce serait quand ? Quand je n’aurai plus rien à faire. Quand j’aurai mon île avec tous mes chiens. Une vingtaine de toy poodles [des caniches royaux] que je coifferai. Et plein de prostitués. Mais pour en arriver là, il faut remettre la perruque à la mode, que tout le monde l’accepte comme un petit bijou et en porte.

’est fun cool. C t s ’e c ais ce ? Ou avail. « – Artifi spond à mon tr n en rouge, e rr lsto et ça co n Félix, chat Da re mon e c’est u – Je colo ne, rose, comm ir. jau en no orange, ils noirs ais bien o p s e s je laisse étais kid, j’aim ça » ut d j’ – Quan tite sirène et to pe la l e ri A

ARTIFICE page 70

© DR

Je viens de réussir à faire des formes en cuisant des cheveux en fibre au micro-onde. Je me suis fait un bol ! Je n’en ai rien fait, mais ça pourrait me servir plus tard. Comment travailles-tu ? Je me lève entre sept et huit heures, je dessine en essayant de me rappeler de mes rêves. Après je mate un film, je m’inspire beaucoup plus du cinéma (Qui êtes-vous Polly Magoo, Zombie Stripper) ou des dessins animés (Family Guy, South Park) que de la mode. Ensuite, je fais du Power Plate, mais ça ne marche pas. Je ne comprends pas, Madonna a un corps de rêve grâce à ça, et moi, j’en fais trois fois par semaine depuis un an : rien ! L’après-midi, je teste des couleurs, j’appelle les copines, je les coiffe. On finit de travailler après minuit en général. Ça prend six heures pour fabriquer une perruque prêt-à-porter en comptant le coiffage. Pour les shows, c’est trois jours, et deux semaines pour les robes en cheveux. J’écoute Cry Baby ou Wanda Jackson, un peu Cher. Un record dont tu es fier ? Ma perruque la plus lourde : 26 kilos avec un crâne en argile et des capes en tresses. Pour la porter il faut un harnais, qu’on cache sous la cape. Qui les achète ? Comme pour la haute couture, mes clientes sont majoritairement arabes ou russes. Parfois je me demande ce qu’elles font avec : des Arabes m’ont commandé les noires avec des croix dessus ! Tu imagines ton parcours si tu étais resté en France ? Les Français ne comprennent pas la créativité un peu folle, il vaut mieux se faire valider dans un autre pays. En mode, tout est tellement conservateur que je ne pense pas que ma burqa en souris et en rat aurait été acceptée ! Mais si


© DR

A commencer par toi, non ? C’est vrai [rires]. Mais j’en porte parfois. J’en ai quatre, pour les soirées. Des perruques très longues, marron, genre heavy metal. Ou bien pour aller à Camden, rigoler et me foutre de la gueule des punks et des emos. J’en ai une un peu ondulée héhéhé. C’est mal barré la démocratisation si même toi, ça te fait rire ! Sur les mecs, ce n’est pas pareil. Dans les années 60, les femmes riches en portaient énormément, ça se voyait et ce n’était pas grave, c’était comme un chapeau. C’était certes un objet de luxe, mais surtout un accessoire pour changer de coupe et de couleur tous les jours sans s’abîmer les cheveux. J’en ai marre de toutes ces meufs qui se décolorent, qui viennent chez moi pour que je leur rattrape le carnage. Pourquoi ça ne se fait plus ? A cause des drag-queens. De nos jours, si on porte une perruque c’est qu’on est malade ou qu’on prend le risque de ressembler à une drag-queen. Mais c’est en train de changer, je le vois à Londres… j’ai des copines qui ont des bols. D’ailleurs ils en vendent à Top Shop. Le succès va commencer avec les demi-têtes : un gros faux volume derrière et devant, tes cheveux à toi. Quelles stars en portent ? Tout le monde ! Céline Dion, Girls Aloud, Cheryl Cole. Il y en a tellement… M.I.A., son marron au carré, on croit que c’est un vrai. C’est le bon moment pour que ça cartonne ? C’est toujours le bon moment. Il suffit qu’un créateur y mette tous ses moyens. On redécouvre John Waters jusque-là étiqueté « milieu super underground gay », qui a toujours été créatif en coiffure avec Pink Flamingos [1972]

ARTIFICE page 71

par exemple. Je suis sûr que ça va prendre, c’est même plus facile que de changer de fringues ! Je suis en train de faire des pièces en prêt-à-porter pour les magasins Harrods, des classiques, des carrés en fibre, inspirés des célébrités comme Dita Von Teese [collection disponible en juin]. Tu dessines aussi des vêtements… Oui. Pour mes shows je fais tout. C’est très défini, mais je ne peux dire que je suis coiffeur, ni que je suis fashion designer. Mon rêve : avoir une Maison Charlie Le Mindu partout dans le monde qui propose des vêtements en cheveux, sans arrêter de travailler sur les perruques. Quelle est la part de vrai et de faux dans ton travail ? Le faux : les animaux de mes perruques. Les flamants roses et le caniche ont été sculptés dans la mousse par le DA Alan Davis [collaborateur du British Vogue] et les moutons bleus en polystyrène, volés sur une publicité pour Channel 4. Le vrai : les cheveux de toute ma collection 2010. Qu’est-ce que tu aimes au naturel ? Rien. A part certaines drogues. Ma dernière collection est inspirée par Hollywood, les strippers de L.A., tout ce qui est rose, Cadillac, chirurgie plastique... J’aime tout ce qui est vulgaire, les prostituées, même celles qui portent des Ugg Boots. Je me teins la moustache, j’ai sept tatouages dont un « Hollywood » depuis mon dernier show. J’ai fait du Botox et rêve d’y repasser. Du Botox à 24 ans ? Oui, je suis trop jeune, ça ne se voit pas en fait, mais ça me fait rire d’être paralysé pendant six mois. J’ai aussi fait des injections de placenta humain. Ça fait du bien. Je ne sais pas si je trouve ça beau mais ça m’intéresse énormément. Pour moi, sculpter la chair, c’est de l’art. L’artifice suprême ? Cette mousse au chocolat ? —


Mode

Photographie Caroline de Greef Stylisme Olivier Mulin & Aymeric Bergada du Cadet Assistés d'Elisa Tudor Coiffure Paolo Ferreira Assisté de Jérôme Caron Remerciements Julia & Anna Tarissan House Of Drama, collectif artistique « plus proche, selon Aymeric, son fondateur, d’une secte, d’une drogue ou d’une religion » propose ses spectacles depuis trois ans dans les soirées parisiennes Chez Moune, au Régine, au Pop Up bar et au Baron pour lequel, à Cannes, ils ont animés les nuits du festival avec des happenings rythmés et décalés, et leur allure flamboyante. HOD ambitionne de développer son esthétique (des situations dramatiques très empreintes de celles des films muets ou du clip vidéo) au-delà de la de scène : « Nous avons créé des tableaux vivants pour Rykiel, H&M et Sephora et comptons élargir notre champ d’action à l’événementiel au sens large, à la communication aux marques, à la vidéo, et au conseil aux artistes et à la musique... »

De Gustave Moreau au voguing, de Marlène Dietrich à Deee Lite ou de la dynastie Romanov à l’Eurodance, la troupe se veut un pont entre des mondes parallèles hantés de personnages délirants. Cultiver l’incongru et l’irréel, être constamment dans la pose, porter une robe Second Empire pour des breaks hip hop, ce n’est pas que du spectacle. Car le point de commun principal d’Aymeric, Ylva, Igor, Diis et Mélanie (et Maya malheureusement dispensée de portrait pour cause de retraite chamanique en Laponie...), c’est que l’avant et l’après show n’existent pas : ils sont en apparats chics chaque seconde de leur vie. Etre beau avec une telle justesse, c’est là aussi que se situe la performance. — M. A. L’agenda des soirées House Of Drama : houseofdrama.tumblr.com

ARTIFICE page 72


ARTIFICE page 73


Double page précédente, de gauche à droite.

Amélie

Fourrure et Bustier Galliano Robe portée en sur-jupe Jus d'Orange Jupe longue Miss Sixty Collier, bracelets et bagues Philippe Ferrandis

Diis

Robe Julien Fournier Blouse Zoé La Fée Etole Molly Bracken Bagues K-MO Bracelets Hélène Zubeldia & Imaï Plastron camée Aymeric Bergada du Cadet Couronne Murmure by Spirit

Marion

Ci-contre

Igor

Veste Vivienne Westwood Soques Melissa by Vivienne Westwood Couronne Stylist's own Bracelets K-MO

Joy

Bolero Eva Minge Robe Zoé La Fée Serre-taille Hélène Ponot Collier de perles Hélène Zubeldia Sautoir et bracelet en diadème K-MO

Yaz

Robe Jantaminiau Boucles d’oreilles Monet & Co. Collier Philippe Ferrandis Bague K-MO

Veste Art/C Bustier Vivienne Westwood sur une robe Tae Ashida Mouchoir Charvet Chapka Napapijri Collier "Pièce" K-MO Chaînes Hélène Zubeldia Bague Monet & Co. Broches K-MO Manchettes Yaz Bukey

Aymeric

Viktor le chien

Chemise Paul&Joe Peignoir et ceinture Charvet Veste Zoé La Fée Pantalon Marithé et François Girbaud Manteau Desigual Bagues, bracelets et colliers "fleurs" K-MO Chaîne "Tresse" Helles Croix Imaï Casque Jantaminiau Bottes Rynshu

Maquillage Mélanie Sergeff assistée de Min Sauf Marion, Diis et Igor David Lenhardt

Aymeric Bergada du Cadet Passeport Français. Formation Studio Berçot, Paris. Dans House of Drama Gardien du temple, imagine les tableaux et crée les costumes. A côté Styliste et designer d’accessoires pour Quentin Veron. Prépare sa propre collection de bijoux. Un de ses trucs en plus Vit dans le noir et fait le derviche tourneur. Chemise Gustavolins Short Rynshu Veste et nœud papillon Vivienne Westwood Ceinture Paul&Joe Gants Agnelle Epaulette AC Couture Bijoux K-MO Couronne stylist’s own Bas Wolford

Collier K-MO

Ylva

Blouse Marithé et François Girbaud Jupe Tae Ashida Jupon Stylist's own Collier en diadème et boucles d’oreilles Monet & Co Parrure Philippe Ferrandis Ombrelles Michel Heurtault au Viaduc des Arts Coussins Madura

ARTIFICE page 74



Ylva Falk Passeport Suédois. Formation Danse classique et contemporaine en Suède, centre Kim Kan à Paris et master class chez Thony Maskot pour le hip hop. Dans House of Drama Prêtresse du corps, chorégraphe. A côté Danseuse, DJ et membre du groupe RIKSLYD. Un de ses trucs en plus Change de couleur de cheveux (et pas que, voir p. 62) comme de chemise.

Veste Art/C Short Cacharel Foulard porté en bustier Molly Bracken Collants Wolford Cuissardes Buffalo Ceinture Asos Plastron Fiona Paxton Collier en diadème, boucles d’oreilles et bracelets Monet & Co.


Diis Paradiis Passeport Norvégien. Formation Ecole de graphisme, Copenhague. Dans House of Drama Pythie du son, compose la musique et écrit les paroles. A côté DJ et musicienne aka RIKSLYD. Un de ses trucs en plus Rêve de sortir un album de méditation et devenir Enya.

Robe Julien Fournier Blouse Zoé La Fée Etole Molly Bracken Bagues K-MO Bracelets Hélène Zubeldia & Imaï Plastron camée Aymeric Bergada du Cadet Couronne Murmure by Spirit


Amélie Poulain Passeport Français. Formation Arts appliqués et danse : classique, jazz, house dance avec spécialisation waacking & voguing. Dans House of Drama Architecte du geste et metteur en scène. A côté Directrice artistique et scénographe dans l’agence d’événementiel 5’6’7’8’. Un de ses trucs en plus C’est son vrai nom.

Veste en plumes Alexandre Vauthier Parure portée en diadème Philippe Ferrandis Colliers Monet & Co


Igor Dewe Passeport Français. Formation Ecole de bijouterie à Paris. Dans House of Drama Maître des élévations, costumierbricoleur. A côté Développe sa collection de chaussures. Un de ses trucs en plus Se met nu dès qu’il le peut. Si possible, sur 25 cm de hauteur. Robe Vivienne Westwood Bracelets K-MO Collier orange Shourouk Collier strass vert et croix or Imaï Chausses et coiffe Igor Dewe


Mondanités

entretien Guillaume Jan photographie Jean Pigozzi

Jet-setter attentif, le milliardaire Jean Pigozzi a photographié trois décennies de fêtes superflues pas super floues.

ARTIFICE

page 80

«

Je photographie la jet-set comme d’autres la guerre ou les papillons. » Le milliardaire francoitalien Jean « Johnny » Pigozzi est tombé dans les mondanités quand il était bambino. Héritier de la firme automobile Simca, ce volubile touche-à-tout a su faire fructifier le capital familial dans d’innombrables affaires, comme Limoland, une ligne de vêtements colorés « pour vieux riches ». A 58 ans, Johnny détient l’une des plus grandes collections d’art africain et japonais ainsi qu’un yacht de 66 mètres, de luxueux pied-à-terre à Londres, New York, Paris, Genève ou Antibes, et une réserve environnementale au Panama. Mais ce Gatsby européen est aussi un photographe compulsif. Et doué. Dans son Catalogue déraisonné, il chronique en images trente ans de soirées arrosées, de virées en voilier et de réveils difficiles en slip au bord de sa piscine. Plus de mille photos à la fois tendres et ironiques, en noir et blanc, qui révèlent les frasques de ses copains jetsetters et souvent stars (Mick Jagger, Michael Douglas, Catherine Zeta-Jones, David Bowie, Naomi Campbell, des princesses, des comtesses) comme aucun paparazzi ne saurait le faire. Retenu à Londres « pour affaires », il nous accorde quelques minutes au téléphone, dans son agenda aussi lourd qu’un pachyderme.


First Lady

Carla Bruni & Jean Pigozzi, Venise, 1991

Jean Pigozzi : « J’ai pris cette photo dans un bal, chez les Brandolini je crois. J’ai rencontré Carla avec Mick Jagger, on s’est tout de suite bien entendu. Je la trouve élégante, distinguée, intelligente et très abordable. Elle est comme moi, elle n’a aucun problème pour parler avec tout le monde. On s’est aperçu qu’on était originaire de Turin tous les deux et que nos parents se connaissaient. Je n’imaginais pas qu’elle deviendrait un jour la première dame de France, pas du tout. Je ne l’ai pas vue depuis son mariage, mais on s’envoie des textos. »

Photographier la jet-set, c’est ausculter l’artificiel ? Jean « Johnny » Pigozzi : Pas sûr. Je ne sais pas si les gens des cafés, en banlieue par exemple, sont plus ou moins sérieux que les invités d’un dîner de gala. Ne disent-ils pas les mêmes bêtises le samedi soir ? Qu’on soit dans une petite discothèque de province ou chez Régine à Paris, c’est toujours des histoires de drague, de séduction, non ? Peut-être qu’on est mieux habillé dans la jet-set. Et qu’on ne mange pas la même chose. Sinon, je ne vois pas de différence. Vous savez, quand on vit dans cet univers, on rêve aussi d’être ailleurs. Comme tout le monde. Vous ne connaissez que des gens célèbres ? Non, je les montre parce que c’est le thème du livre. Mais je connais aussi ma concierge, le gars qui garde mes bagages à l’aéroport, des chauffeurs de taxi, le charcutier du coin… J’aime parler avec tout le monde. Ce Catalogue déraisonné, c’est trente ans de ma vie, en tout cas son aspect mondain. Car je ne passe pas mon temps dans des soirées, mon quotidien est beaucoup plus ordinaire.

Catalogue déraisonné Steidl 400 pages, 56 euros ARTIFICE page 81

« Quand on vit dans cet univers, on rêve aussi d’être ailleurs. Comme tout le monde. » Jean « Johnny » Pigozzi C’est comme les photographes de guerre, ils ne sont pas toujours sur le terrain des conflits, ils y vont deux ou trois mois puis ils reviennent biner leurs légumes dans leur potager, vous savez. Vous montrez les people dans des situations très intimes. Ils sont à l’aise avec vous ? Oui, on se connaît, ce sont mes amis. J’essaie de profiter de cette intimité pour prendre des images plus naturelles et mieux composées que celles de la presse à scandale. Je travaille avec de petits appareils et je ne retouche pas mes clichés. Je suis l’antithèse des paparazzi qui restent planqués devant une boîte de nuit en attendant que Paris Hilton sorte saoule. En plus, elle va plus vite que le déclencheur pour se présenter à son avantage devant l’objectif. Quand je photographie Bono ou Mick Jagger, ils s’en fichent. Bon, les femmes sont souvent plus attentives à leur image et posent davantage. Depuis quand photographiez-vous ? Depuis l’âge de 12 ans. Je faisais déjà des portraits de mon entourage quand j’ai rencontré un photographe de jazz, qui m’a appris à attendre les fins de soirée, quand les gens se lâchent, quand ils ne font plus attention à leur apparence, quand ils ont bu un verre de trop. —


Musique

ARTIFICE

page 82


Compagnon de scène de Lady Gaga, l’Américain POSH! The Prince adopte Berlin et invente le hardsyfunk. entretien Elisa Tudor illustration Dorian Jude*

L

e phénomène est né en avril 2009, avec une performance improvisée à l'espace artistique HBC, au cœur de la capitale allemande. Dans l'enceinte de l'ancienne ambassade hongroise, POSH! The Prince répond aux cris des groupies en les rappelant à l'ordre : « Don't forget my full name bitches, it's POSH! The Motherfucking Prince! » Perché sur des talons de 12 cm, vêtu d'une robe en imprimé léopard et recouvert de bijoux et de paillettes, POSH! se déhanche sur ses tracks et se mélange à un public qui avait misé le début de sa soirée sur une bonne dose de kitsch. Un an après, en tournée avec Lady Gaga, il nous dévoile ses projets de carrière solo… POSH!, tu viens de mettre en ligne ton premier clip, Re-Bokk Robot. Deux cent mille vues en quelques jours, pas mal ! POSH! The Prince : Enfin ! J’ai produit cette chanson il y a plus de cinq ans. Il n’est jamais facile de faire ses preuves en tant qu’artiste émergent, donc j’ai pris le temps avec la réalisatrice de réfléchir à l’identité visuelle. Les gens me connaissent en tant que danseur de Lady Gaga, mais j’essaie de m’éloigner de son esthétique. Et je veux établir le hardsyfunk ! Le quoi ? Néologisme incongru je sais, mais un peu de fraîcheur s’il vous plaît ! C’est un mélange de hardcore, de psychédélisme et de funk à ma sauce. Tu te mets au défi d’inventer un genre musical ? Pourquoi pas. Il ne faut pas croire que je viens de nulle part, que j’enfile une perruque et hop, je mixe sur mon MacBook et suis la nouvelle graine de star électro ! J’ai une formation en musique classique, j’ai joué du saxophone alto pendant sept ans dans un big band à New York. Puis je me suis intéressé à la musique électronique. Mon déménagement à Berlin a été une révélation ! Oh la la, les soirées au Panorama Bar ! C’est là que j’ai commencé à réfléchir sur mes performances. Pour Lady Gaga, c’est la même chose : elle a toujours travaillé comme une malade pour finalement trouver une esthétique qui rend accro. On habitait tous les deux le Lower East Side. Vous vous êtes rencontrés en tant que voisins ?

ARTIFICE page 83

On était amis et on galérait tous les deux. New York est devenu trop chère, j’ai amassé mes derniers sous pour un vol direction Berlin. Elle m’a recontacté il y a un an pour une apparition éphémère sur sa tournée. Ça s’est tellement bien passé que je suis resté. Comment expliques-tu son succès ? Du moment qu’un artiste parvient à ébranler les mœurs, les médias – puis les gens – l’adorent ou lui crachent dessus. C’est fou de travailler avec elle : les concerts sont des mises en scène gigantesques, on joue dans des salles de plus de vingt mille personnes. Tout est méticuleusement planifié, il faut avoir énormément de discipline et d’entraînement. D’ailleurs, j’en ai trop fait, je dois me faire opérer du pied... Pourtant, l’électro-pop repose sur une image plutôt nonchalante. On reproche même à Lady Gaga de plus miser sur ses artifices que sur sa musique… Ces préjugés, que beaucoup nourrissent de jalousie, font preuve d’une ignorance ahurissante ! Oui, on fait de la pop et pas de la politique, et alors ! Nous sommes là pour divertir et faire rêver. C’est une somme de travail acharné en coulisses, et la portion de nonchalance n’est pas donnée, elle est maîtrisée. Au contraire, nous gênons certains parce qu’on reste pro sur toute la ligne ! On ne

« On fait de la pop, pas de la politique, et alors ! » POSH! The Prince fait pas de crise en public à la Britney Spears ! L’artifice, c’est ce sur quoi repose notre travail : parler des choses simples avec passion. Il ne faut pas confondre avec le superficiel. Pourquoi produis-tu tout toi-même ? A 28 ans, je veux pouvoir être libre, je n’ai pas envie de m’adapter aux valeurs sûres de l’industrie. Les producteurs ont tendance à communiquer sur les détails qui rapportent, c’est transformer un artiste en caricature. Je suis en train de finir mon album et mon premier single, Body Contact, sort au printemps. Mon énergie et ma passion, je les donne à Dieu, à l’univers ! Je ne suis pas là pour rien et si cela ne vous convainc pas, eh bien, tapez mon nom sur YouTube ! — * Dorian Jude expose ses dessins à la Galerie Think & More,108, rue Saint-Honoré, Paris, jusqu'au 29 janvier.


Mode

ARTIFICE

page 84


Photographie Kris De Smedt Stylisme Jennifer Defays Maquillage et Coiffure Eileen Caytian avec les produits Helena Rubinstein & L’Oréal Représentés par C'est Chic

Modèle Tine Martens représentée par Dominique Agency

Set design Erik Vernieuwe

Pull patchwork Paul Smith

ARTIFICE page 85


Combinaison Tsumori Chisato

ARTIFICE page 86


All-over Hermès Top Tsumori Chisato Chaussures Paul Smith

ARTIFICE


Robe Wunderkind

ARTIFICE

page 88


ARTIFICE

page 89


Top Kenzo Jupe Acne

ARTIFICE

page 90


Robe AF Vandevorst Collants Antipast Chaussures Pierre Hardy

ARTIFICE page 91


Pull et jupe Marani

ARTIFICE page 92


ARTIFICE page 93


Mode

© DR

Silhouette cintrée des années 80, la femme Mugler exhibait ses épaulettes dans des défilés spectacles. Essoufflé au départ du créateur, réhabilité par Lady Gaga et Beyoncé, le show, animé par un nouveau trio, peut-il go on ?

ARTIFICE

page 94


par Eva Anastasiu

Mesdames et messieurs, bienvenue au Cirque Mugler ! Magie ! Paillettes ! Artifices ! Un rêve enchanté ! Monstres sacrés, looks robot, tenues à plumes, superhéros, bustiers en carrosserie, grands chapeaux ! Sans oublier Sainte Rita ni bien sûr notre fondateur-star, Thierry Mugler himself ! Cette année, vous allez découvrir le numéro de trois nouveaux équilibristes, trois directeurs artistiques ayant intégré la troupe en septembre avec pour mission de vous aveugler de lumière et de grâce en projetant le nom de la maison dans le XXIe siècle : Nicola Formichetti, 33 ans, styliste de Lady Gaga, Emmanuel Peigné, 30 ans, bras droit de Nicolas Ghesquière chez Balenciaga depuis dix ans, Romain Kremer, 28 ans, créateur de sa marque éponyme depuis 2005. Approchez, approchez… venez découvrir l’une des plus étranges histoires de la couture et n’ayez pas peur des roulements de tambour.

ACTE I : ECLOSION D’UNE ETOILE Tout commence aux pieds de la cathédrale gothique de Strasbourg en 1957. Thierry, 9 ans, garçon solitaire, découvre le ballet classique. Avec l’Opéra du Rhin, il apprend la discipline et le spectacle. Quelques années plus tard, aux Arts Décoratifs de Strasbourg, il fait ses premiers pas dans la création. A 20 ans, il refuse une proposition dans la compagnie de Maurice Béjart, à l’époque basée à Bruxelles, pour habiter Paris. « J’ai toujours eu cette idée de faire de la mise en scène, de produire des spectacles vivants. C’était une manière d’avoir du contrôle et du pouvoir. A l’époque la mode était très importante, c’était un vrai moyen d’expression, et on s’amusait ! »1 Dans la capitale, notre jeune homme, habitué à se faire tabasser pour ses tenues excentriques à base de fripes customisées, se fait arrêter dans la rue par des admirateurs. « J’ai eu une période médiévale, une période Flash Gordon, une période super-héros, une période Renaissance – toujours très futuriste. J’étais David Bowie avant David Bowie ! » Il vend ses premières créations chez Gudule, le Colette de l’époque. « Je suis devenu styliste du jour au lendemain ! »1 ARTIFICE page 95

Epaulettes, tailles corsetées, jupes crayon : la femme des années 80 est née.

Freelance pendant quatre ans, il crée sa première collection en 1974. Son style est très affirmé : Mugler n’habille pas le corps de la femme, il le crée [voir encadré]. Epaulettes, tailles corsetées, jupes crayon, les formes féminines sont réinventées. « Avec mon équipe, on y est allé à fond. On a inventé des matériaux, des techniques de coupe, on a travaillé le latex, le métal, le plastique, on a fait des shows formidables. Au fond, il s’agissait toujours de ma seule vraie vocation : le spectacle. »2 Quel spectacle ! Il fait défiler les tops les plus tops, Linda, Naomi, Cindy, Claudia, et les célébrités les plus flamboyantes : Cyd Charisse, Jerry Hall, David Bowie, Diana Ross, Ivana Trump. Chaque saison, il façonne sa vision d’une femme entre objet et déesse, héroïne de ses Hiver des secrétaires (automne-hiver 1982-83), Hiver des Anges (automne-hiver 1984-85) ou Eté du Sahara (printemps-été 1986). « J’étais impliqué dans chaque détail, des talons aux cils, du storyboard à la musique et aux effets sonores. Mes défilés étaient construits comme des films. »1 Pour les dix ans de sa marque, en 1984, Thierry Mugler a l’idée de vendre des places pour un grand défilé au Zénith : 6 000 personnes assistent au spectacle. Au programme, 35 tableaux sur 60 mannequins : Aubes du futur, Onctueuse construction, Perle baroque, Les ailes de la victoire, Sainte Rita… Dix ans plus tard, il célèbre ses 20 ans en transformant le Cirque d’Hiver en cabaret géant. Une superproduction de 90 minutes alternant mode, danse et musique, diffusée live sur Paris Première.


« Ma seule vraie vocation est le spectacle. » Thierry Mugler

Un ange oriental Les années 90 marquent le début de la parfumerie Thierry Mugler et c’est sans doute grâce au révolutionnaire Angel que la maison est encore debout. Lorsque la marque de cosmétiques Clarins entre dans le monde du luxe en 1992, elle contacte Thierry Mugler. Fidèle à lui-même, celui-ci a envie d’un parfum de fête foraine, de barbe à papa, de goûters organisés par sa grand-mère… L’accord qui en résulte, Angel, crée une nouvelle voie olfactive : celle des orientaux gourmands qui mêlent les senteurs des fruits enrobés de miel à celles de la vanille, du chocolat et du patchouli. Le flacon bleu bouscule les codes esthétiques. Le sens du marketing de Clarins porte ses fruits : avant le lancement, la demande est si forte que les usines de fabrication peinent à honorer la demande. Pendant ce temps, l’épaulette s’essouffle : le grunge et le minimalisme remplacent le glamour et les paillettes, Thierry Mugler se désintéresse de la mode. « Je comprenais tout à fait les gamins. Le grunge était une réaction saine, c’était charmant, mais dès que c’est devenu une mode, un produit, c’était foutu. Je pense que c’est à ce momentlà que j’ai abandonné. »1 Côté business, l’investissement de Clarins augmente jusqu’à racheter entièrement la Maison en 1997. Le créateur signe son dernier défilé pour sa maison en 2000. On démonte le chapiteau.

ARTIFICE page 96

© DR

Corsets et campagnes C’est à cette époque qu’il rencontre deux de ses collaborateurs les plus fidèles : le corsetier Mr. Pearl, l’homme au plus petit tour de taille du monde (46 cm) et Ali Mahdavi, son pâle protégé à la peau pelée. Le premier, un dandy réfugié à Londres pour fuir le conservatisme de son Afrique du Sud natale, réalise certaines de ses pièces les plus extravagantes, comme les corsets en carrosserie de moto. « Travailler avec Thierry Mugler était un des grands moments de ma carrière, c’était complètement extrême, on pouvait employer 33 personnes pour créer un corset, travailler 24 heures par jour, faire 12 essayages, on faisait bien les choses, sans être pressés. »3 Le second, Ali, né en 1974 à Téhéran, arrive à Paris à la fin des années 80 avec une ambition : « devenir le nouveau Saint Laurent »4, et un physique hors du commun suite à un pelage subi à l’adolescence. « J’ai fait trois ans à l’école Boulle, deux ans à Duperré, à la suite de quoi je suis entré chez Thierry Mugler, qui était vraiment mon idole. J’avais pour lui une fascination proche de celle que les jeunes peuvent avoir pour un groupe de rock. J’ai vécu pendant deux ans des choses tellement flamboyantes et stimulantes que cette expérience m’a probablement changé pour toujours. »4 Ali Mahdavi opte pour la photographie plutôt que le stylisme, intégrant souvent son corps hors norme dans ses créations surréalistes. Il signe la plupart des campagnes publicitaires jusqu’à ce jour, puisqu’on lui doit la dernière pour Angel avec Naomi Watts.


Page de gauche : automne-hiver 95-96 Ci-dessus, de gauche à droite : printempsété 96, automnehiver 96-98, automne-hiver 97-98.

© DR

ACTE II : LE COSTUMIER PARFUMEUR Thierry Mugler s’exile à New York où il se consacre à la photographie, une passion qui s’est manifestée en 1978 lors d’un désaccord avec Helmut Newton pendant un shooting. Enervé par les interventions incessantes de Mugler, Newton lui tend son appareil en lui disant de le faire lui-même. Ce que fit le couturier avec grand succès, signant par la suite plusieurs de ses campagnes, publiées en 1998 sous le titre Thierry Mugler: Fashion, Fetish, Fantasy. Bien qu’il ne crée plus pour le public, la scène n’est jamais loin. En 2002, il conçoit les costumes du « cabaret érotique » Zumanity, une production du Cirque du Soleil à Las Vegas et s’implique comme conseiller artistique pour des productions théâtrales, dont Macbeth à la Comédie Française. En privé, l’artiste commence à travailler la transformation de sa « maison corporelle ». « Un jour, j’en ai eu plus qu’assez de rendre les autres sublimes avec mes fringues et de me sentir comme une merde. »6 Pour se sculpter un physique de Schwarzenegger, il se plie à une discipline extrême : « Je suis un régime de sportif ultra-strict : deux à trois heures de bodybuilding par jour, yoga, méditation, ARTIFICE page 97

sept petits repas par jour, sans sel, sans alcool, sans graisses ni sucres rapides. »1 Plus qu’une simple évolution physique, ce changement est une nouvelle identité pour celui qui se fait désormais appeler Manfred Mugler. Le choc éclate lorsque des photos nues de Manfred (en chaussettes et tongs) circulent sur internet. Gaga(s) de vintage Chez Clarins, Joël Palix, ex-directeur général chez Yves Saint Laurent Beauté et Sanofi Beauté, a repris les rênes de la griffe en 2002. Dix-huit ans après son lancement, le novateur Angel reste le numéro trois de la parfumerie française et figure au classement des cinq meilleures ventes en Europe et aux Etats-Unis. Mugler continue à s’impliquer dans la création des fragrances et Alien, lancé en 2005, est installé entre le dixième et le quinzième rang des parfums féminins. Sur les podiums, dans les magazines et sur la scène, l’influence muglérienne est toujours présente : Alexander McQueen s’impose comme fils spirituel pour son sens du spectacle, Nicolas Ghesquière entame avec Balenciaga le retour de l’épaulette dès 2002 et retravaille le métal avec son « legging robot ». Christophe Decarnin réussit chez Balmain le comeback de la veste cintrée à épaulettes. La styliste Catherine Baba n’a jamais cessé d’égrener les pièces de ce vestiaire exubérant dans les séries de Vogue, et un certain Nicola Formichetti, jeune styliste italojaponais, couvre son amie et muse Lady Gaga de Mugler vintage.

ACTE III : OPERATION COMEBACK Depuis 2008, Joël Palix étudie un plan d’attaque pour retrouver un style fort sans son créateur. Première offensive : rappeler une collaboratrice des années fastes,


Ali Mahdavi

Rosemary Rodriguez, et faire revivre quelques pièces phares de la Maison. Le public n’accroche pas, une simple réédition ne sera pas suffisante pour remettre la marque au goût du jour. Pourtant, les hommages à Mugler se succèdent. L’année dernière, le musée des Arts Décoratifs lui rend hommage dans l’exposition Histoire idéale de la mode contemporaine – volet I, années 70-80. Et Superheroes in fashion, au Metropolitan Museum of Art à New York l’été 2008, est sponsorisé par nulle autre que la célébrissime rédactrice en chef du Vogue américain, Anna Wintour. Lors de la soirée d’ouverture, Beyoncé flashe sur les tenues futuristes et convainc Thierry Mugler de créer les costumes de sa tournée I am… ; très vite, le showman prend en main la direction artistique de tout le spectacle. Beyoncé lui déclame son admiration pendant un concert à New York, « Thierry, tu es un génie ! »5 et partage le clip Telephone avec Lady Gaga, dans lequel Nicolas Formichetti mélange des classiques et les collections contemporaines les plus déjantées. Succès éclatant et début des rumeurs… sur les blogs comme celui du Grazia UK, les commentateurs voient Nicola Formichetti succéder à Rosemary Rodriguez. Le futur, c’est maintenant Le 12 septembre dernier, la Maison confirme dans un communiqué : « Multiculturel, techno addict, Nicola possède une réelle expertise de la mode, ARTIFICE

page 98

© DR

« J’avais pour lui une fascination proche de celle des jeunes pour un groupe de rock. »


Page de gauche, collection "Insectes" Printemps-Eté 97 Ci-contre, "Superheroes in fashion" au Met de New York, en 2008

de la communication, de l’image et du divertissement. » Le jeune talent, qui remporta en décembre dernier le prix du Créateur de l’Année aux British Fashion Awards, est effectivement constamment branché. Il communique sur Twitter et son blog ses faits et gestes les plus provocants, comme cette idée d’habiller Lady Gaga en robe de viande pour les MTV Video Music Awards. L’agitateur sera secondé par Emmanuel Peigné, directeur artistique du prêt-à-porter femme, qui mettra à profit ses dix ans d’expérience chez Balenciaga, et par Romain Kremer, directeur artistique de la ligne homme, qui trouvera l’équilibre juste entre son style personnel ultra avant-gardiste et les attentes de son nouvel employeur. Le conditionnel n’étant pas le temps de la foi, conjuguons notre impatience au futur ! —

The Telegraph, le 21 mai 2009 lexpress.fr, le 13 novembre 2007 3 The Independant, le 24 novembre 2001 4 saywho.fr, le 20 septembre 2010 5 thierrymugler.com 6 jalougallery.com 1 2

Rumeur : Thierry Mugler peaufinerait un grand spectacle musical inspiré des Fables de La Fontaine. Cette superproduction devrait être produite par TF1. Tournée prévue dans toute la France.

Fascination transgénérationnelle

© DR

Le styliste Aymeric Bergada du Cadet (26 ans, cf. p. 75) a travaillé avec Mr. Pearl et Ali Mahdavi. Depuis, l’image de l'ultrafemme ne l’a pas quitté.

« A l’inverse de Saint Laurent qui accompagne le corps, lui recrée un corps. On appelait Vionnet pour une robe en biais, Azzaro pour une robe disco drapée et Mugler pour le tailleur de pute incroyable. On aurait pu penser que ça reste le truc d’une époque, d’un seul moment, comme Montana par exemple, mais c’est devenu un statement. Il n’y a qu’à voir Lady Gaga pour comprendre que c’est encore actuel. Son premier tailleur reste une référence avec ses épaules larges, la taille, les hanches et la poitrine très marquées. Ça revient à donf ! D’autres, plus classiques, comme la jupe droite serrée aux genoux et toutes les vestes ARTIFICE page 99

dingues, sont des intemporelles qui se sont toujours vendues. Si ça s’est essoufflé ces dernières années, c’est parce que le style est trop marqué pour être simplifié par des repreneurs. C’est le bon moment car toutes les ados ont laissé leurs baskets pour des talons, des robes et des vrais sacs à main. La seule question est : est-ce que les nouveaux directeurs artistiques vont donner envie aux jeunes filles ? Je pense que c’est une bonne équipe... Je suis très pressé de voir le résultat. Puisque nos parents portent des t-shirts et des jeans, la rébellion est dans l’ornement. Et ce n’est pas de l’esbroufe. » — recueilli par M. A.


