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Edito L’obsolescence programmée des ouvriers Comment concilier le développement d’un magazine culture & mode et la mutation douloureuse des sociétés avancées ? En trouvant de nouvelles formules. Grande classe. Parce qu’elle est classe, cette fierté taiseuse des gueules cabossées d’un monde couleur charbon en extinction. Incarnée en couverture par une photo du passé – pour la première fois en 37 numéros, paradoxal pour une nouvelle formule –, une jeune fille de 1945, le regard tourné vers ce progrès dont a hérité les générations suivantes. Nés dans un couffin de technologie galopante, que rattrapent les pays émergents, nous avons laissé la civilisation industrielle se construire un futur qui n’a plus besoin d’elle. Ce portrait d’une Américaine de l’ère du plein emploi n’aurait pas pu être réalisé aujourd’hui, la désindustrialisation en marche de l’Occident lui aurait fait baisser les yeux. Doit-on se sentir coupable ou se réjouir de la fin des énergies fossiles polluantes, du démantèlement des usines nucléaires ou de l’effondrement de la surproduction automobile et agricole ?

Le filtre de la colère Rouge. Comme la lutte communiste en son temps, comme les colères des prolétaires. Il reste des mineurs en Zambie, des intouchables en Inde et des chômeurs partout. Mais, si de la tension latente de cette période de crise la société s’éclaire d’une révolte, elle ne se fera plus à l’unisson des « travailleurs de tous les pays ». Pourquoi ? Parce que la classe ouvrière n’existe plus vraiment. Elle est à la fois réduite et rejointe par toutes les autres, les moyennes, les supérieures, tournées vers les très riches et un tentaculaire système financier, indomptables. C’est nous, aussi. Du rouge, donc pour imager ce temps révolu où les lendemains chantaient aussi fort que les rouages des machines tapaient la fonte. Boum boum, boum. C’était l’industrie, l’Occident du XXe  siècle, l’avenir… Du rouge, pour le signal d’alarme, l’indignation et la révolution verte. C’est à nous de bâtir le monde de l’énergie propre et de l’économie clean. Mais d’abord, il faut regarder l’ancien se déconstruire avec des plans sociaux et des laissés pour compte qui ont bien raison de ne pas se laisser faire. Dans le même pétrin que les petites mains Charpentés de nuit, le matin, le week-end, en dehors de nos heures de turbin complémentaire, vous avez entre les mains un Standard remodelé, avec plus d’entretiens culture & mode et plus de séries de mode, puisque les témoignages de lecteurs tendent vers un même commentaire de sympathie qu’on pourrait résumer en un seul : « Enfin un magazine de mode pas vide. » Alors que nous pensions faire, depuis huit ans, un trimestriel culturel intégrant la mode comme une discipline culturelle à part entière, nous voilà assumant l’inverse : un magazine de mode intégrant de la culture. Sur l’une de ces pages culturelles, l’écrivain britannique John King, spécialiste des classes populaires (p. 146) nous dit : « Certains semblent trouver la dèche romantique ». Pas nous. Alors on regarde, on interroge et on raconte. Magali Aubert

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LE NOUVEAU PARFUM EXPLOSIF

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Actualités

MODE p. 18 Brèves – João Pimenta – Boas Kristjanson – Spon Diogo Carte blanche à Julien David

CINEMA p. 30 Isabelle Huppert – Paul Dano – God bless America – Saudade – Les Bêtes du Sud sauvage Carte noire à Kenneth Anger

MUSIQUE p. 44 Maissiat – John Cale – Skip&Die – Levek – Tame Impala – Boyd Rice & DC Fontana Carte blanche à Django Django

LITTERATURE p. 58

Jérôme Ferrari – Anne Lenner – Jakuta Alikavazovic – Pauline Klein – Tarik Noui – Benoît Duteurtre – Richard Powers Carte blanche à Tristan Garcia

MEDIAS p. 66

Franck Annese Carte blanche à Sébastien Thoen

JEUX p. 74 The Walking Dead – Deadlight – Sleeping Dogs – Mikey Shorts – Summer of Arcade XBLA

THEATRE p. 78 Nicolas Maury – Maguy Marin – Luc Bondy – Festival Temps d’images Carte blanche à Anaïs Demoustier

ART p. 84

Nicolas Milhé – Sol LeWitt – Wade Guyton – Kendell Geers – Anri Sala Carte blanche à Emilie Pitoiset

IMAGE p. 92 Chantal Stoman

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CLARA CULLEN A M S T E R DA M , N L S E E H E R B L O G AT W W W.C L O S E D.COM

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Dossier

STANDARD

LA GRANDE CLASSE OUVRIERE Politique BD Reportage Petite annonce Sociologie Témoignage Portfolio Musique Photographie sonore Lutte finale Archives Société Littérature Charpenterie Mots croisés Cinéma Ethnologie Art Danse Mode Graphisme

Philippe Poutou a mal au bide ! Chris Hedges, un Pulitzer chez les précaires Impossible Project : la dernière usine Polaroid Un électricien US au chomdu Atelier culture en compagnie de six garagistes Paroles d’employés à la chaîne Détroit : Can’t forget the Motor City Didier Wampas part à la retraite Vivenza se réenclenche Beau Catcheur, les prolos de la cover Historic American Buildings John King, les classes populaires UK Aude Walker s’expose au quotidien du nucléaire Antonin Varenne rebâtit la fiction Un spécial « ouvrier » dédié à grand-mémée Dix bobines pour ne pas sombrer dans la bibine Les Indiens d’Amazonie pour sortir de la crise ? Les presse-papiers de Maurice Thorez au Crédac Ballet techno cheminot avec Alexandre Roccoli Petite histoire du jean avec Bleu de Paname Carte blanche à Laurent Sciamma

MODE

Gezir & Co WoManpoWer Copyright Bleu de travail Farming Hoi Polloi

par Pierre Sattin par Lisa Carletta par Ilario_magali par Tom [ts74] par Linus Ricard par Coco Amardeil

ABONNEMENT

p. 172 p. 180 p. 188 p. 198 p. 210 p. 220

STANDARD 37 p. 14

p. 100 p. 106 p. 110 p. 118 p. 120 p. 124 p. 126 p. 132 p. 136 p. 138 p. 140 p. 146 p. 150 p. 152 p. 155 p. 156 p. 158 p. 160 p. 162 p. 164 p. 168

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12 rue Dupetit-Thouars F-75003 Paris T + 33 9 53 52 82 19 prenom.nom@standardmagazine.com ou redaction@standardmagazine.com

Rédaction en chef

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Coco Amardeil, Blaise Arnold, Nolwenn Brod, Louis Canadas, Lisa Carletta, Magdalena Cenolli, Antoine Chesnais, Caroline de Greef, Guillaume Jan, Yannick Labrousse, Ilario_magali, Patrice Normand, Marie Planeille, Linus Ricard, Pierre Sattin, Tom [ts74]

Stylisme

Alexandra Balzam, Elin Burjsell, Edem Litadier Dossou, Pierre Gorzala, Perrine Muller, Anne Laure Nicolas, Stéphanie Vaillant

Illustration

Damien Cuypers, Pascal Duriaux, Maud Mariotti, Laurent Sciamma, Camille Vannier

Remerciements

Victor Branquart, Stéphanie Nègre, Le Petit oiseau va sortir, Fanny Rognone (à vie), Sparklink

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Cartes blanches

Kenneth Anger, Julien David, Anaïs Demoustier, Django Django, Tristan Garcia, Emilie Pitoiset, Sébastien Thoen

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Directrice de la publication Magali Aubert. Standard est édité par Faites le zéro, SARL au capital de 10 000 euros, 
17 rue Godefroy-Cavaignac 75011 Paris et imprimé par Imprimerie de Champagne, rue de l’Etoile de Langres, 52200 Langres. Trimestriel. CP1112K83033. N°ISSN 1636-4511. Dépôt légal à parution. Standard magazine décline toute responsabilité quant aux manuscrits et photos qui lui sont envoyés. Les articles publiés n’engagent que la responsabilité de leurs auteurs. Tous droits de reproduction réservés. ©2012 Standard.


18-21 octobER 2012

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UNE TABLE • Wills mange beaucoup mais c’est parce qu’il se dépense ! Il regarde beaucoup la télé mais c’est parce qu’il se cultive ! Bref, Wills pense être honnête avec lui-même, la preuve : il ne lui serait jamais venu à l’idée de se demander s’il l’était. Vu comme ça, il est difficile à contredire. Mais s’il vous oblige à croire que ceci est un morceau de papier plié, tenez bon : c’est une table en origami, la Comic, Touch By Silka Barrio. En bois, aussi dure que la tête de Wills. A.-S. M. touchby.com

g En Bref Sélection Jean-Marc Rabemila Textes Anne-Sophie Meyer

UN FOULARD •

Lady Mary, la sotte, s’est pervertie avec Kemal Pamuk avant de se morfondre pour son cousin Matthew ? Lady Sybil s’encanaille avec son chauffeur ? Et pendant ce temps-là, cela se cherche des poux en cuisine, Thomas et William s’en vont en guerre et O’Brien cherche à discréditer Bates ? Seigneur, Cora, tout se perd à Downtown… partons à Lyon. Allons faire le plein de carrés en twill de soie chez A Piece of Chic. Les étoffes du jeune Sébastien Chirpaz, et les imprimés de Stéphanie Carrion nous rappelleront un temps bien plus doux. A.-S. M. a-piece-of-chic.com

UNE MONTRE •

UNE CHAISE •

Cette petite merveille au boîtier or rose, signée Daniel Wellington, est en rupture de stock chez Timefy. Trois réactions : nous haïr jusqu’à la fin des temps, choisir un autre coloris pendant qu’il est encore temps ou checker le réassort en ligne de temps en temps. Dans tous les cas, re-la-ti-vi-sons, le temps n’existe pas. A.-S. M. timefy.com

Quatre pieds, une assise prête à tout et du cœur à l’ouvrage, voilà tout ce que l’adossé demande à une bonne vieille chaise. Alors si en plus, ladite chaise est toute neuve, signée Samuel Accoceberry pour Alki et déploie ses courbes de chêne massif tapissé d’une laine vierge verte, il s’affale de bonheur. La chaise Meta : un choix circonstancié. A.-S. M. alki.fr

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UN GANT •

UNE BAGUE •

Melinda Gloss a tout compris du furieux retour en vogue de massacres d’animaux innocents. Depuis que les régimes vegans sont mis à mal par les diététiciens et d’anciens vegans re-carnivores, il n’y a plus de raison valable d’avoir honte de les dépecer. 100 % cuir et laine d’agneau, ces gants rappellent avec soulagement le sens premier de la chaîne alimentaire. C. C. melindagloss.com

Attention, bague méchante. Entre Les Dents de la mer et celles d’un rottweiler, Annelise Michelson façonne des créations carnassières dans son atelier parisien depuis 2010. Vogue Paris, Alison Mosshart des Kills et la starlette Alexa Chung en sont déjà mordues. E. T. annelisemichelson.com

r En Bref Sélection Jean-Marc Rabemila Textes Camille Charton et Elisabeta Tudor

UNE BOUCLE D’OREILLE •

Abeilles, araignées, mains coupées, dites-donc, ça pique là-dedans. Nous sommes dans le coffre à bijoux de Bernard Delletrez. Mais qu’est-ce que c’est que ce Pandémonium ? C. C. bernarddelettrez.com

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UN COLLIER •

Heaven Tanudiredja est né à Bali. Il commence sa carrière à 15 ans comme assistant designer en Indonésie. Diplômé de la Royal Academy of Fine Arts d’Anvers, il a reçu le prix Dries Van Noten (avec qui il crée des bijoux depuis 2007). C’est sous les ordres du bras droit de John Galliano, Steven Robinson, qu’il sera orienté vers la maison Christian Dior. A côté de tout ça, il se réserve le temps de faire de magnifiques pièces tout seul. E. T. heaventanudiredja.be



UN ESCARPIN •

UN SAC DE DAME •

« J’ai visité un site archéologique en talons. » Attention ! En satin de soie, cuir et larme de cristal brodée, Charlotte Olympia ne masque aucun luxe avec ce modèle Masquerade. Un soulier qui peut donner de la fantaisie à une tenue, pas à une sortie culturelle. J. D. charlotteolympia.com

Pierre Hardy, qu’on connaît très bien pour les chaussures, présente cet élégant petit sac à sangle. Conseil : le jour où du guano vous tombe sur la poitrine une seconde avant un rendez-vous, portez-le en collier. Non seulement la tache aura disparu, mais cela sera du plus oisif effet. J. D. pierrehardy.com

q  En Bref Sélection Jean-Marc Rabemila Textes Camille Charton, Jessica Dufour et Anne-Sophie Meyer UNE CHEMISE •

Col me, la griffe qui affectionne les polos en coton égyptien, lance une gamme de cols à motifs interchangeables (fleurs, rayures, carreaux). Vendus par coffret de trois avec une chemise. Il est possible de les créer sur mesure. Beaucoup plus utile qu’une « soufflinette » – ces petites pipes fait main avec lesquelles on souffle sur une boule de papier équilibriste. J. D. basus.fr

