Standard 36 Oisiveté

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le nouveau parfum

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ÉDITO

Vous n’en fichez pas une, hein ? On aurait pu vous traiter de flemmard, on va plutôt citer René Char.

« Heureux celui que le soleil et le vent suffisent à rendre fou. » Pour lire ces lignes, vous êtes probablement assis(e) dans un transat ou allongé(e) sur un sofa, un matelas, un copain, une copine. Vous n’en fichez pas une, et en même temps votre cerveau est en marche. Entre l’action et le repos, toute l’ambivalence de l’oisiveté. La pensée, la flânerie… être et ne pas être, être dedans tout en étant ailleurs, comme nous l’explique l’acteur Michael Lonsdale à la fin du magazine en parlant de son jeu – et donc, par ricochet, de (la) lecture. Alors voilà, youpi, Standard fait peau (de lapin) neuve. Pourquoi ? Le changement c’est maintenant, vous savez bien. Pour ce qui est du contenu, ça ne bouge pas : toujours des interviews, des chroniques, des reportages et des séries de mode, notre façon de questionner ce qui nous plaît dans l’actualité culturelle tout autour du monde. Mais pour l’emballage, place à deux nouveaux venus, Bow, dont le nom résume bien, phonétiquement, leurs intentions. Vous trouverez ici les bases d’une nouvelle formule à paraître en octobre. Satisfait(e) du virage qui se profile ? Envoyez-nous votre avis à redaction@ standardmagazine.com, car comme le remarquait Alberto Moravia dans son Ennui : « Il n’y a qu’une chose qui soit plus mystérieuse que la satisfaction, c’est l’insatisfaction. » M. A. & R. G.

Photographie Matthew Reamer

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TWIN SHADOW CONFESS NOUVEL ALBUM. SORTIE LE 26 JUIN

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STANDARD Who’s STANDARD ? Atelier 5 12 rue Dupetit-Thouars F-75003 Paris T + 33 9 53 52 82 19 prenom.nom@standardmagazine.com ou redaction@standardmagazine.com Rédaction en chef Magali Aubert & Richard Gaitet Conception graphique Bow Responsable photo Caroline de Greef Coordination mode et marketing David Herman Mode Elisabeta Tudor Consultants Olivier Mulin & Jean-Marc Rabemila Beauté Lucille Gauthier Musique Julien Taffoureau Cinéma Alex Masson Théâtre Mélanie Alves De Sousa Art Patricia Maincent Jeux François Grelet & Benjamin Rozovas Littérature François Perrin Secrétariat de rédaction Anaïs Chourin Web manager Sebastian Waack Assistant de rédaction Victor Branquart Responsable études Stéphane Vaz de Barros Rédaction Nadia Ahmane, Laure Alazet, Bérengère Alfort, Timothée Barrière, Patrick Baumain, Victor Branquart, Timothée Chaillou, Camille Charton, Estelle Cintas, Hélène Claudel, Thomas Corlin, Antoine Couder, Alex D. Jestaire, Antony Dabila, Jean-Emmanuel Deluxe, Sébastien d’Ornano, Jessica Dufour, Tristan Garcia, Rod Glacial, Bertrand Guillot, April March, Anne-Sophie Meyer, Romain Monnery, Thierry Paquot, Wilfried Paris, Hadrien Volle Cartes blanches Hot Chip, Jean-Charles de Castelbajac, Tristan Garcia, Brillante Mendoza, François Olislaeger, Emilie Pitoiset, The Believer Bienvenue sur la Terre Isidore ! STANDARD 36 | p. 10

Photographie Jean-Luc Bertini, Alexia Cayre, Marc Da Cunha Lopes, Caroline de Greef & Ilanit Illouz, Kris de Smedt, Oliver Fritze, Yannick Labrousse, ilario_magali, Marie Planeille, Lola Reboud, Matthew Reamer, Lionel Samain, Pierre Sattin, Clément PJ Schneider, Bérengère Valognes, Marloes van Doorn

Stylisme Justine Allain, Elin Burjsell, Mario Faundez, Stéphane Gaboué, Sébastien Goepfert, Meryl H., Edem Litadier Dossou, Amandine Moine Illustration Anne Touquet, Steven Le Priol, Maud Mariotti Remerciements Stéphanie Buisseret, Thomas Kieffer, Le Petit oiseau va sortir, Annelise Mangin, Fanny Rognone (à vie), Tom [ts74] Publicité Julien Astings M + 336 51 21 19 26 Distribution France K.D. 14, rue des messageries F-75010 Paris T +33 1 42 46 02 20 F +33 1 42 46 10 08 kdpresse.com Distribution étranger Export Press exportpress.com Abonnements & précédents numéros standardmagazine.com kdpresse.com En couverture Photographie : Lionel Samain Stylisme : Elin Burjsell Modèle : Lidi Kochetkova chez IMG Veste Issey Miyake Pantalon Dries Van Noten Boucles d’oreilles Chanel Joaillerie Mentions légales Directrice de la publication Magali Aubert. STANDARD est édité par Faites le zéro, SARL au capital de 10 000 euros, 17 rue Godefroy Cavaignac 75011 Paris et imprimé par Imprimerie de Champagne, rue de l’Etoile de Langres, 52200 Langres. Trimestriel. CP1112K83033. N°ISSN 1636-4511. Dépôt légal à parution. Standard magazine décline toute responsabilité quant aux manuscrits et photos qui lui sont envoyés. Les articles publiés n’engagent que la responsabilité de leurs auteurs. Tous droits de reproduction réservés. ©2012 Standard.


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Contenu STANDARD

ABONNEMENT p. 45

INTERVIEWS p.18 Mode & musique - p. 18 - THE XX - « Comme de l’huile et de l’eau sur une fenêtre. » Cinéma - p. 24 - PAULINE ETIENNE - « Je pense moins aux paradis perdus qu’à ceux à venir. » Littérature - p. 28 - CRAIG DAVIDSON - « Les critiques m’ont déchiré. »

MODES DE VIE p.34 Brèves - p. 34 - En bref Environnement - p. 42 - Saison brune : alerte haut climat Antifooding - p. 44 - Les cuyes : cochon d’Inde chilien Voyage - p. 46 - Kazakhstan : génération Borat

ACTUALITÉS p.172 | ART - p. 172 - Au lait ! Quand l’art déborde - Daniel Richter - Anri Sala - Moataz Nasr Carte blanche : Emilie Pitoiset | MODE - p. 180 Boas Kristjanson, Cité de la mode et du design, Spon Diogo, Raf Simons chez Dior Carte blanche : Jean-Charles de Castelbajac | CINÉMA - p. 186 - Guilty of romance, Holy Motors, Wrong, Pierre Niney, Ben Wheatley, Caleb Landry Jones Carte blanche : Brillante Mendoza | MUSIQUE - p. 194 - Geoff Barrow, John Lydon, Sinner DC, Laetitia Sadier, Mai Lan, Dent May, Phoebe Jean, KonKoma Carte blanche : Hot Chip | LITTÉRATURE - p. 204 - Caryl Férey, William T. Vollmann, Carole Fives, Louis Wolfson, Nicholson Baker, Jaroslav Rudis, John King Carte blanche : Tristan Garcia | MÉDIAS - p. 212 - Michel Butel, Luck Carte blanche : The Believer | JEUX - p. 220 - Fez, Max Payne, Red Lynx, Sine Mora, Draw Something, The Sandox | IMAGE - p. 224 - Demola Ogunajo | THÉÂTRE - p. 228 - La Bibliothèque, Nouveau Roman, La Nuit tombe... Carte blanche : François Olislaeger | VIEUX GÉNIE - p. 230 - Michael Lonsdale - « Un certain goût pour l’informulé. »

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Dossier STANDARD

OISIVETÉ CULTURE p.56 L’entretien qui explique tout - p. 56 - FRÉDÉRIC TADDÉÏ - image 1 Société - p. 60 - AURÉLIEN, OBLOMOV ET LEURS HÉRITIERS - image 2 Littérature - p. 66 - ALBERT COSSERY, PHARAON FAINÉANT Relecture - p. 68 - NESCIO ET LE CHIC DES TITANS Poésie - p. 72 - DES DANDYS AU RYTHME DE LEUR TORTUE Portfolio photo - p. 74 - DAS BANALE DING - image 3 Musique - p. 80 - LE KLUB DES LOOSERS TENTE DE DÉCRIRE LE ZÉRO - image 4 Télévision - p. 84 - BEAVIS & BUTT-HEAD SUR CANAPÉ Festival - p. 86 - LEBOWSKI, DE PLUS EN PLUS BIG Cinéma - p. 88 - UN THÉ CHEZ L’AMI (JONATHAN) CAOUETTE BD - p. 90 - LES PRINCES DE LA BULLE AU SALON COMIC CON Portfolio art - p. 92 - BLEU Idées - p. 98 - « L’ANTITRAVAIL » COMME MÉTIER - image 5 Art - p. 104 - JULIEN PRÉVIEUX, LETTRE DE NON-MOTIVATION Philosophie - p. 108 - DU BON USAGE DE LA SIESTE Peinture - p. 112 - LA SIESTA DE MIRÓ Théâtre - p. 114 - DOMINIQUE RONGVAUX ET L’ELOGE DE L’OISIVETÉ Histoire - p. 116 - L’INVENTION DU BAIN DE MER Mode - p. 118 - LES SOUVENIRS FLOTTANTS DE JASMINA BARSHOVI Beauté - p. 120 - EDEN Santé - p. 122 - GLANDER EST-IL MAUVAIS POUR LA SANTÉ ?

OISIVETÉ MODE p.122 Oliver Fritze - p. 122 - SLEEPY ALLOWED Lionel Samain - p. 132 - LE 4E PARALLÈLE Kris de Smedt - p. 142 - CAP CROISIÈRE Bérengère Valognes - p. 152 - LA REINE FAINÉANTE Ilario_magali - p. 160 - PASTIME PARADISE

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ABONNEMENT p. 45



INTERVIEW MODE & MU THE XX CINEMA PAULINE ETI LITTERATUR CRAIG DAVID


WS MUSIQUE

TIENNE RE VIDSON


MODE & MUSIQUE

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INTERVIEW

THE XX

“ Comme de l’huile et de l’eau sur une fenêtre. ” Il aura suffi de deux lettres et trois corbeaux pour que la new wave reparte à l’assaut des tristesses contemporaines : juvéniles et blafards, les Anglais de The XX font coexister amour, gloire et beauté par la voix de leur bassiste. Entretien Antoine Couder (avec Sylvie Thévenet) | Photographie Clément PJ Schneider | Stylisme Edem Litadier Dossou Il est 16 heures et c’est le Costes des grands jours avec jeunes femmes désœuvrées et gros flambeurs impassibles. Dans un boudoir discret – bougies sur nappe épaisse et espressos ultraserrés –, The XX tient salon. Trois ans se sont écoulés depuis le succès des Londoniens via xx, premier disque économe et triste reçu comme l’emblème ondulatoire de l’ère ouverte par la crise de l’automne 2008 (d’ailleurs période de formation du groupe), élu plusieurs fois album de l’année (The Guardian, Les Inrocks) et récompensé d’un Mercury Prize. Dans l’élan, Jamie Smith (alias Jamie XX, aux claviers) a cartonné seul en 2011 avec un remix monstrueux d’Adèle (Rolling in the Deep), un single futé de steeldrum-dubstep (Far Nearer) et un magnifique travail de relecture givrée d’I’m New Here (2010), l’album testamentaire de Gil Scott-Heron concocté par Richard Russell (We’re New Here). Devant tant de célébrité, on se replie vers Oliver Sim, bassiste-chanteur et songwriter en chef du trio aux côtés de Romie Madley Croft, guitariste. A 23 ans, cet échalas efféminé à godillots de skin aime la banane à la gomina, les cols roulés et les clés de jardin montées en collier. Et ne réchigne pas à fabriquer des boucles d’oreilles avec des languettes de canette. Résigné mais optimiste après une vingtaine d’interviews, il nous décrit Coexist, collection vénéneuse de fragments amoureux qui envoie valser Casanova dans une mer de ciguë.

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Où en est ta vie ? Oliver Sim : Tout a changé, absolument tout. Avant la sortie de xx [2009], j’habitais chez mes parents dans mon bon vieux South London. Aujourd’hui, je ne sais plus trop où je vis. Je ne réalisais pas à quel point j’étais dans une bulle… je n’avais jamais quitté l’Angleterre, sinon pour des vacances à Toulon ! Ce qui frappe dans Coexist, c’est la montée en puissance de ton duo avec Romie. C’est ma meilleure amie, on se connaît depuis l’âge de 2 ans. Composer ensemble est une façon de se parler et de mieux se connaître encore.

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Comment donner un peu de soi en restant sincère ? C’est notre combat.

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Elle a des accents lyriques parfois, et toi, cette voix traînante… Peut-on évoquer ton admiration pour la chanteuse soul-jazz anglaise Sade ? On peut… J’ai découvert Sade super tard et vraiment, je la trouve parfaite ; un sens dingue de la mélodie, une telle concentration [ses yeux brillent], j’adorerais faire une reprise et en même temps non… Trop de respect. Le thème du disque renvoie à celui de certains opéras, comme Cosi fan tutte de Mozart, lorsque les protagonistes se préparent à l’amour et à la confidence. Sur le premier, je chantais des choses composées à 15 ans, des observations sur les gens et sur ce que je voulais devenir. Là, j’ai découvert ce qu’il se passait en moi dans les relations amoureuses, et voilà, c’est un peu effrayant... à la façon d’un Lou Reed. Il y a souvent un petit côté berceuse. Peut-être dans Angel et surtout Our song, où je chante à l’unisson avec Romie. Vous êtes amoureux depuis toujours ? Je te dis, c’est juste ma meilleure amie, la personne dont je me sens le plus proche. OK, c’est un peu ton amour secret, comme dans Hunger Games [Cary Cross, 2012] : la fille aime son vieux pote, mais elle est obligée d’en épouser un autre… [Sourire] Non, je ne suis pas Katniss Everdeen [l’héroïne, jouée par Jennifer Lawrence] ! Mais Hunger Games, c’est un peu nous face aux médias. Lorsque tu deviens connu, tout se complique. (…)

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MODE & MUSIQUE

Oliver Chemise et col Hannah Marshall Pantalon Dries Van Noten Chaussures John Lawrence Sullivan

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THE XX

Romie Veste et chemise Hannah Marshall

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MODE & MUSIQUE

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Tes relations avec tes amis, tes ex… La célébrité, c’est laisser tout le monde entrer dans ton intimité. Comment donner un peu de soi en restant sincère ? C’est notre combat.

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J’ai découvert ce qu’il se passait en moi dans les relations amoureuses, et voilà, c’est un peu effrayant.

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Une façon, donc, de coexister avec les médias, le public ? De faire tenir ensemble des choses qui ne se mélangent pas, mais se juxtaposent. Romie voit ça comme de l’huile et de l’eau sur une fenêtre. Autre mélange : vous restez jeunes, mais avec le succès, vous êtes passés de l’autre côté. Il y a une maturité un peu triste et une impulsion très juvénile. C’est notre vie… Et Jamie dans tout ça ? Il tourne partout comme DJ, empochant des milliers d’euros par set…. Là aussi, ça coexiste ? Il n’y a pas de problème, Jamie est avec nous, à fond. Ce côté dense et sec, plein de surprises, cet esprit dance en embuscade… il a porté loin la production. L’été dernier, je suis parti avec lui en tournée, il mixait des trucs incroyables dans des endroits fous. J’ai adoré ! Je me suis dit qu’on a une sacrée chance de vivre The XX, de profiter d’une époque où la créativité musicale est partout, sans limite.

LE DISQUE : Plus gloom que glam Toujours cette ambiance suave et introvertie où s’alignent des chansons réduites à leur plus simple expression rythmique. Des pierres précieuses mélodiques qui hésitent entre plusieurs directions (Try), mais restent fermement tenues dans une marque de fabrique : intro sépulcrale, voix neurasthénico-romantiques qui se répondent sur le mode d’un dévoilement des sentiments, retenue de ce qui déborde par respect pour l’être aimé. Plutôt dans le comment que dans le pourquoi, Coexist cherche l’équilibre moral de l’amour, quelque part entre Montaigne et Kierkegaard (« Une condition capitale pour la jouissance, c’est de se limiter », affirme le second dans Journal d’un séducteur, 1843), s’autorisant des sautillements – Swept away, Reunion, sans doute les meilleurs moments d’un disque parfois trop timide, à voir avant tout comme un immense réservoir à remixes. Jamie Smith, producteur, n’est pas pour rien dans cette orfèvrerie portant le son du double X vers les recoins les plus inattendus. Dans cette déambulation sensorielle qui secoue par son extrême austérité, ce second album finit par ressembler à un ouvroir à musique dans lequel on pourrait pêcher la bande-son des prochaines saisons de Skins ou des Misfits, alors que partout suinte un air du temps autrement exigeant ; celle d’une jeunesse cassée et cassante qui contemple impavide son âme fatiguée et innocente. A. C.

Coexist Young Turks / XL, le 10 septembre. Live! Le rimmel coule le 11 août à Saint-Malo, Route du rock.

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THE XX

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Jamie Teddy Dries Van Noten T-shirt Songzio Pantalon Acne Chaussettes Gallo Chaussures Suprême

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CINÉMA

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INTERVIEW

PAULINE ETIENNE

‘‘ Je pense moins aux paradis perdus qu’à ceux à venir. ” Dans l’isolement d’une exploitation agricole, une adolescente hésite à devenir femme. Depuis trois ans, la Belge Pauline Etienne fauche les rôles et les récompenses avec autant de grâce délurée que de fragile sérieux. Hors-champ(s) aussi. Entretien Magali Aubert | Photographie Lola Reboud En croisant Pauline Etienne devant l’hôtel de notre rendezvous, Paris 16e, pas de doute, c’est bien – non ? si ? – elle. La Lucie aux cheveux longs que nous avions laissée à la campagne, dans son Paradis perdu, a donc éclos de cette brindille urbaine, aux lunettes fumées, à la coupe courte et aux tatouages noirs. L’appréciation de la distance entre l’adolescente sauvageonne du premier film d’Eve Deboise et la fille posée qui s’assoit devant nous, justifie sans détail que cette comédienne de 23 ans ait obtenu autant de récompenses que de rôles. 2009 : le prix Lumière du meilleur espoir et l’Etoile d’or de la presse révélation pour Qu’un seul tienne et les autres suivront de Léa Fehner ; meilleure interprétation au festival de Saint-Jean-deLuz pour Le Bel Age de Laurent Perreau, le Magritte (César belge) du meilleur espoir pour Elève libre de Joachim Lafosse. 2010 : nomination au César du meilleur espoir pour Qu’un seul tienne... Elle essuie ce palmarès d’un haussement d’épaule, on s’attend à un « m’enfin » puisqu’elle « n’arrête pas de le dire, comme Gaston Lagaffe ». Mais rien. Son humilité n’a pas besoin de béquille. Te souviens-tu du jour où tu t’es aperçue que tu étais faite pour ce métier ? Pauline Etienne : Oui. J’étais sur scène, à 13 ans, en activité extrascolaire. Sans m’y attendre, j’ai ressenti une espèce de truc où je me sentais pleine. On travaillait un Dario Fo, Arlequin serviteur de deux maîtres [d’après Carlo Goldoni, 1745]. J’ai pris des cours jusqu’à 19 ans. Et au lycée, à raison de onze heures de cours par semaine, j’ai passé un bac théâtre. J’ai obtenu mon premier rôle à 18 ans sans avoir eu le temps d’aller à la fac. Qu’est-ce qui a fait que ça a marché si vite ? La bonne étoile. Pour moi, ça a été un ami qui avait joué dans un épisode de Louis la brocante tourné à Bruxelles qui m’a convaincue de m’inscrire à un casting. C’était celui de Joachim Lacoste [pour Elève libre, 2008]. J’ai été prise. Ensuite, j’ai passé l’audition pour Qu’un seul tienne et les autres suivront [Léa Fehner, 2009] et la même année Le Bel Age [de Laurent Perreau, elle y joue une fille en confrontation avec son grand-père, Michel Piccoli]. Comment c’était avec Michel Piccoli ? Il est drôle, très séducteur, et surtout, il a une curiosité pour la jeune génération. Pendant les premiers essais caméra, on a joué au foot. Il m’a appris le silence. Il parle très lentement, en fermant les yeux, en prenant son temps, ça fait du bien. Après cette relation petite-fille/grand-père, dans Paradis perdu, il s’agit d’une relation fille/père, tu sembles plaire pour les rôles familiaux… Peut-être. Mes grands-parents ont été importants dans mon

choix de vie, car ma grand-mère était folle de théâtre et m’y emmenait souvent. La première pièce qui m’a marquée est Une Journée particulière [d’après Ettore Scola], montée à Bruxelles quand j’avais 15 ans. Un acteur incroyable et un sujet, la Seconde Guerre mondiale, qui me passionnait à l’époque. Mais dans tous les autres films, je joue une amoureuse éconduite. C’est bon, je peux passer à autre chose. C’est d’ailleurs ce que je viens de faire avec le réalisateur Guillaume Nicloux [Le Poulpe, Une affaire privée], on ne peut pas faire mieux comme rôle. C’est La Religieuse, d’après Diderot, qui sortira en 2013. Qu’incarnes-tu ? Une jeune fille du XVIIIe siècle qu’on enferme dans un couvent pour racheter les fautes de sa maman, car elle n’est pas la fille de son père. Elle veut en sortir. La mère supérieure [Isabelle Huppert] tombe amoureuse d’elle. Elle en bave pas mal. C’est pour ça que j’ai les cheveux courts, on rasait le crâne des nonnes à l’époque. Le tournage a été très dur physiquement, -20 °C en Allemagne en janvier-février, et psychologiquement, car elle subit des tortures. Ça fait quoi de jouer uniquement avec des femmes ? On peut encore mieux observer le rapport de séduction qui s’instaure avec le réalisateur. Isabelle Huppert est très distante, mais incroyable dans le jeu, une maîtrise de son corps ! Elle se connaît par cœur, c’est une machine de guerre. La première scène, elle m’a juste touchée, j’ai failli devenir écarlate. Elle est un peu plus âgée que ma mère, mais il ne s’est pas installé de rapport de protection, simplement de collègues. Et Louise Bourgoin, qui interprète également une nonne ? J’avais déjà joué avec elle dans L’Autre Monde [Gilles Marchand, 2010]. On travaille ensemble, mais ce n’est pas le genre de fille avec qui je peux m’entendre très bien. Pourtant j’adorerais jouer moi aussi des femmes fatales, des personnages opposés à moi, des malades mentaux, sans aucune logique, j’adore les méandres du cerveau. Ce métier nous remet en question au niveau de l’identité, alors la schizophrénie, Alzheimer… ça me fascine. Qu’est-ce qui t’a plu dans le scénario de Paradis perdu ? C’est une vie à l’opposé de la mienne, une enfant quelque peu sauvage qui ne va pas à l’école, qui aime travailler dans la terre, dans son chalet avec ses chats. Moi qui suis née à Bruxelles, j’ai dû faire un stage d’une semaine dans la pépinière où on a tourné, à côté de Perpignan, pour apprendre les gestes de ses activités à la ferme. Assiste-t-on, avec ce huis-clos familial, à un été malsain ou à une historiette bucolique ? C’est une histoire familiale un peu barrée. On sent – la scène de l’anniversaire par exemple – qu’il peut se passer quelque chose (…)

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CINÉMA (…)

de bien plus glauque, sauf que, on n’ira pas. C’est une étape dans la vie d’une jeune fille. Toute personne, au moment de passer à l’âge adulte, traverse quelque chose de dur dans l’abandon de l’enfance. Donc oui, c’est une belle histoire. Ce n’est pas très joli, la façon d’y arriver, mais on se dit qu’elle va s’en sortir. Les parents, c’est moins sûr… A 23 ans, te sens-tu encore adolescente ? Plus depuis que je vis seule. Je suis autonome à Ixelles [quartier de Bruxelles], j’arrive à vivre de mes films. J’ai essayé de vivre à Paris de 20 à 22 ans, mais tout est trop rapide. Si je reviens ici, ce sera en banlieue, j’aime bien Les Lilas par exemple, c’est beaucoup plus calme.

Je me demande si je vais pouvoir entretenir longtemps mon côté pas femme.

” Tu as reçu cinq prix en autant de films, c’est le jackpot, non ? On ne fait pas ça pour ça. Mais ça apporte de la visibilité et on reçoit des propositions plus variées. Je dois avoir une douceur quelque part qui me donne un côté romantique. J’aime prouver qu’il ne faut pas se fier aux apparences. Ta carrière semble lancée, qu’est-ce qui pourrait la contrarier ? Il suffit que je fasse un film qui ne plaise pas ou dise quelque chose de travers… Ça peut aller très vite. En plus, j’arrive à un âge où on ne va pas savoir où me mettre. Et je me demande si je vais pouvoir entretenir longtemps mon côté pas femme. Je déteste m’habiller pour les circonstances, aller à Cannes ou aux Césars en faisant ce qu’on attend de moi, comme porter des robes de créateur. Quel est ton panthéon du cinéma ? Un rôle : celui de Kate Winslet dans The Reader [Stephen Daldry, 2009], une merveilleuse femme blessée qui ne se laisse pas abattre, qui n’est pas victime de sa propre vie. Un acteur : Mathieu Amalric. Un réalisateur : Tim Burton ou Michel Gondry. Ouhou, prenez-moi ! Tu regardes beaucoup de films ? Ça peut aller de deux ou trois par jour à rien pendant deux semaines – là je suis en train de voir J. Edgar de Clint Eastwood [2012]. Je lis beaucoup, dès que je suis dans le métro ou chez moi. Je suis en train de terminer Sur la route de Kerouac. J’adore les récits de routes et son style d’écriture me plaît, beaucoup de virgules et d’enchaînements pas conventionnels. As-tu déjà des paradis perdus ? J’aurais adoré faire du cirque, mais je n’étais pas assez musclée, j’ai fait de la jonglerie toute mon enfance. Je pense plus aux paradis à venir : je viens d’obtenir une réponse positive pour le prochain film de Mia Hansen-Løve [Eden]. Et je prépare ma première pièce pour mai 2013, La Mouette de Tchékhov, mise en scène par Sylvie Bunel, avec Lolita Chammah et Anne Parillaud. Je serai Nina, une jeune fille qui rêve d’être actrice.

LE FILM : Pré carré Une exploitation agricole, une ado de 17 ans (Pauline Etienne, frêle et sensuelle), son père, une mère absente et un ouvrier silencieux, dans un environnement rural. Leur isolement installe une tension : historiette bucolique ou été malsain ? La jeune fille désire et redoute de devenir femme, un homme désire et redoute le retour de son épouse… Les rêves sont encore là, tout peut commencer avec le premier long-métrage d’Eve Deboise, scénariste de Rithy Panh (Les Gens de la rizière, 1994, Un soir après la guerre, 1998). Ces héros champêtres (au sens prosaïque) nous entraînent dans leur psychologie, dont ils semblent découvrir la complexité en même temps que nous. Une garce ? Un monstre ? Une victime ? Un témoin ? Le carré des personnages renferme ce que notre imagination, entretenue par l’attente et animée par les sousentendus, est en droit de se représenter. Vous voulez qu’il ne se passe rien que de très beau ? C’est possible. M. A.

Paradis perdu D’Eve Deboise En salles

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LITTÉRATURE

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INTERVIEW

CRAIG DAVIDSON

“ Les critiques m’ont déchiré.” De rouille et d’os, ses orques et son boxeur solaire : sous la glace du dernier Jacques Audiard, deux nouvelles entremêlées d’un romancier canadien, Craig Davidson, plutôt content que le film ait « éclipsé » son livre. Entretien Richard Gaitet | Photographie Jean-Luc Bertini (à Calgary) « Cassez-vous un bras ou une jambe, et l’os va s’envelopper de calcium en se ressoudant, si bien qu’il sera plus solide qu’avant. Mais cassez-vous un os de la main, et cela ne guérit jamais correctement. » Cassé, pas tout à fait ressoudé, on dirait bien que le Canadien Craig Davidson, 35 ans, manquait de calcium à la sortie de son premier recueil de nouvelles, De rouille et d’os (2005), de son propre aveu très mal reçu par la critique. Ce qui n’empêcha pas Jacques Audiard, aidé au scénario de son sparring-partner Thomas Bidegain, d’en tirer la matière première de son dernier long, faisant fusionner deux êtres et deux histoires dans lesquelles furent piochés des motifs (combats clandestins, boxeur en crise, accident sur lac gelé et dresseur d’orques aux jambes arrachées, devenue dresseuse), pour un mélo lumineux sous le ciel d’Antibes, apprécié mais non récompensé au Festival de Cannes. Depuis son bureau de Toronto, où il officie depuis peu comme rédacteur d’un magazine de gonflette, ce disciple tout en nerfs de Chuck Palahniuk se souvient de ses années de « colère » au moment précis où, entre deux échanges de mails, il est devenu père. Avez-vous vu De rouille et d’os ? Craig Davidson : Non, pas encore. Quel dommage ! Qu’un film ait été fait à partir de mes histoires m’excite beaucoup, mais savoir quand je le verrai n’est pas très important. Il devrait sortir aux Etats-Unis et au Canada d’ici à la fin de l’année. Déçu qu’il n’ait rien obtenu au Festival de Cannes ? Oui, je suis surpris : je ne m’attendais pas à ce qu’il décroche la Palme (Haneke semble avoir bouclé un excellent film), mais tout de même, le prix de la mise en scène, ou celui du scénario, non ? Ah, je sens que Jacques est victime de l’horrible malédiction Davidson ! Mes écrits ne rapportent jamais aucune récompense. C’est peut-être dû au climat littéraire canadien : si vous n’écrivez pas sur les homards, l’hiver ou nos vaillants Mennonites [groupe religieux rassemblant plus de 190 000 âmes au Canada], n’espérez pas qu’on vous respecte…

de dialoguer profondément avec mon agent. Pendant ce temps, j’ai bu. Puis, comme un lourdaud, j’ai renversé de l’eau sur son adorable chapeau. Je suis reparti en me disant : « Bon, maintenant, il n’y a aucune chance qu’il veuille faire quoi que ce soit de mon livre. » ; évidemment, ce qui se trouvait entre les pages l’intéressait davantage que le maladroit qui les a écrites. Nous voyons le monde de la même façon, je crois ; il peut être sinistre mais révéler des moments flottants de grâce, de rédemption, de beauté simple. Si vous n’aviez pas d’autre raison de continuer à vous battre, en voici une. Vous avez écrit ces histoires il y a plus de sept ans. Comment les voyez-vous aujourd’hui ? C’est bizarre. J’étais un jeune homme en colère, idiot. Quand elles sont sorties, je n’étais pas prêt – mais quel écrivain l’est vraiment ? Les critiques m’ont déchiré. Enfin, quelques personnes ont réellement aimé le livre, mais ça ne faisait pas déborder les rayonnages. Je l’ai pris très à cœur, me suis puni en me répétant que j’aurais pu les améliorer, les façonner autrement. Maintenant je me rends compte qu’elles possèdent une certaine crudité. Des couilles, pour ainsi dire. Si je devais les réécrire, je serais incapable d’être aussi imprudent – est-ce que c’est bien ou pas, je n’en sais rien. C’est comme retrouver une vieille boîte de photos sous votre lit : vous vous revoyez à un autre âge, avec vos vêtements et vos amis de l’époque. Vu sous cet angle, j’aime ce bouquin. De plus, je savais que le film éclipserait le livre. Ça me va très bien.

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Jacques Audiard et moi voyons le monde de la même façon : il peut être sinistre mais révéler des moments flottants de grâce.

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Connaissiez-vous le travail de Jacques Audiard ? Absolument. J’ai vu Un Prophète [2009] au Festival de Toronto et Jacques a été très aimable en m’envoyant Sur mes lèvres [2001] et De battre mon cœur s’est arrêté [2005]. J’ai trouvé les trois magnifiques, parfois magnifiquement violents, passionnés. J’admire sa hardiesse, la lenteur de sa narration, sa façon risquée de faire fondre des éléments de la pop culture dans du grand art, et sa bonne volonté à décrire des émotions intrépides.

L’idée du dresseur d’orques vous est venue après « huit étés » au Marineland des Niagara Falls, c’est ça ? Oui. J’ai commencé à 14 ans, je ramassais les ordures, me faisais souvent engueuler par les touristes. Puis j’ai bossé sur les attractions, au service clients, et avec d’autres animaux : des ours, des biches, des buffles – jamais avec les orques. Ce sont les vedettes. Ils sont dangereux, aussi. Mais j’étais trop gros pour rentrer dans la combinaison, et comme je n’étais pas très à l’aise avec l’idée de captivité, dresseur, ce n’était pas pour moi.

Vous vous êtes rencontrés en 2007 à Paris et la conversation a été… « difficile » ? Je parle un français atroce et Jacques un anglais passable. Il avait l’air emballé, mais à cause de la barrière de la langue, il s’est contenté de faire l’éloge – béni soit-il – de certaines nouvelles avant

D’où vient celle des poings sur la glace, l’un des paroxysmes du livre – comme du film ? D’un rêve, il me semble. L’hiver dure parfois six mois au Canada, et l’idée de rester coincé sous une plaque de glace – tout en étant capable de voir à travers, de voir quelqu’un

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LITTÉRATURE

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qui patinerait au-dessus de moi, par exemple –, ça m’obsède et m’effraie. Toutes les nouvelles ont des protagonistes très forts – un couple d’éleveurs de chiens de combat, un acteur porno blessé, un père alcoolo dingue de basket-ball. Pourquoi ne pas leur avoir consacré un livre chacun ? Bonne question. Comme la plupart des écrivains, j’ai commencé par des nouvelles, ça me semblait plus gérable. Puis j’ai réalisé avec Juste être un homme [2008] que j’étais capable d’écrire un roman, même si mon dernier en date, Sarah Court [2010], rassemble six histoires dont les personnages – cinq familles habitant le même bloc – se chevauchent. Mon éditeur appelle ça un roman parce que ça se vend mieux !

“ Aujourd’hui, hey, j’ai 35 ans, j’aime ma copine, nous venons d’avoir un fils et n’être qu’écrivain… eh bien, ça n’est pas possible. ”

Pour justifier votre prise de stéroïdes pour Juste être un homme, vous avez déclaré : « La vie d’un écrivain peut être vraiment, vraiment terne, parfois. Assis devant votre ordinateur, cinq ou six heures par jour, à réfléchir. Donc, dès que je peux sortir et vivre un aspect de la vie de mes personnages, je n’hésite pas. Je vois ça comme du journalisme participatif dans le style de Hunter S. Thompson. » Vous confirmez ? Ça revenait à essayer tout ce qui vous passe sous le nez, pour tenter de construire une carrière tout en veillant à vos finances… Quand j’ai dit ça, je vivais encore de l’avance de mon premier livre et de celle du suivant, j’étais célibataire et n’avais de compte à rendre à personne. Ça ne dure pas, il y a toujours des secousses sur la route. Aujourd’hui, hey, j’ai 35 ans, j’aime ma copine, nous venons d’avoir un fils et je ne veux pas qu’il s’inquiète. L’idée d’être écrivain, de ne faire que ça toute la journée… eh bien, ça n’est pas possible. Il me faut un travail quotidien. Certains auteurs pensent qu’ils sont avant tout « artistes » ; laissons-les penser ça. Pour moi, le bonheur, ça signifie être un bon compagnon, un bon père. Ce qui implique une sécurité. Je suis cool avec ça. Sarah Court sera-t-il publié en France ? Non, le livre n’est sorti qu’au Canada. Mais le prochain, Cataract City, sera disponible chez vous en 2014. Ça parle de deux garçons de Niagara Falls (dont le surnom a inspiré le titre du livre) et sera focalisé sur quelques-unes de mes fascinations : les chiens, le combat, l’amitié, se dépenser en aspirant à quelque chose de plus noble. On y trouve beaucoup d’échos à De rouille et d’os. Quelle est la dernière chose que vous ayez faite avant cette interview ? Corriger un article très chiant sur les meilleures sources de protéines pour augmenter sa masse musculaire ! C’est affreux… Depuis trois mois, je travaille pour Muscle Mag, un mensuel international consacré au bodybuilding et, euhhhh, il n’y a pas tromperie sur la marchandise : ce magazine est bourré d’hommes aux muscles bandés, forts comme des bœufs, sous stéroïdes, qui soulèvent de gros trucs. C’est le job qui, en ce moment, me permet de payer les factures. Je ne sais pas combien de temps cela durera pour vous dire la vérité. Commander et corriger des histoires de mecs musclés devient vite barbant, même si j’ai déjà travaillé sur des sujets similaires* et que l’obsession que cela nécessite soit assez captivante. Cela mérite un roman, je pense ! STANDARD 36 | p. 30

* A lire sur craigdavidson.net, ses articles intitulés Look at Me, I’m a Big Strong Boy!, sur son usage des stéroïdes, et Miracle, à propos d’une « thérapie de remplacements des hormones », tous deux réalisés pour le magazine Esquire.

De rouille et d’os Albin Michel


Cet été bouchons prévus dans toute la France. oüi fm, partenaire des grands festivals. Festival Rock Coast 24 au 26 mai , Tenerife – Art Rock 25 au 27 mai, St-Brieuc euc (22) – Papillons De Nuit 25 au 27 mai, St-Laurent-de-Cuves (50) – Les Rocktambules De Rousson 1er & 2 juin, Rousson (40) – Jardin Du Michel 1er au 3 juin, Bulligny (54) – Onze bouge ge ge 4 au 12 juin, Paris – Festival Bulles Zik 9 & 10 juin, Paris (75) – Hellfest 15 au 17 juin, Clissons (44) – Le Fair 21 juin, Paris – Solidays 22, 23 & 24 juin, Paris – Rock Dans Tous Ses Etats 29 & 30 juin, Evreux (27) – Sonisphere 7 & 8 juillet, Amnéville (57) – Festival Soirs d’Été 5 au 13 juillet, Paris – Bilbao 12, 13 & 14 juillet, Espagne – Chauffer Dans La Noirceur 12 au 15 juillet, Montmartin sur mer (50) – Lez’Arts Scéniques 14 au 16 juillet, Sélestat (67) – Dour 14 au 16 juillet, Dour (BE) – Art Sonic 20 & 21 juillet, Briouze (61) – Rock En Stock 28 & 29 juillet, Le Touquet – Midi Festival 27 au 29 juillet, Hyères – Fête du Bruit dans Lauderneau 11 & 12 août, Lauderneau (29) – Motocultor 17 & 18 août, Theix (56) – BeBop Festival novembre, Le Mans (72) – Cabaret Vert 23 au 26 août, Charleville-Mézières (08).

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MODES DE BREVES EN BREF ENVIRONE MENT SAISON BRUNE


VIE ANTIFOO DING LES CUYES VOYAGE KAZAKHS TAN


MODES DE VIE | BRÈVES

Un sac

Une bouteille

Cet accessoire de dos en coton Fred Perry se portera absolument partout : à l’école, aux bains publics, au marché, au cinéma, en club, en visite touristique avec des espadrilles bicolores ou au salon du geek (le Comic Con’ Paris, du 5 au 8 juillet au Parc des expositions de Villepinte), mais pas en randonnée. M. A.

Après un tour du côté de la mode avec le prolifique Jean-­Charles de Castelbajac (voir sa carte blanche p. 185) il y a deux ans, 2012 signe le retour à l’état sauvage de Clan Campbell. La marque de whisky écossais lance quatre bouteilles de scotch stylisées à la façon des quatre éléments. En noir & blanc, sombres et inquiétantes, elles feraient passer nos nuits d’ivresse pour un remake du Projet Blair Witch. Leur procédé photoluminescent peut s’avérer utile en cas d’errance dans la forêt de Black Hill. En vente dans les discothèques et bars de nuit (« Hey les mecs, on sort en bar de nuit ce soir ? ») et en exclusivité au Drugstore Publicis dès septembre. A.-­S. M. clancampbell.fr

EN BREF Une chaise Acupuncteurs, ostéopathes, cachets de magnésium, caisses de Red Bull et patchs de SyntholKiné, vous pouvez vous rassoir. Les designers anglais Edward Barber et Jay Osgerby ont sorti, pour leur première collaboration avec Vitra, les Tip Ton. Huit coloris de sièges en polypropylène, dont la légère inclinaison vers l’avant améliore la circulation sanguine et l’oxygénation du corps, ce qui favorise la concentration. En plus, pratique et mignon : elles s’empilent (Photo : Marc Eggiman © Vitra). A.-­S. M. vitra.com

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Sélection Jean-Marc Rabemila Avec Magali Aubert, Jessica Dufour, Anne-Sophie Meyer

Un maillot de bain Le logo éléphants de Love Brand & Co est bien trouvé, marquant, facilement reconnaissable. Un brin lourdingue peut-­être, mais dans le ton de la plage. Cette photo présente le côté fesses – on s’assoit sur la trompe. J. D. lovebrand.com



MODES DE VIE | BRÈVES

Un jean

Un cabas

En plus d’un siècle d’existence, Lee Cooper, la marque de denim anglais, a créé les premiers modèles pour femmes, proposé des campagnes choc avec Jean-­Paul Goude et Jean-­Baptiste Mondino, réconcilié les mères et les filles avec Jane Birkin puis Lou Doillon comme égéries, s’est encanaillée avec JCDC et fait appel au designer Ora-­ïto pour fêter son centenaire avec un logo événementiel. La dernière collection s’est réinventée autour de trois lignes : sophistiquée pour LC+, intemporelle pour Essentials, nostalgique avec 1908… « Devant t’es bien, derrière t’es Lee Cooper »… Toujours d’actu. A.-­S. M. leecooper.fr

Alors le truc génial en question, ce sont des sacs (et des coussins, des poufs, des lampes, des paravents…) confectionnés à partir de voiles de bateau recyclées. Il paraît que c’est très difficile à détruire, donc très polluant comme matière. Ces voiles provenant de courses prestigieuses ou de voiliers de plaisance deviennent des Cabas Big. A la tête, un trio de passionnés de voile : Jean-­ Baptiste Roger, créateur de 727 Sailbags, et Erwann Goullin, son ami de toujours qui l’a suivi dans l’aventure. Enfin, Anna Beyou, créatrice de la marque ByAnna, les a rejoint en février 2010. Résultat : profusion de pièces uniques. Deux griffes, l’une pour la collection permanente, l’autre pour les éditions limitées réalisées avec des skippers ou de jeunes artistes. Ça marche sans permis bateau. A.-­S. M. 727sailbags.com

EN BREF Une lampe Depuis son diplôme à l’Ecole de design Nantes-­Atlantique en 2002, Guillaume Delvigne, Nazairien d’origine, a multiplié les collaborations, aussi bien pour des grandes enseignes que pour des galeries pointues. Mélangé, ça donne : George J. Swoden, Tefal, Vincent Eschalier, Made in Design, Marc Newson ou Tek import. Freelance depuis 2011, il a décroché cette année le Grand prix de la création de Paris, suite à son exposition Relief(s) à la Tools Galerie (Paris), achevée fin décembre. L’occasion de découvrir cinq créations en édition limitée, parmi lesquelles cette lampe Bromo en verre soufflé, porcelaine laquée et aluminium anodisé. Editée en douze exemplaires et deux coloris, elle est belle à regarder sans interrupteur / euh, interruption. A.-­S. M. guillaumedelvigne.com

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Sélection Jean-Marc Rabemila Avec Anne-Sophie Meyer, Elisabeta Tudor

Un T-­shirt La créatrice Carole Siala, basée entre Tunis et Paris, a profité de l’effervescence artistique post-­Ben Ali pour fonder sa marque de prêt-­à-­porter Blonde or not. Un univers urbain, empreint de clichés intemporels, des pin-­ups hollywoodiennes au tabac blond en passant par le rock’n’roll de Blondie – tous symboles d’une liberté frivole, et un clin d’œil mode au Printemps arabe. Le T-­shirt Chérubin est ici porté par la chanteuse brésilienne Flavia Coelho : couronne de fleurs bourgeonnantes, oiseaux du monde, nouvelle innocence... la Tunisie s’envole ! (photo © Roch Armando). E. T. blondeornot.com


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MODES DE VIE | BRÈVES

Une basket

Une coque

Standard est un périodique mixte, la parité y règne et nous ne portons que des vêtements unisexes. Nous sommes donc heureux que cette collaboration entre Vans et Kenzo revisite le modèle ERA, qu’indifféremment femmes et hommes peuvent fièrement arborer, allant à la rencontre les uns des autres et élaborant des projets de vie communs… pas pour tout de suite vu qu’ils sont encore en âge de porter des Vans. C. C. kenzo.com

Les housses pour iPhone n’ont a priori plus rien d’extraordinaire, mais ces petits Pantone© Case Scenario font de l’œil aux graphistes. La couleur de l’année, un orange nommé Tangerine Tango que Leatrice Eiseman, directrice exécutive du Pantone Color Institute©, qualifie de « sophistiqué, dramatique et séduisant ». Et n’est-­ce pas là le compliment qui vous sied vous-­ même le mieux ? N’orangissez pas, c’est sincère. C. C. case-­scenario.com

EN BREF Une boutique Elle nous entoure de ses bras pour nous réchauffer, sait se faire discrète quand il le faut, ne nous regarde jamais d’un mauvais œil lorsque l’on a pris des kilos, mais sait au contraire comment faire pour les camoufler… elle nous protège qu’il pleuve, qu’il vente ou qu’il neige et ne nous en veut pas quand on la froisse… Venez vous prendre une veste chez Eclectic. Communion entre la tradition du tailleur italien et la modernité des fibres techniques, cette boutique molto bella, 8 rue Charlot (Paris 3 e), a ouvert ses portes il y a un printemps. J. D. e-­eclectic.com

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Sélection Jean-Marc Rabemila Avec Camille Charton, Jessica Dufour

Une table La table basse Angkor bicolore, bi-­matière, mi-­chêne mi-­poirier, est l’œuvre d’Olivier Dollé ébéniste Annécien primé par la Ville de Paris et les Ateliers d’Art de France. Si ce côté Nature & Découverte vous dérange, les trois pieds peuvent être livrés en laiton massif. Se décline en étagère, table à manger, bureau… On vous cerf ? C. C. olivier-­dolle.com



WA

MODES DE VIE | BRÈVES

Une sandale

Une lunette

Christian Louboutin, prestidigitateur, s’est certainement inspiré de la dernière présidentielle pour le modèle mixte Flanana : noir ou brun, en cuir de veau et semelle espadrille, nous n’avons rien trouvé de mieux pour descendre les rues escarpées des petits villages de l’arrière-­pays provençal ou longer les côtes de l’île de Ré en compagnie de Lionel Jospin. Le prix de ces sandales outrageusement normales ? 360 euros. C. C. christianlouboutin.com

« Une histoire de plage mêlée de sable et d’eau. Dans un coquillage la voilure d’un bateau, qui se balançait sur le bord du soleil, emportant qui sait nos illusions nées de la veille. J’ai trop souvent fait naufrage pour n’avoir pas su dire, alors qu’il le fallait, avec des mots nouveaux, la mer que je t’offrais. Pour tes voyages. Je connais des vagues qui roulent doucement en tissant des algues les nuages poussaient le vent qui joue la couleur et qui peint la musique en orchestrant les fleurs d’un casino aquatique. Je te donne l’océan pour que tu te souviennes des courses dans le vent que nous faisions ensemble espérant que l’amour serait au large. » Elle avait déjà pété un câble en 1964, Brigitte Bardot. Pour chanter Une histoire de plage, elle aurait été encore plus belle avec ce modèle Thomas Erber en acétate brun et avec dégradé solaire de Maison Bonnet. M. A. maisonbonnet.com

EN BREF Sélection Jean-Marc Rabemila Avec Magali Aubert, Camille Charton, Jessica Dufour

Une boucle d’oreille De loin, le positionnement des pierres de ces pendentifs d’inspiration africaine de Sarah SCHO ressemblent à un doigt d’honneur. De prêt, on dirait un doigt d’honneur aussi. Que les adeptes des conseils de disciplines et des remontrances pour insolence adoptent sans arrogance ces bijoux incrustés de strass Swarovski afin de dire fuck à tout le monde avec le sourire sans s’en prendre une. J. D. schostudio.com

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Un collier Marion Lalanne et Pierre Alexis Hermet, créateurs du laboratoire IRM Design faisaient des scoubidous sur les bancs de l’école ESMOD. C’est donc forts de ce savoir-­faire et à l’aise avec cette noble matière qu’ils ont confectionné les bijoux de leur collection automne-­hiver, sans avoir peur de la mélanger avec de l’or rose et de la pierre howlite qui, d’après grand-­mère, aide à doper les facultés intellectuelles, la capacité d’échange et de compréhension. Ainsi nous sommes en mesure de comprendre : le ludique prend le pas sur le côté ethnique, ce qui rend la pièce « couture ». C. C. irmdesign.fr