Mode

Photographie Fe Pinheiro Stylisme Elin Bjursell Assistée de Linnea Härlin Coiffure et maquillage Louis Bester Modèles Asia (chez Metropolitan agency) et Yana (chez Shmailova Major agency) Remerciements David Menochet

Asia Pantalon AF Vandevorst Collier Viveka Bergström Collier J Dauphin Bracelet Delfina Delettrez Yana Pantalon Peachoo+Krejberg Bracelet J Dauphin Bracelets Viveka Bergström Bracelet Delfina Delettrez

ARTIFICE

page 100


ARTIFICE

page 101


Pantalon Maison Martin Margiela Pendentif avec chaîne et bague Cartier Trois bagues Viveka Bergström Colliers J Dauphin

ARTIFICE

page 102


Body et ceinture Maison Martin Margiela Ceinture Peachoo+Krejberg Collier et boucles d’oreilles Boucheron Haute Joaillerie Bagues Boucheron

ARTIFICE

page 103


ARTIFICE

page 104


Ceinture corset Azzedine Ala誰a Collier Dominique Aurientis Bagues Dior Joaillerie

ARTIFICE

page 105


Asia Culotte Burberry Chaussures Azzedine Ala誰a Colliers Delfina Delettrez Yana Robe Fatima Lopes Chaussures Acne Collier Chanel Joaillerie

ARTIFICE

page 106


Pantalon Maison Martin Margiela Pendentif avec chaĂŽne Cartier Colliers chaĂŽnes J Dauphin

ARTIFICE

page 107


Portfolio

ARTIFICE

page 108


ARTIFICE

page 109


ARTIFICE

page 110


ARTIFICE page 111


Critique

ARTIFICE

page 112


Satiriste et romancier, Pierre Jourde, 55 ans, fait feu sur les artifices de la pensée dans C’est la culture qu’on assassine, recueil de chroniques parues sur le site du Nouvel Obs. entretien Richard Gaitet photographie Louis Canadas

Selon vous, « le pays de l’ironie, de la satire, de l’esprit frondeur tend à devenir le royaume des béni-oui-oui. » L’artificiel a-t-il envahi la France ? Pierre Jourde : La critique sert à distinguer les artistes qui ne sont pas dans la posture. Il y a toujours eu des textes qui, au lieu de travailler la langue, se contentent de produire « des images de textes » et des « signes de modernité ». Ce qui ressort dans les médias, ce sont les à-côtés : l’auteur, sa vie, son apparence. Pourquoi récompense-t-on un texte ? Pour « ce dont ça parle », or c’est souvent le moins intéressant. A la Recherche du temps perdu n’est que le récit d’un monsieur qui va se coucher tôt. Le travail sur le matériau n’est pas purement décoratif, mais peut changer notre expérience des choses. La critique ne sait plus lire : elle demande de l’avant-garde avec de vrais morceaux d’avant-garde, du classicisme avec de vrais morceaux de classicisme, comme des yaourts avec de vrais morceaux de fruits. Aucun média traditionnel ne vous paraît disposer d’un appareil critique fiable ? Aucun quotidien, surtout pas, catastrophe. Quand tout le monde titre sur Christine Angot, Libé aussi, leurs choix sont très normés, c’est du panurgisme, une machine à abrutir. Ça m’est néanmoins arrivé de lire des chroniques littéraires assez talentueuses dans Chronic’art. C’est très difficile pour moi de placer des critiques papier, alors je le fais pour pas un rond sur un blog, invité par Le Nouvel Obs*. Les journaux hésitent à s’engager, il y a des tas d’endroits où vous ne pouvez rien dire sur Bernard-Henri Lévy, Sollers. Les blogs ont libéré la parole, mais il y en ARTIFICE

page 113

a tellement qu’on ne sait pas où trouver de la pertinence parmi ces critiques nulles et incultes type « j’aime/j’aime pas ». Je crois pourtant à des groupuscules de résistance à la pensée dominante. Vous écrivez que « ce n’est pas la profession qui est en cause, mais une tendance générale, l’esprit qui tend à répandre la recherche à tout prix du spectaculaire. Tant pis pour le réel. » Vous en avez d’ailleurs été victime : en 2004, le compte rendu de votre altercation avec des paysans a été exagéré. Un an après la publication de mon roman Pays perdu, je suis retourné à Lussaud [hameau du Cantal dont les habitants sont décrits « au plus près de la réalité », « comme je les sens, comme je les aime, à la fois héroïques et terre-à-terre »] avec ma femme et mes trois enfants. Six personnes ont voulu me « faire mon affaire » aux cris de « sales bougnoules », car mes enfants sont métis. Sous un jet de pierres sévères, nous nous sommes repliés vers la voiture très endommagée, et un éclat de vitre a blessé mon fils de un an. J’ai lu que je m’étais fait casser la gueule par tout le village qui avait détesté le livre. Or, tout le village n’a pas détesté Pays perdu et c’est moi

« La critique sert à distinguer les artistes qui ne sont pas dans la posture. » Pierre Jourde


qui leur ai cassé la figure ! Le village a même témoigné en ma faveur – ça, ça n’a jamais été dit – pour signifier que je n’étais pas à l’initiative de la bagarre. J’ai détaillé cette scène dans XXI, mais les médias, notamment Le Figaro et France 2, ont décidé que c’était vachement intéressant, un écrivain « tabassé, lynché » par des paysans. En 2006, nos agresseurs ont été reconnus coupables. Vous consacrez un chapitre aux Inrockuptibles, présentés comme « rebelles à l’ordre établi » mais dont « la rébellion est vide, puisqu’elle est précisément devenue le fin mot de l’ordre culturel établi […] C’est une attitude, comme disent les journalistes de mode […], une illusion destinée à rendre plus sexy un total acquiescement aux valeurs dominantes ». Mais comment peut-on prétendre, adossé à une grande banque, lancer un « news magazine rebelle » ? C’est puéril. Vous êtes intégré au système mais vous voulez être « rebelle », c’est un label de qualité, un argument de vente. L’héritage des années 70, c’est de considérer qu’un artiste est nécessairement en rébellion contre la société, or à quelques exceptions près, il est subventionné par l’Etat ou des fonds privés. L’idée même de geste de révolte n’a plus de sens. Etre un artiste qui dérange est devenu le discours académique. Vous ajoutez : « L’art qui consiste à coller une chambre d’hôtel de luxe sur le toit du Palais de Tokyo, où la nuit peut se négocier jusqu’à 6 000 euros, pour contempler Paris en buvant du champagne, est une sorte d’art officiel de Sarkoland : du fric, du tape-à-l’œil. » Quand Jeff Koons expose sur le Grand Canal de Venise, on pourrait se dire que c’est comme pendant la Renaissance : des mécènes qui soutiennent des artistes. Ce qui est neuf, c’est l’inhibition de tout jugement par rapport à cet art. Si vous émettez une critique négative, les artistes se sentent aussi persécutés que les impressionnistes au XIXe siècle. Pure escroquerie intellectuelle : ces derniers étaient hors système alors que Koons, ancien trader, est dedans. Barbey d’Aurevilly, Léon Bloy, Zola ou Baudelaire étrillaient avec une vacherie

Son actu au présent

Pierre Jourde publie également La Présence, longue nouvelle autobiographique sur « la peur éprouvée depuis l’enfance dans ma maison du Cantal » (en mars aux Allusifs), donne une conférence sur « censures réelles et imaginaires » à l’Ecole normale supérieure le 14 mars et présente des écrivains tous les premiers jeudis du mois à la Médiathèque d’Annecy, de janvier à avril.

« Staline formatait des esprits qui n’étaient pas forcément contents. Aujourd’hui, ils sont contents. » Pierre Jourde

invraisemblable les mauvais comme les très grands artistes ; à tort ou à raison, la critique existait. Et pas aujourd’hui ? Les dernières querelles remontent aux années 70, autour du Nouveau Roman. Ça s’est éteint dans le royaume de la promotion forcenée, à une époque ou le mot phare est « respect ». Le discours critique est dévalué a priori, avec cette idée très contemporaine que le geste artistique est d’abord l’expression d’une personne qui vaut en soi. Je suis X, je m’exprime et c’est bien. On vit dans une société où l’individu est la valeur suprême ! Tentez d’instituer des catégories, on considérera que vous jugez la personne. « Ceux qui dirigent ce pays, politiques et grands patrons, n’ont dans leur majorité que mépris et indifférence pour la culture et les intellectuels. […] Et lorsqu’ils s’y intéressent […], c’est pour encourager le sacre du clinquant de quelques artistes de cour. » Vous n’exagérez pas ? Vous croyez ? Murakami au château de Versailles, qu’est-ce d’autre ? Bien sûr, il reste des soutiens à des artistes moins importants, des résidences d’écrivain, des allocations, des encouragements, mais ça devient de plus en plus dur.

Son actu au futur

« Depuis trois ans, je travaille sur un gros roman, Le Maréchal absolu. J’ai écrit cinq cents pages, il m’en manque deux cents. Dans un pays imaginaire, un dictateur est cerné dans sa capitale par des rebelles et s’entretient avec son domestique/masseur/confident de ses ennuis. On s’aperçoit que le système de pouvoir est fondé sur une imbrication de doubles : le dictateur n’est qu’un sosie qui a pris la place de l’original. Je ne sais pas si c’est un bon pitch. »

ARTIFICE

page 114


© LOUIS CANADAS

« Ce qui est dramatique, c’est la disparition de la culture populaire au profit du divertissement de masse. » Mais rien ne vous plaît dans ces divertissements ? Si. Des dessins animés. Moi, moche et méchant [Pierre Coffin, 2010], j’ai trouvé ça génial. Toy Story 3 [Lee Unkrich, 2010], super. Shrek [2001-2010], excellent. Les versions françaises sont malgré tout gênantes sur un point : il y a toujours un petit personnage rigolo qui parle caillera, qui « kiffe les meufs trop bonnes », c’est bête, je n’ai pas envie que mes enfants parlent comme ça. Sinon, Buried [Rodrigo Cortés, 2010] m’a paru très bon. J’aime aussi les auto-tamponneuses, la boxe ou regarder un match de foot, mais je n’en ai rien à foutre d’entendre parler les joueurs avant ou après. En termes de culture populaire, vous oubliez une forme d’art dont la qualité a augmenté ces dix dernières années, occupant maintenant la place de littérature feuilletonnesque du XIXe siècle : les séries télé. HBO, ce devrait être votre idéal, non ? C’est juste. C’est parfois brillant. Les Soprano, Twin Peaks, L’Hôpital et ses fantômes… C’est vrai, j’aurais pu en parler. Je n’y ai pas pensé ! Sur le même principe, il y a les jeux vidéo. Je joue avec mes enfants à des trucs de combat, ou seul à Age of Empires [1997]. Revenons à la littérature : « Combien de livres encensés dont le style est un entassement de ARTIFICE

page 115

métaphores grotesques ! » Sur Christine Angot, très belle formule : « une méduse vautrée sur du sable ». [Il rit] Son succès survient avec L’Inceste [1999] quand le principe d’exhibition commence à prendre. Ajoutez un personnage médiatique hystérique, irascible… On s’est rencontré une fois en 2006, nous étions tous les deux sélectionnés pour le prix France Culture/Télérama, elle pour Rendez-vous, moi pour L’Heure et l’ombre. Il y avait une lecture au Théâtre de la Colline. Nos regards s’évitaient, je suis allé chercher des rafraîchissements, elle a jeté le plateau par terre en braillant. Ce qu’il y a de marrant, c’est qu’on l’a vendue sur une écriture orale, sauf que Le Marché des amants [2008, sur sa relation avec Doc Gynéco] est d’une lourdeur incroyable, d’un ennui à mourir. Même avec des moyens très limités, on pourrait admettre qu’elle soit dans l’énergie, mais non. Indigeste. De manière plus dense, vous analysez Yannick Haenel et son roman Jan Karski [2009], qui « met en œuvre avec application des recettes rudimentaires, du type "j’apprends à faire un roman" : placer, ici et là, de petits détails qui font vivants. […] Il représente la perversion complète de l’absolu de la littérature. Il fait littéraire, déploie tous les artifices pour créer les illusions de la grande littérature – des "mouvements de cape" ». Dans vos fictions, il n’y a jamais d’effets ?


Pierre Jourde

Les phrases d’Haenel sont d’une grandiloquence insupportable. « Je voudrais vous parler une dernière fois des ténèbres », « J’ai fait l’expérience de l’impossible »... Du mélo ridicule d’un imperturbable sérieux – curieusement, ça ressemble à du Villepin. Même les situations dramatiques, j’essaie de les rendre vaguement humoristiques. C’est trop facile d’être toujours « au bord du gouffre », « en proie au vertige », « travaillé par le néant ». Ecrire implique un peu de distance avec soi-même, une dialectique entre le positif et le négatif. « Une œuvre ratée reste engluée dans le mal, c’està-dire dans le mensonge. » Identifier les grossiers artificiers, c’est votre priorité ? Non, ça a toujours été mes romans. La critique reste un amusement périphérique. De ce rôle, vous dites aujourd’hui que « les effets pervers sont difficiles à endurer ». La fatale caricature. On a voulu me prendre en photo en train d’écraser des livres, j’ai refusé. Même si je publie un roman sérieux un tout petit peu satirique, il n’y a que ça qui est vu. Et, ce n’est pas très grave, mais je suis parfois censuré très explicitement. La directrice des livres de Libé a dit à mon attachée de presse : « Lui, non, jamais. » Ce procès de « la littérature à l’épate », Julien Gracq l’a fait en 1950 dans son essai La Littérature à l’estomac. Quelle était sa position ? ARTIFICE

page 116

© LOUIS CANADAS

« Moi, moche et méchant, j'ai trouvé ça génial. »


Il réagissait d’abord contre les existentialistes et ce terrorisme intellectuel qui imposaient notamment une pesante invasion du discours philosophique dans le champ littéraire, ensuite contre le système des prix – ça n’a pas beaucoup changé – et ces écrivains qui semblent dressés dès l’origine pour réclamer leur pitance, enfin contre la peur panique qui saisit toute la critique depuis Rimbaud et Van Gogh : celle de rater un moderne, dont l’effet pervers est de voir défiler des génies hebdomadaires qui disparaissent très vite. Ainsi, et c’est ce dernier point que j’ai beaucoup repris, l’écrivain devient une espèce d’icône qui a des opinions, une présence, sans que l’on s’attarde sur son texte. Le rapport au livre, intime, long, pénétrant, s’est envolé. Il suffit « d’en avoir entendu parler ». Sur votre blog, vous dites de La Carte et le territoire : « Ce roman n’est pas scandaleux, il n’est pas «dérangeant», il n’est même pas mauvais ou mal écrit, il se lit sans déplaisir notable, il est juste creux, désespérément. » Pourquoi ce texte n’est pas dans le recueil ? C’est une critique rapide, un survol assez vif. Celles du livre sont approfondies. Houellebecq, on ne lui donne rien quand il est intéressant (ses deux premiers romans) et quand il s’édulcore, il obtient le Goncourt. Autrefois, il arrivait aux jurés de couronner des bouses, mais qui n’étaient pas programmées pour le succès, comme Le Chasseur zéro de Pascale Roze [1996]. Ça ne vous dit rien ? C’est normal. Ils vont maintenant au secours du succès et c’est triste, car Houellebecq n’en a pas besoin. François Taillandier vient de publier Time to turn, cinquième et dernier tome de La Grande intrigue, saga sur notre société à travers le regard d’un architecte. C’est un peu du Houellebecq mais en plus complexe, plus riche. Bah rien, très peu d’articles, même pas une sélection. Houellebecq prend toute la place. Ils ont récompensé un nom, pas une œuvre. Dans une émission de radio, j’étais le seul avec l’animateur à n’avoir pas aimé, tandis que mes interlocuteurs le comparaient à Stendhal, Bernanos, Balzac. Lui-même dit qu’il fait mieux que Dostoïevski sur les personnages féminins, alors que dans le dernier, une Russe qui s’appelle Olga à la psychologie de minijupe, ça sort tout droit de S.A.S. Un artifice étymologique : le mot « véritable » revient comme un tic dans toute la presse culturelle [voir p. 174]. Cela révèle-t-il que le journaliste a conscience de manipuler du faux, qu’il suppose que le lecteur ne le croit pas ? Je crois que oui. De plus, l’inflation du langage fait que personne ne peut se résoudre à écrire « c’est beau » ou « c’est un chef-d’œuvre », il faut toujours ajouter « absolu », « terriblement ». J’essaye d’éviter. Malheureusement, « véritable » revient très souvent dans votre livre : « véritable accès populaire à la culture », « véritable conformisme », « véritable expérience littéraire » et une question qui semble véritablement vous tarauder, celle du « véritable artiste », du « véritable écrivain ». Ça ne m’étonne pas. C’est accablant. J’essaie pourtant de me débarrasser de mes tics : dans mes romans ARTIFICE

page 117

je mettais toujours « une espèce de », « une sorte de », obsédé par le fait que les choses ne doivent pas être absolues. En ce moment, commencer une phrase par « au fond » m’aide à marteler mon propos. Dans « véritable chef-d’œuvre », l’adjectif est inutile. Mais dans « Valère Novarina est un véritable écrivain », je ne peux pas faire autrement : c’est un effet de différenciation par rapport aux autres qui n’en sont pas. Poursuivons sur vos artifices : la couverture du livre, vous l’avez choisie vous-même ? Oui. C’est un tableau de Gentileschi, Judith décapitant Holopherne [1620], cet épisode biblique où une fille, par patriotisme, assassine un général babylonien suite à l’invasion de la Judée. Soit c’est une pure illustration du titre, la culture assassinée, soit un appel à l’égorgement de l’autocratie médiatico-financière ! Justement, n’est-ce pas too much, comme quand vous parlez de « nouveau totalitarisme » de la pensée et dites que « comparé aux médias du capitalisme triomphant, Staline était un enfant de chœur » ? Franchement, je ne crois pas. Je suis convaincu que la culture est massacrée, je le vis quotidiennement avec mes enfants, mes étudiants, je vous jure que j’ai des envies d’égorgement. Staline formatait des esprits qui n’étaient pas forcément contents. Aujourd’hui, les esprits sont formatés et en plus contents – ça me paraît encore plus pervers. Vos pastiches : vous réécrivez la prise de la Bastille façon journaliste radio et un poème de Baudelaire en langage phonétique. Un peu facile ? C’est bizarre, dès qu’on commence à être marrant, ce n’est pas respectable et il n’y a pas d’idées. Vous avez vu le nombre de titres journalistiques qui commencent par « quand » ? Et cette obsession du « décryptage » ? Pourquoi parler de « grogne » pour évoquer les grèves ? On a l'impression d’une protestation animale, viscérale, pas réfléchie… Pour Baudelaire, le raisonnement est le suivant : on veut réformer l’orthographe mais en se focalisant sur les mots difficiles. Or les fautes principales sont de conjugaison. Donc pour être cohérent, il faut réformer toute l’orthographe, tous les mots, donc adopter un système phonétique. Ne croyez surtout pas qu’il s’agit d’une facilité, c’est la conséquence logique du débat – une démonstration par l’absurde. Pour finir, un mot sur le dernier Eric-Emmanuel Schmitt, Quand je pense que Beethoven est mort alors que tant de crétins vivent ? [Il rit] Le titre s’applique parfaitement à son bouquin. C’est juste bête. * pierre-jourde.blogs.nouvelobs.com

C’est la culture qu’on assassine


Mode

Photographie Lætitia Bica Stylisme Pierre-Yves Marquer Coiffure et maquillage Elise Ducrot Assistée de Marie Gerbouin Mannequins Zsuza Vagner et Sarah Ebstein, les deux chez Marylin Agency Merci au Studio Le Petit Oiseau va sortir

ARTIFICE

page 118


Manteau sans manche en drap de laine et cuir Sharon Wauchob Robe chemise en gaze de laine Paule Ka Jupe longue en soie frangée de fourrure « Saga Furs » Martin Grant

ARTIFICE

page 119


Manteau à traîne en drap de laine Yohji Yamamoto Robe bustier à volants en soie sur jupons de tulle et satin Paul Smith Women Manchette en argent Hermès

ARTIFICE

page 120


Manteau en drap de laine avec volant en néoprène, robe en gaze de laine Paule Ka Bracelet habillé de cuir métallisé Natalia Brilli


ARTIFICE

page 122


Derrière Longue robe en tulle de soie bicolore Elie Saab Bracelets en corne Stylist’s own Devant Bolero en cuir zippé Jean-Paul Gaultier Archives chez Didier Ludot Brassière en cuir vieilli et legging en soie brodée de sequins et cuir vieilli Iro Bracelet et double bague Acne Chaussures Azzedine Alaïa

Page de gauche, de gauche à droite Coiffe portée en cape Zucca Collier-plastron en argent Kris Ruhs T-shirt en résille de laine Yohji Yamamoto Bustier en soie Martin Grant Jupe taille haute à quilles motif chevron et chaussures Azzedine Alaïa Legging tulle et soie Miss Sixty Manchette en argent Hermès Manteau en drap de laine et volant en néoprène et robe chemise en gaze de laine Paule Ka Collier-plastron en argent Kris Ruhs Legging en cachemire Zadig&Voltaire Luxe Chaussures Azzedine Alaïa ARTIFICE

page 123


Histoire

Opiomane tourmentĂŠ, que savait rĂŠellement Charles Baudelaire des fameux Paradis artificiels ?

ARTIFICE

page 124


par Sébastien d’Ornano illustration Carsten Oliver Bieräugel

B

audelaire découvre le haschisch en 1843 à 22 ans avec son ami Louis Ménard, excamarade du lycée Louis Le Grand et futur poète parnassien (Rêveries d’un païen mystique). C’est dans le grenier de l’appartement familial des Ménard, au cinquième étage d’un immeuble cossu place de la Sorbonne, que Charles goûte non pas son premier joint ou sa première pipe à eau, mais sa première cuillère de confiture verte cannabique. Il en détaille la préparation en 1860 dans l’essai Les Paradis artificiels : « La plus usitée de ces confitures, le dawamesk, est un mélange d’extrait gras, de sucre et de divers aromates, tels que vanille, cannelle, pistaches, amandes, musc. Quelquefois même on y ajoute un peu de cantharide, dans un but qui n’a rien de commun avec les résultats ordinaires du haschisch. Sous cette forme nouvelle, le haschisch n’a rien de désagréable, et on peut le prendre à la dose de 15, 20 et 30 grammes, soit enveloppé dans une feuille de pain à chanter, soit dans une tasse de café. » Les seuls résultats tangibles de cette première expérience furent une bonne colique et un autoportrait peint sur pied un peu décalé, avec un Charles deux fois plus grand que la colonne Vendôme. Dans Le Poème du haschich, il se décrit pourtant comme un consommateur idéal, « un tempérament à moitié nerveux, à moitié bilieux [...] ajoutons un esprit cultivé, exercé aux études de la forme et de la couleur ; un cœur tendre, fatigué par le malheur ». Des débuts gentillets, sans plus. « Simple observateur » Arrivent les fantasias du peintre Boissard de Boisdenier en 1845-46 : des rave parties select à l’hôtel Pimodan sur l’île-Saint-Louis. Ces réunions, au nombre d’une dizaine, ont eu pour thème la dégustation du haschisch, très en vogue chez les médecins, et l’étude de ses conséquences. Tout cela sous le contrôle bienveillant d’un aliéniste pour éviter toute tentative de défenestration. S’y presse Théophile Gautier, qui rapporte, dans La Revue des deux mondes sous le titre Le Club des Haschischins en 1860 : « Assurément, les gens qui m’avaient vu partir de chez moi à l’heure où les simples mortels prennent leur nourriture ne se doutaient pas que j’allasse à l’île Saint-Louis, endroit vertueux et patriarcal s’il en fût, consommer un mets étrange qui servait, il y a plusieurs siècles, de moyen d’excitation à un cheik imposteur pour pousser des illuminés à l’assassinat, rien dans ma tenue parfaitement bourgeoise n’eût pu me faire soupçonner de cet excès d’orientalisme, j’avais plutôt l’air d’un neveu qui va dîner chez sa vieille tante que d’un croyant sur le point de goûter les joies du ciel de Mohammed en compagnie de douze Arabes on ne peut plus français. » De son côté, Honoré de Balzac passe voir, écoute mais hésite à goûter pour finalement conclure, dans une lettre à Madame Hanska : « J’ai résisté au haschich et je n’ai pas éprouvé tous les phénomènes : mon cerveau est si fort qu’il fallait une dose plus forte que celle que j’ai prise. Néanmoins, j’ai entendu des voix célestes et j’ai vu des peintures divines. J’ai descendu pendant vingt ans l’escalier de Pimodan... Mais ce matin, depuis mon ARTIFICE

page 125

« L’opium creuse la volupté et de plaisirs noirs et mornes remplit l’âme au-delà de sa capacité. » Charles Baudelaire, Les Paradis artificiels

réveil, je dors toujours, et je suis sans volonté. » Dans sa préface aux Fleurs du mal, Gautier précise que Baudelaire ne « vint que rarement et en simple observateur ». Par la suite, zéro trace d’un nouvel abandon cannabique pour le poète tourmenté. Dans la première partie des Paradis, intitulée De l’idéal artificiel, le haschich (d’abord publiée dans la Revue contemporaine en 1858), cette drogue est d’ailleurs plutôt condamnée de manière violente et peu précise. Comme le souligne le biographe Claude Pichois dans les notes des Œuvres complètes : « Le haschisch fut pour lui une curiosité exotique, l’opium une habitude tyrannique. » Une p’tite goutte ? Ah, cette fiole de laudanum, opium dilué dans l’alcool. Dans Chambre double tirée du Spleen de Paris (1861), elle est présentée comme une « vieille et terrible amie ». Elle arrive dès 1847 sur sa table basse pour combattre les affres de la dépression et alléger ses douleurs intestinales issues de la syphilis, probablement contractée durant sa relation avec la prostituée Sarah la Louchette dès le début des années 1840. Consommation d’ordre médical, donc. Tout comme celle de Thomas de Quincey, qui souffrait de névralgies faciales aiguës ; la traduction de ses Confessions d’un Anglais mangeur d’opium (1822) fournira à Baudelaire la deuxième partie des Paradis artificiels. Dans une lettre à sa mère datée du 17 février 1866, Charles indique une consommation maximum de 150 gouttes par jour d’une préparation deux fois plus forte que celle de Quincey, mais l’Anglais en consommait 8000 gouttes par jour... Toxico modéré, l’auteur de L’Invitation au voyage tente une rehab en 1860, au moment même de la publication intégrale des Paradis artificiels et sans doute en suivant l’exemple du sevrage de Quincey. L’ouvrage se révèle moraliste – « Les chercheurs de paradis font leur enfer, le préparent, le creusent avec un succès dont la précision les épouvanterait peut-être » –, mais ses visions illuminées suscitent la tentation : « L’opium agrandit ce qui n’a pas de bornes, allonge l’illimité, approfondit le temps, creuse la volupté et de plaisirs noirs et mornes remplit l’âme audelà de sa capacité. » L’opium n’est plus thérapeutique : il devient un puissant adjuvant créatif, par conséquent destiné aux artistes et à eux seulement. On lit alors dans L’Homme-Dieu (1860) : « Pour juger les merveilles de l’opium, il serait absurde d’en référer à un marchand de bœufs ; car celui-ci ne rêvera que bœufs et pâturages. » —


Beauté

Flacon gravé à l’or fin, bracelet dentelle et nœud de satin : le parfum se fait bijou et se pare de ses plus beaux attraits pour célébrer la nouvelle année.

Par Lucille Gauthier Illustration Hélène Georget ARTIFICE

page 126


Marry Me de Lanvin Eau de toilette, 50 ml, 59 euros Alien de Thierry Mugler Eau de parfum ressourçable en édition limitée, 30 ml, 71 euros Flowerbomb Viktor & Rolf Eau de parfum en édition limitée, 100 ml, 105 euros Fan Di Fendi Eau de toilette, 50 ml, 74 euros Guilty de Gucci Eau de parfum, 75 ml, 90 euros Chloé Intense Eau de Parfum Collect’Or en édition limitée, 50 ml, 80 euros

ARTIFICE

page 127

Boudoir Sin Garden de Vivienne Westwood Eau de parfum, 50 ml, 63 euros Peace, Love and Juicy Couture Eau de Parfum, 100 ml 68 euros Magnolia Nobile de Acqua di Parma Cologne en édition limitée, 100 ml, 116 euros Minuit Noir de Lolita Lempicka Eau de Parfum en édition limitée, 100 ml, 87 euros Calvin Klein Beauty Eau de parfum, 50 ml, 65 euros Gold Rush de Giorgio Armani Palette pour le teint, 55 euros


THURS. 20TH JANUARY 2011

LE BOOK presents

Thursday, January 20th from 11:30am to 8:30pm

THE HANGAR @ MILK STUDIOS LA 844 Cole Ave. LOS ANGELES, CA | BY INVITATION ONLY | RSVP www.lebook.com/connections NExT STOP: PARIS March 30th & 31st | NEW YORK June 1st & 2nd


BeautĂŠ

Photographie Vincent LG & Alex Bertone (chez mks milano) Coiffure et maquillage Elise Ducrot (chez annramirezagency) Modèle Laila (chez OUI Management)

ARTIFICE

page 129


Photo

Transsexuelle iconique, Amanda Lepore inspire des polaroïds weirdo au New-Yorkais Jeremy Kost. Balade avec l’artiste et réaction mitigée de sa muse. ARTIFICE

page 130


entretien Laure Alazet photographie Jeremy Kost

C

’est une conversation badine dans les rues du Marais, à Paris. Début octobre, le photographe new-yorkais Jeremy Kost, 33 ans, cheveux en crête à la Beckham et lunettes masque XXL, exposait à la galerie Nuke une quinzaine de collages photographiques intitulés Amanda The Beautiful, a True American Icon, parallèlement à la sortie du second numéro de Candy, « le premier magazine de style transversal » lancé en Espagne fin 2009. On y découvre Amanda et ses mignons en petite tenue, ou Amanda brandissant le drapeau américain, shootés au polaroïd. Une centaine d’autres clichés exubérants seront rassemblés dans It’s Always Darkest Before Dawn, première monographie de l’artiste à paraître au printemps. Qu’est-ce qui vous fascine chez Amanda Lepore ? Jeremy Kost : Amanda est la transsexuelle la plus célèbre au monde, une icône américaine dans son style et sa beauté. C’est dur de ne pas être fasciné quand on la regarde. Nous nous sommes rencontrés en 2001 au Cock, un bar gay de l’East Village, à New York. Elle organisait une fête avec son amie transsexuelle Sophia Lamar – elles étaient indécollables mais maintenant elles sont un peu moins copines. Nous avons réalisé ensemble des centaines de polas et de collages. Comme je ne veux ni la blesser, ni tirer avantage d’elle, elle me fait confiance. Elle contrôle son image en sachant exactement ce qui lui va, ce qui la met en valeur, ce qu’elle aime ou pas. Cela ne la rend pas diva pour autant ; mais si elle n’aime pas ton projet, elle te le dira [voir encadré]. D’où vient cette idée de polaroïds érotico-patriotiques ? J’ai shooté cette série pour le magazine Candy. Elle s’inspire du film Myra Breckinridge [Michael Sarne, 1970] dans lequel Mae West et Raquel Welsh, deux icônes gays, jouent des transsexuelles – peut-être le film le plus gay du monde, super kitsch, incroyable. Dans une scène très célèbre, Raquel Welsh, coiffée d’un chapeau de cowboy et vêtue d’un bikini aux couleurs de l’Amérique, viole un jeune homme. Ça explique le collage avec Amanda vêtue d’un drapeau américain. Dans une autre scène, Mae West organise un casting habillée d’une espèce de grande robe et tous les garçons sont alignés avec sa photo à la ARTIFICE

page 131

« Je te laisse imaginer mes prises de vue avec Amanda devant un étalage de fruits et légumes. » Jeremy Kost

main – dans le film ils portent un costume, mais dans mes collages ils sont en sous-vêtements et Amanda… complètement nue. Amanda a travaillé avec Pierre et Gilles [2001] ou David Lachapelle [2002]. Qu’avez-vous vu en elle que vos illustres prédécesseurs avaient loupé ? J’adore ses photos avec David Lachapelle [notamment Andy Warhol's Marilyn, où Amanda incarne son idole, Marilyn Monroe, façon Warhol]. Cela relève du rêve, du fantasme. Moi, je ne veux pas l’imaginer dans des réalités alternatives : l’accent est mis sur sa magnifique personnalité. Mais pourquoi la choisir comme sujet ? Tous mes collages avec des drag-queens font référence à la notion de transformation. A 21 ans, je pesais 115 kg, j’ai été énorme pratiquement les deux tiers de ma vie ! Quand j’ai accepté mon homosexualité, je me suis dit qu’il était temps de s’imposer un régime draconien. J’ai alors réalisé que mon attirance pour les drag-queens et le maquillage


« Ces photos sont bizarres... J’ai l’air complètement déformée ! » Amanda Lepore

outrancier venait de cette idée de devenir quelqu’un d’autre le temps d’une nuit – ou d’une vie, pour Amanda. L’idée de transformation est amplifiée dans la transsexualité. Pensez-vous parfois au fait qu’Amanda a été un homme autrefois ? Vraiment jamais – je ne la connais que femme. C’est une construction. J’ai longtemps travaillé avec des ladyboys en Thaïlande, ceux dont tu ne peux dire s’ils sont ou non transsexuels. Pour eux comme pour les drag-queens, l’artificiel est un moyen d’accès à une nouvelle vie. Dans mes collages, le plus outrancier est toujours le plus réussi. Je pousse de plus en plus les drag-queens à sortir du milieu de la nuit pour les mettre dans la rue avec une coiffure et un maquillage hallucinants, leur faire faire des tours de manège ou les faire poser devant des peintures religieuses. Je te laisse imaginer mes prises de vue avec Amanda devant un étalage de fruits et légumes… Vous shootez avec un polaroïd, donc sans retouche. Pour un résultat sans artifice ? C’est pour cette raison que je montre mes collages avant toute chose. N’importe qui peut réaliser une belle photo s’il dépense une somme prohibitive dans l’appareil. Je déteste cette idée. L’important, c’est l’objet tel qu’il est, sans artifice, oui. Comme Andy Warhol, vous avez toujours votre pola dans la poche ? Non, parce que j’ai besoin d’être prêt mentalement pour prendre des photos. Pour Warhol, c’était un mécanisme de défense, pour créer de la distance. Je ne savais pas qu’il travaillait sur les polas avant de m’y mettre. J’ai commencé parce que j’étais seul dans un bar – mes copains Scott et Pedro n’étaient pas libres ce soir-là. C’était ma façon d’entrer en contact avec les autres, moins maintenant. Enfin, citez cinq objets artificiels dont vous ne pourriez vous séparer ? [Très longue hésitation] Mon déodorant, mon polaroïd, mon iPhone, mon Mac et mon parfum Tom Ford. — It’s Always Darkest Before Dawn Powerhouse Books jeremykost.com ARTIFICE

page 132


Interview

« Je suis le symbole de l’Amérique » Pas super emballée par ce boulot, Amanda Lepore répond au téléphone pour sept minutes de bonheur. « Salut c’est Amanda Lepore, la transsexuelle n° 1 dans le monde à avoir un vagin en fonctionnement. Seul Dieu sait où je me trouve en ce moment, alors laissez-moi un message après le bip s’il vous plaît. Xoxo. » C’est mon troisième essai, elle ne décroche pas. Pas faute d’avoir essayé de lui parler en vrai : le soir du vernissage de Jeremy Kost, la diva new-yorkaise était très attendue pour une performance à La Machine, jouxtant le MoulinRouge. Dans une ambiance déjà survoltée par l’élection de Miss Cocotte, Amanda arrive en retard, traverse la foule en robe pailletée beige et rejoint sur scène son acolyte Cazwell, qui produit la plupart de ses récentes chansons pop. Je ne la verrais que de loin, finir en portejarretelles bleu à strass, mimer une danse de robot et se dandiner. Quelque part entre freaky Barbie et une patiente acharnée de Nip/Tuck sous MD, Amanda, née Armand en 1967, a entamé sa transformation en lady à 15 ans. Elle a subi une quinzaine d’opérations, de la rhinoplastie à la fracture des côtes. D’abord connue comme hôtesse des fêtes les plus folles de New York, elle cumule les rôles de muse, chanteuse, mannequin transgenre et actrice. La veille de cet entretien, elle twitte « la crème Premarin rend les parois vaginales bien plus élastiques ». Vers minuit, je recompose son numéro : une voix profonde et rocailleuse décroche. Oh dear! Amanda, selon le titre de l’exposition de Jeremy Kost, êtes-vous une véritable icône américaine ? Amanda Lepore : Oui. Je me considère comme le symbole de l’Amérique. Mais vous savez, je n’aime pas vraiment les collages ARTIFICE

page 133

exposés, ce sont des photos bizarres. Je suis très sensible et je passe tellement de temps à travailler sur mon apparence… Je les espérais plus flatteuses. J’ai l’air complètement déformée ! Je ne m’attendais pas du tout à ça. Mais bon, Jeremy est un ami. Et j’ai adoré l’article que Lady Fag a écrit sur moi dans Candy. Comment expliquez-vous que vous fasciniez des jeunes artistes ? Ça vient de toute cette chirurgie esthétique. Et aussi, je crois, de mon travail avec David Lachapelle. Il prend vraiment des photos magnifiques et m’explique toujours sa démarche. Avec Jeremy, je me suis sentie incomprise : il fait des choses abstraites et c’est frustrant, tout de même, quand vous travaillez si fort sur votre beauté. Qu’est-ce que ces transformations signifient pour vous ? Elles m’ont permis de devenir qui j’aime, d’être belle. Vous évoluez dans la mode, vous chantez, vous réalisez des performances. Mais à quoi ressemble Amanda Lepore le mardi vers 9h32 ? Je vais beaucoup à la gym, je fais beaucoup d’exercice pour être belle. Je prends soin de moi. Généralement, je porte juste un foulard, sans maquillage. Quand je ne suis pas sur scène, je ne veux pas être show off. Enfin, citez trois objets artificiels dont vous ne pourriez vous séparer ? [Sans hésiter] Le rouge à lèvres. La teinture blonde décolorante. Les pilules d’œstrogènes. — Entretien L. A. Nouvel album I… Amanda (Infos sur son Myspace)