UNE BOUTIQUE EN LIGNE •

Vous surfez sur internet en étant conscient que cette expression est complètement louf. Sachez que chez Boutique Vintage, vous pouvez vous procurer des pin’s collectors d’Eddy Mitchell. Et des badges de l’office du tourisme de Montréal datés de 1979. C’est ça, le futur du passé. Tremble eBay ! C. C. boutique-vintage.com

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UNE BASKET •

Son jean bleached, troué-délavé-déchirévieilli-dégueulasse ? Plus mix & match avec quoi que ce soit. Mais sa basket en cuir suédé blanc taché que lui propose la Maison Martin Margiela, il pourra la porter avec tout et pour toutes les expositions Jackson Pollock. A.-S. M. maisonmartinmargiela.com


Jean Gabin Michel Simon Michèle Morgan

DARK STAR

© 1938 STUDIOCANAL. Tous droits réservés.

un film de Marcel Carné VERSION RESTAURÉE INÉDITE RÉALISÉ PAR

ET DIRECTEUR DE LA DIRECTEUR DE LA MUSIQUE D’APRÈS LE DIALOGUES JACQUES PRÉVERT ROMAN DE PIERRE MAC ORLAN (ÉDITÉ PAR LAN.R.F.SYNOPS) ORIGINALE MAURICEJAUBERT PHOTOGRAPHIE EUGENSCHUFFTAN DÉCORS ALEXANDRETRAUNER PRODUCTION SIMONSCHIFFRIN MARCEL CARNÉ SCÉNARIO AVEC JEAN GABIN MICHEL SIMON MICHÈLE MORGAN PIERRE BRASSEUR


UNE LUNETTE •

UNE GODILLO •

Les verres teintés rétro intello, c’est parfait pour les stars en goguette. Mais ça ne fonctionne qu’avec une certaine prestance et le total look qui s’assume. Car on peut vite glisser du côté du charme québécois de Gilbert Rozon et Luc Plamondon. Avec cette paire unisexe en résine Retrosuperfuture, le risque est moins grand. M. A. retrosuperfuture.com

Bien décidée à exposer son éco-responsabilité tout en donnant une nouvelle vie à la mythique Yellow Boot de Timberland, Nadège Winter se sert des vieux vêtements de l’association caritative. Des modèles donc quasi uniques. 240 euros pour cette collection capsule avec semelle en lait d’hévéa. Ce sera toujours mieux que de marcher dans une crotte en espadrilles. J. D. timberlandbottesfr.com

j  En Bref Sélection Jean-Marc Rabemila Textes Magali Aubert, Jessica Dufour, David. Herman et Anne-Sophie Meyer UN SAC •

UNE MONTRE •

La dernière fois que vous ne retrouviez pas votre passeport à l’aéroport, vous l’aviez rangé dans la valise qui venait d’être enregistrée dans la soute. Heureusement, avec Paul Smith, et son so fresh Papi journal, ça ne risque plus d’arriver. Un sac en cuir, sérigraphié d’un cliché d’Erwin Fieger (1962), on le garde sous le bras ! A.-S. M. paulsmith.co.uk

On sait qu’on est heureux quand le temps passe trop vite. C’est pourquoi Casio invente la montre qui avance toujours de quelques heures. En vrai G-Shock, collabore avec l’Anglais Maharishi. La marque, fondée par Hardy Bleckman qui fait de la customisation de surplus militaires son code artistique. Exemple, cette déclinaison graphique zébrée pour une vision futuriste du camouflage. D. H. g-people.com

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  João Pimenta « L'OPULENCE ET LE KITSCH DES FESTIVITÉS RELIGIEUSES » A LA FASHION WEEK DE SÃO PAULO, LE STYLISTE ATTIRE L’ATTENTION SANS CAÏPI’ NI BIKINI SULFUREUX. Par Elisabeta Tudor La mode brésilienne est isolée par des taxes d’exportation très élevées. Difficile d’être compétitif à l’international ? João Pimenta : Ce n’est pas facile effectivement. Cette année, plusieurs créateurs ont fait appel à notre présidente Dilma Youssef. Espérons que cela fasse changer les choses. Mais nous sommes habitués… Surtout moi qui ai baigné dans la mode. Je suis né à São Sebastião do Paraíso, dans le département du Minas Gerais, au sud-est du pays, connu pour son importante activité dans l’industrie textile. Je suis venu à São Paulo en 1985 pour travailler chez divers créateurs de la Rua São Caetano, surnommée « la rue des mariées », puisqu’on y vendait des robes pour ce jour J. J’ai ouvert mon atelier en 1990 et j’ai commencé à confectionner des vêtements « individualistes », c’est-à-dire s’éloignant du costume de mariage avant de changer de registre et de m’installer à Pinheiros [le quartier chic, au plein centre de la ville], où j’ai lancé ma marque en 2008 et une boutique. Entre ses nouveaux milliardaires et vieilles favelas, le Brésil fait montre d’une schizophrénie sociale d’envergure. La mode peut-elle contribuer au changement ? J’ai toujours eu l’envie de m’exprimer autant sur un plan créatif que social. La mode, plateforme d’expression qui a un impact industriel, est un outil adapté pour cela : elle couvre la lacune entre l’art et le commerce. Ma famille ne roulait pas sur l’or, donc les stéréotypes, je connais, mais c’est justement sur mes origines que je mise. Je joue avec des contrastes apparents comme le streetwear et le tailoring ou bien le masculin et le féminin. Comment ça s’illustre pour l’été prochain ? Je me suis inspiré des festivités religieuses que je suivais enfant. L’opulence STANDARD 37 | ACTUALITÉS | MODE | p. 29

et le kitsch de ma nouvelle collection puisent dans la fête de l’Epiphanie, des traditionnelles congadas liées à la culture afro-américaine. J’essaie d’incorporer un peu d’Histoire. J’ai abordé l’ancien régime [la dictature militaire, 1964-1985] à travers les coupes d’uniformes militaires. Pourquoi avoir choisi de faire de l’homme ? A cause d’un manque de choix dans le vêtement masculin dans ce pays. J’aimais les coupes androgynes et les références culturelles : mieux valait créer mes propres habits ! Je suis tombé amoureux du tissage fait main et suis allé à la rencontre de divers petits artisans dans le Minas Gerais pour en savoir plus. Ce sont eux qui ont produit mes vestes, pulls et shorts. Qu’est-ce que cet artisanat local apporte au prêt-à-porter ? C’est un processus difficile d’un point de vue commercial, mais le retour à ce savoir-faire est non seulement favorable à l’environnement, mais aussi une nécessité pour préserver l’identité culturelle du pays. Le penchant du Brésil vers le développement durable nous réussit ! Le mariage aussi ! J’y reviens. Depuis le mois d’août, j’ai décidé d’investir dans le costume sur mesure très pointu en travaillant principalement avec des fibres naturelles. Pour le meilleur et pour le pire.

photo de gauche © Gleeson Paulino photo défilé © Namidia


Laurence Airline L'ADN DU LOOK PEACOCK. Par Elisabeta Tudor

Avec des coupes parisiennes et des tonalités sub-sahariennes, Laurence Airline se dévoue à un prêt-à-porter masculin vibrant. Franco-ivoirienne, Laurence Chauvin-Buthaud, son vrai nom, nous tend un one way ticket pour un vol corsé et coloré.

a D n comme Abidjan. C’est dans la capitale ivoirienne que la jolie métisse Laurence Airline travaille des matières stars en Afrique, tel le basin, coton solide et damassé confectionné à la main, qui donne une brillance presque plastique aux silhouettes, ou le pagne wax, réalisé avec des cires hydrophobes, qui assure une touche traditionnelle. Réminiscence des batiks javanais vibrants de couleurs… « J’ai commencé à travailler avec le wax plus par dépit que par passion. Il faut sortir ces tissus de leur contexte, en les alliant au tailoring et à un stylisme urbain. » Laurence propose une panoplie de motifs tout aussi fidèles à la coutume qu’audacieux, qui se déclinent dans des chemises à découpes graphiques accompagnées d’une sélection de shorts taille haute et pantalons cigarette, pour un soupçon d"androgénie.

comme

décollage immédiat.

D’abord pour elle : avec trois saisons à son effectif, le business marche bien. Remarquée par la presse (Vogue Italia, The Guardian ou Elle) et ses acolytes. Et puis pour nous : on en prend plein les yeux avec l’envol de son oiseau aux ocelles féeriques, dont les plumes multicolores apportent une douceur exotique à cet hiver : « Je suis tombée sur ce motif plume de paon lors d’une de mes recherches de matière à Abidjan. Coup de cœur instantané ! » Cet imprimé wax se déploie sur les épaules des chemises ou bien orne le vêtement entier en se mêlant aux pois japonisants et aux tartans écossais. C’est la pièce maîtresse de cette collection automnehiver. Coupe classique soigneusement façonnée d’imprimés de motifs légèrement excentriques : de quoi être fier comme un paon qui roucoule.

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comme nomade. Laurence Airline a le flying blues ! Elle puise et sème où bon lui semble. D’Abidjan à Paris, en passant par Copenhague, Londres et une escale récente à Lagos au Niger... A 26 ans, cette jolie travelleuse a tout de même choisi la Ville Lumière comme QG. « J’ai grandi entre la France et la Côte d’Ivoire, avec quelques séjours à Genève et à Londres. Après mes études de stylisme au Studio Berçot, je me suis lancée doucement avec une collection de prêt-à-porter femme façonnée à Abidjan. J’ai réalisé que, bizarrement, les hommes étaient plus intéressés par mes vêtements que la gente féminine ! »

photo Bertrand Le Pluard


MODE Carte blanche à :

Julien David

J

ulien David, c’est un style urbain, un brin japonisant, de l’artisanat au service d’une carrière fulgurante démarrée il y a bientôt deux ans. Français résidant au Japon, est vu récompensé par l’Adam en juin dernier (Grand Prix), 230 000 euros décernés à l’indépendance d’esprit fidèle à une génération qui boom bien en ce moment. Pour sa troisième saison de prêt-à-porter femme et homme, il s’attaque à la malbouffe : « Il y a un peu de dérision dans mes imprimés. Cette saison, c’est le fast-food. Je vous envoie ce couteau de cuisine en exemple, je le trouve très simple et menaçant à la fois. L’image illustre le double sens que j’aime ainsi que la culture pop qui est au cœur de mon travail. » Une mode pointue comme une lame qui tranche avec le reste.

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Cardigan

Essentiel*** Pantalon Balenciaga Montre et sandales perso

INTERVIEW CULTURE & MODE | STANDARD 37 | ACTUALITÉS | CINÉMA | p. 32


Traînée dans la boue, les bras piqués de sangsues, remuée « comme jamais » dans ses repères de comédienne, elle est dans Captive de Brillante Mendoza une humanitaire prise en otage par des séparatistes islamistes dans la jungle philippine. Dans In Another Country de Hong Sang-soo, elle se multiplie et incarne trois femmes troublées par le charme d’un maître-nageur, partie toute seule pour répéter jusqu’à vingt heures par jour en Corée. Dans Amour de l’Autrichien Michael Haneke, qui décrocha pour cela une Palme d’Or, elle assiste de loin, impuissante, à l’agonie de sa mère et au combat palliatif d’un père exemplaire. « Tourner en dehors de mon petit champ parisien, français, personnel, ça m’a toujours plu. Ce n’est pas par philanthropie, plutôt par égoïsme. » Dans le bureau fermé d’un showroom à colonnades, tout en haut de dix marches qui lui donnent le vertige, nous avons fait quelques miles avec cette égoïste – plutôt généreuse, en vérité.

Isabelle Huppert « VOYAGER SEULE NE ME FAIT PLUS PEUR » TOUR À TOUR OTAGE AUX PHILIPPINES, COQUINE EN CORÉE ET ORPHELINE SOUS LE REGARD D’UN AUTRICHIEN PALMÉ, ISABELLE HUPPERT JOUE « À REPOUSSER, À L’INFINI, LES MURS DU CINÉMA ». SUIVONS-LA DANS SA RÉSIDENCE D’AUTOMNE. Entretien Richard Gaitet Photographie Yannick Labrousse Stylisme Olivier Mulin Maquillage Mélanie Sergeff Coiffure Paolo Ferreira Remerciements Carine Tozy et Maison Rabih Kayrouz

J’aimerais vous prendre en otage. Isabelle Huppert : Ah bon ? Ohlalala, j’ai peur !

fait des confettis tous les matins. On se contente de réagir : la peur, le froid, l’épuisement. Tout le tournage, c’était ça.

Est-ce ainsi que Brillante Mendoza vous aborde pour Captive ? Oui. Il m’a dit qu’il préparait un film sur cette prise d’otages dans un hôtel aux Philippines, je me souvenais de cet événement dramatique [survenu en 2001, revendiqué par le groupe terroriste Abu Sayyaf], surtout de ce couple d’Américains dont le mari avait été tué au moment d’être libéré. Brillante Mendoza voulait mêler les nationalités dans ce groupe : il y aurait des Philippins, des Chinois, des Anglais, des Américains. Et une Française.