WAD-STANDARD#36-210x297 12/06/12 mardi 12 juin 201214:52 Page1

COLLECTION AVIATEUR

GW-A1000

Développée en partenariat avec les pilotes de la Royal Air Force, la GW-A1000 offre un accès ultra rapide à ses nombreuses fonctions et une résistance inédite aux chocs, à la force centrifuge et aux vibrations. Radio pilotée - Solaire - Fonction heure Zulu - Chronomètre 1/20e - Compte à rebours Fonction « Fly Back » - Thermomètre - Étanche 200 mètres Retrouvez tous les modèles Gravity Defier sur www.g-people.com/premium


MODES DE VIE | ENVIRONNEMENT

ALERTE HAUT CLIMAT

Autofiction écolo, la bande dessinée Saison brune de Philippe Squarzoni enquête sur le dérèglement climatique. De quoi inspirer l’Elysée ? Par Estelle Cintas Illustrations Philippe Squarzoni © Delcourt

« Nous sommes entre deux histoires », écrit l’auteur au tiers du livre. « La première partie comportait des espoirs, la seconde moitié n’offre pas d’issue. » Saison brune est un album sombre et didactique, où Philippe Squarzoni se met en scène en train de découvrir la réalité du changement climatique, démontrant comment le mécanisme d’absorption du CO2 s’est déréglé du fait de l’action de l’homme – comment, surtout, la Terre est entrée dans une spirale irréversible. Joint par téléphone, ce quadra lyonnais, militant d’Attac précédemment aux crayons de plusieurs ouvrages engagés (sur l’ex-Yougoslavie, la Palestine ou le mouvement zapatiste mexicain), n’avait pas spécialement la fibre écolo : « On sait que ça existe, on sait que c’est grave, mais c’est en lisant les rapports du groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat [GIEC] pour ma précédente BD sur la droite libérale [Dol, 2007] que j’ai mesuré les bouleversements qui nous attendaient. » Augmentation de la sécheresse dans les pays chauds, fonte des glaces, hausse du niveau des océans… Saison brune lui demandera six ans de travail et des dizaines d’interviews de scientifiques – des vrais, pas comme Claude Allègre. LE CHANGEMENT, C’EST MAINTENANT ? Dans la deuxième partie, le livre pose la question des choix de société pour sortir de l’impasse. Depuis sa publication, le pays a changé de couleur politique. La nomination de Nicole

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Bricq à l’Environnement (auteur en 1998 d’un rapport sur la fiscalité écologique) ou celle de Pascal Canfin comme délégué au Développement (député Vert et ex-journaliste à Alternatives économiques) peuvent-elles nous rendre optimistes ? Philippe en doute : « Les socialistes s’accrochent à la croissance, sans se demander si son contenu n’est pas empoisonné. Dans la campagne présidentielle, on n’a jamais abordé les questions d’environnement ou de réchauffement climatique. Ce gouvernement se sentira-t-il tenu par des engagements qu’il n’a pas pris ? » Comme le documentaire d’Al Gore, la BD de Philippe Squarzoni résume adroitement une vérité qui dérange. On en ressort changé, avec une dose de légèreté en moins. Saison brune Philippe Squarzoni Delcourt 480 p., 27,95 €

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MODES MODESDE DEVIE VIE| |ANTIFOODING ANTIFOODING

MES CUYES DANS L’ASSIETTE

Dans les montagnes andines, le cochon d’Inde, ou « cuy », qui se prononce « couille », se cuisine à toutes les sauces. Les boules ! Par Hélène Claudel (à Chinchero)

« Ma mère m’en a offert une paire lorsque je me suis mariée », raconte Alicia par-dessus les couinements des cochons d’Inde. Dans sa cuisine en terre battue, certains sont dans un clapier, près du poêle, d’autres se baladent sous le museau placide d’un chat gris. « A raison de deux à quatre nouveau-nés cinq fois par an, ça va vite. J’en ai une bonne quinzaine maintenant. » Petite Indienne au sourire lumineux, Alicia, 22 ans, travaille la laine de lama dans un atelier de Chinchero. Depuis toujours, elle vit dans cette bourgade de quatre mille habitants faite de ruelles sinueuses et de murs blancs fatigués, perchée à 3780 mètres d’altitude au sud-est du Pérou, près de Cuzco, l’ex-capitale de l’empire inca (1200-1533). Comme dans toutes les maisons andines, elle élève des cochons d’Inde, des « cuyes » en quechua – ce qui, phonétiquement, donne quelque chose comme « couilles » (avec une dose d’accent français mal placé). L’ENCAS DES INCAS Dans ces zones rurales de la cordillère, on dit que la bestiole chasse le mauvais œil et que les guérisseurs l’utilisaient pour diagnostiquer les maladies bien avant que l’Occident n’en ait fait un animal de compagnie. L’engouement pour ce rongeur, qui ressemble plus à un rat qu’à un cochon, remonte aux Incas précolombiens. Sa viande est riche en protéines et ne contient quasiment pas de graisse. Tout est bon dans le cochon (d’Inde), d’où le proverbe local : « Elève des cuyes et mange à ta faim ! ». C’est le plat des grandes occasions : Noël, Pâques, la Fête du Soleil ou celle du Corpus Christi. Un STANDARD 36 | p. 44

mets sacré, servi aux apôtres à la place de l’agneau pascal sur une représentation de la Cène dans la cathédrale de Cuzco. Il se déguste en ragoût, bouilli en soupe, cuit dans une marinade épicée à base d’ail ou grillé, mélangé à du poulet, du chorizo, des algues, du maïs, de la tortilla ou du fromage frais. Mais le plus souvent, le cuy est rôti et servi en entier avec les griffes et la tête. Pas très appétissant, mais après quelques bières Cusquena, on se fait à cette chair un peu dure, proche de celle du lapin (plein de petits os). Côté goût, ce n’est pas loin du poulet, assez fade, mais ça devient remarquable une fois cuisiné « à la pékinoise » par le chefvedette Gastón Acurio dans son restaurant Chicha, à Cuzco : des émincés confits caramélisés dans une sauce aigre-douce relevée au piment rocoto qui croquent sous la dent avant de fondre en bouche, tandis que des copeaux de navets et des crêpes de maïs noir ajoutent une note suave à la saveur piquante du rongeur. En France, on trouve des cochons d’Inde entre 13 et 40 euros dans toute bonne animalerie. Chicha 261 Plaza Regocijo, Cuzco


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MODES DE VIE | VOYAGE

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KAZAKHSTAN

GENERATION BORAT

Symbole accidentel d’une contrée méconnue, l’odieux journaliste créé par Sacha Baron Cohen inspire un collectif moustachu, Usee, brossant les clichés du « pays des mangeurs de chevaux ». Texte et photographie Laure Alazet (à Almaty) Portraits Usee.kz

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MODES DE VIE | VOYAGE

Les moustaches ont leur Twitter. Celle du Premier ministre kazakh, Karim Massimov, réputée pour sa densité, philosophe en ligne sur son existence pilleuse. Le 17 avril dernier, elle déclare : « Je suis la dernière chance de l’Humanité contre l’apocalypse des zombies. » Ce compte – suivi pour le moment par seulement trois cent vingt-cinq followers – a été lancé par un collectif au poil, Usee (Les Moustaches, en russe). Leur mission, qui s’entend dès leur nom (« you see ») : poser un regard neuf sur le pays, en redorer l’image à la fois grâce et en réaction à une vedette faussement locale un rien pesante dans la pop culture globale : Borat. Création bigger than life du comique anglais Sacha Baron Cohen, le journaliste télé Borat Sagdiyev voit le jour dans le très culte Ali G Show sur HBO. Homophobe, incestueux, sexiste et antisémite, cette version graveleuse et caucasienne de Bernard de la Villardière devient en 2006 l’anti-héros moustachu d’un faux documentaire férocement drôle réalisé par Larry Charles, sous-titré Leçons culturelles sur l’Amérique au profit glorieuse nation Kazakhstan, rafraîchissement trash des Lettres persanes aux Etats-Unis. La cash machine se frise les bacchantes : 68 millions de dollars de recettes dès sa deuxième semaine aux USA. En France, c’est plus timide (715 225 entrées), mais même Télérama appelle ça « du grand art ». TENNIS DE TABLE ET BRONZETTE EN STRING FLUO Si la cible des moqueries est littéralement le pays de l’Oncle Sam (Borat raffole du rodéo, admire George W. Bush et tombe amoureux de Pamela Anderson), l’Occident entend ainsi parler, parfois pour la première fois, du Kazakhstan. Comme d’une terre de ploucs barbares congénitaux où les femmes sont des prostituées, où le tennis de table et la bronzette en string fluo sont des passions nationales et où il n’est pas rare de kidnapper l’élue de son cœur à cheval (seule cette pratique est encore d’actualité, au Kirghizstan). Le gouvernement kazakh, lui, ne se poile pas du tout. Lors de sa visite à la Maison Blanche à l’automne 2006, l’autoritaire président Nursultan Nazarbayev impose à Bush d’évoquer le « problème STANDARD 36 | p. 48

Borat ». Parallèlement, une campagne publicitaire inonde les télés américaines, vantant les opportunités d’investissement sur place. Roman Vassilenko, à l’époque porte-parole de l’ambassade kazakh à Washington, a dû déclarer le reporter potache « non représentatif ». Et concernant la promo des MTV Europe Music Awards, où Baron Cohen, entouré de patibulaires en costume-cravates, parle de ces chanteuses « pouffiasses [...] qu’on adore au Kazakhstan », Yerzhan Ashykbayev, du ministère des Affaires étrangères, ajoute : « Son comportement est complètement inacceptable. C’est une concoction de mauvais goût et de mauvaises manières incompatibles avec l’éthique et les comportements civilisés du peuple kazakh. » VISAS X10 Hélas pour ces officiels, les clichés ont la vie dure. En mars dernier, au Koweït, lors d’un championnat arabe de tir sportif qui distinguait Maria Dmitrienko d’une médaille d’or, le comité diffusa par mégarde la parodie de l’hymne tirée de la bande originale de Borat, qui dit grosso modo : « Kazakhstan, le meilleur pays du monde / Tous les autres pays sont dirigés par des petites filles / Kazakhstan, exportateur n°1 de potassium / Tous les autres pays ont du potassium de qualité inférieure. » L’athlète, surprise, esquissa un sourire.

 SI VOUS N’ÊTES PAS BORAT, QUI ÊTESVOUS ?  Pourtant… comme le suggère l’écrivain kazakh Sapabek Asip-Uly, il n’y a pas de mauvaise publicité : « Borat a réussi à faire naître une immense vague d’intérêt mondial pour notre pays. » Bénéfice reconnu fin avril par le ministre des Affaires étrangères, Erzhan Kazykhanov : « Après la sortie du film, le nombre de visas délivrés


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a été multiplié par dix. Et c’est une grande victoire pour nous. » Un effet de mode sur lequel glisse habilement le collectif Usee, via cette question identitaire posée à cent personnes : « Si vous n’êtes pas Borat, qui êtes-vous ? ». CENT FACETTES DE LEUR ÂME A l’origine, Madina Bakhytzhan et Dayana Mukhamejanova, toutes deux étudiantes installées à Almaty, la capitale culturelle. Début 2011, elles découvrent les travaux « super cool » du photographe français JR, connu pour ses portraits géants de rabbin et d’imam faisant une grimace rigolote et placés côte à côte. Clic-clac, Madina et Dayana réunissent trois artistes kazakhe-russes : Jorge et Larissa, photographes, et Stepan, designer. Ainsi qu’un dessinateur français, Nicolas Journoud (voir interview ci-contre). Objectif : participer au projet Inside Out de JR, où chacun peut produire des photographies noir et blanc et révéler l’histoire d’une personne dans l’environnement urbain. Comment saisir leurs compatriotes, signifier leur singularité en une seule image ? Borat surgit dans la conversation. C’est signé : sa moustache emblématique, au moyen d’un postiche, envahira cent visages de tous âges, sexes, professions et origines, afin de montrer aux Kazakhs eux-mêmes, comme à toute la planète, cent facettes de leur âme. Peoples et anonymes se côtoient sur papier glacé : il y a Aziz, caméraman virtuose du plov (riz aux coings d’origine ouzbek) ; Maya, directrice de l’édition nationale de Cosmopolitan, ou Bakha, un jeune handicapé auquel Nicolas consacre une BD en ligne, passionné de cinéma. Début juillet, ces faciès poilus étaient exposés dans toutes les rues et parcs d’Almaty, et repris en septembre dans la version locale d’Esquire. L’exposition Usee détourne Borat comme Warhol et Robert Combas le firent avec la tête de Mickey dans les années 8090. Cette appropriation est étonnante, mais comme le souligne Dina Baïtas, scénographe : « La popularité du film nous a surpris. Très peu d’Européens et d’Américains connaissent les réalités du

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 LE PREMIER QUI PARLE FORT A L’IMPRESSION DE CRIER  Posé à Almaty depuis 2006, membre du collectif Usee, le dessinateur français Nicolas Journoud (voir Standard n°32) s’est carrément laissé pousser la barbe. Qu’attends-tu de ce projet ? Nicolas Journoud : D’abord faire sourire, et interroger l’identité nationale dans un contexte moins dramatique. Coller des moustaches n’a rien de très original, mais nous aimerions que les gens prennent conscience que l’identité peut être un regard partagé sur le monde, une culture et une histoire communes qui peuvent se vivre sans folklore. Pourquoi la scène artistique kazakhe est-elle si discrète ? Parce qu’elle est encore toute petite et très isolée… Le premier qui parle un peu fort a l’impression de crier. Sans trop caricaturer, on peut classer les artistes en deux groupes : ceux qui reprennent les traditions locales (pétroglyphes archaïques, tissages aux motifs ethniques, peintures et statues soviétiques) en les modernisant, et ceux qui font l’inverse avec les courants étrangers. En général la greffe prend plutôt mal, mais dans quelques années, on verra émerger des travaux plus personnels, comme ceux de la peintre Saule Suleimenova, qui exposait à Paris en décembre dernier [galerie Russkiy Mir], le rappeur Takezhan ou le groupe Buhar Jarreau. De quoi rêve la nouvelle génération ? Ceux qui n’ont pas d’argent rêvent d’en avoir, ceux qui en ont rêvent d’en avoir plus, ou d’une vie meilleure. Certains veulent une société plus juste ; la plupart de ceux-ci partent à l’étranger, mais pour ceux qui restent, l’espoir est réel : le Kazakhstan est un pays jeune, avec beaucoup de moyens, où beaucoup reste à construire. Ceux qui rêvent beaucoup n’ont pas le temps de dormir.

Ex-Patria Six Pieds Sous Terre


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Kazakhstan, et cette farce banale – qui m’a tout de même bien fait rire – n’est pas un documentaire. » Pour Madina, « l’étranger manque d’informations. Nous ne disons rien de nous. Il était temps ! Usee m’a permis de rencontrer tellement de jeunes gens talentueux ! La plupart vont faire beaucoup pour que la culture et l’art se développent ici. » Ouverte sur le monde, la génération Borat parle couramment plusieurs langues. Marzhan, 23 ans, aux yeux de biche pétillants, n’a pas connu l’époque soviétique. Elle espère que le Kazakhstan réussira sa mue, « que toutes ces promesses ne seront pas juste des mots ! Il faut que la corruption et le vol diminuent ! » Son mot d’ordre : « Si on veut le succès pour le futur, on doit offrir un présent respectable. » Et tandis que la parole kazakhe s’émancipe chaque jour un peu plus, Sacha Baron Cohen revenait fin juin sur les écrans avec The Dictator, pantalonnade despotique à dos de chameau inspirée par les règnes de Saddam Hussein et du colonel Kadhafi, déjà interdite de sortie au Tadjikistan, au Turkménistan et en Biélorussie. Inspirera-t-il une émulation semblable ? Fautil s’attendre l’année prochaine à une expo collective à Bagdad et Tripoli ? Allah akbarbe ! Usee.kz

 EN FAIT, BORAT POURRAIT ÊTRE JOURNALISTE N’IMPORTE OÙ  Professeur d’histoire à Almaty, Zhar Zardykhan, surnommé « Dr. House » par ses étudiants, remarque qu’à l’étranger, « on a du mal à se souvenir de [leurs] noms ». Ah ? Après vingt ans d’indépendance, quels enjeux pour le Kazakhstan ? Zhar Zardykhan : Comparé au système soviétique d’antan, beaucoup de choses ont changé. Nous sommes plus ouverts, à la fois physiquement et en termes d’accès à l’information. Nos magasins sont remplis, nous roulons dans de meilleures voitures, nous mangeons et buvons mieux. Mais sommes-nous moins corrompus, avec un plus grand respect pour les autres ? Difficile à dire. Oui, le pétrole et le gaz nous ont amené de la richesse sans trop d’effort, mais nous l’avons investie de façon désordonnée dans des immeubles laids, des célébrations inutiles et de la propagande. Justement, comment le reste du monde perçoit-il le pays ? Notre gouvernement dépense des sommes énormes pour faire la publicité des actes du président, mais le monde ne suit pas notre politique – il a du mal à se souvenir des noms. Beaucoup veulent venir au Kazakhstan, pour voir, mais à cause des négligences, d’un manque d’infrastructures et d’une bureaucratie compliquée, peu sont excités à l’idée de faire venir leurs amis. Les réactions suscitées par Borat démontrent des soucis d’identité. Comment la définir ? Le personnage met l’accent sur certains traits universels comme le sexisme, l’ignorance, l’intolérance raciale et ethnique. En fait, Borat pourrait être journaliste n’importe où. C’est normal que les gens d’ici l’aient pris avec mépris – l’inverse aurait été bizarre. Cela ne révèle pas un problème dans notre identité qui, comme dans tous les pays de la planète, est unique et complexe. De quoi rêve la nouvelle génération ? De ce que l’ancienne génération leur mettra en tête. Si nous plantons la tolérance, ce sera un pays tolérant, si c’est la justice, ils demanderont la justice.

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Politique LE K En décembre dernier, l’Etat que l’on nommait autrefois sur les cartes « le pays des mangeurs de chevaux » célébrait ses vingt ans d’indépendance. D’une superficie équivalente à cinq fois la France, situé entre la Russie, la Chine, le Kirghizstan, l’Ouzbékistan et la mer Caspienne, il comprend seize millions d’habitants issus d’une centaine d’ethnies, ni tout à fait russes, ni complètement d’Asie. Terre d’expérimentations nucléaires et bactériologiques à l’époque soviétique, le Kazakhstan est dirigé d’une main de fer depuis 1990 par Nursultan Nazarbayev, 72 ans, et son clan fermé. Dans un pays où la presse est très contrôlée, la société kazakhe reste encore particulièrement conservatrice, organisée autour de la famille. Et s’il n’est pas rare de voir des célibataires élégantes errer dans un centre commercial en rêvant à Sex & The City, elles seront presque toutes mariées et mères à 25 ans – flanquées, souvent, d’un mari qui accumulera les maîtresses pour montrer sa réussite. Nazarbayev, que l’on surnomme « Papa », s’est fait le chantre de la diversité stable : ethnies et religions cohabitent sans heurts alors que l’Asie centrale est traversée de conflits interraciaux. Assis sur des ressources naturelles gigantesques, dont trois champs d’hydrocarbures (2,5 millions d’équivalent barils/jour qui placent le pays dans le top 10 des producteurs mondiaux), le K est un eldorado que les géants internationaux s’arrachent. Son leader, atteint par la folie des grandeurs, n’hésite donc pas à créer de toutes pièces en 1997 une capitale délirante réalisée par Norman Foster, Astana, au nord, qui compte une sorte de tour Eiffel en forme de sucette (Baiterek) ou une yourte immense (Khan Shatyr), centre d’un « nouvel ordre mondial » qu’il veut bâtir. Inquiétant ? Karrément. STANDARD 36 | p. 52

CHRONOLOGIE

1936 : Le Kazakhstan devient une république de l’URSS. 1949 : Première des 456 explosions nucléaires russes à Sémipalatinsk, qui fermera en 1991. 1961 : La fusée de Youri Gagarine est lancée depuis Baïkonour. 1990 : Elu président, Nursultan Nazarbayev déclare son pays souverain. 16 décembre 1991 : Indépendance. 1992 : Admission à l’ONU et à l’OSCE (Organisation de la sécurité et de la coopération Européenne), qu’il présidera en décembre 2010. 1997 : Astana devient capitale. 2000 : Premier pays ex-communiste à rembourser ses dettes au FMI. La même année, découverte du champ pétrolier en mer de Kashagan, avec des réserves estimées entre neuf et seize milliards de barils. 2006 : Sortie de Borat. Scandale. Avril 2011 : Nazarbayev est réélu. La transparence du scrutin est contestée. Décembre 2011 : La police tire sur les manifestants de Zhanaozen. 16 décembre 2011 : Vingt ans d’indépendance.



DOSSIER CULTURE FREDERIC TADDEI, AURELIEN & OBLOMOV, NESCIO, OISIVETE LES DANDYS AUX TORTUES, MARLOES VAN DOORN, LE KLUB DES LOOSERS, BEAVIS & BUTT-HEAD, OISIVETE THE BIG LEBOWSKI, JONATHAN CAOUETTE, COMIC CON, BLEU, L’ANTITRAVAIL, LETTRE DE NON-


MOTIVATION, LA SIESTE LA SIESTA, L’ELOGE DE L’OISIVETÉ, L’INVENTION DU BAIN DE MER, OISIVETE JASMINA BARSHOVI, GLANDER. MODE SLEEPY ALLOWED, LE 4E PARALLELE, OISIVETE PASTIME PARADISE, LA REINE FAINEANTE, CAP CROISIERE, EDEN.


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“J’AI REFUSÉ DE VENDRE MON TEMPS.” L’ENTRETIEN QUI EXPLIQUE TOUT

Frédéric Taddéï se vante souvent de n’avoir « rien fait » de 20 à 30 ans. Vraiment ? Entretien Magali Aubert | Photographie Caroline de Greef & Ilanit Illouz

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rédéric Taddéï est ce qu’on appelle sans réveil. Même en sortant tard, j’ouvre « Si vous me foutez un seul un bon client pour les interviews. un œil, parce que sinon vous devenez rendez-vous, ma journée est Séducteur, il aime parler de lui et, puisque rapidement le mec qui ne se lève plus c’est un homme cultivé, ses propos sont foutue. Elle entre dans les jours le matin, et ça, c’est pas possible. Je n’ai perdus par le travail. » transmissibles sans effort. C’est donc sans jamais passé une journée au lit. L’oisiveté, avoir préparé cet entretien, quelques notes ça signifie que personne ne vous dit ce que sur un iPhone et les mains dans les poches, que nous longeons vous avez à faire, que vous n’avez aucune obligation d’aucune le périphérique de la porte de Versailles pour rejoindre son sorte, mais on peut être très actif. bureau dans les locaux de la boîte de production de Ce soir (ou jamais !) – reconduite pour une septième saison et toujours Par exemple ? hebdomadaire –, voisins à France Télévisions. Ma fantaisie intellectuelle, ma curiosité ou tout simplement mon bon plaisir, ce n’est pas me contenter de ne rien faire, de ne voir L’idée de venir vous voir est venue après vous avoir entendu personne... Et à partir de là, vous vous organisez uniquement en dans divers entretiens dire que vous n’aviez absolument rien fonction de vos envies. Vous lisez sans programme, vous allez foutu pendant dix ans. voir les tableaux que vous voulez, tout est comme ça. Je ne suis Frédéric Taddéï : Le fait est qu’entre mon bac et le journal que je pas un glandeur, hein ! Mais encore aujourd’hui, je ne suis libre crée en 1990 [Maintenant, quatre numéros], à 29 ans et demi, je que sans rendez-vous. Si vous m’en foutez un seul, ma journée est ne travaille pas. J’ai fait six premières années de fac sans passer un foutue. Elle entre dans les jours perdus par le travail. examen. Grâce aux équivalences, j’ai pu passer de droit à histoire, puis sémiologie, lettres, arts et communication... Je n’y ai jamais Vous écriviez ? mis les pieds. Avec ce statut, j’avais une raison et une Sécurité Oui, beaucoup. Mais pas assez bien pour me convaincre que j’avais sociale. J’allais en cours jusqu’à Noël, car en général il me fallait de l’avenir. Je me relisais trop. Quand on a trop l’esprit critique, six mois pour parvenir à séduire la fille qui me plaisait en amphi. on stagne. J’avais tous les mauvais côtés de l’écrivain, la lucidité Une fois que je l’avais, je ne revenais pas. en fait partie, je savais que je ne serais pas un grand… alors être publié parmi les 600 romans de la rentrée, c’était presque Aucun cours ne vous a jamais intéressé ? humiliant. Rivaliser avec les 599 autres plutôt que Dostoïevski Si, le droit. J’aurais aimé être avocat. Mais je n’étais pas assez mûr n’a aucun intérêt. Mon entourage peut vous le dire, je n’ai pas pour apprécier les études, j’aurais dû les commencer à 25 ans. attendu de faire de la télévision pour être prétentieux. Pourquoi avocat ? J’ai l’esprit mal tourné, j’aurais été excellent. Je vois tout de suite quand les trucs ne sont pas logiques.

Vous plaidiez votre cause je-m’en-foutiste auprès de vos parents... Je n’avais même pas besoin, j’avais dit à mon père que je voulais être écrivain, ça lui convenait. Il était banquier, on habitait Boulogne, un milieu plutôt aisé. Ensuite, un ami a hérité de l’appartement de sa grand-mère dans le 16e, on s’y est installés, lui et moi. On peut vivre très bien sans beaucoup d’argent, il suffit d’avoir peu de besoins. C’est extraordinaire l’oisiveté, on ne peut pas rêver mieux.Beaucoup de gens ne pourraient pas apprécier... Je ne sais pas moi-même si aujourd’hui je pourrais le faire à nouveau. J’aime me bercer de cette illusion. Ce que je sais, c’est que si vous me donnez cinq millions d’euros, j’arrête tout. La télé, la célébrité, je m’en contrefous. On ne peut pas rester oisif avec cinq millions d’euros ! Comment se déroulaient vos journées à l’époque ? Je me levais à 9h30. Je me suis toute ma vie réveillé à cette heure STANDARD 36 | OISIVETÉ | p. 57

Quelle est la différence entre un autodidacte et un branleur ? Autodidacte, on l’emploie pour quelqu’un de manuel qui a fini par lire des livres. Moi, je me suis choisi comme mon propre précepteur. Personne ne me prenait pour un branleur, on se demandait juste ce que j’allais devenir. Mes amis ont tous fait l’ENA, Sciences-Po, HEC, et j’avais des tas d’ambitions. J’aurais pu être un entrepreneur de la bulle internet si j’avais eu la bosse des affaires. J’ai commencé à douter à un moment, mais il faut réussir à garder confiance en soi. En plus, tout le monde l’oublie, mais les années 80 étaient déjà des années de chômage et de pénurie de logement. Comment on flingue les gosses en leur disant que c’était plus facile avant ! On me le disait aussi et on le dira à chaque génération. Aucun petit boulot ? J’ai donné des cours de maths à un élève de 5e, écrit quatre plaquettes de communication pour des entreprises, dont celle du beurre Président. J’ai tout fait pour éviter la pub, ce train fantôme, ce triangle des Bermudes dans lequel on tombe sans en ressortir. Pour moi, c’était la mort de tout. Les mères de mes petites amies avaient peur que je vive aux crochets de leur fille. Elles doivent

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L’ENTRETIEN QUI EXPLIQUE TOUT (…)

le regretter en me voyant à la télé [rires]. Je suis le Comte de Montecristo.

« Si j’en avais eu 25 ans à l’époque de Paris Dernière, j’aurais fini dans un palace avec des putes et de la cocaïne. »

Comment ce mode de vie a-t-il pris fin ? Ma petite amie voulait un enfant, il fallait que je travaille. Je n’étais pas un bon romancier mais sur le court, ce que j’écrivais, ça allait. J’ai créé un journal dont j’ai écrit 70 % des articles. Je n’avais aucun contact dans la presse alors j’en laissais un exemplaire en carte de visite sur tous les bureaux qui m’intéressaient, pour me faire connaître. M’ont fait écrire Le Quotidien de Paris, New Look et surtout Actuel. Et elle, elle m’a quitté... Auriez-vous pu ne jamais prendre le chemin du travail ? Difficilement. Parce que je suis trop orgueilleux pour vivre aux crochets de quelqu’un, ou misérablement. Je n’avais ni l’âme du gigolo ni celle du taxeur de cigarettes. Payer un loyer me paraissait dingue, impossible. N’ayant aucun diplôme, je ne pouvais prétendre à aucun travail. C’était ça ma gageure. J’avais refusé de vendre mon temps, alors je me sentais obligé de faire quelque chose d’un peu exceptionnel. On vous a pris pour un paresseux ? Je le suis. C’est une manifestation de l’intelligence de refuser de faire ce qui nous ennuie. Ma paresse par exemple, c’est de ne pas ranger tous ces livres [il montre son bureau], ni même regarder s’il y en a un d’intéressant parmi eux. Mais l’oisiveté est un truc total qui n’a rien à voir avec l’ennui.

Un état propice à la créativité ? Oui, mais encore faut-il que ça donne quelque chose. J’ai eu de la chance… La mère de la réflexion est l’ennui. Et je suis inquiet pour les jeunes : lecteur DVD, portable, jeux vidéo... S’ennuyer, c’est se donner une chance d’avoir le temps d’être profond. Mon fils de 12 ans, à part si je le fous en taule, il ne passera pas par cette épreuve de l’ennui. La profondeur trouvera le moyen d’arriver autrement. [Il allume sa quatrième cigarette en une heure] En ce moment, je fume deux paquets par jour. La lecture, devenue un travail, est-elle encore une passion ? Non. Mais j’ai choisi un métier qui me permet d’entretenir cette curiosité qui fait que je peux parler de tout avec n’importe quel spécialiste. C’est ma spécialité à moi. Il y a des oisifs qui vont à la pêche...

Il y a une finitude au savoir ? Les convictions. Les gens à un moment savent une fois pour toute pour qui ils vont voter, ce qu’ils pensent de la marche du monde, du conflit israélo-palestinien, de la conquête de l’espace. Je ne suis pas indécis, mais je n’ai pas d’opinion finie. A 50 ans, avez-vous des regrets ? Les études. Quand j’ai commencé dans la presse, je me suis dit que j’avais été con de ne pas en faire. Puis je me suis dit que c’était ma force. Ce n’était pas un complexe, mais ça peut être mal interprété – les gens ne comprennent pas à quel point ça peut être passionnant – ce renoncement, ce contentement. J’avais un problème pour répondre à la question : « Qu’est-ce que vous faites dans la vie ? » Je disais je flâne, c’était plus ou moins mal reçu. Vous avez perdu dix ans de carrière ou pas ? Oh non. Dix ans avant, j’aurais dit et fait des tas de conneries que j’ai évitées à 38 ans, quand j’ai commencé Paris Dernière. Si j’en avais eu 25, j’aurais fini dans un palace avec des putes et de la cocaïne, direct. En revanche, je ne peux pas partir à la retraite, j’ai commencé à bosser trop tard. Seriez-vous détendu à l’idée que vos enfants vivent dix années sans but apparent ? On n’est jamais détendu vis-à-vis de ses enfants. On a des inquiétudes qu’on ne contrôle pas. Mais j’espère que je serai assez sage pour avoir la même distance bienveillante à l’égard de mon fils que celle de mes parents. Ils avaient une incroyable confiance en moi. Je ne sais pas pourquoi. ACTUS :

Profiter sans chômer. Télé :

Ce soir (ou jamais !) A partir du 4 septembre Tous les mardis à 22h30 sur France 3 La Grande soirée cinéma A partir du 6 septembre Tous les jeudis à 20h35 sur France 3

Quels loisirs avez-vous à présent ? Je n’en ai pratiquement plus ici. Dès que je peux, je prends l’avion et je m’en vais. Une fois par mois. Me promener dans Los Angeles, par exemple. Plus je suis loin, plus ma curiosité est attirée par tout. Je suis un touriste, fondamentalement, j’en ai fait une profession. Quand j’interviewe un cancérologue pendant une heure alors que personne dans ma famille n’a le cancer, j’ai la tournure d’esprit du touriste, qui veut savoir où ça se passe, qui n’est là qu’en visite, qui apprend énormément et qui va tout oublier très vite.

D’art d’art Reconduite à la rentrée sur France 2

Lire un magazine, est-ce une activité ? Je ne sais pas, je n’en lis pas, à part The Economist et Courrier international. Je me contente d’organiser une émission où je demande aux invités quels sont les problèmes posés, je n’ai pas besoin de lire le journal. Je n’ai pas regardé la télévision depuis vingt ans non plus. Elle m’a nourri à une époque, quand je regardais Droit de réponse [sur TF1 de 1981 – 1987]. Je ne suis pas fini du tout, mais je peux rester sur des questions. Je me garde bien d’écrire des tribunes dans Libé pour dire s’il faut intervenir en Syrie ou pas.

Presse :

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Internet :

Directeur éditorial du site de débat newsring.com

Radio :

Le Tête-à-tête Rediffusions tout l’été de 13h à 14h sur France Culture

Un grand entretien dans le mensuel GQ Une rubrique voyage dans Le Figaro Magazine


SOCIÉTÉ

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VIVA OBLOMOV !

En Espagne ou en Amérique du Nord, le plus grand apathique de la littérature russe est un symbole de résistance au capitalisme. L’Histoire retourne dans son plumard. Par Timothée Barrière

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’homme qui passait son temps sur Bourgois, multiplie les clins d’œil au feignant « Qui, à la fin, n’est pas son lit aurait-il apprécié un tel regain colossal, évoquant « une histoire des jeunes oblomoviste ? d’activité ? Oblomov, le héros qu’Ivan poétiques et malades, Oblomov grossiers, Qui n’a pas compris qu’être Gontcharov décrivait en 1859 dans le perdus dans le vide culturel de leur terre avec paresseux est précisément le une tendance à être, dans leurs limites absolues, roman du même nom, monument de la rêve de nous tous ? » littérature russe au même titre que Crime et fainéants et rétifs à l’effort ». Châtiment ou Le Maître et Marguerite, est désormais brandi comme un emblème par la jeunesse occidentale Obama = Oblomov ? lassée du productivisme déclinant. En France, il est élégant de Ce qui explique aussi cette passion oblomoviste, c’est son attitude s’en référer à ce flemmard. Pseudo courant dans l’anarchisme 2.0, décroissante. Pour Oblomov, le travail est « une punition de Dieu ». on retrouve deux blogs gauchistes homonymes sur les sites de Contrairement à son meilleur ami Andrei Stoltz (« l’homme fier », 20 minutes et Mediapart. Puis, des manifestations estudiantines contre-exemple presque caricatural), qui essaie de le sortir de sa au Québec jusqu’à certaines pancartes des Indignés espagnols, le léthargie, il ne comprend pas qu’on puisse se consacrer à une voici cité comme un contre-exemple nécessaire, un modèle de la carrière. Et exprime son refus de la vie moderne, absurde, et de certaines conventions – d’où ses extravagantes tactiques pour décroissance. Une résurrection d’autant plus croustillante si l’on s’en réfère échapper à son mariage avec Olga, qui « voulait le changer », à l’étymologie. Si Monsieur Bovary à l’air bovin descendait trame cocasse du livre. Volem rien foutre al país, sur la perspective naturellement du bœuf, Gontcharov avait construit le patronyme Nevski. de son traîne-savate autour du russe oblom, qui signifie La mascotte de l’économie en lambeaux ? Non, car Oblo’ « cassure », « fêlure ». A moins qu’il ne s’agisse du verbe oblomat, divise même ceux qui s’en réclament ! Dans certains textes du « décevoir », renvoyant à la déception des manifestants face aux mouvement Occupy aux Etats-Unis, Oblomov sert d’épouvantail politiques d’austérité – pour prolonger l’analogie, on notera critiqué pour son immobilisme, miroir de la passivité des qu’Oblomov descend aussi de lom, le « pied de biche » qui jadis citoyens devant la toute-puissance des consortiums, ici blâmé enfonçait la volonté du héros aboulique, et aujourd’hui défonce sous la plume d’un « Indigné de Manhattan », Max Castro : « Les les devantures des banques dans un amusant retournement de Américains semblent tellement se complaire dans une torpeur oblomovienne, sous l’effet de leurs nouveaux gadgets, de la force de l’Histoire. persuasion de la propagande de droite, de leurs propres croyances Dans le divan, du monde dans les mythes de l’autosuffisance et de l’individualisme, qu’ils Ce paresseux congénital fascine. Gontcharov, en expert du genre, aura ne sont pas se rendu compte de la pourriture du système. » Les mis dix ans à terminer son livre. Génie du vide, Ilya Ilitch Oblomov conservateurs n’y vont pas non plus avec le dos du pancake, ne sort que rarement de son appartement – voire de son divan –, tel ce sympathisant républicain signant sous le nom de « John où il traîne en robe de chambre rapiécée. A « 32, voire 33 ans », ce Ransom » : « Tandis que le rêve américain nous glisse entre les propriétaire terrien de Saint-Pétersbourg « de taille moyenne, à la doigts, Obama n’a rien trouvé de mieux que d’offrir au pays le physionomie agréable, aux yeux gris foncés », fier « de ne pas avoir de verbiage incontinent de son livre Les Rêves de mon père, un mélirapport à rendre, ni de papiers à rédiger, de pouvoir donner libre cours mélo de logique circulaire, un Oblomov américain superflu, inerte à ses sentiments, à son imagination », voit très peu d’amis. Seulement et égocentrique. » ceux qui possèdent un canapé confortable où il s’affale benoîtement. Mais s’il considère cette paresse comme « son état normal », elle est Alors, premier décroissant ou premier démissionnaire ? Gontcharov peint un cas clinique de procrastination, avant source de sensualité. Ilya aime la bonne chair, le vin et son lit. Comme une envie même que ce mot n’apparaisse chez Proust dans La Prisonnière indémodable de retour au bien-être de l’enfance, à la mélancolie (1925). Car Ilya est incapable de prendre une décision. Face à un joyeuse du fœtus plongé dans le plasma. Ce constant besoin de problème, il demande à son valet de ne plus l’évoquer devant lui, résurgence de l’âge d’or d’Oblomvka (sa ville natale, figure de la de ne plus ouvrir son courrier. Au mieux, il décide de décider mère) trouve un écho légitime dans tous ces fringants espoirs plus tard. « Oblomov, plongé dans un doux silence, méditait. Cette plaqués à terre par la crise, loin du plein emploi... « Qui, à la fin, n’est méditation n’était ni sommeil, ni veille : insouciant, il laissait pas oblomoviste ? Qui n’a pas compris qu’être paresseux est précisément ses pensées vaquer en liberté et, sans se concentrer sur un objet le rêve de nous tous ? », s’interrogeait ce printemps l’écrivain espagnol particulier, écoutait calmement les battements réguliers de son Enrique Vila-Matas dans les colonnes du quotidien El País, via un cœur ; de loin en loin, ses paupières battaient, comme celles d’un texte très drôle sur l’oisiveté comme « horizon de la jeunesse » ! Son homme qui n’arrête son regard sur rien. » Vous pouvez rouvrir les dernier roman, Air de Dylan, à paraître en septembre chez Christian yeux, cet article est terminé. STANDARD 36 | OISIVETÉ | p. 61


©Succession Agaron

SOCIÉTÉ (suite )

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SOUS L’OREILLER D’AURÉLIEN

Après Verdun, des poilus reconvertis en noceurs olympiques refusent de s’esquinter au travail. C’est le récit d’Aurélien, l’un des chefs-d’œuvre de Louis Aragon. Par Antony Dabila

«

Mais alors, explique un peu. Tu ne fais rien, rien du tout de toute la journée ? ... Vrai ? A quoi alors tu passes ton temps ? Moi, je ne pourrais pas. J’ai été chômeur… Il faut de la santé pour être chômeur toute sa vie… » Aurélien Leurtillois n’a pas pu faire autrement que d’avouer à Riton, malicieux ouvrier rencontré entre deux crawls à la piscine de la rue Oberkampf, que son activité se concentre plutôt dans les cafés chic et les galeries en vogue. Une culpabilité le saisit. Car on a beau se complaire dans une existence de plaisirs savants, il faut du cran pour n’en montrer aucune honte devant un travailleur appliqué, qui a passé comme vous quatre hivers dans les tranchées. A quoi bon se cacher ? Aurélien touche en début de mois un chèque parce qu’il a eu l’heur d’hériter d’une tante riche et comblée. Une terre dont il reçoit le loyer de la part du paysan qui l’occupe suffit à son bonheur. La liberté des années folles est fondée sur le labeur des autres.

Vis ma vie de rentier

Quatre-vingt-dix ans avant la génération Y, il y eut la génération W, sacrifiée des deux World Wars. Qu’importent la morale et le mérite quand on a passé huit ans sous les drapeaux, quatre de service puis quatre de guerre, entre boue champenoise et fièvre ottomane ? Aujourd’hui, Aurélien est un mondain professionnel et passe son temps à faire sa toilette, à assortir complet et cravate et à trouver le bon mot dans un salon de Passy ou Pigalle, sans s’inquiéter d’une éventuelle carrière. A 32 ans, il est obstinément célibataire et loge dans un agréable deux-pièces de l’île Saint-Louis, se lève tard et toujours avec un repas préparé par la dévouée Madame Duvigne, la concierge. Ses fréquentations sont éclectiques : Picasso, Cocteau et ces distrayants dadaïstes, toujours à la recherche d’une mode à lancer ou de toute autre fantaisie pour égayer les soirées de l’ancienne chair à canon revenue de Salonique pour se soûler à l’armagnac. A la nuit tombée, après ses sorties frivoles – et s’il n’a pas déjà ferré de proie féminine –, il échoue au Lulli’s, un dancing de Montmartre, où l’on se déhanche frénétiquement au son des orchestres de jazz noirs-américains. Une poule l’y attend à coup sûr.

Hasard et nécessité de l’être aimé

Depuis trois ans qu’il est démobilisé, il subsiste ainsi, sans hier ni demain, à courir ce qu’il y a de neuf et à étreindre ce qu’il y a de moins aimable, sans remords quant à sa vie passée – à faire tous les soirs ce que beaucoup ne se permettent que quelquefois l’an. Sauf quand il croise un ex-camarade de régiment ayant replongé dans le labeur. Alors, en quittant Riton, ce frère d’armes : « Dans sa cabine Aurélien fait son nœud de cravate, il sait bien que tout est du fauxsemblant. Sa vie. La piscine. Riquet. La guerre. La Chope du Clair de Lune… le drôle de nom… Tout ça, ce sont des raisons qu’on se donne, des contretemps qu’on s’invente. Plus il se détournera de Bérénice, et plus elle reviendra, vivante, triomphante… » Faire le point sur soi sans se voiler la face, l’exercice est parfois périlleux. Et surtout, il y a cette provinciale, Bérénice, qui choisit mal ses chapeaux et porte des robes d’il y a deux ans. Elle a pourtant réussi STANDARD 36 | OISIVETÉ | p. 63

à éveiller en lui un sentiment neuf : l’amour. Toute cette dérive solitaire au milieu de la foule ne pouvait avoir d’autre fin. Il se sentait empêtré à présent dans le dédale de ses errances nocturnes. « Soudain il eut le sentiment de sa vie continuant comme par le passé, sans Bérénice, le cœur vide, le temps perdu… Le néant de sa vie lui apparut, et il se demanda pourquoi il se levait tous les jours. […] Il se raccrochait à cet amour, à l’amour, comme un homme qui se noie. » Mais comment trouver la force d’arracher cette femme de notable à sa confortable existence ? Aurélien sentait Bérénice lui glisser entre les mains. Surtout qu’un doute s’emparait à présent de lui : cette étreinte si prometteuse ne sera-t-elle pas forcément décevante une fois conquise ? Cette brève tourmente avait vidé ses activités quotidiennes de toute signification. La fête, l’alcool, la course à la sophistication artistique, les femmes d’un soir, plus aucun de ces divertissements n’avait de saveur pour lui. Il lui fallait maintenant ne pas trembler devant cette nouvelle qui lui tendait les bras, cette vie où plus rien ne sera futile et superflu. Y parviendra-t-il ?

L’AUTEUR :

Un aristo chez les prolos

Pour avoir peint en 1944 cette avant-garde revenue de tout, excentrique et en panne d’idéal, Louis Aragon réussit à se mettre à dos le Tout-Paris. « Bourgeois » pour ses amis du Parti Communiste, « réactionnaire » pour tous les héritiers d’André Breton, la description ciselée des vagabondages de cet homme du monde déplut à tous ceux qui se reconnurent dans cette post-adolescence éperdue – son portrait des noctambules de Montmartre reste d’une cruelle précision. Car Aurélien n’est qu’approximativement autobiographique : il s’inspire aussi un peu de Pierre Drieu La Rochelle, l’ami dandy converti au collaborationnisme qui se donna la mort à la Libération. Auteur du roman décadent Le Feu Follet (1931), librement adapté au cinéma par Joachim Trier dans Oslo 31 août, il connaît actuellement un vif regain d’intérêt et fait cette année une entrée fracassante dans La Pléiade. Loin des plaisirs fin-de-siècle de Des Esseintes, le héros jouisseur d’A Rebours de Joris-Karl Huysmans, Aurélien ne recherche pas l’extase contemplative, mais l’oubli de soi dans des agapes ininterrompues qui le distraient de ses angoisses. A deux détails près, on retrouve dans cette fresque sophistiquée tous les oiseaux de nuit qui peuplent aujourd’hui les mastroquets de Pigalle, d’Oberkampf et de Charonne. Désabusés et allergiques à l’effort, les hippies d’antant et les hipsters actuels ont fait sans le savoir un modèle de cet être improductif et précieux. Haïssant le travail et chérissant les arts et la nouveauté, Aurélien et ses imitateurs ont en commun d’avoir élu l’oisiveté mondaine comme seule recherche de l’immortalité acceptable. A. D.


MINIQUIZ ÊTES-VOUS PLUTÔT OBLOMOV OU AURÉLIEN ? Par Timothée Barrière & Antony Dabila

Le matin, à la première sonnerie du réveil :

A) Vous vous levez doucement, déjeunez de pain frais puis retournez sous la couette avec le dernier Dan Clowes. B) Vous appuyez sur le snooze, réfléchissez à ce que vous avez à faire pendant 30mn avant de ré-appuyer sur le snooze. C) Vous êtes déjà en train d’écouter Jean-Pierre Elkabbach sur Europe 1.

Qu’aimez-vous faire à l’heure de l’apéro ?

A) Boire quelques armagnacs à Montmartre pour oublier cette existence dénuée de sens. B) Siroter un chablis Premier cru Montée de Tonnerre 2009, dans votre salon. C) Rattraper les dossiers en retard.

Quel est votre type de fille ?

A) Une infirmière volage et conciliante, ramassée Chez Moune. B) Une petite grosse sympa qui vous rappelle Maman. C) Laurence Ferrari, bientôt sur Direct8 (OMG).

A quoi ressemblent vos amis ?

A) A des artistes sans œuvre obsédés par l’originalité. B) A un paquet de mouchoirs. C) Ils vous ressemblent : ce sont vos collègues.

Pour vous, le travail, c’est :

A) La vie des autres. B) Une punition du ciel. C) « Rien ne m’excite à ce point. Je ne sors jamais en boîte, je ne fréquente pas les parties. J’ai toujours quelque chose de plus constructif à faire. » Brian Eno, New Wave (1980).

Découvrir l’existence des deux personnages sus-cités vous donne envie de rebâtir l’UMP.

Majorité de C : plutôt Jean-François Copé

Majorité de B : plutôt Oblomov Vous êtes un flemmard indécrottable, tout juste bon à jouir trois fois par jour devant Xhamster et bloquer devant American Horror Story jusqu’à 3 heures du mat’. Au moins, vous êtes honnête. Majorité de A : plutôt Aurélien Vous avez toujours l’air occupé, tenez un blog porno ou le clavier dans un trio rétro-eighties, et figurez parmi les vedettes accidentelles de Personal Branling, le Tumblr onaniste compilant les plus beaux ego-trips numériques. STANDARD 36 | OISIVETÉ | p. 64


SOCIÉTÉ (suite )

LES HÉRITIERS

Peuplée de dormeurs compulsifs et de créatifs indolents, la pop culture regorge d’exemples pour la jeunesse. Par Timothée Barrière & Antony Dabila Oblomovs modernes

Auréliens d’aujourd’hui

Christophe Antiproductiviste (six albums en trente-quatre ans depuis Le Beau Bizarre, 1978), rentier (merci Les Mots Bleus !) et précédé d’une réputation pas totalement infondée de flemmard ultime, à 66 ans, le moustachu Belavicqua se lève à 19 heures et aurait même remplacé ses sorties vers les cercles de jeu de la capitale par du poker en ligne. Projet : deux concerts acoustiques en… janvier 2013.