Portfolio

Photographie Phil Toledano

Photographies tirées de la série "A New Kind of Beauty"

ARTIFICE

page 134


ARTIFICE

page 135


ARTIFICE

page 136


ARTIFICE

page 137


ARTIFICE

page 138


ARTIFICE

page 139


Tourisme

Sexagénaire botoxée lips et faux lolos, la « Reine de la country » Dolly Parton, immortelle interprète de Jolene, règne sur un parc d’attractions très populaire et bien cheap. A l’est du Tennessee, bienvenue à Dollywood !

par Elise Costa (à Pigeon Forge)*

I

l ne reste toujours qu’une chambre de libre dans ce coin des Etats-Unis. Par-delà le ciel du Kentucky et à l’ouest des plaines désertiques de la Caroline du Nord, là où les Great Smoky Mountains jaillissent des terres cherokees, les veilleurs de nuit des motels aiment faire croire aux touristes qu’ils ont de la chance. Il y a un mois, trois prépubères de Floride se sont fait la malle en direction de Nashville, Tennessee. A la police, ils ont avoué avoir fugué pour visiter Dollywood, l’un des parcs d’attractions les plus populaires des Etats-Unis, l’empire kitsch de Dolly Parton. Qu’est-ce que le lieu a de si alléchant pour que des ados qui ont autant de poils pubiens qu’une stripteaseuse rêvent d’aller jusqu’à Pigeon Forge ? Née en 1946 dans une bicoque crasseuse sur les collines de Sevierville, la « Reine de la Country », nourrie à la musique des honky tonks, estaminets de fortune construits au bord des routes de cette région puritaine surnommée Bible Belt, s’est bâti une gloire en quelques décennies. Après s’être fait connaître dans des radios locales, celle qui « racontait des blagues cochonnes à l’école » se retrouve à 13 ans sur les planches du prestigieux music-hall The Grand Ole Opry de Nashville, où se produit depuis quatre-vingt-cinq ans la fine fleur ARTIFICE

page 140

de la country. C’est Johnny Cash qui la présente au public ce soir-là. Engagée dès 1967 comme chanteuse pour un show télévisé, elle signe un soir un autographe à une fillette de 9 ans, du nom de Jolene. La suite ? La sublime complainte Jolene, composée par ses soins, est certifiée tube planétaire et se classe parmi les cinq cents meilleures chansons de tous les temps selon Rolling Stone. Ce qui lui permet de s’offrir quelques bonnets supplémentaires. Et probablement un ou cinq liftings. Quand Larry King, présentateur vedette de CNN, lui assène un « Vous avez fait de la très bonne chirurgie esthétique ! », elle répond : « Merci, vous aussi ! » Voilà ce qu’est devenue la blondinette aux brushings vertigineux et aux longues robes de strass : une mémé retapée sachant faire sa répartie un outil de travail. Le sacre du clinquant Au 1020 Dollywood Lane, deux mille salariés s’activent sur plus de soixante hectares au sud des Appalaches. Enclavés dans les montagnes brumeuses, hôtels, restaurants et boutiques de souvenirs accueillent tous les ans plus de deux millions de vacanciers. Une institution, au même titre que Graceland. Baptisé depuis 1961 Rebel Raidroad, Goldrush Junction ou Silver Dollar City Tennessee, le lieu n’est devenu l’acquisition de Poupée Parton qu’en 1985. Il compte aujourd’hui plus de quarante attractions et le parc aquatique Dollywood’s Splash Country. Imaginez Yvette Horner qui ouvrirait un Walibi. Comme toute citadelle du toc qui se respecte, l’endroit a un je-ne-sais-quoi de beau et de pathétique. Le sacre du clinquant dans toute sa splendeur, un endroit puisé dans l’esprit d’un vieil hippie en pleine descente. Entre la réplique de la maison de planches où a grandi Dolly et les grands 8 virevoltant au-dessus des fausses rivières colorées, les décors se succèdent au gré des saisons sans que le mélange du fuchsia et du rose


« Je suis artificielle, mais ça part d’un bon sentiment. »

© DR

Dolly Parton,

ARTIFICE

page 141


Comme toute citadelle du toc qui se respecte, Dollywood a un je-ne-sais-quoi de beau et de pathétique. pailleté ne constitue une faute de goût. Gospel, country et bluegrass sont régulièrement joués live, parfois par les membres de la famille Parton. Un train comme celui qui poursuit les gamins dans Stand By Me (Rob Reiner, 1986) propose une escapade de vingt minutes au cœur de la vallée. Dents blanches et bombes de laque humaines vous tendent des t-shirts à l’effigie de la superstar. Et aux quatre coins du parc, son logo : un gros lépidoptère multicolore, symbole du sexe féminin, qui nous rappelle la féministe assumée qui montrait son derrière au petit ami de sa sœur en braillant des paroles grivoises, et qui s’étend à longueur d’interviews sur son attrait pour le sexe. Nul besoin d’être Freud pour comprendre pourquoi ces gamins de Floride, gouvernés par leurs hormones, ont économisé 700 dollars pour se rendre à Dollywood.

Culture générale

Quelques futilités à savoir sur Dolly P. et ses big big titties.

adolescents amish et des familles venues d’Alabama pour voir Mountain Rukus, un groupe de bluegrass chargé de faire patienter le public avant le début des festivités. Un vieux en salopette demande si c’est la première fois que nous venons voir le spectacle, comme si toute personne sensée pouvait avoir envie de remettre les pieds dans un endroit où le popcorn coûte un rein et où l’alcool est interdit. Les portes s’ouvrent et une poignée d’obèses au teint vitreux se précipite à l’intérieur. Des serveurs déguisés en soldats de l’armée sudiste expliquent alors le déroulement du bousin : tout le monde mange avec ses doigts. Pas de couvert, pas de photo, et autant dire pas de fiole de bourbon cachée dans la culotte. Les épis

1. Dolly est l’une des seules, avec Marge Simpson, à avoir posé en couverture de Playboy non dévêtue (octobre 1978). 2. Lee Solters, l’attaché de presse de Frank Sinatra, a dit : « Je connais Dolly depuis qu’elle est plate ! » Chic. 3. C’est la marraine de Miley Cyrus – tout s’explique, pas vrai ? 4. En novembre 2005 lors d’une interview à The Insider, elle dément avoir fait assurer sa poitrine. Gonflée. 5. MacLean & MacLean, équivalents canadiens eighties de Flight Of The ARTIFICE

page 142

Conchords, ont composé une ode à ses seins, sobrement intitulée : Dolly Parton’s Tits. 6. Son mari, Carl Dean, est l’équivalent de la femme de Columbo : souvent cité, jamais vu. 7. La route qui mène à Sevierville, sa ville natale, porte son nom : The Dolly Parton Parkway. 8. Russ Meyer (Faster, Pussycat! Kill! Kill!, Vixens) rêvait de tourner un film sur sa poitrine avantageuse. 9. A toujours un revolver .38 sur elle. — E. C.

© DR

Pas de fiole dans la culotte Sous sa perruque peroxydée, Dolly Parton est moins stupide qu’elle en a l’air. Consciente de devoir sa carrière à ses rencontres fortunées, elle sait néanmoins qu’elle n’en serait pas là sans ambition dévorante. Ajoutez la ritournelle de ses fans (« Il faut bien une énorme poitrine pour cacher cet énorme cœur ») et le développement de l’entreprise dollywoodienne prend tout son sens. En 1988, l’interprète de Dumb Blonde lance aussi une chaîne de théâtre-restaurant, « Dixie Stampede », à Pigeon Forge d’abord, puis en Caroline du Sud (1992) et dans le Missouri (1995). Dixie Stampede ! est-ce un cirque ? une comédie musicale ? Le dîner y est servi à six heures tapantes. Dans une grange en contreplaqué s’entassent des


Antécédents

Les cinq instants drag-queen de Lady Parton.

1. « C’est une bonne chose que je sois née fille, autrement j’aurais été un drag-queen. » 2. En 2004, elle compose Travelin’ Thru pour l’excellent queer-movie Transamerica, avec Felicity Huffman. 3. Dans les années 90, elle collabore avec la marque de cosmétiques Revlon pour sa collection de perruques, Revlon’s Ingenue. 4. Elle achète ses escarpins chez Frederick, boutique de lingerie excentrique à Hollywood. 5. Comme à Disney World, une journée « OUT of the Park », chargée de promouvoir la fierté des gays, lesbiennes, bisexuels et transsexuels, est organisée régulièrement à Dollywood. —

lui faire porter des vêtements aussi serrés et l’obliger à se brûler les cheveux à l’eau oxygénée. Réponse : « Sans vouloir t’offenser, papy, je fais tout ça moi-même. Le Diable n’y est pour rien. » Bien que les photos de Dolly jeune, avec son teint frais et son sourire mutin, démontrent le contraire, elle n’a jamais cru à sa beauté naturelle. Dans une entrevue accordée au Times en janvier 2010, elle affirme : « Je suis artificielle, mais ça part d’un bon sentiment. » C’est toute la complexité du personnage, car avec ses seins pour myopes, sa collection de perruques et ses ongles en résine, Parton incarne une idée du sexy contestataire qui défie ce monde régi par les hillbillies, ces culs-terreux qui ont fait de la country une anthologie d’abus de boissons et de filles faciles, qu’elle aime pourtant avec sincérité.

E. C.

© DR

de maïs beurrés sont distribués à une cadence militaire et des poulets entiers sont servis en plat de résistance pendant que l’hymne américain résonne contre la paille. Pete Owens, manager des relations publiques de Dollywood, voit Dolly Parton comme « le Walt Disney des Smoky Mountains » et, en observant le spectacle familial avec chevaux, bannière étoilée et Indienne habillée en papillon d’amour qui survole les gradins, ça se tient. Au bout d’une heure, l’image haute-définition de la mamie blonde est projetée sur l’écran central. Elle rappelle combien l’Amérique est unie dans la foi et se bat pour la liberté, et la seule chose qui vient à l’esprit est : doit-elle réenregistrer ce message à chaque nouvelle opération esthétique ? Jézabel peroxydée Dolly Parton raconte souvent cette anecdote : enfant, elle a un jour croisé une prostituée non loin de chez elle, ongles peints en rouge, cheveux décolorés et tous les artifices qui incombent à la profession. Et tandis que sa mère ne put réprimer un « quelle mauvaise graine ! », elle se rappelle avoir pensé « je veux être comme elle ». Cette féminité ostentatoire a toujours représenté un idéal pour elle, à l’instar de Mae West, sex-symbol des années 30 et actrice rebelle qui se déhanchait outrageusement du haut de ses talons de 20 cm, à qui elle a d’ailleurs été comparée. Son grand-père la surnommait « Jézabel » – cette reine biblique qui selon les Saintes Ecritures « excitait son mari à faire ce qui est mal aux yeux de l’Eternel » – convaincu qu’il n’y avait que Lucifer pour ARTIFICE

page 143

Le coût du faux A l’est du Tennessee, comme partout ailleurs aux EtatsUnis, la préservation de l’architecture, aussi ancienne soit-elle, n’est pas entrée dans les mœurs. Tout est détruit, reconstruit et remodelé en permanence pour s’adapter à la perception du beau sur le moment. En territoire cherokee, les Indiens, surnommés « early people » par certains guides, se griment en caricatures d’eux-mêmes dans les représentations pour touristes. Ils n’en restent pas moins des autochtones, avec leurs valeurs et leurs traditions. Leurs parures faussement ancestrales ne seraient-elles pas un moyen de rester accordés à ce qu’ils sont vraiment ? C’est ainsi que qu’on peut voir la chanteuse mutée en momie drag-queen non comme un paradoxe vivant mais bien comme une femme fidèle à ses origines. Dès son plus jeune âge, Dolly « voulait être jolie » (Playboy, octobre 1978). Admirons au moins sa détermination à essayer : « Cela coûte très cher d’avoir l’air si fausse », admet-elle volontiers. Et quelle plus surprenante récompense que de rentrer dans l’Histoire de la génétique ? En référence aux cellules de glandes mammaires dont elle est issue, Dolly la brebis, le premier mammifère artificiellement cloné en 1996, lui doit son nom. Yeeha ! — * Auteur du roman road trip Comment je n’ai jamais rencontré Britney Spears (éditions Rue Fromentin). My Life and Other Unfinished Business, Dolly Parton, Ed. Harper Collins, 1995


publi-rédactionnel

Avec la collection Casio G-Shock GD-100 et DW-6900, indestructible et extra-luminescente Photographie Marc Da Cunha Lopes Stylisme Stéphane Gaboué Réalisation David Herman Retouches 3D Waldo Lee Maquillage Hugo Villard Coiffure Bénédicte Cazau Modèles Jérémie Calais, Michael Petrilli, Kenta Kikushi chez Beatrice Models Assistant mode Jean François Lautard Remerciements Emmanuel Duverrière de Pernod, Florianne Brisabois de Citroën Retrouvez le making-of vidéo réalisé par Anna & Julia Tarissan sur g-people.com

ARTIFICE

page 144


Ci-dessus Montre G-SHOCK Ci-contre Blouson OLIVIER STRELLI Pull PIERRE CARDIN Pantalon blanc SCOTCH AND SODA Montre G-SHOCK


DIN Pantalon SCOTCH AND SODA

Blouson QASIMI Pull PIERRE CAR

Montre G-SHOCK

Ninjas DIN Chaussures VERSACE WESTWOOD Pantalon PIERRE CAR Blouson VERSACE Hoodie VIVIENNE Monstre AS Veste en cuir QASIMI Chaussures ADID Cape et pantalon BARBARA GONGINI

ARTIFICE

page 146


Héros Blouson QASIMI Pull PIERRE CARDIN Pantalon SCOTCH AND SODA Montre G-SHOCK Chaussures RYNSHU

OOD ACE VERS E WESTW N Blouson N IN IE RD VIV Hoodie RE CA E n PIER Pantalo s VERSAC ure Chauss


RELLI Blouson OLIVIER ST IN RD CA E RR PIE l Pul Montre G-SHOCK

ARTIFICE

page 148


Blouson ADIDAS Pantalon et chaussure RYNSHU Lunett es PIER

RE CARDIN Chaussures PIERRE CAR

Méchant Pull VERSACE Pantalon en cuir VERSACE Ceinture PIERRE CARDIN KREMER Lunettes MYKITA/ROMAIN NO Chaussures JOHN GALLIA

ARTIFICE

page 149

DIN


ARTIFICE

page 150


Héros Blouson ADIDAS Pantalon et chaussures RYNSHU Lunettes PIERRE CARDIN Chaussures PIERRE CARDIN Montre G-SHOCK Méchant Pull VERSACE Pantalon en cuir VERSACE Ceinture PIERRE CARDIN Lunettes MYKITA /ROMAIN KREMER Chaussures JOHN GALLIANO

ARTIFICE

page 151


ARTIFICE

page 152


Blouson OLIVIER STRELLI Pull PIERRE CARDIN Pantalon SCOTCH AND SODA Montre G-SHOCK Chaussures RYNSHU

Retrouvez le making-of vidéo réalisé par Anna & Julia Tarissan sur g-people.com ARTIFICE

page 153


Cinéma

par J. X. Williams* traduction Digby WardeAldam

S

ans aller jusqu’à dire que George Lucas me rend fier d’être américain, admettons-le : les effets spéciaux nous appartiennent. Enfin, nous appartenaient, jusqu’à ce que les studios soustraitent leur fabrication dans des camps de travail en Asie du Sud-Est, où des orphelins birmans de 6 ans besognent en rangs d’oignons, scotchés à leurs ordinateurs pirates... Tourner des films n’a plus rien de rigolo de nos jours. Mais laissez-moi vous tuyauter sur tous ces trucages visuels. Tout d’abord, ça n’a pas commencé avec Méliès [Le Voyage dans la Lune, 1902]. En fait, les vendus du Vatican au XVIIIe siècle sont les seuls responsables. Dans l’église Saint-Ignace de Loyola à Rome, l’immense trompe-l’œil (17 m de large, 36 m de long) recouvrant depuis 1685 le plafond de la nef a un effet 3D qui suffirait à mettre James Cameron à genoux de peur devant Dieu. La fresque dépeint l’histoire des missionnaires d’Ignace de Loyola, über-jésuite accueilli au Paradis par le Christ et la Vierge Marie, entouré de ses disciples. Au milieu, un vide infini aspire les corps flottants vers l’inconnu, un peu comme le tourbillon de la chasse d’eau – mais dans ARTIFICE

page 154

le bon sens. Cette voûte réalisée par l’Italien Andrea Pozzo (1642-1709) m’a violemment tourné la tête, au point d’être à deux doigts de gerber sur le sol en marbre. J’attribue cet état en partie à mon malaise instantané en présence de symboles chrétiens – Jésus me fait flipper. Cependant, ma forte envie de régurgiter mon déjeuner avait de subtiles origines géométriques. En réduisant les hauteurs à la périphérie de l’image, puis en zoomant au ralenti vers le vide infini, ces jésuites astucieux avaient créé un trompe-l’œil [après celui de L’Assomption de la vierge de Corrège vers 1526] d’une énormité à la fois vertigineuse et insupportable. Au centre, les perspectives se métamorphosent, l’espace s’ouvre – un cauchemar d’agoraphobe. Mais soudain, le chaos s’éteint : on entre dans l’œil du cyclone. On baisse la tête et sur le sol un cercle vous indique une zone de sécurité. Très mignon. Le génie de cette œuvre, c’est que Pozzo a effectivement créé une métaphore de la doctrine catholique : cette zone de sécurité représente le refuge garanti par l’obédience, hors de laquelle sévit le maaaaaauvais œil. En allemand, unheimlich signifie « étrange », « terrifiant ». Heidegger

© DR

Les effets spéciaux de Tron l’héritage remontent-ils à l’Italie du XVIIe siècle ? Le sulfureux cinéaste américain J.X. Williams nous éclaire de sa lanterne magique, à en donner le tournis.


Le film

Tron commun

Tout était fait à la main. Ça avait l’air grossier. Ça avait l’air faux. Et les spectateurs adoraient.

© DR

A gauche Tron 2 : fastoche. Ci-dessus Méliès, daté mais indépassable.

a utilisé ce terme pour désigner l’angoisse existentielle, mais il a aussi un sens spatial ; il désigne un état horrible, aussi spirituel que physique. Comme si la fresque hurlait au spectateur : « Ecoute-moi bien, espèce de païen de merde ! Reste où tu es et il n’y aura pas de bobo ! » La mer Rouge fendue en deux Sans s’appesantir sur les effets spéciaux des siècles intermédiaires (parmi lesquels : les lanternes magiques, les panoramas, les photos stéréoscopiques, la pyrotechnie), on arrive à la belle époque des artifices visuels. Les visionnaires des années 30, voire des années 50 comme Ray Harryhausen (Le Monstre des temps perdus, Les Soucoupes volantes attaquent). Ils ont rendu possible l’impensable : les inoubliables mouvements saccadés de King Kong au sommet de l’Empire State Building (dans la version de Merian C. Cooper et Ernest B. Shoedsack, 1933) ou l’attaque des spadassins-squelettes dans Le Septième voyage de Sinbad (Nathan Juran, 1958). Ces techniciens ont fendu en deux la mer Rouge, ont créé des univers éclatants. Tout était fait à la main. Un filet ARTIFICE

page 155

Lorsque Tron sort en 1982, la révolution digitale n’en est qu’à ses débuts – trop tôt pour empêcher le semi-bide. Il marque néanmoins l’avènement de l’image de synthèse, devenue depuis l’ingrédient de base des blockbusters. Presque trente ans plus tard, Disney mise sur Tron l’héritage pour ramener chez Mickey la génération d’ados techno-geeks. Paradoxalement, en racontant peu ou prou la même histoire – hormis un fallacieux rapport père-fils, un humain doit encore empêcher des logiciels dotés de vie de s’emparer du monde. Et comme dans le premier volet, le film a le défaut d’être ultrasegmenté : le propos reste cryptique pour qui a séché l’option informatique au collège. Ce qui a changé ? L’esthétique. Ce Tron 2.0 est une démonstration de design, un rutilant salon du pixel cachant la misère de son scénario derrière des néons fluo. Ce tape-àl’œil cache pourtant une merveille : le personnage de Clu est « joué » par un saisissant clone rajeuni de Jeff Bridges, héros du film originel, d’une perfection photo-réaliste à faire enrager James Cameron. Seule l’impossibilité actuelle à reproduire des yeux humains indique qu’on est en face d’un être synthétique. Derrière la sensation lassante de visiter un Ikea futuriste, Tron l’héritage dissimule une belle idée : son effet spécial le plus renversant – et le plus déterminant quant à l’avenir du cinéma, rendant plausibles des corps d’acteurs virtuels – est aussi le moins ostentatoire. — Alex Masson

Tron l’héritage, en salles le 2 février


de pêche guidait la soucoupe volante à travers l’écran, le ketchup passait pour le sang des victimes, on jetait des mannequins par la fenêtre. Ça avait l’air grossier. Ça avait l’air faux. Et les spectateurs adoraient. Guernica sur Photoshop Tron, premier du nom, réalisé en 1982 par Steven Lisberger, a tout foutu en l’air. Après lui, les films ont vendu leur âme à l’infographie. Jusque-là, fabriquer des effets spéciaux demandait énormément de créativité à un réalisateur de série B. Les petits budgets vous forçaient à inventer, à expérimenter. Chaque jour apportait un nouveau problème et sa solution pour faire illusion. C’était de l’artisanat, de la même façon que Michel-Ange a peint la chapelle Sixtine. S’il vivait aujourd’hui, vous croyez que Picasso aurait retouché Guernica sur Photoshop ? Si vous répondez oui, reposez cette revue et jetez-vous immédiatement dans la Seine. Les abrutis de votre espèce réduisent pour rien les réserves limitées d’oxygène mondial. Aujourd’hui, il n’y a plus de Ray Harryhausen, de Douglas Trumbull (directeur des effets spéciaux de 2001 L’Odyssée de l’espace, Rencontre du 3e type ou Blade Runner) et de Linwood G. Dunn (idem pour King Kong, Citizen Kane ou la série Star Trek). Ces types étaient des artisans, sinon des artistes. C’est HAL 9000, l’ordinateur de 2001, qui les a remplacés. Si chaque préposé aux effets spéciaux utilise les mêmes logiciels selon les critères dictés par les studios, devinez quoi ? Les effets sont lisses, ennuyeux et monotones. Il y eut une ère où

La motion capture est la pornographie des effets spéciaux.

Un livre

Monstres VIP Who Stopped Living and Became Mixed-Up Zombies! Ray Dennis Steckler, 1964), en romans, comics, dessins animés et produits dérivés. On dévore tout ça les yeux globuleux dans Weird World of Eerie, ouvrage luxueux et richement illustré revenant sur plusieurs décennies de publications horrifiques, de couleurs criardes et de photos retouchées érotico-sanguinolentes ayant façonné l’imaginaire de milliers de gamins asociaux dont Tim Burton, Guillermo Del Toro, Alexandre Aja ou Robert Kirkman de la série The Walking Dead. Aux manettes du futur Tintin, Peter Jackson et Steven Spielberg répètent que c’est la revue Famous Monsters of Filmland, fondée en 1958 par le père de tous les nerds Forrest J. Ackerman, qui leur a donné envie de réaliser des films. ARTIFICE

page 156

Fort dangereusement, ce magazine continue, à l’ère du tout-numérique, son odyssée de papier et s’avère largement chroniquée dans l’ouvrage. Et alors que Canal+ prépare une série sur un monstre aquatique parisien – impossible d’en dire plus au risque de finir dans la Seine –, on comprend en bavant que la petite boutique des horreurs est loin de mettre la clé sous la porte. — Jean-Emmanuel Deluxe Mike Howlett Weird World of Eerie publications Feral House Famous Monsters of Filmland famousmonstersoffilmland.com © DR

Dracula (Tod Browning, 1931), La Momie (Karl Freun, 1932), Le Loup-garou de Londres (Stuart Walker, 1935), La Créature du lagon noir (Jack Arnold, 1954)… Les monstres Universal nous hantent. Sous son maquillage de Frankenstein (James Whale, 1931), Boris Karloff générait chez les kids autant d’hystérie que le – tout aussi monstrueux – chanteur Justin Bieber aujourd’hui. Face à ce succès, le bestiaire proliféra et se déclina en séries B (La Guerre des mondes et ses extraterrestres belliqueux), en séries Z (The Incredibly Strange Creatures


le cinéma vous montrait des choses que nous n’aviez jamais vues avant. La motion capture est la pornographie des effets spéciaux. Votre imagination est désormais réduite à peau de chagrin.

© DR

Tous contre Tintin ! J’étais particulièrement dégoûté quand George Lucas a retourné sa veste et commencé à insérer, dès 1997, des effets digitaux hideux dans la trilogie Star Wars. Il est presque impossible de voir des copies des films originaux aujourd’hui. Il y a quelque chose de très triste à constater qu’un cinéaste salope son œuvre rétroactivement. Et n’essayez même pas de me lancer sur les remakes ! J’apprends qu’une suite à Tron est prévue cet hiver [voir encadré]. Peut-être que les producteurs vont réussir quelque chose d’unique et de révolutionnaire cette fois : raconter une histoire convaincante. Car Hollywood ruine presque tout ce qu’elle revisite. D’ailleurs MM. Spielberg et Jackson tournent une version de Tintin en motion capture. Début novembre, Peter Jackson déclarait dans le magazine Empire : « Avec la motion capture, nous pouvons donner vie au monde d’Hergé, garder le côté caricatural des visages, conserver son art, le rendre photo-réaliste. » Moi qui vois le monde de façon totalement blasée, je trouve que la profanation digitale de cette icône adorée de la francophonie est un acte révoltant d’impérialisme culturel américain. J’étais ravi de lire que les récentes manifestations antigouvernementales dans votre pays ont permis d’abaisser l’âge légal de départ à la retraite à 47 ans. Contrairement à l’apathie et l’ignorance générale des citoyens américains, c’est rafraîchissant d’entendre un peuple se battre contre le mal. J’espère que tous les lecteurs de ce journal lutteront contre l’adaptation blasphématoire de Tintin – de tout mon cœur, je vous encourage donc à incendier l’Apple Store le plus proche en signe de protestation. —

Star Wars : tout était faux ARTIFICE

page 157

Ray Harryhausen se prépare un petit monstre

* Scandaleusement méconnu en France, influence notable de Martin Scorsese ou Quentin Tarantino, le septuagénaire et mystérieux J.X. Williams a fait l’objet cet été d’une biographie touffue, J.X. Williams, les dossiers interdits (Editions du Camion Noir), préfacée par Jean-Pierre Dionnet, coordonnée par Noel Lawrence et notre collaborateur Jean-Emmanuel Deluxe. Un DVD rétrospectif, Les Films interdits, est également sorti chez Serious Publishing.


Mécanique

Material girl Le robot de Capek est devenu super sexy.

son frère, le peintre Josef Capek, d’après le radical slave robota qui désigne la corvée (rob signifiant esclave), parce qu’automate ne restituait pas l’idée de soumission, ce terme deviendra l’un des plus usités de notre langue de modernes : « robot ». « Efficacité – économie : les robots de Rossum. A partir de 150 $. A chacun son robot ! » Par sécurité et souci de profit, les constructeurs programment la notion de douleur dans les robots ainsi commercialisés :

« Je vous remercie de ne révéler rien de ce que vous allez voir. » Quand il achève la rédaction de R.U.R., drame collectif en un prologue de comédie et trois actes, le poète Karel Capek ignore que s’insinue dans le mystère de ces trois initiales le mot qui transformera à jamais le visage de la science-fiction, comme il accompagnera les bouleversements de l’organisation du travail. R.U.R. relate la fabrication à la chaîne des premiers androïdes par la société Rossumovi Univerzalni Roboti – les « Robots Universels de Rossum », en tchèque – dans le but d’engendrer une civilisation du loisir abandonnant toute main-d’œuvre aux machines. Que les robots nous viennent du théâtre, plutôt que du cinématographe ou de la gazette scientifique, ne laisse pas de surprendre. Modelé par

Dr. GALL : Les robots se blessent parfois parce qu’ils ne ressentent pas la douleur. Un robot met sa main dans la machine, elle lui arrache un doigt […], il ne sent rien. Il faut que ça leur fasse mal. C’est une prévention contre les dégradations du matériel.

Loin encore d’égaler les replicants de Blade Runner ou les méchas d’A.I., l’androïde moderne nous ressemble toujours plus. Au Japon, qui concentre 30 % des artilects (intelligences artificielles) de la planète, ce sont les gynoïdes, machines anthropomorphes à l’apparence et au caractère féminins, douées de parole et quadrilingues, qui passionnent grand public et chercheurs : maîtresse d’école, mannequin, hôtesse d’accueil, dame de compagnie… autant de possibles déclinaisons de la geisha. Leurs réactions aux divers stimuli,

HELENE : Seront-ils plus heureux s’ils ressentent la douleur ? Dr GALL : Au contraire, mais ils seront plus perfectionnés. Cette amélioration sadique dépassera amplement l’objectif initial de rentabilité. De la douleur physique, et de la crainte de celle-ci naîtront sentiments, personnalité,

situationnels ou conversationnels, et la gestique comme les expressions faciales qui en découlent peuvent créer le malaise chez certains de nos congénères. En outre, la crainte que de futurs robots ne se retournent contre leur maître a donné lieu en 2009 à une conférence de l’AAAI (association pour la promotion des artilects) visant à évaluer et réguler leur autonomie. « Il y a quelque chose qui combat en nous. Il y a des moments où nous sommes comme possédés », dit un robot de R.U.R. — A. L. ARTIFICE

page 158

© DR

par Aurélien Lemant

D’où vient le mot « robot » ? Etonnamment, d’une pièce de théâtre praguoise de 1920 enfin rééditée en français. A lire en sept jours.


Cinéma

A.I., aïe aïe Dix ans après, que vaut le film maudit de Spielberg ?

© DR

R.U.R., de Karel Capek Traduction J. Rubes La Différence libre arbitre, puis le début d’une âme, réactions superflues chez un outil. De cette conscience enfin viendra la souffrance morale : les engins se révolteront, prendront le pouvoir, extermineront l’humanité, se substituant à elle pour de bon – un soulèvement que ne dut pas négliger trois quarts de siècle plus tard l’écrivain américain Vernor Vinge, inventeur du concept de « Singularité » (ce moment où la machine dépasse en intelligence son créateur), comme il inspirera au groupe de métal psychédélique Blue Öyster Cult son titre R.U.R. 2 Rock. Parlant d’anticipation, la pièce de Capek, bavarde prodigieusement, mais terrible intensément, ne se contente pas d’annoncer le remplacement progressif de l’homme par son double mécanisé : en quelques deux cents pages de dialogue, elle ne prophétise rien moins que les charniers de 1939-45, la guerre des Balkans et la stérilisation de notre espèce, pressentis comme conséquences de la surindustrialisation. Cependant, ne renonçant jamais au vitalisme qui fut le sien, l’auteur prit la peine d’offrir aux personnages de R.U.R. une chute en forme de sortie de secours. A l’issue du drame, deux robots tombent amoureux, Adam et Eve artificiels prêts à repeupler la Terre en réinventant l’homme et la femme dans une friche abandonnée, parmi les derniers chiens de la Création. Eternel retour à la case départ de l’Eden originel, la fin de R.U.R. pose la question terminale : si l’homme n’est qu’à l’image de Dieu, en quoi celui-là diffère-t-il d’un robot ? — ARTIFICE

page 159

En 1968, Stanley Kubrick et Arthur C. Clarke offrent avec 2001 L’Odyssée de l’espace trois autres lettres à l’intelligence artificielle : HAL, miroir d’IBM, propulse la figure déshumanisée de l’ordinateur au panthéon des plus beaux et troublants méchants du cinéma. Si le tout jeune Antonin Artaud, jouant en 1924 dans la première version française de R.U.R. le rôle d’un robot révolté, hurlait au moment de sa destruction « Je vis ! Je veux vivre ! », HAL déclare, quand Bowman le déconnecte, « Mon esprit s’en va, je le sens bien. » Steven Spielberg revient sur le sujet en 2001 (évidemment), pressé par Kubrick de reprendre la laborieuse adaptation de la nouvelle Supertoys last all summer long de Brian Aldiss. A.I., deux lettres, raconte notre entêtement à fabriquer des golems, via un robot venu brièvement combler auprès d’un couple l’absence d’un enfant mourant. Révélant la schize qui oppose nos attachements fétichistes à notre culture du gaspillage, A.I. est une redite guimauve et utopiste des œuvres précédentes, sans attrait technique ou philosophique complémentaire, si ce n’est que le film ne questionne pas seulement la possible âme des objets : il nous demande, caryotype contre logiciel, ce qui fait un « bon » être humain. L’ADN ? — A. L.


Portfolio mode

Disco DJ et artiste moderne, Louis Heel coud, peint et pose dans son majestueux petit monde.

par Magali Aubert & David Herman photographie Thomas Baker

« In the late 70’s, the 1370’s ! » plaisante Louis Heel quand on lui demande sa date de naissance. Son univers a effectivement quelque chose de suranné, mais aucun doute n’est permis sur sa jeunesse hors du temps. En revanche, on peut se demander d’où vient pareil énergumène. De pas très loin, de Wales au RoyaumeUni. Paris, il l’a choisie l’année dernière, quittant Londres (définitivement « too cool for school! ») après douze ans : « J’ai l’impression que les gens apprécient mieux ma démarche ici. L’atmosphère et cette étonnante architecture à chaque coin de rue me plaisent. De Londres me manquent les magasins de vinyles aux prix plus raisonnables – et les amis. » A mi-chemin entre l’art et la mode, ses visuels ont été exposés à la galerie Fold à Londres en 2008. Travaillant autour du vêtement, empêché de formuler consciemment « I want to be an artist », Louis assume le caractère non commercial de ses créations et ne trouve pas mieux comme écrin pour elles que les décors qu’il peint et les galeries d’art qui les accueillent. « Ce n’est pas du grand art au sens de celui des peintres ou des sculpteurs. Mon travail part du costume, inspiré d’un détail ou d’une silhouette que je trouve intéressants

ARTIFICE

page 160

de marier à d’autres. Parfois, au cours de la fabrication, à cause de mes shoppings, les directions bifurquent. C’est très excitant de se laisser guider par ses découvertes. » Louis admire les lointains paysages de la Renaissance, le vivant des portraits de Rembrandt, le peintre et créateur de costumes russe Leon Bakst (1866-1924), que Proust appréciait également, le couturier Paul Poiret (18791944), Charles James, premier styliste américain (19061978), Balenciaga, Yves Saint Laurent et l’inclassable Leigh Bowery. En dehors du cimetière, il aime le styliste anglais Antony Price, l’Irlandais Philip Treacy et Jean-Paul Gaultier : « Tous des visionnaires perfectionnistes, avec un regard très original sur les proportions et les détails : imagination et bon goût combinés ! » The same to you, Louis. DJing à Paris : Toute l’année, Louis Heel passe des tenues et des disques chez Maxim’s (soirées Club Sandwich), au Prescription, au Curio Parlor et au Curieux Spaghetti Bar. Détails sur sa page Facebook.







Art ?