A-t-il mentionné les conditions de tournage dès cette première entrevue ? Tourner dans l’ordre chronologique, isoler ceux qui jouent les otages et ceux qui jouent les ravisseurs, parfois joués par de vrais soldats pour accentuer le réalisme dans le maniement des armes ? Je ne pense pas qu’il y avait là de vrais soldats, mais ceux qui jouaient les terroristes étaient particulièrement effrayants. Ce groupe d’otages s’est, dans la réalité, constitué dans la panique et l’arbitraire. C’est ce que Brillante Mendoza a cherché à reconstituer. Pour ma part, au moment du kidnapping, je suis en train de décharger d’une barque des paquets de nourriture, près d’un hôtel où des touristes sont endormis. Et sans aucun préambule, il nous a tous mis dans le même bateau, littéralement.

Vous étiez présidente du jury à Cannes, en 2009, quand il reçoit le Prix de la mise en scène pour Kinatay. Ça aide à accepter ? C’est super violent, Kinatay, assez insoutenable – encore que la violence est souvent off, comme chez Haneke. Mais elle est si bien suggérée qu’on vit l’événement en direct, notamment le découpage en morceaux de cette prostituée… J’y avais trouvé une liberté incroyable. Ce mariage, le grouillement de la vie à Manille, puis d’un coup cette descente aux enfers, l’exploration des forces les plus obscures, les plus innommables, dans une sorte de chaos, de noir total… Quand le personnage revient à la surface, après avoir été confronté au mal absolu, à la lâcheté, à la trahison… Cette liberté, j’en ai fait l’expérience sur Captive. Je n’ai jamais rien vécu d’approchant, ça partait dans tous les sens. Brillante crée les conditions du réel avec une maestria hallucinante, de sorte que les comédiens n’ont pas l’impression de faire un travail d’acteur. Il ne donne aucune indication, et du scénario, il

Pour cinq jours « entassés sur un bateau minuscule, sous une forte chaleur ». Mendoza raconte : « La houle était forte, le roulis donnait le mal de mer, et pour toute l’équipe, c’était éprouvant physiquement, émotionnellement et mentalement. » Oui, c’était difficile, un peu extrême. Bon, on n’était pas non plus en perdition au milieu de l’océan, il y avait du cinéma au travail, mais on sentait qu’on fabriquait quelque chose d’inquiétant, comme si nous vivions vraiment cet événement. Sur le bateau, je ne connaissais personne. D’où mon hébétement. Je me demandais : qui est qui ? Kathy Mulville, qui joue l’Américaine, avec qui je suis devenue amie, n’est pas comédienne, elle travaille pour une (…)

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(…) ONG aux Philippines. Il y avait une Chinoise, professeure de musique. Un autre était banquier. Un Hollandais travaillait dans une compagnie aérienne… Un casting hétérogène, pour récréer un sentiment d’étrangeté. Et les scènes de forêt ? On était tous logés à la même enseigne. Les Philippins ne s’étonnaient de pas grand-chose, leur résistance était supérieure – à la mienne, en tout cas. Mais à côté de cette merveilleuse comédienne, Anita Linda, qui jouait dans Lola [Mendoza, 2009], il aurait été malvenu de ma part que je ne m’aligne pas sur cette forme de courage. Personne ne se plaignait, donc j’en faisais autant.

« Brillante Mendoza ne donne aucune indication et le scénario, il en fait des confettis tous les matins. On se contente de réagir à la peur au froid et à l’épuisement. » Isabelle Huppert

Pendant le tournage, vous lisiez le livre d’Ingrid Betancourt, Même le silence a une fin. A quel moment se documenter est un frein pour l’intuitif ? Quelqu’un m’a offert ce livre au moment de mon départ. Comme il est très gros, sa lecture a couvert tout le temps du tournage. Elle décrit vraiment très bien la manière dont la nature peut être incroyablement hostile et, tout à coup, être très apaisante, source de joie, de réconfort par sa beauté. Comme un syndrome de Stockholm, mais avec l’environnement. Vous vous retrouvez dans la boue au milieu d’acteurs amateurs, Vous analysez cela comment au regard de votre carrière ? N’exagérons rien, je rentrais dans des hôtels confortables tous les soirs. On prenait grand soin de moi, ce n’était pas si difficile. Ça dure cinq semaines, pas six mois. On découvre le pays, les Philippins font la fête tous les soirs, ils chantent, ils dansent, vont au karaoké… C’était très joyeux. Vous faites à deux reprises un sourire captivant parce qu’inattendu. Quand les otages affamés arrivent à l’hôpital… … et qu’on me propose un petit gâteau, oui… C’était un hôpital extrêmement délabré, en partie désaffecté. Sur le moment, je ne savais même pas dire si les malades étaient des figurants tant l’effet était réel… Je me tourne vers l’une d’entre eux qui me propose gentiment un biscuit – n’est-ce pas moi qui le prends ? –, donc la moindre des choses, c’est que je la gratifie d’un petit sourire. … et au moment d’enterrer l’amie de votre personnage. C’est minuscule, mais on ne voit que ça. C’est votre suggestion ? Ça vient sans réfléchir ? Je ne me souvenais pas avoir souri à ce point-là… c’est arrivé spontanément. C’est d’abord, pour mon personnage, le soulagement que cet enterrement s’accomplisse selon le rite catholique, après un conflit avec les terroristes. Plus loin dans le film, il y a d’autres moments d’empathie, qui sont presque plus surprenants. Quand je touche le ventre de la jeune infirmière qui a été mariée de force, il y a une sorte d’émerveillement… on imaginerait plutôt qu’elle soit horrifiée à l’idée que cette femme soit enceinte d’un terroriste. Mais non, la fatalité, la lassitude fait qu’on finit même par accepter ça ; un bébé qui va naître, c’est un signe d’espoir, de beauté. Tout d’un coup, les sourires et la légèreté prennent une valeur assez terrifiante. Ces détails sont-ils révélateurs de votre méthode ? Le mot « méthode », d’ailleurs ? J’ai plutôt la méthode de ne pas en avoir. Juste une faculté à réagir de manière extrêmement immédiate et intuitive à l’instant présent. Le cinéma, c’est ça : tout d’un coup, ça se fabrique ! Et ça ne se travaille pas avant. Vous n’observez pas de constante dans votre manière d’aborder les rôles ? Si, m’en tenir apparemment très éloignée… Plus je m’approche de

l’événement, plus je m’en éloigne. Pour préserver la fraîcheur, le dernier moment. Le 24 septembre, je vais commencer le film de Catherine Breillat [Abus de faiblesse, d’après le récit de son escroquerie menée par Christophe Rocancourt]. J’y pense, je m’y prépare, je m’en approche, mais d’une manière très silencieuse. Vous avez rencontré Kool Shen, qui jouera Rocancourt ? Non, justement pas. NTM, Vous écoutez ? Je vais écouter… Je ne connais pas très bien leur musique. Mais ça n’a aucune importance. Un tel fossé sépare nos deux personnages, justement, c’est très bien. Autre distance, quand vous dites : « Tourner ailleurs redouble le voyage accompli à l’intérieur de soi » ? Oui, tourner en dehors de mon petit champ parisien, français, personnel, ça m’a toujours plu. Ce n’est pas par philanthropie, plutôt par égoïsme. Ça multiplie les possibilités. Le cinéma est protecteur : comme une maison à l’intérieur de laquelle on peut se cacher, mais aussi repousser les murs à l’infini. Marcher sur les routes toute seule, je ne l’ai pas fait souvent dans ma vie. C’est une manière enfantine de voyager, d’aller loin tout en restant au plus près de soi. Vous avez peu voyagé seule ? Assez peu. Sur les films, on n’est jamais vraiment seul. Mais sur In Another Country, je ne connaissais personne. Et ça m’a plu. On tournait à un seul endroit, avec une toute petite équipe. Longtemps, arriver seule dans une ville me faisait peur, j’étais timide, maintenant plus du tout. Introspection ? Oh non, l’introspection, on peut le faire chez soi. Je n’ai pas vu In Another Country. Le sujet, selon vos mots, c’est « la solitude, la dépendance, la jalousie… et l’assouvissement d’un désir, celui de ces trois femmes pour un maître-nageur ». C’est aussi très drôle. Je joue trois personnages, une documentariste, une femme adultère et une mère qui vient retrouver une amie, avec des motifs qui se répètent d’une histoire à l’autre, comme un petit jeu de piste. Tous les matins, Hong Sang-soo donne des scènes qu’il a écrites durant la nuit. Un jour on peut tourner vingt heures sur vingt-quatre, le lendemain seulement trois heures… Par contre, c’est à la virgule près, un bon petit stress quotidien pour apprendre souvent dix à quinze pages de dialogues.

« J’ai appris à supporter la critique. Au début, je vivais ça très mal, ça me fragilisait. Maintenant, je m’en fous un peu, on peut me dire de recommencer. » Isabelle Huppert

Parlons d’Amour. Vous êtes du dernier plan, très beau dans sa pudeur. Pouvez-vous le commenter ? J’aime ce plan parce que… mon col est relevé. J’ai gardé mon manteau, et au terme d’un long déplacement à travers plusieurs pièces d’un appartement, je finis par m’asseoir, mais je ne vais pas rester. Ce lieu n’appartient pas beaucoup à mon personnage, à la fin encore moins. Tout ce que l’on ressent à ce moment-là c’est le vide, la solitude, la vie qui a eu lieu mais qui n’est plus. Le col relevé ajoute au désarroi, à la fragilité, même si c’est un détail relativement visible quand on me voit en silhouette. Vous avez peu de scènes avec elle, mais qu’avez-vous appris d’Emmanuelle Riva ? Je ne sais pas si on apprend d’un metteur en scène ou de ses partenaires. (…)

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Alaïa Bracelet Delfina Delettrez Sandales Moschino

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Robe Wolford Cape Eva

Minge Bijoux K-Mo

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(…) J’avais déjà travaillé avec elle sur Médée d’Euripide, mis en scène par Jacques Lassalle à Avignon en 2000. C’est un personnage, Emmanuelle Riva. D’une poésie cocasse, entière, intègre, radicale, qui ne sacrifie à rien, à aucune mode. Ça la rend à la fois très intransigeante et totalement vulnérable. On a envie de la filmer, de la faire parler. Dans la scène où je lui parle de mes problèmes immobiliers, il y a quelque chose de désespéré. Qu’est-ce qu’on peut dire à quelqu’un qui est en train de mourir ? Alors on parle, on parle, on parle, on parle jusqu’à l’absurde. Et de Jean-Louis Trintignant ? Une sorte de gentillesse, de fragilité, de courage aussi dans sa manière de traverser tout ça. De vitalité très grande. Il avait été mon mari dans Eaux profondes [Michel Deville, 1981]… On a envie de retravailler ensemble, on aimerait bien… [long silence, émue]. Ce serait bien… On apprend peu de ses partenaires ? On apprend à l’école, pas en travaillant. A force, on devient plus sûr de soi – et encore –, mais c’est un apprentissage social, pas du tout technique. J’ai plutôt l’impression de désapprendre, au contraire. Ce qu’on doit produire doit surgir un peu de nulle part. La vérité de ce qu’on joue vient d’un trou noir, d’un monde sans savoir, sans leçon.

« Je vais écouter NTM… Je ne connais pas très bien leur musique. »

cause, me fragilisait. Mais Claude Chabrol ne me disait jamais rien parce que ses films se déroulaient comme un écheveau de laine, à un pas de sénateur, très tranquille. Ce jour où il m’a reprise, ça m’a complètement déstabilisée. Ça ne s’est pas reproduit. Il a dit : « La technique de l’acteur ne peut être que dans la respiration et l’harmonie du geste. Les seules leçons qu’il se doit de prendre sont les cours de chant et de danse. » Vous êtes d’accord ? Il a dit ça, Claude ? Je ne savais pas, mais il a raison. Je n’ai aucune vocation de pédagogue, mais si je devais conseiller un acteur – ou moi-même –, je m’attacherais à tenter de faire comprendre les nuances. Si vous écoutez le même morceau de musique joué par trois interprètes différents, vous apprendrez énormément sur l’interprétation, le rythme. Ce que la phrase semble sous-entendre, c’est qu’il faut d’abord maîtriser son corps avant d’exprimer sa singularité. La maîtrise du corps, c’est un truc que je crois un peu avoir. Peut-être parce que je suis petite. Il y a beaucoup d’inconvénients à être petit, mais l’avantage c’est qu’on fait ce qu’on veut de son corps. Mais dans l’élaboration d’un rôle, donc d’un costume, la chose la plus importante, c’est la chaussure. Parce que c’est là que se trouve la démarche du personnage, très différente si on est sur talons hauts ou talons plats. Les rôles, on les trouve aussi dans les chaussures.