Eric Packer Les rentiers contemporains vivent de leurs dividendes, surtout lorsqu’ils dirigent à 28 ans la start-up la plus puissante de la planète. Tel le multimillionnaire glacial de Cosmopolis (Don DeLillo, 2003), horriblement adapté ce printemps par David Cronenberg, ils s’ennuient pourtant dans leur limousine (« Il y a des étoiles mortes qui brillent encore parce que leur éclat est pris au piège du temps ») et s’interrogent sur le sens du monde – scruter le cours du yuan devient vite lassant, faut dire. L’économie s’écroule ? Allons chez le coiffeur.

Bruce Willis McLane, hyperactif ? « J’aime bien être paresseux, j’adore ne pas avoir à travailler et ne pas être devant la caméra. » Condamné depuis Incassable (M. Night Shyamalan, 2000) aux thrillers bourrins (The Expendables 2, G.I. Joe 2, Otage, Sans issue…) ou à l’auto-parodie goguenarde (au mieux Planète terreur, ou pire Moonrise Kingdom), le chauve précisait récemment à la presse anglaise préférer un petit drink casanier à une soirée mondaine. Floyd Affalé sur le canapé, le glandu en survêt’ incarné par Brad Pitt dans True Romance (Tony Scott, 1993, scénar’ signé Tarantino) est un idéal d’oblomoverie domestique. Bouc pré-Lebowski, télécommande en main et bang bon à tirer sur table basse, il développe entre deux spliffs une dépendance au colocataire, remplaçant ses feuilles à rouler par du papier-toilette en attendant que les courses soient faites. « Ramène de la bière et des trucs pour le ménage ! » Marche aussi avec Ed, l’irritant roommate accro à la console de Shaun of the Dead (Edgar Wright, 2004). NHK nô Yokoso Créé par des NEET pour des NEET (Not in Education, Employment or Training), ce manga japonais (20042007) dérivé d’une nouvelle de Tatsukiko Hakimoto (2002) met en scène le retour à la société d’un hikikomori, adepte ténébreux d’un suicide social minant les métropoles nippones – 230 000 cas en 2010 sur l’archipel, autant de post-ados cloîtrés dans leur chambre (parfois pendant des années) et refusant toute communication. Le remède ? Tomber amoureux de la livreuse de pizza, comme dans le court Shaking Tokyo de Bong Jong-hoo (2008).

Et aussi : Le héros de Bref, Garfield, Jacques Chirac. STANDARD 36 | OISIVETÉ | p. 65

Peter Doherty Le junky aux œufs d’or se rêve depuis la fin des Libertines en dandy paresseux, distillant de rares tubes (Carry Up on the Morning et son immanquable « Ah, it’s not easy gettin outta bed… ») entre deux transes artificielles. Son rôle d’Octave dans Confessions d’un enfant du siècle (Sylvie Verheyde, le 29 août, d’après Alfred de Musset), insistant passablement sur les beuveries et la complète oisiveté (« Heureux celui qui échappe à son temps »), achève de le classer néo-Aurélien. Blotch « Mmeeeerde puutain… Déjà midi passé et j’ai rien foutu… » Dessinateur d’humour sans humour d’avant-guerre, d’une prétention égalée seulement par son habileté à manquer les talents émergents, ce personnage de BD créé par Blutch (19992000) personnifie les sommets de fatuité que peut atteindre l’esprit parisien. Sébastien Tellier « J’ai récupéré un appart à Paris grâce à mes parents et je m’y suis enfermé. […] C’est là que j’ai tout construit, sur mon canapé, dans une sorte de léthargie créatrice. [...] J’ai pris un tas d’années sabbatiques, de 18 à 25 ans. » A la limite de l’oblomovisme, son idéal d’élégance – malgré une tendance à se (nous) gaver de pépitos bleus – le rapproche d’Aurélien. On lui doit par ailleurs la B.-O. de Narco, comédie pas ronflante sur la narcolepsie (Tristan Aurouet & Gilles Lellouche, 2004).

Et aussi : Wes Anderson, Damien, ou l’écrivain raté de la nouvelle La Fanfarlo de Baudelaire (1847).


LITTÉRATURE

L’œuvre d’Albert Cossery, est disponible chez Joëlle Losfeld. * Libre, seul et assoupi, Romain Monnery l’était en 2010 quand il publia sous ce titre son premier roman Au Diable Vauvert, ayant fait de la paresse un motif générationnel. Depuis, il « collectionne les siestes à la recherche du pain perdu. Parfois [il] se lève, bâille et se rendort ».

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LE PHARAON FAINÉANT

Dandy du moindre effort, l’Egyptien francophone Albert Cossery (1913-2008) refusait l’étiquette de romancier, car il prétendait toujours écrire le même livre, dont la paresse était le personnage clé. Par Romain Monnery *

A

llongé sur son lit, occupé il ne s’est levé avant midi. Au gré Chez Albert Cossery, en Egypte, à maudire la terre entière d’un emploi du temps immuable on dormait tout le temps : « En cas de bruit qui s’obstine à tourner sans où la productivité n’avait pas discontinuer, le héros des romans suspect, personne ne bougeait dans la maison. » droit de cité, il sortait tous les d’Albert Cossery met en garde jours sur le coup des 14 heures l’inconscient qui voudrait l’obliger à faire un effort : « Il n’y a rien de son petit hôtel La Louisiane, rue de Seine, où il vivait depuis d’assez important, ô homme, pour me faire lever de mon lit. » Ces 1945, pour s’adonner au rituel de sa promenade germanopratine propos, extraits du roman Les Fainéants dans la vallée fertile paru qui l’emmenait du Flore à la brasserie Lipp. Pour quoi faire ? Mais en 1948, sont révélateurs. Ils synthétisent d’autant mieux la pensée rien, pardi ! de l’auteur que l’histoire de cette famille égyptienne s’adonnant avec énergie au sommeil n’est rien de moins que la sienne : un « Etre gentil, c’est fatiguant » Peut-être qu’à l’image d’Hanafi, un de ses Hommes oubliés de Dieu écrivain né en 1913, au Caire. De son père, qu’il n’a jamais vu travailler de sa vie, cet ami de (1931), Albert Cossery sentait peser sur ses épaules une fatigue vaine Camus et de Giacometti, débarqué en 1945 à Paris, héritera du goût à proximité de tous ces gens affairés. Peut-être aussi se demandaitde la paresse. Chez lui, raconte-t-il, on dormait tout le temps. « En il en chœur avec Galal, son faux frère de la vallée fertile, pourquoi cas de bruit suspect, personne ne bougeait dans la maison, même s’il diable tout le monde était réveillé. Ne fallait-il pas être vicieux pour y avait un voleur. » Question de priorité, sans doute ; on ne badine passer son temps hors du lit ? Sans doute prenait-il les hommes pas avec la sieste. Le sommeil, frère de la mort, une manière de fuir pressés pour des fous. Du moins sait-on qu’il aimait regarder les le monde ? Au contraire ! Le meilleur moyen de l’observer, selon femmes ; comme ces habitués du café capables, au détour d’Une lui. A son ami Michel Mitrani qui l’interrogeait sur la question, ambition dans le désert (1984), de débattre et de s’invectiver sans en 1979, Albert Cossery expliquait sa théorie qui, comme ses retenue pour commenter des après-midi entiers les mérites des romans – « 130 pages et ça suffit » –, tenait en un minimum de formes féminines de passage. Sur l’amour des belles filles reposait mots : « Plus vous êtes oisif, plus vous avez le temps de réfléchir. Le son amitié avec Camus. D’elles, uniquement, dépendait son emploi sommeil, c’est le temps de la réflexion. » Où l’on découvre, grâce à du temps ; bien que souvent se posât un problème de rythme car lui, que dormir est un acte philosophique pour ne pas dire un acte aucune joie de la chair ne valait qu’il sacrifiât son repos. Toujours à son camarade Michel Mitrani, il avouait en 1979 : « Les femmes de révolte. Un art suprême. que j’aime me fatiguent. Etre gentil, indulgent pendant trois, quatre Une phrase par jour heures, pour moi c’est fatigant. » La difficulté de leur apprendre à Il y a cette phrase, célèbre, où Cossery prétend qu’il écrivait pour dormir, à respecter le sommeil, mène donc vraisemblablement ces convaincre ses lecteurs de ne pas aller travailler le lendemain. histoires à leur perte : elles ne comprennent pas. Alors il attend Travailler : ce mot était si pénible à ses personnages que certains qu’elles se lassent, qu’elles le quittent. Vingt ans plus tard, il confie d’entre eux n’arrivaient même pas à le prononcer. « Une fatale au journal Libération n’avoir jamais rompu avec une femme : « Les maladie », comme l’ambition. L’histoire ne dit pas combien ruptures, les disputes, c’est fatigant. » de personnes l’auteur d’Un complot de saltimbanques (1975) a détournées du labeur mais on sait au moins à quel point lui Dandy du moindre effort, Albert Cossery n’aimait pas le verbe rechignait à se mettre à la tâche. Sept livres en soixante ans... A « faire », auquel il préférait « dormir », « s'amuser » ou simplement ceux qui lui infligeaient un « c’est peu », il répondait « c’est trop ». « réfléchi ». Mendiant et orgueilleux », comme pour montrer Pourquoi faire plus ? Albert Cossery considérait l’acte d’écrire l’exemple à ses personnages, il ne possédait rien. A qui voulait bien comme une longue patience. Travailler tous les jours ? Sûrement l’entendre, il répétait qu’il lui suffisait de se balader les mains dans pas ! L’auteur de Mendiants et Orgueilleux (1955) ne forçait jamais les poches pour se sentir comme un prince. Travailler pour gagner sa plume et se vexait presque qu’on puisse l’imaginer en forçat sa vie ? Quelle folie ! « Avec de pareilles idées, disait-il, on pouvait de la page blanche : « Ecrire pour ne rien dire, disait-il, ça aurait tuer un homme. » Art de vivre autant que mode de pensée, la été de la fatigue inutile. » L’idée que certains puissent accoucher paresse d’Albert Cossery était celle d’un homme sage, extra lucide, de cinq pages par jour lui semblait même insensée ; ces gens- assez en tout cas pour avoir compris qu’il valait mieux regarder là, pour lui, se contentaient d’écrire des textes quelconques. passer le monde, si possible depuis son lit, plutôt que d’en attendre Albert Cossery aimait à répéter qu’il produisait une phrase par quoi que ce soit, en vain. jour, phrase qu’il prenait soin de retourner vingt fois pour y mettre quelque chose. Alors, sept livres en soixante ans, oui. Mais, on l’aura compris, cet homme-là n’était pas pressé. Jamais, peut-être, STANDARD 36 | OISIVETÉ | p. 67


LITTÉRATURE

Les Pas à l’envers Graphite & gaufrage sur papier, 2011 41,5x30 cm

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LE CHIC DES TITANS

Les héros de Flaubert exerçaient leur jeunesse à tenter d’être artiste, amoureux ou politicien. Ceux du Hollandais Nescio (1882-1961) n’essaient même pas. Ils voudraient ne rien faire : « Je voudrais être, et pour moi faire c’est : ne pas être. » Par Tristan Garcia (à Amsterdam) | Illustration Anne Touquet

D

epuis une dizaine d’années, adulte doit-il signifier : humilier Ces jeunes bourgeois néerlandais l’une de mes chansons son adolescence ? Frits a essayé qui refusent de s’éteindre avant 25 ans préférées de tous les temps de vivre autrement. Il ne voulait dans les bureaux du paisible royaume de leurs s’intitule Nescio, et elle est l’œuvre pas travailler. Il a échoué – non pères. des Nits, groupe néerlandais pas avec éclat, mais discrètement. actif depuis 1974 qui a livré les En 1906, notre homme épouse plus beaux albums de pop chatoyante et mélancolique d’Europe Aagje Tiket ; le couple aura quatre filles. Depuis 1904, il a rejoint continentale : In the Dutch Mountains, Giant Normal Dwarf ou la Holland-Bombay Trading Company. En dépit du nom de Ting. Dans Nescio, leur seul tube aux Pays-Bas sorti en 1983, il l’entreprise, le travail n’a rien d’aventureux. Il voyage beaucoup, mais est question d’un narrateur qui « saute par-dessus un pont » et qui ses tâches relèvent de l’import-export ; il passe son temps à remplir entend quelqu’un lui murmurer « I don’t know ». Ayant été latiniste, de la paperasse. En 1926, Frits devient directeur de l’établissement. je me souvenais que « nescio » signifiait « je ne sais pas » ; mais je Plusieurs témoignages laissent à penser qu’il a été un patron très ne me doutais pas que le Nescio des Nits était quelqu’un. Séjournant sévère. Mais un an plus tard, victime de dépression nerveuse, il est à Amsterdam, j’ai acheté par hasard un petit volume en anglais de hospitalisé. Entrepreneur sérieux, il maintient à flot la compagnie ; ses nouvelles. pourtant, les nerfs toujours fragiles, il prend sa retraite anticipée Maintenant je sais. au dernier jour de l’année 1937. Il écrit : « Je suis libre, après 40 ans, je suis libre, et je peux me couper les cheveux quand j’en ai La théorie du rêve lucide envie, et aussi les laisser pousser si je le désire. » Frits a l’âme d’un Son vrai nom est Jan Hendrik Frederik Grönloh. Il est né le 22 juin hippie trente ans avant Haight Ashbury. Aimant parcourir à pieds 1882, au n°49 de la Reguliersbreestraat, située au sud du centre- la campagne aux alentours d’Amsterdam, il observe la faune et la ville, non loin de la place Rembrandt. C’est aujourd’hui une artère flore de la région, se rend souvent en Frise et contemple la mer commerçante et touristique traversée par trois lignes de tramway, du Nord. Il traverse la guerre comme une ombre, sans s’engager. Il qui donne sur l’Amstel. Jan porte les trois prénoms de son père, meurt en 1961. Pourtant, depuis la naissance de ses filles, en guise un forgeron aisé qui possède une boutique florissante. Le petit de hobby, le soir ou les jours de congé, seul, sans en parler autour « Frits » reçoit une éducation conventionnelle. Après ses années de lui, il écrit. de collège, il intègre une école publique de commerce. Il prend un peu tristement un emploi de commis de bureau à Hengelo, à l’est Mépriser l’argent du pays, dans la province d’Overijssel, loin de la mer du Nord qu’il Né la même année que Franz Kafka, quatre ans après Robert Walser, Nescio est leur frère méconnu. Lors d’une première chérira toute sa vie. Mais au tournant du siècle, tel un Julien Coupat des îles de la Frise, période d’écriture, avant la Première Guerre mondiale, Nescio il ne supporte plus sa culture bourgeoise, son environnement de signe au moins trois courts chefs-d’œuvre de la littérature de petits employés et la carrière à laquelle il est destiné. Il s’engage langue néerlandaise : De uitvreter (Le Pique-assiette, 1911), Titaanje dans une communauté utopique, inspirée par les recherches de (Titans en herbe, 1915) et Dichterje (P’tit poète, 1918). Chez lui, le Frederik Willem van Eeden, un poète et psychologue qui prône suffixe récurrent « –je » semble indiquer la modestie, alors qu’il une forme de bohème nouvelle. Théorisant le « rêve lucide », est toujours question de jeunes gens à l’ambition démesurée, qui cet étrange docteur s’élèvera toute son existence durant contre voudraient… on ne sait jamais trop quoi. Etre. Etre vraiment ! Etre l’injustice « essentielle » de la société, reposant la question de la enfin ! recherche du bonheur, qui a été refoulée par les conventions du Le narrateur, son double Bavink, Hoyer, Bekker, Kees, et Japi, le monde bourgeois du XIXe siècle, obnubilé par la famille, le travail « pique-assiette », forment une communauté secrète de garçons et la nation. Van Eeden fascine les jeunes Néerlandais qui refusent bohèmes. Ils errent dans les ruelles, près des canaux d’Amsterdam. de s’éteindre avant 25 ans dans les bureaux du paisible royaume de Il y a bien quelques escapades vers la Frise et ses digues sur la mer leurs pères. grise et agitée. Mais tout le drame de la jeunesse perdue se joue entre l’Amstel et l’IJ. La Sarphatistraat, les troquets du centre, les Vie minuscule chambres de bonne des maisons bourgeoises à pignons, Zuiderzee Frits passe trois ans auprès d’une communauté inspirée à la fois par au soleil levant, Abcoude, le canal Narder… van Eeden et par le socialisme utopique européen. L’expérience est un échec. Il faudra vivre, travailler, se marier. Il passera le restant « Nous n’étions jamais clairs quant à ce que nous allions faire au de sa vie à se demander pourquoi. Pourquoi l’obligation sociale juste, mais nous allions faire quelque chose. » C’est ce « quelque devient-elle la force nécessaire de la réalité ? Pourquoi devenir chose » indéfini des grandes ambitions d’adolescence, et son

(…)

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LITTÉRATURE (suite) (…)

évaporation cruelle au contact « Il a sauté du pont », disait le « Nous étions une superbe bande du monde, qui forme le cœur refrain, et il est mort. Comme de jeunes gens, nous méritions une fortune, de l’œuvre. « Nous étions des tous les personnages de Nescio, gosses – mais de bons gosses. mais nous méprisions le fait d’avoir plein d’argent. » il n’a voulu ni accepter ni refuser Si je puis dire. Nous sommes l’existence ; il aurait aimé passer bien plus intelligents aujourd’hui, tellement intelligents que ç’en comme l’eau, s’écouler. Mais l’homme ne passe pas : il vieillit. est pathétique. Excepté Bavink, qui est devenu fou. » Que s’estil passé ? « En regardant en arrière, je pense que nous étions une Idéaux trahis superbe bande de jeunes gens, nous méritions une fortune, mais Jan Hendrik Frederik Grönloh a compris ce que serait la jeunesse nous méprisions le fait "d’avoir plein d’argent". » Ils préfèrent causer. moderne : la formation de petites bandes de Titans décidés à dire « Nous passâmes des nuits d’été entières accoudés à la barrière tout non aux lois des dieux, à ne jamais devenir vieux. « What a drag it autour d’Oosterpark à parler et parler encore. […] Les gens écrivent is getting old » des Stones, « Hope I die before I get old » des Who. Pourtant les Titans finissent toujours déchirés en mille morceaux tellement de nos jours. » Nescio, lui, écrit très peu. Après avoir édité sans bruit ses premiers récits en 1918, il renonce à par la nostalgie des occasions perdues et des idéaux trahis – ou son rêve et arrête de se croire écrivain. Les nouvelles publiées sous bien morts, cassés en deux par les dieux. Au début de P’tit poète, le pseudonyme ont été accueillies dans une relative indifférence. Au Dieu des Pays-Bas est un type au veston élimé qui marche autour cours de la Seconde Guerre mondiale, Nescio retravaille quelques de la gare centrale et observe les jeunes gens. A la fin des Titans en textes qui datent d’il y a trente ans et ajoute un beau récit désabusé, herbe, il s’excuse auprès d’eux : il est des lois qui dépassent Dieu luiInsula Dei. Son identité est dévoilée ; sortant de l’ombre, il devient même ; la trahison des promesses titanesques en est une. Ce qui ne peu à peu une sorte de classique aux Pays-Bas. Il n’éditera plus signifie pas qu’on a eu tort d’y croire – bien au contraire. que des fragments, souvent décevants. Après sa mort, son journal « De temps en temps, Dieu sourit un instant en voyant les gentlemen de promeneur remporte un franc succès. Plus personne ne parle importants qui pensent qu’ils sont vraiment quelque chose. Un de Jan Hendrik Frederik Grönloh – mais quelques rues portent nouveau lot de petits Titans est encore occupé à amasser de petits galets pour le renverser de ses hauteurs et arranger le monde suivant aujourd’hui le nom de Nescio. ce qu’ils croient devoir être. Il se contente de rire, et pense : "C’est Ces putains de choses bien, les garçons. Vous êtes peut-être fous, mais je vous préfère Ses grands « petits textes » des années 10 sont traversés par des encore aux gentlemen convenables, comme il faut. Désolé de vous jeunes gens – en imperméable, buvant des verres de genièvre, briser la nuque et de laisser prospérer les gentlemen à votre place, mangeant un peu de pain et de saucisse, comptant leurs sous, mais je ne suis que Dieu."» fumant la pipe, discutant des filles, avec une dégaine d’étudiants qui n’étudient pas dans les classes mais dans les cafés et sur les fronts de mer. Débarque parmi eux Japi (prononcez « Yo-pi »), étrange type comme on a en tous connu vers 20 ans. Il sent souvent fort, squatte chez des amis et fait la conversation : « Je ne suis pas un poète et je ne suis pas un amoureux de la nature et je ne suis pas un anarchiste. Je ne suis, Dieu merci, absolument rien. » Les héros de Flaubert exerçaient leur jeunesse à tenter d’être artiste, d’aimer ou de faire de la politique. Ceux de Nescio n’essaient même pas. Ils voudraient ne rien faire, car « je voudrais être, et pour moi faire c’est : ne pas être. » Prisonnier d’une société où tout ce qui peut et doit être fait – travailler, s’engager, fonder une famille – est prévisible, le personnage de Nescio essaie de s’en sortir. C’est-à-dire de ne pas entrer là-dedans. Il est le premier de tous les jeunes gens modernes, rétifs à toutes les injonctions – et ne sachant trop quoi opposer à ceux qui leur enjoignent de prendre la place qui leur a été réservée. Hélas ! Dans Titaanje, Hoyer devient un responsable respectable du Parti Social-Démocrate des travailleurs ; Bekker un agent commissionnaire encravaté ; Kees a un boulot, une femme qu’il a aimé mais « qui n’éveillerait plus le désir chez quiconque ne la connaît pas depuis longtemps, comme Kees » ; le narrateur « Koekebakker est devenu un homme calme et sensible. Il se contente d’écrire, reçoit son petit salaire et ne cause de problèmes à personne ». « Et Bavink ? Dans sa lutte contre ces "putains de choses " Bavink a perdu, ou bien capitulé. » Il a fini en institution psychiatrique.

« Un pas et… »

Quant à Japi le pique-assiette, les personnages le revoient de loin en loin. Il a été amoureux, il a gagné un peu d’argent, il en a perdu. La jeunesse est passée. Il ressasse ses rêveries sur l’eau, qui parvient à être toujours la même et toujours différente. A trois heures et demie du matin, une nuit d’été, Japi monte sur le parapet du pont sur la Waal. La vigie l’aperçoit. « Pas de souci, mon vieux », lui dit Japi. « Vous ne pouvez même pas appeler ça un saut, dit la vigie, il a fait un pas et il est descendu. » C’était donc ça, la chanson des Nits que j’aimais tant, adolescent : STANDARD 36 | OISIVETÉ | p. 70

Le Pique-Assiette Titans en herbe Et P’tit poète Disponibles chez Gallimard, malgré leur affreuse traduction.


La Dame de fauves, détail Graphite et mine de plomb sur papier, 2012 Triptyque 41,5x90 cm

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POÉSIE

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AU RYTHME DE LA TORTUE

Selon Walter Benjamin, le « flâneur » baudelairien baladait son spleen et ses idéaux derrière un reptile à carapace. Ils sont toujours modernes. Promenons-nous avec eux. Par Wilfried Paris | Illustration Steven Le Priol

«

En 1839, il était élégant d'emmener une Attention flottante Le flâneur est à la jonction Car le flâneur est distrait, dispersé, vacant tortue quand on allait se promener. Cela du spleen et de l’idéal. et, déambulant dans la foule solitaire, son donne une idée du rythme de la flânerie dans œil imprime les messages des enseignes, les passages. » Cette merveilleuse anecdote se trouve dans le texte de Walter Benjamin, Sur quelques thèmes la répétition sans fin des marchandises. A la fois imperméable, baudelairiens (1939). L’écrivain, essayiste et traducteur allemand, distant, protégé par sa distance, et assimilant d’un seul ami d'Adorno, Horkheimer, Brecht, qui conjugua la théologie, regard tous les signaux que le progrès lui lance en rafales, la philosophie du langage et le marxisme, ajoute à cette note de il est le plus à même d’en saisir la « nouveauté », l’événement, bas de page : « Si c’est lui qui avait fait la loi, le progrès aurait été l’inattendu. Ce nouveau, « qui fait voler en éclats l’expérience de obligé d’apprendre ce pas. En fait, ce n’est pas lui qui a eu le dernier l’éternellement semblable », peut être la marchandise elle-même. Mais cette vacance contemplative, cette attention flottante, mot, mais Taylor, qui imposa le slogan : "Guerre à la flânerie !" ». c’est aussi la disposition d’esprit propice à la constitution des Dandy calquant sa marche sur celle de la tortue, le flâneur du « correspondances » baudelairiennes : le flâneur devient poète, il XIXe siècle protestait avec une ostentatoire nonchalance contre la guette les aspects épiques de l’existence moderne, il « herborise le cadence dominante, celle de la production, aux premières heures bitume », remarque les feux dans une flaque d’eau et romantise le de l’industrialisation. Ce temps « vide et homogène », selon Ben- quotidien, pour y découvrir une épiphanie, une grâce soudaine A jamin, de l’automatisation des gestes et de l’ennui au travail, se une passante… « Un éclair… puis la nuit ! Fugitive beauté / Dont retrouvait déjà partout dans la grande ville, et Baudelaire le repré- le regard m’a fait soudainement renaître, / Ne te verrai-je plus que sentait, dans Les Fleurs du Mal (1851), sous la forme allégorique dans l’éternité ? » En 2012, il aurait sans doute sorti son Instagram. d’une infernale répétition, d’un éternel retour du même : mêmes figures, mêmes expressions, mêmes gestes. Ainsi dans Les Sept vieillards, le poète croit rencontrer sept fois de suite la même figure d’un vieil homme, hallucination urbaine qui n’a rien perdu de son actualité (combien de T-shirts « I Love Paris » avez-vous croisé aujourd’hui ?).

La détresse future

Le flâneur est à la jonction du spleen et de l’idéal, à la fois mélancolique devant ce qu’il perçoit comme une permanente catastrophe, et désireux de retrouver l’aura perdue, une beauté préhistorique, dans un temps dilaté. De même que le mélancolique tire son plaisir du chagrin, le promeneur de Benjamin entoure la triste réalité de la cité d’un voile réconciliant : « Le regard que le génie allégorique plonge dans la ville trahit le sentiment d’une profonde aliénation. C’est là le regard d’un flâneur, dont le genre de vie dissimule derrière un mirage bienfaisant la détresse des habitants futurs de nos métropoles. » Oisif, indécis, ne se sentant chez lui nulle part, ni dans son intérieur bourgeois, ni dans la foule, il emprunte, borderline, funambule, les passages parisiens, « intermédiaires entre la rue et l’intérieur », passages piétons, couverts, perpendiculaires aux grandes artères, dans lesquels il peut aller de son pas de tortue. « Qui ne sait pas peupler sa solitude, ne sait pas non plus être seul dans une foule affairée. » (Le Spleen de Paris) : c’est un marginal, un solitaire, un asocial qui demeure « à l’écart de toute vie active », se situe dans les « espaces libres », hors des cadres existants, et qui est rendu par cette disponibilité réceptif au surgissement de l’événement, à la rencontre, à « l’expérience vécue du choc ».

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DAS BANALE DING M arloes van Doorn

est une fille. Elle porte ce prénom vraiment cool que ses parents lui ont donné en 1979. Après son diplôme de photographie à l’Académie St. Joost à Breda, au sudouest des Pays-Bas, elle aime particulièrement le portrait, essayant de forger la force de ses clichés dans l’interaction avec les gens. En 2010, elle fonde avec d’autres (Adrian Brun, Annegien van Doorn, Bas Hendrikx et Nikos Doulos) le projet Das Banale Ding (la chose

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banale), qui consiste à « redéfinir de manière perspicace et amusante les objets du quotidien ». Leurs mises en scène sont pleines de ces petites trouvailles toutes simples qui prouvent que l’oisiveté n’est pas la mère de tous les vices : une pastèque qui regarde par la fenêtre, une maison construite en cubes de tofu, un Tetris en tranches de saucisson... Un humour qui donne faim de plus d’images. M. A.


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MUSIQUE

“ COMMENT DÉCRIRE LE ZÉR0 ”

Vis mon vide : à rebours d’une jeunesse dorée, le rap cinglé du Klub des Loosers raconte les trous dans l’agenda, la solitude et les kébabs froids – le côté obscur de l’oisiveté, selon Fuzati, âme blessée au masque blanc. Par Julien Taffoureau | Photographie Pierre Sattin

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que le primaire, les bons à e Fuz’ donne rendez-vous sur les marches de l’église « Mon personnage ? Un perdant magnifique, qui ne se rien. Détachés par nécessité, Saint-Vincent-de-Paul, dans complaît pas dans sa paresse mais, au contraire, essaye coincés entre deux mondes de toutes ses forces sans parvenir à rien. » qui ne t’accepteront jamais le Xe arrondissement de Paris. Nouveau trait d’humour complètement – la cité et les (noir) d’un gadjo qu’on imagine moins grenouille de bénitier geois-bour. J’essaye de capter cette position étrange qui te met à que crapaud devenu toxique à force d’être éconduit par les prin- l’écart, te condamne à l’observation. cesses low cost ? La farce pourrait être à double-fond : Vincent de Paul tient sa sainteté de sa proximité avec les « galériens ». Et si En 2005, le collectif Génération Précaire a pris pour emblème le Versaillais Fuzati, 34 ans, en était l’écho lointain ? L’aumônier un masque blanc – comme toi. Tu as l’impression d’être la des boloss de notre temps, redistribuant dans un cellophane jazzy- bande-son de cette jeunesse-là ? funk les rêves enfuis des banlieusards de la France de derrière ? Le Cette précarité, j’en ai parlé : les stages absurdes, les CV envoyés Triste-Sauveur d’une ère sinistrée dont le temps libre est avant tout sans réponse… Mais j’ai jamais essayé d’être un porte-voix : je un temps d’esclave ? Eléments de réponse avec le ventriloque de la racontais juste ce que je vivais. Le masque, ce n’est pas un gimmick, dèche, au moment où il proclame La Fin de l’espèce. c’est un moyen de m’effacer au profit du ressentiment. Et Vive la vie est un album sur l’adolescence en général, je crois. Redécouvert par Décrire une génération abonnée au chômage, à la junk food et à des mecs de 18 ans aujourd’hui, il continue de parler. L’époque n’a la défonce plus ou moins thérapeutique, c’est ton projet ? peut-être pas tant changé, cela dit : c’est toujours dur de s’insérer Fuzati : Je suis avant tout un spectateur, qui voit les bières se vider et dans la vie active et affective. les pizzas tiédirent en espérant atteindre un truc universel. Je ne me reluque pas le nombril, j’ouvre un exutoire pour d’autres, capte ce Cette volonté d’intemporalité explique l’absence de namequi interpelle, sans calcul, en déballant fidèlement ce que je ressens. dropping dans tes textes ? Ce qui touche, je crois, c’est ce qu’incarne mon personnage : un Oui. C’est très facile de faire de l’art citationnel, d’empiler des perdant magnifique, qui ne se complaît pas dans sa paresse mais, clins d’œil : c’est de l’art fast-food. D’où ma volonté d’écrire sans au contraire, essaye de toutes ses forces sans parvenir à rien. Il y références, même si ça corse énormément l’exercice. Tu ne trouveras a une ambiguïté rageante en ce moment autour du sobriquet de pas de chanson sur Facebook chez moi, parce que je sais que le truc looser, galvaudé et vidé de sa substance cruelle, acide. On te donne a une durée limitée. T’imagines si j’avais fait un texte sur Caramail l’impression que c’est sympa d’être un geek ahuri qu’on fait tourner ou Lycos ? Je ne veux pas participer à l’ère du jetable. en bourrique… Le Klub n’a jamais été dans ce plan à la con. Vive la vie racontait quand même en creux un phénomène Clairement : en 2004, Vive la vie décrivait comment cette situation récent : l’accès massif aux études pour déplacer le problème de poussait au suicide… l’entrée sur le marché du travail. Ton perso avait été orienté en Je n’allais pas bien du tout, autour de moi des personnes première L par défaut, végétait à l’université… disparaissaient à cause d’une vie terne. Mon but n’a jamais été Peut-être, mais le sujet de fond c’est l’exclusion, la solitude. de taper dans le porte-monnaie d’étudiants en galère en disant : Versailles, c’est vraiment le vide : une fois que tu as dit que tu regardez, c’est super d’être un raté. J’aurais pu monter un biz de ne peux pas te plaindre, il n’y a rien. C’est pour ça que Dino T-shirts, faire du marketing de ouf avec ça, mais non. Ma hantise, Buzzati m’a parlé avec Le Désert des Tartares [1940]. J’y ai c’est de flatter les beaufs de pavillons devant leur Playstation et leurs trouvé mon pseudo et mon sujet : comment décrire le zéro ? gâteaux apéro, ces mecs de classe moyenne qui ont eu la chance Ma scolarité n’était qu’une étape d’un néant plus enraciné. d’avoir un accès à la culture et qui préfèrent fumer des pét’ plutôt que d’en profiter. Quand t’es comme moi, ni riche, ni pauvre, t’as A côté de la musique, tu as des jobs alimentaires. C’est pour une certaine responsabilité pour ne pas rester le cul entre deux chaises, rester près du peuple ? Pour conserver ma liberté artistique, aussi. Je ne veux pas même si ça peut être confortable, paradoxalement. dépendre économiquement de mes disques. J’ai essayé, un Contre la pseudo-revanche des nerds, tu rappelles l’aspect an et demi, cette vie où tu ne fais qu’enregistrer, tourner et asphyxiant de la loose : « Le jour où je péterai les plombs, il y aura attendre chez toi que ça se passe. Mais tu n’y trouves pas de des morts et des renforts » [Le Parapluie]. matériau. Avec ce que je veux raconter, faut faire gaffe à rester En fait je n’aime pas ce terme, loose. Mes loosers ont deux o, dans la « vraie vie ». Ne pas se réveiller en se croyant artiste, manière de mettre en avant un sens second, les détachés, plutôt ne pas côtoyer des gens qui te le font croire, ne pas se protéger

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MUSIQUE (suite) (…)

dans un cocon où tu prends des taxis tout le temps, où tu te lèves à 15 heures juste pour aller serrer des mains dans un vernissage. Comme un écrivain, j’ai besoin de me documenter. Je trouve un concept et je le nourris avec du vécu, chopé dans mes expériences et discussions diverses, dans les bars. Sans ce contact, je ne pourrais pas écrire L’Indien, sur la jungle bureaucratique [« Pression tout le temps, concours de bites permanent. »] Certaines de tes phrases font penser à Bukowski ou Céline. Juste ? J’adore John Fante surtout. Et Houellebecq. Mais je ne copie personne. L’intérêt n’est pas d’aller piocher dans la littérature pour l’adapter en rap. Je dois autant à Oxmo Puccino et MF Doom. Quand ils ont débarqué à la fin des années 90, c’étaient des auteurs qui mettaient leurs textes en musique, hors des thèmes rebattus du hip-hop. La voie était libre.

« Ma scolarité n’était qu’une étape d’un néant plus enraciné. » Sais-tu que tes samples – library music, obscurités jazz et rock psyché – correspondent à ce que les jeunes redécouvrent aujourd’hui en glandant des heures sur internet ? Oui, mais moi j’ai diggué comme un bâtard dans les brocantes, avec listes manuscrites. La Toile a facilité le truc : maintenant, au lieu de me les cailler à fouiller des cartons sur des parkings, je passe une heure et demie par jour sur eBay à acheter mes disques aux mêmes gros vendeurs qui fournissent Madlib ou Q-Tip. Le net a aussi modifié notre univers mental, via le porno haut débit… Carrément. Dans La Fin de l’espèce, le perso part à la pêche aux grosses dans les pubs puis reproduit inconsciemment cette sexualité prémâchée. L’espoir romantique s’est envolé : « On croit d’abord au Père Noël, puis aux orgasmes dans les pornos, le jour où l’on ne croit plus en rien, c’est qu’on a fini d’être ado » [Vieille Branche]. J’y parle exprès de sodomie, d’éjac’ faciale, de foutre, parce que c’est normal quand on a grandi avec cette grosse boucherie. C’est le dernier truc underground : tout le monde en regarde et personne n’en parle sans rougir. Et ça influence à fond la sexualité : tu n’arrives plus à savoir si certaines pratiques sont sous tes draps parce que tu les kiffes ou parce que tu les reproduis machinalement, à force de les avoir vues. Fascinant. Et les animaux ? On dirait que ce sont les seuls à trouver grâce à tes yeux. A fond. Tu sais que le chien de Houellebecq, Clément, est enterré au cimetière animalier de Clichy ? J’y ai pas mal traîné. Faudrait que j’aille me recueillir sur sa tombe... L’autre fois j’étais au Salon du chat et du chien, j’ai adoré. Si je crève, je pense que mes disques seront revendus pour financer la SPA. Les bêtes remplissent la vie sans faire souffrir. Ce n’est pas si commun.

LE DISQUE :

Tragédie ordinaire, acte II

Si Fuzati n’a pas souvent l’engin enduit de vaseline, il a toujours la verve bien huilée. Sept ans après Vive la vie, on le vérifie à nouveau avec La Fin de l’espèce, oraison funèbre finement ciselée à l’humanité crasse. L’attente a été longue ? Ce n’est pas parce que le flancheur masqué naviguait à vue, la rame à la main : tout était planifié. Annoncée dès 2004, la trilogie n’a pas été sabordée en cours de route, juste patiemment nourrie de vécu pour encadrer avec justesse la misère affective d’un common man à trois âges de sa vie. Après la vingtaine encore pétillante et avant la quarantaine qu’on pressent très salée, c’est aujourd’hui la trentaine qui colle aux basques du looser comme un chewing-gum au cul d’un frelon au dard brisé. « Plus de rancœur que de rencards », on connaît le programme, déroulé dans la plus parfaite continuité. Vive la vie se finissait par un suicide en forêt ? Même ça, le malheureux l’a raté. Nouveaux problèmes : stress au travail, libido lessivée et gosses en batterie. De tous, ce sont surtout les moutards qui montent au nez du Fuz’, puisque dans son cerveau clinique, le virus de la vie ne vaut pas d’être inoculé. D’où le refrain pro-contraception du disque, voire pro-épidémie : et si on arrêtait de propager indéfiniment un mensonge ?

Blessures crues

Réduire toute l’entreprise à cette vision cauchemardesque de l’accouchement serait néanmoins une erreur : en suivant le fil rouge malthusien-kamikaze, c’est toujours l’acuité du croquis sociologique qui emballe. Entre autres blessures crues qui finissent en cuites, on y croise des enfants prenant conscience que le Père Noël ne passe plus en période de chômage, des phalanges explosées contre des murs d’appartement bancals, des télévisions faisant office de derniers compagnons d’infortune ou des équations vitales irrésolues – pourquoi y a-t-il « beaucoup plus de fils de pute que de prostituées », hein ? En dessous, les meilleurs instrus du hip-hop francophone, plus tristes qu’autrefois, moins cheesy (merci le piano brumeux), en collision permanente avec un flow âpre et coupant. « Vaut mieux ne pas comprendre ce que chante un oiseau en cage », lance le misanthrope sur L’Animal. Des perroquets aux pigeons, on a trouvé en lui un putain d’interprète, pourtant. J. T. La Fin de l’espèce Les Disques du Manoir / Module Last Days Collage de dialogues de films et de musiques électroniques A paraître en octobre Live! Fuzati vous passe la corde au cou A la Gaîté Lyrique, le 12 octobre.

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TÉLÉVISION

* Alex D. Jestaire a cassé sa dernière télé en écrivant Tourville (2007, au Diable Vauvert). Depuis, il s'est réfugié avec sa famille dans une communauté résiliente des Cévennes où il rédige comme il peut ses mémoires post-krach européen entre deux travaux des champs.

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L’ABYSSE REGARDE AUSSI EN TOI

Après quinze ans d’absence, Beavis & Butt-Head, les deux plus grands branleurs de l’histoire de l’audiovisuel, reviennent habiter les écrans démultipliés de l’ère 2.0. Par Alex D. Jestaire*

L

de Highland, tout a déjà explosé des es revoilà – un nabot blond et B&B excellent à dire que l’empereur est nu, dizaines de fois (souvent à cause un benêt brun, bec de lièvre et qu’un clip de merde est un clip de merde, et de B&B), mais tout est toujours appareil dentaire – tous deux dans les 15 ans. La dernière fois que vous que Satisfaction de Benny Benassi file la trique. redevenu comme avant (même principe que Les Simpson). les avez vus, ils étaient affalés sur un canapé à la lueur d’un écran TV. Depuis, croyez-le ou pas, quinze Dans les mêmes T-shirts Metallica et AC/DC, envers et contre toute ans ont passé – c’était en 1997, au millénaire dernier, dans un mode, ces deux étalons du white trash baladent leur stupidité à travers l’Amérique banale, celle des centres commerciaux, des bases militaires, monde tellement pré-9/11 – vous vous souvenez ? Dans Beavis & Butt-Head are dead, final n°200 d’une série orchestrée des prêcheurs, vendeurs de voitures, truands, clochards, rats… et par Mike Judge de 1992 à 1997 – et de retour surprise ce printemps sur oiseaux mazoutés de Floride. Leurs meilleures aventures tiennent MTV pour une huitième saison –, les deux crétins emblématiques de souvent sur une seule blague, un gimmick décliné à l’envi jusqu’au la Génération X ne sont bien sûr pas vraiment morts – pas plus qu’ils bout de l’absurde (l’épisode Crying nous fait assister fast forward à la n’ont réussi à « scorer » (emballer une meuf) dans les cent quatre-vingt- vieillesse du duo et à la mort en gériatrie d’un Beavis sénile, plombé dix-neuf épisodes précédents. Souvent comparés au Trois Stooges outre- par le comique de répétition). Atlantique, B&B, en bons personnages de cartoon, se rapprochent tout autant du Coyote dans sa poursuite absurde de Bip-Bip – une quête Et songe que lorsque tu regardes dans l’abysse… (« ass-TV-ass ») qui ne mène à rien – rocher de Sisyphe ici exorcisé par Néanmoins, quelles que soient leurs péripéties – fin du monde, échec scolaire, guerre au Moyen-Orient ou parodie de Supersize Me –, il le rire slapstick plutôt que par la prose d’Albert Camus. est un lieu où ils reviennent toujours, comme sur la case départ d’un Prends garde en combattant les monstres… Monopoly immanent où le « vrai n’est qu’un moment du faux » : sur Leurs gaffes, baffes, gros mots, chutes et infections variées auront le canapé, devant la télé – ce décor daté – comme au temps d’avant rythmé nos nuits de zapping les moins avouables, vautrés sur un YouTube, du 2.0, des smartphones et des tablettes (sur lesquels les plus sofa clic-clac à regarder ces deux types, eux-mêmes ramollis, en train jeunes vont les découvrir aujourd’hui). de commenter des clips qui passent – sorte de mise en abyme effet La blogosphère s’accorde à dire que les vraies pièces de choix du show Vache Qui Rit – tout ça à une époque où, rappelons-le, on entendait sont les fameuses séquences couch potatoes où B&B déconstruisent en encore les Red Hot Chili Peppers, Nirvana, R.E.M. ou les Cranberries ! voix off des clips à la mode (Lil’ Wayne, Katy Perry) ou encore, dans Revoir aujourd’hui un de ces vieux programmes, c’est courir le risque cette huitième saison, les derniers real de MTV (Jersey Shore, Teen de se changer en statue de sel, tel la femme de Lot fuyant Sodome et Mom, 16 & Pregnant). Ce sont après tout les moments où une certaine Gomorrhe. Depuis, des tours sont tombées, des pays se sont embrasés, touche d’intelligence, ou du moins de lucidité nihiliste, perce à travers des banques ont implosé et pendant ce temps, MTV a pratiquement les deux voix interprétées par Mike Judge (aucun doublage français ne cessé de programmer des clips – la veine real TV initiée à l’époque leur a jamais rendu justice). Sur une séquence orgiaque de Champagne par un succès comme The Real World (à l’antenne depuis 1992) est Showers par LMFAO, remarque de Beavis : « C’est drôle : l’économie aujourd’hui devenue la ligne de fond de la chaîne. s’effondre, les gens sont tous au chômage, et ce groupe, là, ils répandent Dans ces mêmes temps troublés, Mike Judge s’essayait au cinéma (trois du champagne super cher partout… Pourquoi est-ce qu’on n’est pas né films pleins de crétins, dont un mémorable Idiocracy en 2006), lançait en étant eux ? » En somme, B&B excellent à dire que l’empereur est nu, l’émérite série King of the Hill (fresque naturaliste sur la middle class qu’un clip de merde est un clip de merde, et que Satisfaction de Benny texane, qui décolla en 1997 et dura treize ans), et rencontrait un échec Benassi file la trique – pour Beavis, « tous les clips devraient être comme avec la Goode Family (2009), qui se moquait sans trop d’emphase celui-là ». d’une famille libérale (« de gauche ») branchée bio-écolo-bobo. Les Goode n’ont pas fait rire les Américains – sucks ! Judge leur a rendu Alors rire ? Oui, on rit, bien sûr – les deux guignols dans la boîte n’ont Beavis et Butt-Head, dans toute leur splendeur, et envisagerait même rien perdu de leur mordant. Seulement voilà, en attendant, comme une neuvième saison. l’a scandé un autre puppet des nineties, « vous regardez toujours la télévision » – à savoir : des types qui regardent des types qui regardent De ne pas devenir un monstre-toi même… finalement… quoi ? Est-ce au fond (du trompe-l’œil) notre propre Alors, wassup pour nos deux Hibernatus sortis du coma des capacité à la procrastination qui fascine ? Catharsis ? Consolation ? rediffusions ? Ils n’ont pas changé, pas pris une ride – vivent dans le Mesmérisme d’Eros et Thanatos (sexe, sexe, sexe et violence) ? Et puis même appartement décati, travaillent au même Burger World minable, pourquoi chercher des excuses ? Pendant ce temps en Saxe, Friedrich continuent d’aller en classe avec leur prof hippie, Van Driessen – leur Nietzsche s’agite dans sa tombe : le frontispice d’un clip de MGMT petit monde (en dehors de leur « grand tour américain » de 1996 au (Kids dans le premier B&B saison 8 – vidéo plébiscitée par l’UMP) cinéma) n’a jamais beaucoup bougé – ou plutôt : dans leur bourgade attribue sa célèbre citation sur « l’abysse » à Mark Twain ! Profond ? STANDARD 36 | OISIVETÉ | p. 85


©Hillary Harrison

©Hillary Harrison

CINÉMA

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LEBOWSKI, DE PLUS EN PLUS BIG

« L’homme le plus paresseux du comté de Los Angeles » voire « le plus paresseux au monde » est l’objet d’un festival qui réunit depuis dix ans des fidèles farfelus. Cool, Dude! Par Nadia Ahmane

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onumental tiretaoïsme) s’invite dans un Musique, bowling et dégustation au-flanc incarné à deux Etats par an. De de « sodas d’avoine » : les participants se rebaptisent par Jeff Bridges dans plus, Russell et Shuffitt ont l’œuvre culte des frangins Achievers,ironique référence au manque d’ambition du Dude. sorti I’m a Lebowski, You’re Coen, le Dude – alias a Lebowski, le bouquin Jeffrey Lebowski, quadra célibataire barbu sans profession, aimant « ultime », bourré d’interviews et doté d’un guide pour « parlerles bains et le bowling – se paiera les 20 et 21 juillet à Louisville le-Dude », ainsi transformés en concepteurs de produits dérivés (Kentucky) une lampée générale de russe blanc. On y célébrera les (T-shirts, badges, bonnets de laine, maillots pour chien, méduses dix ans du Lebowski Fest, rassemblement des fans imaginé par Will de plage). Business is business, man. Russell et Scott Shuffitt, qui nous résument la chose par Skype : Le premier supporter ? Jeff Bridges himself, qui signe la préface « Beaucoup d’alcool, de bowling, de déguisements, de répliques du du livre et le nourrit de dizaines de photos prises sur le tournage. film et de bons moments. » « Il a totalement la Dude attitude », s’enthousiasme Scott. Invité de « Le premier soir, on regarde le film, le deuxième soir, on devient le luxe du cru 2005, des vidéos le montrent rasé de près, en chemise film », dit Will en décrivant ce raout où, entre quiz et concerts, sont hawaïenne, chantant pour un public déchaîné The Man in Me de récompensés les meilleurs costumes. Cent cinquante personnes Bob Dylan, morceau-phare de la B.-O. L’année dernière à New se sont pointés la première année ; aujourd’hui près de mille York, pour la dixième édition, il a convaincu Julianne Moore, John deux cents doux-dingues répondent à l’appel du Leb’. De quoi se fucking Goodman, Steve Shut up Donny Buscemi ou encore John reposer la question des journalistes anglo-saxons J.M. Tyree et Ben Jesus Turturro de l’accompagner sur scène, tandis que Scott et Will Walters* : « Comment un film qui a échappé à la critique et au public étaient grimés en quilles. Rien que pour ça, on les adore. à sa sortie en 1998 s’est-il attiré une telle dévotion ? » Après Louisville, le Fest envahira Seattle les 10 et 11 août. A chaque « Célébrer tous les trucs » destination, le programme ne dévie pas : musique, bowling et En 2002, deux trentenaires s’ennuient sévère à une convention de dégustation de « sodas d’avoine », la bière de Jeff L. Ses disciples tatouages. Pour se distraire, ils échangent des répliques de leur péloche se rebaptisent Achievers, « ironique référence au manque d’ambition favorite (« Désolé que ta belle-mère soit nympho », « Je peux t’avoir un du Dude », souligne le L.A. Times suite au documentaire d’Eddie orteil »). La plaisanterie fait son effet et des inconnus s’incrustent dans Chung sur l’événement (The Achievers: The Story of The Lebowski le jeu. « On tenait le concept », confie Scott, alors que ses deux filles Fans, 2009), pour lequel le réalisateur a filmé cinq ans de festivals, de même pas 10 ans apparaissent sur la webcam : « Elles n’ont pas vu de Walkyries, de posters de Nixon, de concerts en slip, de cowboys le film, mais savent tout du Dude ! » Les deux hommes ont fait de la étranges et de putains de nihilistes allemands qui courent avec des paresse du perso un job à plein temps, Shuffitt ayant quitté son emploi ciseaux géants. Dans la bande-annonce, certains pensent que le dans une usine automobile : « Le Fest est mon unique boulot pour le film a « guéri leur cancer ». Jeff Bridges, lui, reste philosophe : « Je moment. » Et ça ne chôme pas. suis en train de vivre un rêve louche, man ! » « Célébrer tous les trucs Lebowski », affirment-ils sur leur site. Dans cette communauté, les mots « Man » et « Dude » servent de ponctuation lebowskifest.com pour légender des photos de sosies plus ou moins convaincants (avoir les cheveux longs, des lunettes de soleil, une barbe mal taillée et le gilet de pépé ne suffit pas), balancées sur un forum où certains avouent honteusement ne pas aimer le Kahlua – liqueur de café d’origine mexicaine, indispensable au russe blanc – et d’autres se demandent en quoi l’art de Maud Lebowski, l’artiste féministe dérangée jouée par Julianne Moore, est-il « fortement vaginal » ?