Héroïne malgré elle du roman de Pauline Klein, la rarissime artiste française Alice Kahn commissionne une percutante exposition collective en Allemagne. L’artificiel à son sommet ? ARTIFICE

page 166


par Philomène Delatte (à Struden) illustration Aurélien Arnaud ~ PNTS

L

’exposition collective They won’t take me out tonight won’t they?, commissionnée par l’inclassable Alice Kahn, sera inaugurée le 12 février prochain au Kunstratte-Kunss de Struden, Allemagne. La très médiatique artiste crée l’événement avec un choc qui fait déjà parler de lui en Europe et aux Etats-Unis. Dix artistes phares, 111 « pièces à vivre », 8 films inédits réunis dans 1 800 m2 non chauffés pour ne pas faire fondre la série de glaciers « waterproved » de Douglas Kent… Le critique Chuck Dennery parle « de la plus grande épouvante du XXIe siècle » alors même que les autorités suisses, qui devaient accueillir l’exposition à Bâle, ont annulé au dernier moment. Les raisons : une photographie d’Hubert de Zivenchy, nu, le sexe en érection recouvert de paillettes, qui fit déjà scandale il y a dix ans (lors de la rétrospective Les Princes de la mode en exil) et cette installation d’Axel Sholle, alignant des centaines de pipettes remplies de sable mouvant noir près d’une cigogne morte, étouffée par le goudron – dénonciation puissante de la pollution des plages en région PACA. Le gouvernement suisse parle « d’invasion de l’espace prioritaire culturel » à une période où « les non-dits de l’art contemporain font la Une des journaux ». La Kunstratte-Kunss, qui paye le prix fort en dévoilant l’exposition dans sa totalité (voir encadré), risque de ne pas pouvoir ouvrir ses portes les week-ends et jours fériés afin de préserver le public familial. Dick Kunst, président du musée, évoque « d’insensées censures » malgré son petit zozotement. La discrète Alice Kahn, qui fit en septembre dernier l’objet d’un livre coup de poing, contre lequel elle a déposé plainte (voir encadré), ne s’était toujours pas prononcée dans la presse. Euphorique, elle arrive perchée sur ses talons avec deux heures de retard, invoquant une dispute avec un amant. A peine assise sur l’un des fauteuils d’avant-guerre d’un café typiquement strudenois, elle s’enthousiasme pour le décor, raconte mille anecdotes sur la ville, son architecture, son passé secret… Alice Kahn est une surprise permanente. Ce moment avec elle restera un souvenir étrange.

Polémique

Rififi judiciaire entre Alice Kahn et l’écrivain Pauline Klein.

« L’artifice, c’est la tentative sans cesse avortée de creuser dans le naturel pour y trouver du sens. » Alice Kahn

Chaque œuvre de They won’t take me out tonight won’t they? semble être un hommage à ce que serait l’art s’il arrêtait de se prendre au sérieux. Quelle est votre définition de l’artifice ? Alice Kahn : C’est la tentative sans cesse avortée de creuser dans le naturel pour y trouver du sens. Prenez Patrick Weill : il dit peindre l’artifice, mais sans ce qu’il appelle sa « bouée de peinture » [un cercle métallique sur lequel sont déposés peintures et pinceaux, dans lequel l’artiste pénètre pour être mobile pendant son travail], il n’y parviendrait pas. Il est déjà hors-jeu avant même de tenter de définir quoi que ce soit… C’est très nietzschéen… Oui. Mais je n’en fais pas pour autant un combat, encore moins une revendication plastique ou formelle. J’utilise le langage parce qu’il faut bien que je réponde à vos questions, mais nous ne parviendrons sans doute pas à une définition de l’artifice – puisque c’est votre propos. L’expo s’ouvre avec la série des grands froids de Douglas Kent : des blocs de glace gaspillant beaucoup d’eau. Pourquoi montrer de telles installations à l’heure du tout-écolo ? Au départ, Douglas m’avait proposé de laisser fondre la pièce et de récolter l’eau, de la recycler et de l’envoyer par containers bio-hermétiques là où les gens en ont le plus besoin. Mais nous nous sommes dit qu’il valait mieux préserver l’installation telle qu’elle est. Douglas se contrefout des problèmes écologiques.

A l’heure où l’exposition d’Alice Kahn ouvre ses portes, le roman Alice Kahn signé Pauline Klein (voir Standard n° 29) fait ces jours-ci l’objet d’une querelle littéraire très passionnée. Alors que l’artiste vient de recevoir le Murakami d’Or des mains de Rémy Pflimlin, elle attaque l’auteur, « une scribouillarde aigrie », en diffamation. La romancière a déclaré de son côté « qu’il s’agit évidemment d’une fiction », mais ARTIFICE

page 167

aussi « ne pas connaître cette personne » et « être désolée pour elle ». Si Alice Kahn ne retire pas sa plainte, le procès devrait s’ouvrir en mars au tribunal correctionnel de Nanterre. Pour le moment, la maison d’édition n’a pas souhaité réagir. — P. D. Pauline Klein Alice Kahn (Allia)


La pièce Cuirs et Fourrures du front de Seine n’est pas signée… Elle est de vous ? Non, c’est une collaboration. J’ai reçu un jour dans la rue un prospectus qui proposait une réduction de 30 % sur des fourrures dans une boutique du front de Seine. Les gens jetaient immédiatement ce prospectus dans une poubelle transparente de l’autre côté du trottoir. Cela m’a évoqué une œuvre collective et involontaire. Je me suis demandé qu’elle était la différence entre cette poubelle, dernier maillon d’une chaîne très courte dans laquelle un papier est reçu d’un côté de la rue puis jeté de l’autre par des centaines d’inconnus, et une même pièce faisant l’objet d’une performance commune, avec une volonté créatrice inconsciente. J’ai récupéré le sac poubelle. Et Drôle de coïncidence ? C’est une série de performances sous le manteau. Elles ont lieu certains jours de la semaine sur la ligne du bus 68. Un homme téléphone et au même moment une femme répond à son portable. Ils se rendent compte qu’ils sont en train de s’appeler alors qu’ils sont au même endroit, font mine d’être surpris de ce hasard, se lèvent et tout le monde les regarde. Les acteurs montent à tour de rôle dans le bus une ou deux fois par semaine et jouent la scène de leur choix [certaines scènes ont été écrites par le réalisateur anglo-saxon Jeremy Sachs Jr.]. Les voyageurs sont divertis. Qu’est-ce qu’une scène de la vie quotidienne, une scène de théâtre, de cinéma ? Le but de mon travail, c’est que les deux réalités se retrouvent. On dit que vous vivez dans un appartement sans porte ni fenêtre, que le titre de l’exposition est un

L’expo

A Struden, l’art se réinvente avec des trous de balles de tennis.

Qu’est-ce qu’une scène de la vie quotidienne, une scène de théâtre, de cinéma ? Alice Kahn

hommage aux amis qui vous sont restés fidèles pendant vos périodes de crise… On dit beaucoup de choses sur moi… Partagez-vous votre vie avec l’acteur américain John Filtres [de la série Dunky the Grump] ? Oui. Et ? Là, il est à la campagne avec des amis. Sympathique… Oui, c’est bien de ne pas être toujours l’un sur l’autre.

Lunaes Dies, « tu es la seule à te connaître vraiment »… Tels sont les mots gravés au fronton de la prestigieuse KunstratteKunss. On pénètre dans ce lieu monumental – à l’image du projet qui aura mis presque six ans à voir le jour – en se demandant si l’on va trouver ici le pire ou le meilleur de l’art contemporain… La suite se passe presque de commentaires. Pour la plupart jamais exposées, cent onze pièces hallucinantes peuplent une immense salle aux murs blancs recouverts des célèbres graffitis du Struden postindustriel (« Polizia Nine ! »). Les parquets en pointe de Hongrie sont impeccables, éclairés à la bougie, comme les moulures et autres lustres en or mat du ARTIFICE

page 168

XVIIIe siècle. Il reste des trous de balles et des reflets rouge sang dont on n’ose à peine se demander de quels drames ils portent la trace. Entre classicisme allemand et design d’avant-garde hérité de la grande époque strudenoise, on se perd dans les paysages surréalistes d’Olivier Monge (motif récurrent : une fillette blonde visiblement éméchée fait du gringue à un chasseur de conte de fées dans une forêt en 3D), peintre mais aussi musicien, dont on écoute, quelques pas plus loin, la cacophonique Mélodie floue sortie de boîtes à musique polonaises. On ne sort pas non plus indemne de la vidéo Katapult de l’Israélienne Tami Yorstat (portraits d’adolescents à qui on a caché les problèmes

israélo-palestiniens et à qui on demande leur définition de la « paix »), comme on reste bouche bée devant l’installation gigantesque du collectif HDeux0, étrange structure de tubes en résine entremêlés façon labyrinthe, à l’intérieur desquels file une balle de tennis ; aux deux extrémités, deux tennismen coiffés d’un bandeau en mousse attendent l’arrivée de la balle (le parcours de celle-ci durant 110 mn) pour la renvoyer, brillante réflexion sur le sport et le temps dans un monde où chaque seconde est une course contre la montre. Le vernissage fut également marqué par un gig improvisé du groupe Simple Minds. — P. D.


C’est clair. C’est bien d’être indépendant. Ben moi je sais que nous en tout cas, on est hyper indépendants… On n’a pas vraiment le choix non plus. Le gouvernement suisse a annulé l’exposition au dernier moment. Scandale ? Je suis habituée aux scandales depuis ma plus tendre enfance. Ma mère était une femme très masculine, on l’appelait « el bandito », le bandit, dans mon village. Très tôt, j’ai été confrontée à la haine des autres, à l’intolérance. A-t-elle vu l’exposition ? Elle est morte l’année dernière d’une phéningite [infection brutale des membres inférieurs, très répandue au XVIIe siècle.] Je suis désolée. Pour en revenir à l’expo, on a beaucoup parlé de cette photographie d’Hubert de Zivenchy… c’est un malentendu. Cette photo avait été montrée à Osaka en 2001 et personne n’a été choqué. Nous vivons une époque où tout est organisé : les interdits, la polémique, le décalage… La pièce qui a posé problème, c’est celle commandée par le groupe agro-alimentaire germanohelvétique Pantek’s… Celle tout en biscuit ? Oui [Elle marque une pause, visiblement émue] Pantek’s avait reçu des subventions du gouvernement allemand à l’époque de l’affaire des huissiers de Stuttgart [en 1999]. Au même moment, la loi sur l’assainissement de la chaîne agro-alimentaire en Suisse a fait l’objet de débats très violents dans les médias. Cette pièce en biscuit a vu le jour dans une des fabriques agglomérées par les opposants au Komissarkat, les hommes de main des huissiers de Stuttgart... La biscuiterie a été assiégée ARTIFICE

page 169

deux jours plus tard. Les ouvriers ont manifestés jour et nuit, sans boire ni manger, dans des conditions abominables (malgré la tentation des biscuits)… La pièce montrée de l’exposition est la seule chose qui ait survécu aux émeutes. J’ai choisi de la montrer malgré les menaces, parce qu’elle est un symbole de la libération des ouvriers. Une empreinte de leur courage. On voit aussi que votre orientation pour la vidéo est intacte. J’ai été une des premières artistes à utiliser la vidéo, avant même le courant hybridiste de Claus. Nous travaillions en groupe dans une usine de pellicules IBN que nous imprimions avec du papier d’aluminium d’avant-guerre… A l’époque, on utilisait des Glamophones récupérés et on montait les films à l’envers pour avoir une vraie texture, comme celle des westerns de l’époque. On nous prenait pour des fous, mais c’est à cette période que j’ai vu les plus beaux films en pellicule sur grand écran… John Waters, Brûle pour foin [1986], etc. Une période de créativité fabuleuse. Qui semble revenir avec les mouvements de vidéastes que vous exposez (Sholle, Bertz, etc.)… Oui, je crois que c’est une chance de les avoir rencontrés. Et qu’ils puissent rencontrer leur public ! [Rires] Oui… Enfin, j’espère ! Au moins pour ceux qui auront vraiment compris cet article. — Axel Sholle, Hubert de Zivenchy, Douglas Kent, Bertz… They won’t take me out tonight won’t they? Exposition collective curatée par Alice Kahn Kunstratte-Kunss, Struden. Du 12 février au 16 mars


Peinture

ARTIFICE

page 170


Portrait d’artiste pur selon Michel Houellebecq, La Carte et le territoire retrace l’œuvre exigeante de Jed Martin, peintre-photographe planant loin du plastique du monde de l’art. Vous avez imaginé l’expo ? La voilà. Huile Thomas Dircks

ARTIFICE

page 171


Michel Houellebecq « Dans "Michel Houellebecq, écrivain", soulignent la plupart des historiens d’art, Jed Martin rompt avec cette pratique des fonds réalistes qui avait caractérisé l’ensemble de son œuvre tout au long de la période des «métiers». Il rompt difficilement, on sent que cette rupture lui coûte beaucoup d’efforts, qu’il s’efforce par différents artifices de maintenir autant que faire se peut l’illusion d’un fond réaliste possible. »

Jeff Koons, à droite « La valeur marchande de la souffrance et de la mort était devenue supérieure à celle du plaisir et du sexe, se dit Jed, et c’est probablement pour cette même raison que Damien Hirst avait, quelques années plus tôt, ravi à Jeff Koons sa place de nouveau numéro un mondial sur le marché de l’art. Il est vrai qu’il avait raté le tableau qui devait retracer cet événement, qu’il n’avait même pas réussi à le terminer, mais ce tableau restait imaginable, quelqu’un d’autre aurait pu le réaliser – il aurait sans doute fallu, pour cela, un meilleur peintre. » Les légendes sont des extraits de La Carte et le territoire de Michel Houellebecq (Flammarion)

ARTIFICE

page 172


© Thomas Dircks

ARTIFICE

page 173


Sémantique

Cousin du « juste » oral, « véritable » s’impose à l’écrit comme le nouveau tic de la p(a)resse culturelle.

par François Perrin illustration Denis Carrier ~ PNTS

Q

uand la presse considère aujourd’hui, sans trop y réfléchir, qu’un bon livre est « écrit », elle instille chez n’importe quel lecteur tatillon l’idée qu’un mauvais livre ne le serait pas. Envisageons donc un tableau qui ne serait pas peint, une pièce non jouée et un champ de luzerne non semé. Subséquemment, la surexploitation, par les plumitifs dans notre genre, des adjectifs « vrai », « véritable » ou « authentique », voire de l’hybride pléonastique « s’avérer vrai », constitue une matrice fertile dans la novlangue médiatique. Depuis septembre : pour Les Inrocks, Florent Marchet préparait « un véritable album de Noël », Chronic’art attribuait à Cornelius une entreprise de « véritable déconstruction des codes de la pop », GQ décelait un « véritable concept » dans une boutique londonienne, Be voyait en Jennifer Aniston une « véritable girl next door » et Grazia qualifiait la « tanorexie » (néologisme qualifiant étymologiquement un « appétit du bronzage ») de « véritable phénomène ». Enfin, puisqu’il faut savoir balayer devant sa porte, le blog de Standard s’est laissé aller à qualifier une Miss météo de « véritable bonbon qui pétille » – par opposition sans doute à cette horde incessante de bonbons télévisés pétillant peu, ou mal, ou encore de manière fausse.

ARTIFICE

page 174

Ricanements Certains sémiologues taquins avaient déjà levé le lièvre, concentrant leur tir ironique sur le mot « vrai », comme les correcteurs du Monde sur leur blog Sauce piquante, en septembre 2006 (« Dans le discours public, il est du dernier chic de truffer ses phrases avec l’adjectif vrai, qui vient comme un étai (voire une lisière) soutenir de pauvres substantifs incapables de se débrouiller tout seuls comme des grands. ») Plus récemment, les chroniqueurs Albert Algoud (« Depuis quelque temps, un terme se glisse dans toutes les conversations, et se répand dans les médias. Il s’agit de l’adjectif "vrai". Un vrai film… un vrai hiver… une vraie grippe… » – JDD, janvier 2010) et Frédéric Pommier, dans ses Mots en toc et formules en tic (Seuil, octobre 2010), ont ricané à leur tour. Tous devaient avoir à l’esprit la formule du Guy Debord de La Société du spectacle (« Dans un mode réellement renversé, le vrai est un moment du faux »), mais depuis lors, il apparaît que « véritable », estimé sans doute moins roturier que « vrai », s’est substitué à son moins chic prédécesseur. Petit jeu : essayez de définir les expressions courantes « véritable amour » et « véritable opinion », en retenant la définition première de l’adjectif : « Qui est conforme à la vérité. » Pas vraiment facile. —


Fiche cuisine

Quand elle prépare une pâtisserie, Holly Golightly, l’héroïne frivole de Petit déjeuner chez Tiffany, n’est pas si superficielle. Pastiche.

Ingrédients raffinés Pour douze invités guindés sur canapé : • 1 moule de 28 cm de diamètre • 1 rouleau de pâte sablée • 6 œufs • 1 cuillère à soupe d’extrait de vanille liquide • 1 gousse de vanille fendue • 200 g de sucre • 140 g de maïzena • 30 cl de crème liquide • 120 cl de lait • 40 min de cuisson à 220 °C

par Monsieur Ben photographie Blaise Arnold

E

nfilez un tablier et venez m’aider mon chou. Sally veut à tout prix que je lui fasse un flan. Vous savez, avec une croûte comme une tarte. Il en raffole. Prenez un grand récipient. Et beaucoup de glaçons aussi. Remplissez-le d’eau et de glace. Je vous ai déjà parlé de Sally ? Il est adorable. Et doux. Chéri, aidez-moi à attraper cette casserole, nous allons faire bouillir le lait avec la gousse de vanille et la moitié du sucre, pas plus, ça serait idiot. Sally dit toujours qu’un bon flan ne doit pas être trop sucré. C’est un homme de goût. Quel dommage, je ne crois pas qu’il m’épousera. Il dit toujours qu’il pourrait être mon père mais... Maintenant ? Eh bien, si vous êtes pressé, vous n’avez qu’à prendre un saladier et fouetter les œufs avec le sucre qui reste, la maïzena et l’extrait de vanille. Ce que vous pouvez être mufle ! Et ne les blanchissez pas ! Ajoutez la crème et mélangez bien. Vraiment, vous ne savez pas écouter une femme. Bon, le lait doit être chaud. Versez-le petit à petit dans le saladier. Et remuez bien. Soyez chic, remettez tout ça dans la ARTIFICE

page 175

casserole et chauffez à feu moyen en fouettant. Moi, ça ne me dérangerait pas. D’épouser Sally, je veux dire. Un homme ne m’intéresse qu’à partir de 42 ans. De toute façon, il ne peut plus. Oh, regardez comme ça épaissit ! Goûtez donc. Avec votre doigt, oui. Parfait. Donnez m’en un peu. Hmm ! Fameux ! Sally va adorer, ça lui fera le plus grand bien dans sa cellule. Ne restez pas comme ça, versez la crème dans le saladier et plongezle dans l’eau avec les glaçons. Pendant qu’il refroidit, étalez la pâte dans le moule. Je vais faire chauffer le four. Dites-moi, darling, vous pourrez me déposer à Sing Sing après ? Vous seriez un ange. Je voudrais arriver avant la fin des visites, les gardiens sont intraitables. Et tout à fait insensibles au charme d’une femme. La crème doit s’être refroidie, versez-la dans le moule. Quelle brute ! Laissez, je vais lisser la surface moi-même. Regardez, c’est exquis. Bon, je dois me préparer maintenant. Mettez-le dans le four et surveillez-le un peu. Ne faites pas cette tête, chéri, vous avez été adorable. —


Loisirs

par Julien Blanc-Gras (à Abou Dhabi)

Q

uelque chose cloche. Des montagnes russes et des voitures italiennes dans le désert arabe ? Ce gros machin rouge – le Ferrari World, « plus grand parc d’attractions couvert du monde » dédié à la marque automobile – ne semble pas à sa place. A l’abri de sa structure démesurée (200 000 m2), on peut se faire peur sur des manèges vertigineux, vrombir sur des simulateurs de conduite ou se promener entre le Colisée et Venise dans une Italie miniature parfaitement kitsch. Le parc est planté sur Yas Island, aux portes d’Abou Dhabi, capitale du plus grand des Emirats. En 2007, il n’y avait rien sur cette île. Des cailloux et du sable. En 2010, on y trouve, outre le parc, un circuit de Formule 1, des hôtels de luxe, une marina et un golf. Bientôt un centre commercial. Et un Ikea. C’est un bon résumé du pays. Voilà un demi-siècle, les routes goudronnées n’existaient pas et le

chameau était un rouage économique essentiel. Découvert dans les années 50, le potentiel pétrolier national représente 9 % des réserves mondiales. De nos jours, Abou Dhabi est un pôle d’hypermodernité qui dispose des plus importants fonds souverains du monde. Traverser cette ville, c’est franchir une forêt de grues et de gratte-ciel : création ex-nihilo d’un district culturel qui accueillera un Guggenheim (dessiné par Frank Gehry) et un Louvre (par Jean Nouvel), construction d’un nouveau terminal d’aéroport, d’un nouveau port, de nouveaux ponts et de resorts à n’en plus finir. Une ville-chantier d’environ 600 000 habitants. Mirages persiques Comme dans la Dubaï voisine, l’idée est de reconvertir l’économie vers le tourisme (et l’industrie) pour préparer l’après-pétrole. Abou Dhabi compte déjà 17 000 chambres d’hôtel. A l’horizon 2030, ce sera 80 000. Les infrastructures existent, donc. Reste ARTIFICE

page 176

à les remplir. L’objectif de l’autorité du tourisme est d’atteindre les 3 millions de visiteurs en 2012 (on en est à 1,3 million). Demain, Abou Dhabi sera sûrement une sorte de Las Vegas du golfe Persique. Un centre de business et de loisirs globalisé, plaqué sur une société conservatrice et soucieuse de son intégrité nationale (il est impossible d’acquérir la citoyenneté émiratie, alors que la population du pays compte environ 80 % de travailleurs étrangers). Aujourd’hui, elle donne l’étrange impression d’une cité-champignon géante érigée au milieu de nulle part, avec ses mirages : un immeuble en forme de pièce de monnaie, une tour penchée à 18 degrés, des manèges s’envolant vers le ciel à des vitesses déraisonnables. L’imagination est au pouvoir et elle a les moyens de ses ambitions. Il manque juste la patine du temps pour être sûr que tout ceci est réel. — ferrariworldabudhabi.com

© DR

Aux Emirats arabes unis, le plus grand parc d’attractions couvert dell mondo vient d’ouvrir aux couleurs de la Scuderia. Et le pays fait vroum ?




chroniques ce qui sort

« En général, nos jugements nous jugent nous-mêmes bien plus qu’ils ne jugent les choses. » Sainte-Beuve, in Correspondance, 1845

page

179


critiques

maénic selucillep

par Alex Masson

Les livres d’Histoire ne s’en remettront pas

Cabeza de Vaca

Nicolas Echevarria En salles page

180

Christophe Colomb et Vasco de Gama naviguent dans tous les manuels historiques. Pas Álvar Núñez Cabeza de Vaca. En 1528, cet explorateur au service de la couronne espagnole part également à la découverte du Nouveau Monde mais n’arrive point à bon port : son bateau s’échoue aux abords de la Floride. Il décide de finir le périple à pied. En chemin, ce qui reste de son équipe (décimée lors du naufrage) et lui croisent une tribu cannibale et leur sorcier. Cabeza de Vaca en deviendra d’abord l’esclave puis l’assistant, avant de terminer lui-même chamane vénéré. Nicolas Echevarria, documentariste mexicain, s’est entiché de cette épopée pour en tirer son premier film de fiction, nourri de ses connaissances en ethnologie. Cabeza de Vaca confirme ce qu’on savait des aventuriers européens de l’époque : des dévots pas si catholiques qui, au nom du Pape, ont pillé et imposé la loi de l’homme blanc aux « sauvages ». Le sujet n’est pas nouveau, le traitement si : Echevarria opte pour le syndrome de Stockholm d’un converti aux mœurs indiennes, mais pas à la manière de Kevin Costner dans Danse avec les loups (1990) ou de Dustin Hoffman dans Little Big Man (Arthur Penn, 1970). Puisque ce road movie se déroule dans un pays qui ignorait encore ce que pouvait être une

route, Cabeza de Vaca trouve d’autres chemins. Notamment celui du mysticisme. Esthétique sulpicienne Comme ses compagnons, « Tête de vache » rêvait de la mythique cité d’or d’El Dorado. Son entrée dans une transe tellurique, celle du chamanisme, entrechoque les valeurs d’une Europe déjà corrompue et d’une Amérique encore primitive, la foi chrétienne et les miracles païens. Ce conquistador sous peyotl défriche au sabre son avancée dans un trip mystique comme on n’en avait pas vu depuis Werner Herzog (Aguirre ou la colère de Dieu, 1972) et Alejandro Jodorowsky (La Montagne sacrée, 1973). Et pour placer cette plongée hallucinatoire sous l’égide d’une sainte trinité cinématographique, on ajoutera l’influence tutélaire d’Andreï Tarkovski : Echeverria lui emprunte fulgurance formelle et esthétique sulpicienne lors de plans désormais inoubliables – l’érection d’une gigantesque croix sous un ciel d’orage, un prêtre émergeant d’une jungle brumeuse… autant de séquences puissantes qui empêchent Cabeza de Vaca de sombrer dans le scolaire acte de contrition anti-impéraliste. Voici filmé ce que l’Histoire n’apprécie pas : comment un homme, censément civilisé, aveuglé par la religion, puis sauvé par le paganisme dont il deviendra l’apôtre, retourne sa veste. — © DR


critiques

pellicules cinéma

Tragédie grecque au Moyen-Orient

A l’origine d’Incendies, il y a une écriture, celle de Wajdi Mouawad. Et des voix, celles des comédiens qui ont joué la pièce éponyme, récit à nu du parcours d’une famille moyenorientale embarquée dans le tumulte de l’Histoire. Sur scène, les mots de Mouawad fouillent dans la mémoire collective des Libanais, du poids des traditions séculaires aux guerres civiles. Le réalisateur québécois Denis Villeneuve s’est emparé de cette parole libérée. Incendies, le film, redistribue les cartes de la pièce autour de Nawal, une femme chrétienne vivant dans un pays arabe non défini, pendant les années 70. Un crime d’honneur sera le déclencheur de bombes à retardement qui exploseront dans la vie de ses enfants une vingtaine d’années plus tard. Nawal décédée, elle laisse à Jeanne et Simon une mission : remettre deux lettres, l’une à leur père qu’ils croyaient tout aussi mort, l’autre à un frère inattendu. Ce rôle de postiers endeuillés les amène à dénouer le fil de leurs origines, entre diverses péripéties d’un scénario feuilletonnesque.

Incendies

Denis Villeneuve Le 12 janvier © DR

Maman-puzzle Incendies ne peut qu’embraser ses spectateurs, les divisant toutefois en deux camps : ceux qui seront encombrés par l’épilogue, ceux qui l’accepteront. L’enjeu réside justement dans ce principe d’une croyance, d’avoir foi en soi quoiqu’il arrive, y compris le plus innommable. Villeneuve remonte pour cela aux préceptes de la tragédie grecque, très bon moyen de coller au propos de Mouawad : on a beau tout occulter, notre identité demeure la conséquence d’un passé. Incendies juxtapose Œdipe et les conflits fratricides qui persistent au MoyenOrient, adapte le motif du chœur antique en film choral. Son moteur : décrypter cette douleur passant de génération en génération au fil d’une enquête psychologique ; recomposant le puzzle de la vie de leur mère, Jeanne et Simon construisent le leur. Cruel de prime abord, Incendies sème suffisamment d’indices pour parler de résilience, pour affirmer qu’il ne s’agit pas d’une déclaration de guerre à la cellule familiale mais, à l’inverse, de donner la meilleure clé qui soit pour trouver la paix : admettre d’où on vient pour savoir qui on est. Il est question à un moment d’une « femme qui chante » : cette bouleversante relecture du devoir de mémoire fredonne une litanie infiniment consolante. — page

181


critiques (suite)

maénic selucillep

par Alex Masson

Marilyn Monroe dans le Jura

Poupoupidou

Gérald HustacheMathieu Le 12 janvier page

182

C’est de nouveau la Marilyn-mania. Romans autofictionnels, projets de biopics (l’un avec Michelle Williams, l’autre avec Naomi Watts), exhumation de fragments d’écrits de la star… La femme sous l’icône s’appelait Norma Jean Baker. Pour son second long-métrage, Gérald Hustache-Mathieu lui invente une cousine française. Martine vit dans le bled perdu de Mouthe (Jura) qui doit bien valoir Hawthorne (Californie), là où grandit Monroe. Rebaptisée « Candice Lecoeur », cette pin-up régionale gravit les petits échelons de la célébrité, devient l’égérie d’une marque de fromage puis Miss météo de la télé locale, mais n’aura pas le temps de postuler au titre convoité de Miss Jura : son cadavre est retrouvé dans une plaine neigeuse. David Rousseau, auteur de polars, se demande si elle a été assassinée – si oui, cela pourrait faire de lui le James Ellroy français. Aidé d’un gendarme qui rêve d’entrer dans la police montée canadienne, il mène l’enquête. S’il se contentait de ces accidents de parcours, Poupoupidou serait une gentille comédie policière vite oubliée. Le réalisateur fait heureusement du horspistes, conduit son film sur un terrain plus accidenté dans un jeu de miroirs déformants : preuve, ce plan sur un livre de Rousseau intitulé La Chatte andalouse, comme le moyen-métrage qui fit émerger Gérald Hustache-Mathieu en 2003.

Pop art et bobards Dans Poupoupidou, chacun cherche à devenir quelqu’un avant d’être soi : une thèse intéressante que le cinéaste confronte à l’adage d’Andy Warhol sur la célébrité avec un charmant regard biaisé. Le décalque de l’existence de Monroe ressemble aux portraits warholiens, à une nuance près : si Warhol redéfinissait Marilyn par le pop art, Candice l’est par des bobards, venus de mâles ne voyant en elle qu’un corps. Dommage, la dernière ligne droite gêne par ses références trop voyantes ou son final tarabiscoté – enfin, pas tellement plus que les hypothèses sur la mort de Monroe –, qui tire justement vers un roman de gare à la David Rousseau. On préférera lire entre les lignes une attachante élégie des sales tours que peut jouer la vie par procuration. —

© DR


critiques

pellicules cinéma

Don Quichotte galope dans un néowestern crépusculaire

Sale temps pour les pêcheurs

Alvaro Brechner Le 16 février © DR

Il y a deux ans à Cannes, en tant que membre du comité de sélection de la Semaine de la Critique, on n’était pas peu fier d’avoir trouvé une bonne tagline pour vendre Sale temps pour les pêcheurs : « Allez viens, c’est le meilleur film des frères Coen depuis longtemps, mais réalisé par un autre. » Entretemps, les vrais frères Coen sont sortis de leur longue phase de flemmardise (A Serious Man, True Gift) et on a su qu’Alvaro Brechner, qui signe ce premier film, était assez agacé par la comparaison. Mea culpa : si Sale temps pour les pêcheurs et sa tranche épaisse d’americana a de quoi en remontrer aux Coen (No Country for Old Men), rendons à l’Uruguayen ce qui lui appartient : une identité latine. Fuyons le folklore, l’abus de ponchos bariolés et les sombreros des Machucambos chantant La Colegiala. Cherchons du côté des fables picaresques à la Arturo Ripstein ou des romans de Luis Sepulveda. Le duo principal – le Prince Orsini, Européen exilé, manager de catch, escroc séduisant jusqu’au bout de sa moustache, et Jacob, son poulain, colosse sentimental qui chiale devant les telenovelas – se pose en Don Quichotte et Sancho Panza montant des combats truqués de ville en ville. Sans bobo, hein, moyennant enveloppe, il y a toujours un péon

pour se faire rétamer la trombine par le prétendu champion. Sauf quand une jeune femme est convaincue que son mari musclé peut réellement le terrasser. Même les méchants baissent les bras Cervantès. Une partie du casting et du financement du film vient d’Espagne, comme son sens profond du désenchantement. Orsini vend de la poudre qui scintille aux yeux des arnaqués, Brechner aussi : Sale temps pour les pêcheurs est en apparence un parfait divertissement, il y affleure pourtant rapidement une autre lecture. Celle d’un quartmonde où la lutte des classes se fait de guerre lasse, où même les méchants baissent les bras. Orsini, marchand d’espoir frelaté, finit par tomber dans son propre panneau. La comédie de mœurs réjouissante prend alors une superbe ampleur de néo-western crépusculaire. Inutile pour lui de se battre contre les moulins à vent du monde moderne qui balayent ses envies flamboyantes et le ramènent à ses faiblesses, à sa condition d’homme. Tiens ? La comparaison avec No Country For Old Men, son antihéros et son shérif désemparé par le sens de la vie, vient de refaire surface. Cette fois à l’avantage de Brechner et d’un film toujours plus touchant, qui nous en bouche un Coen. —

page

183


pas ce soir, j'ai la migraine

maénic selucillep

dvd Sélection

Un Poison violent Katell Quillévéré, 2010 Films Distribution

Piranha 3D Alexandre Aja, 2010 Wild Bunch

page

184

Le dernier poisson d’Aja est bon mais bourré d’arrêtes. Noyé d’abord entre un pastiche potache de porno teen et un reportage putassier sur le spring break, on s’impatiente de voir décimée cette jeunesse US dégoulinante d’hormones. Pour son troisième pari hollywoodien après le remake de La Colline a des yeux (2006) et Mirrors (2008), le Français déroule lourdement son slasher aux écailles de nanar – romance de Club Med sur fond de tournage érotique – jusqu’à ce qu’un banc de poiscailles préhistoriques ne remonte à la surface et boulotte tous ces affreux personnages dans un sauvequi-peut délicieux : ouais, pendant vingt minutes, les acteurs (Marcellus Wallace !) prennent une dimension sérieusement ironique et le bain vire à Braindead au milieu des canettes de bière, de poitrines crevées et d’Apollons cul-de-jatte. On tape des mains pour encourager la marée terroriste, comme saisi d’un antiaméricanisme primaire. Et si depuis Haute Tension (2003), Aja a perdu en finesse, le final est une apothéose parodique à revoir sans hésiter, mais aussi sans préliminaires. — Olivia Dehez

Décidément. Sur les six nommés au Prix Louis-Delluc du meilleur premier film, quatre s’attardent sur l’adolescence : le sombre Domaine (Patrick Chiha), l’impétueux La Vie au ranch (Sophie Letourneur), le délicat Belle épine (Rebecca Zlotowski, voir chronique page 187) et, donc, ce Poison violent. Peut-être le plus abouti, élevé au-delà du thème des jeunes filles normales au comportement changeant vers des sphères existentielles où s’opposent religion et sensualité, sans perdre un affûté naturalisme à la Pialat – comme on dirait à la Papa. Anna, 14 ans, sur le point de faire sa dernière communion, est taraudée par des désirs naissants en contradiction avec ses croyances. Son corps est incroyable. Autant qu’il se calfeutre sous son pull (gestes d’adolescence) devant une mère déboussolée (Lio), il tâtonne à se rendre érotique (gestes de femme) sous l’œil impudique d’un grand-père mourant (Michel Galabru). Le moment du basculement vers la maturité est extrêmement touchant, à l’image de cette chorale entonnant Creep de Radiohead, symbole d’une aspiration classique à la modernité. — Eric Le Bot

©DR


DVD

pellicules cinéma

L’Aurore

La Brune et moi Philippe Puicouyoul, 1979 Le Chat Qui Fume Graal cinématographique des fanas de new wave hexagonale, La Brune et moi narre avec un amateurisme charmant la destinée d’une apprentie starlette, Anoushka (chanteuse des Privés au jeu approximatif), et de son producteur fantomatique, interprété par un Pierre Clémenti très théâtral, costume sombre et cheveux gominés. « — Tu es si jeune… tu as peut-être besoin de quelqu’un. » « — J’ai besoin d’argent. C’est OK pour ta proposition, mais il faudra que tu fasses de moi une star, une rock star », lance la punkette avant de ramper en minijupe sur le bureau. Bob Rafelson, 1968 Dans un Paris populaire grisâtre, le Criterion scénario tient sur un ticket de RER, prétexte à des numéros musicaux rugueux comme ce film brut et fauché. Défile toute la scène du Rose Bonbon, club préféré des jeunes gens modernes des années 80, soit Taxi Girl, Marquis de Sade, Les Dogs, Ici Paris, Artefact (le groupe de Dantec) ou Edith Nylon, la fille qui proclamait posséder un utérus en téflon. Mais qu’est devenue Anoushka ? Ecrivez-nous ! — J.-E. D.

Head

©DR

« La télé est le plus beau ciné-club du monde, et avec le DVD, on peut F. W. Murnau, 1927 pas se plaindre que les Carlotta films meurent. Avezvous vu L’Aurore de Murnau ? » Claude Chabrol m’examine d’un sourire bienveillant, je réponds non, il est déçu. « Eh bien il faut. Et ne me dites pas que vous ne l’avez pas trouvé. Ça, c’est beau. » Six ans plus tard, Chabrol est mort et je découvre Sunrise – A Song for Two Humans, première expérience hollywoodienne de l’expressionniste allemand Friedrich Wilhelm Murnau, alors que mon train démarre, fouetté par la neige ; Claude ne serait pas ravi que je visionne ce chef-d’œuvre du muet aux trois Oscars (meilleure actrice, meilleure photo, meilleure « valeur artistique ») sur mon ordinateur, mais tant pis ; coïncidence, l’ouverture montre une locomotive au départ fonçant ensuite à travers champs. C’est vrai que c’est magnifique, ce pacte fantastique scellé sous la lune, cet assassinat loupé sur le lac, cette femme qui fuit et son mari honteux qui lui court après pour demander pardon, la reconquérir – un langage se crée, mieux que le théâtre, plus fort que la peinture. Dans les bonus, on entend : « C’est l’éternelle histoire du désir déchiré entre l’amour et le sexe : s’y opposent la Gretchen solaire, pure et parfaite, et la femme de mauvaise vie, envoûtante et possessive, issue de la nuit. L’homme devra choisir entre la noblesse de ses sentiments et la violence de ses pulsions, entre les vertus de la campagne et les corruptions de la ville tentaculaire. » Au retour j’ai même regardé City Girl (1929), autre Murnau, autre récit d’une passion sublime et douloureuse entre un paysan naïf et une citadine enjouée, probable influence des Moissons du ciel de Malick. J’avais le cœur léger, le train n’avançait plus, il neigeait encore. — Richard Gaitet

Le premier boys-band ! Réponse américaine au succès des Beatles, les Monkees (1965-1970), quatuor recruté sur casting pour les besoins d’une série télé, se suicidèrent symboliquement pour renaître libres. Coécrit par un Jack Nicholson encore méconnu, Head est une déconstruction du mythe des groupes pop à coups de sketchs décousus. Dénué de scénario, ce rêve éveillé projette les Singes sur la tête de l’acteur de péplum Victor Mature dans des toilettes ouvertes sur la quatrième dimension ou en plein désert pendant la Seconde Guerre mondiale.