Captive • de Brillante Mendoza En salles

Isabelle Huppert

Vous avez tourné sept films avec Claude Chabrol. Vous disiez parfois vous sentir avec lui « comme une petite fille qui essaie d’épater son père ». Il vous appelait « mon enfant ». Oui, oui. C’était comme un oncle. La relation était un peu filiale, mais pas paternaliste, parce qu’il n’était pas du tout comme ça. Il y avait « un équilibre » entre vous, un « statu quo » qui faisait qu’il ne vous donnait « aucune indication » et le contraire vous aurait paru « incongru ». C’est arrivé une fois sur Violette Nozière [1978] et « votre cœur s’est décroché ». Ah oui ! J’avais le complexe de la bonne élève et j’avais envie de faire tout bien. Maintenant, je m’en fous un peu, on peut me dire de recommencer. Si on apprend quelque chose, c’est peut-être ça : une forme d’indifférence, à supporter la critique. A l’époque, je vivais ça très mal, ça me remettait en

In Another Country • de Hong Sang-soo Le 17 octobre

Amour • de Michael Haneke Le 24 octobre

DANS SES BAGAGES  Huppert-8  PAS MOINS DE HUIT FILMS D’ICI À Bellocchio. Repartie bredouille du festival 2005, de 743 733 euros. Solde des comptes FIN 2013. de Venise, cette réflexion sur l’euthanasie, avec, dans le rôle de l’escroc, Kool Shen. 1. Les Lignes de Wellington de Valeria Sarmiento. Ultime rêverie de feu Raoul Ruiz mené tambour battant par sa veuve, cette épopée napoléonienne narre la campagne portugaise du maréchal Masséna (Melvil Poupaud) contre les troupes de Wellington (John Malkovich) en 1810. En salles le 21 novembre, avec Mathieu Amalric, Catherine Deneuve et Michel Piccoli. 2. La Religieuse de Guillaume Nicloux. D’après Diderot, les malheurs d’une jeune femme (Pauline Etienne, voir Standard n°35) enfermée dans un monastère du xviiie siècle et objet du désir d’une Mère supérieure complexe, jouée par devinez qui ? En salles le 27 mars. 3. La Belle au bois dormant de Marco

sujet sensible en Italie, s’inspire de l’histoire d’Eluana Englaro, restée dix-sept ans dans le coma jusqu’à ce que sa famille obtienne le droit de suspendre son alimentation. 4. The Disappearance of Eleanor Rigby de Ned Benson. Un couple new-yorkais se déchire dans un ambitieux diptyque masculin/ féminin. Avec James McAvoy (Le Dernier Roi d’Ecosse) et la rousse Jessica Chastain (The Tree of Life), qu’Isabelle voit comme sa « petite sœur américaine ». 5. Abus de faiblesse de Catherine Breillat. Condamné en février dernier à seize mois de prison dont huit ferme, Christophe Rocancourt a arnaqué l’auteure de Romance, devenue hémiplégique suite à un AVC en

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6. Tip-top de Serge Bozon. Deux flics enquêtent sur la mort d’un indic. Une comédie de l’auteur des Mods et de La France, tiré d’un polar du Britannique Bill James, avec Sandrine Kiberlain, François Damiens et Samy Nacéri. 7. Dead Man Down de Niels Arden Oplev. A New York, le bras droit d’un parrain du crime (Colin Farrell) est séduit par la fille de l’une de leurs victimes (Noomi Rapace) qui réclame vengeance. Un thriller costaud par le Danois responsable du premier Millenium. 8. Suspiria de David Gordon Green. Remake du classique horrifique de Dario Argento (1977) par le réalisateur de Délire Express. Sera-t-elle la terrifiante Miss Tanner ? Suspense. R. G.


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Charlier Pantalon Paul & Joe Bérêt Murmure by Spirit

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On le croyait disparu sous les coups du Daniel Day-Lewis de There Will Be Blood, la fresque pétrolière de Paul Thomas Anderson (2008). Or, Paul Dano, New Yorkais pur jus de 28 ans, intello pâlot ayant fait de son visage étrange une force d’attraction depuis les larmes muettes de Little Miss Sunshine (Jonathan Dayton et Valerie Faris, 2006), continue de siphonner les plateaux et tout particulièrement ceux de cette rentrée. Parce qu’on ne nous les a pas montrés, on passera sur Monsieur Flynn, retrouvailles d’un travailleur social avec son père écrivain clodo filmées par Paul Weitz (Comme un garçon), tout en salivant sur Looper, thriller S.F. post-Armée des douze singes signé Rian Johnson (Brick) avec Joseph Gordon-Levitt et Bruce Willis, dans lequel Paul n’a « qu’un petit rôle de meurtrier ». Le reste, c’est For Ellen et Elle s’appelle Ruby, doublé indé soufflant le froid et le chaud, la neige de Massena et le soleil de L. A., la rock-star épuisée sommée de renoncer à sa paternité et l’auteur angoissé cohabitant pour de vrai avec l’un de ses personnages, le drame existentiel habile et la comédie-concept un peu vaine, baromètre assez net des compétences de ce freluquet salué d’un prix générationnel – dit du « nouvel Hollywood » – à Deauville. Ce qu’il nous commente « le corps un peu fatigué » par le décalage horaire, tandis que sa copine (Zoe Kazan, actrice et scénariste de Ruby) lui fait les cornes pendant les photos. Dans For Ellen, la rock-star que vous incarnez hurle à son partenaire qu’il faut savoir mettre « du cœur » dans son art – « some real shit ». Qu’avezvous mis de réel dans ce rôle ?

Quand il la fait parler français ? Ou imiter un chien ? C’est gentillet, non ? Non, c’est émotionnel, sombre. Bien sûr, ç’aurait été plus facile de faire un film où ses seins grossissent d’un seul coup. Au lieu d’imaginer une comédie magique, Zoe a préféré étudier la relation entre l’auteur et sa création. Vous écrivez, vous ? … Non. Peut-être. Un peu. J’essaie… Plus jeune, j’ai écrit beaucoup de chansons folk-rock. J’écrirai probablement un film un jour, même si j’ignore encore si j’en suis capable. J’ai étudié la littérature à l’université, et je ne prends pas ça à la légère. Qu’avez-vous appris en fréquentant vos idoles ? Elliott Gould, qui joue votre psy dans Ruby ? Nous n’avons passé qu’une journée ensemble, mais je lui ai posé des questions sur les réalisateurs avec qui il a travaillé, ou sur sa vie démente ; il était copain avec Groucho Marx quand celui-ci était sur le point de mourir, ou avec le chanteur Harry Nilsson. Je lui ai dit que Le Privé [Robert Altman, 1973] et California Split [idem, 1974] comptaient parmi mes films préférés. Il adore le basket-ball, et moi aussi, donc nous en avons pas mal parlé aussi. Mais sur le plan technique, voyons… il était incroyablement présent. Comme un enfant, presque. Adorable, jamais ailleurs. Mon personnage pérorait couché sur le divan, et à chaque fois que je le regardais, il était totalement intéressé par ce que je disais. Même à la vingtième prise !

Paul Dano L « LA DISTANCE A DU GOÛT » EN OSANT LA MÉTAPHORE CULINAIRE, L’EX-ADO MUTIQUE DE LITTLE MISS SUNSHINE SALUE SES PAIRS. Par Richard Gaitet Photographie Marie Planeille Paul Dano : Le défi, à chaque fois, est de parvenir à révéler un individu qui se trouve, je suppose, à l’intérieur de moi. Pour Joby Taylor, je me suis aidé de moult tatouages, de bijoux, je me suis peint les ongles, j’ai lu l’autobiographie de Slash et de Tommy Lee, j’ai regardé leurs clips, leurs posters, écouté leur musique et réfléchi sur ce style de vie un peu vain, qui démarre par des rêves à 12 ou 16 ans dans un garage en fumant des clopes, convaincu d’être un vrai dur. Et dans Elle s’appelle Ruby ? Pour interpréter ce romancier pur-sang, je me suis demandé ce que devait être de se lever pour écrire de huit heures à midi tous les jours, y compris ceux où ça ne vient pas, où vous êtes terrifié, paralysé. J’ai lu les carnets de John Steinbeck et des dizaines de citations d’écrivains sur l’aspect sacré de leur routine créative. Je me suis aussi renseigné sur la façon dont sont traités des auteurs contemporains dans les médias, comme Jonathan Safran Foer. Mon personnage, Calvin, souffre de n’avoir pas su rebondir sur un succès dans un monde où tout se sait très facilement. Calvin est en permanence comparé à J.D. Salinger. Pourriez-vous écrire sur cet exemplaire de L’Attrape-cœurs ce qu’il pense de ce roman ? Je lirai ça à la fin de l’interview. Je ne suis plus Calvin, mais OK. Ce romancier en panne voit surgir dans sa vie l’un de ses personnages, prototype de la copine idéale. Il peut lui faire faire ce qu’il veut, mais curieusement, n’abuse jamais de ce pouvoir. Pourquoi ? A la fin, c’est plutôt sombre, quand même.

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Robert de Niro dans Monsieur Flynn ? Il est réellement… no bullshit. Il ne force rien, tout arrive très naturellement. Parfois, une prise suffit. Mais il est patient et si la séquence choisie n’est pas sa favorite parce que la wave n’était pas là, il accepte. Et Daniel Day-Lewis dans La Ballade de Jack & Rose [Rebecca Miller, 2005] et surtout There Will Be Blood ? Beaucoup de gens sur cette Terre ont du talent et tous se demandent : jusqu’à quel point vais-je être capable de le développer ? Daniel se donne clairement des défis. On ne voit jamais par quelles étapes il passe. Je ne voulais d’ailleurs rien savoir ; à la fin de la journée, on se serrait la main, point. Ne pas parler de nos trucs, c’est… comme quand je prépare une sauce pour mes spaghettis : réchauffée, elle est meilleure, parce que les ingrédients sont mieux mélangés. Si on avait déjeuné ou plaisanté en dehors du tournage de There Will Be Blood, les choses auraient été moins paisibles. Ne pas se mélanger pour mieux se mélanger, oui. Garder ses distances a plus de goût, je trouve. [Silence.] Bon, cette métaphore sur la sauce est très mauvaise. Je tâcherai de trouver plus éloquent la prochaine fois. Et sur la page de garde de notre édition usée de L’Attrape-cœurs, il a inscrit : « Un jour je le ferai. Ecrire quelque chose dont je serai fier et qui parlera pour soi. Puis je disparaîtrai. »

For Ellen

Elle s’appelle Ruby

de So Yong Kim En salles

de Jonathan Dayton et Valerie Faris En salles


f God Bless America PLUS DRÔLE QUE MATTEO GARRONE, UNE POCHADE KAMIKAZE DÉROUILLE LA TÉLÉ-RÉALITÉ US. MAIS QUE FAIT LA POLICE (ACADEMY) ? Par Alex Masson Un type ne supporte plus migraines et insomnies, ni d’avoir perdu son boulot. On lui diagnostique une tumeur au cerveau, il préfère en finir. Son intention est détournée par un reality show plus crétin que Secret Story. Quitte à se flinguer, pourquoi ne pas faire disparaître aussi les protagonistes décérébrés de l’émission ? La cible de God Bless America est facile, mais la quête de Frank soulage. C’est la réponse tarée à une culture pop tout aussi tarée. Dans une vie antérieure, le réalisateur Bobcat Goldthwait fut l’une des recrues occasionnelles de Police Academy, redoutable série de films comiques (sept volets, 1984-1994) à la gloire de flicaillons bras cassés mais capables malgré tout de faire régner l’ordre. Dans l’ombre, Goldthwait tentait de subvertir cette image via une carrière d’acteur de stand-up où il jouait des citoyens moyens aussi déprimants qu’angoissants. Pendant les vingt années suivantes, il a réalisé des choses vaguement provoc’, pas toujours abouties ; en France, nous eûmes le privilège de voir Juste une fois ! (2007), au pitch mémorable : une future mariée confesse sa culpabilité de s’être laissée faire… un cunnilingus par son chien. Débile, mais égratignant plus profondément l’American way of life que n’importe quelle tarte aux pommes. Aperçu en festival, bien plus solide, le grinçant World’s Greatest Dad (2009) et son père devenu un modèle en maquillant la mort de son fils en suicide avertissait d’un possible changement de braquet – pas du bond qu’il allait franchir avec God Bless America.

GALERIE DE NEUNEUS Bien sûr, la dénonciation d’un peuple malade de sa société du spectacle (thème également abordé dans le Reality de Matteo Garrone, sorti en octobre, Grand Prix à Cannes) est un peu trop lisible, mais n’empêche pas God Bless America d’être du même tonneau que Tueurs-nés (Oliver Stone, 1994), interrogeant les dérives d’une civilisation remodelée par MTV et la télé-réalité, l’expérimentation formelle en moins - remplacée par une colère aussi noire que son humour et, également, un inattendu vague à l’âme face à cette galerie de neuneus. Cette tristesse élève le tout au-dessus d’une simple pochade. Car le combat de Goldthwait est perdu d’avance quand la culture de masse a pour parangon des blockbusters comme Transformers ; des films moins trash, mais insidieusement beaucoup plus violents.

God bless America • Bobcat Goldthwait

Le 10 octobre

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j Saudade DANS CE BLUES PROLO AU LONG COURS, LA HAINE REMPLACE LE YEN. Par Alex Masson Tout le monde connaît le melting-pot à l’américaine. Quid de celui à la japonaise ? C’est l’un des piliers de Saudade. On y suit des ouvriers du bâtiment à Kôfu, banale ville industrielle : se croisent autant de natifs que de Brésiliens, Coréens ou Philippins. Dans un pays exaltant pourtant le nationalisme, une sorte d’idéal multicommunautaire… si la crise n’était pas passée par là. Même le réalisateur, Katsuya Tomita, a deux métiers : cinéaste le weekend, chauffeur routier la semaine, et il a dû troquer son camion contre une fourgonnette faute de commandes suffisantes. Dans sa bourgade d’origine, il revient décrypter les déficits financiers et humains. Un critique de Variety a décrit son œuvre comme « un épisode de The Wire réalisé par Apichatpong Weerasethakul », l’auteur hypnotique d’Oncle Boonmee. On n’a pas trouvé mieux pour résumer cette tranche de vie prolo au long cours (quasiment trois heures) qui palpite mais reste fluide. Y compris dans sa symbiose avec les codes culturels actuels.