Méduses de plage

Las Vegas, Los Angeles, Austin, San Francisco… Le Lebowski Fest se tape même une édition londonienne en 2007. « On reçoit des mails nous demandant de l’organiser dans d’autres villes », raconte Scott. « Le premier Fest en dehors de Louisville s’est fait à Vegas. On a trouvé un bowling disponible, on s’est dit que ça pouvait fonctionner ailleurs. » Depuis 2004, l’armée de ceux-qui-se-laissent-porter parle-courant (précepte-clé du « dudeisme », version désinvolte du STANDARD 36 | OISIVETÉ | p. 87

* The Big Lebowski J.M. Tyree et Ben Walters G3J Editeur


CHEZ L’AMI CAOUETTE

La chanteuse April March qui se détend chez le cinéaste Jonathan Caouette en papotant de notre thème ? Drôle d’idée ! On l’a acceptée. Par April March | Sur une idée de Jean-Emmanuel Deluxe | Photographie Marie Losier

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La drogue nuirait à ma dois dire qu'il en jette. J'adore « Mon prochain film sera aussi prosaïque qu’une paresse », assure Jonathan les morceaux des années 60mouche sur un mur, je veux montrer le réel auquel 70, quelque chose de magique Caouette (Tarnation, 2004 et on ne fait pas attention. » Walk away Renée, 2012) à April s'est produit en cette période, March, glissée dans la peau où tout était expérimental, d’une journaliste standardiste. Installé dans sa cuisine new-yorkaise, imprévisible. Je commence mes films avec la musique, et ensuite il sert du thé à son hôte avant d’immortaliser cet après-midi nuageux je mets des images dessus, l'inverse de ce qui se fait. (voir ci-contre). Les cuillères contre les tasses, un chien puis un chat prennent part à l’ambiance. « Ce thé lapsang souchong a l’odeur d’un Tarnation et Walk away Renée sont mélancoliques. Est-ce cet état feu de bois. » La conversation commence, dérivant lentement de son qui t'a fait les faire ou bien est-ce les faire qui t'a mis dans cet état ? Ma mélancolie doit venir de l'empathie pour ma mère qui souffre objet premier : tu fais quoi quand tu fais rien ? de maladie mentale. Faire ces deux films – surtout Tarnation, car April March : Alors ? le second, je le considère comme un très opulent bonus DVD Jonathan Caouette : Quoi, ne rien faire ? Personne n’en connaît du premier – était une urgence. Ce sont des documentaires pour plus le sens à New York. L'atmosphère est électrique, les gens me prouver que tout existait, et puisque c'était incroyable, le overbookés et en compétition permanente. Prendre quelques partager… La caméra n’a été qu’un bouclier, mais la musique un jours pour se tourner les pouces, s'allonger dans la cour pour conducteur. Elle est le dénominateur commun à tout ce que je regarder le soleil ou aller à Coney Island provoque un vertigineux fais, l'arrière-plan, le mécanisme, le fond émotionnel manquant. sentiment de culpabilité. C'est peut-être pour ça que l'idée de vivre à Houston [sa ville de naissance, au Texas, en 1972] m'est Elle est un refuge ? romantique. Redevenir quelqu'un de mono-tâche, ce doit être Aussi. Tout comme l'élaboration de mes films en a été un. J’étais bien ! Depuis que j'habite ici, je fais cinquante mille trucs à la fois, portier, c'était un job tellement ennuyeux que je me demandais j'ai l'impression de porter des chaussures de plomb. En plus, j'ai si je ne dormais pas debout. Au lieu de me poser des questions besoin d'énormément d'heures de sommeil. Mais ça ne veut pas sur du vide, j'ai commencé à collecter mes idées au stylo, comme on note un rêve au sortir du sommeil. Je n'étais pas ambitieux, dire que je ne suis pas paresseux ! j'avais même sélectionné des musiques sans penser un instant Non, rien à voir. Moi qui dors peu, on peut dire que je suis aux problèmes de droits, je pensais que ce serait déjà génial si je paresseuse : hier, j'ai passé beaucoup de temps à regarder les pouvais montrer ce film dans un bar de Williamsburg [Brooklyn], arbres... où j'habitais, avec un vidéoprojecteur, au soleil couchant. Il faut assumer. C’est une part importante du processus de créativité. En fait, somnoler te permet de descendre en toi, j’aime Comment le succès est-il arrivé ? cet état. Ça dure un instant, parfois une journée entière et si c’est Sans être acteur, je passais des auditions. J’ai été pris dans Shortbus trop long, tu te crashes. C'est la réponse naturelle qui permet de de John Cameron Mitchell [2006] – dont le titre de travail était sortir de cette phase et de voir si ce que tu as pensé est débile ou The Sex Film Project. Dans la cassette que j’avais envoyée, j'avais bien si tu peux avoir confiance en toi. Je vais appeler ça « le temps mis des extraits de Tarnation. John et moi sommes devenus amis, de l'objectivité », tiens, celui qui te fait faire, ou non, un pas en il m'a présenté au directeur du MIX festival [festival expérimental avant après l'introspection. Et tu sais quoi ? Le plus important gay et lesbien à New York]. n'est pas d'avoir pu en faire quelque chose d'artistique, mais d'être heureux et d'apprécier la vie. Ça, je le réalise vraiment à Tu dis poursuivre Tarnation avec Walk away Renée, mais ils sont très distincts… l'approche de mes 40 ans. L'idée première était non plus de plonger dans ma vie avec des séquences musicales mentales, mais de faire un cinéma vérité, Tu écoutes de la musique pendant ces phases lascives ? Oui, et je regarde énormément de films. Sans le cinéma, je serais expérimental : ma mère et moi, on the road. Cependant, à la en train de savourer un coin de rue de Houston, une guitare moitié du montage, je me suis aperçu qu'il était nécessaire de incrustée sous le bras. Je serais probablement heureux, à jouer paraphraser l'histoire de Tarnation. Cela m’est difficile d’en parler de la musique seul au monde parmi les autres pour le reste de comme un cinéaste parce qu'il s'agit de moi et de ma mère, mais enfin, il fallait aux personnages une densité émotionnelle qui ne ma vie. pouvait venir que de leur passé. Mon intention jusqu’ici a été Tu joues de la guitare ? d'être le plus pur possible avec le contenu, je vais changer. Je n’ai jamais frôlé une corde ! Mais mon fils de 16 ans joue et je

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CINÉMA

Le prochain film ne sera donc pas documentaire ? Non. C'est trop difficile. Je veux des fictions qui resteront très réalistes. Ce sera aussi prosaïque qu’une mouche sur un mur, je veux montrer le réel auquel on ne fait pas attention. Le tout sera entrecoupé de fantastique. Une nouvelle version de ta réalité en quelque sorte… Oui, un pastiche de ma version du réel, une compilation des tensions de ce qu'il nous reste de la pop culture. En faire une mythologie. Je ne sais pas si c’est compréhensible, mais on peut dire n'importe quoi pour cette interview, non ? En français, ça sonne toujours bien !

ELLE April March est une chanteuse d’origine californienne ayant neuf albums pop-yéyé à son actif. Le plus célèbre est Chick Habit (1995), dont la chanson-titre est une adaptation de Laisse tomber les filles (France Gall, 1964), utilisée par Quentin Tarantino dans Boulevard de la mort en 2007.

LUI Jonathan Caouette est un réalisateur texan découvert en 2004 via le succès fulgurant de Tarnation, sidérant autoportrait documentaire dans l’Amérique white trash et premier film de l’histoire monté sur iMovie. Huit ans après, il lui offre avec Walk away Renée une suite – ou plutôt un « bonus très opulent ».

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LES PRINCES DE LA BULLE

Les comics, des produits d’éditeurs fainéants pour geeks glandeurs ? Eléments de réponse avec Hunt Emerson et Rafael Albuquerque, auteurs invités du Comic Con Paris. Par Jean-Emmanuel Deluxe

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n pourrait parler des heures – en mal, et sans l’avoir vu – du reboot de Spider-man avec Andrew Garfield, déjà en salles. Quoi, encore l’araignée radioactive, dix ans seulement après la première adaptation ? N’est-ce pas le symptôme collant d’une incroyable paresse créative de l’industrie des comics, à l’heure où sa popularité n’a jamais été aussi forte, au point que s’organise désormais une Comic Con, convention des fans, à Paris ? Et le public, ressemble-t-il à Jeff Albertson, le vendeur de BD des Simpson, obèse et snob, forcément un peu couch potatoe ? Pour le savoir, nous avons sondé deux pôles contraires du 9e art.

RAFAEL ALBUQUERQUE « Je passe du temps avec ma femme et mon chien »

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essinateur DC d’American Vampire (co-écrit par Stephen King), le Brésilien Rafael Albuquerque, 30 ans, manie le discours corporate.

DC ne m’a jamais demandé de me taire. Les Watchmen leur appartiennent. Ils font ce qu’ils estiment le mieux pour l’une de leurs propriétés les plus lucratives. Ils ont proposé à Alan Moore d’écrire un volume 2 de nombreuses fois. Comme il a décliné l’offre, c’est naturel qu’ils engagent quelqu’un. Vous sentez-vous frustré de bosser sur des personnages qui ne vous appartiennent pas et que DC peut faire dessiner par n’importe qui ? Depuis 2007, je produis mes propres histoires : Crimeland [2007, avec Ivan Brandon et Felipe Ferreira], Mondo Urbano [2008, avec Eduardo Medeiros and Mateus Santolouco] et maintenant Tune 8. Et si vous lisez les crédits d’American Vampire, vous noterez que cette série m’appartient, comme au scénariste Scott Snyder. C’était un plaisir de discuter avec vous.

Les vampires dorment le jour et sortent la nuit. Sont-ils populaires parce qu’ils s’opposent au culte du travail anglosaxon ? Rafael Albuquerque : Non. Les vampires sont avant tout séduisants. Ils invitent leurs victimes chez eux puis les attaquent, c’est charmant. A ne plébisciter que des histoires de super-héros, les fans de comics ne font aucun efforts ! Ça dépend. Certains fans absolus d’un genre ne sont pas fainéants par essence. Pensez à ceux qui ne savent même pas ce que sont les comics… © 2010&2011 DC Comics.

Le rythme de publication US est très exigeant, parfois vingt pages par mois. En France, au maximum, les auteurs publient deux albums par an. Venez chez nous ! Ah ! J’aimerais dessiner pour la France un jour ! Vos albums sont plus détaillés. C’est la même différence qu’entre les films et les séries télévisées. C’est dans les deux cas beaucoup de travail, mais les films sont mieux produits. Que faites-vous quand vous ne dessinez pas ? Lecture, jardinage ? Je regarde des films, je voyage et je passe du temps avec ma femme et mon chien. Préférez-vous dessiner des scènes d’action ou des personnages près d’une piscine ? Les deux. Il ne faut pas manger le même plat tous les jours, hein ? En tant qu’employé de DC, j’imagine que vous n’avez aucune liberté de parole. Mais n’avez-vous pas été choqué par leur décision de publier un prequel des Watchmen d’Alan Moore sans son accord ? Recycler, si ce n’est pas de la fainéantise ! STANDARD 36 | OISIVETÉ | p. 90

American Vampire, Sang neuf & Le Diable du désert Stephen King, Rafael Albuquerque & Scott Snyder Panini Comic Con Du 5 au 8 juillet Parc des expositions de Paris-Nord Villepinte


B.D.

HUNT EMERSON : « Je n’avais pas de vie sociale »

E

x-freak hippie, l’Anglais Hunt Emerson, 60 ans, est aujourd’hui un vrai bourreau de travail. Qui s’attaque à l’Enfer de Dante !

Parmi vos personnages, qui sont les plus glandeurs ? Votre Lady Chatterley [1986], ou votre Casanova [1993], dont l’existence est dédiée au plaisir ? Hunt Emerson : Aucun n’est un glandeur ! Certains se plaignent, mais ils se débrouillent. Casanova ne bénéficiait d’aucun privilège, il s’est battu toute sa vie avec la précarité !

Vous publierez en septembre une adaptation de L’Enfer de Dante. Après un tel boulot, c’est l’heure de la pause, non ? Oui, car dessiner d’aussi longues histoires représente un travail acharné. C’est une réécriture, pas une satire. C’est drôle, je pense. Mon Dante et mon Virgile se disputent comme Laurel et Hardy, constamment hallucinés par les détails religieux de leur périple souterrain – j’aimerais beaucoup que cela paraisse en France. Pour le moment, je n’ai rien d’autre de prévu, mais donne-moi une année et je commencerai autre chose ! J’ai 60 ans… peut-être qu’il est temps que je parvienne enfin à devenir paresseux !

Snakes! ©Hunt Emerson

Quelle est votre philosophie concernant le travail ? J’ai été élevé dans une maison méthodiste : je n’ai donc jamais pu ne rien faire… j’ai toujours besoin de dessiner, écrire. J’ai été chômeur quelques mois, j’ai détesté. J’ai été bibliothécaire, facteur, grattepapier dans la prison du coin, ensuite j’ai bossé pendant six ans pour le Birmingham Arts Lab [centre de création d’avant-garde, 19681982], je travaillais toute la journée pour un faible salaire, entre des bikers et des hippies, puis une fois rentré chez moi, je dessinais jusqu’à 1 heure du matin. Je n’avais pas de vie sociale, j’étais un type plutôt ennuyeux… Mais j’ai produit beaucoup de strips qui ont construit ma réputation. L’endroit où je me sens le mieux reste la table à dessin. Ce n’est pas bon pour moi, mais je suis comme ça !

Que faites-vous quand vous ne dessinez pas ? Télé, cinoche ? De la musique avec mon groupe, les Hound Dogs. On reprend Dylan, John Lee Hooker, Paul Simon, Elvis. Sinon je donne des cours de tai-chi depuis dix ans, j’aime bien. J’aime aussi dormir et lire. Je regarde très peu la télé, je vais au ciné quatre fois par an, souvent pour voir un dessin animé avec mes petits-enfants. Je ne vais pas non plus beaucoup au pub parce que je ne bois plus tellement… Comme je te l’ai déjà dit, JE SUIS UN MEC CHIANT !

Dante’s Inferno Knockabout Comics L’Amant de Lady Chatterley D’après D. H. Lawrence Albin Michel

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BLEU Sur les pages suivantes : David, Jocelyn, Stéphane & Élisa Par Mathieu De Paulou Massat

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Loin du paradis Todd Haynes (2003)

ANTITRAVAIL


“L’ANTITRAVAIL” COMME METIER

Philosophe détaché, austère « marxien », punk anonyme ou « psychologue de l’inconnu » : la critique du travail leur demande beaucoup d’effort. Nous les avons interrogés à la descente du lit. Par Rod Glacial. GUILLAUME PAOLI « Vendre des hamburgers, des faux médicaments et des attrape-couillons publicitaires, c’est œuvrer pour la destruction généralisée. »

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o-fondateur du magazine Müßiggangster (« Gangster inutile ») mais aussi et surtout des « Chômeurs heureux », collectif allemand préconisant dès 1996 « le temps libéré plutôt que le temps libre » (voir encadré), le philosophe Guillaume Paoli, 62 ans, possède quelques titres attrayants dans sa bibliographie : A bas le travail ! (2006) ou Plus de carotte, moins de bâton (2003). On lui doit également Eloge de la démotivation (2008). Fin analyste de cette pathologie nommée travail, ce Français installé depuis 1992 à Berlin recherche la voie médiane entre « l’inertie totale » et « l’activisme vide ». Quand avez-vous décidé de ne plus travailler ? Guillaume Paoli : Dans le ventre de ma mère, je crois... En fait, je n'ai jamais songé à postuler à un emploi, à faire carrière dans quoi que ce soit, jugeant plus souhaitable de faire ce qui me plaisait, sans souci des contraintes du marché. J'ai eu la chance d'être adolescent à une époque – les années 70 – où une telle attitude était plus répandue qu'aujourd'hui. Il ne s'agit pas d'un refus par principe. Lorsqu'on me paye pour faire ce qui me convient, j'accepte volontiers. C'est le cas en ce moment, au Centraltheater de Leipzig, où j'organise des discussions, des débats ou des projections en tant que « philosophe maison ». Vous sentez-vous paresseux ? Chaque être humain porte en lui une tension contradictoire entre activité et repos, quiétude et inquiétude, action et contemplation. Lorsqu'on vit en dehors de la contrainte salariale, cette tension est sensible à tout moment. Que la vigilance se relâche, et l'on tombe dans l'inertie totale ou bien dans l'activisme vide. Laisser coexister ces deux penchants, chercher la voie médiane, c'est l'apprentissage de toute une vie. Vous avez écrit : « Le souci de soi est aussi un souci des autres. » C'està-dire ? Je n'ai aucune considération pour ceux qui ne cherchent que leur petite autosatisfaction narcissique, qu'ils soient traders ou glandeurs. Ce qu'il y a à critiquer dans le travail, c'est précisément qu'il pousse à des comportements antisociaux, à vivre au détriment des autres, que ce soient les clients qu'on arnaque avec le sourire, les subordonnés qu'on piétine ou les collègues sur la tête desquels on grimpe. Le Manifeste des chômeurs heureux [voir encadré] date de 1996. Le jugez-vous plus crédible que jamais ? Sur le plan pratique, il était plus facile alors (du moins à Berlin) d'esquiver la contrainte salariale sans pour autant sombrer dans la misère et les tracasseries administratives. Ce mode de vie est STANDARD 36 | OISIVETÉ | p. 99

devenu une sorte d'idéal difficile d'accès. En revanche, sur le plan des idées, rien n'est venu contredire notre exposé, au contraire : le monde du travail devient chaque jour plus absurde et destructeur. La question se fait toujours plus pressante : comment désironsnous vivre vraiment ? Vous écriviez dans le Manifeste : « S'agit-il pour les Chômeurs heureux de gagner une reconnaissance sociale avec le financement sans conditions qui va avec, ou bien est-il question de subvertir le système au moyen d'actions illégales, comme ne pas payer l'électricité ? » Etes-vous toujours partisan de ce type de subversion ? Il ne s'agit nullement de glorifier l'illégalité. Rappelons l'évidence : nous ne vivons pas sous le règne de la loi, mais sous celui du rapport de forces, en défaveur des individus atomisés. Il n'est pas permis à des chômeurs de faire valoir leurs droits collectivement : débouler en groupe dans le bureau d'un responsable du Pôle Emploi, c'est déjà se mettre hors la loi. De même que vendre des merguez grillées au coin de la rue ou rebrancher soi-même l'électricité, refuser d'acquitter ses dettes ou résister à une expulsion. Toutes ces pratiques ne sont possibles que collectivement. Et tout collectif génère sa propre pratique, laquelle n'est pas nécessairement illégale, mais du moins a-légale dans la mesure où elle porte sa propre légitimité. Que sont devenus les autres membres de votre collectif, séparé en 2002 ? L'un s'est converti à l'Islam et vit à Dubaï, l'autre en Chine, un troisième se voue à l'architecture critique, une autre à la photographie, une autre cultive son jardin... Dans L'Abolition du travail (1985), l'anarchiste américain Bob Black milite pour la fête permanente, la révolution ludique. Ça vous plaît ? L’écrivain révolutionnaire belge Raoul Vaneigem l'avait écrit avant lui, c'était les slogans de 68. Il y a eu une époque où je les faisais miens, sans trop y réfléchir d'ailleurs. Depuis, j'ai lu la critique féroce qu'en a fait Philippe Muray [D'Après l'Histoire à Festivus festivus, 1999-2005] et surtout j'ai vu comment ces slogans ont été appliqués : carnavalisation de la colère, dépolitisation festive, infantilisme de masse. Refuser le travail n'est pas refuser l'effort, et qui rêve de révolution ne peut faire l'impasse sur l'effort, pas toujours ludique, nécessaire à l'auto-organisation, à la construction patiente de réseaux, à l'expérience. Mais surtout : on s'emmerderait dur dans une fête permanente ! Certains voient l'antitravail comme une posture dandy en contradiction avec le peuple qui trime. Comment changer cette (…) vision ?


ANTITRAVAIL (suite ) (…)

Cette vision s'écroule d'elle-même dès que l'on observe les conditions concrètes du travail aujourd'hui : burn-out, hiérarchie, précarité, sous-emploi des facultés individuelles, perte du sens et du désir, et sentiment d’œuvrer à l'autodestruction généralisée. Qu'y a-t-il de dandy à refuser tout cela ? Dans Notre paresse, l'artiste français Camille Saint-Jacques écrit : « Quoi qu'on pense de l'éthique du travail de notre société productiviste, dans l'immense majorité des cas, une inaptitude au travail révèle une grande souffrance souvent accompagnée d'une accoutumance à l'alcool ou à la drogue, ainsi que par d'autres pathologies psychiques ou somatiques. » J'ai écrit dans Eloge de la démotivation que le manque de travail provoque une souffrance identique au manque de drogue ; des individus accros depuis l'école à la performance et au rendement se retrouvent en crise, dépriment, tombent malade ou recourent à d'autres drogues compensatoires. Il ne s'agit pas de nier cette pathologie, mais de la considérer comme la conséquence de l'accoutumance nocive au travail, à sa violence psychique et biologique. En d'autres termes, ce qu’il nomme l'inaptitude au travail est une inaptitude à la paresse. Que dites-vous aux chômeurs déprimés qui se sentent exclus et inutiles ? La même chose qu'aux travailleurs déprimés qui se sentent exclus et inutiles. Exclus de quoi, exactement ? D'une vie riche en expériences, en rencontres, en passions ? Ou bien d'un job répétitif, usant, sans gratification véritable ? Exclus de la reconnaissance de ses semblables ou de la concurrence générale et autistique ? Ensuite, parlons-en de l'utilité. Qu'est-ce qui est utile ? Vendre des hamburgers, des faux médicaments et des attrape-couillons publicitaires ? Ou prendre soin de ses proches, préparer un bon repas, faire l'amour ou lire un bon livre ? Sans oublier que si nous sommes humains, alors le superflu est nécessaire et l'inutile, utile. Le bénéfice d'une longue promenade printanière n'est pas quantifiable.

VERBATIM

Et pourquoi pas l’Euro-sieste

« Il est clair que Paul Lafargue, l’auteur du Droit à la paresse, est un des inspirateurs historiques des Chômeurs heureux : «Travaillez, travaillez toujours pour créer votre bien-être ! [...] Travaillez pour que, devenant plus pauvres, vous ayez plus de raisons de travailler et d’être misérables.» Pourtant, nous ne faisons pas nôtre la revendication d’un droit à la paresse. La paresse n’est que le contraire de l’assiduité. Là où le travail n’est pas reconnu, la paresse ne peut l’être non plus. Pas de vice sans vertu (et vice versa). Depuis l’époque de Lafargue, il est devenu clair que le soidisant "temps libre" accordé aux travailleurs est la plupart du temps plus ennuyeux encore que le travail lui-même. Qui voudrait vivre de télé, de jeux inter-passifs et de Club Merd ? La question n’est donc pas simplement, comme pouvait encore le croire Lafargue, de réduire le temps de travail pour augmenter le "temps libre". Ceci dit, nous nous solidarisons totalement avec ces travailleurs espagnols à qui l’on avait voulu interdire la sieste sous prétexte d’adaptation au marché européen, et qui avaient répondu qu’au contraire, c’était à l’Union Européenne d’adopter "l’Euro-sieste". Que ceci soit clair : le Chômeur heureux ne soutient pas les partisans du partage du temps de travail, pour lesquels tout serait pour le mieux si chacun travaillait, mais cinq, trois ou même deux heures par jour. Qu’est-ce que c’est que ce saucissonnage ? Est-ce que je regarde le temps que je mets à préparer un repas pour mes amis ? Est-ce que je limite le temps que je passe à écrire ce putain de texte ? Est-ce que l’on compte, quand on aime ? » Manifeste des Chômeurs heureux Le Chien rouge Gratuit sur diegluecklichenarbeitslosen.de

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M. Smith au sénat Franck Capra (1940)

Le Grand saut Joel Cohen (1994)

Quel est le premier pas vers un monde sans travail ? Supprimer les rentiers du capital. Le système actuel du travail n'a qu'une fonction : multiplier la rente de l'oligarchie mondiale. Le droit de vote n'y change rien, c'est toujours la féodalité. Tant que cela durera, il n'y aura pas de liberté possible. Maintenant, comment faire, je n'ai pas de réponse. S'il en existait déjà une, cela se saurait.


CRIMETHINC « Je n’ai jamais été aussi actif que depuis que je ne travaille plus. »

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ollectif « d'ex-travailleurs » créé en 1995 et basé à Salem (Oregon), les « anarchistes post-gauche » de CrimethInc publient des disques (hardcore/punk), des fanzines (Inside Front, Rolling Thunder...) et des essais (Anarchy in the Age of Dinosaurs, Expect Resistance ou, leur dernier, Work), préférant l'immédiat aux idéologies, toujours en quête d'un monde plus libre et plus joyeux. C'est « b » qui nous répond, « sous condition d'anonymat », comme il est de coutume dans les journaux américains qui questionnent des citoyens ayant des vérités dangereuses à révéler... Quand avez-vous décidé de ne plus travailler ? b : Au début des années 90, je travaillais comme plongeur dans un restaurant tout en participant à la contre-culture do-it-yourself (DIY) née de l'underground punk : un réseau de personnes produisant et faisant circuler de la musique, de l'art, des écrits, et d'autres formes d'expression en dehors de la logique économique. J'ai décidé d'investir toute mon énergie dans l'activité autoorganisée, et non dans la recherche de profits. Bien que ce soit une route extrêmement difficile à suivre aux Etats-Unis, j'ai trouvé d'autres gens tentant le même projet, d'où Crimethinc. Vous sentez-vous paresseux ? Lorsque j'étais employé d'une entreprise, j'accomplissais pendant des heures un nombre limité de tâches assignées par des supérieurs, et je me reposais pendant un temps limité. Depuis que j'ai arrêté de travailler pour les autres, j'utilise mon temps libre pour mes propres objectifs – et ceux-ci peuvent s'étendre à l'infini, jusqu'à dépasser la durée de mes journées. Je n'ai jamais été aussi actif que maintenant ! Que faites-vous de vos journées ? Nous nous consacrons à la lecture, l'écriture, la conception, l'organisation politique, au volontariat dans une variété de programmes sociaux autonomes, et bien sûr nous faisons de la musique, mangeons et faisons la fête ensemble. Mais nous avons de la chance : notre communauté rend cela possible alors que la plupart des chômeurs aux Etats-Unis ont du mal à survivre. Une société basée sur l'agréable pourrait très bien s'en sortir sans exploitation minière, sans guerre, mais bon, on en est encore loin. En quoi est-ce plus dur qu'en Europe d'être chômeur aux USA ? Presque aucun gouvernement n'a soutenu de programmes d'indemnisation, et la culture dominante ne reconnaît pas d'autre valeur que celle du gain financier. Pourtant, des millions de chômeurs doivent survivre [le taux de chômage est, au premier juin, de 8,2%]. Avec ces compagnons, et quiconque voulant se rendre utile à une société moins obnubilée par l'économie, nous espérons créer de l'entraide, un mouvement, du changement. Barack Obama est-il un bon président pour les non-travailleurs ? La vie des pauvres ne s'est pas améliorée, ça c'est sûr. Enormément de gens ont perdu confiance. Son gouvernement met en œuvre des initiatives de droite en leur donnant une légitimité de gauche. Est-ce qu'un bon président ne devrait pas établir un programme de sécurité sociale afin de protéger ceux qui ne peuvent trouver du travail ? Difficile d'imaginer le reste du gouvernement validant cette mesure. Est-ce qu'un bon président abolirait le capitalisme ? Impossible d'imaginer ça sans qu’il soit remplacé par quelque chose d'encore plus répressif, comme ce fut le cas en Union soviétique. Notre seul espoir est de créer nos solutions, à notre échelle. Peutêtre que ça a toujours été notre seul espoir. STANDARD 36 | OISIVETÉ | p. 101

Quel est le premier pas vers un monde sans travail ? La création des communes : des espaces et des relations qui produisent l'abondance plutôt que la pénurie, dans lesquelles tout le monde profite des efforts de tout le monde, plutôt que la concurrence dans un jeu à plusieurs zéros qui garantit juste ses avantages personnels. Ceci est déjà en place dans des contextes variés, de Wikipédia aux jardins collectifs. Alors que le monde entier ou presque a été privatisé par le capitalisme, il est quand même nécessaire d'aborder la création des communes de manière offensive, un peu dans l'idée du Mouvement des Sans-Terre au Brésil [chargé de procurer des terrains aux paysans trop pauvres]. Toujours OK avec le titre de votre essai paru en 1996 : Your politics are boring as fuck ? Ce texte fut un des premiers exemples des « politiques de la joie » (ou comment réinjecter du plaisir et du fun dans l'activisme). Il fallait se débarrasser des rhétoriques périmées. Dans l’un des suivants, Work [2011], nous soulignions que les luttes efficaces reposent non pas sur notre positionnement dans l'économie, mais plutôt sur notre vulnérabilité en son sein, annonçant le mouvement « Occupy » qui débuta quelques mois plus tard. crimethinc.com

ANXIETY CULTURE « Enchaîné à un bureau, le vide. »

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rtiste et journaliste pour The Guardian ou Idler, passé par la case architecture, finance et chômage, Brian Dean a fondé en 1995 le magazine satirique anglais Anxiety Culture, consultable en ligne depuis 1998, qui propose un regard peu dogmatique sur nos rapports avec le travail et les médias, sources infinies de stress et d'anxiété. Ses méthodes ? La « psychologie de l'inconnu » et la « propagande réjouissante ». Quand avez-vous décidé de ne plus travailler ? Brian Dean : Je ne m'oppose pas au travail en général, mais aux tâches sans raison, à l'esclavage salarié sous-payé. En 1991, j'ai décidé que je n'irais plus travailler chaque jour. A l'époque, j'avais un job de bureau au département information et technologie d'une entreprise de services financiers, et ça me mangeait le cerveau. J'ai démissionné, pris une année sabbatique. Depuis, je n'ai jamais retravaillé à temps plein. Vous sentez-vous paresseux ? Ça arrive, même si j'ai l'impression d'être assez accompli. J'écris, je lis. Comment combler le vide une fois le travail aboli ? Travailler ne signifie pas nécessairement combler un vide. Le plus grand vide dans ma vie, c'était quand j'étais enchaîné à un bureau. La question est : quelles activités ont un sens pour soi ? Ce sont plutôt celles où l’on apprécie, sans avoir à être payé pour les faire. Quel est le premier pas vers un monde sans travail ? Un revenu universel de base. Pour distribuer la richesse qui résulte de la technologie (donc, presque la totalité) de manière plus équitable. La technologie est une création sociale, ça me semble immoral que la richesse qui en découle soit concentrée dans les mains de si peu de personnes. anxietyculture.com


ANTITRAVAIL (suite )

EXIT! « Critiquer le travail sans arrêter de travailler. »

touche toutefois pas la possibilité d'une abolition progressive du travail.

vec son Manifeste contre le travail (1999), le collectif Krisis, formé à Nuremberg en 1986, regroupe une petite dizaine de théoriciens de langue allemande. Leur critique radicale de la société capitaliste, rare pour l'époque, atteint même l'Amérique (Etats-Unis, Brésil), où l'on parle alors « d’école de Krisis ». Plutôt « marxiens » que « marxistes », ces penseurs choisissent de délaisser le côté militant du marxisme pour se concentrer sur sa méthode scientifique d'analyse, c’est-à-dire sur le « matérialisme dialectique » basé sur les faits pratiques, développée dans Le Capital en 1867. A la suite d'un désaccord en 2004 (lié à la question féministe), Norbert Trenkle et Robert Kurz, les deux philosophes leaders, prennent des voies différentes. Kurz fonde la revue EXIT! avec l’écrivain Roswitha Scholz. Celle-ci sort chaque année avec comme sous-titre « crise et critique de la société marchande ». Dans le n°9 de mars dernier, des articles aussi variés que Paris : ville des rebelles, Malthus reloaded, le sexisme et Kant. Le site possède une version en portugais/ espagnol et certains textes sont disponibles en plusieurs langues. C'est Elmar Flatschart, docteur en sciences politiques de l'université de Vienne et membre de la rédaction d'EXIT!, qui répond au nom de l'équipe.

Quel est le premier pas vers un monde sans travail ? Ne pas rechercher de « premier pas », s'engager sérieusement dans l'action émancipatrice et la critique théorique de tous les modes d'oppression connectés, en acceptant les contradictions et en renonçant à l'illusion des réponses faciles qui englobent tout.

Quand avez-vous décidé de ne plus travailler ? Elmar Flatschart : Jamais. Le travail est une forme essentielle de la société et il n'est pas question d'y renoncer ; cela reviendrait à décider de manger ou pas. Sa critique comme abstraction des activités sociales ne doit pas être assimilée au quotidien. Comme la plupart des critiques du travail, je dois gagner ma vie ou faire face au régime répressif des institutions de protection sociale, ce qui – ne procurant pas assez d'argent pour mener une vie décente – est souvent un fardeau encore plus difficile. Cette critique peut être inspirée par des expériences quotidiennes, mais en aucun cas limitée par elles. On peut et on devrait critiquer le travail sans nécessairement arrêter de travailler. Le Manifeste contre le travail signé Krisis date de 1999. Est-il toujours pertinent ? Toujours, car la société n'a pas changé dans ses modèles de base, sauf pour ce qui concerne la gravité et l'extension de la crise qui, au-delà de simples ruptures financières, est directement liée à la production, donc au travail et au patriarcat producteur de marchandises. Empiriquement, il ne pouvait donc être jugé plus pertinent qu'aujourd'hui. Pourquoi la pensée antitravail est-elle si vive dans les pays de langue allemande ? Cela découle de nos particularités culturelles : un mélange d'autoritarisme, de modernisation retardée dans tous les domaines et d'une version très spéciale de la communauté nationale, qui ne peut être pensée sans référence au nationalsocialisme et à sa place dans notre histoire. Ce n'est pas sans raison que les grilles des camps de concentration portaient la devise : « Arbeit macht frei » (le travail rend libre) – libération de manière terriblement cynique, négative, libération ultime de châtiment par la mort. Je suppose que ce contexte meurtrier a rendu les collectifs plus nécessaires qu'ailleurs. L'abolition du travail conduirait-elle à la délinquance ? Prenons le problème à un autre niveau : dans les relations sociales actuelles (de crise), l'abandon des relations formelles de travail peut conduire à un « gangstérisme » informel, entraîné par la violence, les « subsomptions négatives » du capitalisme. Cela ne STANDARD 36 | OISIVETÉ | p. 102

exit-online.org

Playtime Jacques Tati (1967)

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Et aussi : Choming-Out Bruxelles n°1 sur le non-travail. « Les désirs ne chôment pas » dans ce collectif. choming-out.collectifs.net L’Internationale dimanchiste « Non au travail, non au chômage ! » Toujours en Belgique. http://antitravail.fr.fm Ligue Anti-Travail En France : « Le problème, c’est que ceux qui bossent sont trop crevés pour penser et ceux qui ne bossent pas culpabilisent. » ligue-anti-travail.org CLAWS Pour « Creating Livable Alternatives to Wage Slavery », Joanne Swanson donne la parole aux chômeurs de Portland et d’ailleurs depuis 1998. Pour une société différente unie dans la paix sociale et les loisirs. whywork.org Idler Le magazine de la lenteur outre-Manche, dans le dernier numéro, des entretiens avec David Hockney, Ian Bone, et toujours la promotion des trois clés du bonheur : liberté, autonomie, responsabilité. Une référence. http://idler.co.uk Bibliographie À lire à l’ombre d’un palmier William Morris, Useful Work Versus Useless Toil, 1885 Collectif Adret, Travailler deux heures par jour, 1977 Ernst Friedrich Schumacher, Small is Beautiful, 1983 Jeremy Rifkin, La Fin du travail, 1995 Bruno Astarian, Le Travail et son dépassement, 2001 Philippe Godard, Contre le travail, 2005


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L’ÊTRE DE NONMOTIVATION

Des courriers argumentés pour décliner une offre d’emploi qui ne lui correspond pas, l’artiste Julien Prévieux en a envoyé 1047. Veuillez en trouver ci-joint une copie ainsi que son CV. Par Magali Aubert

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andis qu’il étudie en parallèle les beaux-arts et la science à Grenoble, où il est né en 1974, Julien Prévieux débute une carrière de maître ès stratégies d'indisciplines. Ses premiers travaux d’artiste – des micro-actions dans l’espace urbain (Roulades, Crash test…) qui ont pour référents les performeurs des années 70 Bas Jan Ader ou Dan Graham – le confrontent au système économique et social avec une dérision caustique. Ce n'est que dix ans plus tard, en 2007, que la publication des Lettres de non-motivation (lire encadré) le feront connaître au public. Devenu hyperactif, c’est entre deux mails organisationnels qu’il nous a envoyé une de ses impertinentes et drolatiques missives de non-candidature. Pourquoi celle-ci ? « J'en garde une tendresse particulière, c’est l’une des premières réponses reçues et elle annonçait la couleur du dialogue sourd à venir… » Ses courriers ont pris ce démissionnaire au piège : « Mes manifestations de papier contre le travail, censées être l’étendard de l’oisiveté sont devenues mon activité principale. En faire toujours moins peut vite devenir un métier à plein temps ! » Sa tentative de ne rien faire est devenue une action quasi quotidienne durant sept ans. M. A.

ACTUS :

Julien Prévieux frise le burn out avec trois expositions collectives.

LES AUTRES LETTRES :

Suite à votre petite annonce…

« Je me permets de vous signaler que je ne pourrais travailler pour vous dans les années qui viennent. » Argumentées sur le mode du refus, les 1047 réponses négatives de Julien Prévieux à des offres d’emploi justifient l’envie de ne pas participer à un système aliénant et pétri de conventions. Performance inscrite sur le long terme et demandant des comptes aux grands groupes industriels, chaque lettre est comme un petit grain de sable venant gripper une machine broyeuse d’individus… L’une des forces de ce travail est sa capacité à engager un dialogue, selon des modes inédits et anticonventionnels. Même si « c’est perdu d’avance », les réponses toutes faites qu’il reçoit à ses lettres démontrent toute l’opportunité de questionner la notion de « ressources humaines » Gilles Baume, extrait d’un article paru dans Standard N°23

L’EXPOSITION : And so on and so forth Lettres de non-motivation Traduites en anglais et en letton Contemporary Art Center, Riga, Lettonie Du 5 octobre au 18 novembre

EN FRANCE : « La maison des arts de Malakoff a repris une pièce audio réalisée dans la Galerie Edouard Manet à Gennevilliers. J’avais enregistré la voix d’un huissier en train de faire l’état des lieux de la galerie pendant l’exposition qui précédait la mienne. Il utilise les mots techniques de son métier et met les œuvres au même rang que le reste, ça donne : «Au centre, une vis dépasse de la porte, plus à droite un dessin prairial…» J’en ai fait l’audioguide de mon exposition, qui débutait au même endroit quelques jours plus tard. Les descriptions n’étaient pas fausses, mais décalées. » Usages et convivialité Maison des arts de Malakoff Jusqu’au 15 juillet

A L’ÉTRANGER : « Je présente en Belgique et aux Etats-Unis ma vidéo Anomalies construites. Une succession de cinquante animations en 3D, proches du dessin d’ingénieur, d’après les descriptions des brevets américains. La plus bizarre est un mouvement de l’annulaire pour les écrans tactiles d’Apple. Difficile à exercer pour nous mais pas pour les gens du futur... »

LE LIVRE :

Mind the System, Find the Gap, Z33, Hasselt, Belgique Jusqu’au 30 septembre

Lettres de non-motivation Editions Zone, 2007 128 pages, 10,10 euros

Lost in LA Municipal Art Gallery, Los Angeles, USA Du 29 novembre 2012 au 27 janvier 2013

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PHILOSOPHIE

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DU BON USAGE DE LA SIESTE

Morceau de nuit dans le jour, le roupillon quotidien ne demande que vingt minutes de break. Soit le temps nécessaire pour lire cet éloge de la pause « inutile et précieuse ». Par Thierry Paquot * | Photographie Matthew Reamer

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peine le temps d’avaler mon café que du film de votre vie… Sans la sieste, j’ai le On sieste en Sibérie comme sentiment d’un manque, d’un truc incomplet, la sieste m’appelle irrésistiblement. Comment résister à son appel ? Je vais dans ma sous les tropiques, le ventre inachevé. Mais une sieste empêchée ne se vide comme bien rempli. chambre, me déshabille et me couche. En une rattrape plus. Il vaut mieux faire une croix poignée de secondes, je me retrouve endormi. dessus. On ne sieste pas en milieu d’aprèsA peine vingt minutes plus tard je me réveille, frais et dispo. Je midi et encore moins en fin de journée ! Du coup, je me prépare peux à nouveau m’installer devant mon clavier et taper cet article. à la suppression d’une sieste, en cas de colloque ou de réunion de La sieste est un bienfait. Elle ne coûte rien. Ne nécessite aucune travail en début d’après-midi. Je l’intellectualise, la virtualise. Je sais installation particulière, que l’on opte pour son lit, un hamac, une que le lendemain je siesterai pour deux doses en une ! Je l’attends chaise longue, un fauteuil, ce sont des meubles ordinaires qui avec gourmandise. Je supprime même le café pour me jeter avec ont d’autres usages et servent à tout à chacun. Certes, plusieurs délectation dans ce temps mort si vivant. La rêverie diurne charrie designers proposent des sièges « étudiés pour » et destinés à des ses images avec profusion. siestoirs, où pour quelques euros vous en disposez pour une demiheure, avec ou sans musique ou images. Je préfère mon coin à Legalize dodo ? moi à une impersonnelle cabine même confortable ! Du reste, ces On donne l’impression d’être ailleurs, hors temps et pourtant ! Le boutiques-à-siester ne prennent pas vraiment, tant la sieste est un siesteur, comme le navigateur, fait alors le point sur son parcours, il se situe eu égard aux astres et se positionne pour reprendre sa acte intime, plus encore quand on la pratique à deux… A dire vrai, une bonne sieste est solitaire, pour la simple raison course. Il est en paix avec lui-même. C’est là que la sieste se révèle qu’elle correspond à notre chronobiologie et que celle-ci est subversive. Pourquoi, demandez-vous quelque peu étonné ? Dans singulière. On peut bien sûr se câliner avant de sombrer dans la la société judéo-chrétienne qui s’est si bien accommodée de la délectation du sommeil diurne, mais c’est seul qu’on s’endort et se société industrielle, c’est le travail qui impose sa loi. C’est dire si réveille. Lorsque j’ai entrepris la rédaction de L’Art de la sieste [voir le non-travail, le refus du travail, la paresse, l’oisiveté ont mauvaise plus bas], je véhiculais quelques lieux communs, par exemple : la presse, correspondent à de la subversion. La sieste dans ce contexte sieste s’effectue surtout après un bon gueuleton bien arrosé, elle est apparaît comme une transgression de la loi ! Le siesteur est un plus fréquente en été qu’en hiver, concerne les populations des pays rebelle à l’ordre temporel disciplinaire de l’usine, des bureaux, de chauds et semble inconnue dans le monde polaire, etc. Tout cela l’école, des loisirs ! Le siesteur attribue au temps chômé une valeur est faux. On sieste en Sibérie comme sous les tropiques. On sieste suprême. Il sait que ce court instant à soi et pour soi le ravigote et le ventre vide comme bien rempli. On sieste jeune comme vieux, le rend plus productif, oui, oui… Mais chut ! Il ne faut rien dire homme comme femme, à la campagne comme en ville, durant les car des patrons malins s’empresseront de légaliser la sieste, de la rendre obligatoire, au nom de la productivité et de la rentabilité. vacances comme en pleine activité ! La sieste au travail est une forme de perruque, vous savez cette Hors du jeu social créativité de l’ouvrier taylorisé qui avec des chutes, des restes, des Vous ne choisissez pas de siester, c’est la sieste qui vous enveloppe pièces inutilisables, fabriquait des cendriers, des presse-papiers, des de sa légèreté, vous charme délicatement et vous acceptez avec couverts, des boîtes, que sais-je encore ? En perruquant il retrouvait ravissement cette pause opportune dans le tumulte du quotidien. La le savoir-faire que la machine-outil lui confisquait, et avec lui sieste est un moment à part, une sorte de sas entre deux moments, un peu d’estime de soi, de dignité… En siestant, chacun accorde celui du repas et celui de la reprise du travail. C’est une pause au son temps aux grands rythmes de l’univers et aux temporalités cours de laquelle vous vous posez. Parfois vous êtes tendu et la sieste sociales : en cela il est vivant ! vous permet de relâcher vos muscles et de somnoler juste assez Le travail s’apparente à une punition divine : « Tu te nourriras à la pour recharger vos batteries. En d’autres occasions vous n’arrivez sueur de ton front ! » Il s’agit de racheter la faute commise par Adam pas vraiment à votre mettre hors du jeu social, préoccupé que vous et Ève, le péché originel. Le mot « travail » vient du latin trepalium, êtes par tel ou tel problème professionnel et c’est la tête lourde que variante de tripalium un trépied utilisé pour la torture, c’est dire si vous vous assoupissez. Mais ce morceau de nuit dans le jour est ce terme évoque la souffrance, comme lorsqu’une femme accouche, salutaire, vous revenez au monde avec la solution ! elle entre en travail, et connaît d’affreuses douleurs inutiles qu’on Combien de fois, je me mets en sieste avec une préoccupation et, juge nécessaire… hop, comme par miracle, à mon réveil, je sais ce qu’il convient de faire ! Ah la sieste, ce temps inutile si précieux, ce temps non Société des oisifs comptabilisé, non rémunéré, qui ne donne droit à aucune retraite, Les philosophes grecs, par exemple, ne travaillaient pas comme un car elle est une retraite instantanée, un retrait momentané du agrégé contraint de se rendre au lycée pour exposer à ses lycéens monde du travail, une sorte d’arrêt sur image qui facilite le montage les théories qu’ils ont élaborées en marchant, en conversant. La

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PHILOSOPHIE (suite )

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scholê est un temps pour rien d’autre que la juriste, spécialiste des prisons, distingue dans connaissance de soi et d’autrui, un temps de « Le luxe est né de l’oisiveté cet essai d’Histoire le travail chez les anciens loisir. Il va donner aussi bien « scolastique » et de la vanité des hommes. » qui « était l’attribut de l’ouvrier esclave » du Jean-Jacques Rousseau qu’« école » en français, schule en allemand et travail chez les modernes qui « est le privilège school en anglais. Autant l’avouer, dorénavant de l’ouvrier libre ». Il suggère la notion il désigne l’inverse de son sens originel, ce n’est pas à l’école qu’on d’« oisiveté citoyenne » pour caractériser « l’absence d’occupation apprend qui l’on est et qui sont les autres, mais bien en-dehors… Les professionnelle » des citoyens libres en Grèce et à Rome. Il prend disciplines, le programme, les notes, les manuels, les enseignants soin de bien préciser le sens des mots, « paresse » (desidia), homogénéisent le savoir et canalisent les connaissances. Celles-ci « indolence » (segnitia), « inertie » (inertia), « fainéantise » ne sont envisageables qu’en partant de soi, d’où la belle métaphore (pigritia), afin d’éviter de les confondre avec l’oisiveté citoyenne, qui (terme grec qui signifie « transport ») du cheminement de la pensée. est simplement le refus du labeur. Seule deux activités (l’agriculture La connaissance est un chemin. Heureuse celle et heureux celui qui et la guerre) sont tolérées pour les citoyens libres. Les philosophes cheminent avec un autre à lui-même semblable et étranger… grecs exaltent le loisir au point d’en faire un droit. L’auteur n’est Scholê a été traduit en latin par otium, « loisir », mais en français pas naïf, il sait que pour que certains ne travaillent pas, il faut que « loisir » vient du latin licere, qu’on retrouve dans « licite », ainsi d’autres produisent les biens et services indispensables à la vie de le loisir est ce qui est permis, autorisé, accordé. Il ne résulte pas l’ensemble de la société. d’un libre choix, ce n’est pas quand on veut ! L’otium possède un Aussi consacre-t-il plusieurs pages à l’analyse des classes sociales, sens beaucoup plus riche que le « loisir » français, qu’on distingue aux statuts et conditions de vie des esclaves, à la place des mendiants, d’« oisiveté ». Le loisir c’est avoir de la disponibilité pour réaliser ceci voleurs, prostituées, au rôle des fêtes, jeux, bains dans la production ou cela tandis que l’oisiveté est condamnée, quasi unanimement et le répartition des richesses et la vie de la cité. Son étude souligne aux XVIIe et XVIIIe siècles, comme l’inactivité coupable. Voltaire l’importance de l’otium dans les sociétés « anciennes » (Grèce déclare que « l’esprit et comme le corps, il s’appesantit par une longue et Rome, mais aussi Inde et Egypte) et constate que cette valeur oisiveté » et Rousseau surenchérit en déclarant que « le luxe est né se dissipe lorsque l’économie se sépare du mythe et du politique de l’oisiveté et de la vanité des hommes ». Finalement, ils adhèrent pour régler toutes les relations interpersonnelles. Alors le travail au vieil adage : « L’oisiveté est la mère de tous les vices. » Formule salarié s’impose-t-il, et de fait reproduit une nouvelle forme profondément idiote qui repose sur la culpabilité de celui qui ne d’esclavage… C’est ce que comprendra Paul Lafargue qui conspue travaille pas et qui cultive l’oisiveté, c’est-à-dire le rien, il ne fait rien ! les révolutionnaires de 1848, obsédés par la reconnaissance du Or, un oisif, dorénavant, est celui qui refuse d’effectuer un travail droit au travail, lui, mise sur l’essor de la technique pour libérer sans qualité (pour ne pas écrire « sans intérêt ») et qui consacre son les humains des tâches qu’exécuteront les machines robotisées temps à autre chose, d’une autre nature qu’économique, comme la (ce dernier mot n’existe pas encore…). Plus tard, Heidegger, Ellul, création aussi bien en tant qu’artiste qu’artisan. Illich, et quelques autres, expliqueront que la technique obéit à sa Il y a une ambiguïté volontaire autour du mot « oisif » pour propre logique et se subordonne les humains. Il n’y rien à espérer stigmatiser celui qui s’occupe différemment que par le seul travail. d’elle ! La paresse, dont parle Lafargue, ne résulte pas d’une société Il y aurait au moins deux formes d’oisiveté, l’une qui serait passive automatisée mais d’une société capable d’inventer des outils et désespérée et l’autre qui serait joyeuse et libératrice. Un chômeur conviviaux. On en est loin ! condamné à l’oisiveté, qui vit cette situation comme une rupture d’avec la société, qui se sent alors mis à l’écart, qui se considère Et la sieste dans tout cela ? Elle exprime le symptôme de ce maldévalorisé et sombre dans l’autodépréciation, celle-ci peut conduire être entre une société qui veut toujours produire plus et celle qui à la déliaison, à l’alcoolisme, à la folie, au suicide… Cette oisiveté rêve d’un toujours mieux ! Que faire ? Siester. Paresser. Epouser contrainte s’avère insupportable. Par contre, l’oisiveté choisie son propre rythme. Avancer à sa vitesse, sachant que la lenteur est devient un mode de vie. Régulièrement, La Décroissance [mensuel une vitesse et non pas son contraire qui s’appelle la décélération ! fondé à Lyon en 2004] relate une rencontre avec un objecteur de La sieste se révèle le bon curseur pour celle, ou celui, qui assume sa croissance qui mise sur une certaine oisiveté pour rompre avec la chronobiologie et souhaite être, avant tout, un créateur et non pas société de consommation et vivre de façon plus autonome, selon un exécuteur. Dormez bien ! ses principes en quelque sorte…

Refus du labeur

Paul Lafargue découvre à Londres dans la bibliothèque de son beau-père, Karl Marx, l’ouvrage de Louis-Mathurin MoreauChristophe, Du droit à l’oisiveté et de l’organisation du travail servile dans les Républiques grecque et romaine (1849). Ce livre va nourrir sa propre dénonciation du travail, connue sous le titre excellent Le Droit à la paresse (1880-1883). Moreau-Christophe, avocat et STANDARD 36 | OISIVETÉ | p. 111

* Thierry Paquot, philosophe de l’urbain, universitaire, auteur de L’Art de la sieste (Zulma, 1998 et 2008), Eloge du luxe – de l’utilité de l’inutile (Bourin Editeur, 2005), Petit Manifeste pour une écologie existentielle (Bourin Editeur, 2007), Utopies et utopistes (La Découverte, 2007), Un philosophe en ville (Infolio, 2011).