Meilleure séquence : un live entrecoupé d’images du Vietnam ; les musiciens transformés en mannequins sont démembrés par leurs fans ! Flop au box-office, Head décontenança d’ailleurs le public du groupe et les hippies « sérieux », malgré le caméo non-sense de Frank Zappa accompagné d’une vache en laisse. — J.-E. D. page

185


Rapido

maénic selucillep

par Alex Masson

Soyez sympas, tournez

Du 16 février au 18 avril, Michel Gondry installe à Beaubourg une « Usine de films amateurs ».

La Galerie Sud sera bricolée en studio hollywoodien prêt à l’emploi, en accès libre et visible depuis l’extérieur. Inspirés des films « suédés » de Soyez sympas, rembobinez (2007), les visiteurs s’inscriront par groupe de quinze pour créer en trois heures un court-métrage. A prévoir itou, rétrospective intégrale de l’auteur (en sa présence la première semaine) et projection de cinq films qu’il adore : Hibernatus, Le Magnifique, Kes, Le Voyage en ballon et Two friends. —

états-Unis je t’aime

Valises diplomatiques

Si on ignore qui a inventé le film à sketchs, on sait que Paris, je t’aime (2006) a lancé la mode du film à sketchs touristiques, suivi l’an dernier d’un New York I love you tout aussi inégal. Etaient dans les tuyaux des virées à Shanghai et à Rio, en voici un de plus – quoi qu’il ne soit pas certain qu’il ait été initié par les mêmes producteurs – à Cuba. Casting des cinéastes : Laurent Cantet, Elia Suleiman, Gaspar Noé et… Benicio Del Toro, de retour derrière la caméra quinze ans après un premier court métrage. Sujets abordés : exorcisme, ménage à trois, religion Yoruba. Qué bien. Sortie indéterminée. — page

186

Le flirt France/Hollywood est une vieille histoire, depuis les incursions d’acteurs dans les films US (de Maurice Chevalier à Simone Signoret) jusqu’à l’avènement de stars françaises d’envergure internationale (Binoche, Cotillard). Mais ce n’est pas tout. Dans les années 80, les studios ricains remakent les comédies franchouillardes (Un éléphant ça trompe énormément/Lady in red, Les Fugitifs/Father’s day, La Totale/ True lies) et revisitent nos drames la décennie suivante (Les Choses de la vie/Intersection, Le Retour de Martin Guerre/Sommersby). Cette tendance récemment regonflée (Le Dîner de cons/Dinner for Schmucks, Lol/Lol, Pour elle/Les Trois prochains jours,

Le juste prix

Anthony Zimmer/The Tourist et bientôt Bienvenue chez les Ch’tis/Welcome to the Sticks) pourrait accoucher d’un projet cool : Adam Sandler produira et jouera dans le remake du sous-estimé Narco de Gilles Lellouche et Tristan Aurouet (2004). Aimable renvoi d’ascenseur,

puisque ce récit d’un narcoleptique rêvant d’une vie plus mouvementée rendait un hommage passionné à Star Wars, Scorsese ou aux frères Coen. —

Dernier effort pour tenter (bon courage) d’endiguer le piratage, les majors américaines proposent, via la VOD, d’avoir accès aux blockbusters de plus en plus tôt. L’an dernier, les nouveautés Fox et Disney étaient disponibles quelques semaines après leur arrivée en salles moyennant vingt à quarante dollars – soit moins cher, pour une

famille nombreuse, qu’un déplacement au cinéma. L’expérience, peu concluante, n’empêcha pas les studios d’en lancer une autre : voir chez

soi le dernier Michael Bay ou le prochain Chris Nolan le jour de la sortie… pour vingt mille dollars ! Mais qui peut se payer une telle séance ? Ah oui, les Hilton. —

© DR


Carte blanche cinéma

Rebecca Zlotowski

Le cinéma total du combat légendaire Ali/Frazier On franchit des barrages. Il faut présenter des pièces d’identité. Deux antichambres plus loin, je suis dans le palais présidentiel à Manille. Comme je ne sais pas ce que je fais là, je sors fumer une cigarette sur une terrasse de service. Un fleuve charrie un torrent tropical de lianes vert pâle, des masses végétales que je ne sais pas identifier. Pas de feu sur moi. Un mec de mon âge me tend son briquet et on parle un peu. Il ne ressemble pas à un Philippin, bien qu’il en soit un. Alexis Tiosecco. Il travaille ici à l’université, où il donne des cours de cinéma. Il est là pour ce festival de cinéma aussi et plus tard on ira acheter des DVDs piratés ensemble. Je lui parle de Jimmy Rivière, que j’écris avec Teddy Lussi-Modeste, et à quoi je ne cesse de penser. Un boxeur gitan qui doit raccrocher les gants pour se convertir au pentecôtisme, mais ne peut y renoncer : il faut bien un adversaire. Alexis évoque le Thrilla in Manilla : dernier combat entre Joe Frazier et Mohammed Ali. Araneta Coliseum, Quezon City, métro Manilla, 1er octobre 1975. Entre eux, une haine qui à force ressemble à de l’affection. Au point que Frazier demande à Nixon de réhabiliter Ali, destitué de son titre pour avoir déserté en plein Vietnam. Pas de champion sans rival. Ali à la conférence de presse : « It’s gonna be a thrilla, and a chilla, and a killa, when i get the gorilla in Manilla », je répète les mots en boucle, des petits © Laurent Thurin Kal/Autoportrait Rebecca Zlotowski

coups de langue dans la bouche et cette sensation me plaît. The gorilla, c’est Frazier, surtout pour la rime.

Réalisatrice du récent Belle épine, Rebecca Zlotowski cosigne le scénario de Jimmy Rivière (en photo) de Teddy Lussi-Modeste, en salles le 16 mars.

Ronde de nuit On cherche des images sur YouTube. Parfois le noir et blanc, parfois la couleur. Cette alternance donne à l’événement une dimension mondiale, achronique. Au 14e round, victoire d’Ali. Je ne sais pas qui a dit que les mecs allaient au combat non pas pour gagner mais pour saigner, mais il a raison je crois. En rentrant ce soir-là à mon hôtel, qui a une puanteur d’humidité terrible, je me passe en rêve le film fantasmé du combat jusqu’à en voir les gestes. Leur regard luisant de vaseline. Ronde de nuit à Manille. Les spectateurs. Je les vois bien. Je pars le lendemain, mais Alexis me promet de regarder s’il existe des vidéos, ici. Ça doit exister, c’est certain. On échange nos adresses. J’ai lu quelque part que le hasard ne produit qu’un nombre limité de rencontres. Quelques mois plus tard, je reçois un message d’un ami commun. En rentrant chez lui, un soir, avec sa femme, Alexis surprend des voleurs. Les voleurs tirent. Alexis et la fille meurent tous les deux sur le coup. Là-bas, personne ne croit à la thèse du cambriolage, mais il serait trop long d’en expliquer la cause. L’histoire reste ouverte. — page

187


art Sous les buissons suisses

t ra settelap

Exposition

Dans le Carrousel de Denis Savary, seule la désillusion est stable par Patricia Maincent

page

188

Dans un paysage figé par la neige, un personnage noir sur un vélo avance avec difficulté sur la glace. Après une chute, « Buster Keaton » reprend son chemin, en tenant sa bicyclette d’une main, avec une démarche de pantin. Cette minutieuse chorégraphie sur le blanc de la nature enneigée est en fait une situation filmée sur le vif par Denis Savary. Le personnage solitaire surpris dans une situation bancale est un thème récurrent de l’artiste suisse. Ailleurs, cet autre qui dort de façon inconfortable dans un escalier. L’isolement et la position contrainte sont à la fois burlesques et tragiques. Autoportrait ? Métaphore de la place de l’artiste ? Une instabilité qui fait écho à la photographie de la chute de l’aviateur Ferdinand Ferber (1862-1909), présentée dans la première salle. A la fois aspiration grandiose et échec ridicule, le planeur est accroché à une falaise, entre ciel et terre. Autres moments de désenchantement : dans la vidéo qui donne son titre à l’exposition, un manège tourne à vide ; dans celle tournée dans la boîte de nuit le Must, la fête est sans invité. Un léger malaise naît de ces images, rappelant cette sensation de ne pas être à sa place, d’être dans une attente déçue.

Magasins portatifs Si Denis Savary se définit d’abord comme dessinateur et vidéaste, de nombreuses sculptures ponctuent le parcours. Peintes en noir, elles s’assimilent à du dessin, comme un graphisme dans l’espace. Dans la première salle, de petits magasins portables permettent de travailler et de disposer ses outils où que l'on soit. La place du corps, visible par les courroies pour porter la structure et le présentoir, est laissée vide comme une scène abandonnée. Ce décor sans personnage évoque aussi un espace d’exposition sans œuvre, les plans de travail et les systèmes d’accrochage étant vacants… l’artiste, absent. Habitacle pour personnage seul, ces structures évoquent la déambulation, mais elles marquent aussi une charge qu’on porte partout sur son dos, rythmant nos pas et nos gestes. Si Savary cite Les Machines célibataires de Duchamp, la solitude de ces propositions est aussi l’expression d’une incommunicabilité, d’une gestuelle dont on ne voit que l’absurdité. L’espace vital ne se réduitil pas aux quelques gestes que nous exécutons quotidiennement ?

© Aurélien Mole


Denis savary

palettes art

Denis Savary vue de l'exposition Carousel Centre d'art contemporain de la Ferme du Buisson

Poupée d’amour L’accrochage contraint le visiteur à une chorégraphie où il titube d’une œuvre à l’autre : il se dresse sur la pointe des pieds (un dessin accroché en hauteur), s’accroupit (un poste de télévision au sol) et plonge sa tête dans les sculptures (un son audible en introduisant l’oreille dans une boîte). L’instabilité des personnages des films se communiquent donc également par cette danse étrange du spectateur. Autre danse étrange, celle de ces quatre marionnettes attachées aux poutres, formant une ronde en hommage – grinçant – à Oskar Kokoschka (18861980), expressionniste autrichien et cœur éconduit qui avait fait faire une poupée grandeur nature à l’image de son amour perdu, Alma Mahler (cette compositrice, femme de Gustav Mahler puis de Walter Gropius, aurait donné son premier baiser à Klimt). Une effigie avec laquelle il a partagé sa vie durant un an, allant même à l’opéra avec elle avant de la sacrifier. Partant des lettres entre le peintre et la fabricante de la figurine, Denis Savary recrée ces marionnettes « entre la peluche et la poupée gonflable ». Essais ratés ? Laquelle est l’idole, l’unique et la copie ? La muse devient support et disparaît derrière elle-même. Curieux et séduisant, le travail de Denis Savary fait naître un inquiétant sentiment d’abandon. A l’image de ses poupées qui ne se regardent pas et dansent seules dans le grenier de la Ferme du Buisson. — © Aurélien Mole

Denis Savary Carrousel

et La Longue route de Morio La Ferme Du Buisson, Marne-la-Vallée Jusqu’au 13 février page

189


art oblique

t ra settelap

Bertrand Lavier à New York, un matin de novembre

entretien Timothée Chaillou

Bertrand Lavier Conférence

FRAC ChampagneArdenne de Reims Le 3 mars à 18h page

190

« L’art est un moyen de revivre la réalisation de l’objet. » Victor Chklovski Bertrand Lavier : Je suis d’accord. Il y a cette idée répandue que l’art c’est la vie. Je ne le pense pas. L’art est juste à côté de la vie : il prouve que la vie ne suffit pas. Réaliser des œuvres qui font référence à l’histoire de l’art, « c’est souvent utiliser l’autorité de l’Histoire pour donner de l’autorité au travail », dit le plasticien Pierre Bismuth. L’artiste Anita Molinero réplique que l’art du commentaire « c’est de l’art qui ressemble à de l’art et puisqu’il a déjà été de l’art, il s’en éloigne forcément ». Votre position ? L’appropriation et l’art du commentaire ne m’intéressent pas. Il y a une autonomie de l’œuvre qui dépasse le point de vue de l’appropriation ou l’idée que « cela fait art ». Dès lors que le deuxième artiste est arrivé après le premier, son travail faisait déjà « art ». C’est une sorte de sophisme. Enormément d’expériences avant-gardistes nous ont servi. Si l’on n’est pas complètement amnésique, ou si l’on a un peu de culture, on se rend compte qu’après les œuvres conceptuelles de Sherrie Levine ou les

nouvelles règles de perspective de Marcel Duchamp, tout cela est déjà très arpenté. Et en même temps, cela nous donne une très grande liberté. Alors, que cela ressemble à un tableau ou à un porte-bouteilles, c’est la même chose. L’art permet cette grande liberté et porte en lui son propre commentaire, quoi que l’on fasse. Je pense donc que cette question de l’appropriation est réglée définitivement. Même avec votre production multimédia, reste le style, la sensation d’un goût. Une ligne de conduite sur laquelle les objets seraient solidaires les uns des autres, comme au courant de leur ressemblance. C’est juste. Je ne m’intéresse qu’au style et je crois beaucoup à la longueur d’onde d’une œuvre, d’un objet. On ne peut pas faire exprès d’avoir un style, mais cela demande un certain contrôle. Le style de Marguerite Duras lui permettait de s’en méfier ou d’avoir le plaisir de l’utiliser… L’écriture de Duras est une musique. Quoi qu’elle aborde on la reconnaît. Ce que je produis étant visuellement très hétérogène, mon propre style devient une oblique, un marqueur. Ce n’est pas à moi de le définir. Le court-circuit qui existe lorsque l’on voit dans mes reprises de tableaux de Frank Stella, à la fois un Stella et un Lavier m’amuse. Le néon est la meilleure manière de « peindre en tube » et les tableaux de Stella me servent de modèle pour exprimer cette matérialité. J’essaie de renouveler la peinture en tube.

IFAFA V (Stella), 2008 © Courtesy of the artist et Yvon Lambert Paris, New York © ADAGP


art agenda

palettes art

Et aussi   Prospective XXIe siècle Autour de la mémoire Le Plateau, Frac Ile-de-France, Paris Jusqu’au 20 février

  Myriam Mechita Les Architectures du désir ou mourir dans les bras de la foudre Le Parvis, Centre d´art contemporain, Ibos Jusqu’au 19 février

  Robert Breer Floats CAPC, Bordeaux Jusqu’au 30 janvier

Les toiles de Frank Stella refaites en néon deviennent, d’une certaine manière, « sexy », attrayantes. En effet ! Dan Flavin utilisait le néon pour sa matérialité [la série des monuments à Tatline], mais la plupart des artistes ont joué autour de sa fonction d’enseigne lumineuse. Je trouve qu’éteints, ils restent intrigants, fantomatiques. Vos œuvres sont très statiques. Oui, car l’art permet de travailler sur du temps arrêté. Il en est le dépositaire et cela est d’une très grande valeur. Les textes sur votre travail n’insistent-ils pas à outrance sur son efficacité visuelle, son apparence ? Arman disait qu’il faisait un art d’ingénieur ayant un projet qu’il met en ensuite en place, alors que César était instinctif. J’espère me trouver à la croisée de ces chemins-là. Selon Jeff Koons, « les gens à la recherche du luxe sont comme des alcooliques insatiables qui perdent tout contrôle, jusqu’à la dépravation ». Peut-on être intoxiqué visuellement par un objet de désir et de tentation ? Absolument. La liberté de mouvement devient alors très faible. Il existe une addiction, donc un écœurement pathétique. Etes-vous intéressé par la virginité des objets, comme dans la commodity sculpture avec par exemple, les Hoovers, le Jim Beam - J.B. Turner Train de Jeff Koons ou les objets sur étagères d’Haim Steinbach ? Mes sculptures superposées doivent être impeccables. L’art ménager ne supporte pas les égratignures ! Vous qui travaillez sur l’idée de genre. Vos objets sont-ils travestis ? On pourrait dire cela ! [Il éclate de rire] — © DR

  REHAB, l’art de re-faire Le détournement d’objets familiers Espace Fondation EDF, Paris Jusqu’au 20 février

  Rainier Lericolais Rétrospective Centre d’art contemporain, domaine départemental de Chamarande Jusqu’au 27 février

  Europunk La culture visuelle punk en Europe Villa Médicis, Rome Du 21 janvier au 20 mars

  L’Encyclopédie de la parole La diversité des formes orales Villa Arson, Nice
 Du 18 février au 22 mai

  Drawing Now Paris Salon du dessin contemporain Carrousel du Louvre, Paris Du 25 au 28 mars

  Are You Ready for TV? La télévision en 10 épisodes MACBA, Museu d’Art Contemporani, Barcelone Jusqu’au 25 avril page

191


Art Erasmus

Avec Atlas, un penseur français rend hommage à un historien de l’art allemand en Espagne

page

192

t ra settelap

par Gilles Baume (à Madrid)

De la théorie à la pratique des images, le philosophe Georges Didi-Huberman conçoit Atlas, une exposition transversale et événement au musée de la Reina Sofía de la capitale espagnole. Art moderne, art contemporain et documents dialoguent, en hommage à la libre pensée d’Aby Warburg, historien d’art du début du XXe siècle. Comment trouver son chemin parmi la profusion d’images ? Qu’y a-t-il à y voir ? Comment, à partir des images, apprendre à regarder ce qui nous environne ? Le passé se perpétue-t-il et sous quelle forme ? Dans les années 20, désireux d’établir une transmission de la culture classique occidentale, Aby Warburg réalise un livre visuel, Mnémosyne, qu’il laissera inachevé. Ce travail fait émerger un abîme de questions et invite à la circulation des idées. Croisant l’art avec la culture populaire ou la science, il est conçu comme un atlas et entend dépasser les catégories préétablies de classification du savoir (par domaine, par période chronologique…) pour activer un principe de libre association des images, procédant par montage, dans le temps et l’espace. Pour Warburg, une mémoire, consciente ou pas, fait résurgence dans les images. Il s’agit de la mettre à © DR


atlas

palettes art

variations mais aussi leurs ressemblances et récurrences, la mémoire commune secrète qui les habite, les « affinités électives » qui les unit peut-être. Le peintre Gerhard Richter développe son propre Atlas en rephotographiant flou des images de presse. Ici, celles relatives aux actions terroristes du groupe de Baader-Meinhof, qui interrogent la représentation de la violence et l’inscription de l’individu dans l’Histoire. Issu de la théorie, le commissaire irrigue son propos en convoquant, au même titre, les réalisations d’écrivains (l’Atlas de Borgès), de photographes (les documentaristes Sander et Evans), de poètes (l’Atlas lacéré de Rimbaud), de plasticiens (les cartes postales d’On Kawara)… beaucoup se situant à la croisée de plusieurs champs, comme Brecht, Moholy-Nagy ou Broodthaers. Au chef-d’œuvre est préféré le document de travail. Invitation à porter un nouveau regard sur des propositions désormais classiques (comme les dérives psychogéographiques du situationniste Guy Debord), l’exposition réserve aussi son lot de découvertes, comme la magistrale série des détails de murs de New York, photographiés par le sculpteur conceptuel Sol LeWitt, avec qui la théorie devient pratique et l’image du réel ouvre sur l’imaginaire. Aujourd’hui reconnu et étudié comme méthode de référence de l’histoire de l’art, l’Atlas d’Aby Warburg est ici l’objet d’une relecture approfondie. Cette exposition érudite et sensible donne envie de se (re)plonger dans certaines

A gauche Pedro G. Romero Archivo FX. Semana trágica, 2002) A droite Aby Warburg Bilderatlas Mnemosyne, 1924–1929 & Roman anonymous Atlas

© DR

jour par classement, tri et lien, au moyen d’un travail aigu du regard et au risque de la subjectivité. Un monde traumatisé Warburg vient alors de traverser deux expériences personnelles dramatiques, l’une collective (la guerre de 1914-18), l’autre individuelle (la folie et l’internement psychiatrique). Son Atlas vise à donner des points de repère dans un monde traumatisé. A Madrid, il sert de point de départ à une foisonnante exposition traversant le siècle dernier et ouvrant sur notre actualité. Chercheur spécialiste de l’iconologie, internationalement reconnu, Georges Didi-Huberman utilise la méthode de Warburg comme une boîte à outils, appuyant sur les ressorts de la création artistique et amenant à regarder toutes sortes d’images de lieux et d’époques différents. Au fil des salles, des œuvres contemporaines côtoient des œuvres modernes (dadaïstes, constructivistes…) et des documents d’archive (revues, imprimés…), sans aucune hiérarchie entre ces éléments hétérogènes. Comme si ces artistes-chercheurs avaient étudié l’infinie étendue des formes et des matières, leurs

sources fondamentales (Bataille, Benjamin…) ; son actualité est à mettre en rapport avec la démarche de jeunes artistes comme Isabelle Cornaro ou Aurélien Froment, qui se nourrissent eux aussi, et par ailleurs, de la pensée warburgienne. —

ATLAS ¿Cómo llevar el mundo a cuestas? How to carry the world on one’s back?

Jusqu’au 28 mars Musée Reina Sofía (MNCARS), Madrid page

193


chronique

t ra settelap

Monet Monet Monet

par Eric Troncy

page

194

Vous trouvez ça normal, vous, de réserver sur internet début décembre un créneau horaire pour voir une exposition entre trois heures et quatre heures du matin en janvier ? Vous trouvez ça bien ? Vous trouvez ça intelligent, responsable ? Supportable ? Ça ne vous pose aucun problème, vous trouvez ça fun, vous trouvez ça cool ? Hyper chouette, même, peut-être ? Vous y voyez une manière de progrès ? Une forme de liberté ? Vous êtes content que le site « monet2010.com » (je commente ?), placé sous les auspices de la Réunion des Musées Nationaux et du Grand Palais vous propose, petits veinards, un billet « coupequeue » ? Oui, « coupe-queue ». Une sorte de bon pour une émasculation, dans les nénuphars probablement, histoire de rester dans le sujet. Le sujet : Claude Monet, en l’occurrence. Au Grand Palais, donc. Est-ce parce que le musée Marmottan n’a pas consenti le prêt de Impression soleil levant (1872) qu’il faudrait voir cette exposition après le coucher du soleil ? C’est quand même fort, hein,

d’aller voir une exposition consacrée à un peintre impressionniste la nuit. Un peintre qui pouvait faire dix fois le même tableau pour enregistrer l’incidence du changement de la lumière du jour sur une meule de foin. Lumière du jour si importante à la compréhension même des impressionnistes (qui sortirent les chevalets de l’atelier pour peindre en plein air à la lumière du jour) qu’un éclairage zénithal a même été aménagé dans le musée d’Orsay, lors de sa rénovation, pour que les impressionnistes en bénéficient. Mais en comptant en effet 6500 spectateurs par jour « avec des pointes à 8800 » (précise L’Express), pas d’autre solution que d’ouvrir la nuit. L’hystérie est totale : on annonce 800 000 visiteurs. On les espère. Les témoignages des cinglés qui sont parvenus à entrer sont à pisser de rire : « On dirait la station Châtelet les Halles aux heures de pointe, explique un visiteur dans Le Parisien. Au centre de la troisième salle, on n’arrive même plus à marcher. » Belle communion, en effet, avec l’œuvre de Monet.


chronique

palettes art

un truc plus que substantiel. Et de la même manière que porter un sac Vuitton contrefait c’est donner l’illusion très peu plausible d’un signe extérieur de richesse, fréquenter une exposition dans ces conditions est afficher un leurre absolu de signe extérieur de culture. On n’est ni riche ni élégant avec un faux Vuitton, on n’est ni cultivé ni privilégié en ayant assisté à cette mascarade. Et il est probablement urgent de réintroduire un peu de rêve et d’exception dans l’idée même d’un accès aux œuvres d’art.

Page de gauche Claude Monet Nymphéas 1904 © Musée des beauxarts A.Malraux, Le Havre Ci-contre Vue du musée Chichu par Tadao Ando

Une question demeure : pourquoi y aller quand même ? Au prix de quel masochisme flagrant, de quel impératif misérable s’obliger à ça ? Pour faire, là est la question, quelle expérience ? La Réunion des Musées Nationaux a même été contrainte de retirer de son site le dossier de presse qui était téléchargeable : des petits malins s’en servaient pour négocier des passes-droits à l’entrée de l’exposition, se déclarant journalistes. Du jamais vu. Dans cette ville où l’on ne peut plus circuler, voilà qu’il est en sus impossible d’entrer au musée. Des bouchons et des files d’attente. Autant s’y rendre en voiture : on apprend la patience durant le voyage, et on poireaute ensuite des heures devant le musée, dans la neige parfois – et avec beaucoup d’imagination, on verra dans les vieux pigeons qui se posent sur les trottoirs enneigés un prélude à La Pie (1869). Soyons sérieux. Il y a au fond très peu de différence entre la visite de l’exposition Claude Monet au Grand Palais dans ces conditions et l’achat d’une contrefaçon Vuitton bas de gamme. Vous savez, cuir premier prix et coutures qui pètent, mais bon, une occasion quand même de loger au creux de son coude (poignet tourné vers le haut) un sac informe méchamment sérigraphié du clinquant monogramme. Sauf que l’achat de contrefaçon est puni par la loi, et pas encore ces expériences frelatées sans aucun rapport avec l’appréciation de l’art, avec la rencontre d’un engagement. Il faudrait faire quelque chose, pourquoi pas punir les responsables. Dans la contrefaçon, on punit tout aussi bien les contrefacteurs que les acquéreurs de ces méchantes répliques. Il conviendrait donc, c’est logique, de punir et la RMN et les visiteurs. Une bonne grosse amende,

Les artistes du land art avaient la conviction que, au fond, le parcours qui conduit à une œuvre est aussi important que la contemplation de cette œuvre elle-même. Pour accéder au Lightning Field de Walter de Maria, à la Spiral Jetty de Robert Smithson ou à City de Michael Heizer, autant d’œuvres logées dans des recoins extraordinairement isolés, il faut être prêt à un voyage en solitaire et au franchissement de centaines de kilomètres dans le désert. La solitude du voyage, de même que la solitude dans la rencontre avec l’œuvre, confère à une densité dans laquelle l’œuvre s’évanouit. Les choses étant ce qu’elles sont devenues, qui veut appréhender aujourd’hui l’œuvre de Monet ne saurait évidemment le faire au Grand Palais, pas plus qu’au musée de L’Orangerie contaminé par la Monet Craze qui a déferlé sur Paris. Finalement, la solution la plus rationnelle est encore de se rendre à Naoshima (environ 3700 habitants). Le voyage est complexe, depuis Honshu ou Takamatsu, mais sur cette petite île de la mer intérieure de Seto, au Japon, au sommet d’une montagne, se trouve le Chichu Museum construit par Tadao Ando. Entièrement déployé sous le sol, pour ne pas esquinter le paysage, le musée est cependant inondé de lumière naturelle et abrite seulement cinq toiles de Claude Monet, des Nympheas. Dans la salle, le port des chaussures est interdit, et le visiteur s’engage par écrit à respecter un silence total, et à ne pas toucher les murs. Et last but not least, le Chichu Garden rassemble deux cent variétés de fleurs et d’arbres scrupuleusement identiques à ceux des jardins de Giverny, offrant « une expérience tangible de la nature que Monet tenta de capturer dans ses peintures ». page

195


art Embrouillaminis

t ra settelap

Labyrinthiques et acidulées, les peintures d’Anne Brégeaut rêvent de vides et vident les rêves par Patricia Maincent

L’immensité d’une nuit étoilée est peinte sur une feuille froissée ; une maison minuscule se perd au milieu de gigantesques fleurs carnivores : comme des collages, les gouaches d’Anne Brégeaut rapprochent dans une totale liberté des éléments à des échelles décalées. A lire comme des rébus, elles montrent, selon ses mots, « le monde imaginaire qui habite la réalité ». Le vide, sur lequel flottaient les objets de ses premières œuvres, s’est transformé ces dernières années en immenses entremêlements labyrinthiques. Les motifs irréguliers de ses peintures donnent une sensation légèrement bancale. « Je ne cherche pas à être maladroite, je le suis de nature. » Cette maladresse apporte une fragilité et une délicatesse à des paysages vacillants, une instabilité qui renvoie à nos rêves ou à nos cauchemars, à ces confins où nos repères nous échappent. Les mondes hallucinés Derrière les couleurs et les sujets faussement enfantins s’immisce une petite voix grinçante. Des objets criards s’entrechoquent, comme dans Karaoké où un œuf au plat flotte sur les éclats

page

196

d’un feu d'artifice. L’isolement de chaque chose, systématiquement à échelle réduite sur une trame du fond, a quelque chose d’angoissant, et les rares personnages semblent perdus dans ces lieux inquiétants. Pour l’artiste, « chaque objet est isolé, ce qui m’intéresse c’est l’écart entre les choses, le vide. » Cette place accordée au néant crée un trouble et du jeu autour d’associations qui prennent des allures étranges. Les routes tournent en rond autour de maisons isolées, les chemins ne mènent nulle part, comme des obsessions ou comme un isolement dans la folie. Manifestement influencées par la psychanalyse (certains de ses dessins reprennent des textes de Lacan), les œuvres d’Anne Brégeaut s’appréhendent comme des projections mentales régies par un inconscient riche et perturbé. Des bribes d’histoires aux nuances parfois nostalgiques et cruelles révèlent une réalité anxiogène et une échappée onirique, à moins que ça ne soit l’inverse. — Anne Brégeaut

Galerie Semiose, Paris Jusqu’au 26 février © Bridget l'attendait avec impatience, 2008 Courtesy Semiose galerie, Paris


Carte blanche ART

olivier babin

CORRESPONDANCES 2010 Letraset sur page de livre 27,3 x 44,5 cm

Olivier Babin finit le montage de Disque Noir, un film en couleurs sur le frisbee et la peinture pariétale. Il passera les fêtes en famille à Dijon avant d'entrer sans peur dans sa trenteseptième année. © Olivier Babin

page

197


fashion week report

Créateur

edom settelliap

L’espace BLOOM a vu éclore Margarida Gentil par Elisa Tudor (à Porto)

page

198

Tremplin pour les talents émergents, l’espace BLOOM de Porto a invité vingt-quatre jeunes créateurs locaux pour la quinzième fashion week portugaise. Avec cette sélection, Miguel Flor, styliste lui-même encourage à « oser un style plus expérimental, plus risqué et donc plus innovateur ! » Dans l’enceinte d’Alfândega, musée du transport et de la communication, nous retrouvons les expatriés de référence : Felipe Oliveira Baptista, nommé cet été directeur de la création de Lacoste, l’excentrique Fátima Lopes et la griffe urbaine de Luis Buchinho. Mais la plupart des autres couturiers présentés misent sur des couleurs trop vives, alourdissent leurs silhouettes avec du satin ou du tweed ; la finition des coupes laisse parfois perplexe, les robes moulantes donnent rarement bonne allure. L’émerveillement de la découverte s’arrête où les bâillements commencent… Et c’est là ! au sous-sol du bâtiment, que l’espace BLOOM apparaît, comme une serre climatisée en climat hostile. Dans une ambiance plus sombre et dénudée de tout chichi, alors que quelques-uns s’amusent à imiter Henrik Vibskov ou Ann Demeulemeester, Margarida Gentil s’impose comme le diamant brut de la nouveauté lusitanienne.

© dr


paillettes mode

Margarida Gentil

Etoffes rongées par le feu Diplômée en sculpture aux Beaux-arts de Lisbonne après un bref passage à la Central Saint-Martins School de Londres en formation « création d’imprimés », Margarida vient de commencer, à 22 ans, l’école de mode CITEX à Porto. Sa collection, E.ART.H s’élance dans la tendance bio tout en gardant une distance ironique, presque désespérée, face à l’écueil qu’est parfois le développement durable. « La mode avec des matériaux biologiques reste ringarde pour beaucoup de professionnels. J’ai voulu la soutenir tout en la détériorant, pour exprimer la peur qu’elle suscite auprès des créateurs. » Ainsi, les couches de lin, de coton et de laine bio se superposent en patchwork, les finitions sont brûlées et les motifs s’installent sur des étoffes rongées par le feu. « J’essaie d’exprimer la dégradation que nous infligeons à la nature en détruisant le vêtement. La mode ne doit pas toujours être des plus glamours pour donner une image forte. » Les compositions sont rudes bien que sophistiquées, alliant différents lambeaux de tissus à une silhouette bien ajustée : blouses à volants combinées avec des pantalons évasés ; accent posé sur une taille haute et ceinturée, très féminine, qui s’oppose à une allure volontairement dépravée. Le turban souligne une volonté de retrouver une simplicité, l’ambiguïté intacte : « Je peux très bien abîmer les matières premières, épurer les coupes et me limiter à un minimum d’accessoires, tout en optant pour une allure chic dans la composition. » Que Margarida continue de jouer avec le feu, elle finira par brûler les planches des podiums. © DR

page

199


Dingue Island

servil sreipPa

Auteur

Sébastien Gendron offre une explosive porte de sortie à un futur marié

page

200


Rencontre

Papiers livres

entretien François Perrin photographie Jean-Luc Bertini

Vos deux derniers livres se déroulent sur des îles paradisiaques dirigées par des psychopathes autocratiques. Pourquoi ? Sébastien Gendron : Après avoir vécu pas mal de temps sur les îles de Ré et d’Aix, j’ai découvert Palm Island dans les Grenadines et Eleuthera aux Bahamas. Je m’attendais à des clichés (la barre bleu turquoise, le sable blanc, les cocotiers) et c’est exactement ce que j’ai trouvé, mais ça m’a scié les pattes. Sur une île, on n’appartient plus à la terre. Ça ne m’étonne pas qu’elles inspirent autant d’écrivains, de cinéastes, de peintres et de dictateurs. De dimension humaine, ça reste un endroit de rêves et d’aventures. Pour Mort à Denise [son épisode de la série Le Poulpe, 2010] comme pour le dernier, Taxi, Takeoff & Landing, ce qui m’intéressait, c’était de traiter des personnages à l’appétit d’ogre. De petits François Duvalier ou Bob Denard. Sur une île, on peut devenir empereur de pacotille, à la façon d’un Dr Moreau ou d’un Capitaine Flint. Goval [la présidente de Mort à Denise] comme Taburiax [le grand méchant de Taxi] s’apparentent autant à des psychopathes à la Ian Fleming qu’à des mégalomanes à la H.G. Wells. Votre roman Taxi est-il 1) noir 2) humoristique 3) un exutoire pour futurs mariés circonspects 4) une apologie empirique des drogues ? Un peu tout ça. C’est un récit exutoire à l’usage des jeunes mariés,

Le livre

L’île au pécore Sébastien gendron Taxi, Take off & Landing

Baleine 209 pages, 15 euros

oui. Il y a ceux qui vont faire n’importe quoi le jour de leur enterrement de vie de garçon, juste pour évacuer l’angoisse, et ceux qui, comme Hector Malbarr [personnage principal du roman, un trentenaire peu rompu à la prise de décision], préfèrent ne se rendre compte de rien et choisir innocemment le burn out. Cette seconde option me plaisait beaucoup. Hector se laisse porter, réfléchit peu, ne maîtrise rien. Un archétype d’antihéros ? Un roman en scène un héros qui n’apprend rien au sortir de son histoire et qui en plus vous fait la morale, je le pose au bout de cinquante pages. Je n’aime pas les super-héros qui hantent les thrillers, concluant une affaire avec les honneurs. J’aime les losers et les gens capables d’autodérision. Les carrosseries inrayables, ce n’est pas mon rayon. Pour Hector, je me suis pris comme modèle : un type plein de rêves et détestant le conflit, qui fantasme sa vie et s’applique à être un gentil garçon. Evidemment, ça ne tient pas longtemps. Qu’est-ce qu’il se passe quand ça pète ? On laisse venir l’orage. Tout ce qu’on n’a pas réglé nous tombe dessus et il faut savoir réagir avec ce qu’on a. Et quand il n’a rien, qu’il n’est pas armé, la grande aventure commence. Les meilleurs personnages, des branleurs cosmiques ?