LATENCE EXPONENTIELLE La densité de Saudade est phénoménale : chaque personnage porte en lui une part de l’Histoire japonaise récente. Ainsi cet ouvrier, fils de petits commerçants ayant tout perdu par addiction au pachinko (le flipper local), qui se lance dans des battles de rap identitaire avec un métis nippo-brésilien. Ou cet autre, marié à une Thaïlandaise mais qui sombre dans la rengaine raciste des « immigrés qui mangent le pain des Japonais ». A travers eux, Tomita capte des mécanismes resurgissant à chaque récession. Repli sur soi, haine progressive de l’autre... Saudade ne raconte rien de neuf, mais insiste sur une intensité croissante, sur la latence exponentielle d’une violence sociale, politique. La mise en scène est à cette image, par moments techniquement brouillonne, à l’arrache, au bord de se fissurer. Il en résulte pourtant la sensation d’une vérité, d’une justesse. Mais aussi d’une distance, quand Tomita constate que les immigrés et la jeune génération ouvrière sont victimes d’un même rejet. De quoi bousculer l’identité nationale jusque dans l’ironie d’un titre qui suinte la mélancolie (le portugais saudade, « mal du pays », sans équivalent dans la langue nippone), mais surtout la douleur préventive d’un cataclysme social à venir, dont les dégâts seront plus lourds qu’à Fukushima.

Saudade • Katsuya Tomita

Le 31 octobre

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r Les Bêtes du Sud sauvage BELLE FABLE D’ANTICIPATION ÉCOLO, UN PEU VITE DÉSIGNÉE NUIT DU CHASSEUR POST-KATRINA. Par Alex Masson Dans un futur proche, la fonte des glaces polaires cause des déluges à répétition. Une fillette et son père survivent tant bien que mal au gré d’un bidonville en banlieue de la Nouvelle-Orléans. Quiconque s’est déjà rendu en Louisiane vous le dira : il y a autant de gumbos, le ragoût national, que d’habitants. Celui que Benh Zeitlin a concocté pour son premier long-métrage est goûteux mais chargé en ingrédients. Encensé à Cannes et à Sundance, Les Bêtes du Sud sauvage marche dans les pas d’Hushpuppy, 6 ans, qui sera notre guide et la narratrice. Entre Zazie dans le bayou et fable d’anticipation écologique, Zeitlin pratique un réalisme poétique foisonnant, invoquant autant Terry Gilliam que Terrence Malick, l’esthétique du chaos de l’un et le mysticisme cosmogonique de l’autre, réunis autour d’une préoccupation de l’humain. Un cinéma de bric et de broc, à la marge de la production mainstream, pour parler de l’Amérique semi-rurale des mobile homes décatis.

RÉALISATEUR DÉMISSIONNAIRE Zeitlin observe avec une belle bienveillance cette population négligée, héros d’une nouvelle Odyssée biblique (une arche de Noé miniature) et mythologique (les bêtes du titre). Loué par Barack Obama autant que par Oprah Winfrey (ce qui était déjà suspect), le conte est envoûtant, les décors sont superbes, mais bute sur ses propres limites. En se penchant sur l’abandon et la préparation à une apocalypse, Zeitlin filme la Nouvelle-Orléans après un ouragan… en ne mentionnant que du bout des lèvres la politique sociale américaine, de façon quasi démissionnaire. Ce sont les deux acteurs principaux, Dwight Henry et Quvenzhané Wallis, recrutés sur place, amateurs et fantastiques, qui sont chargés d’incarner le propos. De quoi ces bêtes sont-elles la métaphore ? On ne le saura jamais vraiment. De même qu’on ne voit quasiment personne en dehors au bidonville – aucun contrepoint, donc. Le résultat est comme le sol sous les pieds d’Hushpuppy : flottant. Pas inconfortable, mais trop souvent tape-à-l’œil. Trop vite classé Nuit du chasseur post-Katrina, il n’est pas interdit de faire la fine bouche devant ce premier film certes très prometteur, mais où l’on aurait préféré entendre, plutôt qu’une voix-off artificielle et pompière, celle du cinéaste.

Les Bêtes du Sud sauvage • Benh Zeitlin

Le 12 décembre

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CINÉMA  Carte noire à :

kenneth anger

Le Californien Kenneth Anger, 85 ans, mystère vénéneux du cinéma expérimental, auteur de dizaines de courts-métrages occultes, hypnotiques et souvent muets, expose jusqu’au 3 novembre à la galerie du Jour Agnès b., à Paris, le néon Hollywood Babylon et le cycle de films Magic Lantern, dont Puce Moment (1949, qui influença Isabella Rossellini dans Blue Velvet) ou le très culte Scorpion Rising (1964, variation cuir de L’Equipée sauvage). Le tome III de son livre Hollywood Babylon, anthologie des pires scandales de la Mecque du 7e art, serait prêt à sortir – si Tom Cruise et l’Eglise de Scientologie arrêtent de bouder.

Incendie, suicide, lapins : Ken Colère est à Paris.

J

e refuse d’avoir la télé. Ça absorbe ton cerveau. Une trop grande pluie d’images, c’est comme la peste. Mais depuis tout petit, je connais très bien l’Histoire du cinéma. En 1950, j’arrive de Californie pour montrer mes films projetés au Festival d’Antibes, où Jean Cocteau remettait les prix. Je voulais le voir, donc je l’ai rencontré, ainsi qu’Henri Langlois, qui m’a proposé de travailler à la Cinémathèque pour retrouver les titres originaux de nombreux films muets. J’ai travaillé pour lui pendant douze ans. Un jour il y a eu un incendie, j’étais là, c’était la fin du mois d’août, il faisait chaud, on déjeunait à deux pas. Henri avait laissé à l’intérieur d’une porte cochère, sous une vitre, la seule copie connue de

Mariage de Prince, la seconde partie de La Symphonie nuptiale, film rarissime d’Eric von Stroheim (1928). La chaleur l’a fait exploser. De la folie. Il aurait dû le copier. On y pense davantage, par la suite. Je tourne depuis que j’ai 8 ans, et toujours en 8 mm. Le terme « cinéaste underground  » est pratique pour désigner ceux qui travaillent en dehors de l’œil de l’industrie. Cependant, je ne mérite pas l’adjectif «  monstrueux  », même si mes films contenaient des éléments choquants. Le Hollywood moderne, lui, est monstrueusement ennuyeux. Il y a juste du business et plus de bons scandales. Les scandales sont la force vitale, le sang d’Hollywood. J’étais

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un petit garçon quand les premiers ont éclaté. Comme la mort de Thelma Todd, une comédienne très belle ayant joué avec Laurel et Hardy ou les Marx Brothers, suicidée au gaz d’échappement, dans son garage, à l’intérieur de sa voiture, en 1935. N’était-ce pas un meurtre, ou un accident ? Ça m’intrigue, ces spéculations. Je lis des ouvrages sur la magie depuis mon plus jeune âge – de la magie sérieuse, pas celle avec des lapins. Mon tempérament se marie bien avec la magie, ce n’est ni extraterrestre et étrange. C’est naturel. J’ai réalisé La Lune des lapins à Paris (1950, 1972, 1979). J’ai trouvé la vie dans cette ville très sympathique.


Veste IKKS Top Paule

Ka Chapeau et bracelets Agnes b.

INTERVIEW CULTURE & MODE | STANDARD 37 | ACTUALITÉS | MUSIQUE | p. 46


Bras droit tatoué jusqu’à l’épaule, porte-cigarette et Dunhill légère : Maissiat fait le lien entre la Déclaration d’amour de France Gall et le Logic Coco de Mansfield.TYA. A Belleville en fin d’été, secoué de pluie et de soleil, elle nous a emportés au milieu des Tropiques, à l’heure des derniers réglages de ce premier album à paraître début janvier, qu’on vous promet saupoudré d’arsenic et de belles dentelles. Ces jours-ci, il paraît qu’avec ton groupe, vous recherchez quelque chose « d’à peine audible »… Maissiat : Oui, on peaufine un équilibre entre l’orchestration et la voix, l’intelligibilité du texte, la justesse des chœurs. Un son qu’on a voulu rassemblé autour des claviers et de la batterie, en repoussant les guitares. C’est assez ironique pour l’Amandine Maissiat que l’on connaissait jusqu’ici : camarade de Mensch, ex-leader des très rock’n’roll Subways, plutôt guitar hero… Quand il a fallu référencer les titres sur iTunes, je me suis sentie prête à accepter que c’est aussi de la variété, mes Tropiques… Un retour à l’intime, l’enfantin. Tout vient d’un trésor chez moi, un petit tiroir rempli de cassettes audio. Charles Aznavour, Michel Berger… mes

Tu te dis « autant fascinée par Véronique Sanson que par Ian Curtis ». Pour fâcher les branchés ? J’aimerais aider à ce que l’on puisse parler d’une certaine pop française sans rougir ou s’offusquer – Françoise Hardy, Michel Berger et France Gall ; j’arrête pas de penser à leur morceau Laissez passer les rêves… Aujourd’hui, c’est presque catalogué gay d’aimer cette culture. Comme avec le rock, il faut s’approprier les choses à sa façon, en faisant le tri. Si on me reproche d’être moins électrique, d’avoir pris un virage vieille France, je saurai l’encaisser. Sous ses atours aventuriers, ton disque parle d’amour, de chagrin, de rupture, de disparition… Tristes Tropiques ? En définitive, il s’agit surtout de l’humilité que l’amour nécessite. Pour moi, on est à poil quand on est amoureuse. Et quand on chante, c’est un peu pareil. Ce doit être une forme d’amour. Dans tes chansons, on est parfois trois, aussi... Le triangle, ça t’excite ? Oui, sinon ce serait ennuyeux… L’état amoureux, c’est quand même le moment où on est le moins libre… mais ça donne de la force. Dans ton romantisme échevelé, on a déserré les corsets mais on peine encore à renoncer au vouvoiement, étrangement… Ça me plaît beaucoup de dire « vous ». Ça m’évoque une noblesse et une délicatesse dont nous sommes très loin aujourd’hui… Et puis c’est aussi une façon de prendre mes distances avec les personnages de mes chansons. Une façon inattendue d’être moi.

 Maissiat « VIRAGE VIEILLE FRANCE »

CETTE ROMANTIQUE QUEER EST-ELLE L’AUTRE FILLE DE SERGE GAINSBOURG ? Par Antoine Couder Photographie Nolwenn Brod

premiers émois musicaux. A l’époque de Quand j’serai K.O. d’Alain Souchon, je devais avoir 5 ans : j’étais transportée. L’année suivante, en 1988, Charlotte Gainsbourg tournait La Petite Voleuse avec Claude Miller. Identification ? J’ai un lien assez sentimental avec Charlotte. Plus jeune, on me comparait souvent à elle. Je ne sais pas si je le cherchais spécialement, mais c’est quelqu’un qui me touche, en tout cas… son côté « presque jolie »… Ses partis pris, en musique comme au cinéma, continuent de me surprendre.

LE DISQUE

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En janvier dernier, un EP homonyme lancé en éclaireur nous avait plongés dans un univers épais, peuplé de trésors nappés d’aurore, de jaguars insoumis et d’iris tapissés de déesses. En vingt minutes, la galette laissait l’auditeur fièvreux, sous l’effet d’une fléchette attrape-cœurs. On y sentait couler le désir de réaliser un projet en français, dans un texte qui sonnait dans le bon registre et ne niait en rien ce que « la » Maissiat était déjà : une fille à la fois gothique et lyrique, venue du rock des années 90. Ce premier album, que l’artiste va roder en tournée, permet d’élargir le répertoire, en dessinant à l’aquarelle une variété fantasmée qu’on peut enfin caresser sans trop se salir les mains, à la manière des

LIVE! • Live! Maissiat échauffe les lueurs de Dominique A le 17 octobre à Poitiers, le 20 à Grand-Quevilly, le 24 à Toulouse et le 7 février à Arras.

Variétés sur Marilou

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premiers Keren Ann. La petite voix puissante impose sa minéralité et son caractère en s’affranchissant d’une orchestration pop complexe, parfois un peu trop étudiée. C’est notre seule réserve devant ce disque très réussi, à la fois accessible et touffu, fertile mais inexplicablement virginal. Oui, parfois, le grand frisson s’éclipse devant une fougue tenue en laisse, ou des gimmicks dubstep qu’on aurait rêvés plus affirmés (en s’associant par exemple avec Para One ?). Mais on chipote, vraiment… A. C. & J. T.