MIRO, LA SIESTE (1925), Collection Centre Pompidou

PEINTURE

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LA RÊVERIE AU LIT, UNE MÉTHODOLOGIE

Manifeste esthétique : La Sieste de Miró, comme on s’accroche aux nuages. Par Sébastien d’Ornano

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Ma vie était une vie intellectuelle précédent à l'épure. Il refusait le réalisme complète : tous les jours, je me lève vers « Je travaille le plus sans travailler. » et tentait par l'abstraction d'ouvrir une Joan Miró huit heures, je fais ma toilette, et je descends nouvelle étape en développant sa propre dans l'atelier où je travaille jusqu'à l'heure symbolique qui deviendra récurrente. du petit-déjeuner. Puis je reprends jusqu'à deux heures. Je déjeune, je Ainsi, Le Carnaval d’Arlequin (1925) est rempli de chats et de me repose vingt minutes et aussitôt après, je reprends le boulot ici. » poissons symbolisés et d’une tour Eiffel réduite à un cône entouré On pourrait croire à une provocation, une ode à l'effort dans ce d’étoiles. Sa série des Cheval de cirque (1925) expose une forme numéro spécial paresse, mais non, vous allez voir. « L'après-midi, blanche tout en longueur qu’il faut comprendre comme étant le je revois ce que j'ai fait le matin et je prépare le travail du lendemain. cheval lui-même avec quelques traits faisant office de crinière. Ces Mais le moment où je travaille le plus, c'est de très bonne heure vers toiles abstraites participèrent à son succès naissant, provoquant de quatre heures du matin. Que je travaille le plus sans travailler. Dans longues files d'attente à ses expositions de la galerie Pierre et un mon lit. Entre quatre et sept heures, je suis complètement absorbé par véritable succès critique. mon travail. Puis, je me rendors entre sept et huit heures. » Joan Miró, Ceci est la couleur de mes rêves (1977). Rêvasser dans Regarder le plafond son lit érigé en méthode, respect. Pas étonnant, toutefois, de la Cent-dix ans plus tard, ce n'est pas Gérard Depardieu qui dira le part de l'auteur catalan de La Sieste (1925), peint dans la lignée de contraire, lui qui a vendu Le Lézard aux plumes d'or (1969) pour ses tableaux abstraits dénommés par la suite « peintures de rêve ». un million d'euros fin mai chez Christie's. Ce lézard ô combien Bien sûr, sans le titre, rien n'est évident. Et pourtant. Son fond bleu doré, entre peinture américaine contemporaine et tradition de la pastel, fort et doux comme un ciel de printemps, apaise d'entrée. calligraphie japonaise, venait simplement illustrer un doux poème Giacometti disait de lui : « Miró est tellement peintre que, dès qu'il éponyme de Miró. Alors vraiment, il suffirait de regarder son plafond de nuit pendant trois heures pour imaginer des œuvres pose une touche de couleur, elle est toujours juste. » planétaires ? Le Catalan précisa plus tard ces propos avec une Laisser mûrir pendant quarante ans réalité plus prosaïque et liée à la situation précaire de ses débuts : Ses lignes délicates ont la fragilité d'un sommeil léger. Le « J’ai essayé de traduire les hallucinations que la faim produisait. Je songe autant que l'inconscient accompagne le jeu enfantin de ne peignais pas ce que je voyais en rêve, comme diraient aujourd’hui l'imagination qui, comme avec les nuages, invite à l'interprétation. Breton et les siens, mais ce que la faim produisait : une forme de Chacun mettra ce qu'il voudra derrière ce « 12 » flottant et tordu, transe ressemblant à ce que ressentent les Orientaux » (1978). perché au-dessus d'un parapluie renversé. Et pourquoi un cercle L’oisiveté créative de Miro fut résumée par l’une de ses richissimes posé là ? Et que veut dire ce trait horizontal avec ses moustaches mécènes, la vicomtesse Marie-Laure de Noailles, qui écrivit à flottantes ? Que veut bien dire cette forme blanche à la tête carrée ? propos de la sienne : « Ma paresse est ma poésie. » « Miró est mirobolant », complimentait Robert Desnos. Abscons, aussi. Heureusement, nous avons ses dessins préparatoires. Et quelques explications : « Si j'ai une idée, je fais un petit croquis sur n'importe quoi, n'importe où. Et au fur et à mesure que le temps passe, ça travaille dans mon esprit et un jour, ça devient une toile. Des choses qui datent de plus de quarante ans me reviennent. Des choses que j'avais prévues de faire et qui mûrissent depuis quarante ans. » C'est en parcourant ces croquis que tout s'éclaire. Ceux-ci partent de la réalité d'une scène de plage banale pour s'accomplir dans le tableau désormais mondialement connu. Le « 12 » retourne au milieu d'un cadran solaire. La forme se révèle être la fusion d'une jeune femme allongée et d'une maison en second plan. Et ce trait fin entre l'horizon et le bord de la mer serait la trace d'un nageur solitaire ! Le cercle en pointillé une sardane dansée par quelques heureux au bord de l'eau ! Et le parapluie du début, la crête des montagnes que l'on peut contempler sur cette plage catalane de Montroig, berceau familial et lieu de villégiature estival du peintre toute sa vie durant. Miró a peint ce tableau en 1925 à Paris, rue Blomet. « Le plus surréaliste d'entre nous » selon André Breton s'essayait depuis l'été

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HISTOIRE

UNE EXPO : L’Heure du bain l’architecture balnéaire aux Sables d’Olonne et sur le littoral vendéen. Musée de l’abbaye Sainte-Croix, Les Sables d’Olonne Du 7 juillet au 10 novembre

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L’INVENTION DU BAIN DE MER

En trempant le bas de sa robe le long du littoral basque, l’impératrice Eugénie savait-elle qu’elle venait de créer un loisir de masse ? Par Jessica Dufour | photographie Edwin Rosskam/Library of congress

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amais, en cinq mille ans, il n’était venu L’Histoire veut que ce soit l’Espagnole Passer du temps dans l’eau, à l’idée d’un homme de se jeter à l’eau Eugénie de Montijo (1826-1920), épouse de son plein gré. Les orteils épanouis sur de même qu’au soleil, fut longtemps de Napoléon III, qui ait instauré le bain de le comble de la vulgarité. le sable, les algues dans le maillot, le bruit mer de plaisance. Mais il faudra attendre du tuba : la plongée dans les vagues n’est la seconde moitié du XIXe siècle bien apparue qu’au XIXe siècle. Avant, plus effrayante encore que la entamée pour apprécier le plaisir inutile de se relaxer. Dès sa plus forêt dense et sombre la profondeur des océans recelait des pires tendre enfance, à la demande de sa mère, la future impératrice monstres et maladies inconnues, et acheminait sur sa houle les pratique les cures thermales. Cette habitude ne la quittera pas. Elle fit de Biarritz sa villégiature. pirates les plus avides, sans parler des naufrages, nombreux. Courants au temps des Egyptiens et de la Grèce antique, les Son mari, premier président de la République française, y fait bains de mer ont disparu à la chute de l’Empire romain et avec construire en 1854 la Villa Eugénie. Sous prétexte de promenades l’émergence du christianisme pudibond. Soudain, au beau milieu le long des côtes basques, elle trempait le bas de sa robe sur la plage. du XVIIe siècle, l’eau salée se vit accorder d’étranges propriétés Lors l’inauguration de la ligne de chemin de fer Tarbes-Morcenx miracle : guérir de la rage, et de la folie. Les plus chanceux ou en 1862, elle découvrit Saint-Loubouer (Landes), que Montaigne et les plus riches souffrants gagnaient Dieppe (où que ces bienfaits Henry IV appréciaient déjà ; la commune prit le nom d’Eugénieétaient loués) pour y humer l’air marin. Les vertus véridiques les-Bains en 1861. ont été découvertes par les Anglais fin XVIIe, début XVIIIe. Les premiers essais thérapeutiques modernes ont été réalisés par deux Les premières plages à prendre leur essor sont celles du Pas-deAnglais, le docteur John Floyer (1697), puis le physicien Richard Calais, car elles se trouvent près de Paris : Boulogne (qui passe Russell qui écrit The Use of Sea Water (1753), traité dans lequel lui de 7 800 habitants en 1801 à 46 000 en 1898), Berck, Le Portel, affirme les soins curatifs de l’eau. Les Français les reprendront et Wimereux… En deuxième position arrivent les côtes normandes. développeront les cures. Le Sud, pays perdu, ne séduit encore personne. Il lui faudra les impressionnistes attirés par les couleurs de la Provence et Brigitte Encore loin du splash Bardot pour devenir l’aimant à touristes qu’on connaît. On entre à peine dans l’eau, uniquement sous ordonnance On invente les jeux de bords de mer, les spectacles autour des médicale et en prenant un maximum de précautions exposées thermes, et on parle politique : Napoléon III reçoit à Vichy souverains dans des ouvrages usuels tels que Des bains de mer, guide médical et et ministres étrangers pour traiter ses affaires internationales dans hygiénique du baigneur. En 1846, le docteur J. Le Cœur y conseille la plus grande discrétion et décontraction. Devenue la capitale du prudemment : « Il sera bon que le malade se repose pendant deux thermalisme entre 1852 et 1870, la fréquentation de ce petit village ou trois jours pour s'acclimater avant tout à l'air plus vif du littoral... est multipliée par trois et en une vingtaine d’années, une ville, bâtie alors seulement il commencera à prendre ses bains ; il n'y restera aux pièces – mairie, église, gare, théâtre et casino (le premier de que peu d'instants, vingt minutes s'il les prend chauds en baignoire, France, inauguré le 2 juillet 1865), parcs à l’anglaise, grands hôtels trois à quatre minutes s'il les prend frais ; il ne les prendra pas trop et commerces luxueux – annonce le loisir de masse. L’apparition rapprochés et pourra laisser un intervalle d'un jour entre chacun du chemin de fer fait augmenter le nombre des nageurs qui se d'eux. » glissent dans le lit des marées. Les plages bondées, les architectures Les « personnes délicates » quant à elles doivent prendre leurs bains chevronnées et les côtes dénaturées s’étendent désormais, aussi « d'abord tièdes en baignoire en mélangeant à l'eau de mer de l'eau lourdes qu’une serviette mouillée. douce ou une substance émolliente, puis en abaissant par degrés la température et en diminuant peu à peu la quantité d'eau douce ». Bien entendu, ces précurseurs ne savent pas nager. Cela est inutile puisque paresser longtemps dans l’eau, de même qu’au soleil, est le comble de la vulgarité. A des fins hygiéniques, l’extension des bains de mer fut tellement grande que l’on recense, au début du XXe siècle, environ deux cent dix sources en activité avec environ trente mille curistes par an.

Le Sud, pays perdu STANDARD 36 | OISIVETÉ | p. 115


THÉÂTRE

Eloge de l’oisiveté De Bertrand Russell Adaptation et interprétation : Dominique Rongvaux Au Théâtre de Belleville, Paris En tournée en France et en Belgique A l’automne, dates à confirmer Vivons heureux en attendant la mort De Pierre Desproges Adaptation et interprétation : Dominique Rongvaux Au Théâtre des Riches-Claires, Bruxelles Dès le 23 décembre

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4 HEURES DE TRAVAIL PAR JOUR RENDRAIT HEUREUX

Seul en scène, le comédien Dominique Rongvaux adaptait récemment Éloge de l’oisiveté, court plaidoyer de Bertrand Russell en faveur d’une « civilisation des loisirs ». Entretien Victor Branquart

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ublié en 1932, Eloge de l’oisiveté tente banc et faire l’éloge de ceux qui ne foutent « Nous avons tous une sorte de lier l’utopie marxiste et l’oisiveté rien, comme Robert Louis Stevenson dans de fascination pour ceux qui avec les réalités plus sombres des pays son Apologie des oisifs [1877]. C’est un peu réussissent à ne rien faire. » en pleine industrialisation. Son auteur, le but de tout le monde, non ? le philosophe et mathématicien gallois Bertrand Russell (1872-1970), affirmait avec force que « croire Eloge de l’oisiveté : « Le bon usage du loisir, il faut le reconnaître, que le TRAVAIL est une vertu est la cause de grands maux dans le est le produit de la civilisation et de l’éducation. » monde moderne. La voie du bonheur et de la prospérité passe par Si le peuple fait un travail abrutissant toute la journée, il ne peut sa diminution méthodique ». Son ode aux plaisirs simples pose des pas se civiliser. Russell rêve de réduire le travail alimentaire pour privilégier les savoirs. Il préconise que les quatre heures de travail arguments de luxe pour une jouissive inactivité. Exigeant lui aussi, Dominique Rongvaux, grand brun élancé de 40 journalières soient destinées à satisfaire un minimum de confort et ans, a quitté le monde désopilant de l’ingénierie commerciale pour permettre aux gens de vivre heureux, avec des connaissances et des tenter sa chance dans celui des « passeurs d’idées ». Jouée jusqu’en loisirs pour s’occuper. Rien de plus. juin au Théâtre de Belleville (Paris), sa lecture fidèle d’Eloge de l’oisiveté s’entrecoupait, sur une heure trente, d’épisodes saillants Vous accuse-t-on d’encourager les profiteurs, les assistés ? J’aimerais en parler dans un prochain spectacle. Si l’éventuel d’une vie de jeune diplômé en reconversion théâtrale. « assisté », vivant de ses allocations, s’occupe de ses enfants, est Pourquoi Bertrand Russell et l’oisiveté alors que l’actualité actif dans une association ou cultive un potager, il crée de la valeur. On peut considérer la retraite comme une forme de salaire. baigne dans le travail, sa valeur, son coût ? Dominique Rongvaux : Tout à fait par hasard. Adolescent, Certains indicateurs appuient cette idée : l’IBED (indice de bienj’adorais son portrait dans le dictionnaire, mélange d’intelligence être durable), l’IPV (indice de progrès véritable), etc. Ils tiennent et de compassion. Je suis tombé amoureux de ce petit livre à la fois compte de la valeur du travail non rémunéré et bénévole. pour ce qu’il disait, la remise en cause du travail en tant que vertu, sa mise en perspective historique, mais aussi pour son style. C’est Des conseils pour paresser ? Réduire son train de vie ! Beaucoup de gens pensent que c’est rempli d’humour, un régal. impossible. Pour moins travailler, il faut accepter de passer des vacances moins coûteuses, ne pas avoir trois bagnoles, diminuer Etes-vous paresseux ? Je ne pense pas. Je suis plutôt frénétique dans l’activité, comme sa consommation d’électricité et ne pas s’acheter de nouvelles [l’écrivain français] Denis Grozdanovitch, dont plusieurs réflexions, fringues toutes les semaines ! issues de son Petit Traité de désinvolture [2002], sont intégrées au spectacle. Pourtant, il passe son temps à griffonner ses carnets, à donner des cours de tennis, à jouer au squash, aux échecs – bref, il n’arrête jamais. Nous avons tous une sorte de fascination pour ceux LE SPECTACLE qui réussissent à ne rien faire. Comment avez-vous sélectionné les idées de Russell ? J’ai gardé les plus parlantes, comme la valeur du travail, sa reconnaissance, ou les bienfaits de l’oisiveté pour la civilisation. Russell lutte contre le travail pénible et aliénant, celui qui n’apporte rien et te détruit ; il voudrait le réduire, tout en restant productif. A l’inverse, Grozdanovitch n’accorde aucune importance à la productivité, et explique qu’on peut très bien pêcher sous le pont de la Concorde alors que les Allemands envahissent Paris. C’est la vision d’un homme qui a passé plusieurs années au Collège de France, qui peut se permettre d’occuper ses journées à lire sur un STANDARD 36 | OISIVETÉ | p. 117

Sans répit

« Seul un ascétisme irréfléchi, qui s’exerce généralement par procuration, entretient notre obsession du travail excessif à présent que le besoin ne s’en fait plus sentir. » Echanges de regards et mimiques raffinées parsèment une pièce aussi instructive par sa légèreté que drôle par la grandeur de ses idées. « L’activité qui consiste à déplacer de la matière, si elle est, jusqu’à un certain point, nécessaire à notre existence, n’est certainement pas l’une des fins de la vie humaine. » Humaniste et rêveur, Dominique Rongvaux rassure les hommes quant à leur bonté et leur capacité, souvent malmenée, à l’altruisme. V. B.


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MODE

SOUVENIRS FLOTTANTS

La Suissesse Jasmina Barshovi a présenté ses premières créations homme ainsi que ce look nude et léger pour les filles au festival de Hyères 2012. Coup de cœur Standard. Par David Herman | Photographie Alexia Cayre

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n parfum de Diabolo menthe s’est propagé au passage de la collection The birds are silent de Jasmina Barshovi lors du festival de mode et de photographie de Hyères, en mai dernier. Pour exprimer avec nostalgie les émois amoureux de son adolescence, cette diplômée de la HEAD (Haute école d’art et de design de Genève), 26 ans, revêt les hommes de matières délicates. Mousseline de soie, organdi et voile de coton accompagnent sa démarche poétique, en flou et transparence. Novatrice dans la manière d’appliquer à l’homme un univers à sensibilité féminine, elle essaie de partager « un rapport au vêtement très intime, lié au toucher que nous autres femmes avons dans notre garde-robe ».

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Sollicitée par la marque Chloé – la maison de couture remet une dotation de 10 000 euros à la meilleure silhouette femme –, comme chacun des designers sélectionnés, la Genevoise s’est rendu compte que son vocabulaire subtil avait aussi sa place chez ses pareilles : « Finalement, la question du sexe m’est secondaire, cela vient après la justesse de l’attitude et la singularité du personnage que j’imagine. » Une douceur translucide émane, flottante, au bord de cette piscine qui n’attendait que la fin du printemps pour se remplir de turquoise, comme un verre de limonade. Une fraîcheur légère que Jasmina définit comme « une légèreté grave, similaire aux sentiments éprouvés à 16 ans ». Kiss & Love.


EDEN

Réalisation Lucille Gauthier-Braud | Illustration Maud Mariotti S’enduire d’huiles exotiques rares, bronzer à l’ombre des cocotiers, se parfumer d’élixirs solaires envoûtants. Laissezvous aller. Lait solaire protecteur rafraîchissant au Carambole de Sol de Janeiro, 19,90 euros en exclusivité chez Sephora. Sérum activateur de mélamine Terrybly Sunbooster de By Terry, 72 euros. Eau de parfum Prodigieux déclinée de l’huile best-seller de Nuxe, 50 ml, 45 euros. Huile revitalisante pour cheveux à l’huile de carthame et Aloès, Magic Elixir de Kiehl’s, 21 euros. Huile Divine sublimatrice visage, corps et cheveux de Caudalie, 21 euros. Huile parfumée pour le corps au monoï de Tahiti de Nars, 65 euros. Huile végétale corps à base d’huile vierge de noisette et de sésame d’Anne Sémonin, 72 euros. Gel hydratant rafraîchissant au petit-grain, aloe vera et agrumes d’Aésop, 27 euros. Sérum capillaire restructurant aux noix d’ojon d’Amazonie, 21 euros en exclusivité chez Sephora. Huile culte pour le corps Olio Lusso de Linda Rodin, 120 euros en exclusivité chez Colette. Huile ultra-hydratante corps infusée à la rose du Maroc de Ren, 65 euros. STANDARD 36 | OISIVETÉ | p. 120


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SANTÉ

GLANDER, MAUVAIS POUR LA SANTÉ ? Trois toubibs de Montpellier aimeraient bien vous voir quitter le canapé. Par Hadrien Volle LE PSYCHIATRE « La télé, c’est une mort en sursis. » Selon Alain Philon : « L’oisiveté est le terrain vague de l’imaginaire. Les temps de paresse sont ce que la page blanche est à l’écrivain : un espace de création, de rature et de reprise. » D’où l’importance de la rêverie. « Malheureusement, aujourd’hui, notre comportement sociétal efface l’être au profit du faire. » Se compter les doigts de pieds rendrait-il plus créatif ? « Pas seulement ! La vie est changement, c’est ce qui lui donne tout son intérêt. Il faut alterner période de calme et période d’activité. » Car la bulle comme mode de vie comprend quelques souffrances. « L’état négatif par excellence, c’est le temps passé devant la télévision : cela entraîne des maladies chroniques, du diabète à la dépression, un rétrécissement intellectuel au profit de l’élargissement corporel et, à long terme, une mort en sursis. »

L’ACUPUNCTEUR « Un être Yin n’a pas besoin du même repos qu’un Yang. » Selon François Debergé : « En médecine chinoise, on applique le concept du Yin et du Yang aux individus. Un tempérament Yin n’a pas besoin du même type de repos qu’un Yang. » Essayons de comprendre qui est quoi. « Le Yang est une personne active et chaleureuse. Le Yin est plus mou et dirigé vers l’intérieur. » Comment se faire du bien ? « Les Yang ont besoin de sommeil, la quantité de repos est relative à l’effort fourni et les vacances leur sont salutaires. Pour les Yin, la qualité prime, il leur faut des coupures dans leur journée, même très brèves ; ils peuvent dormir deux heures par nuit et être en pleine forme ! » Et en cas d’abus d’énergie ? « Un Yang qui travaille trop mourra aussi brusquement, il y a un bouton on/off enclenché sur son cœur. Pour un Yin, l’excès est comme un cheval qui s’emballe, impossible à stopper, conduisant l’être à une mort de l’âme, comme la démence. »

LE NEUROLOGUE « L’activité mentale n’est pas une excuse pour ne rien faire. » Selon Bertrand Carlander : « Si on considère les vacances comme des moments où l’on dort plus longtemps et durant lesquels on subit moins de stress, rien ne prouve que c’est nécessaire au bon fonctionnement de notre cerveau. » Comment dorloter ses neurones ? « L’hygiène de vie est une discipline à adopter au quotidien : il est établi que les personnes qui ont une activité sportive tout au long de leur vie ont moins de chance de développer des maladies dégénératives type Alzheimer ou Parkinson. » Cependant, « rien ne prouve l’effet curatif du sport », alors rien ne sert de courir. De plus, « le sport a un effet antidépresseur direct : la baisse calorique accompagne la baisse de l’état dépressif ». Enfin, se rassurer avec des sudokus et des programmes de calcul de l’âge cérébral est inutile : « L’activité mentale ne change pas beaucoup le métabolisme du cerveau. »

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Sleeply Allowed Photographie Oliver Fritze Stylisme Meryl H. Modèles Lea chez WM models, Clémence, Knut, Petra & Hartmut

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Top American Vintage Culotte Virginie Castaway Bracelet Polder

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Bracelet et collier porté à la cheville Polder

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Chemise Virginie Castaway Culotte Masscob Collier Polder

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Cape Christian Dior Chaussures Polder

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Short Cacharel

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Robe Christian Dior T-shirt Burberry Bracelets Polder and Gat Rimon

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Top American Vintage Maillot de bain Virginie Castaway Bracelet Polder

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Le 4 parallèle Photographie Lionel Samain Stylisme Elin Burjsell Assistée de Matilda Nordling Coiffure Shuko Sumida Maquillage Anthony Preel Modèle Lidi Kochetkova chez IMG, Remerciements Joséphine chez Ma&Ma Photographers

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Top et pantalon Lanvin Bracelets et boucles d’oreilles Delfina Delettrez

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Robe et chaussures Burberry Top et Collier Damir Doma

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Blouse Lanvin Boucles d’oreilles Delfina Delettrez

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Trench Martin Grant

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Veste sans manches et robe Yves Saint Laurent Boucles d’oreilles Boucheron

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Veste, pantalon et étole portée sur la tête Jean Paul Gaultier Top Miu Miu Bracelet Delfina Delettrez Bague Chanel Joaillerie

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Veste Issey Miyake Pantalon Dries Van Noten Boucles d’oreilles Chanel Joaillerie

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Veste de tailleur et pantalon Sonia Rykiel Top Damir Doma Boucles d’oreilles Boucheron

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Robe tunique et châle porté à la tête Hermès Boucles d’oreilles Chanel Joaillerie

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Cap Croisière Photographie Kris de Smedt Stylisme Justine Allain Assistée d’Edem Dossou Réalisation David Herman Maquillage Elise Ducrot Coiffure Franck Nemoz Modèle Solange Fréjean chez Marilyn Agency Retouche Antoine Melis Remerciements Sylvain Marcoux chez Vitra France

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Marinière Naco Paris Short Agnès b. Chaussures Surface to Air Lunettes Thierry Lasry Fauteuil Cité, Jean Prouvé, 1930, Vitra

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Trench Burberry Prorsum Chaussures Paule Ka Lunettes Waiting for the Sun Horloge Turbine, George Nelson, 1948-60, Vitra Banc Nelson, George Nelson, 1946, Vitra

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Combinaison Cacharel Canotier Murmure by Spirit Ceinture Dsquared2

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Top Anne Valérie Hash Pantalon Sonia Rykiel Chaussures Mellow Yellow Boucles d’oreilles Miss Bibi Boîtes Vitra

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Top Mademoiselle Tara Casquette Burberry Collier Miss Bibi

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Top Carven Pantalon Alexandre Vauthier Casquette Mademoiselle Tara Sac Amélie Pichard

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Pull Paule Ka Chaussures Mellow Yellow

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Top Paule Ka Pantalon Lacoste Lunettes Mykita & Alexandre Herchcovitch Horloges à boules, George Nelson, 1948/60, Vitra

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Pull Acne Pantalon Gucci Chapeau Vintage Paravent Charles & Ray Eames,1946, Vitra

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Casque Jantaminiau

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La reine fainéante Photographie Bérengère Valognes Stylisme Mario Faundez Assisté d’Arthur Laborie Coiffure et maquillage Elise Ducrot Modèles Yulia chez Women Management Paris, Corentin Richard chez l’Homme de Nathalie

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Casquette El Guerrero Jupe Clarisse Hieraix Collier Shourouk Escarpins Nicholas Kirkwood

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Veste Y-3 Robe et jupon Vivienne Westwood Chaussures Christian Louboutin Casque Jantaminiau

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Yulia Veste A Libellus by Titi Kwan Robe Valentine Gauthier Couronne On Aura Tout Vu Collier Shourouk

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Corentin Chemise Backlash T-shirt Osklen Collier Pascale Renaux pour AS29 Foulard Hermès Pantalon Yohji Yamamoto


Top Chanel, Collier Heaven Tanudiredja Bijou Yoshiko Creation Paris Bague articulée On Aura Tout Vu Bague scorpion Bernard Delettrez

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Pastime Paradise Photographie ilario_magali Direction artistique Stéphanie Buisseret Stylisme Amandine Moine et Sébastien Goepfert Casting Les Sauvageons Modèles Bettina June Buisseret, Amandine Maugy, Rodica Paléologue, Charlotte Sépiora, Elisa Sommet, Bernard Vergne, Renaud Voise Retouche et 3D Jefprod Remerciements Anne-Marie et Romuald

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Charlotte Chemisier American Apparel Short en velours Masscob Bracelet Siloha /Daphné Dasque Lunettes Stella McCartney Chaussures Pierre Hardy

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Amandine Chemisier Lacoste Bagues Ginette NY Casquette H&M Boots Carven

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Bernard Chemise, gilet et chapeau The Kooples Jean APC Montre vintage Casio

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Rodica Boucles d’oreilles Agatha Bague perso

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Renaud Costume C&A Chemise H&M Chaussures vintage Camper Lunettes Ray-Ban

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Elisa Top combishort et minijupe American Apparel Sac à main NSEW

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Bettina Blouse en coton à pois Zef

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ACTUALITÉS ART AU LAIT ! QUAND L’ART DEBORDE, DANIEL RICHTER, ANRI SALA, MOATAZ NASR, EMILIE PITOISET. MODE BOAS KRISTJANSON, CITE DE LA MODE ET DU DESIGN, SPON DIOGO, RAF SIMONS CHEZ DIOR, JEAN-CHARLES DE CASTELBAJAC. CINEMA GUILTY OF ROMANCE, HOLY MOTORS, WRONG, PIERRE NINEY, BEN WHEATLEY, CALEB LANDRY JONES, BRILLANTE MENDOZA. MUSIQUE GEOFF BARROW, JOHN LYDON, SINNER DC, LAETITIA SADIER, MAI LAN, DENT MAY, PHOEBE JEAN, «EN GÉNÉRAL, NOS JUGEMENTS NOUS JUGENT NOUS-MÊMES BIEN PLUS QU’ILS NE JUGENT LES CHOSES.» SAINTE-BEUVE (1845)


KONKOMA, HOT CHIP LITTERATURE CARYL FEREY, WILLIAM T. VOLLMANN, CAROLE FIVES, LOUIS WOLFSON, NICHOLSON BAKER, JAROSLAV RUDIS, JOHN KING, TRISTAN GARCIA. MEDIAS MICHEL BUTEL, LUCK, THE BELIEVER. JEUX FEZ, MAX Y PAYNE, RED LYNX, SINE MORA, DRAW SOMETHING, THE SANDOX. IMAGE DEMOLA OGUNAJO. THEATRE LA BIBLIOTHEQUE, NOUVEAU ROMAN, LA NUIT TOMBE... FRANÇOIS OLISLAEGER. VIEUX GENIE MICHAEL LONSDALE


Under Fire, 2008 12 800 allumettes sur bois, vidéo et plexiglas Enregistrement : Kathrin Oberrauch et Giacomo Ricci Courtesy Galeria Continua, San Gimignano / Beijing / Le Moulin

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dans l’urgence de dire quelque chose, même si je sais que la situation ne peut se résoudre en un instant, d’où l’emploi de cette écriture antique presque illisible, qui apporte une relativité à ce contexte.

Darb 1718, le centre culturel que dirige Moataz Nasr, est un bâtiment aux formes épurées dans le quartier copte du Caire. On y retrouve cet artiste qui fait désormais figure de porte d’entrée sur les pays arabes. Il a vécu les premières semaines de la révolution sous les tentes de la place Tahrir, au Caire, au milieu des manifestants les plus tenaces, clamant le départ d’Hosni Moubarak tout en récupérant au sol des objets laissés tombés par la foule, qu’il a exposé tel quel au chateau de Blandy en 2011. Il puise aussi bien dans ce bouillonnement politique que dans l’époque millénaire des pharaons, ou sa rencontre avec l’Occident. Alors que l’Histoire de son pays avance à grands pas avec les premières élections démocratiques depuis la chute du président Moubarak, nous échangeons ces mots avec cet agitateur spirituel à l’occasion d’une exposition à Oslo où il dévoile ces « paysages cachés ». Vous avez exposé aux quatre coins du monde, en France, en Chine,

Ce besoin d’agir, vous l’avez exprimé à d’autres moments ? En 2008, j’ai entièrement rempli la carte de l’Irak avec des allumettes plantées les unes à côté des autres [Under Fire, 2008]. Chacune peut représenter une personne seule, fragile, mais elles forment aussi un groupe fort et menaçant pouvant s’enflammer en un instant. C’était aussi en réaction à la « poudrière du Moyen-Orient ». Vous avez été élevé dans la religion ? Non, ce n’était pas important dans ma famille. Dans ma jeunesse, l’islam n’était pas fanatique, il ne provoquait pas de peur, ni de signes extérieurs dans la ville, comme des femmes voilées. Ce n’est que vers la fin des années 70 que j’ai vu des manifestations de fanatisme. L’exposition Hidden Landscape, que vous présenterez à Oslo cet été, sera-t-elle politique ? Je veux parler de ce paysage caché qui parfois émerge dans des actes violents, qui racontent des traumatismes enfouis. Ce message est politique mais surtout spirituel. C’est un message d’amour. Je ne suis pas religieux, mais j’ai une philosophie spirituelle. Dans Towers of Love [2011], sept tours réunissent les architectures des bâtiments

ART Moataz Nasr  MA CARRIÈRE INTERNATIONALE A DÉMARRÉ LE 12 SEPTEMBRE 2001.  L’ENTHOUSIASME POUR LES ARTISTES ARABES EST BIEN PLUS QUE MOMENTANÉ. Entretien Patricia Maincent (au Caire)

en Italie, au Brésil, dans les plus grandes manifestations d’art contemporain. Comment un artiste égyptien arrive-t-il sur la scène internationale ? Moataz Nasr : Je préfère dire que je suis un artiste « qui vient d’Egypte », car si mon travail est lié à mon origine, j’aime penser qu’il l’est aussi au monde. L’influence de l’extérieur repousse les frontières. Ma carrière internationale a démarré le 12 septembre 2001. Du jour au lendemain, on s’est intéressé à la scène artistique arabe et j’ai reçu plein de coups de fil. C’est un réflexe naturel : quand on sent une menace, on veut connaître les gens, et leur culture. De la même façon, après le choc pétrolier en 1974, il y a eu un grand courant de traduction des auteurs arabes, comme pour mieux connaître les agresseurs ! Ces vagues d’intérêt sont fluctuantes. Passé cet enthousiasme, ceux qui restent sont ceux dont les œuvres dépassent l’actualité. Que vous a apporté votre rencontre avec l’art contemporain occidental ? Elle a été un moteur parmi tant d’autres. Je n’ai pas fait une école d’art mais des études d’économie. Dès mon plus jeune âge, j’ai eu besoin de m’exprimer avec des objets ou des images. Ma pratique s’est construite dans la confrontation avec les autres. En juin 2011, juste après le Printemps arabe, vous réalisez The Maze [« le labyrinthe »], un jardin où le slogan de la révolution, « le peuple veut la chute du régime », est écrit en végétation, en style kufi, la plus ancienne forme de calligraphie arabe. J’ai toujours été très intéressé par la politique. Je suis un observateur, il me faut du temps pour digérer les choses. Mais la révolution a été quelque chose d’incroyable et de merveilleux, je n’ai réagi que spontanément, STANDARD 36 | ACTUALITÉS | ART | p. 173

des religions monothéistes : l’hindouisme, le bouddhisme, le christianisme, le judaïsme et l’islam. Avec le mot « amour » écrit en haut, je montre cette aspiration à l’unité à l’intérieur des différences. Comme avec ces danseurs soufis que vous avez filmés dans Merge and Emerge ? Exactement. Le costume du danseur soufi est traditionnellement blanc, alors j’en ai fait faire de trois couleurs : rouge, vert et bleu. Chacun danse de son côté, mais ils font partie d’un tout puisque l’addition des trois couleurs donne du blanc. Moataz Nasr Hidden Landscape Kunstforening, Oslo Jusqu’au 26 août


Daniel Richter, Dog Planet, 2002 Courtesy : Contemporary Fine Art, Thaddaeus Ropac et l’artiste

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Les fables intemporelles du peintre allemand Daniel Richter, 50 ans, représentent l’angoisse de l’air du temps sur un mode carnavalesque : dans des univers exubérants, luxuriants et magnétiques, des hommes chatoyants errent et se rebellent. Pour présenter Voyage, Voyage à la galerie Thaddaeus Ropac, la révolte s’infiltre dans chacune de ses réponses. Certains personnages de vos peintures semblent grotesques et monstrueux, diriez-vous qu’ils mènent une vie romanesque ? Daniel Richter : Pas du tout. Ils ne sont ni grotesques ni monstrueux et ils sont faits de peinture, comment pourraient-ils mener une vie ?!

ART Daniel Richter  J’ESPÈRE QUE CES HOMMES EN UNIFORME SONT RIDICULES !  DIALOGUE ARDU AVEC LE PEINTRE DU « PRÉSENT MERDIQUE ». Entretien Timothée Chaillou

Ils racontent une histoire outrepassant le cadre et la peinture. La réalité s’infiltre dans la peinture, c’est vrai. Le critique Benjamin Buchloh soutient que dans une période de « retour à l’ordre », les arlequins, clowns, marionnettes qui envahissent les œuvres sont les « symptômes d’une régression renforcée ». Vous en peignez. Qu’en pensez-vous ? Le sentimentalisme et la nostalgie sont le carburant permettant au moteur de notre présent merdique de continuer à tourner. Etes-vous d’accord avec l’idée que les clowns sont des écrans sur lesquels le plaisir de voir la souffrance d’autrui peut être projeté. Et qu’ils conçoivent la scène comme le lieu d’un transfert strident d’une gaieté aussi feinte que fausse ? Lorsque j’entends parler de déguisement humain, je pense aux gens qui portent des uniformes, pas aux clowns. Vos personnages sont-ils en incandescence ou vivent-ils dans la science-fiction ? Saturés de couleurs venues d’une autre source de lumière émanant d’un autre type de soleil ? Rien de tout ça. Ils sont vus à travers l’objectif d’une caméra de surveillance infrarouge. Sont-ils possédés ? Possédés par la réalité. Qu’est-ce qui est en crise dans vos peintures ? Le peintre.

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Vous avez dit que votre tableau Dog Planet [2002] « concerne notre relation au pouvoir, et de quelle façon l’omnipotence nous affecte ». Ses hommes en uniforme sont sinistres et effrayants, voire cauchemardesques, ridicules ? Cette œuvre gravite autour d’images de pouvoir, de peur, de répression et de révolte. J’espère qu’ils sont ridicules ! La chasse à l’homme, les émeutes, les naufrages, les combats et les révoltes... Quelles sont les raisons de ces représentations ? Lisez les journaux. J’appréciais beaucoup les écrivains Greg Egan, Joseph Delaney et Russell Banks, toutefois je ne pense pas que la science-fiction ait influencé une de mes peintures. Vous vous dites concentré sur une « vision hystérico-paranoïaque du monde ». En quoi est-ce pertinent ? Aucune assemblée ni aucune institution ne décide de ce qui doit être pertinent pour un artiste. Il le fait lui-même. C’est le fruit de mes observations, et non l’inverse. Daniel Richter « Voyage, Voyage » Galerie Thaddaeus Ropac, Paris Du 4 au 28 juillet et du 21 août au 8 septembre


ART Anri Sala CONCERTO POUR FREDONNEMENT, BRUITS DE PAS ET ORCHESTRE. Par Patricia Maincent

C’est piloté par le son d’Anri Sala qu’on parcourt la galerie sud du Centre Pompidou. L’artiste franco-albanais de 37 ans l’a investie avec une installation à la mécanique très précise. Ses sculptures, films et photographies, jusque-là exposés séparément, se font écho pour ne former qu’une seule œuvre. Des projections se déclenchent par intermittence dans l’une des cinq grandes structures à trois côtés disséminées dans le lieu sombre. Selon la place du spectateur, un, deux ou trois écrans sont visibles, avec en toile de fond la même vue sur la rue Saint-Merri, la façade vitrée du Centre ayant été totalement dégagée pour créer un sixième écran sur la vie quotidienne. Des badauds se faufilent ainsi régulièrement dans le rythme des personnages des films. Anri Sala a remonté quatre de ses vidéos qui se déroulent à Sarajevo, Mexico, Bordeaux et Berlin. Le fil conducteur de ce nouveau montage est la trame de 1395 Days Without Red, sa dernière en date. Une femme traverse la capitale bosniaque, au moment du siège (19931995). Pour ne pas être repérée, la population craignant les snipers ne portait pas de rouge. La déambulation alterne avec des plans de répétition de l’orchestre symphonique de Sarajevo interprétant La Pathétique de Tchaïkovski. Au cours de cette traversée tendue de la capitale, elle chantonne l’air, créant une ligne musicale très contrastée et étrange entre son fredonnement et la version orchestrale. Une nouvelle partition s’écrit, à la rythmique très saccadée, suivant la course des passants et leur angoissante attente à chaque coin de rue. Elle accompagne une promenade inquiétante, le portrait d’une personne dont on n’entend que le souffle pesant, détermination d’une trajectoire insensée.

Le son se détache de l’image

Durant les projections, les mélodies s’entremêlent entre musique élaborée, murmures, orgue de barbarie, pop, classique, bruits urbains, créant une scansion musicale irrégulière et haletante soulignée par les multiples ruptures et accélérations qui suivent le public, les acteurs et les passants, tous en mouvement dans une chorégraphie subtile. Le son se détache de l’image grâce à une spatialisation en relief et un dispositif de vingt-huit enceintes. Le déplacement dans cet ensemble diffracté permet la rêverie et l’indiscipline. Comme l’orchestre de Sarajevo, qui a continué de jouer malgré le siège, il y a une résistance possible. Une poésie se glisse dans la dissémination des éléments, ouvrant sur d’autres horizons. Dix batteries, dispersées dans la galerie, se mettent à jouer, une par une, de manière inattendue, comme si un fantôme s’était emparé des baguettes, Doldrums (2008). Deux mains nous accueillent, à l’entrée, d’un geste imperceptible et brusque, Title Suspended (2008). La soudaineté provoque une dislocation de nos sens… tout est source de surprises, d’attentes, de tensions. De Tchaïkovski recomposé aux Clash détournés, sans hiérarchie, et variant époques, lieux, cultures, son, espace et image forment une immense boîte à musique, œuvre totale. Anri Sala Solo show Galerie Sud, Centre Pompidou, Paris Jusqu’au 6 août

1395 Days Without Red, 2011 © Anri Sala 2011

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ART Agenda

1 | BOUQUET FINAL Michel Blazy Collège des Bernardins, Paris Jusqu’au 15 juillet 2 | UN CAPITALISME IDÉAL La Ferme du Buisson, Marne-La-Vallée Jusqu’au 22 juillet 3 | LE CONFORT MODERNE Confort Moderne, Poitiers Jusqu’au 19 août

5 | LA TRIENNALE Palais de Tokyo, Paris Jusqu’au 26 août

4 | CONSTRUIRE, DÉCONSTRUIRE, RECONSTRUIRE : 6 | ISABELLE CORNARO LE CORPS UTOPIQUE Magasin, Grenoble Kader Attia Jusqu’au 2 septembre Musée d’Art Moderne de la Ville de Paris Jusqu’au 19 août 7 | TRACK, A CONTEMPORARY CITY CONVERSATION S.M.A.K et dans toute la ville de Gand, Belgique Jusqu’au 16 septembre 8 | LE MARIAGE DU CIEL ET DE L’ENFER Kendell Geers Château fort de Blandy-les-Tours, Seine-et-Marne Jusqu’au 21 octobre

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ART La Maison de La Vache Qui Rit OH LA VACHE ! L’INDUSTRIE DU FROMAGE FONDU SE LANCE DANS L’ART. Par Patrick Baumain (à Lons-le-Saunier)

Une installation de panacottas vibrant en rythme sur leurs moules, une subtile série de dessins abstraits sur fond noir explorant toute la gamme du blanc au gris, un étrange film de famille faisant basculer les souvenirs du quotidien vers le rêve… Un motif commun relie ces images : le lait. Symbolisé, figuré, cuisiné… il fait le pont entre esthétique et industrie agroalimentaire pour Lab’Bel, le laboratoire artistique du groupe Bel (Kiri, Boursin, Babybel). L’intérêt de ce positionnement est, pour un groupe industriel, d’ordre financier (avantages fiscaux à la clé), mais il est intéressant de comprendre comment la promotion de l’art s’élabore à travers un prisme aussi ténu. De plus, le lait peut sembler à rebours des enjeux curatoriaux actuels, mais à y regarder de plus près, ce thème ouvre une problématique atypique, aux forts potentiels plastiques, notamment dans la couleur et la texture.