Hector Malbarr, « pleutre héroïque » qui n’est « pas garçon à se poser trop de questions, on l’aura noté », profite d’une zone de transit pour échanger sa future promise, blonde et maniaque, contre une splendide brune au comportement aussi aguicheur qu’inconstant. C’est un piège, un enfant de 4 ans s’en serait douté. En même temps, elle est vraiment jolie et lui propose un voyage torride sur Lamb Island, « véritable île déserte même pas recensée par Google Earth ». Il décide donc de « lâcher Glenda pour une demi-cintrée périodique » et de se « laisser porter vers une destination inconnue où ne l’attendent que plaisir et félicité »... mais aussi canicule et

Je n’aime pas les héros. J’aime le lustre et la patine qu’on trouve chez James Sallis, Harry Crews ou Jean-Patrick Manchette, qu’on me raconte une histoire dans laquelle le pire n’est jamais loin de ce que la morale aime à définir comme le meilleur. J’aime les mecs qui trébuchent, les prétentieux qui fautent. J’adore que la représentation du bien puisse être confiée à la pire espèce de salopards jamais engendrée : c’est ainsi que les choses vont dans le monde. Mes romans préférés mettent en scène le plus pleutre des héros allant se coltiner avec pire que lui et n’en rapportant rien d’autre qu’un tout petit peu d’estime de lui-même, dans le genre de Montalban, Chavarria et Padura. Des pleutres qui rêvent d’être les enfants cachés d’espions internationaux ? Je n’ai jamais douté de l’identité de mes parents. J’ai accepté d’être né là où j’étais né. Il y a bien eu un moment, au collège, où j’ai regretté de n’être que le fils d’un ouvrier et d’une secrétaire, mais c’était juste parce que je ne pouvais pas avoir chez moi un TO7 et jouer à Donkey Kong jusqu’à pas d’heure. En plus, à 6 ans, j’ai arrêté de croire en Dieu, et à 16, je n’aimais plus le foot. Qu’est-ce qu’il me restait ? Pas grand-chose d’autre que moi-même. Croyezmoi, ça développe l’imagination. —

flingues, sur fond de règlements de comptes entre l’infâme docteur Taburiax, inventeur maudit, et quelques géniteurs épars rattachés aux services de contre-espionnage de la forteresse occidentale. Il en fallait, du souffle, pour nous embarquer dans ce bazar alambiqué. Or à ce niveau, pas de doute, Gendron a tout ce qu'il faut. Un florilège de répliques à se rouler par terre (« Elle serait rentrée dans son île pourrie, pleurer dans les jupes de son demeuré de père et moi je serais parti me marier avec l’autre grosse blondasse mais au moins, je me serais bien ennuyé toute ma vie et ça aurait été beaucoup plus limpide que maintenant »), comme une écrevisse camée. — F. P. page

201


chroniques

servil sreipPa

Des

livres Tony Parker

Publié en 1968 par Philip K. Dick, Les Androïdes rêvent-ils de moutons électriques ? peignait le destin du chasseur de robots Rick Deckard dans un avenir guilleret où humains et animaux avaient été décimés par l’apocalypse nucléaire, remplacés par des répliques cybernétiques. Vous avez raison, ce texte offrit en 1982 la matière première de Blade Runner BOOM ! Studio à un Ridley Scott peu scrupuleux de 144 pages, 24,99 dollars la trame initiale. Originaire de Phoenix, le jeune dessinateur Tony Parker (Wolverine, Warhammer 40.000) vise l’adaptation la plus fidèle qui soit : « Tous les mots sont tirés du texte original. » Vingt-quatre volumes sont prévus, seize déjà publiés (en VO only), tous complétés d’une postface signée d’un grand nom de la BD, parmi lesquels Warren Ellis, Ed Brubaker « De nouveau tombait ce mélange ou Matt Fraction. « Dans cette ampleur, c’est une première sans nom de pluie et de neige molle dans l’histoire des comics. » Féru des travaux de Jack [...] marquant les bas-côtés de traînées Kirby, de Wally Wood ou de Moebius, Tony Parker grumeleuses d’une bouillasse grise. » n’a rien contre Blade Runner ; au contraire, les dessins Auteur pour le moins prolifique, terré préparatoires du designer Syd Mead (Tron, Aliens) furent depuis des lustres dans sa citadelle une colossale source d’inspiration. Et en lisant la scène vosgienne, le sexagénaire Pelot a déjà où un chat androïde se fait ramasser afin d’être réparé signé plus de cent ouvrages : de la par un vieux barbu, on se dit que cette normalité-là aurait BD customisée far west, du roman beaucoup plu à K. Dick. — Jean-Emmanuel Deluxe de science-fiction, du polar sombre et du texte bucolique. En général, chez lui, et même quand il s’adresse aux enfants, les histoires se finissent mal, les personnages ne se drapent que d’un héroïsme relatif et les arbres ne sont pas qu’un simple élément de décor. On y pendrait bien certains, les autres s’exécutant de leur propre chef. En bon Lorrain, cette fois, c’est à la commune saloperie des cloportes maquisards et des ordures collaborationnistes qu’il s’attache, mettant en vis-à-vis nos contemporains en quête de sens et les victimes civiles de la Seconde Guerre. L’argumentaire parle, pour une fois à juste titre, de « paysages blancs issus d’Un roi sans divertissement de Jean Giono » : de splendides toiles lustrées que de petites fientes ordinaires nommées êtres humains entachent sans vergogne. — François Perrin

Do androids dream of electric sheep?

Pierre Pelot

Maria Editions Héloïse d’Ormesson 126 pages, 14 euros

page

202

© DR


le questionnaire de bergson

Papiers livres

Standardistes

Nos collaborateurs publient :

• Que se passe-t-il quand sept bonshommes se réunissent sur le modèle des groupes féministes californiens ? Leonard Michaels l’imagine dans Le Club (Christian Bourgois). L’occasion de multiplier les histoires personnelles, troublantes ou cocasses. Et le plaisir de faire exploser le huis clos quand une femme survient. Un roman terriblement eighties, c’est-à-dire d’aujourd’hui. — B. G. • Fourmi industrieuse de la littérature intelligente, Axl Cendres publie un roman par an. Après un orphelin en mal d’amour et un médecin maniaco-alcoolique, c’est à un virtuose des échecs passionné de bars à supporters qu’elle s'attache dans Echecs et but ! (Sarbacane). Comme d’habitude, tout le monde lève le coude en distordant la réalité. — F. P. © DR

Les paupières s’ouvrent sur Les mêmes yeux que Lost de Pacôme Thiellement (Editions Léo Scheer) qui entend démontrer comment la série télévisée de Damon Lindelof et Carlton Cuse « est une machine de guerre antioccidentale, dans le sens où elle représente, pour l’Occident, une tentative de faire un saut hors de son projet «progressiste», «impérialiste» et destructeur, pour se réorienter vers la source de la connaissance à l’instar des récits initiatiques. Incarnant la fin de la séparation entre le spectateur et le spectacle, Lost nous dit que nous pouvons désormais vivre notre existence non plus comme une catastrophe mais comme un combat collectif pour la réalisation du poème archaïque qui nous fut

• « Célébrer le déclin des valeurs traditionnelles. » En couverture du n° 6 de The East Village Other (janvier 1971, bon anniversaire), le dessin d’une blonde en porte-jarretelles, clope au bec, posant le genou sur le corps du flic qu’elle vient de buter d’une balle dans la caboche après une lampée de whisky. Ce détournement des interdits de la censure hollywoodienne des années 40-50 est l’une des deux cents images (collages, articles, posters, tracts, dibujos psychedelicos) visibles dans la réédition de Free Press – la contre-

culture vue par la Presse Underground (Nova Editions), bel ouvrage coordonné en 2006 par Jean-François Bizot. Mais il est où ce journalisme-là, aujourd’hui ? — R. G.

autrefois confié. » De son côté, JeanEmmanuel Deluxe sort de son chapeau Cinépop (Camion Blanc), « un dictionnaire ludique de l’esprit pop sur grand écran, de «Abba» à «Zouzou», des films expérimentaux tels que Flaming Creatures en passant par les navets avec Hallyday ou Elvis jusqu’à Mario Bava. Plein de mauvaise foi, mais pas seulement à destination des cinéphiles. » Enfin, Bertrand Guillot, après avoir taquiné Olivier Minne dans Hors Jeu (Le Dilettante, 2007), fait dans B.A BA (Rue Fromentin) « le récit d’une année de cours d’alphabétisation donnés dans une association au cœur d’un quartier populaire du nord de Paris. S’il fallait absolument lui trouver un genre, j’irais chercher dans la culture anglosaxonne, qui parle de « non-fiction novel ». Un « roman vrai », en quelque sorte. » — R. G. & F. P.

• Parce que la vie n’est pas une bluette, le trimestriel Alibi, le magbook du polar (en kiosques, 148 pages, 15 euros) raconte le monde par le prisme du polar. Au sommaire du premier numéro de cette élégante revue, un dossier sur les flics et les voyous devenus écrivains, une enquête sur un monstrueux tueur en série génois, un retour sur le sympathique Guy George, des rencontres avec R.J. Ellory ou Marcus Malte, une interview du gendarme Martelly (radié pour avoir enfreint son droit de réserve), les coulisses de l’excellente série judiciaire Engrenages ainsi qu’un impressionnant portfolio sur les gangs du Salvador. Bang-bang. — G. J.

page

203


Rions un peu

servil sreipPa

D'autres livres

Humour à froid pour réchauffer l’hiver par Bertrand Guillot

La Mauvaise habitude d’être soi Martin Page Editions de l’Olivier 150 pages, 15 euros

Page 53, un inconnu vous propose de « devenir vous » pour développer votre potentiel inexploité. Page 65, vous apprenez que vous êtes une espèce protégée. Page 109, vous enquêtez sur la disparition des insectes dans la ville. Faut-il en dire plus pour situer les nouvelles de Martin Page ? De ce recueil, on retiendra aussi Le Contraire d’un phasme : un homme ouvre la porte à un policier venu enquêter sur son propre assassinat. Une idée « nouveau roman » de Michel Butor et Italo Calvino dans un vrai dialogue de théâtre. Si une compagnie cherche un Ionesco contemporain, elle l’a trouvé. —

Les Enfants, pour quoi faire ? Robert Benchley Wombat 128 pages, 14 euros

Ça pourrait être un titre-programme, un livre-événement. Un livre, pourtant, que Robert Benchley n’a jamais écrit, puisqu’il s’agit d’une compilation de nouvelles et billets d’humeur parus entre 1922 et 1936. Pince-sans-rire et sans merci, Benchley décrit avec la même férocité joyeuse un voyage en train avec trois bambins et une visite au musée flanqué d’un pré-ado. Le must : une charge tout en ironie contre l’éducation post-soixantehuitarde, publiée en… 1929. Et quand il raille les enfants, il met la barre très haut : « Tout garçon normal et bien portant [...] devrait avoir un chien à lui à un moment de sa vie – de préférence entre l’âge de 45 et 50 ans. » —

Journal Delfeil de Ton Wombat 160 pages, 15 euros

La Fée Benninkova Franz Bartelt Le Dilettante 160 pages, 15 euros

page

204

Par un soir solitaire, Clinty l’handicapé ouvre sa porte à une fée sans baguette. Il lui offre l’asile et lui conte ses mésaventures avec Marylène, la caissière qui un jour lui dévoila son corsage. « Quand j’aurai fait de vous un prince charmant, vous pourrez voir autant de seins que vous voudrez, et gratuitement », promet-elle… Mais qui est-elle ? Mystère. Goguenard et égrillard, Bartelt s’amuse avec les codes du conte : le Père Noël Noir de Renaud croise le fer avec la fée Clochette, et les exégètes de Perrault et Andersen crient au scandale. —

« Lundi 1er : ce matin, légère douleur à l’épaule gauche après avoir frappé Germaine. » Ainsi commence l’un des mois de ce faux Journal publié dans Charlie en 1969 puis dans Hara-Kiri en 1975. Huit mois et huit histoires, où les ficelles des paquets cadeaux sont impossibles à dénouer, les billets de banque changent de valeur pendant la nuit et l’eau du bain parfois se change en vin. Un objet intemporel comme le théâtre de Guignol (avec l’abbé Mardi, la femme du pharmacien et la veuve du boucher), malin comme du Marcel Aymé… et grinçant comme les Lundis de Delfeil de Ton, qui constituent encore aujourd’hui la plus belle page du Nouvel Obs. Tout y est simplement actuel. —

©DR


Le Questionnaire de Bergson

Papiers livres

L’Américain Michael Z. Lewin aboie l’avenir du polar Le livre

Du flair Jan, SDF aux idées fumeuses, vit à la petite semaine, enterrant ses trésors dans la ville d’Indianapolis et considérant avec justesse que « préserver son hygiène personnelle devient une tâche assez épineuse dans un roncier ». Quand des trafiquants de chiens de combat viennent investir son squat, il se lance dans la meute, évite les dresseurs, renifle le cul des dames, tout en s’oubliant parfois, au cœur de l’action, la tête plongée dans de brumeux souvenirs de zincs. La solidarité canine tombe sous le sens et Lewin signe un excitant roman noir, involontaire hommage à Un privé à Babylone. On en remue la queue. — F. P.

entretien François Perrin

Les Chiens sont mes amis

Outside / Thriller 256 p., 19,90 euros © DR

Comment vous représentez-vous l’avenir de la littérature ? Michael Z. Lewin : Mes polars furent parmi les premiers, aux Etats-Unis, à se dérouler dans des patelins plutôt qu’à New York ou Los Angeles. Depuis, on a implanté tous types de détectives en tout point de la carte. Le pendule va sans doute repartir dans l’autre sens : les citadins spirituels et riches vont revenir à l’honneur, comme dans les années 30 et 40. Cet avenir possède-t-il une quelconque réalité, ou représente-t-il une pure hypothèse ? Je fais une hypothèse, qui peut s’avérer fausse : comme la tendance actuelle consiste à insérer plus d’éléments pseudotechnologiques dans les intrigues, les lecteurs vont exiger des

personnages perspicaces, des histoires centrées sur les gens plutôt que sur les machines ou les complots organisés. Vous-même, où vous situez-vous dans cette littérature possible ? A contre-courant. Chez moi, un privé n’a pas de flingue, ne tabasse personne, vit à l’écart, et un flic suit les règles plutôt qu'il ne les enfreint. J’ai récemment imaginé un privé gérant son agence de détectives comme une affaire de famille, une première – comme de prendre pour héros un sans-abri dans Les Chiens sont mes amis. Mon avenir consistera à explorer de nouvelles pistes. Si vous pressentez l’œuvre à venir, pourquoi ne la faites-vous pas vous-même ? Mon travail n’a jamais été soumis au marché, ni à mes prédictions

quant à son évolution. Je souhaite bonne chance à ceux qui font d’autres choix : c’est toujours plaisant d’entendre qu’un écrivain s’est fait un paquet de blé. J’écris pour satisfaire ma curiosité et bâtir des histoires qui me divertissent. Si je dois faire partie de ce futur, ce sera probablement par accident. Question supplémentaire : Jan est un micro-entrepreneur aux réflexes de clébard. Col blanc et corniaud, même combat ? Amusant, j’ai carrément écrit un livre sur un toutou errant dans les ruelles d’Indianapolis [Rover’s Tales, 1998]. Oui, les chiens errants et les entrepreneurs ont en commun leur quête frénétique d’opportunités. —

page

205


relecture

servil sreipPa

Nelson Algren sort de la pénombre, Simone est contente

par François Perrin

Nelson Algren aurait pu être le père caché d’Harry Crews et James Crumley, venus au monde dans les années 30, quand sa vocation littéraire commençait à prendre corps. Mais au lieu de rechercher une filiation par définition tirée par les cheveux, adressons-nous précisément aux salons de coiffure avec de bons vieux ragots : Nelson est né en 1909 et fut l’amant américain de Simone de Beauvoir de 1947 aux alentours de 1954, date de la goncourisation de l’auteur du Deuxième sexe pour Les Mandarins. Art Shay, l’ami photographe d’Algren qui introduit ce Meublé dans la pénombre d’une préface et de quelques photos, en a choisi une de la romancière nue dans une salle de bains. Teasing. A propos des Mandarins, justement consacré à ses rapports tonitruants avec l’écrivaine, Nelson écrira à Nelson Shay : « Pour moi, c’est comme mâcher du carton. » Simone portera pourtant en sa dernière demeure l’anneau d’Algren au doigt. Ajoutons la sortie prochaine d’un film sur leur relation (My American Lover, Lasse Hällstrom) avec Johnny Depp et la grenouille Vanessa, et restons-en là quant à l’anecdote.

Nelson algren un meublé dans la pénombre

13e Note 304 pages, 19 euros page

206

« Chicago, une femme au nez cassé »

Un meublé dans la pénombre se compose de trente textes signés Algren entre 1934 et 1981 (date de sa disparition, dans la misère et l’oubli) : poèmes et prose de jeunesse, géniaux essais sur l’écriture, ébauches de romans, textes sur les stripteaseuses, les parasites des champs de courses ou les Chicago White Sox, parus dans Esquire, Playboy, Rogue ou le New York Times... Tous racontent sa passion pour Chicago – qu’il comparait à « aimer une femme au nez cassé. Vous pouvez en trouver une plus belle, mais pas une aussi vraie » – ainsi qu’une vie passée à consoler, pas seulement par la plume, putes et drogués, alcooliques et fauchés, et à assassiner dirigeants iniques et journalistes stipendiés. « C’était un pur-sang, il savait comment assumer les échecs, écrivait-il, à propos d’un homme qui avait fui précipitamment […] après des années de malversations semi-légales. » Sa patte fleurie, dans tous les sens du terme, vous balancera de grandes gifles, et vous en redemanderez. Un roman le rendit célèbre aussi rapidement que son évident caractère de cochon et ses obédiences communistes le renvoyèrent au cloaque : L’Homme au bras d’or, lauréat du National Book Award en 1950, adapté cinq ans plus tard par Otto Preminger. « Il ne s’agit pas de prétendre que les plus grandes récompenses ne vont pas communément aux écrivains les plus serviles, s’amusait Algren. C’est seulement une manière de dire qu’il n’est pas nécessaire de ramper pour être reconnu. » Et il a si peu rampé, Nelson, qu’il en a finalement payé le prix fort. — ©DR


Carte blanche LITTÉRATURE

Tristan Garcia

L’histoire de la pizza ? Avanti Dans la veine nouvelle d’études culturelles d’objets culinaires, l’Histoire globale de la pizza de Carol Helstocky, non encore traduite et qui sera suivie d’ouvrages sur le hamburger, la bière ou le curry, est la passionnante analyse d’un règne universel. Dans son Corricolo (1843), Alexandre Dumas relate son voyage à Naples et décrit les fameux « lazzaroni » en haillons mangeant de la pastèque en été, de la « pizza » en hiver. Il dit alors de cette dernière qu’elle semble quelque chose de très simple : un certain type de pain acheté à la découpe avec un peu d’huile, de tomate, de lard, des petits poissons ou du fromage. Jusque-là méprisée par les classes supérieures, qui la trouvent sale et indigeste, la pizza devient après l’ère garibaldienne un possible symbole de l’unité nationale italienne : l’aristocratie du nord du pays, désireuse de rompre avec la nourriture française ou autrichienne, se montre curieuse de cette forme modeste et populaire. La reine Margharita indique au cours d’une cérémonie sa préférence pour la « tomate, mozzarella, basilic », qui a l’avantage de reprendre les couleurs du drapeau national. Reléguée au rang de spécialité régionale archaïque, elle est ignorée par le régime fasciste. Vaisseau de Thèbes-tomate C’est après-guerre que les immigrants modestes du sud du pays ouvrent des trattoria en Allemagne ou en Scandinavie. Mais c’est bien sûr aux Etats© DR

Après Mémoires de la Jungle, Tristan Garcia publie en mars un essai sur la souffrance animale (Bourin Editeur) et un Traité des choses (PUF) sur des choses et d’autres.

Unis que « ce libre canevas ouvert à toutes les formes d’expérimentation culinaire », qui n’est pas une recette déterminée mais un éternel vaisseau de Thèbes (ce navire antique qu’on pouvait transformer planche par planche, mais qui restait le même), deviendra la nourriture la plus aisément modulable : livrée à domicile, congelable, rapide à réchauffer… Les multinationales Pizza Hut et Domino sont créées dans le Midwest afin de s’adapter au goût redneck : pâte plus épaisse, remplacement des légumes frais par des ingrédients conditionnés et des sauces épicées… Pizza Hut est racheté par Pepsi en 1977 et accompagne le « America’s back » de Reagan : implantation dans les pays de l’est, à Moscou, et à Pékin en 1988. Chaque fois, la pizza s’adaptera, pâte et contenu, à la « couleur locale » : devenue sucrée-salée depuis son passage par la Californie, elle incorpore du poulet grillé, du kiwi, du thon, du maïs, du roquefort, du tofu, et se présente comme une mise à plat de la globalisation. Le petit pain des pauvres Napolitains s’est agrandi, diversifié et dissout à l’image du monde, petite boule d’eau et de farine pétrie, aplatie, entraînée dans une circulation sans fin, comme un insaisissable ectoplasme. Pensez-y devant votre prochaine quatre saisons. — Pizza: a global history

Carol Helstocky Reaktion Books, London page

207


les meilleurs d’entre nous (episode XiIi)

saidém seloabrPa

Interview

WikiLeaks rend-il le métier de journaliste totalement obsolète ? Eléments de réflexion avec Pierre Haski, directeur de la publication de Rue89

page

208


« Je suis utilisable » Arlette chabot

Paraboles médias

entretien Richard Gaitet photographie Blaise Arnold

La veille de cet entretien, vous avez cosigné un article sur l’arrestation de Julien Assange, fondateur de WikiLeaks. La fin d’une utopie ? Pierre Haski : Lors de sa création en décembre 2006, j’ai trouvé ça très excitant. Mais WikiLeaks a vraiment fait irruption dans ma conscience avec la vidéo de Bagdad [tournée en 2007 depuis le cockpit d’un hélicoptère, on y voit des soldats américains tuer dix-huit personnes, dont deux journalistes de l’agence Reuters], un coup formidable. J’ai été plus critique sur les dernières livraisons concernant l’Afghanistan, l’Irak et les 250 000 télégrammes diplomatiques américains. Si j’étais tombé sur un millième de ces documents, j’aurais été ravi de les publier, mais il ne faut pas tomber dans le culte de la révélation au kilomètre. La dépêche signée par Hillary Clinton [en avril 2009], qui demande aux diplomates américains de devenir des espions, de ramasser des traces d’ADN de dirigeants africains, ou celle qui ordonne de récupérer des mots de passe électroniques de responsables de l’ONU, c’est un texte très précieux parmi une avalanche de choses inintéressantes. J’émets donc une réserve sur cette méthode, même si c’est bien que les Etats sachent, grâce à un aiguillon comme ça, que leurs travers peuvent être exposés. Que pensez-vous de Julien Assange ? Il a un côté anar’ parfois sympathique, parfois déplaisant. Sur Rue89, on a récemment traduit des notes publiées sur son blog avant WikiLeaks, quand il était dans la théorisation : il y dénonce « la conspiration comme mode de gouvernance » et prône une sorte de chaos de la transparence dans lequel il se voit comme l’antidote aux secrets pervers des Etats. Je ne partage qu’une partie de cette philosophie. Dans le New Yorker, on lit de lui cette déclaration étonnante : « J’entends instituer une nouvelle norme : le "journalisme scientifique". Quand vous voulez publier un article sur l’ADN, vous êtes tenu par toutes les revues de biologie sérieuses de présenter vos données – l’idée étant que d’autres pourront reproduire votre recherche, la contrôler, la vérifier. Il faut également le faire dans le journalisme. Le déséquilibre du pouvoir saute aux yeux : les lecteurs sont dans l’incapacité de vérifier ce qu’on leur dit, et cela provoque des abus. »

Internet a rendu nécessaire une plus grande transparence : vous citez un rapport du Congrès, vous le mettez en lien hypertexte et le lecteur peut vérifier. Cela permet de reconquérir la confiance du public, en baisse dans les pays occidentaux depuis vingt ans. Le point commun entre les quatre fondateurs de Rue89, c’était de tenir un blog, enrichi grâce aux lecteurs et où nous pouvions montrer comment nous travaillons. Beaucoup de journalistes ressentent ça comme une négation de leur identité : nous devons apporter l’info, on n’a pas de compte à rendre. C’est faux : d’abord, le témoignage et l’expertise de certains lecteurs additionnés à nos règles professionnelles permet d’obtenir une meilleure info ; ensuite, il s’agit de faire comprendre nos contraintes, nos impératifs, avec le droit pour le public de poser des questions. Quand je tenais mon blog en Chine, on me reprochait parfois mes « préjugés de journaliste » : j’expliquais que j’avais repéré le sujet depuis six mois, que j’attendais dix informations recoupées avant d’écrire ; neuf fois sur dix, la personne reconnaissait mon travail. C’est un peu ce que dit Assange :

le journaliste ne peut plus parler d’une tour d’ivoire, le lecteur est désormais en face de nous. J’ai passé vingt-six ans à Libération [de 1981 à 2007], le lectorat était une abstraction totale. Vous écrivez que WikiLeaks « révèle l’affaiblissement des médias » et que les journalistes seraient devenus « les sous-traitants d’un franc-tireur qui les mène par le bout du nez ». Lisez l’éditorial du Monde lors de la publication des télégrammes diplomatiques, la direction est extrêmement gênée. L’inconvénient, c’est l’opacité de son fonctionnement, ses motivations, son financement ; d’ailleurs, la collision entre les problèmes privés de Julien Assange et son rôle de perturbateur mondial illustrent bien cette zone grise. WikiLeaks reste ambigu. Jusqu’à présent, ces documents sortaient via Human Rights Watch ou Amnesty International, des ONG dont on connaît les bailleurs de fonds et les méthodes archi-documentées. Là, les rôles sont bouleversés, on dirait que les journaux ont totalement perdu leur autonomie. Cette bande d’anarchistes surinformés embarrassant les gouvernements, c’est la négation du métier ou du super-journalisme ? Ni l’un ni l’autre : c’est une autre forme de subversion du secret et de l’information avec ses bons et ses mauvais côtés, dont une certaine trivialité. Faites un sondage : en France, qu’est-ce que le public a retenu ? Le pouvoir de Carla dans la machine diplomatique ? Les rumeurs drôles selon lesquelles l’entourage de Sarkozy, par peur d’une grosse colère de ce dernier, aurait fait en sorte que l’avion présidentiel ne passe pas trop près d’une tour Eiffel page

209


pierre haski

illuminée aux couleurs de la Turquie sur demande de Delanoë ? Ces anecdotes ne sont pas anodines, mais j’ai l’impression que chaque pays a analysé ses petits secrets, à défaut de se pencher sur de grosses affaires en Corée du Nord ou en Arabie saoudite. Ce fatras est contre-productif. Ceci dit, nous avons pris leur défense quand Eric Besson a scandaleusement demandé que le site ne soit plus hébergé en France [le 13 décembre, Libération annonçait qu’il hébergeait WikiLeaks sur son site, reproduisant « à la virgule près » tout le contenu]. L'affaire de mœurs qui déstabilise Julien Assange, ça fait mauvais thriller hollywoodien, non ? Il faudrait être naïf pour imaginer que cette histoire, ajoutée au fait qu’au même moment on lui coupe ses comptes en banque, qu’il est interdit de séjour dans certains pays et que l’Australie menace de lui retirer sa nationalité, ne soit qu’une simple coïncidence. Et encore, il a de la chance que ce ne soit pas trois balles dans la nuque, car un paquet de gens – la CIA, les Saoudiens, les Pakistanais, tant d’autres – peuvent avoir intérêt à l’éliminer. Il n’est pas dupe et s’est mis lui-même dans la cible ; peut-être est-il en quête de martyr. Comment vérifie-t-il ses infos ? Il ne l’a jamais révélé, dit seulement que ce travail est fait. J’ose espérer que c’est le cas. Mais on a vu ça dans tous les bons romans : n’importe quel espion peut être intoxiqué. 98 % des infos de WikiLeaks sont invérifiables puisqu’on se heurte aux Etats. Sur l’avion détourné de Sarkozy, on le publie avec pour seule référence un télégramme diplomatique. Si c’est un faux… Et la protection des sources ? Le soldat américain Bradley Manning, 23 ans, celui qui a livré la vidéo irakienne, risque cinquantedeux ans de prison. On sait qu’il a été questionné par WikiLeaks sur sa fiabilité. Mais a-t-il été suffisamment protégé ?

N’a-t-on pas sacrifié la vie d’un homme pour sortir des infos ? Manning savait ce qu’il faisait, mais c’est lourd, pour le média, comme responsabilité. En 2005, vous avez publié Chine, les damnés du sida [prix Joseph Kessel l’année suivante] à partir de vos reportages pour Libération. Comment protégiez-vous vos sources ? Ça a toujours été ma préoccupation principale. Il s’agissait d’un énorme scandale : au début des années 90, en raison de mesures d’hygiène non respectées, des dizaines de milliers de paysans qui vendaient leur sang pour compléter leurs revenus ont contracté le sida et l’hépatite B. J’ai rencontré des page

210

saidém seloabrPa

malades, des médecins, des ONG et les journalistes ayant révélé l’affaire. Si, moi, je risquais l’expulsion, eux risquaient le sort du soldat Manning. Je faisais en sorte qu’aucune source ne soit identifiable en jouant avec différentes puces téléphoniques. Aucun journaliste n’avait le droit de se rendre dans ce coin de la province de Henan, on y allait entre minuit et quatre heures du matin, en laissant la voiture à un kilomètre du village. On discutait chez les gens qui nous attendaient puis on dormait dans une ville à quatre-vingt kilomètres, fondus dans la masse, avant de recommencer le lendemain soir dans un autre village, pendant une semaine, chaque année pendant cinq ans. Un jour, les autorités sont venues nous arrêter et les paysans se sont révoltés, ont pris les policiers en otage, et ont enflammé leurs voitures ! Des expériences comme ça, ça vous apprend ce que c’est, la protection des sources. Vous attendez donc que WikiLeaks sorte ce genre d’infos sur, par exemple, la Chine ? Oui, ou celle qui affirme, selon l’ambassade américaine, que l’intrusion dans les comptes Gmail, qui conduit au départ de Google de Chine, est une décision du bureau politique chinois. On aimerait lire le document officiel, les motivations du PC. Ou la version iranienne du programme nucléaire. Ce jour-là, WikiLeaks sera un vrai contre-pouvoir. Pour le moment, il ne reflète qu’une vision unilatérale du monde, c’est-à-dire américaine. Un Robin des Bois occidental : pas mal, peut mieux faire. Vous avez lancé en juin la version papier et mensuelle de Rue89. Ça marche ? C’est une expérience étrange. On vient de la presse quotidienne, on est passé au web mais sans avoir fait de magazine. Il a fallu réinventer l’objet. On a du mal à savoir à qui on s’adresse : aux lecteurs du site, à des gens qui nous découvrent, peu familiers du net ? Difficile à dire. Quand on est réactif et connecté, n’est-ce pas un pas en arrière ? La première raison, c’était de donner une deuxième vie à des articles qui tiennent la route au-delà de l’actu chaude mais qui disparaissent au bout de quarante-huit heures de la page d’accueil – ils sont toujours lisibles, mais comment savoir qu’ils existent ? La seconde, c’était de retrouver une économie moins tordue que celle d’un site en accès gratuit. Comme le coût de fabrication du magazine est assez faible et que la majorité des articles viennent du site, l’opération a été rentable très tôt. On a démarré avec un tirage de 80 000 exemplaires, ajusté à 50 000 et les ventes sont entre 17 000 et 25 000, avec un pic à 38 000 l’été dernier [chiffres annoncés]. Nous sommes encore fragiles.


Paraboles mĂŠdias

Š Blaise Arnold

pierre haski

page

211


pierre haski

Sur le site, combien de visiteurs chaque jour ? 1,9 million de visites uniques par mois, environ 300 000 sur une journée. Près de la moitié vient sur recommandation, via des liens qui conduisent vers nous. Les gens s’informent comme ça, aujourd’hui : un ami, un site, te conseille d’aller voir tel article. Nick Bilton, du New York Times, a publié en septembre dernier un essai dont le titre est assez drôle, I live in the future & here’s how it works. Il explique qu’avant, il se réveillait groggy et allait chercher ses journaux sur son paillasson, tandis qu’aujourd’hui, à cause des réseaux sociaux, la presse s’empile devant chez lui, au point qu’il a dû se désabonner de son propre journal. Et l’ironie, c’est que la plupart des infos que lui recommandent les réseaux, ce sont celles… du New York Times ! Le choix de ses lectures n’est plus celui d’un rédacteur en chef, mais celui des gens – des proches, des confrères – qu’il a choisis. page

212

saidém seloabrPa

Comment dégagez-vous des bénéfices ? La pub représente 70 % de notre chiffre d’affaires – l’inconvénient, c’est que les tarifs sont très bas sur internet. Nous avons donc développé une activité de services : on construit des sites pour, par exemple, une association de lutte contre le cancer ou celui du Conseil général de l’Hérault. Et si vous deviez enquêter sur ce Conseil général ? On ne fabrique pas le contenu de ces sites. Par ailleurs, ce contrat représente 3% du chiffre d’affaires, donc si on doit s’en passer, on ne s’écroulera pas. Le risque de conflit d’intérêts existe, mais aucun annonceur ne dépasse plus de 7 % de notre budget, nous ne sommes donc pas dépendants de gros contrats qui dicteraient nos choix. La clé de notre indépendance, c’est la diversification. On forme aussi des journalistes aux techniques du web, à cette écriture spécifique, aux vidéos, à l’animation de com© Blaise Arnold


pierre haski

Paraboles médias

munautés ; on vient ainsi de terminer un cycle avec Ouest-France. C’est un modèle économique bricolé, à partir de nos indemnités de départ de Libération et l’argent d’une société d’amis de Rue89. Ensuite, c’est anecdotique, mais on lancera bientôt une galerie d’art en ligne : on produit des œuvres avec des artistes, qu’on vend ensuite. Tout ça devrait nous permettre d’arriver à l’équilibre, si l’économie mondiale ne s’écroule pas. Combien de salariés ? Vingt et un en CDI, avec mutuelle, tickets-restaurant, RTT… Sur le social comme sur l’information, ce n’est pas du low cost. Les salaires varient entre 1 900 et 4 000 euros nets. On fait appel, à raison d’une fois par jour en moyenne, à des collaborations extérieures (articles et/ou photos et/ou vidéos) payées 100 euros, pas lourd. On a aussi des blogueurs associés, mais on ne rétribue que les vrais journalistes. Très peu d’enquêtes culturelles ? Oui, jusqu’à présent, on avait seulement des blogs théâtre, livres, mais on aura quelqu’un à temps plein en 2011 pour promouvoir le journalisme culturel – et pas uniquement de la critique. On fait encore des impasses énormes sur le sport. On se construit brique par brique. En mars, nous allons proposer une seconde version du site grâce à un coup de pouce de l’Etat, une aide à la presse en ligne d’un montant de 240 000 euros. Le 21 novembre, dix-neuf ordinateurs vous ont été volés. Ont-ils été retrouvés ? Non. Mais la police a mis la main sur les présumés coupables [deux hommes de 20 ans identifiés grâce aux caméras de surveillance], qui auraient reconnu les faits. Ils étaient toute une bande, venue du quartier. Plein de gens – des lecteurs, des anonymes, notre hébergeur, des confrères comme Slate – nous ont apporté des ordinateurs. Là, vous voyez [il indique des cartons], on vient d’en recevoir des neufs. Le lendemain de ce cambriolage, le troisième de l’histoire de Rue89, vous écriviez très prudemment que « même s’il intervient dans un contexte politique lourd, avec le vol de plusieurs ordinateurs de journalistes [de Mediapart, du Monde et du Point] enquêtant sur l’affaire Bettencourt, et les polémiques sur la surveillance des journalistes, il n’est pas possible, à ce stade, de dire s’il s’agit d’un simple cambriolage crapuleux, ou d’une tentative de mettre la main sur des données ou simplement de nous intimider. » Vous avez pensé très fort à la deuxième option, quand même ? Evidemment. Deux faits m’ont fait douter, malgré tout : d’abord, cinq sociétés du même immeuble ont été cambriolées, et ensuite, mon ordinateur a été volé, mais juste en dessous, j’ai un petit rangement où sont classés des dossiers. Ça a été ouvert, mais ils n’ont rien touché. Or en tête de pile, il y avait nos échanges avec notre avocat sur nos onze procès en cours, dont un avec un conseiller d’Eric Woerth

au ministère du Travail. Ça me semble donc peu convaincant qu’on soit venu chercher des infos, sauf si c’était pour nous faire peur. L’hypothèse crédible, c’est que ce soit pour intimider nos sources. Si tous les médias susceptibles de sortir des affaires sont cambriolés, le type assis sur le dossier Karachi au ministère des Finances va se demander si c’est une bonne idée d’aller au devant des emmerdes au risque de finir à la sous-préfecture de Rodez. Quels médias consultez-vous ? J’ai un grand faible pour le New York Times que je trouve hyper-complet, puis la BBC, puis je constate

en prenant ma dose de Twitter une heure tous les matins, je ne rate plus rien.

qu’

Je picore ensuite pendant la journée, dans le métro, en suivant les comptes de plus de mille personnes, dissidents chinois, militants iraniens exilés, syndicalistes français, politiques. Comment avez-vous appris ce métier ? A 14 ans, j’avais un oncle directeur des ventes de Combat [1944-1974], où écrivait Camus. Dans les années 60, ce quotidien était moribond, mais mon oncle m’avait fait visiter leurs locaux dans le Sentier, à Paris. J’ai un souvenir de l’imprimerie avec d’énormes machines, de types qui tapaient sur des claviers à cent touches et qui me paraissaient être les maîtres du monde, plus impressionnants que des pilotes de Boeing. A l’époque, France Soir me faisait rêver aussi : c’était encore un grand journal populaire, rien à voir avec la merde actuelle. Il leur arrivait de sortir cinq éditions par jour en fonction de l’actu et j’achetais les cinq pour comparer les changements de Une, de photos, de chapeaux. Puis j’ai découvert mon modèle, Jean Lacouture, grand reporter au Monde et au Nouvel Obs. Ses articles et ses bouquins sur Nasser ou Gandhi expliquaient le monde. C’est ce que j’ai essayé de faire, modestement, dans ma vie. Enfin, vos règles ? Ne jamais être blasé, ne pas rentrer dans des routines. La base, c’est la curiosité, être à l’affût, sceptique, ne jamais rien prendre pour argent comptant. Et savoir expliquer. Rien ne m’excite plus que de prendre un sujet complexe et de le détailler avec des faits, du background, des repères et des souvenirs personnels. Saviez-vous, que l’année dernière, a été dissoute l’Union de l’Europe Occidentale, le regroupement de pays d’Europe de l’Ouest dans une structure de défense différente de l’Otan ? J’ai parié avec le webmaster de Rue89 que j’arriverai à intéresser dix mille personnes à ce sujet. Je suis arrivé à quinze mille. Ça, j’adore. — Rue89.com Rue 89 le mensuel

116 pages, 3,90 euros page

213


série

saidém seloabrPa

Noyé par HBO, le métaphysique John From Cincinatti mérite une prière par Pacôme Thiellement*

John From Cincinatti

DVD zone 1 (HBO) page

214

Il y a des choses qu’on comprend et des choses qu’on comprend moins. Le non-succès d’un tel chef-d’œuvre fait partie des secondes. Scénarisée par David Milch (auteur de la grande Deadwood) et Kem Nunn (écrivain de romans sombres évoluant dans le monde du surf), diffusée entre juin et août 2007 sur HBO, John From Cincinatti est la série la plus drôle réalisée avec l’autorité et la dignité d’une série non drôle. Ce n’est ni une sitcom, ni un truc cynique ou bêtement grinçant comme Sex and the City, Californication ou Desperate Housewives. Rien à voir non plus avec les trucs de Apatow, les tartes à la crème de Tarantino ou les saloperies du Frat Pack. John From Cincinatti est une saga épique, avec un lyrisme apocalyptique et une dimension messianique, de longs monologues théâtraux aussi pathologiques que profonds, une suspension du temps et des ralentissements de l’action qui nous reviennent du Hal Hartley de Simple Men, et surtout un « héros » central, extraordinaire, un point d’interrogation fait homme : John Monad, interprété par Austin Nichols, génial. Avec son visage bubble gum, lisse et rétro à la ElvisChris-Isaak-Presley, sa houppette et son menton en galoche, et ses attitudes d’oiseau mécanique, quelque part entre Bip Bip et le Big Lebowski, John Monad sort de nulle part et déboule comme si de rien n’était à Imperial Beach dans une famille de stars du surf californiens, les Yost. Croisant des personnages plus grandioses et destroy les uns que les autres (Butchie, ex-surfer junkie ; Dr. Smith, médecin

converti au surnaturel ; Barry, propriétaire efféminé et épileptique ; ou encore Cissy, la mère névrotique, sexy et destructrice, de Butchie, jouée par une Rebecca De Mornay démentielle), John Monad porte un message prophétique universel, mais équivoque et compliqué comme un oracle de Nostradamus, et ne parle ou n’agit qu’en imitation des autres personnages. Il répète leurs paroles, reproduit leurs gestes, les conduit à réaliser des miracles (le père lévite, le petit-fils fait ressusciter un oiseau), peut se projeter dans l’espace et anticiper les événements qu’ils vont traverser. Il les accompagne parce qu’ils sont porteurs de quelque chose de capital, vis-à-vis de quoi toutes leurs névroses individuelles doivent être mises entre parenthèses. Quoi ? On ne saura pas. La série sera arrêtée avant. Mais on aura drôlement phosphoré le long des dix épisodes réalisés. C’est la honte ! La grosse honte pour HBO, chaîne supposément plus « authentique » et « exigeante » que les autres, de n’avoir pas remis le couvert après la première saison ! Décidément, toutes ses grandes séries prophétiques auront été tuées dans l’œuf : Carnivale, Deadwood… Les temps sont proches, pourtant. Et, à quoi ça sert d’écrire encore des fictions si elles ne parlent pas de la fin de ce monde ? — * Auteur de La Main gauche de David Lynch – Twin Peaks et la fin de la télévision (P.U.F.) et Les mêmes yeux que Lost (Editions Léo Scheer). © DR


Carte blanche MÉDIAS

Nicolas Demorand

Choses à retenir d’Hunter S. Thompson d’ici à la présidentielle 2012 certitude qu’ils n’en vivront pas. Face à ces gamins, j’ai l’impression d’être un patriarche à longue barbe.