Tropiques • Artisan Publishing 3ème Bureau

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 Levek  NOSTALGIQUE ET CAMARADE, L’UTOPIE ÉPISCOPALE D’UN ÉVÊQUE POP SAUVÉ PAR LE NET. Par Julien Taffoureau

C’est le genre de miracle dont seule la pop est capable. Un conducteur de bus scolaire de Gainesville, Floride, obsédé par l’âge d’or de Disney (de Dumbo au Livre de la Jungle, agitant derrière les dessins les meilleurs musiciens de la Nouvelle-Orléans), rêve sur son temps libre de chorales sinueuses et d’orchestres insolites, accroupi dans son garage. C’est David Levesque (alias Levek), ex-étudiant lunaire qui détournait ses cours d’économie en épisodes de La Quatrième Dimension pour parvenir à les mémoriser (plutôt visionnaire), éjecté de l’institution pour cause d’évasion permanente du ciboulot, et vivotant désormais entre dayjobs dignes et feux de camps délurés. Evidemment, personne ne parie un kopek sur lui, ni sur sa tribu béate avec laquelle il reprend sur le pavé les Fleet Foxes ou Jeff Buckley. Un jour, pourtant, David rêve si fort avec son cercle d’égarés qu’il libère Look On The Bright Side, un authentique tube marginal fait d’étoffes solaires et de susurrements délicats, comme l’ère internet aime tant à en sauver. Jeté sur Bandcamp en 2010, passé de main en main par la grâce d’une glande active, le joyau agrège un public large et militant, criant aux labels son étonnement de voir l’auteur lutter pour trouver une écurie où faire paître sa magie. PHALANSTÈRE EUPHORIQUE Force des amours liguées : l’impatience populaire s’amarre aux oreilles futées de Lefse Records (patrie onirique de Youth Lagoon, Keepaway ou Ganglians), qui finit par lui ouvrir ses ailes, et presse aujourd’hui, pour les 24 ans du garçon, Look A Little Closer. Un premier album terriblement accrocheur, homogène bien que très varié, qui reprend les festivités là où le single préféré des modems les avait laissées : sous un arc-en-ciel des Everglades. Au milieu de terriers tribalo-jazzy à la Julian Lynch (correspondant évident), s’y mélangent dans la joie la bossa nova de João Gilberto comme la science amusée des grands-oncles de Air (Pierre Henry, Alain Goraguer ou François de Roubaix), les pastorales hantées de Bibio première manière comme le funk aqueux de Chin Chin. STANDARD 37 | ACTUALITÉS | MUSIQUE | p. 48

Addition impure : un concentré de nostalgie en même temps qu’une ode à la camaraderie, empruntant sans gêne à toutes les cultures (on y entend saxo, vocodeur, banjo, mélodica…) pour mieux tracer le chemin d’une colonie enchantée, d’un phalanstère euphorique, où tous les bienheureux pourraient trouver leur compte. Des effets assez raccord avec la consonance un tantinet cléricale du pseudo de notre homme en français (« l’évêque ») ? Pas forcément un hasard : après des chansons qui traitent parfois de Cantorbéry ou de saint François d’Assise, Dead Baroque, son prochain projet, pourrait être carrément catho. On attendra pour mesurer la blague, mais on sait déjà que, pour une fois, l’hostie aura du goût, et même la belle gueule d’un pain surprise.

Look A Little Closer • Lefse Records


Tame Impala « J’AI PENSÉ L’ALBUM COMME UN RASSEMBLEMENT DE CROYANTS D’ÉGLISES TRADITIONNELLES. »

SYNTHÉS JOUFFLUS ET RYTHMIQUES SYNCOPÉES, UN DIAMANT PSYCHÉ VERS LES MONDES PARALLÈLES. Par Julien Taffoureau

Toi et ta bande de potes (Pond, Mink Mussel Creek), vous incarnez l’antidote australien à l’Ibiza défiguré par l’ère clubbing. Un retour aux hippies naturistes de 1972 ? Kevin Parker : C’est la meilleure comparaison qu’on m’ait faite. Il y a vraiment ce côté communautaire entre nous, on est des amis de très longue date. Après, au-delà de cette mouvance des Baléares remplie d’orgues fêlés, le groupe du passé que j’ai ici consciemment cherché à intégrer à ma musique, c’est plutôt Supertramp, dont je suis dingue depuis l’enfance. Leur son très stadium et cheesy, mais céleste, vampirise le disque. Il ne faut pas m’en vouloir, j’ai toujours l’impression de vivre dans le futur par erreur, comme dans un cauchemar…

hasardeuses – près des jardins du Luxembourg. Ce qui explique la pochette, cette béatitude parisienne enfermée dans sa clôture, comme une concentration de vie dont le spectateur serait exclu. Malgré cette méthode impulsive, on retrouve ces voix éthérées, presque lennoniennes, ce doux romantisme qui soutient le chaos… Au quotidien, je ne suis pas si mélancolique, du moins, j’ai du mal à l’assumer – même si c’est un trait commun aux choses qui me touchent. Mais quand j’allume mes micros, c’est comme si ça libérait un esprit qui s’emparait de tout ce que je tiens à cacher. Rassure-moi, la musique comme exorcisme, c’est plutôt sain, hein ?

Ce deuxième album est plus aventureux qu’Innerspeaker [2010]. Moins cohérent, aussi… Pour Lonerism, je voulais violer les règles de la sobriété avec naturel, en éteignant carrément mon cerveau, car sur le précédent j’étais trop réservé. J’ai donc surfé sans limite sur la direction de chaque morceau (parfois contradictoire), d’où le côté foutraque et dingo. Même logique pour les paroles, plus d’audace, moins de flou. Avec un petit côté exhibitionniste : tout ce qui me passait par la tête est là, sans filtres métaphoriques. Le titre Endors-Toi, sans vraiment d’équivalent anglais, résume la philosophie : essayer de se maintenir dans cet état de semi-réveil où tout est spontané. Tu l’aurais enregistré dans des avions, des hôtels, des caravanes, des tipis… Sur la route, avec mon dictaphone, j’ai pris plaisir à capturer des conversations, des bruits de nature, une ligne de synthé bizarre – que j’ai incorporés aux morceaux dans mon home studio. Je me suis aussi offert un appareil Diana, pour prendre des photos sixties – comprendre : très STANDARD 37 | ACTUALITÉS | MUSIQUE | p. 49

Lonerism • Modular

LIVE! • Tame Impala domestique des éléphants roses le 15 octobre au Bataclan, Paris.


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✘✘ Skip & Die « DIPLO, C’EST FORREST GUMP »

UNE PUNKETTE SUD-AFRICAINE ET UN LABORANTIN HOLLANDAIS SE BRANCHENT SUR LA FACE CACHÉE DE LA STÉRÉO MONDIALE. Entretien Julien Taffoureau

Votre son qui croise métissage électro et flow féminin fait parfois penser aux morceaux de M.I.A. produits par Diplo. Des exemples pour vous ? Catarina Aimée Dahms : Nos esthétiques mosaïques et nos goûts pour l’activisme politique se font écho. Mais je me sens plus inspirée par Björk, Death Grips ou DJ Spooky. Jori Collignon : Diplo est un phénomène dans cet exercice du copiercoller à partir des sons dance du monde entier, et il m’inspire, c’est sûr, mais il n’est pas le seul à avoir trouvé des formules originales. Ce que Manu Chao a fait avec Amadou & Mariam, Buraka Som Sistema, les Crookers – That Laughing Track, quelle bombe –, Beck ou Damon Albarn, c’est aussi très intéressant en termes de production. Ce que j’envie le plus chez Diplo, finalement, c’est l’ambition de son agenda. On a l’impression que le mec est toujours là où ça se passe, que s’il y a un événement, même inattendu, il sera sur la photo. C’est Forrest Gump en fait. Votre approche de la sono globale est d’ailleurs différente : plutôt que de sampler dans votre chambre du matériel « exotique », vous préférez rencontrer des artistes locaux et bâtir quelque chose à leur contact. L’alliance plutôt que l’appropriation ? Jori : Tout à fait. Plutôt que d’écouter des vieux disques entre quatre murs comme un autiste, on préfère monter dans un bus et entendre des enceintes biscornues balancer un beat baila du Sri Lanka qui fracasse, se fondre dans le carnaval brésilien de Recife jusqu’à l’ivresse, écouter Ujala, une radio du Surinam pilotée par des Hindous, et n’en pas croire ses oreilles – un mec taré y fait les publicités en direct, c’est génial. Catarina : Notre méthode est proche de la philosophie des logiciels STANDARD 37 | ACTUALITÉS | MUSIQUE | p. 51

libres : Je participe donc je suis, opposée à la vision cartésienne et individualiste de l’Occident, Je pense donc je suis. Chaque personne croisée nous inspire ou nous affecte, et devient un événement catalytique dans la création d’une entité artistique plus grande. On recherche l’osmose avec l’étranger plus que le sampling barbare, c’est clair.

« Des paroles percutantes dans un tube qui se répand de fête en fête changent plus le monde qu’un essai brillant. » Crypto.Jori, Skip&Die

Vous posez des discours protestataires sur des genres musicaux (carioca funk, shangaan, néo-cumbia…) souvent nés dans des lieux frappés par la pauvreté (favelas, townships…). Cette cohérence fond/forme était consciente pendant l’enregistrement ? Catarina : C’était plutôt une espèce de tour de magie, un accord mystérieux entre nos idées philosophiques et nos goûts spontanés que l’on ne remarque que maintenant. Mais on peut voir cela comme un enchaînement circulaire : par une pensée célébrant l’hybridité et le nomadisme culturel, on s’est peut-être libéré de nouvelles manières de percevoir, sur tous les plans – sociaux, politiques, créatifs… Et on a fini par retomber sur nos pattes. Jori : Voyager permet de comprendre à quel point nos pays et cultures sont ridicules ou étriqués, comparés à l’étrangeté des autres. Dans un monde absurde conduit par le culte de l’argent comme le nôtre, les gens dont nous démontrons l’inventivité, l’apport à l’humanité, (…) n’existent pas.


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(…) Vous avez eu des enfances privilégiées : Catarina, tu as suivi tes parents, cinéastes activistes, dans leurs voyages ; Jori, ton père te donnait quotidiennement des cours de jazz sur son piano électrique. Eclairer les zones précaires, pour rééquilibrer les mérites ? Jori : En un sens, oui, mais c’est surtout que je ne conçois rien de meilleur dans la vie que de partager cette musique et de réunir les gens en les faisant danser dessus ! Le bonheur est le meilleur moyen de disposer les personnes aux idées progressistes. Des paroles percutantes dans un tube qui se répand de fête en fête changent plus le monde qu’un essai brillant. C’est peut-être dommage, mais c’est comme ça. Catarina : En tant que « nomades transmédias », on a été chanceux d’être exposés à une telle abondance de ressources culturelles,

« On se fait des croquis, qui finissent, collés, par constituer une échine d’aventure. » Cata.Pirata, Skip&Die

d’abord à travers la circulation facilitée des personnes et des marchandises, puis via internet, évidemment. Ce qu’on a décidé d’en faire, je vois cela comme une expo qui présenterait les merveilles ainsi découvertes aux quatre coins du globe – avec pour seuls commentaires nos opinions sur ce qui, chaque jour, faire bouillir notre sang : l’injustice. On sent une belle alchimie entre vous. Comment vous fonctionnez ? Différemment de la configuration habituelle, assez paternaliste, de la jolie chanteuse et du pygmalion-producteur, on imagine… Jori : On s’échange en permanence des sons et des visuels – Cata est d’abord graphiste et vidéaste, donc ça fuse. A force, parfois, on frôle la télépathie : par exemple elle improvise une voix seulement accompagnée d’un métronome, et j’entends immédiatement dans ma tête l’ensemble des éléments qui manquent pour construire le morceau. Catarina : On se mêle de tout, tous les deux, en complète synergie. On est comme deux prédateurs en chasse – de bons livres, de coins de nature épatants, d’architectures audacieuses – qui partageraient leurs proies. On s’écrit beaucoup de notes, on se fait des croquis, qui

LE DISQUE

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On a longtemps cru que bonne musique et altermondialisme étaient aussi incompatibles que le loup et l’agneau. Etre programmateur à la Fête de l’Huma tenait ainsi du casse-tête tragi-comique, amenant à des grands écarts intenables – Pharrell Williams, designer de bijoux de luxe, foutant le feu aux merguez avec ses excellents mais hors sujet N.E.R.D. en 2008, par exemple. Le djembé en peau de lapin n’avait pourtant rien d’une fatalité. Il suffisait pour s’en convaincre de se huiler les conduits à la tropical bass, ce genre fourre-tout et furieux dans lequel s’entrechoquent toutes les inventions contemporaines qui électrisent la populace débrouillarde des ghettos du tiers-monde. Une furie dionysiaque balancée à la face des gros bonnets du Nord, affirmant avec véhémence, et dans la fraternité gueuse, que la jouissance ne s’achète pas mais se vit. Proposer un tour d’horizon de cet état d’esprit alternatif, anticapitaliste, antidic-

finissent, collés, par constituer une échine d’aventure. Quand on en est là, il est temps de faire nos valises pour trouver des camarades de jeu prêts à la réaliser. Ce premier recueil de vos tribulations est conçu comme une radio pirate, et ton pseudo, Catarina, c’est Cata.Pirata. Que signifie être un pirate en 2012 ? Jori : C’est d’être comme le hors-la-loi anarchiste du roman Mickey le Rouge [1980] de Tom Robbins. C’est d’avoir œuvré pour Anonymous ou WikiLeaks. C’est d’apprendre à surmonter des théorèmes dépassés dans lesquels nous avons grandi et que nous avons pensés comme évidents jusqu’à ce qu’on nous donne à voir les alternatives offertes par l’époque. Pas besoin d’être agressif ou organisé à grande échelle : les journalistes courageux, les scientifiques honnêtes ou les gens qui, partant de rien, parviennent à faire évoluer leur environnement social et quelques mentalités en sont aussi. Catarina : C’est quelqu’un qui réélabore et subvertit constamment les paradigmes en pointant leurs paradoxes, qui réforme et croise les disciplines et les systèmes de croyance, comme on essaie de le faire en mélangeant les traditions et l’avant-garde, en réévaluant les mythologies, le chamanisme, l’imaginaire de la résistance, les rites autour de la naissance et de la mort, la cryptozoologie [l’étude des animaux légendaires, comme sur la pochette de l’album : un yéti multicolore]… Quelqu’un capable de questionner sa vision du monde, sans prendre les frontières géographiques ou mentales au sérieux, surtout quand elles sont liberticides... D’ailleurs, on projette de monter un club de boxe pour remettre les vieilles hiérarchies à leur place. Tu viendras ?