Dans son essai Milk and Melancholy (2008), le critique d’art américain Kenneth Hayes montrait comment le débordement du lait jalonnait la pratique photographique conceptuelle nordaméricaine (d’Ed Ruscha à Jeff Wall). Le panorama dressé à Lonsle-Saunier prolonge joyeusement cette réflexion, en alliant plaisir photogénique et sensoriel, et questionnement métaphorique. Au lait ! Quand l’art déborde La Maison de La Vache Qui Rit, Lons-le-Saunier Du 13 juillet au 23 septembre

Liquide invisible et symbole de vie

Au lait ! Quand l’art déborde est visible non pas dans un lieu dédié à l’art mais dans le musée de la Vache Qui Rit, propriété de la marque et étape touristique jurassienne. La transparence des gouttes blanches est révélée par les photographies d’Ismaïl Bahri qui, dans sa série Latence, les a déposées sur fond noir à l’aide d’un pinceau imbibé. Mise en circulation, la matière veloutée va parfois jusqu’à l’éruption, séduisante chez Boris Achour (le film voluptueux Un monde qui s’accorde à nos désirs) et inquiétante chez l’Allemand Matthias Müller (voir ci-contre), tandis que Géraldine Py et Roberto Verde opèrent sa solidification sur une installation animée de desserts gélatineux, Twist Again. Présente sous sa forme classique (une sculpture bourguignonne du xve siècle) ou revisitée par la photographie, une femme noire tenant un bébé blanc, d’Andres Serrano, la figure de la vierge à l’enfant évoque le lait invisible et symbole de vie.

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Matthias Müller, Alpsee, 1994 Film 16 mm transféré sur DVD 15’, couleur, sonore © Matthias Müller Collection particulière et courtesy de l’artiste, Paris


ART Carte blanche à Emilie Pitoiset Du dessin, Emilie Pitoiset a dérivé vers la vidéo et les installations, mais ce premier moyen d’expression reste la base de l’élaboration de son travail sur ces différents médiums. Elle nous envoie un pot de fleurs de sa série de « malentendus », photographié en juin à la galerie Klemm’s, qui la représentera à la foire de Berlin, l’ABC (Art Berlin Contemporary), du 13 au 16 septembre.

Misunderstanding (Edelweiss), plante d’Edelweiss, 2012


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La fibre de lait, vous connaissez ? A l’aube du sommet des Nations Unies sur le développement durable, le fameux Rio+20, il est grand temps ! En pleine effervescence bio, le marché du prêt-à-porter ciblé par Boas Kristjanson, Islandais de 30 ans, est encore restreint. Ce fils de prêtre saura-t-il donner à la mode écologiquement correcte l’aura qu’elle mérite ?

MODE Boas Kristjanson  LA FIBRE DE LAIT PEUT ÊTRE AUSSI GLAMOUR QUE L’ORGANZA DE SOIE.  DES MATIÈRES NATURELLES À SUIVRE AU GALOP. Entretien Elisabeta Tudor

En mai dernier, à l’occasion du Copenhagen Fashion Summit – sommet danois pour le développement durable –, tu t’es fait remarquer avec deux silhouettes en matières naturelles d’origines équitables. Le bio, c’est ta Bible ? Boas Kristjanson : Je ne vois pas pourquoi j’utiliserais des matières synthétiques quand je peux faire des vêtements de meilleure qualité et moins nuisibles ! Je faisais partie des finalistes islandais que l’association NICE [initiative des pays nordiques pour le développement durable dans l’industrie du textile] a choisis pour le défilé de clôture du sommet. Chaque sélectionné devait élaborer deux silhouettes à présenter aux professionnels de la mode. C’est un pari risqué compte tenu de la demande encore faible et des prix élevés. D’où est né ce choix ? A la fin de mes études, à l’Académie royale des beaux-arts d’Anvers, en 2008, j’ai décidé de rentrer à Reykjavik. J’ai d’abord, par manque de moyens, fait uniquement des pièces en maille made in China et je n’étais pas content de la qualité. L’expression « développement durable » émergeait un peu partout et a commencé à m’intéresser. J’ai donc participé à des séminaires sur le sujet et suis entré en contact avec le Copenhagen Fashion Summit en 2010. C’est eux qui m’ont permis de garnir mon carnet d’adresses pour trouver les bons fournisseurs en Europe. Tout cela a été un vrai processus de rééducation par rapport à notre manière de consommer la mode. Depuis, je cherche à travailler avec des matières un peu hors normes, encore méconnues par l’industrie, comme la fibre de lait.

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Ça ressemble à quoi ? Ça a une consistance proche de celle du coton, mais encore plus douce et plus souple. Elle a des valeurs hydratantes pour la peau et une fonction antibactérienne ! En termes de mode, ça n’a pas la tonalité glamour de l’organza de soie, mais c’est justement ce qui me motive : prouver le contraire. Ton style se démarque justement par sa simplicité. Le naturel te sert-il d’inspiration ? Le terme même « inspiration » a été tellement utilisé que je le trouve dénué de sens ; « conviction » serait plus approprié. Le naturel fait partie de l’esprit de mes vêtements dans le sens où j’aime créer des pièces réalistes – je porte mes prototypes et les adapte en voyant où la matière me mène. Cela n’empêche pas de faire très attention à un design sobre et tout de même sophistiqué ! Mon pays est intéressant pour débuter, car les Islandais ont une conscience très prononcée pour l’environnement, et la scène mode est petite, ce qui fait que les relations avec les clients sont plus évidentes. Ton développement (durable) à toi ? Jusqu’à présent, je n’ai produit que quelques pièces spécifiques, je travaille sur ma première pré-collection, qui sera dévoilée fin juillet. On y trouvera du coton bio, de la fibre de lait et de la laine islandaise, mais aussi des mélanges de jersey et lin bio, avec du tissu de chanvre. Mes tenues sont unisexes et ne suivent pas le rythme des saisons. Je m’adapte aux besoins réels de mes clients potentiels et nous n’avons pas, ici, pour l’instant… d’été caniculaire.


MODE ADN LOOK GOA DE SPON DIOGO. Par Elisabeta Tudor

« Typique de notre style ? La juxtaposition du tailleur et du flou. » Mia Lisa Spon et Rui Andersen Rodrigues Diogo ont eu le coup de foudre à Copenhague, où ils ont fondé leur marque de prêtà-porter féminin en 2008. Installée depuis à Berlin, la liaison cartonne puisque ce duo danois a remporté en février le Max Factor New Talent Award 2012, récompense délivrée dans lors des défilés automne-hiver de la capitale nordique. Commentaire en trois points d’un look de leur nouvelle collection été.

Angélique.

Un peu mais pas trop, disons plutôt ange déchu car il ne faut pas se laisser berner par les faux airs d’innocence que suggère cette tenue blanc monochrome. Cet être d’une blancheur virginale est plus dénudé qu’autre chose ! Le nombril à l’air, comme dans les années 90, la femme Spon Diogo dévoile son affinité sportswear avec ce petit haut, mélange soie et coton. Rui confirme : « On s’est inspiré du bikini et du sarong pour créer une silhouette sporty et épurée. »

Désirable.

Matières fines, drapé délicat, transparence suggestive… le legging en organza superposé par une jupe en soie apporte la dose de classe qu’il faut. Mia : « Ce look fait partie de notre Wandering Collection, qui s’inspire du voyage, de l’aventure. L’été est une expérience en soi ! Une partie de l’année où on en profite pour se ressourcer, découvrir des nouvelles saveurs et coutumes... » C’est dans cet esprit que Spon Diogo opte pour des coupes fluides.

Neutre.

Stop le colorblock du printemps ! Le blanc ayant toujours été la couleur stratégique de l’été – Lana del Rey est d’accord avec nous – tout comme les coupes minimalistes : pas de froufrou, ni broderie opulente pour Spon Diogo et cette simplicité légèrement géométrique. De même, dans la discrétion : cheveux lisses, maquillage nude, le naturel est de rigueur.

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MODE Mercato PÉRIPÉTIES AUTOUR DE L’ÉLECTION DE RAF SIMONS CHEZ DIOR. Par Hamza Chaoui & Elisabeta Tudor

Au milieu des chants d’oiseaux, ce printemps, pas un JT, pas un magazine, pas un after work, pas un vernissage où l’on ne parle d’élections, de succession, de vote, de scrutin, ou de candidats. Et ? Il s’avère que les termes « élection » et « élégance » sont de la même famille. Le premier vient du latin electio (élire, faire un choix) et le second d’electus (choisi). En effet, « l’élégance est l’art de choisir », définissent les dictionnaires. Dans le champ lexical politique, nous trouvons également « coups de pute » qui, lui aussi, a un rapport avec la mode. Nos édiles ont une bonne longueur d’avance, mais, dans les maisons de couture parisiennes, c’est Secret Story grandeur nature. Tandis que pour les érections présidentielles, le peuple froncé a humblement choisi Monsieur Normal, le casting du groupe LVMH est digne des pires embrouilles de Gossip Girl : il aura fallu un an à la maison Dior pour trouver un successeur à celui qu’on ne trouve plus à la lettre « G » du répertoire facheuhn. Le critère était clair : l’élu devait être aussi peu exubérant qu’un curé muet en retraite.

Buzz et bam

Les péripéties homériques qui ont mené Dior à élire son nouveau roi ont été relatées par des harpies en manque de sensations fortes qui récupèrent les miettes du moindre ragot : Marc Jacobs, directeur artistique des collections Louis Vuitton, aura refusé le poste pour cause de rémunération peu alléchante, Pheobe Philo (la favorite) a préféré rester chez Céline, Alexander Wang s’est grillé depuis qu’il a été accusé de faire travailler ses employés dans des conditions dignes des sweatshops, et Haider Ackermann, qui aurait vendu la peau de l’ours avant de l’avoir chopé, aurait reçu un bouquet de fleurs en son nom à l’atelier Dior – wow, l’intrigue ! Maxime Simoens aurait profité du buzz pour s’allier à LVMH et bam, une autre bombe tombe : Jil Sander reprend les rênes de sa marque qui était pilotée depuis 2005 par Raf Simons ! ENFIN. Donc, Raf Simons – vivant, sobre, doué, discret – est projeté à la tête de Christian Dior. Bravo, il était grand temps. Un style épuré et subtilement minimaliste va marquer une nouvelle ère Dior, en contraste avec l’opulence d’antan. Côté politique, on a des trucs incroyables à raconter sur le swag de Mélenchon, mais bien moins pertinents en termes de mode ! Collection Haute Couture Christian Dior Dévoilée le 2 juillet, à Paris

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MODE Évènement DOCK SIDE STORY À LA CITÉ DE LA MODE ET DU DESIGN. Par Jessica Dufour | Photographie N. Borel © Jakob MacFarlane

Un nouvel esprit rive gauche est en train de naître à Paris. Face à la Seine, quai d’Austerlitz, les docks du 13e arrondissement ont rouvert sous la forme d’une Cité de la mode et du design. Le 13 avril dernier, après sept ans de travaux présidés par l’agence d’architecture Jakob+MacFarlane (à qui l’on doit notamment le restaurant du Centre Pompidou et la Fondation d’entreprise Ricard), le lieu mise lourd pour ses 14 000 m². Un programme d’exposition usiné hors les murs par Galliera (le musée de la Mode de la Ville de Paris est fermé pour travaux jusqu’au printemps 2013), l’atelier de la créatrice chinoise Yiqing Yin, les magasins design M1 et M3, et les boutiques Silveira Outdoor, Pigalle Paris et Bleu de Paname, viennent désormais côtoyer l’Institut Français de la Mode et le salon Capsule.

Visite à 360°

Accueillies simultanément au premier étage du bâtiment, deux premières expositions : un hommage au génie de Cristóbal Balenciaga (1895-1972) qui instaure un dialogue entre ses tenues haute couture et sa collection mode privée, et une installation de Rei Kawakubo dédiée à sa marque Comme des Garçons. Cette nouvelle aire est aussi un tremplin : l’occasion pour la jeune Yiqing Yin en résidence de promouvoir, le temps d’une saison, ses collections fantasmagoriques et son prêt-à-porter. Côté shopping, le pop-up store Bleu de Paname, qui a déposé bagage jusqu’en septembre, revisite l’uniforme de travail, tandis que la boutique PGL by Pigalle, Lsd edition parie sur le street chic de la ligne homme signée Pigalle par Stéphane Ashpool, pièces vintage et coups de cœur qu’il déniche (de Manish Arora en passant par Felipe Oliveira Baptista et du streetwear). Que les fêtards en manque d’after sachent que le Baron inaugurera un espace night life sur le toit. D’ici là il faudra se contenter des cookies sans gluten du café Praliné… Pas plus mal, pour enfiler une tenue en finesse. Cristóbal Balenciaga, collectionneur de modes & Comme des Garçons, White Drama Les Docks - Cité de la mode et du design, Paris Jusqu’au 7 octobre

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Sans titre, Jean-Charles de Castelbajac, 2012

Depuis 1969, l’univers fantastique de JCDC fait des hommages ludiques à notre patrimoine et des clins d’œil pop à l’Amérique. En trois ans, sa cote a pris des couleurs grâce à ses appels du pied à la jeunesse, qui reconnaît en lui un créateur ultra connecté. Avec ce dessin de saison, voici Standard Castelbajacquisé !

Photo ©Mathieu César

MODE Carte blanche à Jean-Charles de Castelbajac


STANDARD 36 | ACTUALITÉS | CINEMA | p. 186


C’était l’émeute.A Cannes, Ben Wheatley, bon gros bébé british de 40 ans, fut accueilli comme une pop-star par un public en délire. La projection de Touristes !, son troisième long-métrage sélectionné pour la Quinzaine des réalisateurs épopée d’un couple de serial-killers prolos dans la lande britannique produite par Edgar Wright (Hot Fuzz, Shaun of the Dead), confirme une envie singulière de foutre le boxon dans le cinéma de genre –, sans oublier la comédie : « Il y a de l’humour dans quasiment toutes les situations. Particulièrement dans celles qui dérapent. » Avant ce nouveau dérapage très contrôlé qui ne sera visible qu’en décembre, il y eut Down Terrace (2009, toujours inédit) et surtout Kill List, en salles cet été, polar horrifique inspiré « de ses cauchemars d’enfance » dans lequel la morale danse la sarabande. Wheatley nous apprend ses pas...

réalité aux spectateurs, il faut jouer sur le réalisme… A eux d’y ajouter leurs fantasmes.

Vos films entremêlent problématiques du quotidien et folie meurtrière. Y a-t-il un point darwinien entre eux ? Ben Wheatley : La démence et le meurtre font partie de l’expérience de la vie moderne. Ces films montrent des groupes de personnes se définissant hors d’une société, créant leurs propres règles.

Quitte à montrer la violence comme en éruption… La vie est comme ça : la violence y explose dans sa brutalité, ça fout le bordel, c’est douloureux. Il n’y a que dans le cinéma pleinement narratif que les choses sont en ordre, proprement rangées, alors que les gens sont capables de passer de l’amour à la haine en un instant. C’est ce que j’essaie de montrer.

Elles sont généralement issues d’une classe ouvrière. Héritage de la culture britannique ? Des films de Ken Loach, Mike Leigh ou de certains polars prolétariens, de La Loi du milieu (Mike Hodges, 1971) à Du sang sur la Tamise (John McKenzie, 1980) ? La famille de Down Terrace et le couple de Touristes ! ne sont pas ouvriers, plutôt au bas de l’échelon de la classe moyenne,

Comment faire du cinéma à l’ère du tweet, des commentaires instantanés ? L’époque où on peut esquiver les commentaires est terminée. Le remède ? Allez sur IMDB et jetez un œil sur toutes les critiques négatives à propos de vos œuvres favorites : il y aura toujours quelqu’un pour haïr ce que vous adorez.

CINEMA Ben Wheatley  LA VIE EST COMME ÇA : LA VIOLENCE FOUT LE BORDEL, C’EST DOULOUREUX.  LA NOUVELLE SENSATION ANGLAISE FRACASSE LES CODES AU MARTEAU. Entretien Alex Masson

et les tueurs de Kill List aspirent à y accéder. Je suis la première personne de ma famille à être allée à l’université. Je fais partie de la classe moyenne, mais mes parents sont un mélange de celle-ci et de la classe ouvrière... La connexion à Loach et Leigh vient, je crois, du fait de filmer la Grande-Bretagne contemporaine dans un contexte réaliste. Mais mon travail est tout autant issu d’un spectre d’influences internationales : Cassavetes, Rossellini, Watkins, Maysles, Pontecorvo ou bien Scorsese, Godard, Sheptiko, Klimov... Vous sentez-vous faire partie d’une mash-up culture, qui brasse aujourd’hui littérature, cinéma, musique ou BD ? La mash-up culture nous tourne autour depuis longtemps : Butch Cassidy et le Kid [George Roy Hill, 1969] combine comédie, western, film de braquage et buddy movie. J’aime cet amalgame, mélanger plusieurs registres de divertissement. Les films hollywoodiens des années 40 et 50 contenaient bien, quel que soit leur genre, au milieu, une scène musicale. J’adore ça ! L’intérêt est de bousculer vos émotions, les prendre et les emporter dans autant de directions que l’histoire le demande. Un marteau dans Kill List, des aiguilles à tricoter dans Touristes ! : vos manières de tuer ne sont pas courantes. Pour jouer avec les conventions ? Un objet domestique, vous savez parfaitement les dégâts qu’on est capable de commettre avec. Je ne possède pas d’armes à feu, on ne m’a jamais tiré dessus, je ne connais ces conventions que d’après ce que j’en ai vu dans les films et les jeux vidéo. Par contre, j’ai un marteau, et je me suis déjà tapé sur les doigts avec : je sais combien ça peut faire mal... Pour faire ressentir la STANDARD 36 | ACTUALITÉS | CINEMA | p. 187

Le film : VOUS ÊTES SUR LA LISTE Jay, tueur à gages marqué par son dernier contrat, reprend du service sur insistance de sa femme et de son associé. Le job est juteux : plusieurs personnes à assassiner. Un peu trop ? Kill List exsude la violence. Ben Wheatley la filme comme un fluide qui irrigue, contamine ses images. Elle est d’abord verbale, puis domestique, physique, métaphysique : ce cinéma tient d’une ébullition permanente, qui fait vaciller les logiques usuelles ou les genres. C’est une farce existentielle et gore, où Wheatley sauce à sa manière les ingrédients sociaux de Ken Loach ou les vertiges sensoriels de Donald Cammell (Performance). On ne sait rapidement plus sur quel pied danser, on avance en terrain miné. Sous la table, paranoïa ou ésotérisme explosent le récit. L’énigme de cet étrange thriller vire au cosmique quand il ne s’agit pas in fine de savoir qui est le mystérieux commanditaire de Jay mais ce qui dynamite le sens de sa vie. Un twist final emboîtera les pièces du puzzle, pour une vue d’ensemble qui estomaque davantage que les coups donnés à l’écran, constat amer et sardonique dézinguant la foi, le mysticisme, le couple, les théories du complot… moteurs de certains hommes. Kill List est méchant, noir et fort en gueule. Tout ce qu’on aime. A. M. Kill List Ben Wheatley Le 11 juillet


CINEMA Pierre Niney  JE CHERCHE À SORTIR DE CETTE IMAGE D’OISEAU TOMBÉ DU NID.  PIERRE APRÈS PIERRE, IL S’APPROCHE DES ÉTOILES. Entretien Bérengère Alfort | Photographie Lisa Lesourd

Entré à la Comédie-Française en 2010, Pierre Niney, 25 ans, en est le plus jeune pensionnaire. En septembre il y jouera Un chapeau de paille d’Italie d’après Labiche, parallèlement à la sortie au cinéma de Comme des frères (Road movie, autour de l’absence d’une femme, Mélanie Thierry), troisième film d’Hugo Gélin présenté à Cannes. Nominé César du meilleur espoir 2011 pour son rôle de provincial fauché un peu mytho dans J’aime regarder les filles de Frédéric Louf, ce brun au visage fin nous répond dans le bar du Gray d’Albion, hôtel cannois où tout le monde semble pris par le temps. Sauf Pierre, qui dépasse le planning et, gentleman, nous sert le thé. A côté du cinéma et de tes projets perso – tu as écrit, mis en scène et joué dans Si près de Ceuta au Théâtre de Vanves, en février –, que prépares-tu à la rentrée au Français ? Pierre Niney : On m’a confié le magnifique premier rôle d’Un chapeau de paille d’Italie [comédie d’Eugène Labiche, 1851]. Cette fois-ci, je suis un homme marié donc installé. Un défi pour moi qui cumule les rôles de jeune homme maladroit et fragile. Je suis un grand fan de Mathieu Amalric pour l’originalité qu’il a mis dans ses rôles, il a une « patte » humoristique. On a tendance à déprécier l’art du comique en France. J’aime Poëlvoorde, qui est un génie au même titre que de Funès. Paradoxe sur le comédien de Diderot est ton livre de chevet, pourquoi ? Cet essai est un moment charnière dans le point de vue qu’on avait sur le théâtre en 1775. Il y a des thèmes abordés fondamentaux et des passages désuets proches du décorticage mathématique.

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Entre Brecht et Shakespeare, comment navigues-tu ? A vue ! Je n’ai pas de stratégie pour passer du contemporain au classique. Porté par mon instinct, j’essaie de suivre naturellement l’écriture de la pièce et la volonté du metteur en scène… Là, je commence le tournage d’un film où le réalisateur David Moreau, nous permet d’improviser, ce qui est jouissif ! Dans J’aime regarder les filles, il y a de la maladresse dans ton jeu, dans Si près de Ceuta, une assurance troublante. Comment réalises-tu ces grands écarts ? Le répertoire théâtral offre beaucoup de diversité, la question de l’âge est moins importante. Au cinéma, je cherche des problématiques qui sortent de cette image d’oiseau tombé du nid. Frédéric Louf, le réalisateur de J’aime regarder les filles, a vu de la fougue en moi du personnage manichéen, immature... ça tranche avec Maxime, celui de Comme des frères, immédiat, à la fois mature et candide, plus décidé dans ses choix et ses convictions. Etoile montante, sens-tu une pression ? Le plaisir plutôt ! Il m’arrive plein de choses positives mais on ne sait jamais ce qui nous attend, alors je préfère m’amuser comme à mon premier cours de théâtre. Comme des frères

Hugo Gélin Le 19 septembre

Un chapeau de paille d’Italie La Comédie-Française Du 31 octobre 2012 au 7 janvier 2013


CINEMA Caleb Landry Jones  LES OBSESSIONS POUR LES STARS DURERONT TOUJOURS.  LE FLIPPANT LABORANTIN D’ANTIVIRAL REMERCIE SES AMYGDALES. Entretien David Herman (avec Alex Masson) | Photographie © G-Star

A Toronto, un laboratoire du futur propose à des fans de leur inoculer les virus de leurs idoles. Dans ce premier long-métrage de Brandon Cronenberg (fils de) sélectionné à Cannes catégorie Un certain regard, Caleb Landry Jones, rouquin texan de 22 ans, joue avec une belle fièvre l’employé perturbé de cette firme. Après une phase chenille (apparitions dans X-Men, The Social Network, Breaking Bad ou Friday Night Lights), il nous parle en express de sa sortie de chrysalide sur une terrasse cannoise bondée. Antivirus, farce noire ou prophétie de la culture people à venir ? Caleb Landry Jones : Ces obsessions dureront toujours. Je suis arrivé à Los Angeles à 19 ans et ce fut mon premier contact avec le monde de la célébrité. C’est vraiment ridicule de constater à quel point on nous lave le cerveau avec ! Nous voulons tellement fuir la réalité, on ne s’aime tellement pas, que l’on veut ressembler à… ces gens ? Quand vous rencontrez des stars, vous réalisez à quel point ce n’est pas un cadeau, combien on s’y perd, comment cela peut devenir un enfer. N’as-tu jamais été groupie ? Si, bien sûr, mais pas de manière aussi poussée. Bob Dylan est l’un de mes héros, mais je n’ai jamais été dans l’hystérie – je n’ai jamais encensé personne. A l’inverse de certains à l’égard de George Clooney. Devenir l’égérie de G-Star après Vincent Gallo, photographié par Anton Corbijn, c’est le début de la célébrité ? Dans un sens, oui. Mais ce n’est pas uniquement pour l’argent. Pour paraphraser Tom Wolfe, on atteint le pinacle du succès à partir du moment où l’on se désintéresse du fric, des compliments ou de la STANDARD 36 | ACTUALITÉS | CINEMA | p. 189

promotion de soi. Quand j’ai démarré, je prenais un peu tout ce qui passait, les bons comme les mauvais films. Pas des projets trop pourris non plus, mais je n’avais pas l’embarras du choix, il fallait coûte que coûte rester dans la partie. Au bout d’un moment, j’ai fini par m’épuiser moralement et j’étais à deux doigts de rentrer au Texas. Mon rôle dans X-Men : le commencement [Matthew Vaughn, 2011] est tombé comme une aubaine. Tu y jouais un mutant. Antiviral parle aussi de mutations. C’est ta spécialité ? A l’adolescence, vous vous sentez comme un monstre au milieu des gens normaux. Puis vous comprenez que vous n’êtes pas seul à avoir le même sentiment. Ce rôle de Syd March dans Antiviral, c’est le plus physique que j’aie jamais fait. Pour m’y préparer, un événement m’a aidé. Juste avant X-Men, j’ai été malade pendant six mois, infection des amygdales. Je ne savais pas d’où ça venait, mais j’avais conscience qu’il fallait que je me rappelle de ces troubles pour, un jour, m’en imprégner. Cette maladie a désormais sa raison d’être. Antiviral Brandon Cronenberg Sortie indéterminée.


CINEMA Wrong A LA RECHERCHE D’UN CHIEN, QUENTIN DUPIEUX S’ABANDONNE À L’ÉMOTION. Par Alex Masson

Tout est question de codes (à tripatouiller). Il y a deux ans, Quentin Dupieux, également musicien sous le nom de Mr. Oizo, élaborait avec Rubber la théorie du « no reason » selon laquelle le spectateur ne devait pas chercher à comprendre ces aventures de pneu serial killer. La chose se confirme avec Wrong qui, dans la logique d’un esprit de contradiction, va à l’inverse. Si le ton déconcertant est toujours là (mais déplacé en toile de fond), Wrong déroule une histoire parfaitement lisible et rationnelle – un type cherche son chien adoré –, malgré ce réveil-matin indiquant 7h60 ou ce bureau dans lequel il pleut en permanence. Le tout filmé dans une banlieue middle-class qu’on croirait tirée des bandes dessinées de Daniel Clowes (David Boring, Comme un gant de velours pris dans la fonte) et qui pourrait même s’envisager comme une extension de la zone pavillonnaire de Blue Velvet (David Lynch, 1986). Chez Dupieux non plus, l’univers n’est jamais désigné comme étrange : ce n’est qu’une réalité alternative. Avec ses propres codes.

Connexion astrale avec un étron

Tourné avec un appareil photo sous licence poétique transgressive, Wrong plairait sans doute aux dadas (notamment cette séquence de connexion astrale avec la mémoire d’un étron !). Comme chez Buñuel ou Man Ray, rien n’est gratuit, tout fait sens. Sous l’écorce du récit, on devine un propos sur la nécessité de profiter de l’instant présent, de savourer des relations ordinaires seulement en apparence, ou sur l’apprentissage du lâcher-prise comme remède aux névroses métro-boulot-dodo. Dupieux semble pratiquer cette idéologie, en mettant de côté le cynisme qui pouvait s’emparer de Rubber quand le discours méta sous-entendait clairement que les spectateurs étaient des cons. Malgré tout pollué par certaines digressions (sous-intrigue avec employé de pizzeria, interlude onirique autour du jardinier), Wrong s’abandonne à l’émotion, en grande partie propagée par Jack Plotnick, exceptionnel en homme qui perd ses repères et son toutou, et William Fichtner, pas moins méritant en gourou pratiquant la télépathie canine. De moins en moins théoricien, de plus en plus cinéaste. Right. Wrong Quentin Dupieux Le 29 août

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CINEMA Holy Motors AUTOPORTRAIT D’UN RÉALISATEUR EN CRISE ET CONSOLATION D’UN ENFANT PERDU DU CINÉMA. Par Alex Masson

Le pitch, déjà : au plus simple, disons qu’on y suit la journée de travail d’un certain « M. Oscar » qui, à l’arrière de sa limousine, prépare des rendez-vous, chacun étant l’occasion de se glisser dans la peau d’un personnage – clocharde ukrainienne, assassin moustachu ou trublion hirsute. Toutes leurs histoires sont reliées à Leos Carax, que ce soit par la présence de Denis Lavant, son acteur fétiche depuis Boy meets girl (1984), ou par des échos avec sa vie, ses films. Holy Motors est un cas, a priori unique, d’ego trip en forme de puzzle, que chacun assemblera selon sa cinéphilie (on vous donne trois pièces : Godzilla, Franju, Jean Seberg) et surtout sa connaissance de l’œuvre de Carax. C’est d’ailleurs la limite du projet. Quand Oscar s’arrête à la Samaritaine, vide, il faut y voir un clin d’œil aux Amants du Pont-Neuf (1991). Et lorsque Kylie Minogue chante une rupture, on entend une allusion probable à sa séparation d’avec Juliette Binoche – qui devait initialement tenir le rôle. La séquence, virtuose, est bouleversante. Encore plus quand on sait qu’en coulisses, chaque tournage fut une épopée personnelle.

Schizophrénie surréaliste

La clé d’Holy Motors est son auteur : il apparaît dans l’incipit, ouvrant littéralement une porte sur son monde. Plus tard, Michel Piccoli (qui jouait un vieux gangster dans Mauvais sang, 1986) demandera à Oscar la raison de tout cela. Réponse : la beauté du geste. Remercions ici Denis Lavant, magnifique Fregoli, porteparole du réalisateur dans et hors du film – Carax ayant une hantise farouche des interviews. Holy Motors est l’histoire d’un ménage à trois fusionnel entre le comédien, le cinéaste et leur art. Cela vire parfois à la schizophrénie surréaliste, par moments confuse quand on se perd dans ses niveaux de lecture entre aphorismes fumeux façon Godard (sur les caméras, le cinéma voué à la casse comme la limo), auto-analyse de la fonction de l’acteur, comme de ce qui a empêché Carax de revenir pleinement depuis Pola X (1999). L’une des dernières phrases est prononcée par Edith Scob, enfilant son masque des Yeux sans visage : « Je rentre à la maison. » Aveu poignant : où est-ce que les cinéastes habitent, où est leur refuge ? Dans le cinéma ou dans la vie ? Holy Motors Leos Carax Le 4 juillet

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CINEMA Guilty of Romance L’ÉMANCIPATION FÉMININE SELON SONO SION : ENTRE MÉLO ET GIALLO. Par Alex Masson

C’est avec son vingt-deuxième film, mais le premier distribué en salles chez nous que son auteur a écumé les festivals les plus réputés pendant une dizaine d’années. Cela se comprend : Guilty of Romance est (un peu) moins barré que les précédents (Suicide Club, 2002, Love Exposure, 2008) et fonctionne comme une assez précise introduction à l’œuvre du Japonais Sono Sion, 51 ans (voir entretien dans Standard no 14). Cette fois, Izumi, desperate housewife modèle préparant chaque soir les pantoufles de son mari, redécouvre sa propre sexualité avec l’une des maîtresses de celui-ci, Mitsuko, professeur de littérature libérée. La collision a lieu, comme entre le Buñuel de Belle de jour (1967) et les giallos colorés de Dario Argento (L’Oiseau au plumage de cristal, 1970 ; Suspiria, 1977). Ce saké corsé rappelle les pinkus, films d’exploitation chauds du slip des années 70, à la fois torrides séries roses et étude behavioriste du Japon.

Sous le vernis gore

Sono passe au scalpel un rapport de classes contemporain, cherchant ce que la petite bourgeoisie étouffante et la faune popu des love hotels ont en commun. Il retrouve aussi la veine expérimentale de ses aînés (Norifumi Suzuki, Shunya Ito, Le Couvent de la bête sacrée, le cycle des Sasori), n’hésitant jamais à pousser le bouchon le plus loin possible dans la sainte trinité du romantisme à la japonaise : sexe, mort et démence. Le film s’ouvre sur la découverte d’un corps de femme dont certains membres ont été remplacés par des parties de mannequin… un peu extrême ? Curieusement tout aussi poétique, car sous le vernis gore se dévoile une psyché féminine en miettes. La fiévreuse romance entre Izumi la frigide et Mitsuko la nympho exprime leurs frustrations. Par le trou de la serrure, Sono Sion se focalise sur le joug de pressions ordinaires, venues d’une société traditionnellement patriarcale et misogyne, vivant dans la terreur que les femmes prennent le dessus. Guilty of Romance : des larmes de cyprine et de sang sur une émancipation brimée. Guilty of Romance Sono Sion Le 25 juillet

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CINÉMA Carte blanche à Brillante Mendoza

Photographie : Kate Barry

Brillante Mendoza, 52 ans, a failli être prêtre ou psychologue. Ç’aurait été passer à côté du réalisateur philippin le plus passionnant de ces dernières années (John John, 2007, Serbis, 2008 ou Kinatay, prix de la mise en scène à Cannes 2009). Le formidable Captive, en salles le 19 septembre, fait crapahuter Isabelle Huppert en otage du groupe islamiste Abu Sayyaf dans la jungle d’une mise en scène fiévreuse qui déstabilise les repères de l’actrice. Même si nous attendons toujours sa carte blanche – probablement perdue dans la forêt… –, reste un grand film de guérilla mentale.


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Vous avez déclaré « avoir redécouvert la passion de composer ». How about that? Geoff Barrow : Toute ma passion a été gâchée par les majors et la musique mainstream. Je n’en pouvais plus d’écouter la même chanson encore et encore : c’est comme les drogues, à force d’en prendre, ça ne fait plus d’effet. Pour le hip-hop, quand tu commences par Public Enemy et que tu dois te farcir tous les vraisfaux gangstas du début des années 2000, c’est atroce − Eminem excepté. Idem pour le rock, devenu inaudible. Grâce à mon label Invada Records [fondé en 2001], j’ai peu à peu retrouvé le goût des morceaux sans sous-entendu commercial, vraiment étonnants. Réalisé dans cet esprit, le troisième Portishead [Third, 2008] m’a redonné l’énergie pour me sentir bien en studio. Tous mes autres projets [le minimalisme synthétique de Drokk, le kraut visqueux de Beak>] en découlent. Le plus étonnant, pour nous, c’est Quakers. Du hip hop avec Katalyst ? J’envisageais ça depuis longtemps comme une mixtape de fans, loin des canons actuels : pas de manager, pas de fric à gogo, juste une bonne vibration. Il y a tellement de gamins dans le milieu qui font du réseau sans penser à leur musique, comme si leurs albums n’étaient que des à-côtés de leur carrière... Notre but, c’était de

de taguer, et nous sommes restés en contact. J’étais en plein dans la préparation de Quakers quand il m’a appelé, le projet collait parfaitement à l’univers du film : impossible de dire non. Ça vous a redonné envie d’écouter du hip-hop ? Plutôt. Aujourd’hui, j’adore Odd Future, Death Grips ou Coin Locker Kid, ce gamin incroyable que j’ai découvert en faisant le disque. Ce qui me fatigue, par contre, ce sont les vieux fans de hip-hop qui ne jurent que par Run DMC ou A Tribe Called Quest. Laissez tomber vos œillères, les mecs. Vous semblez avoir l’esprit moqueur. Diplo se fait pas mal chambrer sur votre Twitter… C’est mon plus gros problème : je n’arrête pas de railler tout le monde. C’est horrible, je m’en excuse. Enfin, sauf pour Bob Sinclar, il est trop pénible. Avec Diplo, c’était surtout pour souligner le fait qu’il est partout, qu’il joue dans le monde entier, alors que moi je décolle pratiquement jamais de Bristol.

MUSIQUE Geoff Barrow  J’AI PENSÉ L’ALBUM COMME L’UN DE CES RASSEMBLEMENTS DE CROYANTS D’ÉGLISES TRADITIONNELLES. 

D’ICI LE 4E PORTISHEAD, ON A CHOPÉ LE BARROW AVEC SON BARNUM HIP-HOP QUAKERS. ALLÔ, BRISTOL ? Entretien Timothée Barrière

revenir à l’essentiel, une déclaration d’amour au genre, sans avoir à se mettre un sweat-capuche et prendre l’air méchant, mais avec le plus important : des beats qui s’enchaînent parfaitement. C’est pour cela que vous avez privilégié les formats courts ? Oui, j’ai toujours aimé la manière de mixer, par exemple, de Buck 65 : il zappe tout le temps, tu t’en prends plein la gueule sans arrêt. J’aime aussi les morceaux longs avec plein de MCs qui se succèdent. Pour avoir ces deux effets, il faut beaucoup de morceaux tendus. De toute façon, je n’ai jamais été amateur de textes : c’est la qualité du flow ou du rythme qui m’intéresse. Enormément de disques te permettent de rentrer dans la psyché du rappeur. Là, ce n’était pas l’idée. Pourquoi cette référence au mouvement religieux des Quakers ? Je ne suis pas trop croyant, je n’apprécie pas les églises traditionnelles. Mais à Bristol, il y a une forte communauté quaker, et elle est responsable de tout ce qui marche bien : le système de santé, les centres sociaux... Surtout, j’adore la façon dont ils organisent leurs réunions entre Noirs et Blancs et peu importe qu’on soit gay ou alcoolique…, tout le monde peut prendre la parole. J’ai pensé l’album comme l’un de ces rassemblements, même s’il ne fallait pas que je le dise à tout le monde. Cet esprit, vous l’avez d’abord testé avec Banksy, qui vous a proposé la direction musicale de son documentaire Faites le mur ! [2010] ? Je l’ai connu quand j’étais encore en école d’art. A la sortie d’un club, un soir, je suis tombé sur lui, alors un simple type en train STANDARD 36 | ACTUALITÉS | MUSIQUE | p. 195

Le disque : RAP EARTHQUAKE Quand trois quadras passionnés de hip-hop s’attaquent à leur grand œuvre, a fortiori sous la forme casse-gueule d’une mixtape pantagruélique de quarante-et-un titres, l’expression « vieux con » n’est jamais très loin de l’exercice critique. Mais comme Geoff Barrow (associé au producteur australien Katalyst et à 7-Stu-7, l’ingé son de Portishead) déçoit rarement, les peurs se dissipent fissa. Les beats gras du bien nommé Big Cat, en ouverture, alliés à l’électro blip faussement angoissante, montrent que l’on est très loin du tout-venant – impression confirmée avec Fitta Happier et son sample cuivré de Radiohead. Le zapping se fait incessant, entre les styles (hop, de la disco bruitiste, bing, de la soul déglingos, tchak, du funk futuriste) et la trentaine de MCs à l’œuvre, du plus connu (Aloe Blacc) au plus obscur (Estee Nack). Avec son petit côté dénicheur de talents Myspace, le disque réussit même à mettre au jour d’insoupçonnées terras incognitas du rap. Pas si fréquent, si ? T. B. Quakers Stones Throw / Differ-ant Live! Barrow dérouille Portishead aux Vieilles Charrues (Carhaix) le 19 juillet.


MUSIQUE Sinner DC QU’ON SORTE CES HELVÈTES DE L’UNDERGROUND ! Par Thomas Corlin

On y pense peu, mais la Suisse, petit pays à la réputation rarement sexy, recèle plus d’un talent musical. Dans les années 80 déjà, sa scène souterraine donnait naissance aux Young Gods ou à Grauzone (le groupe électro-punk de Stephan Eicher). Aujourd’hui, on y recense une activité diverse et pointue, où le haut du panier de la techno minimale, notamment, côtoie un clubbing bien plus vivant qu’en France. Entre les deux époques : Sinner DC, « des enfants de l’ennui des banlieues genevoises », comme les décrit leur chanteur et guitariste Manuel Bravo. Ces vingt dernières années, le trio a produit des albums lumineux et uniques, récoltant les louanges de James Holden comme de Pedro Winter, sans jamais atteindre le statut qu’il mérite. Un sursaut en 2009, néanmoins : leur Crystallized était élevé au rang de classique par ceux qui eurent la chance de tomber dessus. Puissant, intelligent, très humain, Sinner DC y séduisait autant par son ingéniosité que par sa sensibilité. Son créneau ? Le mental, l’émotion, le monde intérieur. Son matériau ? L’électronique couplée à quelques ornements acoustiques, à la lisière des grands paysagistes krautrock et des constructions alambiquées de Warp ou Morr. Parfois exclusivement instrumentale, plus souvent vocale (même si toujours économe de mots), leur musique y suivait des structures similipop, un peu décentrées, hypnotiques, autour de séquences assénées comme des vérités pures qui révélaient à l’auditeur les sentiments les plus troubles de son anatomie.

Zones marécageuses

Future That Never Happened renouvelle l’exploit avec plus de confiance. D’abord, en récupérant l’empoigne rythmique de la dance la plus contemporaine – « Cette fois-ci, on s’est nourri de beaucoup plus de techno que d’electronica », confirme Bravo. Ensuite, en gonflant les atouts du trio – transes encore plus émouvantes (l’imparable Futures), panoramas encore plus vertigineux

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(l’attachant Hey Girl) –, sans empêcher l’exploration de zones marécageuses (Endless Valley) ou de cadences sensuelles (Where She Goes) qu’on ne lui connaissait pas. Derrière ces choix, on devine un désir : se faire entendre du plus grand nombre. Plutôt réaliste à une époque où la pop arty d’un Caribou peut être si populaire, et probablement déjà à moitié réalisé (Day/Night, tube potentiel). Si avec un album aussi franchement irrésistible, les grandes vagues de mélancolie et de confusion de Sinner DC n’irradient pas plus loin que d’habitude, ce sera un sacré mystère, en tout cas. Future That Never Happened Mental Groove / Phunkster Live! Sinner DC passe ses disques stratosphériques préférés le 15 juillet à Carouge, Suisse.


MUSIQUE Laetitia Sadier  ON DOIT DÉGRAISSER, PAR MOMENTS, SI ON VEUT TOUCHER LE CŒUR.  LA VOIX DE STEREOLAB MUE EN MUETTE RIEUSE. Entretien Julien Taffoureau

Après vingt ans de carrière et un sublime Trip au goût de cendre en 2010, l’icône indé (Stereolab, Monade) sort enfin son second album solo : le siphonné Silencio. Dedans, comme un film fantastique signé Jean Renoir, des voix sous hypnose croquent une bourgeoisie en déroute sur des cordes flamenco, des effluves cosmiques et des larsens écorchés. Casse-gueule mais scotchant, bizarre mais poétique. Bientôt dans un Lynch ? Ton nouvel album semble plus chaud que le précédent. Un autre état d’esprit ? Laetitia Sadier : Tout à fait différent. The Trip était le produit cathartique de ce que je pouvais ressentir autour de la perte de ma petite sœur Noëlle, un procédé pour m’aider à en prendre conscience, pour libérer des émotions enfouies. Heureusement, il n’est plus question de cela sur Silencio, même si une des chansons est dédiée à Trish Keenan [de Broadcast, décédée en 2011]. On te compare à elle, ainsi qu’à Beth Gibbons (Portishead). Tu as l’impression que vous avez creusé un même sillon ? Elles sont mes sœurs artistiques, comme Armelle Pioline [Holden], qui m’inspire beaucoup. Leur sens esthétique, très précis, et leur travail, fruit d’une recherche sincère, s’apparentent énormément aux miens. Tes productions solo sont clairement moins luxuriantes que chez Stereolab. Pour émouvoir davantage ? Il y avait quelque chose de très pur dans les chansons du groupe, mais c’est vrai que Tim [Gane] avait toujours cette vision très layered [comme on dit d’un vêtement multi-épaisseur] de la musique, qui ne laissait pas de place à la simplicité. Même si j’adore STANDARD 36 | ACTUALITÉS | MUSIQUE | p. 197

les trucs touffus, cela avait le don de me rendre dingue ! On doit dégraisser, par moments, si on veut toucher le cœur. C’est assez marrant d’appeler un disque silencio. Oui, ça peut sembler ironique, mais pas du tout. Tout vient d’une église en Espagne, où je me suis redécouverte face à un silence absolu, enfin à l’écoute profonde de moi-même. Ça m’a fait un bien fou. Avant même qu’aucune chanson ne fût écrite, je savais que l’album s’appellerait comme ça, comme un hommage à une denrée de plus en plus rare. Ça renvoie également au cabaret de Mulholland Drive [David Lynch, 2001]. Une passerelle entre vos univers ? En ce sens qu’il cherche à se connecter sur l’inconscient collectif, oui. Lynch a compris qu’il y a toute une réalité parallèle au monde tangible, au-delà de l’ego, qui relie les hommes. A deux reprises je me suis rendu compte que nous tapions dans le même grand sac de créativité, en rêvant de certaines scènes de ses films avant même de les avoir vus ! Comme lui d’ailleurs, j’utilise beaucoup mes songes pour écrire mes morceaux. Les nouveaux contiennent donc peutêtre des extraits de ses prochains films : qui sait ? Silencio Drag City / Module


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Fondée sur les cendres des Sex Pistols, l’expérience Public Image Ltd (PiL) menée de 1978 à 1993 par l’ex-Johnny Rotten (au gré de changements de personnel) prophétisait l’âge des crossovers multigenres autour d’une passion reggae/dub tout en inventant une esthétique industrielle – percussions métalliques, costumes pré-Matrix et sculptures de cheveux-pieuvres à picots ondulants –, qui traçait un avenir glacé mais mélodieux à la jeunesse en déroute, dans lequel Gang of Four, The Cure, Joy Division ou The Fall, et plus tard Pearl Jam, Massive Attack ou The Horrors se feront un beau nid de fils barbelés. Vingt ans après, accompagné du guitariste Lu Edmonds (The Damned), du batteur Bruce Smith (The Slits) et du bassiste Scott Firth (qui bossa pour les Spice Girls !), le diablotin décoloré et sarcastique de This is not a Love Song (leur seul tube, 1983) resurgit avec This is PiL, à la fois tourné vers l’extérieur (influences moyen-orientales) et l’intérieur – hymne à Finsbury Park, cadre pluri-ethnique de sa jeunesse prolo londonienne (« Les leçons de l’enfance vous restent à vie. »). Tandis que Keith Levene et Jah Wobble, cofondateurs du groupe fardés d’un triste imitateur nommé « Johnny Rotter », rejouaient en juin l’album culte Metal Box (1979, voir encadré page suivante), le punk hirsute, désormais retranché sous le soleil californien de Venice Beach (perpétuelles holidays in the sun), professe à 56 ans par téléphone un humanisme non feint – saupoudré de piques acérées.

Vous avez déclaré que les Anglais « savent apprécier une bonne émeute ». La France me semble plus révolutionnaire. Notre roi a été guillotiné ! Pas besoin de chanter God Save The Queen ! La Révolution française fut une chose épouvantable, et je n’approuve pas les assassinats. L’ancienne bourgeoisie monarchique a été remplacée par une autre : ce n’est pas facile de visiter Paris et d’avoir affaire au snobisme français. Mais j’aime votre culture. Nous devons convaincre toutefois encore les promoteurs de nous programmer. Il y a beaucoup de méfiance, nous sommes des terroristes internationaux [nouvel éclat de rire] ! Que pensez-vous de la montée des extrêmes-droites en Europe ? En Grèce, c’est préoccupant. Les gens se tournent vers la violence pour trouver une solution rapide à tous leurs problèmes. Ils n’ont pas bien étudié l’Histoire ! Ça ne résout rien. Dans toutes les écoles, on devrait apprendre la résistance passive. Si quelque chose

ne vous plaît pas, ne coopérez pas, ça finira bien par s’effondrer [Il crache].