Présidentielle 2012 ? Présidentielle 1972. Aux EtatsUnis, Richard Nixon brigue un second mandat, qu’il obtient en infligeant une raclée d’anthologie au candidat démocrate. Les éditions Tristram republient les carnets de campagne de Hunter S. Thompson, figure du new journalism apparu aux USA dans les années 60. Ce courant récuse les mantras de la profession : objectivité, neutralité, écriture blanche. Thompson pousse les choses à leurs limites, invente le journalisme « gonzo » et se met en scène dans ses articles : bourré à la bière, défoncé à toutes les drogues, d’une partialité absolue, d’une fainéantise légendaire. Une injure à Dame Déontologie. Sa couverture de la présidentielle 1972 est sidérante : l’homme n’est pas du sérail, il balance donc tout ce que ses confrères du microcosme politique, « des putes boiteuses », évitent d’écrire pour ne pas insulter l’avenir. Il se glorifie d’être le premier journaliste à avoir comparé Nixon à Hitler et traverse une phase dépressive, au moment du Watergate, en s’apercevant qu’il ne figure même pas sur la liste des journalistes ennemis de la Maison Blanche. 1972-2012 : sur trente ans, la pasteurisation de l’info. Fin 2010, Assises du journalisme à Strasbourg. Les professionnels des médias face à leur public, deux citadelles séparées par un mur d’incompréhension. En marge des débats, des étudiants, journalistes en herbe, me parlent de leur inquiétude, de leurs interrogations sur l’information qu’ils devront produire, leur volonté de faire un « autre » journalisme et la © MDC Archives/Autoportrait Nicolas Demorand

Hunter S. Thompson, toujours. Comment couvrir une élection locale, à Aspen, Colorado ? Le plus simple pour le roi du gonzo est encore d’être candidat et de raconter. Aspen, à l’époque, héberge une communauté hippie, défoncée 24 heures sur 24. Faire voter cette bande de paranos qui ne s’intéresse qu’à la drogue ? Faire rentrer dans le système, pour mieux le subvertir, les freaks de la contre-culture ? Scrutin serré.

Retrouvez Nicolas Demorand au micro d’Europe 1 Soir (du lundi au vendredi de 18h à 20h) et dans C politique chaque dimanche sur France 5 à 17h40.

En marge de l’affaire WikiLeaks, rencontre au micro d’Europe 1 : Nicolas Kayser-Bril, « datajournaliste » de 24 ans, un gamin au regard aigu, l’œil rieur de celui qui vient de faire un mauvais coup. Un bon coup, en fait : son site, owni.fr, a développé le logiciel pour naviguer dans les centaines de milliers de documents que WikiLeaks a balancés sur la place publique. On discute, après l’émission, de ce à quoi pourrait ressembler un traitement alternatif de la campagne présidentielle 2012. Comment un attelage vieux/nouveaux médias pourrait, peut-être, produire une info différente. Avec un sourire, il me dit y travailler déjà. Je crois qu’on va bien s’amuser. — Hunter S. Thompson Parano dans le bunker Dernier tango à Las Vegas

éditions Tristram page

215


leader

oédiv xuej sreyalp

Let's play

rubrique coordonnée par François Grelet et Benjamin Rozovas

Fallait bien que ça se tasse un jour. Depuis maintenant quatre Noël, Nintendo rend la concurrence toute petite en écoulant ses Wii par millions. Chaque fois, on a cru la France entière équipée en machines à détection de mouvements, et chaque fois elle se trouvait, on ne sait trop comment, cinq nouveaux millions d’acquéreurs supplémentaires. 2010 a sonné un ralentissement sévère des ventes de Wii (c’est bon, tout le monde a la sienne ?) et on aurait tort de penser que Nintendo n’avait pas prévu le coup. Au contraire : la stratégie du géant japonais pour l’année en cours a été clairement établie à l’E3 de Los Angeles en juin dernier. Donkey Kong Country Returns, Metroïd Other M, Monster Hunter Tri, Disney Epic Mickey, GoldenEye 007, Kirby’s Epic Yarn, The Legend of Zelda : Skyward Sword… Enfin, Nintendo allait renouer le débat avec les gamers en leur parlant de ce qui les intéresse vraiment : les jeux. Mais pour la majorité d’entre eux, qui a remisé la Wii au placard après l’énième itération d’Animal Crossing ou Wii Sports, l’annonce arrivait un peu tard. Trop tard ?

du game design kid-friendly en proposant une quête homérique à plusieurs embranchements. Quant à Donkey Kong Country Returns, il donne l’impression que les quatorze dernières années (depuis le DKC original sur SNES) n’ont même pas existé… C’est à peine croyable, mais les meilleurs jeux de Noël étaient sur la Wii. Avec les merveilles encore inexplorées de la 3DS à l’horizon, Nintendo tient bon sa place de leader. —

GoldenEye 007

(Eurocom / Activision) Epic Mickey

(Junction Point / Disney Interactive) Donkey Kong Country Returns

(Retro Studios / Nintendo)

Boss incontesté On serait tenté de dire oui si l’offre n’était à ce point foisonnante. Mieux : chaque jeu semble aller au-delà des promesses formulées. Le sentiment d’isolement qui vous étreint au détour d’un couloir vide de Metroïd Other M est le genre d’implémentation sensorielle dont on ne pensait pas la Wii capable. La jouabilité extraordinaire de GoldenEye 007 vient contredire tous ceux (dont nous) qui pensaient que ce type de FPS à grand spectacle n’avait pas sa place sur cette machine. Epic Mickey, lui, subvertit avec talent l’école page

216

© DR


DLC

players jeux vidéo

Toujours les mêmes jeux à prix fort. Et si les DLC faisaient enfin tout péter ? L’an passé, vers Noël, on s’éclatait à grimper sur les toits de l’Italie antique dans Assassins Creed 2. On dézinguait du terroriste dans COD: Modern Warfare 2. On faisait du tuning à gogo dans Need For Speed Shift et on s’improvisait, entre la dinde et la bûche, en roi du turntablism avec DJ Hero. Cette année, Noël tombe un 25 décembre et on pourra faire la même chose dans les mêmes jeux. Plutôt les mêmes licences, puisque chacune vient de se faire ravaler la façade par son éditeur en moins de douze mois chrono. Toutes en ressortent pomponnées, sexy, « mieux », mais la vraie question, quand un jeu s’adjuge à 70 euros, serait plutôt : sont-elles suffisamment différentes de l’an passé ? Dans le même temps, des studios bien-aimés comme Rockstar, Remedy ou Bioware balancent en guise d’extension de leurs titres maison des DLC renversantes (Downloadable Content, « contenu téléchargeable » en VF, accessible directement sur les portails on

Si vous avez 5 minutes

Pac-man Championship Edition DX (Namco Bandaï / XBLA)

Comble du chic en 2010 : perdre ses après-midi sur la 726e refonte graphique de Pacman et laisser son exemplaire de Black Ops moisir dans son blister. Même pas du snobisme, juste une évidence : si ce jeu reste

© DR

line de la console). Et ce pour le prix d’un jeu d’arcade… Comment justifier alors une suite sans révolution graphique ou de gameplay ? Problématique que la licence Guitar Hero s’est prise de plein fouet cet automne avec l’échec d’un sixième volet routinier, tandis que les chansons téléchargeables (à l’unité) des précédents opus continuaient de s’écouler comme des petits pains sur le XBox Live. D’où ce délicieux constat : longtemps pointé du doigt comme d’horribles arnaques à gamers, les DLC peuvent-elles sauver le jeu vidéo de sa tentation cannibale ? Réponse à Noël 2011, donc. —

Red Dead Redemption Undead Nightmare

(Rockstar / XBLA)

Mass Effect 2 Lair of the Shadowbroker

(Bioware / XBLA)

Alan Wake The Writer

(Remedy / XBLA)

le Citizen Kane du médium, c’est parce que son gameplay, limpide, frénétique, galvanisant, ne satisfait pleinement qu’une fois consommé en surdose. Alors, on le met dans les « 5 minutes » (pile le temps d’un contre-la-montre ordinaire), tout en sachant que personne n’est dupe, et que seuls les fous ou les ignorants oseront replonger. Brrrrr… page

217


win or die trying

oédiv xuej sreyalp

Mourir. Recommencer. Mourir encore. Et encore. Et encore ? Longtemps, on a pu croire que la progression par l’échec était la mécanique phare du jeu vidéo. C’était avant. Avant la mort des salles d’arcade. Avant le nivellement par le bas de la difficulté dans les jeux AAA. Avant la déroute des studios japonais. Une autre époque, un peu notre service militaire à nous. La décennie durant laquelle on en a bavé. Maintenant, il nous arrive même de terminer des jeux… Autrefois lieu commun, le Die N’ Retry se planquait dans les marges depuis le début du siècle. Il se prend aujourd’hui un coup d’accélération grâce aux deux jeux les plus cool du moment. Que ce soit dans le ténébreux Limbo ou le très épuré Super Meat Boy, l’avancée se fait dans le sang et les larmes – de

rage. Et l’échec, de redevenir partie intégrante du gameplay. Le coup de génie étant de formuler le masochisme total du joueur par une esthétique doloriste : vos morts seront belles, imaginatives, racées. Purs objets postmodernes, conscients du genre dans lequel ils évoluent, ces deux jeux refusent de faire semblant : ils vous feront souffrir. Mais tout est fait pour que vous soyez à votre aise : temps de reload quasi immédiats après chaque mort, mécanisme à deux boutons, aucun game over à l’horizon… Un véritable gentlemen’s agreement se noue alors entre le jeu et le joueur. Perdre à l’infini oui, mais avec classe et sans se bouffer les ongles. Try again? — Limbo

(PlayDead / XBLA) Super Meat Boy

(Team Meat / XBLA)

Si vous avez 1 heure

page

218

Vanquish (Platinum / Sega)

On a beau admirer l’écurie Platinum Games (Mad World, Bayonetta, Infinite Space) pour son génie formel, ses écarts mal élevés et sa grandeur pyrotechnique, on n’en oublie pas moins que, trop durs ou trop gavants, ses jeux ne se laissent pas facilement apprivoiser. Trop dur ET trop gavant

(votre cornée risque le traumatisme après une exposition prolongée), Vanquish ne changera pas la donne : malgré sa courte durée de vie, on ne trouvera sûrement pas la force d’en venir à bout. Un Gears Of Wars nippon rempli de visions SF tuantes, un TPS trop intense pour des papys comme nous, en soi un gage de sa qualité. © DR


Gonzo live

players jeux vidéo

Le mur de la honte Depuis que la coop’ est devenue la mécanique multijoueurs le plus tendance, remettant au goût du jour tout un tas de valeurs impropres à l’univers du jeu (le sens du sacrifice, du collectif), on

n’avait presque fini par oublier que rien ne vaut un beau chambrage en bonne et due forme, et à quel point il est agréable de trôner tout en haut d’une grille de classement, le couteau entre les

dents. C’est ce que nous rappelait le récent et délicieux Pinball FX2 en nous incitant à devenir le roi du flipper en battant un à un les scores de nos amis virtuels sur chacune des tables disponibles. L’obtention du titre se faisait d’ailleurs dans une sympathique cérémonie fluo et pailletée au charme éphémère : n’importe qui peut vous piquer votre place dans les minutes qui suivent. Encore plus fort : le jeu de course Need For Speed: Hot Pursuit introduit avec son système « Autolog » un mur virtuel (semblable à celui de votre profil Facebook) sur lequel vos camarades les plus véloces ont loisir de poster leurs chronos agrémentés de vannes de récré (« Hey banane, j’ai fait 43 secondes de mieux que toi sur le circuit 22 ! Sucker LOL ! »). D’où une replay-value infernale pour peu que vous aimiez le challenge, ou une invitation à ne jamais y retourner si vous ne supportez pas la pression. — Need For Speed : Hot Pursuit

(Criterion / EA)

La Gameuse de la saison

Mila Kunis : « J’avais un personnage dans World of Warcraft, un petit mage. Le mage le plus cool que vous ayez jamais vu. Il était tout mignon, courait partout et s’attaquait à d’énormes dragons. Je faisais partie d’un groupe, on m’avait désignée comme le guérisseur et on allait se farcir des orques, des cyclopes… Moi et quarante autres personnes connectées. Je suis chez moi en pyjama, la télé est branchée sur CNN au fond de la pièce et je balade mon petit mage entre les pattes d’un dragon. Malheureusement, © DR

je n’ai plus vraiment le temps de jouer. Avant, je ne me déplaçais jamais sans ma XBox, que ce soit sur un tournage ou sur un junket au bout du monde. Mais c’est terminé tout ça, je suis devenue une adulte hardcore : je joue les lesbiennes sexy dans un thriller psychologique tordu du réalisateur de Requiem for a Dream… Fini de “jouer”. » Mila Kunis est à l’affiche de Black Swan de Darren Aronofsky, sortie le 9 février. page

219


awards

oédiv xuej sreyalp

Rétro 2010

Ok, Game Over. On pose les manettes et on rend les copies.

Le plus à la hauteur du mythe

Le plus créateur de mythe

Les nominés : Metroïd Other M/Splinter Cell Conviction/Catlevania Lord of Shadows Le gagnant : Castlevania Lord of Shadows (Mercury Steam) Castlevania ne mérite d’être joué qu’en scrolling horizontal. Ça ne peut pas marcher autrement, deux tentatives 3D l’ont prouvé. Et si on détruisait le mythe pour mieux le reconstruire ? C’est ce que fait avec classe ce clone de God of War qui garde en lui d’admirables gènes Belmont : fluidité, obsession du tout-visité, level design ascensionnel…

Les nominés : Super Meat Boy/Heavy Rain/Red Dead Redemption Le gagnant : Red Dead Redemption (Rockstar) Pionnier du jeu à « environnement ouvert », Rockstar devait bien un jour où l’autre se confronter au western. Ouf, le tour de force technique est là (c’est grand, c’est beau). Et on est devenu très proche de John Marston, cavalier mélancolique assistant, impuissant, à l’avènement d’une époque dont il ne fera jamais partie. Poignant comme du John Ford dernière période.

LE moins bien qu’il en avait l’air

Le moins nul qu’il en avait l’air

Les nominés : Mafia 2/Comic Jumper/ Dante’s Inferno Le gagnant : Mafia 2 (2K Czech) On nous avait promis un ride mafieux en HD, cadencé des mitrailleuses à chargeurs camembert et la ville de « L’Ennemi Public » comme terrain à enflammer. Au final, chaque balle tirée a fini par résonner très fort dans le no man’s land d’un simili-Chicago de façade, plus embaumé que véritablement modélisé. J’ai toujours rêvé d’être un gangster, oui, mais pas ici.

Les nominés : Singularity/Transformers: War for Cybertron/Kane and Lynch 2 Le gagnant : Kane and Lynch 2 (Io-Interactive) La suite d’un mauvais shooter propulsé franchise multimédia suite à la mise en chantier d'un film avec Bruce Willis ? Tout ça partait mal. On se retrouve avec un jeu arty avant-garde, qui s'inscrit en bonne place dans notre musée personnel. Entre film de Hong Kong « bootleg » et superproduction arrosée de flares (parasites de lumières venant heurter la caméra), une baffe stylistique totale. Le jeu ? Bof.

Le plus gamer

Le moins Gamer

Les nominés : Blazblue - Calamity Trigger/ Resonance Of Fate/Bayonetta Le gagnant : Bayonetta (Platinum Games) Les kids d’aujourd’hui n’aiment plus l’odeur de la phalange en surchauffe. Du coup, la production Platinum Games la plus foisonnante et rutilante de l’année (plus que Vanquish, oui) s’est fait refouler sévère malgré les gros bonnets de son héroïne, par ailleurs l’une des créations les plus pures que le jeu vidéo nous ait offert. Ils ne savent pas ce qu’ils perdent.

Les nominés : PS Move/Kinect/The Undergarden Le gagnant : Kinect (Microsoft) Le prix super abusé et l’absence de Killer Apps n’y ont rien changé : on voudrait tous en avoir un (une ?) dans son salon, histoire de se perdre pour de bon dans les méandres de la réalité augmentée et avoir droit à notre portion de futur k.-dickien, là, entre le canapé et la table basse. Pour les jeux, pas de problèmes, on verra plus tard.

Le plus old’s cool

Le plus mieux que tout

Les nominés : Lara Croft and the Guardian of Life/ Donkey Kong Country Returns/Pac-Man Championship Edition DX Le gagnant : Donkey Kong Country Returns (Retro Studios) Malgré les pastels et les bananes trognons, DKCR est un jeu qui tisse des liens plus forts avec les adultes qu’avec les enfants. Un jeu qui incarne cette facette de Nintendo dont on redoute parfois la disparition : le gameplay sans concession. Le Retro Studios signe le retour triomphal du géant Japonais à ses racines hardcore et le plus beau plateformer de l’année.

page

220

Les nominés : Mass Effect 2/Red Dead Redemption/ Limbo Le gagnant : Mass Effect 2 (Bioware) A un moment donné de la progression, un ultime couloir se débloque et possibilité nous est donnée de nous engouffrer dans la brèche en allant flinguer les Récolteurs – ou de traîner encore un peu. Continuer ou voir le bout. Tous les joueurs qu’on connaît ont fait le même choix : explorer une dernière planète (et une autre) avant de lancer le dernier hourrah. Quand ça se termine, c’est toujours trop tôt. Ce jeu est grand.

© DR


Carte blanche JEUX

Fabien Delpiano

Quand les consoles jouent à Vis ma vie La période des fêtes est, depuis l’avènement des consoles de nouvelle génération, l’occasion pour les machines d’égrener sur quelques semaines leurs sorties marquantes, titres phares, « consoles sellers ». Chacune dans son registre fredonne son Jingle Bells annuel. Jusqu’ici, la Wii chantait dans des tons familiaux pour des « joueurs occasionnels » (gigotons tous ensemble devant notre appareil à raclette préféré), alors que la PlayStation 3 et la XBox 360, plus adultes, proposaient de nous identifier à de jeunes hommes ou femmes surarmés se pourchassant avec les pires intentions. Mais cette année, les consoles semblent avoir décidé de jouer à Vis ma vie, d’échanger leurs rôles, avec des résultats pour le moins inattendus. Bébé tigre Sony fait la promotion de sa Wiimote de seconde génération, le « Move », et le line-up de la PlayStation 3 de se remplir de titres encore inconnus pour elle, mais ô combien vus et revus chez Nintendo : des © DR/Autoportrait Fabien Delpiano

Fabien Delpiano est final boss de Pastagames qui a publié en décembre Pix’n Love Rush DX sur iPad.

« Party Games » (Start the Party), des jeux de sport (Racket Sports, Sports Champions), de danse (Singstar Dance), ainsi qu’un petit animal mignon dont on doit s’occuper (EyePet Move Edition). Microsoft, affranchi de sa manette, propose d’utiliser notre corps. On se voyait déjà dégoupiller des grenades à mains nues et faire des headshots en sautant. Mais que nenni, nous voilà caressant des animaux virtuels qui semblent avoir bondi de la DS à la télé du salon (Kinectimals), lançant des javelots comme dans un certain sports resort (Kinect Sports) et, là encore, dansant jusqu’au bout de la nuit (Dance Central, Dance Paradise, Dance Evolution). La Wii doit rire dans son coin à voir la concurrence lui courir après. Mais la voilà, contre toute attente, qui se met à rêver d’espions avec permis de tuer (GoldenEye 007) et d’épopées spatiales musclées (Metroid OtherM). Rien de mal à cela, mais j’avoue que c’est le sourire aux lèvres que j’ai joué ce Noël – avec mes enfants – à lancer la baballe à un bébé tigre sur la XBox, et à tuer des gens – sans eux – sur ma Wii. — page

221


Chorégraphie

ertâéht sehcnalp

Avec Boris Charmatz, les corps dansent en canon Scène

« Il est jeune », « Il est beau », « Il est doué » A évoquer le danseur et chorégraphe Boris Charmatz, sûr, on entend ceci ou cela. Après un parcours classique, il dévie vite contemporain, devient interprète pour Odile Duboc ou Régine Chopinot, rejoint le mouvement de « la non danse » et, en 1998 – à 25 ans –, le festival Montpellier danse programme déjà l’intégrale de son œuvre. « Le prince Charmatz » écrit alors Libération. Le couronnement va crescendo : en 2009, il est nommé directeur du Centre chorégraphique de Rennes – qu’il rebaptise aussitôt Le musée de la danse – et sera en 2011 l’artiste associé du Festival d’Avignon. Tant de lauriers pourraient agacer mais, talent ou malignité, nombre de ses pièces ont marqué. Signe particulier : adepte des perturbations. Dans Programme court avec essorage (1999), il déboulonnait les corps sur une rotative motorisée par le tambour d’une machine à laver. Dans La Danseuse malade (2008), il s’installait aux côtés de Jeanne Balibar dans un camion à bras articulé et le faisait valser comme une auto-tamponneuse. Pour Levée des conflits, Boris Charmatz annonce : « Nous aimerions atteindre un nirvana de la danse. » On s’assoit au paradis. Boris Charmatz par Mélanie Alves de Sousa

Levée des conflits

Bonlieu / Scène nationale, Annecy Les 23 et 24 février

page

222

Ça vrombit d’atomes Sur le plateau vide, la lumière miroite chaude et dorée. L’un

après l’autre, arrivant de la salle à intervalle minuté, chaque danseur – ils seront vingt-quatre – pose le rituel premier : assis au sol, la main nettoie consciencieusement la surface en rond et devant soi. Comme un Frère Jacques en canon, un mouvement commence là où se désagrège l’autre et les corps forment une phrase de vingt-cinq gestes en fondus-enchaînés. « Il y a un mouvement de plus que le nombre de danseurs, il y a donc toujours un «trou» à combler, c’est lui qui anime l’ensemble, c’est comme un jeu de chaises musicales, à l’infini », explique Boris Charmatz. Laisser le temps faire, le principe mathématique opère, une masse compacte apparaît et dedans, la circulation permanente d’une communauté agitée. La partition d’Olivier Renouf, qui mixe en live sons cacophoniques de la rue, respirations essoufflées des danseurs et rythmes jazzy, huile ou grippe la machine moléculaire. Ça vrombit d’atomes. La ronde hypnotique du corps social ondule en géométrie variable sur le plateau jusqu’à l’acmé éphémère où tous, réunis sur quelques mètres carrés, seront à l’unisson. Puis à nouveau, la dissolution. 1h40 de vie ininterrompue, quasi un état de transe. A fixer les danseurs comme les petites balles du Loto propulsées dans leur rigide boulier en verre, soudain on saisit le sens de « chorégraphie immobile ». —

© Caroline Ablain


planche théâtre

Compte-rendu du Festival d’automne à Paris

Deux Scandinaves sur un trampoline, It’s in the air On a mis du temps à choper la prononciation, « — mais si, la chorégraphe danoise, miette tsen tsen… — ?!? ». Maintenant on sait, retenez aussi, ça se dit comme ça : Métte. A 30 ans, elle a le corps long, massif et vigoureux qui respire l’enfance en plein air. Un visage saillant, une frange nette, un sourire qui explose tout, des yeux clairs et des pommettes qu’on dirait de Mongolie. Tout semble solide, volontaire, une batterie jamais à plat, Mette Ingvartsen est peut-être la danseuse la plus « physique » de sa génération. Encore une échappéediplômée de l’école P.A.R.T.S., argument facile aux persifleurs pour dire qu’elle ferait du sous-Anne Teresa De Keersmaeker. On parie plutôt qu’elle sait ce qu’elle veut : « Réinventer le corps en permanence, je suis obnubilée par ses ressources et son potentiel. » Le corps, starter d’une exploration décomplexée où la nudité est juste un costume de plus. Dans 50/50, à poil en baskets et perruque afro rouge, elle rejoue solo, du hard-rock à l’opéra, tous les Jefta Van Dinther et Mette genres musicaux. Dans Manual Ingvartsen Focus, des performeurs nus, It’s in the air dos au public et masque de Les dates sur aisikl.net/mette vieillard sur le crâne, brouillent les définitions, on croirait de la Mette Ingvartsen science fiction. Dans It’s in the Air, Evaporated landscapes ça voltige, ça s’effeuille et ça plane Le Vivat d’Armentières carrément. Le 31 janvier par Mélanie Alves de Sousa

© Peter Lenaerts

Bonds et circonvolutions Plan de salle bi-frontal, deux trampolines en touchetouche bien au milieu, choisissez votre camp : d’un côté l’envolé face de Mette, de l’autre le Norvégien Jefta Van Dinther. Il y aura des circonvolutions, mais bon. Leurs respirations s’amplifient en même temps que les bonds. Les cheveux s’extasient une seconde avant de retomber sur leur tête, les sauts atteignent quasi les projecteurs, les pieds montent en l’air une marche imaginaire, il commence à faire chaud, les vêtements s’ôtent en plein ciel. Un saut debout, un allongé, les corps n’ont parfois plus de verticalité, défient l’apesanteur. On finit par ne plus savoir qui des performeurs ou du trampoline donne l’impulsion. Ni synchronisation ni figures acrobatiques, c’est un travail de modulation du rythme et de recherche des limites « Là où nos corps sont capables de contrôler et où apparaît la perte de contrôle », précise Mette. Crise épileptique puis tout se couche, mais toujours un ressort pour agiter, ça semble incontournable : sur un trampoline, on veut sauter, ils reprennent et au vol permutent les terrains. Impression d’un photogramme « image par image », d’un jump cut et ça devient le jeu des nuages, on devine un skieur de fond, un gymnaste, un hip hoper… La lumière diffuse sous le filet du trampoline comme la nuit dans les piscines, le public sourit, presque reprend son souffle lui aussi, en empathie avec le pur plaisir. —

page

223


JF. 31a cherche spectacles chauds-shows pour hiver soyeux

ertâéht sehcnalp

Change de slip et viens par là : en 2011 l’art vivant se porte près du corps

Tout sur Robert

par Mélanie Alves de Sousa

Au congélo En 2006 avec Les Marchands, dernier volet d’une trilogie, l’auteur et metteur en scène Joël Pommerat accrochait définitivement son nom dans nos agendas. Découverte bouleversante d’un théâtre de l’intime qui raconte avec orfèvrerie le monde aujourd’hui. « Je cherche en permanence le réel. » Choix est fait de ne monter que ses propres textes avec toujours, c’est un engagement, les sept acteurs de sa compagnie. Aux visages familiers s’ajoute une spécificité formelle quasi cinématographique : fondus au noir, histoire par fragments et décomposition du temps. On veille dans un étrange état d’éveil. Couvrez-vous ou pas, hâtezvous en tout cas, prochain rendez-vous en Chambre froide. — Ma chambre froide

Texte et mise en scène Joël Pommerat Du 2 au 27 mars aux Ateliers Berthier, Paris page

224

Dans la catégorie jeune scène française, le collectif La Vie Brève se pole positionne avec sa pièce Robert Plankett. Pensez bien, on a tendu l’oreille. « A la mort de Robert Plankett, ses amis se retrouvent dans sa maison pour y mettre un peu d’ordre. » L’originalité n’est pas dans l’histoire mais dans sa fabrication : pas de texte a priori, il s’écrit au cours d’improvisations sous contrainte. Un mot-clé est donné – ici le deuil, les sources sont autant personnelles que culturelles et confèrent à l’acteur le statut de co-auteur. Le velours rouge du rideau a muté papier kraft, derrière, des abonnements à résilier, des sensibilités à ménager et un poulet à manger. — Robert Planckett

Collectif La Vie Brève Mise en scène Jeanne Candel Théâtre de la Cité Internationale, Paris Jusqu’au 29 janvier Festival Ardanthé, Théâtre de Vanves Les 4 et 5 février

C’est quoi le code ? Amarré depuis sa création en 1988 à Brest, le festival Antipodes a muté Anticodes en 2009 et s’exporte désormais aussi à Paris et à Lyon. Longtemps étiqueté « danse », il s’est ouvert aux « arts indisciplinaires » avec une audace particulière : le corps et sa nudité. Vous n’y verrez – presque – que des créations ou des premières en France, et les programmateurs le savent bien, c’est là qu’ils viennent piocher les bonnes pièces de leur saison à venir. Entrechoc d’esthétiques et de personnalités émergentes, états d’âme – état de corps, bienvenue à l’indéfinition. François Chaignaud & Cécilia Bengolea, Steven Cohen, Gisèle Vienne… on n’arrive pas à se décider, on a tout coché. — Festival Anticodes’11

Théâtre National de Chaillot, Paris Du 3 au 12 mars Quartz Scène nationale, Brest Du 14 mars au 2 avril Subsistances, Lyon Du 31 mars au 3 avril ©DR/Nicolas Guérin/Ted D’ottavio


Carte blanche THÉÂTRE

Mathieu Bertholet

Dedans comme dehors, évocation d’une chorégraphie d’Anne Teresa De Keersmaeker. Dehors. Le vent balaie des feuilles. Soulève des clavicules. La terre battue salit les pantalons, les peaux. Le soleil caresse la cime des arbres. Avant de partir. La nuit protégera la nudité pudique d’un homme nu. Dedans. Une vraie salle de théâtre. Il n’y aura sans doute rien de tout ça. Mais, il restera la musique sacrée ancienne, polyphonique, qui devait faire honneur à un pape que saint Pierre n’avait pas mis sur son trône, le Pape d’Avignon. Ars subtilior. De la musique, où la voix et les instruments battent une autre mesure, l’un à côté de l’autre, et où ils se rencontrent, comme par hasard, pour un moment de beauté légère. De la musique d’un temps du passé, où le monde se croyait perdu, entre deux papes, sous les pestes, dans la guerre et la misère. De la musique pour un monde d’aujourd’hui, qui ne se croit plus grand-chose. Dedans. Un danseur qui marche. Un danseur qui court. Dehors. D’autres qui attendent, au bord de la piste, qui posent une veste au pied d’un arbre comme pour un match de foot sous un préau. Dedans. Deux hommes qui se battent. Et pourtant qui dansent. Ils se jettent l’un dans l’autre. Danses de cour, danse sacrée, jeux d’enfants, chute sur les genoux. Danser sans y paraître. Dehors. Au bord d’un carré à peine tracé dans la cour, ils guettent, épient, prêts à se jeter aussi sur la terre, d’un pas leste qui racle le sol, dans une course qui suspend son vol pour dessiner une forme dans le soir.

© H. Sorgeloos/DR

Obsédé par les mythes antiques et contemporains, l’auteur et performeur suisse Mathieu Bertholet s’empare du destin de Rosa Luxembourg dans L’Avenir seulement du 13 au 29 janvier au Théâtre de Gennevilliers.