Danse avec les poux

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tatorial et multilingue (anglais, espagnol, portugais, afrikaans, xhosa, zoulou…), voilà le programme sexy et engagé de Riots In The Jungle, premier album épileptique du duo Skip&Die. Une déambulation démentielle aux allures de carnet de voyage (avec paroles d’enfants, aboiements de chiens ou bruits de rues captés pendant deux mois d’errance en Afrique noire), au cours de laquelle le flow rieur de Cata.Pirata ricoche sur une caverne de sons en perpétuel remodelage, toujours plus bigarrée et déroutante (avec de beaux restes de dub et d’éthio-jazz), son acolyte arrangeur/beatmaker Crypto.Jori (de Nobody Beats The Drum) faisant recracher à leur laptop par vagues acidulées la substantifique moelle de leurs rencontres épicées (le collectif hiphop Driemanskap, l’orchestre Season Marimba Stars…). Que se rassurent donc les

Riots In The Jungle • Crammed Discs

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philanthropes qui culpabilisent de ne plus supporter les fadaises en plein air des ersatz de Jean Ferrat, et rêvent en secret de s’adonner aux danses les plus explosives dans des entrailles infernales néonisées : pour remuer les boules le poing levé, il y a maintenant les émeutes dans la jungle. J. T.


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✤ John Cale « LOU REED A FAIT DE L’AMBIENT, VRAIMENT ? »

LA DANGEROSITÉ CRYPTÉE DU GALLOIS BOUGON SE VÉRIFIE SUR DISQUE COMME EN INTERVIEW. Entretien Thomas Corlin Photographie Blaise Arnold

John Cale ? On se sent parfois obligé d’ajouter « du Velvet Underground » – ce dont on se passe bien pour Lou Reed. Une injustice, vu l’œuvre foisonnante du violoniste qui, entre autres, a joué 840 fois d’affilée les Vexations d’Erik Satie avec John Cage à 21 ans ; produit le premier Stooges (homonyne, 1969), le premier Patti Smith (Horses, 1975) ou le seul et unique Modern Lovers (homonyne, 1976) ; coupé la tête d’un poulet sur scène en 1977 ; donné dans la pop orchestrale comme dans la musique expérimentale, et s’est disputé très publiquement avec Brian Eno après Wrong Way Up en 1990. Aujourd’hui, le tout récent septuagénaire réunit un public plus trié que celui de Lou (récemment parti se bomber les muscles avec Metallica), et poursuit sa carrière décemment en sortant tous les six ans un album d’art-pop racé et pertinent. En interview cependant, ils arrivent à égalité. Planté sur banquette dans une Flèche d’Or vide, l’institution avant-gardiste boude et reste abscons quand on le fait revenir sur ses coups de folie illuminée. Nookie Wood, avec ses machines, sonne presque comme du John Maus. Etonnant ? John Cale : Pas tant que ça, si ? J’ai fait quelques jam sessions avec Danger Mouse [producteur de Gorillaz, Beck, Sparklehorse] qui ont accouché de morceaux assez bizarres, dont un seul se retrouve finalement sur l’album [I Wanna Talk 2 U, dans la veine de Broken Bells]. Le mélange des genres vient peut-être de là, car il opposait systématiquement une délicatesse à mon jeu plus agressif… J’ai gardé cette idée et je l’ai travaillée seul dans mon coin, en m’essayant à tout, y compris aux traitements électroniques.

VIEUX GENIE | STANDARD 37 | ACTUALITÉS | MUSIQUE | p. 55

Le résultat, c’est ce disque, celui d’un one-man-band. D’où autotune ? Ce filtre vocal très artificiel réhabilité il y a peu par le hip hop et qu’on attribue généralement à… La chanteuse Cher, n’est-ce pas ? Je n’en ai pas honte. J’aime bien comment ça dénature la voix. Ça me rappelle tout ce que j’ai toujours apprécié : les vieilles radios, les téléphones déglingués… Votre récent EP [Extra Playful, sorti au printemps dernier] a été remixé par la pointe de l’électro arty, d’Alva Noto à Actress. Passage de flambeau ? En vérité, c’est un nouveau genre de mécanisme promotionnel bien huilé : on m’a présenté une liste fermée, j’ai dû choisir quelques noms dedans, et voilà. Mais j’étais très surpris du résultat, j’avoue… [il s’interrompt, scrute la vitre] C’est quoi ces impacts de balles ? Des enfants ont balancé des pierres. Très impressionnant… Cela nous amène à Paris 1919 [sorti en 1973, revisité en live en 2010], inspiré de la férocité des traités de paix négociés à l’issue de la Grande Guerre. Vous en parlez comme « d’une manière douce de dire des choses cruelles ». N’y a-t-il pas une menace, un danger latent, derrière vos œuvres les plus accueillantes ? Personne n’a le contrôle. En littérature, j’aime les narrateurs auxquels on ne peut pas faire confiance, qui disent tout et son contraire, d’une page à l’autre… Ce trouble, que certains arrivent à maintenir jusqu’à la fin, est traumatisant pour le lecteur. Dans une chanson, c’est différent : (…)


(…) tu as moins de temps, donc il faut faire tenir ça dans un petit jeu de mots, une phrase étrange. L’écriture de Paris 1919 célébrait cette perte de contrôle dans le récit, comme d’autres de mes travaux, c’est vrai. Mais ce n’est pas toujours le cas : Nookie Wood est plus franc, sarcastique, selon moi. Dans votre autobiographie, vous mentionnez un manque de confiance persistant. Est-il toujours là ? Oui. Je sens toujours une profonde déception quand je ne peux pas terminer les choses comme je l’entends, mais j’ai appris à vivre avec cette idée que le doute continuerait de trouver son nid en moi, quoi que je fasse. Je me sens plus fort en l’assumant. La peur est donc toujours « le meilleur ami de l’homme », comme le clamait Fear en 1974 ? Bien sûr. C’est une très bonne conseillère, bien que l’impatience et la colère soient encore de meilleurs moteurs. Traite la peur comme une amie ou une assistante, crois-moi.

« Je me suis beaucoup amusé, mais je regrette. J’étais trop bête. » John Cale

Tout le chaos qui vous entourait des années 60 à 80, c’était du fun ou un frein ? Les deux, sans aucun doute. Je me suis beaucoup amusé, mais je regrette tout ce temps perdu. J’étais trop bête. Maintenant c’est fini, je suis concentré. Quand votre ex-femme Betsey Woods rencontre votre famille au Pays de Galles, elle est « très étonnée ». Pourquoi donc ? C’était vraiment austère. Pas de chauffage central. Elle était styliste à New York… Elle ne pouvait qu’être abasourdie, mais c’était plutôt positif. Elle a été touchée par ma famille.

quatre albums que vous avez produits pour elle [1968-1985] semblent indiquer une logique très précise chez elle, une vision constante. Elle arrivait très bien préparée, avec beaucoup de morceaux, ça c’est vrai. D’autres émergeaient naturellement en studio. Mais elle ne savait jamais vraiment où elle voulait aller, ce n’est pas un mythe. Elle était constamment sur les nerfs, à cause de problèmes sans lien avec l’enregistrement. C’était irritant, mais en écoutant finalement les enregistrements, elle fondait souvent en larmes en me gratifiant d’un « C’est juste trop magnifique ! » [avec l’accent allemand] qui rachetait tout. Le Velvet a été approché par plein de producteurs. Le groupe aurait-il pu accomplir davantage ? Bien sûr. Mais c’est surtout lors de notre reformation en 1993 que les offres ont abondé. Le culte met un certain temps à remonter à la surface… Quand c’est arrivé, on était en train de se répartir (enfin) les droits du Velvet et de s’envoyer des trucs à la gueule pour tirailler nos egos. On s’est donc laissé embarqué dans un maelstrom dingue, jusqu’à… jouer en première partie de U2 ! Quel était le fond de votre dissension avec Lou Reed, qui a causé votre départ ? Devions-nous faire du rock’n’roll violent ou tendre ? C’était ça le débat. On va dire que Lou aimait trop les jolies chansons à mon goût… et nous n’avions plus la patience de nous asseoir pour parler calmement. C’était trop tard : on ne se faisait plus confiance. En 2007, Lou s’essayait pourtant à l’ambient, et aujourd’hui, c’est plutôt vous qui faites de la pop… Ironie de l’histoire, toujours. Mais Lou Reed a fait de l’ambient, vraiment ? Oui. Ça s’intitule Hudson River Wind Meditations. Jamais entendu parler. Vous vous verriez couper à nouveau la tête d’un poulet sur scène ? Ah non. Ce n’est plus du tout mon truc.

Et vous ? Comment réagissaient vos parents à vos turpitudes : sérieuse cocaïnomanie, paranoïa rampante ? Ils n’en connaissaient qu’une partie, ont reçu quelques lettres étranges de ma part, mais n’y prêtaient pas attention. Ma mère pensait que ça me passerait. « Tant qu’il ne fait de mal à personne... » Mes troubles mentaux, ils les ont repérés assez facilement puisque j’avais régulièrement des crises, et des… révélations sporadiques. Après, ce n’est pas parce que tu es parano que les gens ne sont pas vraiment en train de te traquer… Qui souhaiteriez-vous produire aujourd’hui ? Fiona Apple. Son dernier album [The Idler Wheel, 2012] est vraiment spécial. Mais ces dernières années, j’ai décliné toutes les offres. Ça demande trop de temps, et je suis déjà très peu chez moi. On parle souvent de Nico comme d’un désastre autodestructeur, mais les

LE DISQUE

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Le dernier Dylan sent la naphtaline ? John Cale échappe à la sinistre fatalité des pépés légendaires. L’art-pop distinguée d’Hobo Sapiens (2003) et le rock sournois de Black Acetate (2005) renvoyaient déjà une sensibilité étrangement électro, voire hip-hop. Le ton se confirme sur la première moitié de ces Aventures louches dans les bois. Le Gallois parvient toujours à susciter des poches sombres, voire une certaine miséricorde, derrière les pop-songs les

What’s Welsh For Zen? John Cale, une autobiographie • Avec Victor Bockris Au Diable Vauvert 270 pages, 29 euros.

Main de velours et géant de fer

plus pacifiques d’apparence (I Wanna Talk 2 U), ou un vague à l’âme solennel et marécageux dans une ballade électro inoffensive de prime abord (Face To The Sky, pic de beauté). On s’étonne de le voir, à 70 ans, asséner de l’indus’ musclée mais classe comme Trent Reznor n’en composera jamais (Scotland Yard, critique oblique du scandale Rupert Murdoch de 2011), un électro rock en spoken-word assez décalé (Mothra) ou,

VIEUX GENIE | STANDARD 37 | ACTUALITÉS | MUSIQUE | p. 56

 non sans malice, de l’indie-R&B chanté en autotune (December Rains). C’est ce brin de démence, tapi au détour d’un clavier écrasé sur le rampant Hemingway comme dans les recoins d’un blues trempé dans l’électronica (Nookie Wood), qui maintient Cale toujours aussi calé. T. C.