Et Occupy Wall Street ? Belle tentative de reprendre son destin en main ? « La colère est une énergie », marteliez-vous sur Rise (1986). J’adore, ils encouragent les gens à penser par eux-mêmes. C’est un mouvement ouvert aux débats, sans leader, dont les participants viennent de toutes les couches de la société et de toutes les régions. Ils ont compris que tous les problèmes ont la même origine. On

MUSIQUE John Lydon  QUITTER EMI, C’EST MIEUX QUE DE SORTIR D’UNE DÉPENDANCE AUX DROGUES.  PLANQUÉ À L. A. ET DE RETOUR AVEC PIL, LE PROPHÈTE PUNK CRACHE L’AMOUR DE SON PROCHAIN. Par Jean-Emmanuel Deluxe

Si vous croisiez le John Lydon de 1978, que lui diriez-vous ? John Lydon : Ne signe pas ce contrat, jeune homme ! [Il éclate de rire] C’est incroyable de savoir que nous avons voyagé aussi loin et travaillé aussi dur, jusqu’à posséder notre label. Malgré tous les obstacles sur la route, nous y sommes arrivés sans mentir ou escroquer qui que ce soit. C’est un exemple qui prouve qu’on peut être une bonne personne. J’espère que les gens comprendront ça en écoutant le disque. Que pensez-vous de la chute des majors comme EMI, en grandes difficultés financières ? J’en suis très heureux. Ils n’ont fait que blesser de très nombreuses personnes. Comparé à certains, j’ai eu de la chance, ayant juste eu à attendre deux décennies que mon contrat s’achève – c’est mieux que de sortir d’une dépendance aux drogues. C’était une période si destructrice que je suis parti présenter [après sa participation en 2004 à Je suis une célébrité, sortez-moi de là, où il traita les téléspectateurs anglais de « putains de cons »]… des documentaires sur les insectes, les gorilles et les requins [pour Discovery Channel, 2004-05]. J’ai lutté contre la dépression… sérieusement, je n’ai jamais vu autant de méchanceté que dans l’industrie musicale. Mais nous ne voulions pas que l’album soit contaminé par l’aigreur. This is PiL peut s’entendre comme un hommage à Finsbury Park, quartier londonien replié sur lui-même, où vous avez grandi. On y trouvait une sensibilité villageoise. Si tu marchais quelques kilomètres dans n’importe quelle direction, tu te retrouvais en territoire ennemi. Les jeunes étaient habillés de manière complètement différente, on ne les comprenait pas – à part le fait qu’ils ne nous aimaient pas ! J’ai eu besoin de mettre fin à cette mentalité de ghetto. Je ne suis pas là pour me faire des ennemis. STANDARD 36 | ACTUALITÉS | MUSIQUE | p. 199

nous force à croire que c’est toujours eux contre nous, alors que le monde n’est formé que de nous ! Nous ne sommes qu’une grande nation. J’aimerais que disparaissent les frontières et les nationalismes. Vous en parlez dans One Drop, avec la métaphore de la goutte d’eau dans l’océan. Bien vu ! Quand on se sépare des autres, on va dans le mur. Le monde traverse-t-il une crise d’éducation ? Tout le savoir ne vient pas de l’école. Une partie de l’éducation provient malheureusement de la rue. Certaines strates de la société traitent la jeunesse comme une chose corvéable à merci. Penser qu’on n’aura jamais de boulot vous force à faire beaucoup de choses très négatives. Plus jeune, j’étais dans cette position ; j’aurais pu y rester, mais j’ai trouvé une alternative. La vie est un long processus d’apprentissage, personne n’a dit que ce serait facile. J’ai toujours pensé que le paradis était sur terre, alors ne faites pas(…) de votre vie un enfer.

La citation : SARCASME « Je pense que le rock’n’roll est une manipulation des médias, une exploitation, une corruption et tout un tas de conneries. Je suis contre. C’est une culture exécrable qui doit disparaître. » John Lydon, Conférence de presse à L. A. 1980


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(…)

Vous ne vivez pas loin d’Hollywood… Près d’une plage. Tout le monde s’entend bien avec tout le monde, sainement. C’est le climat qui m’a amené à Los Angeles : je ne gèle plus l’hiver, c’est merveilleux de ne pas avoir à s’inquiéter de la température ! La seule fois où j’ai pris froid, c’est parce que je me suis baigné après vingt heures, quelle chance ! … on ne vous a jamais contacté pour un biopic sur les Sex Pistols ? Je vis plus près des surfeurs que des studios. L’industrie du cinéma est très fausse, décevante et trop commerciale. Je ne la comprends pas. On m’a envoyé des offres, bien sûr, avec la promesse de grosses sommes d’argent, mais je les rejette naturellement. Je n’ai pas besoin d’une voiture voyante pour impressionner les voisins. J’aime me considérer comme un incorruptible : si tu y vas pour l’argent, tu vivras sans joie. Vouloir rendre les autres jaloux, ça finit toujours en tragédie. Parrain du rock insoumis, Iggy Pop pose pour des forfaits téléphoniques, des galeries marchandes et récemment des assurances. En 2008, vous faisiez de la pub pour du beurre… Quelle est votre définition du compromis ? Je ne me suis jamais compromis. Ce beurre était anglais, ça aide l’économie du pays – et puis ce fric m’a permis de remettre le groupe d’aplomb. Mais je ne ferai pas de pub pour des tampons hygiéniques, car je ne m’en sers pas ! Iggy vend des assurances ? Des compagnies d’assurances qui protègent les rock-stars ! Je me marre ! This is PiL PiL / Differ-ant

Un livre : DOUZE MORCEAUX ABSOLUMENT NULS « Lydon avait une attitude ambivalente à l’égard de toute approbation critique, d’où la publicité radio pour Metal Box, une phrase unique d’autodénigrement, "Douze morceaux absolument nuls de Public Image Ltd". Cette fois, pourtant, nul n’aurait pu craindre le mastodonte médiatique. […] "C’est à des années-lumière des Sex Pistols… Tout est réfracté et tordu à travers le besoin de rareté de PiL… Metal Box constitue une fin essentielle à la culture pop seventies et un signe important en direction d’un vrai futur rock’n’roll. Finalement, c’est John Lydon qui a bien ri et qui a eu raison." Dave McCullough, Sounds, 24/11/1979. » Clinton Heylin, Babylon’s burning © Au Diable Vauvert, 2007 STANDARD 36 | ACTUALITÉ | MUSIQUE | p. 201


PISTE 1

En 2009, on voyait débarquer l’hurluberlu binoclard Dent May avec The Good Feeling Music, manifeste geek bourré d’ukulélés qui rêvaient d’olé-olé. Toujours signé sur le label d’Animal Collective (Paw Tracks), Do Things passe la seconde paillarde en préférant à la quatre-cordesde-nain-de-jardin le vaisseau psyché-funk de Prince (basses obèses, claviers tout mouillés) – et sans recracher les restes de Beach Boys collés aux molaires, s’il vous plaît. Dix titres, (presque) dix tubes. La galette farniente garantie sans amiante de l’été.

PISTE 2 Il s’appelle Orlando (Higginbottom) mais n’a rien à voir avec les chanteuses égyptiennes qui tournent de l’œil. Le truc de Totally Enormous Extinct Dinosaurs (TEED pour les bègues), comme son nom de scène le rappelle, c’est plutôt les fascicules d’animaux disparus lus en scrèd’ sous la couette. Prudence, toutefois : quand il enfile sa combi tribale, le puceau angliche taché de rousseur devient le Geronimo des raves romantiques, bandant son arc de flèches mélancolico-dance déjà fossilisées dans toutes les têtes. En étoffant les singles géniaux du gamin sortis ces deux dernières années, Trouble (Polydor) confirme qu’on devra assidûment le suivre du regard. Et tant pis pour Dalida.

MUSIQUE Chroniques CINQ DISQUES EN PLUS DANS LE JUKE-BOX Sélection Julien Taffoureau

PISTE 3

Au rayon pétroleuses pop, Phoebe Jean en a sous la salopette. Sur Heartbreakers (Lentonia), on l’entend déboulonner des berlines techno, le bandana sexué dans la poche, avec rimes hip-hop et Peaches au sirop plein la langue. Entre le Cruising de Friedkin et Pimp My Ride ? Fist & Furious ? Avec des titres aussi (bien) débraillés que Day Is Gone, la punkette de Baltimore ne devrait pas tarder à agripper la Terre entière à son coffre (fort). Cool : elle a déjà son King Size Bed.

PISTE 4 Elle est une « fille de » (Kiki Picasso). Une « sœur de » (Kim Shapiron). Ça n’empêche pas Mai Lan d’écrire des chansons. Attendu depuis au moins les horreurs susurrées dans le Sheitan de son frérot (Gentiment je t’immole, comptine incendiaire), son premier album homonyme (BMG) surprend avec une enfilade de folk-songs à base d’huîtres et de chrysanthèmes, à peine dépeignées par des arrangements petits bâtards. On l’imaginait (paper) planer dans le sillage de M.I.A. ? Elle atterrit entre la fragilité de Soko et les tubes à essai de Yoko Ono. Du Soko Ono ?

PISTE 5 Le neuf après le vieux : depuis mars 2012, Soundway ne fait plus exclusivement dans la récup’. Après Batida, projet du DJ Pedro Coquenão qui croisait le patrimoine angolais à l’électro la plus fresh, le rayon nouveautés du label anglais s’agrandit avec KonKoma, combo afro-funk de Londres bâti autour des deux légendes ghanéennes des années 70, Emmanuel Rentzos et Alfred Bannerman, déjà croisés chez Osibisa, le groupe d’expatriés afro-caribéens qui inventa jadis la world music. Chance : les deux génies sont loin d’être alités (pas comme Johnny), et le disque Ebo comme Taylor.

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MUSIQUE Carte blanche à Hot Chip In Our Heads, cinquième album des laborantins electro-pop anglais, sort sur le label indé Domino (après la parenthèse EMI), sans changer la formule : percussions qui donnent des fourmis, mélodies qui filent le tournis, refrains hauts qui font monter la pilule. Moins freak que Metronomy, plus romantique que Devo, Hot Chip revitalise la gaité eighties (Depeche Mode, Pet Shop Boys) en mariant Prince et Kraftwerk, le dancefloor et la FM, le jour et la nuit. Ils seront en concert le 7 juillet à la Cité de la Musique (Paris), et ce sera chouette.

ALEXIS TAYLOR WILL ALWAYS LOVE WHITNEY HOUSTON. J’étais très triste quand j’ai appris la mort de Whitney Houston. Dans B&O [Bang & Olufsen], le groupe que je forme avec Rob [Smoughton, batteur de Hot Chip], on joue régulièrement une reprise de I Look to You, la chanson-titre que R. Kelly a écrite pour son dernier album [en 2009]. Ça fait comme ça, et c’est très émouvant : « AFTER ALL MY STRENGTH IS GONE IN YOU I CAN BE STRONG I LOOK TO YOU AND WHEN MELODIES ARE GONE IN YOU I HEAR A SONG I LOOK TO YOU. » La version de R. Kelly, visible sur YouTube et chantée dans son studio à une journaliste, m’avait semblé un peu perverse. La sienne est plus puissante. J’ai apprécié d’ailleurs le fait qu’il puisse écrire pour elle à propos de quelqu’un qui se bat dans le monde et qui cherche, peut-être, Dieu. Ça parle aussi de lui, du songwriter, qui pose ses yeux sur l’une de ses grandes inspirations au moment où elle traverse des temps difficiles. J’ai vraiment aimé aussi It’s not right but it’s okay, comme les autres morceaux produits par Rodney Jerkins sur My Love Is Your Love [1998]. Quand je travaillais chez un disquaire, j’écoutais souvent cet album. Bien sûr, enfant, j’aimais I Wanna Dance With Somebody (who loves me) [1987], quand ça passait à Top of the Pops. Mais curieusement, je suis devenu fan ces dernières années. Je suis choqué par le manque de respect de certains. Beaucoup de blagues ont été faites sur l’inévitabilité de cette mort tristement prévisible : elle semblait assez malheureuse, sa carrière déclinait, elle abusait des drogues. Oui, on aurait dû avoir plus d’égards pour elle. S’il est difficile de reconnaître l’influence de Whitney dans Hot Chip, je sais qu’avec Joe [Goddard, second chanteur et claviériste du groupe], nous avons souvent partagé ses chansons, et qu’on les a beaucoup jouées en tant que DJs. D’ailleurs, la nuit de sa mort, j’étais en Allemagne pour un DJ set, et je n’ai pas osé passer un de ses titres, par peur de faire retomber l’ambiance. Je l’ai regretté, ça aurait été bien de la célébrer à ce moment-là.


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A 40 ans et une semaine, Caryl Férey fume des roulées en terrasse, sous la pluie. Prix SNCF 2005 pour Utu, Grand prix de littérature policière 2008, des lectrices de Elle et de Quais du polar 2009 pour Zulu, et enfin prix Landerneau 2012 pour Mapuche, il insiste pour payer son café et accepte « s’il le faut » de devenir l’une des « locomotives » de sa génération. Poncif : élevé en Bretagne, un tour du monde à 20 ans... Etes-vous un écrivain-voyageur ? Caryl Férey : Ecrivain qui voyage, plutôt. Nicolas Bouvier arrive au Japon avec quelques dollars, y reste un an. Lui, d’accord. L’expression « polar politique » est-elle redondante ? Ce qui se vend bien – Chattam, Thilliez, Grangé – n’est en rien politique. Or un polar qui n’est pas politique, moi, je trouve ça bizarre. Comment se contenter de pure imagination ? Plus généralement règne aujourd’hui un ostracisme injuste dans les médias, vis-à-vis de notre littérature policière. Après Jean-Patrick Manchette, puis la génération Pouy [« père » du Poulpe], Daeninckx, Raynal [directeur de la Série Noire, 1991-2004], le public et les journalistes ont décidé que le polar français était mort. Pourtant, la jeune génération existe : Antoine Chainas, Marin Ledun, Karim Madani, ça vaut bien tous les machins en « -son » ! Prends le dernier Indridason [La Muraille de lave, 2012] et le dernier Chainas [Une Histoire d’amour radioactive, 2010] : il n’y a pas match. Quand le

leur famille, ou les pardonnent... parfois, mais pas toujours, par goût du confort bourgeois. Et des tortionnaires ? En sortant de l’ESMA [Ecole supérieure de mécanique de la marine, à Buenos Aires, centre clandestin de torture reconverti en musée], où nous venions d’écouter le témoignage bouleversant d’une ancienne détenue, notre taxi nous a dit de « ne pas croire toutes ces conneries. » 65 balais... On lui a dit de s’arrêter. Je suis pacifique, mais pas pacifiste : il fallait qu’on sorte. Pourquoi avoir choisi pour héros un « détective » travaillant pour les Grands-Mères ? Mes amis argentins m’ont dit : ne prends pas un flic, personne n’y croirait. La corruption de la police est structurelle en Argentine, et l’inventeur de la picana [torture par électrocution], Polo Lugones, était commissaire – fils de l’un des plus grands poètes du pays. Cela dit, les Grands-Mères que j’ai rencontrées là-bas n’ont pas mentionné ce type d’enquêteur... Elles refusent le talion tout autant que le pardon, veulent traduire les coupables en justice. La thématique de la terre, du sol, est omniprésente. Mon héroïne est une Indienne mapuche. Les Mapuches, comme les Maoris [évoqués dans Haka, 1998 et Utu, 2004], ont un rapport à la terre inconciliable avec le nôtre. La fragmentation des sols leur

LITTÉRATURE Caryl Férey  MES AMIS ARGENTINS M’ONT DIT : NE PRENDS PAS UN FLIC POUR HÉROS, PERSONNE N’Y CROIRAIT.  APRÈS MAORIS ET ZOULOUS, CARYL FÉREY PRÊTE SA VOIX AUX MAPUCHES D’AMÉRIQUE DU SUD. Entretien François Perrin

polar français reviendra à la mode, on dira : « Ben oui, les mecs, ça fait quinze ans qu’on est là. »

paraît absurde : comme si sur un bras, la main appartenait à José, le coude à Maria...

Mapuche raconte les crimes de la dictature argentine... Comment avez-vous enquêté là-dessus ? Deux séjours sur place en 2008 puis en 2010, des tas de livres sur les Grands-Mères [association de femmes réclamant justice pour leurs proches disparus et enquêtant sur les enfants volés] et des témoignages. Dix pour cent des prisonniers sont ressortis des geôles, libérés pour terroriser les civils en racontant, quand ils le pouvaient, leurs épouvantables conditions de détention.

Prochaine destination ? Le Chili. Si les Mapuches sont invisibles en Argentine, noyés dans les grandes banlieues, ils sont opprimés, considérés comme des terroristes dans le pays d’Allende. J’essaie de construire le truc.

La mort en cellule du père du héros est atroce. Les militaires ontils réellement atteint ce degré d’abjection ? Je n’ai rien inventé. Je déteste le gore, la violence gratuite. Cette histoire-ci s’est passée au Paraguay, et m’a choqué. Voilà, le monde est comme ça. Frapper un détenu à coups de chaîne, ça fatigue le bras : les bourreaux, ici argentins, cherchent toujours le moyen le moins fatigant de causer le plus de douleur, aidés en cela par les instructeurs, anciens nazis... ou des Français revenus d’Algérie. Avez-vous rencontré des enfants de victimes adoptés par des dignitaires pendant cette période ? Sur 500 estimés, ils en ont retrouvé 105. Les autres sont encore dans la nature, ignorant leur histoire ou refusant de la connaître. Ils ont entre 33 et 38 ans, et dans ce domaine, chaque révélation recèle un drame humain. Certains en parlent avec humour – l’un racontait « s’en être douté » en constatant qu’il mesurait 1,90 m contre 1,50 m et 1,65 m pour ses parents –, d’autres avec gravité. Certains trouvent enfin un sens à leur mal-être, d’autres rompent violemment avec STANDARD 36 | ACTUALITÉS | LITTÉRATURE | p. 205

Le livre : JANA DE LA JUNGLE Rubén Calderón, « fouille-merde violent dopé au droit-del’hommisme », enquête en sous-marin pour les courageuses Grands-Mères de la place de Mai, à Buenos Aires, flairant la piste des anciens oppresseurs. Rescapé des geôles d’Etat, il a quasiment assisté à la mise à mort à vomir de son poète de père et de sa gamine de sœur. De son côté, l’Indienne Jana Wenchwm – prononcez comme vous voulez –, « sentimentale sous ses airs de chat sauvage, le blindage en couvercle de poubelle », s’est établie en ville faute d’accès à sa terre ancestrale et liée d’amitié avec quelques travestis fêtards autant que tapineurs. Une riche gamine disparue, un prostitué massacré, et la rencontre entre ces deux-là paraît inévitable, bientôt traqués par une bande de sadiques revenants des pires années de la dictature. Rythme soutenu, passages à coller la chair de poule, riches métaphores arrosées à l’eau du caniveau : du vrai noir, du grand polar. F. P. Mapuche Gallimard 450 pages, 19,90 euros


LITTÉRATURE Le Questionnaire de Bergson  INTERNET VA S’EFFRONDRER, LE LIVRE REVIENDRA.  EN EXCURSION À FUKUSHIMA, WILLIAM T. VOLLMANN EST CONFIANT POUR APRÈS-DEMAIN. Entretien François Perrin

Comment vous représentez-vous l’avenir de la littérature ? William T. Vollmann : Ça promet d’être atroce. La communication instantanée est une plaie : les gens pensent que tout peut être mis à jour, que tout travail est un chantier en cours. Je suis plus confiant pour après-demain : tout internet va s’effondrer, sur fond de chaos économique et de réchauffement climatique. Alors, le livre reviendra. Cet avenir possède-t-il une quelconque réalité, ou représente-til une pure hypothèse ? En ce qui concerne le long terme, je n’exprime ici qu’un espoir. Vous-même, où vous situez-vous dans cette littérature possible ? Je serai mort. Ce qui n’est pas une si mauvaise chose. Et puis c’est inévitable, n’est-ce pas ? Autant s’accommoder à l’idée. Si vous pressentez l’œuvre à venir, pourquoi ne la faites-vous pas vous-même ? Je suis en train de poursuivre la rédaction d’une étude portant sur mille ans d’Histoire de l’Amérique du Nord. Déjà quatre tomes publiés, le cinquième est en cours [The Dying Grass, en 2013], et j’espère bien tuer encore quelques années à mettre un terme au septième. Parallèlement, je boucle un recueil d’histoires de fantômes [Last Stories, 2013], sans oublier un roman transgenre. J’essaie d’explorer des pistes. Question subsidiaire : foncer, sans préparation, vers tous les points chauds du monde, ça vous vient d’où ? Je me prépare juste ce qu’il faut, vous savez, en respectant ce que disait Henry David Thoreau [De la marche, 1862] : ne jamais laisser notre savoir prendre le dessus sur ce qui demeure plus important, STANDARD 36 | ACTUALITÉS | LITTÉRATURE | p. 206

notre ignorance. J’imagine qu’on aimerait tous faire de même, mais les gens s’estiment en général croulant sous les responsabilités. A ce niveau, je dispose d’un atout majeur : je suis totalement irresponsable.

Le livre : ENVOYÉ SPATIAL De romans en essais plus ou moins gonzos, William T. Vollmann traîne depuis les années 80, toujours mal préparé, sous-équipé, un peu touriste quoique curieux et futé, entre hôtels de passe, bidonvilles et usines pétrochimiques, croisant rois de la pègre, tortionnaires, gagneuses du ventre et travailleurs fourbus, afin de faire le « récit de choses que nous pouvons à peine croire, et encore moins comprendre ». L’an dernier, armé d’un dosimètre Toys R Us (« chose en plastique, pansue, bleue, quelconque, avec une pince pour la fixer à une poche »), il rôde puis finit par pénétrer la zone interdite de Fukushima. Sur la route, il lie amitié avec les locaux (« d’abord, vous avez été nos victimes, puis, dirait-on, vous avez recommencé de vousmêmes ») et doute en permanence de « faire grosse impression professionnellement ». Littérairement, en tout cas, il n’a plus grand-chose à prouver. F. P. Fukushima, dans la zone interdite Tristram 95 pages, 9,80 euros


LITTÉRATURE Relecture LOUIS WOLFSON, MATRICIDE LINGUISTIQUE. Par François Perrin

« Personne (fils schizophrène ou mari) des proches de Rose n’avait apparemment même pris la peine de téléphoner à Memorial pour avoir de ses nouvelles. » En matière de littérature consacrée aux relations mère-fils, le cas Wolfson déborde les frontières convenues de la fiche psycho. Né en 1931, l’année où l’Amérique adopte la Bannière étoilée comme hymne national tandis que Capone tombe pour une broutille fiscale, Louis, ado new-yorkais perturbé, est détecté schizo, transbahuté d’établissements en chaises électriques médicalisées, expériences traumatisantes auxquelles – las ! – sa mère l’a complaisamment abandonné. C’est en tout cas ainsi qu’il le ressent, entretenant dès lors une détestation profonde, absolue, pour sa maman, Rose, « musicienne amatrice » avec laquelle il cohabitera pourtant jusqu’à la mort d’icelle, et ses 45 ans passés. Il étend ensuite sa haine jusqu’à sa langue maternelle, qu’il refusera pour toujours de parler, rédigeant ses deux livres dans un brillant presque-français : « Je ne réfléchissais pas ; c’était l’automatisme de fuite qui se mit en branle », puis, tant qu’à faire, à toute notre espèce.

Tumeurs humaines

De son système d’expression bricolé – traduction instantanée de tout vocable US en vocable étranger proche en sonorités, « where » devenant « woher » –, il livrera la méthode dans un essai, Le Schizo et les langues, publié en 1970 chez Gallimard, et préfacé par Gilles Deleuze – coup d’envoi d’un déluge d’éloges émanant de tout ce qui se fait d’un peu intellectuellement éveillé et/ou iconoclaste des deux côtés de l’océan : Pontalis, Foucault, Auster, Queneau, etc. Fort de ce succès qui modifie assez peu somme toute la routine de ses rituels – parmi lesquels les pronostics hippiques, boostés à la superstition –, il continue à vivre de ses aides d’adulte handicapé, prenant le bus du domicile familial aux champs de course, jusqu’à ce que sa mère déclare une tumeur ovarienne : « Rose allait mourir

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de toute façon car son cancer avait déjà atteint le point de nonretour. » S’installe alors dans son esprit un parallèle tenace entre la maladie traitée par radiations et nous autres, parasites humains auxquels le meilleur antidote serait un tapis de bombes H : « La seule paix véritable est celle d’une planète disparue ! » Entre les accords SALT-I (1972) et SALT-II (1979) contre la prolifération des armes nucléaires, Wolfson croise les doigts. Journal de bord d’un paranoïaque aux envolées incorrectes (l’expression « Monsieur le Moricaud », belle redécouverte), ce texte est aujourd’hui republié, enrichi des ajouts d’un Wolfson terré à Porto Rico, invisible mais désormais millionnaire. La chance au jeu n’est pas réservée aux sains ni aux mous d’esprit : les génies touchent aussi, parfois, le pactole. Ma Mère, Musicienne, est Morte de Maladie Maligne à Minuit, Mardi à Mercredi, au Milieu du Mois de Mai Mille977 au Mouroir Memorial à Manhattan Attila 305 pages, 19 euros


LITTÉRATURE Chroniques Nicholson Baker La Belle Echappée Christian Bourgois 320 pages, 22 euros

Jaroslav Rudis La Fin des punks à Helsinki Books Editions 347 pages, 20 euros

« J’ai foi en l’art canadien, dit Koizumi. Et je crois aussi aux hommes qui ont un très gros pénis. » Après Le Point d’orgue (1995) et son fétichisme joyeusement assumé, Nicholson Baker revient à la littérature érotique et remporte un pari : faire rire avec le sexe, par la truculence de la prose. La Belle Echappée est une sorte de parc d’attractions lubrique – un univers parallèle où les visiteurs peuvent assouvir leurs désirs les plus extravagants. Mais les fantasmes ont un coût, et il est élevé ! Dave, par exemple, a dû perdre son bras pour avoir l’imposant chibre dont il rêvait. Mais quand la jeune Shandee trouve ce membre délaissé (et sa main si agile), elle en tombe amoureuse… Ainsi va la ronde de ce roman gai et coquin, où les seins communiquent avec les soutiens-gorges et où des appareils pompe-porno patrouillent au-dessus des villes pour y aspirer la mauvaise pornographie. On y dit des choses cochonnes (« Oh Ned, si vous avez une pine quelque part sur vous, fourrez-la moi ») et on les pratique avec joie. Les hommes déchargent souvent trop vite mais la performance compte peu si l’on a l’humour. Cet été sur les plages, délaissez les pavés : lisez ce petit livre rouge et jouissez sans entraves.

Match au sommet : dérouille-branchés contre dégueule-hipsters. A ma droite, John King, sujet de la Reine, décortique trois générations de crânes rasés férocement attachés à leurs DM rouges, queues de billard taillées et fiertés national-besogneuses. Terry English, le doyen, a monté une boîte de taxis ne recrutant ses chauffeurs que dans sa grande famille d’adhésion, dont son neveu Ray-Coup-de-boule et quelques autres (in)dignes abonnés aux stades et aux comptoirs. Pour eux, quel que soit le souci, « le mieux, c’était de régler les choses autour d’une pinte ou d’un mug de thé bien chaud, comme des hommes ». Ou, en cas de plan B, « le poing et le pied, voilà ce qui comptait. Appliquer les principes skinhead traditionnels ». Terry, vieux héros finissant, redécouvre un jour, dans une ruelle, un vieux troquet qui lui offre une nouvelle et ultime jeunesse. Il en fera le sanctuaire de sa communauté, coudes serrés face au reste du monde, Union Européenne en première ligne. C’est également un rade – ben tiens –, insalubre celui-ci, qu’a repris l’Est-Allemand Ole après l’implosion en tournée de son groupe punk, y réunissant tout ce qui s’oppose de près ou de loin au modèle de la « femme bio, jeune et fraîche […], avec son bébé bio joli et frais dans sa poussette ». Comme Terry, il a remisé sa libido au placard, une morte en tête – croisée en marge du festival punk de Plzen, en 1987, et nous ne la connaîtrons qu’à travers les pages de son journal, puériles mais justes, glissées entre les chapitres par le Tchèque Jaroslav Rudis. Il se rend désormais disponible jour et nuit aux fantômes décharnés de sa grande époque révolue. Dont il assiste, impuissant, à l’étiolement. Deux romans nostalgiques, tristes, complets. Monographies brutales, condensés à frémir. Un cours de rattrapage, aussi, pour bébés rockers et mémés gâteaux.

Bertrand Guillot

John King Skinheads Au Diable Vauvert 389 pages, 22 euros

François Perrin

STANDARD 36 | ACTUALITÉS | LITTÉRATURE | p. 208


Paco Ignacio Taibo II Le Retour des tigres de Malaisie Métailié 330 pages, 20 euros

1873. Dans l’Asie des détroits, des comptoirs, de l’opium et des sociétés secrètes, deux « pirates libertaires » sillonnent les mers à bord de leur fidèle Mentirosa, « prêts à mourir joyeusement » dans leur combat pour libérer le continent des parasites colonialistes. Un air de série B ? Normal. Sandokan et Yanez, les deux « Tigres » du titre, sont le fruit de l’imagination fertile d’Emilio Salgari, feuilletoniste italien de la fin du XIXe siècle. Historien et maître du néo-polar hispano-américain, Paco Taibo II fait revivre ces héros de son enfance. Il les retrouve sexagénaires, et en tire un périple pur et inventif : tempêtes, combats, évasions, ruses et embuscades, à la poursuite d’une bande de trafiquants d’esclaves menés par un mystérieux homme au masque d’argent. On y croise « le plus vieux Chinois du monde », des intégristes musulmans, des aventuriers de la finance, mais aussi Engels, Kipling ou le Professeur Moriarty. En mettant sa culture et son sens politique au service du genre, Taibo II lui donne une épaisseur nouvelle. Et l’on se prend à rêver d’un Emmanuel Carrère réécrivant Bob Morane, ou d’OSS 117 revu par Houellebecq... B. G

LITTÉRATURE Et aussi … « Vous voyez le genre, mi-homme, mi-alligator, mi-piège à ours, avec un coffre-fort en lieu et place du cœur. Çà, c’est quand il est sobre. » Plus qu’un classique, Cible mouvante, de Ross Macdonald (Gallmeister), qui date de 1949, est un modèle de polar : whisky sec, filatures feutrées, interrogatoires musclés. Coup de chapeau, aussi, au « re-traducteur », Jacques Mailhos.

On avait aimé Si peu d’endroits confortables, le premier roman de Fanny Salmeron (2010). Son deuxième, Le Travail des nuages (Stéphane Million éditeur), où l’on apprend comment « faire l’amour tendrement, sans s’y perdre et surtout sans s’y chercher », ressort cet été et confirme sa plume de pastel sombre.

Le deuxième tome de L’Odyssée de Zozimos (Ça et là), de Christopher Ford, vient de paraître. En attendant la suite l’année prochaine, on sombre à nouveau dans l’univers totalement crétin de cet Ulysse cheap incapable de mener un raisonnement de plus d’une seconde ni de faire preuve d’une once de valeur. La Grèce antique ne choisit pas toujours ses héros.

Dans Le Blues du braqueur de banque (Gaïa), le Danois Flemming Jensen crée un face-à-face entre Max, spin doctor assassin, et une jeune scout au sourire innocent, c’est-à-dire entre cynisme (« le cynique est un rêveur qui a compris que ses rêves ne changent rien ») et idéalisme, en faisant montre d’une verve de conteur (tendance one-man-show) et d’un indéniable talent de dialoguiste.

B. G

B. G.

F. P.

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F. P.


LITTÉRATURE Carole Fives  DE L’INTERSUBJECTIVITÉ POUR DIGÉRER.  MARIAGE EN MAI 68, DIVORCE EN MAI 81. POUR S’OCCUPER DES MÔMES, CAROLE FIVES. Entretien François Perrin

Un divorce déchirant une fratrie, deux parents manipulateurs. Sinistre ? Carole Fives : Non, ou alors comme la vie ordinaire. On est plus conscient aujourd’hui de l’intérêt de l’enfant, mais dans certaines familles recomposées, des frères et sœurs sont encore séparés et élevés avec d’autres enfants. Souvent pour des questions géographiques, les fratries ne se retrouvent plus qu’aux vacances – dans le meilleur des cas. Frères et sœurs muent alors en « cousins endimanchés » ? Leurs échanges deviennent plus cérémonieux : ils se voient pour les fêtes de famille, les événements extraordinaires. On sousestime l’importance de cette relation, dans le schéma vertical hérité du freudisme. Vous enracinez votre récit dans les années 80. Pourquoi ? C’est en France à cette époque qu’on situe la première grosse vague de divorces, suite à la loi de 1975 sur le consentement mutuel. Mais les gens n’y sont pas psychologiquement préparés, l’impact sur les enfants pas vraiment mesuré, malgré mai 68 et les émissions de Dolto à la radio. Peut-on, par empathie, surestimer la douleur ressentie par un proche ? Oui, mais il est surtout question de culpabilité exagérée. Certains choisissent d’oublier pour survivre, d’autres ont besoin de revenir sur les événements. Le tout étant de ne tomber dans aucun des deux excès.

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Quelle limite aux arrangements que nous faisons avec la réalité pour la digérer ? L’intersubjectivité, ou la littérature : suivre la parole de chacun, et en sortir en lui juxtaposant d’autres discours, d’autres points de vue.

Le livre : GIVE ME FIVES Vacances de Pâques 1981. Retour de plage, coup de massue : un couple annonce à ses deux mômes sa séparation. Les parents fuient ou sombrent dans l’insouciante folie d’une jeunesse enfin retrouvée. Les mioches se répartissent comme des meubles, chacun traçant sa route, un conjoint dans le baluchon. Problème : maman pousse Fifille à convaincre Fiston de rester avec elle. « Elle a dit en substance qu’elle avait besoin de toi, que moi, c’était pas pareil. » Les années passent, la seconde écrit des lettres au dernier, entre deux séances de « retrouvailles qui n’en seront plus », tandis que les adultes confessent l’absence de tort en laquelle ils aimeraient croire : « A chacun des protagonistes de rejouer sa propre bandeannonce. » Une situation pas si rare, que Carole Fives ausculte sans rien occulter, avec justesse, et sans trop la juger. F. P. Que nos vies aient l’air d’un film parfait Le Passage 120 pages, 14 euros


LITTÉRATURE Carte blanche à Tristan Garcia Tristan Garcia ayant été recalé au casting de Prometheus, il se sert désormais de ses tentacules pour écrire le plus de livres possibles. Il sort donc en septembre un roman de science-fiction mélancolique, Les Cordelettes de Bowser (Denoël) et un petit essai sur Six Feet Under : Nos vies sans destin (PUF). « Le premier part à la recherche de nouveaux héros épiques ; le second explore la platitude du quotidien. »

Rodolphe Töpffer Les Amours de monsieur Vieux Bois (1837)

PREMIER INVENTAIRE DES CASES DU SIÈCLE PASSÉ

Lorsqu’un art prend les dimensions d’un univers, il nous faut une carte, un dictionnaire. L’Encyclopédie des utopies et des voyages extraordinaires de Versins, le Science-fictionnaire de Barets, le Dictionnaire des littératures policières de Mesplèdes, le Dictionnaire du rock d’Assayas ont joué ce rôle. Et en BD ? L’ouvrage dirigé par Paul Gravett et Nicolas Finet, qui sort à la fois en anglais et en français avec plus d’une soixantaine de collaborateurs, propose un choix raisonné de sept cent soixante-dix bandes dessinées, de Töpffer à Craig Thompson. Refusant d’être exhaustif, l’ouvrage préfère se demander : qu’est-ce qui a transformé le 9e art, année après année ? Avec une largeur d’esprit louable, les articles portent aussi bien sur Yakari que sur Ranxerox. Manga, manhwa coréen et manhua chinois sont traités sans effet de mode ni snobisme : il y a beaucoup de Tezuka, comme attendu, mais on ne néglige pas One Piece pour les gosses, Golgo 13, Lone Wolf & Cub pour les nostalgiques, non plus que les visions horrifiques d’Ito et d’Umezu. Age d’or, Age d’argent : tous les comics sont représentés, de Marvel et DC jusqu’aux productions actuelles de Vertigo pour trentenaires cultivés. L’amateur en quête de ses marottes personnelles sera heureux de tomber sur On stage (voir Standard n°27) ou Modesty Blaise, content que de simples curieux puissent profiter de quelques images de Plastic Man, découvrir l’existence de l’excentrique Polonais Baranowski, retrouver les œuvres qu’ils avaient peut-être aimées petits, puis oubliées : Mortadel et Filémon, la Bande à Mônica…

Etoiles mystérieuses, trous noirs

Mais il n’y a pas que le gentil Astroboy, il y a MW ; il n’y a pas que Spiderman, il y a Creepy and Eerie de Ditko. La folie malsaine de Doury, Blanquet. Des objets expérimentaux comme La Cage, des auteurs trop vite oubliés comme Aristophane, Masse, Ivan Brun. Sur un même plan de coupe de l’histoire de la bédé, Thorgal le fils des étoiles multimillionnaire et l’édition très limitée des Nègres jaunes d’Yvan Alagbé. Rien n’est plus compliqué en art que de traiter également les réussites industrielles et les plus beaux objets artisanaux. Mais aussi les aventures populaires en Inde du valeureux Bahadur et les enquêtes d’Anarcoma à Barcelone, détective privé prostitué transsexuel. Ici, rien n’est sous-estimé, rien n’est surévalué : les stars de la Kôdansha et les black holes de l’underground. Manquent peut-être à l’appel Tif et Tondu ou Balade au bout du monde ; mais les cartes des premiers explorateurs avaient leurs blancs. Loin des rétrospectives partiales qui ne retiennent que Hergé, Bilal ou Crumb, ce projet est un premier panoramique sur plus d’un siècle d’enfance(s) : strips familiaux, rêves de superhéros, apocalypses, cyborgs, robots, animaux parlants, filles dévêtues, parasites et mutations adolescentes… en un peu moins de mille pages. Indispensable à la bibliothèque de l’honnête homme – celui qui n’y connaît rien, et celui qui pensait tout savoir.

Collectif Les 1001 BD qu’il faut avoir lues dans sa vie Flammarion 960 pages, 34 euros.



Les meilleurs d’entre nous - Épisode XVIII

MÉDIAS Michel Butel  LA PRESSE NE DOIT PAS TOUT RÉVÉLER.  NE RENONÇANT À RIEN ET CONTRE L’AVIS DES MÉDECINS, MICHEL BUTEL RÉALISE L’IMPOSSIBLE. Entretien Richard Gaitet Photographie Marie Planeille Remerciements Victor Branquart

« Un journal doit troubler, inquiéter, émouvoir. » A l’image de ces commandements sensibles, Michel Butel apparaît dans ses locaux modestes partagés avec des architectes, rue des Bluets. A bientôt 72 ans, vainqueur d’un cancer qui l’essouffle encore, il a réalisé L’Impossible : cent pages sans thème, une revue souple, mensuelle, sur papier blanc fin un peu solennel, rêvée dès 2004 et lancée fin et photos, repaire-repère d’aimables esthètes (Edouard Launet, Delfeil de Ton, Valérie Mréjen, Raoul Vaneigem), où l’on pense et écrit sur tout : Gaza, Shakira, Sylvia Plath, les invisibles d’Athènes, notre insatisfaction au travail, la métaphysique d’un corbillard toulousain mal garé. Un espace de liberté qui en rappelle un Autre que nous étions trop jeunes pour parcourir : L’Autre Journal (1984-1992), dont Michel Butel était déjà l’âme et le directeur de publication, accouchant ce printemps – malgré lui – d’une volumineuse anthologie où se succèdent Marguerite Duras et Gilles Deleuze (parents putatifs), Fellini, un dresseur de tigres ou encore James Agee, le scénariste de La Nuit du chasseur (Charles Laughton, 1955), qui dit du journalisme qu’il s’agit « d’une forme épanouie de mensonge ». La conversation qui suit verra l’examen de cette déclaration, et l’expression d’un idéal, avec ses contradictions.

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D’où provient la citation qui donne son titre au journal : « Tout le monde savait que c’était impossible à faire, puis un jour est venu un homme qui ne le savait pas. Et il l’a fait. » ? Michel Butel : On l’attribue principalement à Churchill. Elle est assez réaliste, c’est presque une loi de la vie. Si c’est possible, ce n’est plus du tout intéressant, déjà fini. Seul le passage à la frontière est passionnant.

Vous dites : « Pour qu’on soit informé, il faut que ça passe par la médiation de l’art, de la beauté, du scandale, d’une infraction quelconque à ce qui est la loi, à la parole dominante. » Dans la presse, il faut une décharge, un truc qui réveille. On lit machinalement, assoupi, on entend tellement d’informations que pour y prêter attention, pour qu’elles aient une chance de signifier quelque chose, il faut qu’on soit électrocuté.

Est-ce une utopie ? Un endroit où l’impossible peut se rêver, se discuter ? Oui [longue hésitation]. Il y a comme un halo autour du titre, chacun y projette ses espoirs. Le mot en dit presque trop, de façon indéterminée, floue. Ça attire la curiosité, aussi parce qu’il y a écrit « l’autre journal » sur la couverture.

Vous dites aussi qu’un journal doit être « l’égal d’une œuvre d’art ». Le meilleur magazine du monde, ne serait-ce pas celui qui proposerait à des artistes de réagir à l’actualité ? Parfois on le fait. C’est très difficile de les convaincre. Le mot « journal », qui me plaît tellement, ne plaît pas forcément à un peintre ou à un musicien. Lorsque je voulais que Marguerite Duras ou Gilles Deleuze écrivent dans L’Autre Journal et en fassent partie, c’était la limite. Il faut être respectueux de leur isolement, de leur incompatibilité avec d’autres, les ménager, faire attention à ce qu’ils font, ce qu’ils disent.

Ce qui vous anime depuis longtemps, c’est de faire un journal « sans journalistes ». Pourquoi ?

Etre journaliste aujourd’hui, c’est comme travailler dans une banque ou une compagnie d’assurances. C’est

être à l’intérieur d’une hiérarchie dirigée par des imbéciles –, ou pire. Il n’y a aucune chance, dans des journaux normaux, qu’une singularité se dégage – comme il n’y aucune chance, dans un parti, qu’on accouche d’autre chose que de François Hollande. Il n’y a aucune chance qu’une personnalité normale, ou presque, puisse s’imposer et vaincre la bureaucratie. Je parle par expérience, aucun contradicteur ne peut l’emporter contre moi à ce sujet : je connais tout des journaux, et des dizaines voire des centaines de journalistes. J’ai vu des caractères se défaire et des gens se briser. A Libération, il y a des personnes d’une intelligence, d’une finesse ou d’une imagination extraordinaires, mais ils sont étouffés, laminés. Bien entendu, il y a parfois des reportages éminents, de belles choses. Mais c’est très rare, des gouttes d’eau. Ceux qui exercent ce métier, qui pourrait être d’une rare beauté, on les détruit. Le niveau est bas, médiocre. Se passer de journalistes, c’est renoncer à une méthode. Savoir enquêter, vérifier. N’est-ce pas regrettable ? Oui, mais… dans L’Autre Journal, il y avait des journalistes et dans L’Impossible, il y en aura aussi. Il y en a déjà : Sélim Nassib et ses longs reportages au MoyenOrient, par exemple. Quand je dis « sans journalistes », c’est sans l’esprit journalistique. Mener une enquête amène à se rapprocher de métiers très noirs, la justice, la police… Il faut trouver des informations, avoir des interlocuteurs dignes de confiance. C’est une plongée dans un monde abominable, celui du crime, du cynisme. Il faut du caractère pour résister à cela. En plus, on révèle des faits qui devraient ne pas être connus de tous. Au Canard Enchaîné, on doit dénoncer la corruption, des défauts. Les lecteurs en sont atteints : leur connaissance des rouages de la société devient plus sérieuse, mais se répand en eux un venin. Il vaut mieux être éclairé qu’aveugle, mais devant un perpétuel cumul d’infamies, on commence à penser que la politique, il ne faut pas s’en mêler. Tourner le dos à l’investigation ? Dans le n°4 [sorti en juin], nous interviewons Edwy Plenel, qui défend ce journalisme-là, qui a tout à fait le droit d’exister et fait partie du contrat démocratique. Mais ça me laisse très dubitatif. Détruire socialement quelqu’un, si c’est utile à la démocratie, a des conséquences qui ne sont pas forcément joyeuses. C’est un peu comme dans une famille : certains secrets, lorsqu’ils sont révélés, détruisent tout.

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Comment choisissez-vous les sujets ? Lors d’une réunion de rédaction ? Non. Déjà le mot « réunion » est horrible, il évoque la politique, c’est mortifère. Lorsque le journal arrive de l’imprimerie, on parle des numéros à venir, mais si c’était une réunion, personne ne parlerait. Les gens qui ont le plus d’idées n’osent souvent pas les dire en public. Donc pour que ça soit détendu, c’est plus simple dans des conversations particulières. L’Impossible se construit jusqu’au dernier moment, il y a toujours des textes de personnes très proches ou très célèbres dans lesquels quelque chose ne va pas. Parfois, les plus estimables sont les plus modestes. Je n’ai aucun souci à avoir cette exigence et parfois cette violence avec leurs écrits, parce qu’on l’a vis-à-vis de soimême. Vous ne proposez pas de sujet à des auteurs ? Presque jamais. J’aime ce qu’écrit Jean Hatzfeld sur le sport [grand prix de littérature sportive pour Où en est la nuit ?, 2011], donc je pourrais lui souffler une idée… mais ça ne marche pas bien ce genre de chose. Si nous étions une équipe de journalistes, il y aurait des ordres. Mais les gens qui font ce journal sont des amis. Personne ne donne d’ordre à personne. Des amis qui écrivent ce qu’ils veulent ? Oui, en leur disant parfois que c’est complètement con. La confiance permet ça. Dans ce cas, c’est Béatrice [Léca, rédactrice en chef ] et moi qui tranchons. Avec une part de hasard, d’injustice, d’erreur. Faites-vous beaucoup de reprises avec les auteurs ? On intervient tout le temps, on propose des modifications, des relectures. C’est souvent le bordel. Par exemple, l’entretien avec Edwy Plenel ? On attend sa réponse, il voulait relire. Mais vous n’y êtes pas obligé. Il pourrait avoir confiance en vous… Je ne publierai jamais rien sans le lui avoir montré d’abord. Au risque de trahir. La langue parlée n’est pas la même que la langue écrite, donc je peux proposer de réécrire, ça ne me gêne pas. C’est la même chose pour des entretiens politiques. Si j’interviewe Mélenchon, il relira. Et s’il me dit, par prudence, que ça donne une mauvaise image de lui, je ne publierai pas, jamais. Je m’en fous. Je ne veux pas lui porter atteinte, sa vie le regarde, je ne suis pas venu lui faire les poches. Ça m’est égal,


vraiment. Ça vaut pour qui que ce soit, y compris un adversaire. Le rôle d’un journal n’est pas de faire plaisir à tout le monde. Je ne veux pas lui faire plaisir… C’est un peu comme un hôte qui propose l’hospitalité : j’ai des devoirs envers mes invités. Je n’ai aucune envie de mettre quelqu’un dans l’embarras. Admettons que Mélenchon me dise pis que pendre de Hollande : s’il relit l’article trois jours après et conclut qu’il n’y tient plus, très bien. C’est céder à une logique politicienne… Mais non ! Je ne cède à rien. C’est comme si je ne l’avais pas vu. Il a eu tort de me le dire, point. Les gens sont libres jusqu’au dernier moment, je ne suis détenteur d’aucun pouvoir – ni policier ni que dalle –, et je ne suis pas non plus celui qui l’aurait enregistré à son insu. Vous ne l’enregistrez pas à son insu, dans cette hypothèse. Presque, puisqu’il n’est plus d’accord. Je ne veux en rien être celui qui piège. Mais vous ne piégez pas ! Parfois, sur le moment, on attrape une vérité plus pertinente. Mais bien sûr, je suis d’accord. Mais s’ils ne veulent pas que ce soit dans mon journal, alors ça ne le sera pas. Si le lendemain je raconte cette histoire au patron de Libération, du Monde ou du Nouvel Obs, et qu’un journaliste essaie de la faire répéter à Mélenchon, qu’il essaie. C’est comme un lapsus. Je ne vais pas triompher pour être parvenu à lui faire prononcer un lapsus ! Je

ne fais pas un journal pour révéler aux gens des choses sans leur accord. Si, avant que n’éclate l’affaire DSK, j’avais

été en possession du dossier ou d’une interview embarrassante, je n’aurais rien révélé. Parce que L’Impossible n’aurait pas été l’endroit pour ça ? Parce je ne me détournerai jamais de qui je suis. Tous les contributeurs sont-ils payés ? Avec retard parfois, mais oui. Une page est payée 100 euros quand c’est un texte, 150 quand c’est une illustration, une photo. Je veux qu’on ait des locaux parce qu’on y passe la plupart de notre vie, je veux que chacun soit rémunéré parce que ça coûte une fortune de vivre à Paris. Donc il faut que le journal ait plus de lecteurs [actuellement, annoncé : 25 000 tous les mois], et pour cela il faut réussir à faire autre chose avec les mêmes. C’est pourquoi, dans l’élan, on aimerait lancer une maison d’édition, pour des livres un peu particuliers, notamment des contes, écrits par des philosophes, des historiens ou des écrivains qui ne l’ont jamais fait. Et un tout petit hebdomadaire à partir de septembre, qui ne reprendra pas les éléments du mensuel. Parlons du style. Vous demandez aux contributeurs d’écrire comme s’ils rédigeaient une lettre : « Quand tu écris à une personne que tu aimes, tu écris spontanément, tu déconnes, tu inventes de histoires, il n’y a pas cette espèce d’autocensure. Si les journalistes y étaient autorisés, tout le monde aurait un style à soi. » C’est votre rôle, coach, stimulateur ? Depuis vingt ou trente ans, j’essaie d’inciter ceux qui se croient incapables d’écrire. Parfois on rencontre quelqu’un en se disant qu’il aurait fait un médecin ou un père génial, mais il a passé l’âge. Dans d’autres cas, de métier ou de vocation, il y a la possibilité d’intervenir. Je trouve tout ou presque abominable dans la vie normale. Elle est profondément anormale. Sans être d’une naïveté considérable, je pense que tout peut changer. Je ne dis pas qu’on peut changer l’Afrique de place mais pour ce qui est des personnes, on peut faire bouger un certain nombre de choses. Bon, maintenant je suis assez âgé et fatigué par la

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maladie, mais je suis sûr que d’autres le feront aussi. J’espère que L’Impossible jouera ce rôle-là. Je m’en fous qu’Untel se soit enrichi de telle manière, je veux convaincre qu’on peut et qu’on doit tout essayer, presque dans une logique arithmétique… il suffit de bouger un tout petit peu… effet domino… « A 16 ou 18 ans, on est vite confronté à la réalité. Il faut gagner sa vie, on renonce alors à sa singularité. » Grâce à quoi n’avez-vous pas renoncé ?