Sans y paraître Je crains, je crois, un moment, à une étreinte, un baiser, une passion. On me surprend. Un corps reste à terre, comme lacéré par des chiens arrêtés dans leur élan. Un tableau de chasse, de guerre, d’une guerre fratricide pour un trône. Comme par hasard. Ars subtilior. Mais, ici, rien est hasard. Une flûte ne rencontre pas une voix, par hasard. Deux mains de danseurs ne se frôlent pas par hasard. Sans y paraître, des corps ne s’abattent pas par hasard sur un autre. L’image est calculée, démontée et reconstruite, sous un autre angle, avec d’autres corps. Sans y paraître. Le dehors de la danse, le dehors de la terre battue, le dehors de cette cour, devient ce que je vois. Une course-danse, des danseurs qui attendent, du soleil, du vent dans une trachée, une flûte. Le trône. Le pouvoir. Le pouvoir de la musique sur la danse. De la lumière sur le spectacle. Du ciel sur une cour. Les amas, les trios, les couples, sont entrecoupés par les pas d’une femme seule, d’un homme seul, chaque danseur y va de sa course, de sa marche, et je me regarde compter les danseurs qui restent sur le bord, inquiet que je suis que bientôt déjà le dernier fasse ses rondes. Je regarde la nuit tomber. Je sais la fin proche quand, dans l’obscurité totale, un corps nu, pudique. Abandonné. Lacéré. Sali. — En atendant* Chorégraphie : Anne Teresa De Keersmaeker / Rosas Théâtre de la Ville, Paris, du 29 janvier au 6 février * en vieux français page

225


To Bring You My Pain

euqisum senitalp

Rythmes

Crachin sur Londres : le blues sévère d’Anna Calvi sera notre parapluie percé.

page

226


anna calvi

platines musique

par Timothée Barrière photographie Yannick Labrousse

Elle a dû en chier, dis-tu en tombant sur cette sirène à faire chialer les murs, en te repassant son premier album qui démarre comme un flamenco cafardeux pour enchaîner sur un hululement chuchoté que n’aurait pas osé Garcia Lorca, pour balancer ensuite une sorte de marche écossaise à l’accordéon où la batterie claque le long de ses bottes, quand sa guitare ne déroule pas des millions de notes à la fois. Elle a dû en chier, quand tu vois sa jugulaire enfler sur des scènes moites comme des rizières devant une foule de types aussi ahuris que le quatrième enfant d’une famille chinoise paumée dans les champs, alors qu’elle leur crie « I’ll Be your Man », reflet d’une Nico te tendant son miroir. Tu aimerais bien savoir quel est le problème. Pourquoi la noire luminosité d’Anna Calvi, 22 ans, serait si contagieuse – lisez la presse rock, dithyrambique depuis la publication courant octobre de son premier single, Jezebel. Quand tu cries, Anna, « Love Won’t Be Leaving », c’est parce que tu t’es fait larguer ? Tu veux qu’on le retrouve et qu’on le rosse, ce con ? Réflexe de survie : ce serait une femme perdue au trip égotiste, la PJ Harvey d’une pauvre ère. Trop simple. Au contraire femme perdue n’est ni femme qui se perd, ni femme qui perd les autres. Tout juste serait-elle perdue pour toi, parce que tu n’aurais pas su la retenir. En l’occurrence, Anna Calvi s’est « trouvée » – c’est la légende – une journée pluvieuse de 2005. Après des études de musique qu’on imagine appliquées, à Londres, elle se décide à vaincre « sa retenue toute britannique » et se met à chanter six heures par jour pendant des mois, à s’éventrer devant la glace. C’est ce qu’elle te raconte sur les banquettes de l’Hôtel Amour à l’heure du déjeuner. Tu l’imaginais froide et ensorcelée, elle sourit en fronçant ses sourcils derrière ses anglaises effilées pour la séance photo. Tu aimerais savoir quel est le problème. Elle ne lâchera que des bribes, en minaudant légèrement. « Je préfère le silence aux gens qui parlent trop », prévient-elle, au risque de faire capoter tes questions.

« Folie, lubricité, violence » La muraille est solide. Volonté d’entretenir le mystère ou posture communicationnelle, tout juste saura-ton que tout l’album, coproduit par Rob Ellis (batteur et arrangeur pour… PJ Harvey), a été conçu pour confronter ses peurs de « forces émergentes qui te contrôlent sans que tu ne puisses rien y faire : la folie, la lubricité, la violence ». Elle évoque des années à composer seule (« ce n’était pas sain », sans blague) pour suivre « une très haute idée de la musique », parce que « l’art qui s’accouche tout seul n’en est pas. Il faut souffrir ». Et fiche encore les jetons. Alors, pour éviter de répondre à la question du pourquoi, Anna biaise. Parle de fauvisme, de Chagall, de Turner, de ces images que l’inspirent. Et d’autres auteurs habités – Scott Walker, Bowie – qui n’ont rien à voir avec son blues des temps moroses, ou de Brian Eno, premier « à valider sa musique ». On ne saura pas d’où provient la noirceur souriante qu’elle ne partage que sur scène, où elle « peut retrouver une part d’ellemême qu’elle cache dans l’intimité ». A voir d’urgence, à moins de l’apercevoir le long d’une crique écossaise battue par l’Atlantique (le seul endroit où elle « trouve la paix ») et de rêver debout avec elle. —

Anna Calvi

Domino / PIAS Live! Le 5 février au Nouveau Casino, Paris. page

227


Live

euqisum senitalp

Ces deux groupes sont-ils vraiment si bizarres ?

En Amérique

The Residents vu au Centre Pompidou, Paris Groupe pop expérimental (donc paradoxal), The Residents font de la magie depuis 1972, déconstruisant à l’humour acide la pop-culture (des Beatles à Hitler) en ses éléments distincts, pour les réassembler ensuite en formules abracadabrantesques (leur premier album s’intitule Meet The Residents, comme le premier Beatles s’intitulait Meet The Beatles ; Third Reich’n’roll pastiche le rock’n’roll des fifties sur des thèmes nazis), ou se faisant conteurs de performances conceptuelles, qui ressemblent moins à des concerts rock qu’à des cérémonies de suggestion. La dernière du groupe inconnu le plus célèbre du monde (le line-up est anonyme, mais fluctuant) les page

228

voit débarrassés d’un membre (ils ne sont plus que trois), et de leurs fameux tuxedos et globes oculaires. A la place, un clown (chaussures allongées et guêtres à la Walt Disney) avec masque de vieillard fripé psalmodie, éructe, chante des histoires de « mirrorpeople » dans un salon douillet, deux fourmis rouges à dreadlocks sur les côtés l’accompagnant en litanies électroniques et spasmes électriques. Du bout des doigts frémissants, l’acteur cherche les fantômes, les projette autour de lui et finit par se faire attraper par son miroir, pour devenir dans un grand fracas un affreux show-man narcissique. D’aucuns y voient une farce de MJC, on peut y trouver des éléments de réponse sur le désenchantement contemporain. — Wilfried Paris © David Herman


die antwoord & the residents

platines musique

En Afrique du Sud

Die Antwoord vu au Social Club, Paris Autant de garçons que de filles, de Noirs que de Blancs, de punks sans chien que de vestes léopard. 23h : le visage de l’artiste peintre sud-africain Leon Botha, atteint d’un syndrome de vieillissement accéléré et vu dans le clip Enter The Ninja, apparaît plein écran noir, clignant des yeux et bougeant sa tête fripée pendant cinq minutes sur des chœurs zoulous. Ce sera le moment le plus oppressant d’un concert de faux méchants. « Bonsoir Paris, je t’aime. » Précédé de la souris Yo-Landi Vi$$er sous capuche blanche, Ninja ôte sa bure maléfique et rappe le single, « la putain de chanson la plus perso que j’ai jamais écrite, j’ai mis mes putains de tripes dedans ». Sur What kyk jy ?, traduisible par Qu’est-ce tu veux enculé ?, il retire © Clayton Cubitt

son t-shirt, dévoile un énorme tatouage asiatique sur le dos ainsi qu’un petit collier en forme de menottes, saute dans le public et invente le stage diving les pieds au plafond. « Comment dit-on your mum’s pussy en français ? » Bousculade. Evil Boy est joué avec un micro en forme de bite. En une heure, l’album est plié, plus un slow sur un sample d’Enigma qui craint. Le gros DJ Hi-Tek porte un masque monstrueux puis une chemise hawaïenne. « Quand je pense à toi j’ai envie de me masturber. » Rappel : Doos Dronk, hymne hooligan. Ils reviennent déguisés, lui en Pikachu, elle en Panthère Rose. Conclusion : « Fook you, soyez heureux. » C’est du bluff, de la violence autorisée. Méfions–nous de ces excentriques qui pratiquent un art finalement très banal. — Richard Gaitet page

229


cry baby

euqisum senitalp

Julia Stone : folk romantique et points de suspension entretien Richard Gaitet

Ce premier album solo s’intitule The Memory Machine. Plus vieux souvenir ? Julia Stone : … je tombe de table sous notre véranda ; un sentiment de chute et une lumière blanche perçante quand ma tête heurte lourdement le sol… Sur la pochette hurle une fille blessée. Clin d’œil aux films d’horreur des fifties ? J’adore ce graphisme si romantique, sombre et intrigant, le contraste entre la douceur du trait et la dureté du sujet... Je suis tombée amoureuse du suspense en découvrant Hitchcock à l’école. Je vivais dans une petite maison en bois près d’une crique, j’avais si peur la nuit tombée, j’entendais les oiseaux sur le toit… ça m’a inspiré un morceau sur une fille étendue nue sur un lit de pommes de pin… l’un des oiseaux la réveille, le cauchemar commence… Vous chantez très très doucement. Ça vous arrive de hurler ? Je suis très impressionnable… Quand je rentrais de l’école, mon frère Angus était toujours caché dans la maison, il attendait que je sois sûre d’être seule…. Je huuuuuurlais si fort… je riais, je pleurais en essayant de le frapper… Sur Winter of the Week, vous dites pratiquer le Scrabble. Sérieux ? J’adore… Avec mon père, on s’assoie sous la véranda et on joue des heures... la chanson raconte le meurtre d’une petite fille et de son père qui ne vient pas la secourir… — Julia Stone The Memory Machine

Discograph page

230

©DR


Quand notre cœur fait boum-boum

platines musique

Dix ans d’activisme rave avec Heretik

par Eléonore Colin

© DR

Des marginaux qui sentent la croquette et se défoncent la tête sur du boum-boum diabolique… Stigmatisés par les médias, vilipendés au sommet de l'Etat, les adeptes des free parties se traînent une vieille réputation de renégats. Un élan libertaire se dessine pourtant derrière ces rassemblements techno, house, hardcore, etc. Mot d'ordre ? Le droit à la fête libre. Cette utopie postmoderne a vu le jour en Angleterre à l'aube des années 90 après l'interdiction des raves par Margaret Thatcher. Plusieurs

tribus – dont la mythique Spiral Tribe – organisent alors des soirées clandestines dans le reste de l’Europe. Parmi leurs disciples : le collectif francilien Heretik. Réalisé par Damien RaclotDauliac, l'excellent et très graphique documentaire Heretik System : We Had a Dream retrace en 52 minutes le parcours épique de ces héritiers du no future. Léo, Ben, Jeannot ou KRS vénèrent les bpm, s’enfilent des cachetons et refusent de « souscrire à la doctrine établie ». D'une décharge publique de Seine-et-Marne à la piscine

Molitor, en passant par la gare de fret de Bercy, leurs « attentats sonores » ne tardent pas à subir les foudres de la police à grands coups de matraque, quand ils ne laissent pas quelques amis sur le carreau… C’est donc avec nostalgie que les Heretiks égrènent leurs exploits d'hier. Une décennie chaotique d’activisme contreculturel qui ne peut qu'inspirer le respect. — Heretik System : We Had a Dream

Damien Raclot-Dauliac DVD / Musicast l’Autreprod page

231



en roue libre

platines musique

Bye-Bye Bicycle danse le disco sur un vélo.

entretien Timothée Barrière

Compass, Navigation, Meridian : des envies de voyages, vous n’êtes pas bien à Göteborg ? Andre Vikingsson : Après le Bac, il y a quatre ans, tout notre entourage est parti étudier à New York et à Tel-Aviv. Nous, nous sommes restés dans notre village pour enregistrer. On voulait montrer qu’on avait appris davantage à propos du monde sans quitter le studio ; le plus drôle, c’est qu’avec ce premier album, nous pouvons voyager maintenant. Alors que les autres sont obligés d’aller cueillir des pommes en Nouvelle-Zélande. Vu les références francophiles, tu as passé du temps par ici, non ? Même pas. Je suis à peine plus francophile que la moyenne des Suédois. Quand j’étais gamin, j’adorais les déguisements et mon préféré était « Pierre, serveur à Paris ». A 6 ou 7 ans, je croyais que tous les chefs cuisiniers étaient français. Depuis, j’ai beaucoup écouté Sébastien Tellier.

Bye-Bye Bicycle Compass

Bonjour Recordings/Almost Musique © DR

Comme lui, vous avez une définition assez étendue du kitsch disco... Ça vient de l’enfance. Mes sœurs passaient Madonna et Kylie Minogue en boucle, quand mes parents ne mettaient pas un petit Abba. Mais de là à dire que nous sommes cheesy, non. S’il y a des cordes, une basse rebondie et un saxo, on ne les utilise pas n’importe comment. Le cheesy vient aussi de votre côté romantique « à l’ancienne ». C’est difficile pour un garçon d’évoquer ses sentiments, sans passer pour un outsider, moins de penser à son travail et à ce que tu vas préparer pour dîner. Moi, j’essaie de comprendre l’amour, c’est pour ça que j’écris des trucs comme « je serai toujours le plus faible des deux »... Même quand on s’appelle « Andre le fils de Viking » ? [Il rit] Je n’y avais jamais pensé comme ça, mais c’est vraiment un nom cool. Il impose le respect, même si je ne corresponds pas vraiment au modèle de virilité suédois. Si j’habitais Paris, peut-être que tout le monde imaginerait que je suis grand et fort. — page

233


chroniques

euqisum senitalp

Une cave de Portland recueille le trip-goth de Tu Fawning

Alors que Geoff Barrow assure la pérennité du son Portishead dans des projets plus radicaux (Beak>) ou pop (Anika), c’est de Portland que débarquent des thuriféraires primitifs du trip hop de Bristol, moins hop (pas vraiment portés sur le groove) que trip (plutôt messes noires). Ballades gothiques (production brumeuse), sur instrumentarium percussif (tambours

de guerre et pianos funèbres) gonflé de curieuses trompettes (entre mariachis et morriconeries) et de vintage réverbéré (guitares 50’s et Farfisa) : drôle de melting-pot que ces quatre

Das Racist se paie l’Amérique d’Obama

La blague est politique et s’appelle (attention !) Das Racist. Le das est un that’s et cherche à démantibuler la morale hip hop qui diviserait les lyrics entre contenu implicite et scandale explicite. Côté texte, le groupe choisit la crétinerie sophiste pour déconstruire la langue de bois de l’Amérique d’Obama et devenir des amuseurs un peu sulfureux. Catégoriquement subversif mais pas hardcore pour un sou, le trio formé par Ashok Kondabolu, Himanshu Suri et Victor Vazquez mixe indifféremment Prince ou Billy Joel pour une musique simple et moderne qui sent à plein nez sa MJC locale,

page

234

musiciens expérimentés (Joe Haege vient de 31 Knots et Menomena) inventent avec ce premier album caverneux. Moins chirurgicale que Beth Gibbons, Corrina Rep a plutôt les ongles noirs de Siouxsie Sioux, lui empruntant un lyrisme de corbeau empaillé, renforcé par des influences rétro (jazz band des années 20-30, crooners et musique hawaïenne) qui donnent une saveur intemporelle, un brin figée, à leur musique. Liza Rietz (piano martelé, violon souterrain, chœurs spectraux) apporte une touche antique (d’antiquités), tandis que les trombones de Toussaint Perrault jazzifient en marching bands cahotants ce rock tribal, un peu Tom Waits, édité en patterns. Curieux projet, donc, moins porté par ses mélodies que par son atmosphère clair-obscur, son genre indéterminé, son indistinction temporelle. Brumeux, on vous dit. — Wilfried Paris Hearts on Hold

City Slang/ PIAS

sa planche de skate et son jeu 8-bits. Franchement au-dessus de la moyenne et pourtant sans label, ce drôle de crew du Queens d’ascendance indienne et afro-cubaine se situe entre une version intello de Die Antwoord (voir p. 229) et un De La Soul des années 2010. Ultra-buzzé depuis la publication de deux magnifiques mixtapes téléchargeables en payant ce qu’on veut (0,50 dollar ou plus...), Das Racist tape la grande consommation et le « problème » ethnique (Combination Pizza Hut & Taco Bell) quand il ne titille pas l’arrogance wasp du New Yorker (Shut up Dude) ou la vanité de l’establishment rap qui se la pète avec de faux accents jamaïcains (Fake Patois). Jubilatoire et en écoute sur dasracist.bandcamp.com. — Antoine Couder Sit down, man

Mad Decent / Mishka / Greedhead © DR/Brayden Olson


Carte blanche MUSIQUE

Mustang

Roy Orbison au cœur brisé Il y a cinq ou six ans, j’achète mon premier disque de Roy Orbison, 3€80, Only The Lonely – 16 original songs. Je ne savais rien de lui, pas même qu’il chantait sur Pretty Woman, mais j’étais en quête de pionniers (ça n’a jamais cessé) et j’avais lu qu’il était chez Sun Records. J’ignorais que ce best-of ne couvrait que ses hits sixties chez Monument… Troisième contact avec le Pompadour, après Elvis et Cash (une autre quête…). Polo noir, fute noir et boots au dos de la pochette. Il a presque l’air beau sur les rares photos du livret. En vrai, sans ses Wayfarer, il était presque aussi laid que Willie Nelson sans la barbe. Piste 1 : Only The Lonely. Surprise, ça n’est pas franchement du rock’n’roll, plutôt une pop early sixties : violons, chœurs partout et rumbas de batterie. Mais je tombe immédiatement amoureux. La construction et la grâce de son chant haut perché me scotchent direct. Quelle voix ! Des consonnes tellement sexy, chantées comme s’il avait un bout de patate chaude sous la langue, susurrées comme s’il ne fermait ni n’ouvrait jamais vraiment la bouche. Une voix grotesque, bouleversante, surnaturelle parfois avec un vibrato tellement parfait qu’on la croirait synthétique. Des graves superbes – fifties oblige –, des aigus qui n’en finissent pas, une fluidité incroyable, de la puissance : du vrai crooning soprano !

© DR/Autoportrait Jean Felzine

Après A71, Jean Felzine et ses deux acolytes s’apprêtent à enregistrer le deuxième album de Mustang, « toujours moderniste » et « toujours influencé par Roy Orbison » au studio ICP de Bruxelles.

Le sensible de la bande Rien à jeter. On quitte vite les super chansons pop (Blue Angel) pour d’incroyables pièces montées : Running Scared, inspirée du Boléro de Ravel, première tentative pour lui de chanson tout en crescendo dramatique, un vrai petit film, Crying, titre unique, renversant, où sa voix atteint des sommets vertigineux, In Dreams, encore plus aboutie, sans véritable couplet ni refrain, au texte sublime (« A candy-colored clown they call the Sandman tiptoes to my room every night… »), une lente spirale, un pur chef-d’œuvre, Blue Bayou, Falling, seize morceaux et autant d’expériences totalement surprenantes. Pretty Woman, chanson pop ultime. Des rocks enfin, trop classes : Candy Man, Dream Baby, Mean Woman Blues. Et Crawling Back, ballade masochiste loin du machisme rockabilly de ses collègues. On parle d’un type qui chez Sun chantait « I try to be a hero, but I ain’t got the nerves, I try to be lover, but I ain’t got no girls, I’m chicken-hearted », on parle du sensible de la bande ! Je pourrais parler longtemps de l’esthétique Blue, Coeur brisé, de cette forme de romantisme absolu qu’on trouve dans ses meilleurs titres. Mais loin des poses, cet homme que la vie n’a pas ménagé était un immense singer-songwriter, et par-dessus tout un grand innovateur. Plus on en apprend sur ces grands pionniers, plus s’éloigne l’idée répandue qu’ils n’étaient qu’une bande de ploucs touchés par la grâce, bien entourés, attendant sagement la révolution des sixties. Les Rockers, des Modernistes ? page

235



vous vous abonnez à standard* et vous recevez de manière récurrente un magazine standard dans votre boîte aux lettres.

6

numéros

25 € France, 30 € à l'étranger Par chèque ou virement à l'ordre de Faites le zéro 17 rue Godefroy-Cavaignac F-75011 Paris

* Vous venez de gagner l'un des 50 DVD offert de The Housemaid édité par M6 Vidéo. "un film à l'élégance formelle", selon les trouvailles langagières du Point.

Nom Prénom Date de naissance Adresse

Code Postal Ville Adresse e-mail


this is the end

page

238


vieux génies • Littérature

Dan Fante meets Barry Gifford

Quand le fils de John Fante rencontre le père de Sailor & Lula, deux sexagénaires de la déglingue causent poésie, « intensité » et petits boulots. Bam-bam-bam ! Un anneau doré dans le nez. Tough guy chaleureux from Arizona, Dan Fante, 66 ans, patiente dans les salons germanopratins de L’Hôtel, où séjournèrent entres autres Oscar Wilde et Jorge Luis Borgès. Cet été, Dan est revenu au top avec Limousines blanches et blondes platine, condensé explosif de son expérience de chauffeur de limo. Apparaît Barry Gifford, 64 ans, jet-lagué par son vol depuis San Francisco. Le co-auteur du script de Lost entretien Richard Gaitet & François Perrin photographie Yannick Labrousse

Highway – dont il ne veut plus entendre parler – est invité lui aussi au festival de littérature US de Vincennes. Il y défendra Une éducation américaine, recueil de nouvelles à la nostalgie floutée dans un Chicago fifties. « Les auteurs américains ne se rencontrent qu’en Europe », plaisante Fante, faisant place à Gifford sur sa banquette ; ce dernier refuse et s’installe à l’extrême opposé de la petite pièce. Deux renards se reniflent.

Messieurs, fermez les yeux. Que savez-vous de l’écrivain assis face à vous ? Dan Fante : [obtempérant, riant] De Barry, j’ai lu… comment s’appelle ton premier roman, déjà ? Barry Gifford : Paysage avec voyageur, en 1979. Fante : Non, pas celui-là. Gifford : Ce devait être Port Tropique en 1980, ou le premier de la série Sailor & Lula [1990]. Fante : Oh oui, ça. Je me souviens des dialogues. Nos travaux sont similaires dans leur intensité.

durs, immergés dans le Sud profond. Puis j’ai voulu m’en extraire. Me sont venus des livres comme Wyoming [2000], juste une mère et son jeune fils, très hermétiques, roulant à travers le Midwest, Memories from a Sinking Ship [2007] et maintenant Une éducation américaine. Une référence à L’Education sentimentale de Flaubert ? Avez-vous des auteurs français dans votre Panthéon ? Fante : J’en reviens toujours à Céline, Sartre, Camus, qui ont beaucoup compté dans mon éducation. Mais par définition, je suis plutôt le nez dans la littérature américaine.

« Je veux du punch, j’aime être grossier, gourmand, ou si je suis d’humeur, romantique. » Dan Fante Gifford : Moi, je sais que Dan avait comme un flingue chargé pointé sur le crâne, du fait de la réputation de son père. Ça peut jouer contre vous. Or, il a suivi son chemin. Fante : Au premier livre, tu flottes ou tu coules, après tu nages par toi-même. Gifford : Si ton père a été un grand architecte, mieux vaut devenir maître nageur. Dan a trouvé sa voie. Le dernier livre que j’ai lu de lui, c’est Régime sec [2009], un recueil de nouvelles. La nouvelle est la dernière forme à laquelle je suis moi-même arrivé. J’ai toujours admiré les nouvellistes – Tchekhov, par exemple –, mais j’ai commencé par écrire des chansons, des romans, puis me suis rapproché du cinéma. Pendant dix ans, j’ai écrit des romans considérés comme très

Gifford : Ça me fait plaisir que tu cites Céline. Ce dingue macabre a fait émerger tant de choses ! Je l’ai lu en français. Proust et Flaubert en anglais, c’est différent. Tu comprends l’histoire de base, mais tu... Fante : … perds la musique. Barry, vous semblez aussi influencé par Borgès, cela transparaît dans cette nouvelle d’American Falls, où un homme, né sans bouche, décrit l’amour. Gifford : Oui, Il Nondetto. J’ai toujours admiré Borgès : quel bon compliment ! Fante : Combien de temps te faut-il pour écrire un roman ? Gifford : En général, entre deux et six mois. Fante : Pour mon premier [Les Anges n’ont rien dans les page

239


vieux génies

poches, 1998], j’ai dû m’y reprendre deux ou trois fois. J’étais un peu dégoûté, alors j’ai écrit une pièce. Puis des poèmes. Et il a fallu du temps avant que je me remette au roman. C’est important de changer de cheval. Gifford : Quand j’ai fini le premier Sailor & Lula, la suite m’est apparue immédiatement. J’ai même essayé de faire interrompre la publication du premier volet ! Ça a donné Perdita Durango [1991]. A chaque fois, les personnages continuent à me parler. Pareil pour toi, n’est-ce pas ? Fante : Complètement, même quand j’ai lâché le stylo ! Pourtant je n’ai jamais envie de m’y mettre. Je n’écris que quelques heures chaque jour, mais six jours par semaine. Parfois deux paragraphes, parfois six pages. Quand je picolais, je n’y arrivais pas. J’ai pondu une centaine de poèmes, que je détruisais systématiquement à la fin de mes journées de taxi, comme le fait Bruno, le héros d’une demidouzaine de mes livres [dont Limousines blanches et blondes platine]. J’étais très sévère avec mon travail. Heureusement, j’ai laissé les choses couler. Plus tu pratiques, plus ça vient facilement. Gifford : Kerouac disait : « First thought best thought », le premier jet est toujours le meilleur. Mais ça ne marche pas toujours. J’ai commencé à rédiger des histoires à 11 ans, environ. A 20 ans, j’ai gagné un prix de poésie à Londres.

du héros n’est jamais là. Figurez-vous que j’ai écrit en 1997 un mémoire sur le mien, A Phantom Father. Mon père avait plusieurs noms, surtout connu sous celui de « Vegas ». Il était impliqué dans le crime organisé du Chicago des années 30, trafiquant d’alcool en pleine Prohibition. Je suis né dans un hôtel, j’ai grandi dans des hôtels. J’étais le kid, je traînais, mon rôle était de fermer ma gueule et d’observer ces immigrés, ces mafieux sans nom de famille. Je passais aussi pas mal de temps seul dans les chambres à regarder de vieux films, ce qui m’a permis de comprendre la narration, les manières de raconter une histoire. Fante : C’est important, ce rapport au cinéma, car ton écriture est hautement visuelle. Gifford : Il y a aussi le langage. Je restais assis dans des halls d’hôtels où de nouvelles personnes débarquaient chaque jour, de Paris, de Cincinnati, de Nashville. J’essayais de retranscrire ces expressions désuètes, typiques des années 50. Quelle excellente université pour un aspirant écrivain ! Et si l’absence du père est forte dans mes livres, c’est parce que le mien est mort quand j’avais 12 ans ! Fante : Mon père, lui, n’a connu le succès que peu de temps avant sa mort. Je n’ai pas été élevé par un romancier, mais par un scénariste hollywoodien très énervé par son agent ou tel débile qui réécrivait ses dialogues. Sa présence transparaît

« J’ai grandi dans des hôtels. J’étais le kid, je traînais, mon rôle était de fermer ma gueule et d’observer les amis mafieux de mon père. » Barry Gifford Et quand je relis ces poèmes – en vue d’un recueil à paraître l’année prochaine –, je m’amuse un peu des fioritures : seulement deux ou trois valent le coup. [Dan rit de bon cœur] Ce n’est pas qu’ils soient si mauvais, ils ont leur petite musique, mais je n’avais aucun recul. Je ne lisais pas énormément de poésie, sauf un peu Rimbaud et Baudelaire. Fante : Je comprends. A mes débuts, ma poésie était très lyrique, presque victorienne [voir encadré]. Puis j’ai lu Bukowski et je me suis lâché. Ce n’est pas un très bon romancier – problèmes d’arcs narratifs, je dirais –, mais je suis fan de sa poésie. Gifford : Etait-il génial ou horrible ? Les deux ! [Il éclate de rire] Fante : Yeats aussi résonne en moi – ses rimes, sa métrique. Je veux du punch, j’aime être grossier, gourmand, ou si je suis d’humeur, romantique. Au début j’étais brutal, et maintenant, plus réfléchi. Point commun entre vous : le motif du père absent. Celui de Roy, dans Une éducation américaine, lui manque terriblement. Gifford : C’est vrai. Dans Wyoming, pareil : le père

page

240

dans mes deux premiers romans, mais plus trop par la suite. Ceci dit, je termine moi aussi un mémoire sur notre relation forte. Il me reste encore un mois de travail. Cherchez-vous tous deux à retranscrire une certaine vérité orale ? Fante : Ce n’est plus le cas en Amérique, mais il y eut un temps où parler était une forme d’art, animé par des personnalités grandiloquentes. De merveilleux conteurs éparpillés dans Los Angeles, au premier rang desquels William Burroughs. Mon père et lui avaient l’habitude de sortir en compagnie de Frank Fenton, l’auteur du script de La Rivière sans retour [Otto Preminger, 1954]. Et ces gars-là s’insultaient tout le temps ! Mais quand ils racontaient une histoire… Gifford : C’est pour ça que Kerouac fit appel à Neal Cassidy, qui lui inspira le personnage de Dean Moriarty de Sur la route. Le type était du genre causeur non-stop. Aujourd’hui, les gens twittent, envoient des SMS. C’est un langage limité, technique. Une langue à petits bras. Fante : Quasiment du Dashiell Hammett ! Ce type compressait tant, dingue ! Bam-bam-bam !


dan fante & barry gifford

Gifford : De cette époque, il y a deux romans américains importants. Hammett, effectivement, avec L’Introuvable [1934], fantastique. Mais le chef-d’œuvre, c’est Tendre est la nuit [1934] de Fitzgerald. Certains passages sont d’une telle beauté, c’est stupéfiant. On y voit toute la fragilité de l’auteur – ce qui l’a tué. Vous avez tous les deux multiplié les petits boulots. Ça aide à comprendre le monde ? Gifford : Dan, es-tu allé à l’université ? Fante : Oui, vingt minutes, environ. J’ai dû merder quelque part. Gifford : Autour de moi, il n’y avait pas beaucoup d’intellectuels. J’ai livré de la bouffe chinoise à vélo, et à chaque fois que vous sonnez chez quelqu’un, une histoire vous attend derrière la porte ; soit elle vous est tout de suite révélée, soit vous devez l’inventer. Fante : Ça donne accès à des cultures que vous ignoriez. J’ai été laveur de carreaux au 65e étage d’un immeuble de Manhattan, et un jour, à sept heures du matin, l’un des câbles a cédé, j’étais pendu dans le vide, laissant tomber mon éponge ! Je suis allé me plaindre au patron et il m’a répondu : « Et que font les cowboys du Montana quand ils tombent de cheval ? » Quoi, un cheval de soixante-cinq étages ? Mais on ne remonte pas dessus, chef ! J’ai de la fascination pour tous ces jobs et les pratiquer m’autorise à écrire dessus. J’écris actuellement sur un ancien détective privé, terriblement violent et alcoolo, qui décroche de la boisson pendant un an et trouve un taf de vendeur de voiture, mais l’un de ses amis est assassiné, alors il enquête… – deux professions que j’ai réellement exercées. Le titre : Point Doom, clin d’œil à Point Dume, jadis un coin peinard de Malibu pour regarder l’océan, aujourd’hui abandonné aux célébrités. Gifford : Moi, je suis en train d’écrire un western qui me trotte dans la tête depuis dix-sept ans. Quand j’étais môme, en Floride, j’étais ami avec de jeunes Indiens Seminoles qui bossaient dans des fermes où avaient lieu des combats d’alligators. Les Seminoles sont la seule tribu qui n’ait jamais signé de traité de paix avec le gouvernement américain. On les trouve aussi à la frontière de la Géorgie, mélangés avec des Indiens Creeks. « Seminoles » signifie « sécessionnistes » en creek. Ils étaient repoussés toujours plus loin, dans la région des marais. Dans les années 40, la majorité d’entre eux a été placée dans des réserves au Texas et dans l’Oklahoma, mais certains sont restés dans les marais, l’armée n’arrivait pas à les expulser. D’autres s’échappèrent pour filer au Mexique, rejoints par des esclaves en fuite, et les deux peuples se sont mélangés pour former la seule tribu américaine interraciale des années 50, les Black Seminoles, qui conclurent un marché avec un Etat du Nord, Coahuila de Zaragoza : ils Dan Fante pouvaient rester s’ils combattaient Limousines les Apaches et les Comanches blanches et de la région. Le titre ? [Silence] : blondes platine Black Sun Rising. Barry Gifford Fante : Tu viens de l’inventer, là ? Une éducation [Rire général] américaine 13e Note Editions —

A gauche, Dan Fante avec une expression légèrement différente de la photo page précédente A droite, Barry Gifford parfaitement identique.

Extrait Dans Le Livre des fêlures, Dan Fante revient sur ses années « d’aspirant poète » baudelairien. « Dans un café de Soho, je suis monté sur scène pour y réciter un poème composé la veille. Je me suis présenté, puis j’ai déclamé pendant une minute ou deux. Mon texte était une sombre chose en vers rimés, à mi-chemin entre Baudelaire et Johnny Cash. Une vraie daube. […] Aspirant poète, je lisais le plus de poésie possible. Lawrence Ferlinghetti, Poe, William Butler, Yeats, Tennyson et même Shakespeare. Je m’imposais également de passer deux à trois soirs par semaine pour écrire. […] En ce temps-là, un de mes amis d’enfance de Los Angeles, qui vivait désormais à New York, venait de publier un poème d’un seul mot – qui lui avait valu une reconnaissance indiscutable dans le milieu littéraire. UN MOT ! J’en concluais que si pareil poème avait pu lui valoir un prix, j’avais toutes mes chances. » Ton péché te retrouvera

13e Note Editions

page

241


numéros lecteurs

A•

AC couture accouture.fr Accessorize 01 40 82 94 45 Acne 01 42 60 16 62 Adidas 08 00 01 10 01 AF Vandevorst afvandevorst.be Alexandre Vauthier alexandrevauthier.com Andrea Crews 01 45 26 36 68 Antipast antipast.jp Art/C 01 42 33 93 18 Asos asos.com Azzedine Alaïa 01 40 27 85 58 42

B•C•

Boucheron boucheron.com Buffalo buffaloshop.fr Burberry 01 40 07 77 77 Cacharel 01 42 68 41 78 Cartier 01 42 18 43 83 Carven 01 40 41 93 06 Casio 08 25 88 44 77 Chanel Joaillerie 08 20 00 20 05 Charvet 01 42 60 30 70 Commuun 01 42 87 82 63 Converse 02 99 94 82 94

D•

Delfina Delettrez delfinadelettrez.com Desigual desigual.com Didier Ludot 01 42 96 06 56 Diesel 01 40 13 65 55 Dior Joaillerie 01 40 73 73 73 Dominique Aurientis dominiqueaurientis.com Dr. Martens 01 48 11 26 33

E•F•G•

Elie Saab 01 42 56 77 00 Eres 01 55 90 52 90 Eva Minge evaminge.pl Falke 01 40 13 80 90 Fatima Lopes fatima-lopes.com page

242

Fiona Paxton fiona-paxton.com Fred Perry fred perry.com Gustavolins 01 42 72 37 24

H•I•

Hélène Ponot helene-ponot.com Hélène Zubeldia 01 44 88 25 25 Hermès 01 49 92 38 92 Imaï imai.fr Issey Miyake isseymiyake.com

J•

J Dauphin jdauphin.com Jalan Jalan 01 40 39 98 88 Jantaminiau 01 53 41 41 70 John Galliano 01 55 35 40 40 Julien Fournier julienfournier.com Junko Shimada 01 42 60 94 12

K•L•

Kenzo 01 40 39 72 03 Kickers kickers.com KMO Jewel 01 55 34 30 31 Kris Ruhs 01 42 72 19 19 Lacoste 01 44 82 69 02 Le Coq Sportif 01 44 88 25 25 Les Bijoux de Sophie 01 40 09 71 71

M•N•

Madura madura.fr Maison Martin Margiela 01 40 15 07 55 Marani marani.info M. & F. Girbaud 01 53 63 53 63 Martin Grant 01 42 71 39 49 Miss Bibi missbibi.com Miss Sixty 01 40 13 04 38 Molly Bracken mollybracken.com Monet & Co 01 45 06 02 22 Murmure by Spirit 01 42 36 10 71 Mykita mykita.com Napapijri 01 40 06 07 40 Natalia Brilli 01 42 74 43 70

O•P•Q•

Onitsuka Tiger 04 67 15 40 00 Paul Smith 01 42 84 15 30 Paul&Joe 01 42 22 47 01 Paule Ka 01 42 97 57 06 Peachoo Krejberg peachoo-krejberg.bonlot.com Philippe Ferrandis 01 48 87 87 24 Pierre Cardin 01 42 66 95 53 Pierre Hardy 01 42 60 59 75 Pull in 05 58 43 69 11 Pyrenex 05 58 76 03 40 Qasimi qasimi.com

R•S•

Repetto 01 44 71 83 10 Scooter scooter.fr Sharon Wauchob 01 42 77 67 34 Shourouk shourouk.fr Spy Optic spyoptic.com Stetson stetson-europe.com

T•

Tae Ashida 01 42 65 09 30 Triumph 03 88 95 10 00 Tsumori Chisato tsumorichisato.com

V•W•X•Y•Z•

Vava Dudu 06 03 79 82 82 Vilsbol De Arce vilsboldearce.com Viveka Bergström viveka-bergstrom. blogspot.com Vivienne Westwood 01 49 27 00 23 Vuarnet vuarnet-international.com Wolford 08 25 85 00 05 Wunderkind wunderkind.de Yohji Yamamoto 01 42 78 94 11 Zadig&Voltaire 01 40 70 97 89 Zoé la fée zoelafee.fr

« Crazy » 5th in a series of 10 ©D. G.


Turn static files into dynamic content formats.

Create a flipbook
Issuu converts static files into: digital portfolios, online yearbooks, online catalogs, digital photo albums and more. Sign up and create your flipbook.