Les médecins m’ont dit que c’était mal barré pour moi, que ma santé ne me permettrait pas de faire un journal. Je me disais, moi, que faire un journal améliorerait ma

santé. Je crois que c’est contagieux.

Quand vous vous portez candidat à la direction du Monde, en janvier 2011, pensiez-vous avoir une chance ? J’espérais pouvoir développer ma vision, non pas du journal qui, un an plus tard, est devenu L’Impossible, ni non plus du quotidien que je saurais faire et n’aurai jamais l’occasion de créer, mais de ce que devrait être le Monde. Mais cela n’intéresse pas ses actionnaires. Pourtant, ce que je proposerais aurait une chance de retenir l’attention de nombre de leurs journalistes, de convaincre des dizaines de milliers de lecteurs qui les ont abandonnés ou qui ne les rejoignent pas. Je n’aurais besoin que de trois heures pour exposer mes idées. Je ne les obtiendrai jamais. « Je voudrais que ce journal se froisse, qu’il se dégrade vite, qu’on puisse le mettre n’importe où. Pas que ça devienne un truc de luxe qui finisse dans une bibliothèque. » Pourquoi ? Ce n’est pas un objet de collection. On l’achète, on le donne, on l’oublie. Pas besoin de le sacraliser avec une couverture renforcée. Peut-être que je me trompe. Ça fait aussi partie du charme que de le mettre dans sa poche ou dans son sac. J’aime pas le

luxe et les trucs prémédités. Avec un journal comme dans le jazz, tout peut arriver.

Etonnamment, vous n’avez pas coordonné l’anthologie de L’Autre Journal, parue en avril. Pourquoi ? Les éditions des Arènes m’ont demandé une sélection de textes, qu’ils ont refusée. Ils ont mis les textes « importants » de Duras, Deleuze, Hervé Guibert, mais un journal c’est mille autres choses, des dessins, des photos, des petites formes. Même mon introduction est passée de justesse… Si j’étais riche, je le republierais, car je tiens à rendre justice. Ces livres-là, on ne les ouvre jamais. On les achète et on les met dans un coin. On les offre au moment des fêtes, en se disant que l’anthologie d’Actuel fera plaisir à telle personne… C’est un truc de génération, de commémoration, qu’on achète les yeux fermés. Tiens, justement, comment L’Autre Journal se positionnait par rapport à Actuel [1970-1994] ? Je crois qu’ils devaient penser que nous faisions de la merde… On ne se connaissait pas vraiment. Avec Jean-François Bizot [fondateur], je voulais qu’on fasse des choses ensemble : acheter du papier, regrouper nos gestionnaires… ça aurait coûté bien moins cher. Et puis on verrait si, par familiarité, on voulait faire une fête, un supplément... Lui n’y pensait pas du tout. Ce que j’entendais dire à son sujet était très élogieux : d’une générosité incroyable, etc. On avait des amis communs, mais il n’y avait pas de passerelles, en fait. Ils étaient aussi plus jeunes que nous, et liés à des choses de la vie que nous ne connaissions pas, comme la musique. Vous sortiez moins ? Ah ça, c’est sûr. On était plus sérieux, plus politiques. Je serais (…)



(…)

du côté des protestants et lui du côté païen. Mais il a réussi plein de choses, comme la radio [Nova]. Si j’avais les moyens de faire une petite radio, j’en ferais une. Pour convaincre que dans

la culture, on peut avoir un comportement différent et essayer d’en vivre. Ne serait-ce que pour mes enfants et leurs

copains, et ce désastre incroyable : ils ont vraiment envie, mais presque rien de ce qu’ils font de beau n’est rémunéré, il faut toujours gagner sa vie autrement. Ça me passionne de demander aux gens ce qu’ils font comme métier et, s’ils acceptent de le dire, avec combien ils vivent… C’est terrible, même ce peu d’argent ne vient pas de ce à quoi ils aspirent, ou de projets collectifs qui embellissent les journées. L’élection de François Hollande provoquera peut-être une sorte d’adoucissement des conditions générales, mais je ne me fais pas d’illusions. Le temps passe très vite. A peine a-t-on commencé à espérer qu’on est asphyxié, qu’il n’y a plus de journées enthousiasmantes. Changer ça, ce serait considérable. Pour ne pas oublier que la vie peut être gaie.

L’Impossible En kiosques 101 pages, 5 euros L’Autre Journal 1984-1992 – une anthologie Les Arènes 417 pages, 29,80 euros

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MÉDIAS Séries AVANT DE PRÉSIDER LA MOSTRA DE VENISE, MICHAEL MANN PIRATE LE PILOTE DE LUCK. Par Julien Taffoureau

Michael Mann n’a eu de cesse de fricoter avec la TV. Mieux : d’organiser des chassés-croisés entre les séries qu’il produit depuis 1979 (Vega$) et les films qu’il tourne depuis 1981 (Le Solitaire).Vingt ans avant que le grand écran ne lorgne sur la lucarne en oubliant sa condescendance, le Chicagoan voyait déjà les interactions possibles entre les deux médias, et les mettait en pratique. Ainsi de Miami Vice (1984-89), laboratoire de son utilisation de la musique populaire ; de Crime Story (1986-88), exploration de la gémellité flic/bandit ; de Robbery Homicide Division (2002-03), cellule test de son emblématique vidéo numérique HD. Que HBO, la chaîne câblée à l’origine de l’anoblissement des territoires télévisuels à l’orée des années 2000 (Les Soprano, The Wire), propose un show à ce visionnaire, tenait donc de l’évidence – surtout quand un acteur comme Dustin Hoffman, lassé de n’avoir que des suites de Mon beau-père et moi à se mettre sous la dent, est prêt à tout (financer) pour en être. Lui adjoindre les services de David Milch (John From Cincinnatti), par contre, l’était peut-être un peu moins.

Sabot-age

L’imbitable début de Deadwood, qu’il supervisa de 2004 à 2006 ? La touche Milch. Exposition éclatée, enjeux flous, personnages à peine esquissés. Une obsession pour la narration dense (voire ésotérique), qui ne pouvait que contaminer Luck, série sur sa passion la plus intime : les courses de chevaux. Surprise : Mann s’avère son meilleur antidote, transformant tout ce qu’il y a de lacunaire dans son écriture en fascination pure. Comment ? En atteignant, par soustraction méticuleuse de tout ce qui éloigne du concret le plus brut(al), une paradoxale abstraction sensuelle. Entre une fouille anale en vue de démêler les intestins d’une monture constipée et une explosion sanguinolente de cheville chevaline, l’épisode pilote déroule des bestiaux filmés avec l’œilkaléidoscope d’un amoureux de bagnoles. Beaucoup de vie chopée

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à la volée, aussi : paris griffonnés sur une serviette de snack, autel improvisé dans un casier de jockey, ouverture ritualisée de starting-blocks… En scrutant tous ses protagonistes (des éleveurs aux vétérinaires, des parieurs aux escrocs) comme autant de façons de mener une course existentielle, Mann utilise l’hippodrome comme un incroyable panoptique sur la nature humaine, se jouant même des divers jargons cryptiques (touche Milch, again) pour mieux regarder évoluer les corps, façon zoo. Que le scénariste ait tenu à lui rendre visite pendant le tournage, une batte de baseball à la main, ne fait pas grand mystère : à son goût, il s’appropriait/ sabordait bien trop sa série – de toute façon annulée au bout de onze épisodes en raison du décès de trois canassons ayant affolé les asso de défense des animaux. Mais en vérité, Mann la sublimait jusqu’à l’humiliation. Luck David Milch et Michael Mann Rediffusions sur Orange Cinémax


MÉDIA Carte blanche à The Believer Traduction trimestrielle des archives « pharaoniques » du magazine pluridisciplinaire fondé en 2003 par Nick Hornby, Dave Eggers et Vendela Vida, The Believer emballe dans sa livraison d’été Nick Cave, Greil Marcus, Will Self, Gus Van Sant, William T. Vollmann, Paul Verhoeven ou Charles Burns – qui réalise toutes les couvertures. Wouhou ! Il nous livre un extrait de La Fabrique du désir, article de l’Américain Peter Lunenfeld, critique et théoricien des médias, au générique du n°2 de l’édition française.

QUAND HUGH HEFNER RÉVOLUTIONNE LE SEXE, LA MORT ET L’ENNUI EN AMÉRIQUE. Dans le désormais célèbre éditorial du premier numéro de Playboy affichant une Marilyn Monroe nue et apparu dans les kiosques en décembre 1953, le jeune Hugh Hefner, rédacteur en chef, écrivait : « Nous aimons notre appartement. Nous aimons mélanger les cocktails et passer d’un hors-d’œuvre à l’autre, mettre un peu de musique d’ambiance sur le phonographe et inviter une connaissance féminine pour une discussion tranquille à propos de Picasso, Nietzsche, le jazz, le sexe [...] Si nous parvenons à apporter à l’homme américain un petit supplément de rire, si nous réussissons à le distraire quelque peu des angoisses de l’âge atomique, il nous semble que notre existence en sera justifiée. » [...] Regardez sa première émission télévisée, Playboy’s Penthouse, et vous verrez Hefner, la pipe à la main, vous inviter d’un ton guindé à le suivre dans sa soirée dansante. Et quelle soirée, avec le comique Lenny Bruce lorgnant la bouche pleine sur des playmates grandeur réelle et Nat King Cole au clavier. Ce nivellement social – Noirs, juifs et femmes, par ailleurs dénudées dans les pages du magazine – était trop incendiaire pour certaines chaînes du Sud, mais Hefner et son équipe choisirent de perdre des marchés plutôt que de succomber à la crainte de la mixité raciale. On reconnaît là l’homme qui s’enorgueillit de publier quelquesunes des plus grandes célébrités littéraires de son temps (notamment John Updike et Saul Bellow), revendiqua ses positions libérales en matière de droits civiques et de censure, et fit cause commune avec les féministes de la deuxième vague sur la contraception et l’avortement. Cependant, lorsque les opérations furent délocalisées à Los Angeles dans les années 70, l’intérêt d’Hefner pour le sexe s’était transformé en obsession pour son sexe. Si le Manoir à Chicago était un joyeux bordel, le Manoir de l’Ouest situé à Holmby Hills [...] était bien plus étrange encore : le lieu d’une longue bacchanale nombriliste soigneusement documentée par l’organe de presse maison. Cette pornutopie graissée à l’huile n’était assurément pas qu’une partie de plaisir. Une nuit, le pauvre Hefner aspira accidentellement une boule de geisha échappée de la playmate de juillet 1977, Sondra Theodore. La pin-up, ingénieuse, appliqua la méthode de Heimlich et délogea l’étincelant globe argenté de la gorge de son partenaire. L’heureuse créature fit monter cet objet unique sur un socle, agrémenté de la devise « Souvenons-nous ». C’est à cette époque qu’Hefner reconnut : « L’objet sexuel le plus réussi que j’aie jamais créé, c’est moi. »

The Believer Editions Inculte 128 pages, 15 euros

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JEUX Max Payne TRIOMPHE DE MISE EN SCÈNE ET D’ATMOSPHÈRE GUEULE DE BOIS. Par Benjamin Rozovas et François Grelet

Max Payne a connu son lot de tragédies. Sa vie de détective privé à la dure tournait au cauchemar dans le premier jeu de la série (2001) et, bien que reconstruit au terme de l’aventure, il plongeait dans une détresse encore plus profonde dans le second épisode (2003). Et il y a aussi ce film de sinistre mémoire avec Mark Wahlberg (John Moore, 2008)… Mais dans son malheur, Max a une chance de cocu : après avoir racheté le titre au studio créateur Remedy, la très puissante maison Rockstar (GTA, Red Dead Redemption, L.A. Noire) prend à sa charge l’épisode 3, garantie d’une certaine densité narrative et de qualités de production optimales.

Frissons bad ass

Pour le coup, Rockstar est loin d’avoir facilité l’existence de ce pauvre Max, que l’on retrouve noyé dans l’alcool et largement empâté, travaillant comme garde du corps d’un riche industriel au Brésil. Job simple a priori, jusqu’à ce que la femme de son client se fasse kidnapper et que l’enquête le mène dans les bas-fonds de São Paulo pour des affrontements chorégraphiés face à des mercenaires sans foi ni loi, des flics pourris et des gangs des favelas. Rockstar, qui a l’œil pour les cadrages et les transitions cinématographiques, transforme chaque affrontement en climax de film d’action hollywoodien, avec tous les ralentis, effets de style et frissons bad ass que cela suppose. Un gameplay (viser, shooter, ralentir) sans doute un peu court pour l’un des plus gros jeux de l’année, mais Max Payne 3 livre en creux un vibrant plaidoyer pour la mise en scène vidéo-ludique : l’implication du joueur passe aussi par la richesse des décors, des environnements sonores et du level design. La traversée de la favela, sous tension et sans espoir de retour, est d’ores et déjà l’un des « niveaux » les plus tuants de l’Histoire. Max Payne (Rockstar / Take 2)

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JEUX Red Lynx RACHETÉS PAR UBISOFT, CES AUTISTES SE SONT TRANSFORMÉS EN MESSIES POP CULTURELS. Par Benjamin Rozovas et François Grelet

Vieille tapineuse à télécharger depuis plus d’une décennie, la société Red Lynx a fait son beurre dans les réseaux virtuels avant de toucher le jackpot avec le sommet Trials HD… et de se faire racheter par le gros Ubisoft. Depuis, la petite boîte s’est transformée en mastodonte des réseaux virtuels, troquant sa sensibilité « true gamerz » pour une ouverture plus casual. La fin d’une époque ? Rien du tout : en termes de finition haute déf et de gameplay, Red Lynx n’a pas bougé d’un iota. Ça reste dingue, mais désormais même les CP peuvent y trouver leur compte. Ça, Red Lynx le sait mieux que quiconque, réservant ses efforts aux plateformes grand public (iOs et WiiWare, only) pour leur balancer tous les six mois des bombinettes colorées, postmodernes (le platformer 100 heroz qui s’étale sur mille jours et mille niveaux, le stupéfiant DrawRace 2, haut-la-main meilleur jeu de course ET de dessin traînant sur Apple Store).

Manifeste du cool

Ceux qui avaient dû lâcher Trials HD la bouche pleine d’amertume face à la difficulté proposée seront les premiers à profiter de cette conception plus « amicale » du jeu vidéo : Trials Evolution a été conçu, développé, sorti du four, pour que les handicapés de la manette y chopent leur dose de figures acrobatiques et de tôle froissée. De ce point de vue, la réussite est ébouriffante : moins aristocratique, plus rigolard, le jeu est un manifeste du cool multipliant les modes, les épreuves et les gimmicks (du multi ! des courses en extérieur ! des éjections la tête en avant !) pour nous obliger à y retourner ad lib. Le plaisir est sans équivalent. Un constat industriel s’impose : ces mecs-là n’auraient jamais trouvé un tel équilibre sans l’impulsion casual générée par les marketeux d’Ubisoft. Et si, pour une fois, au lieu de s’en offusquer, on apprenait à s’en réjouir ? Trials Evolution

Red Lynx / Ubisoft

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JEUX Indie Game : the movie UN DOCU STUPÉFIANT CÉLÈBRE UNE GÉNÉRATION D’ARTISTES À GRANDE GUEULE. ENFIN ! Par Benjamin Rozovas et François Grelet

On ne cesse de le répéter dans cette rubrique : la dématérialisation a mis le bazar dans l’industrie jusque-­là bien peignée du jeu vidéo. La révolution ici, ce n’est pas de pouvoir s’offrir de nouvelles maps à 15 euros histoire de prolonger la durée de vie du dernier Halo, mais la présence de plus en plus affirmée sur Steam, le Xbla ou le PSN de pépites azimutées, explosant un à un les canons habituels (joliesse graphique, pyrotechnie) des jeux en boîte. L’invasion de cette scène indie qui a bouleversé notre rapport au medium, rappelant par bien des aspects la révolte de la musique garage au début des années 60, se devait donc d’être radioscopée, enregistrée, mise en perspective comme un gros morceau d’Histoire pop. C’est chose faite avec Indie Game: the movie, docu financé par L’Internationale des fans boys via un appel au don, et suivant le boulot au quotidien des créateurs de Fez, Super Meat Boy et Braid (la Sainte Trinité du jeu indé). Ce qui frappe dans l’entreprise, c’est le choix d’un parti pris iconique pour transfigurer le cliché « du barbu bizarre qui bricole des jeux seul dans son garage ».

Bientôt des biopics vidéo-ludiques ?

Qu’on se le dise : désormais Phil Fish (Fez), Jonathan Blow (Braid) ou Notch (Minecraft) sont des mecs dont on connaît la tronche, dont aime entendre l’opinion, les frasques et les sorties médiatiques. Pas des mous du genou comme Miyamoto ou des autistes enfermés dans leur tour d’ivoire comme Kojima ou Fumito Ueda. La figure du père serait plutôt à chercher du côté des rares bullshiters rigolos à la Steve Jobs ou Peter Moyneux (Fable, Populous), mais sans l’attrait pour le fric et le buzz idiot. C’est cette avancée, déterminante, que capture Indie Game : les nouveaux artistes du jeu n’avancent plus masqués, ils seront bientôt des poster-­boys, des icônes cool, des machines à biopics. On exagère ? Pour info : Scott Rudin (producteur de The Social Network) vient d’en racheter les droits pour en tirer une fiction diffusée l’année prochaine sur HBO. D’ici là, vous aurez peut-­être fini le dernier tableau de Fez. Indie Game: the movie, Lisanne Pajot et James Swirsky Dispo en téléchargement sur Steam et iTunes Fez Polytron Corporation / Microsoft

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JEUX Si vous avez… … 5 MINUTES

… 1 HEURE

Draw Something

The Sandbox

Celui-là, ils l’ont pensé pour qu’on n’y joue pas plus que le temps d’un passage aux chiottes. L’idée : mettre en place un Pictionnary géant, une orgie virtuelle de dessins plus ou moins maîtrisés à s’échanger avec nos amis inconnus sur les réseaux virtuels. Un tour dure le temps de deviner un croquis, et d’en gribouiller un autre sur notre écran tactile. Ce qui réconforte d’emblée, c’est de constater que la plupart des mortels ne dessinent pas mieux que vous, et que les concepteurs de la bête, ils l’avaient prévu. Privilégiant les associations d’idées et la folie dada à la virtuosité pure, Draw Something sonne comme la revanche des handicapés du crayon de couleur. B. R. et F. G. Draw Something (en bas à gauche) OMGPOP, gratuit sur l’Apple Store

… 1 MOIS

Sine Mora

Tous les genres importants du jeu vidéo sont régulièrement revisités, réactivés, repassés au tamis des nouvelles technologies. Tous sauf un, et pourtant pas des moindres : le shoot them up à scrolling horizontal, condamné à survivre dans les esprits comme ce truc vintage auquel on jouait quand on était petits, essentiellement sous le titre R-Type… Bien sûr, il y en a quelques-uns depuis, dont quelques japonais hardcore, mais Sine Mora, avec sa beauté graphique steam-punk et sa maniabilité aux mini oignons, semble littéralement débouler d’une dimension parallèle. Il faut deux heures pour boucler l’aventure principale, et au moins plusieurs semaines pour se le refaire en difficile (c’est tellement bôôôô) et attaquer les modes Scoring et Arcade. Total Bliss. B. R. et F. G. Sine Mora (en haut) Grasshopper Manufacture / Digital Reality

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God-game facon pixel art, dérivé de poche de Minecraft et Terraria, The Sandbox s’adonne au plaisir du crafting [créer des objets, ndlr] et de l’addition d’éléments (terre + eau = boue) sur l’écran 5 pouces de l’iPhone. Son ingéniosité ne tient d’ailleurs qu’à ça : traduire un gameplay salement complexe en tout confort tactile et nomade. La rançon de la gloire, forcément, c’est que contrairement aux modèles du genre, impossible d’y passer des nuits blanches, faute de profondeur et de challenge qui tiennent réellement en haleine. N’empêche : vous n’avez jamais rêvé de transformer du sable en verre, entre deux stations de métro ? B. R. et F. G.

The Sandbox (en bas à droite) Pixowl Games, gratuit sur l’Apple Store



Quand débarquait ce printemps Rocket Juice & the Moon, énième projet afro-maniaque de Damon Albarn, ce n’est ni le casting affolant (Flea, Cheick Tidiane Seck, Fatou Diawara), ni le résultat déroutant (des bribes de sessions fantomatiques, mal fignolées) qui nous impressionna. Plutôt son artwork venu d’ailleurs, fichant sur orbite bagnoles, poulets, astronautes hommes-orchestres et panneaux de signalisation stellaires, façon melting-pot spatial sans queue (de comète) ni tête (nucléaire). Cette imagerie démente, ainsi que le nom portnawak de ce crew éphémère (du « jus de fusée », vraiment ?), on les doit à un artiste mystère, Demola Ogunajo, 39 ans, dont on avait déjà remarqué la patte sur une poignée de sorties nigérianes du label Honest Jon’s – les pochettes des compilations-rétrospectives Lagos All Routes et Lagos Chop Up, ou celle de l’album Lagos No Shaking de Tony Allen. Toujours méconnu malgré ces collaborations avec la petite fabrique du Tintin de la pop (rencontré au pays en 2005, au bras d’Allen), le peintre nous parle par mail et depuis son fief africain (qu’une gloire probable ne lui fera pas quitter, promet-il) d’une œuvre conçue à mi-chemin entre Cartoon Network et l’Evangile, les friandises et la foi, comme un « banquet merveilleux pour les yeux et le cœur ».

Vos styles sont très différents d’ailleurs… Nos travaux reflètent nos appétits, nos désirs, nos expériences. Simplement, nous n’avons pas dû vivre les mêmes choses ! A lui la sexualité débordante et presque guerrière, les amazones plantureuses… à moi l’innocence enfantine, une certaine spiritualité naïve. Ghariokwu était un autodidacte. C’était ton cas aussi ? Qu’est-ce que cela veut dire ? On apprend toujours de quelqu’un, quelque part… Mon art était plutôt « subliminal », il existait sans que son caractère artistique fût conscient. Tu sais, chez moi, on a

IMAGE Demola Ogunajo  AUX AUTRES LES AMAZONES PLANTUREUSES... À MOI L’INNOCENCE ENFANTINE.  SATELLISÉ PAR DAMON ALBARN, LE TRAIT MYSTICO-CARTOONESQUES DU NIGÉRIAN DEMOLA OGUNAJO. Entretien Julien Taffoureau

Tu peux nous raconter ton enfance ? Demola Ogunajo : Je suis né en 1973 à Ibadan, la capitale de l’Etat d’Oyo, au Nigeria. J’étais le plus jeune de la fratrie, le plus calme, le plus imperceptible aussi. Je n’ai jamais dû attirer l’attention sur moi jusqu’à ce que quelques traces de talent ne sortent de mes mains. Rien d’évident : mon père me rêvait en scientifique. Heureusement, ma mère a cru en moi très vite et m’a beaucoup aidé à défroncer tous les sourcils qui gravitaient autour de moi. Petit à petit, elle a fait accepter mon désir de peindre, jusqu’à inverser totalement l’opinion hostile de mon paternel, sans que je comprenne trop comment. Tu te souviens de ce moment où tu as commencé à dessiner ? Aussi loin que ma mémoire puisse porter avec clarté, ce devait être en 1979. J’étais fasciné par un homme au volant d’un bolide. Alors je l’ai dessiné, lui et sa monture. Depuis, il y a toujours des machines – bus, hélicos, berlines, avions, fusées – qui s’agitent sous mes pinceaux. Durant tes années de formation, tu fantasmais sur Lemi Ghariokwu, le graphiste de Fela Kuti ? En Occident, quand on pense à l’art nigérian, je sais qu’on l’a très vite en tête. Mais, de la même manière que l’aura de Fela occulte toute la variété, la richesse et l’histoire des sons du pays [c’est justement le but des compilations Honest Jon’s qu’il a mises en images que de remettre cela en perspective], son confectionneur de pochettes n’est qu’un exemple de ce qui peut s’y faire. Je le connaissais, bien sûr, mais il ne m’a pas influencé directement, non.

encore une culture de l’art spontané et partagé : les familles jouent de la musique, chantent, dansent, peignent… sans nécessairement se considérer comme des artistes. Ça a été mon cas pendant un bon moment. J’utilise d’ailleurs toujours un équipement ba-

sique, le même que tout le monde a chez soi. Ça permet de ne pas perdre cette fraîcheur.

Ton trait est souvent « cartoon », avec des courbes géométriques et des tons pastels. D’où ça vient ? On pourrait croire que c’est calqué sur des comics, des bandes dessinées ou des séries télé d’animation. Ce sont des influences, assurément, mais je ne les ai digérées qu’à l’université. Plus fondamentalement, j’ai toujours adoré les lignes claires et les formes pures dans le dessin. Un attrait instinctif et enfantin que je n’ai jamais cherché à combattre, au risque de ne pas être pris au sérieux par les artistes qui « font adulte ». Pour ne rien arranger, tu utilises souvent des autocollants sur tes peintures… Ça a un rapport avec ma longue immersion dans la nappe du symbolisme, mon intérêt pour les significations transgénérationnelles. C’est dingue ce que peut représenter une si petite chose dans l’imaginaire collectif. Même à mon âge, les utiliser reste un plaisir incroyable… Quand j’étais gamin, j’étais un chineur de timbres passionné. Je passais des heures à détacher patiemment les trésors que présentaient les vieilles enveloppes familiales. Collectionner les stickers s’est fait dans la continuité. Le plein-de-sens contenu dans de si petites surfaces m’intéresse et me touche. C’est mon less is more à moi. (…)

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(…)

Que racontent-ils sur tes toiles ? Ce sont des clins d’œil à la pop culture, des emprunts détournés : gants géants en mousse de supporters de baseball, langues des Rolling Stones, cyclistes du Tour de France, Mickey Mouse défigurés… On peut le voir comme une manière ludique et économe de dépeindre la mondialisation et le mélange des références qu’elle induit sur la surface de la Terre. Sans prétention. Tu trouves aussi ton inspiration dans quelque chose de plus monumental : l’art chrétien. Un moyen d’introduire les populations noires dans une imagerie qui n’en montre jamais ? C’est vrai que je peins régulièrement des bons ou mauvais génies, des prières, des croix, des anges, des colombes… mais ce n’est pas un combat. Selon ma modeste interprétation, être chrétien signifie simplement être Christ-like, c’est-à-dire à la fois aimer le Christ et chercher à lui ressembler. Si tu adoptes ce cadre, tu es complètement purgé de tes complexes : que tu sois Noir, Bleu, Vert, Jaune, Rose ou Blanc, et que ton icône soit de l’Antiquité ou d’aujourd’hui, peinte, gravée, sculptée ou mixte, comme dans un vitrail ou un manuscrit, ça n’a aucune importance. Tu es un esprit libre, tu en rends grâce à Dieu, et basta. Si des Noirs croient autant que des Blancs, il n’y a aucune raison qu’ils n’aient pas le droit de représenter leur foi, ou de jouer avec, si ? Et ces extraits de la Bible utilisés comme des slogans : prosélytisme ou ironie ? Quand je reprends des éléments des Ecritures comme « avec Dieu tout est possible » ou « retour à l’envoyeur », j’essaie juste de rappeler les fossés qu’il y a entre les différentes façons, libératrices STANDARD 36 | ACTUALITÉS | IMAGE | p. 227

ou piégées, de concevoir la religion. De toutes, « Dieu est Amour » reste la plus utile, je crois. Ta typographie peut te rapprocher du street-art. C’est ta culture, aussi ? De plusieurs manières, oui. Dans mon environnement, les artistes font des peintures murales ou des panneaux d’affichage pour joindre les deux bouts. Ça a aussi été mon cas, même si j’arrive à vivre de mon art depuis l’université, dans les années 90. En Af-

rique de l’Ouest, les activités de rue font souvent partie de notre CV, vu que pas mal de publicités sont encore peintes directement sur les magasins. C’est une bonne

école, un contrepoint buissonnier idéal aux cursus officiels. De toute façon, ce qu’il faut savoir tient en trois mots : concentration, humilité, persévérance. C’est ma formule magique la plus précieuse. Tu ne la répéteras pas ? Rocket Juice & the Moon Honest Jon’s


T’as qui en rayon ?

Des volumes de chair, d’os et d’esprit en bibliothèque, fallait y penser. La metteur en scène et chorégraphe Fanny de Chaillé décline son concept dans les institutions culturelles qui se l’arrachent. Une annonce est passée sur Facebook, à la fac, dans un cinéma. Des gens – vous et moi – se portent volontaires. Avec chacun, elle travaille sur la construction d’un récit personnel (histoire de famille, engagement politique, événement de vie), qui sera restitué oralement par son auteur à un lecteur/spectateur venu « l’emprunter », dans un tête-à-tête de vingt minutes. Souvent in situ, dans une bibliothèque municipale ou universitaire, on vous accueille avec la liste des ouvrages-vivants (une dizaine), choisissez votre titre et vous serez guidé. Une belle alternative pour rencontrer l’autre. Attention : on prend soin des livres ! La Bibliothèque Un projet de Fanny de Chaillé Du 11 au 14 août, Festival Far, Nyon, Suisse Les 29 et 30 septembre, 6 et 7 octobre, Soirées Nomades du Printemps de Septembre, Toulouse

C’est un beau roman

Lorsque le cinéaste Christophe Honoré présenta sa première mise en planches – Angelo, Tyran de Padoue de Victor Hugo – au Festival d’Avignon en 2009, son absence de fantaisie nous avait laissés dubitatifs. Il revient sur le pont avec Nouveau Roman, hommage au célèbre mouvement littéraire qui affirmait que c’est la forme et non le sujet qui fait le récit. Nathalie Sarraute (Ludivine Sagnier), Marguerite Duras (Anaïs Demoustier) ou Françoise Sagan (Benjamin Wangermee) y feront salon, discutant de l’art d’écrire d’une époque avec, en contrepoint, via des intermèdes vidéo, la parole d’écrivains contemporains (Marie Darrieussecq, Eric Reinhardt ou Dennis Cooper). Faire renaître l’esprit de la bande tout autant que sa cruauté, en évitant le mimétisme ou le biopic soporifique, c’est un pari, on mise. Nouveau Roman De et mis en scène par Christophe Honoré Les 8 et 9, du 11 au 13, du 15 au 17 juillet, cour du lycée Saint-Joseph, Festival d’Avignon Du 15 novembre au 9 décembre au théâtre de la Colline, Paris

THEATRE Annonces JF 32A. CH. SHOWS-CHAUDS POUR ÉTÉ FOUDROYANT. Par Mélanie Alves de Sousa

Blue Hotel

Depuis sa version trasho-horrifique de L’Eveil du printemps de Wedekind en 2010, on le piste. Le jeune metteur en scène Guillaume Vincent fait partie de ce petit club sorti des grandes écoles nationales qui joue autant qu’il dirige, passant du théâtre au cinéma sans complexe, égratignant les codes au passage. Jusqu’alors, il adaptait (Bresson, Fassbinder, Cassavetes), désormais il écrit et, devinez quoi, La Nuit tombe… a tout d’un bon scénar’. Dans une chambre d’hôtel – catalyseur à fantasmes qui débordera du plateau et enceindra le public –, une dizaine de personnages vont se partager trois histoires. Pas de vaudeville mais un univers fantastique peuplé de revenants, des récits parfois imbriqués, certains contés à rebours, d’autres fragmentés… Qui est mort, qui ne l’est pas ? Ou comment faire de la mise en scène un art du montage. En jeu, le trop rare Nicolas Maury (Les Amants réguliers, La Question humaine) : n’attendez pas que la nuit tombe, allez-y. La Nuit tombe... De et mis en scène par Guillaume Vincent Du 10 au 12 et du 14 au 18 juillet, chapelle des Pénitents blancs, Festival d’Avignon Du 8 janvier au 2 février 2013 au théâtre de la Colline

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Photo 1 - La Bibliothèque : ©Marc Domage Photo 2 - Nouveau Roman : ©JeanLouis Fernandez Photo 3 - La Nuit tombe : DR


THÉÂTRE Carte blanche à François Olislaeger On le croise sur les bancs des théâtres, stylo à la main. François Olislaeger, 34 ans, silhouette longiligne et beau visage brun, né en Belgique mais vivant entre Paris et Mexico, est illustrateur pour la presse magazine (Charlie Hebdo, Technikart, Toc) et fait de la BD à chaud dans le giron du spectacle vivant. Ses instantanés, mis bout à bout, fabriquent un spectacle qui n’existe pas sauf dans sa mémoire. Depuis quatre ans, il tient un blog pour le Festival d’Avignon, blogdessine.festival-avignon.com, dont Gallimard fera un recueil en 2013. En attendant sa couverture de l’édition 2012 et une BD avec la chorégraphe Mathilde Monnier (Denoël).

Souvenirs graphiques d’Avignon 2011, avec : Maldito sea el hombre que confia en el hombre d’Angelica Liddell (M)imosa de Bengolea, Chaignaud, Freitas, Harell Cesena d’Anne Teresa De Keersmaeker & Bjorn Schmelzer Enfant de Boris Charmatz Sun de Cyril Teste I am the wind de Patrice Chéreau


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Il n’est pas donné au premier venu de savoir rester distingué en mâchonnant des tartines beurrées. Deux jours après son 81e anniversaire, Michael Lonsdale prend le petit-déjeuner devant nous, un samedi matin ensoleillé, dans un café touristique où « Monsieur » a ses habitudes, derrière les Invalides. A une centaine de petits pas voutés de son appartement-capharnaüm, il faut l’imaginer, délicat, saisir la cuillère, étaler la confiture puis mordre en tirant sur le pain élastique, quelques miettes décorant cette vénérable barbiche. Acteur « très anglais », fils d’un officier de marine britannique et d’une Française, il publiait en mars un livre d’entretiens – des mémoires déguisées, très bien dialoguées – dans lequel ce fervent chrétien, qui composa si souvent des prêtres (Le Procès pour Orson Welles, Le Nom de la rose avec Jean-Jacques Annaud ou Des hommes et des Dieux de Xavier Beauvois, qui lui valut un César) prêche un jeu « bartlebyen » dans lequel il faut « être dedans sans y être ». L’interviewer, un paradis ? Amen. « Avant de jouer, je ne travaille pas les rôles, la façon dont je vais dire les phrases. Je n’en sais rien. Je suis de la famille des instinctifs. » Comment cela ? Michael Lonsdale : Absolument ! Je n’ose pas trop le dire parce que les gens vont croire que je ne suis pas sérieux… Mais voilà, le sens me vient quand je lis, et je m’ennuie beaucoup pendant les répétitions parce que j’ai envie de jouer tout de suite. Le cinéma,

Seyrig était écrite, mais pour celle à l’agence de détectives, il m’avait donné deux pages de texte. J’ai dit que je ne pouvais pas apprendre tout ça et il a répondu : « Ça fait rien, t’inquiète pas, improvise. » « Il faut pour moitié aller au rôle, et pour moitié que le rôle vienne à vous. Si c’est le comédien qui l’emporte, ça ne va pas, et inversement. » Si ça fait trop Lonsdale, ça ne va pas. Parfois il y a des voix à modifier, mais… je dis ça comme ça, ce n’est pas une méthode précise. Ça dépend des partenaires aussi. Tahar Rahim, avec qui j’ai joué dans Les Hommes libres [Ismaël Ferroukhi, 2011], ne fait pas de chiqué : très simple, très vrai, très juste. C’est un très grand acteur. Il y a une formule de vous que j’aime beaucoup : « On peut me reconnaître un certain goût pour l’informulé. » Je laisse surgir une chose imprévue. Avec Bertrand Blier, ça s’était mal passé. Dans Les Acteurs [2000], il m’a refilé un rôle écrit pour Christian Clavier. Le deuxième jour, il m’a dit : « Ça manque de mystère. » Mais moi, je ne fais du mystère que lorsqu’il y en a. Quelle est la dernière chose en date que vous ayez apprise de votre jeu ? L’accent russe, quand j’ai joué Tourgueniev dans Le Chant des frênes pendant deux mois, l’automne dernier. Un écrivain très complexe, très riche et très soucieux. J’ai pris l’accent avec des « r » roulés

VIEUX GÉNIE Michael Lonsdale  UN CERTAIN GOÛT POUR L’INFORMULÉ.  BAISERS VOLÉS, INDIA SONG, MOONRAKER, MUNICH : DEPUIS PLUS D’UN DEMI-SIÈCLE, L’ÉLÉGANT COMÉDIEN PROMÈNE SON « MYSTÈRE » SUR LES PLATEAUX DU MONDE ENTIER. UN HOMME ET SES DIEUX, CONFESSIONS. Entretien Richard Gaitet Photographie Yannick Labrousse Remerciements Jessica Dufour

c’est un art de l’instant. Je n’ai pas besoin de préparer, rien. Sauf quand le metteur en scène me demande une chose plutôt qu’une autre, alors je me plie à ses volontés.

et des syllabes longues. « Booonjouuur », « Commeeeeennnt ça vaaaa ? », « Tu vaaas biiiien aujooouurrd’hui ? » [Petit rire malicieux] Tourgueniev, je le connais par cœur maintenant.

Votre professeur, Tania Balachova, inspirée par Stanislavski, vous demandait de « recomposer l’état intérieur du personnage » pour « trouver des motifs d’être heureux ou triste ». Oui, elle disait toujours qu’il ne faut pas jouer les mots, mais ce qu’il y a derrière. Sur Des Hommes et des Dieux [2010], j’ai improvisé plusieurs scènes, notamment avec la petite Algérienne au début quand elle me demande ce que c’est, l’amour. C’est venu comme ça. Ce rôle de Frère Luc, c’est celui d’un chrétien parfait, donné aux autres, sacrifié complètement : quarante ans d’infirmerie tous les jours de sept heures du matin jusqu’à parfois dix heures du soir. Et en plus il était asthmatique… je n’avais pas l’impression que c’était moi qui parlait, comme si c’était quelqu’un d’autre. Cette drôle d’alchimie m’est déjà arrivée quand j’ai joué le grand Russe, SaintSéraphin de Sarov [1759-1833], voyant, prophète, dans Pomogui [Catherine Fantou-Gournay, 2007-08]. Luc, c’est un personnage universel. Il soignait même les terroristes…

Les textes restent longtemps en mémoire ? J’oublie tout. Mais certains rôles demeurent : quand j’étudiais avec Tania Balachova, j’ai travaillé le merveilleux Trigorine de La Mouette de Tchekhov. Je l’ai joué quarante ans plus tard, je me souvenais de tout. Si je m’emmerde, j’oublie complètement. Des fois je vois des vieux films et je me dis : « Mais qu’est-ce que je fais làdedans ? », comme ceux de Gérard Oury [La Main chaude, 1959, L’Homme de l’avenue, 1961]. C’est avant Snobs !, de Jean-Pierre Mocky [1961], mon premier rôle important, magnifique :

Vous décrivez votre jeu comme « minimaliste », voire « très anglais ». J’aime cette distanciation. Etre dedans sans y être… tout en étant. Ça vient naturellement, faut pas vous tracasser [il rit]. J’ai longtemps été assez maladroit et inquiet, sur les nerfs, mais ça a disparu, à partir de ma collaboration avec François Truffaut [La Mariée était en noir, 1967]. Dans Baisers volés [1968], je joue un personnage méprisant, insupportable, crétin. La scène de dîner avec Delphine STANDARD 36 | ACTUALITÉS | VIEUX GÉNIES | p. 231

un monsieur qui prononce tous les « é » en « ai ». Quel crétin aussi celui-là ! Votre rôle majeur, confiez-vous, c’est celui du vice-consul de France à Lahore dans India Song [1975], pour lequel Marguerite Duras vous demande de « parler faux ». Oui, d’une voix étranglée. C’est difficile de parler faux.

Steven Spielberg, lui, dans Munich [2005], vous a repris sur la tonalité d’une phrase. Le héros [Eric Bana] est emmené à la campagne les yeux bandés, où il rencontre « Papa », homme de certain pouvoir. Je l’avais joué avec regret parce qu’il fait ça pour sauver son père très malade. Spielberg m’a dit : « Soyez impitoyable, il n’est pas de la famille. » (…) Sec, quoi.


(…)

Vous aimiez son travail ? Ah oui, Rencontres du troisième type [1977], c’est magnifique. J’étais mort de jalousie que François Truffaut ait été choisi dans le rôle du professeur Lacombe. A l’époque, ils avaient pensé à moi, puis ils ont pris Truffaut parce qu’il était plus connu. Mais pas très bon acteur ! [Il rit] A quelle fréquence allez-vous au cinéma ? Des fois deux ou trois par semaine, des fois pas pendant un mois. Je vois aussi de vieux films la télévision. C’est comme ça que j’ai découvert avec passion [le Hongrois] Béla Tarr, en zappant sur un plan très long de gens qui marchent dans la rue… je ne me souviens plus du titre… une histoire de « symphonie »… [Les Harmonies Werckmeister, 2000]. Il voulait que j’aille à Prague doubler un personnage, trois lignes, j’ai dit non, il est venu à Paris. J’étais un peu touché, on s’est pas mal promené à droite à gauche… Sinon, vous avez trouvé Black Swan [Darren Aronofsky, 2011] « horrible » ? Horrible. Cette fille ambitieuse, cette mère épouvantable, ce metteur en scène odieux, oh là là… Et puis Natalie Portman, je l’ai connue sur Les Fantômes de Goya [Milos Forman, 2007], elle n’est pas sympathique du tout. Je disais bonjour en arrivant le matin, elle ne répondait même pas. Le film est raté, trop de misère. Forman voulait visiter l’Espagne alors Jean-Claude Carrière [coscénariste] la lui a montrée puis ils se sont dit en roulant que ça serait bien de tourner ici. Ce n’est pas une nécessité, ça. Il ne faut pas faire des choses pour se faire plaisir. Il faut que ça touche vraiment. Et Moonraker [Lewis Gilbert, 1979] alors ? Le plaisir de jouer le méchant dans James Bond, ça ne compte pas ? C’est de la bande dessinée. On m’a dit : « Tu fais jamais de films commerciaux », j’ai dit « bah je vais vous en faire un ». 457 millions de spectateurs, c’est pas mal ! Je jouais ça à l’anglaise… avec ce géant de 2,18 m, Richard Kiel [Jaws], gentil comme tout. On est allés présenter le film à New York, trois mille invités dont Frank Sinatra, tout le monde hurlait, sifflait, applaudissait… Votre film préféré, c’est Ordet de Carl Theodor Dreyer [1955]. Pourquoi ? On y trouve une résurrection, ce que je n’avais jamais vu au cinéma. L’héroïne meurt en mettant son bébé au monde. Sa petite fille va trouver le fils un peu simplet, mystique, qui récite tout le temps les psaumes, en lui disant « Viens, tu vas ressusciter Maman. » Il fait une courte prière, suspens terrible, plan fixe sur le visage qui ne bouge pas, timing merveilleux, on espère, on a peur, puis tout à coup elle ouvre les yeux... C’est le triomphe de l’enfance. Grand homme, Dreyer. C’est aussi l’un des préférés de Nicolas Sarkozy…. Ah ? Bah voilà ! Il s’est planté. Dans tous les journaux, tous les jours, il y avait quatre articles sur lui, non, non, non. Il n’y avait pas de retenue, pas de distance. Ça ne m’intéresse pas trop mais il a déçu les gens, il avait tellement promis… J’ai bien peur que ce soit pareil avec le nouveau. La France est dans une situation pitoyable. Vous croyez en la résurrection ? Bien sûr. Le Christ ne ment pas. Quand il dit au bon larron, sur la croix, « aujourd’hui tu seras avec moi dans le paradis », c’est que celui-ci existe. Comment il est ? Serons-nous encore des corps, faut-il croire à la résurrection de la chair ? Et pour ceux qui ont été pulvérisés par une bombe, écrabouillés ? On ne sait pas. C’est une affaire de confiance, oui. Sous quelle forme aimeriez-vous revenir ? STANDARD 36 | ACTUALITÉS | VIEUX GÉNIES | p. 232

Celle que Dieu voudra, ce n’est pas moi qui décide. Le

c’est sûrement bien [il rit].

paradis,

Vous tiendrez bientôt le premier rôle de Gebo et l’ombre… Un mélo incroyable. Dans une famille modeste, le père, Gebo, est comptable dans une grande société à la fin du siècle dernier, au Portugal. Il est marié à une femme (Claudia Cardinale) qui pleure tout le temps parce que leur fils est en prison et un jour il ramène une malle pleine d’argent à la maison et [il raconte le film en entier]… On le présente à Venise en septembre. …le réalisateur, Manoel de Oliveira, a 103 ans. En pleine forme ? Mon centenaire… Merveilleux bonhomme, un peu en retrait, qui ne parle pas très fort. Il ne dirige pas les acteurs, qui selon lui savent mieux comment il faut faire, et s’occupe surtout des places, « mettez-vous là », etc. Le dernier jour on a mangé à la cantine, on s’est mis à côté, il y avait trop de bruit, il m’a parlé pendant un quart d’heure, j’ai rien compris. Sa femme était là aussi sur le tournage, 95 ans, avec son petit chapeau, son rouge à lèvres. Dans le livre, il n’y a rien sur votre vie privée. Condition sine qua non ?

Il n’y a pas à en parler. Quand on commence à raconter ses sentiments, ça devient de l’indiscrétion. Moi, je suis très anglais là-dessus, c’est trop intime. Il ne faut pas étaler tous ses secrets, je trouve ça prétentieux. Le public n’a pas le droit de tout savoir, pas du tout. Il ne faut pas que ça devienne des ragots dans Gala ou d’autres magazines. Toujours laisser une part d’inconnu. La séance photo va commencer. Michael sort un peigne de sa poche et cherche une glace pour se recoiffer – on dirait, soudain, Orson Welles. Entre deux rictus (« Vous voulez que je joue ? L’accablement, la souffrance ? »), on lui souffle de ne plus bouger (« Ah, mais c’est très précis ! On ne peut pas improviser ! »), tandis qu’il reconnaît dans Standard un ancien camarade (« Yoshi Oida ! J’ai travaillé avec lui en 1968 sur La Tempête ! ») et s’exclame, définitivement aérien : « Je n’aime pas les défilés de mode : on demande aux femmes de se transformer en oiseaux. » Michael Lonsdale – entretiens avec Jean Cléder

François Bourin Editeur 177 pages, 28 euros Gebo et l’ombre

Manoel de Oliveira Le 19 septembre


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