Shifty Adventures in Nookie Wood • Domino


Monomaniaque. Boyd Rice, connu également sous le sacré nom de NON, a souvent été victime de son sens de l’humour déviant et de son goût pour la provocation gratuite. On jettera pour notre part à la poubelle les accusations portées contre ses blagues potaches (aux relents satanistes), en se souvenant du bon mot du boss de Mute Records, Daniel Miller, qui disait, en parlant du groupe slovène Laibach, qu’il était au fascisme ce qu’Hitler était à la peinture… Rappeler que, dès 1975, le Californien proche de Charles (puis de Marilyn) Manson inventait, l’air de rien, les fondations de la musique industrielle, serait sûrement plus juste et plus utile. « Je faisais de la musique à base de samples, environ dix ans avant l’arrivée des samplers, alors que tous les autres utilisaient les basses, les guitares, les claviers et les batteries. On a dit que j’avais inventé le premier sampler. Peut-être. A l’époque, je l’appelais l’UMB : l’Unité Manipulatrice de Bruits », tient-il à noter. Avec Back to Mono, le timbré ouvre enfin les archives du projet nihiliste par excellence, où l’on croise d’autres grands allumés comme Z’ev (Merzbow, Psychic TV) ou Wes Eisold (Cold Cave). On y redécouvre que le talent de NON réside dans son goût duplice pour la pop la plus bubble-gum et les ambiances les plus abrasives, dans son audace démente de sonner comme une yéyé secouée par Stockhausen. Avec cette évidence : en matière d’expérimentations sonores, l’homme en noir est bien plus excitant que les blouses blanches de l’Ircam. Back to Mono • Mute

✌ Chroniques LES SONS LUCIFER : DEUX ÉVÉNEMENTS PIOCHÉS DANS L’AGENDA DE SATAN. Par Jean-Emmanuel Deluxe

Pentagramophone. Le groupe britannique DC Fontana brillait jusqu’ici dans les cercles underground. La donne pourrait bientôt changer. Invités dans le studio liverpuldien de Will Sergeant (maître ès douceurs psychédéliques et guitariste d’Echo & The Bunnymen), produits par Donald Ross Skinner (collaborateur du grand génie malade Julian Cope), inclus dans le line-up de Scott Riley (ex-membre de Spectrum, le groupe de Sonic Boom), voilà que Louise Turner, l’incroyable chanteuse repérée sur l’album d’Elbow The Seldom Seen Kid (2008), apporte aussi sa brique à leur mur du sombre. Pentagram Man, mini album orgiaque plein de pop-songs collantes, de folk psychédélique, de white-eyed soul, de jazz acoustique et de freak STANDARD 37 | ACTUALITÉS | MUSIQUE | p. 57

out sonique, dévoile sous ses vocalises voraces un band au sommet de son jeu. Parvenus à transcender leurs influences (Comus, Style Council, The United State of America), les nerds cosmiques (le nom groupe est un hommage à une scénariste de Star Trek !) concoctent une potion magique diaboliquement cool, au goût épatant de soundtrack d’un futur film de Kenneth Anger (voir carte blanche p. 45), qui nous venge du revivalisme mou dans lequel s’englue la concurrence.

Pentagram Man • DC Stone / Quality Recordings


Breakthrough

piste 1

Déjà sacré meilleur DJ du monde depuis au moins 2010, quand il jetait des tapis volants turcs sous le colosse Gonjasufi, il ne restait plus à The Gaslamp Killer qu’à contaminer les bacs pour confirmer sa légende urbaine. Chose faite avec Breakthrough (Brainfeeder), trip cauchemardesque assisté de complices aiguisés (Computer Jay, Dimlite, Shigeto… et bien sûr le Sufi), conviant Jean-Claude Vannier, Bruno Nicolai ou Erkin Koray dans une B.-O. imaginaire pour direct-to-video de SF opiacée. Maniaquement méditatif et sainement polyphrénique : la musique du troisième œil ?

piste 2

Brillant mentor du Gaslamp Killer, Flying Lotus dégaine Until The Quiet Comes (Warp), quatrième fournée abstract plus qu’attendue après son chef-d’œuvre jazzy Cosmogramma (2010). Petite douche froide : une construction bancale et un recyclage curieux de (bons) beats déjà diffusés ramènent l’artiste au niveau de ses débuts chez Plug Research. Reste un cœur en (mode) fusion assez prodigieux, où un hommage jouissif à la DMT piloté par Thundercat se voit malignement pris entre des sessions soulful volées à Erykah Badu et les facéties d’un Thom Yorke méconnaissable en vendeur de friandises électriques chelou.

Brainfeeder

Until the quiet comes Warp

Chroniques  CINQ DISQUES EN PLUS DANS LE JUKE-BOX. Sélection Julien Taffoureau

Love this Giant

piste 3

(argentée) avec la poupée-orchestre Annie Clark pour rappeler d’où vient, et montrer où va, la pop déglinguée la plus détendue du neurone. Love This Giant (4AD), avec ses cuivres pachydermiques reluqués sous toutes les coutures, uniquement secoués par des onomatopées cartoons et des fritures burlesques à la Dirty Projectors, ressemble plus à une expérience de Peter Gabriel qu’à ce qu’on connaissait du duo. Plutôt osé, et assez intéressant.

4AD

Melody’s Echo Chamber

piste 4

Parisienne au minois et au timbre d’une fille d’Ipanema (façon Astrud Gilberto ou Joyce), Melody Prochet aime les mélodies enfumées. Logique résultat fructueux d’une collab’ avec Kevin Parker [voir p. 49], le premier album homonyme de son projet rétro Melody’s Echo Chamber (Domino) sonne comme si Linda Perhacs chantait sur des instrus inédits d’Os Mutantes triturés par Jean-Jacques Perrey. Incantations naïves, sorcellerie fuzz et bidouillages proto-électroniques : un rappel de ces one-shots fragiles qui pullulaient après le Summer of Love, à la beauté inoxydable.

piste 5

L’arrivée de l’automne pourrait jouer un mauvais tour à votre libido ? L’aphrodisiaque atomique qu’il vous faut (et pour le coup très afro), c’est Private Wax (BBE), seize vinyles funkys autrefois pressés sous le sceau du secret que l’excellent site zafsmusic.com, connu des chineurs de cires chaudes, compile aujourd’hui pour tous les publics osant désirer plus torride que la taurine. Disco bien huilé et boogie tamisé : un must pour tous les amateurs de stéréos stéatopyges.

Domino

Private Wax BBE

Sur le papier, la rencontre de ces deux-là avait quelque chose d’évident.

David Byrne et St. Vincent : le chef des Talking Heads de mèche

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MUSIQUE n Carte blanche à :

Django DjangO

En janvier dernier, le quatuor britannique Django Django lâchait sur nos papilles son premier album homonyme (Because), merveille de pop trempée dans l’acide. Avant de paganiser les scènes de Lyon (le 29 novembre), La Rochelle (le 30) ou Rennes (le 1er décembre), les généreux lurons arty hippies nous confient, via leur claviériste Tommy Grace, leur passion pour l’illustrateur Saul Steinberg - sans interdire de considérer leurs constructions sautillantes comme un prolongement de ses traits les plus juvéniles.

L’inventivité de Saul Steinberg, aussi envolée que des oisillons perdus. « L’espièglerie est l’une des plus grandes qualités de l’homme. Les animaux sont joueurs ; la Nature se joue de nous. Les changements météorologiques sont des blagues. Les réflexions sur l’eau sont des calembours. Et les oiseaux ! Ils se cachent dans le décor et se font remarquer en chantant ! Puis les oiseaux moqueurs les imitent. Toujours plus de confusion. Les paysages : voilà la richesse incarnée. » Saul Steinberg

J

e n’ai pas connu le travail de Saul Steinberg (1914–1999) chez les marchands de journaux comme la plupart des Américains (à travers les

couvertures mythiques qu’il a réalisées pour le New Yorker depuis le années 40), mais dans la moins ordinaire section « critique esthétique » de la bibliothèque de mon College of Art d’Edimbourg. C’est plongé dans le brillant Art & Illusion (1960) d’Ernst Gombrich, que je trouvai, comme des oisillons perdus parmi les crayonnés des maîtres du trait De Vinci, Michel-Ange ou Constable, ses gribouillages fantasques de chats, gratte-ciel et mondains new-yorkais. Bien que réduits au strict minimum du coup de stylo (dans une case des plus extrêmes, une photo de passeport était même représentée exclusivement par des empreintes de doigts), ces dessins réussissaient à capturer toute l’essence de leur sujet. Je me répétais, comme une énigme : « C’est incroyable que d’une telle économie puisse exsuder tant de vie. » (c’est si souvent le contraire quand on refuse le foisonnement). Plus tard, j’ai découvert ses couvertures

STANDARD 37 | ACTUALITÉS | MUSIQUE | p. 59

pour le New Yorker, et j’ai été sidéré : Steinberg semblait tout y jeter sur la page, pour la peupler de spectacles maximalistes, joviaux et absurdes. Comme s’il avait trouvé le moyen de se maintenir perpétuellement amusé en inventant des jeux visuels, codés, à destination de ses spectateurs camarades (à quel moment ce que je révèle d’un poisson rouge permet de le considérer comme un poisson rouge ? Que me suffit-il d’ajouter à une feuille de papier millimétré pour qu’on la regarde comme un immeuble ? quel contexte dois-je créer autour d’un cachet postal afin qu’il apparaisse comme un soleil ? Telles devaient être les questions qui fourmillaient dans son cerveau). Imaginez maintenant si la création musicale pouvait faire montre de la moitié de l’inventivité des illustrations de Steinberg ! C’est notre obsession autant qu’un objectif.


STANDARD 37 | ACTUALITÉS | LITTÉRATURE | p. 60


Posé en clope et chemise à carreaux dans le jardin parisien des éditions Actes Sud, Jérôme Ferrari boit son café à l’issue d’une tournée marathon, loin de sa chère Corse comme des Emirats arabes unis, où il partira enseigner dans quelques jours. Remarqué en 2010 pour Là où j’ai laissé mon âme, de retour avec Le Sermon sur la chute de Rome, ce quadra productif – cinq romans en six ans – oscille entre méfiance et amusement face à nos questions. Parfait. Le Sermon sur la chute de Rome : assez austère comme titre, non ? Jérôme Ferrari : Je choisis le titre avant d’écrire, ça m’aide à trouver la ligne directrice. Là, j’ai pas mal galéré. Mon but était de décrire la naissance, la croissance et la mort de plusieurs types de mondes, de différentes tailles, plus ou moins nobles ou ignobles, en reliant le tout à saint-Augustin : si l’œuvre de Dieu est promise à la destruction, qu’espèrent les Hommes du haut de leurs minables créations ? Un concept d’une telle élasticité, c’est très fécond : un monde, ce peut être une civilisation énorme – Rome –, un tout petit truc comme un bar de village, ou quelque chose d’à la fois minuscule, sauvage et infini – le corps humain. Il existe dans la réalité

La vie de Marcel, le grand-père, est constamment menacée par la maladie, ce qui ne l’empêchera pas de succomber à… la vieillesse. Il finit par mourir, comme n’importe quel monde, pour laisser la place à autre chose, à un recommencement. J’espère qu’il demeure une idée de vitalité, dans cette vision... L’ombre et la lumière, la maladie et la vitalité, le désespoir et le désir forment des complexes indissociables. Sa conception de la sexualité est un peu sinistre… Marcel voit toujours la sexualité comme une porte ouverte à la contamination, à l’intrusion de corps étrangers maléfiques. Hypocondriaque et assez peu sensuel, partagé entre le tiraillement du désir et une profonde curiosité, il se demande pourquoi les gens en font tout un plat. C’est vrai, ça n’est pas d’un romantisme échevelé. Mais peutêtre que la sexualité, en littérature, ne m’intéresse que quand elle est un peu tordue, contrariée. Vous présentez parfois des personnages en annonçant d’entrée de jeu ce qu’il va advenir d’eux. On est à des kilomètres du cliffhanger, là, non ?

Jérôme Ferrari « LEIBNITZ N’EST PAS LÀ POUR RIGOLER »

CE PROF DE PHILO CORSE CONVOQUE AUSSI SAINT-AUGUSTIN AU BISTRO. Par François Perrin Photographie Guillaume Jan

comme dans la tête de celui qui veut le conquérir. Quand Leibnitz dit que le monde est infini, il n’est pas là pour rigoler : on peut descendre sans fin dans l’infiniment grand ou petit. La Corse, matière à fantasmes ? Oui, avec le littoral comme interface : le tourisme de masse – catastrophe qui rend con des deux côtés – est tombé sur la gueule de gens qui vivaient de manière assez archaïque. Cette confrontation brutale entre personnes qui ne devraient jamais se croiser constitue une mine pour un romancier. Moi, j’aime écrire des romans s’y déroulant, mais sans la moindre connotation régionaliste. Né à Vitry-sur-Seine de parents corses, je suis revenu sur l’île à 20 ans, en 1988, comme des dizaines de jeunes, contents mais qui ont dû tout réapprendre. Aujourd’hui, je préfère vivre à Ajaccio, même si mon travail me fait voyager. Angoissé par votre installation aux Emirats ? Par le sentiment d’arriver en un lieu totalement étranger, oui, comme à Alger en 2003. Mais cette angoisse n’a rien de négatif : elle est au contraire le signe qu’on est disposé à se confronter à la réalité.

LE LIVRE

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Deux amis d’enfance, Matthieu Antonetti, « conçu comme un gosse plutôt que comme un imbécile  », et Libero Pintus, étudiant philosophe qui se sent «  comme un type qui aurait fait fortune dans une monnaie qui n’a plus cours », décident un beau jour de reprendre la gérance d’un bar perdu dans les montagnes de l’Ile de Beauté. Autour d’eux, l’increvable grand-père du pre-

Oui, je me spoile moi-même constamment. Je n’aime pas vraiment jouer sur la surprise, ou alors par petites touches. Ce n’est pas un rejet conscient de l’intrigue, mais disons que j’ai dû être inoculé à vie par la première phrase de Cent ans de solitude [Gabriel García Márquez, 1967] : « Bien des années plus tard, face au peloton d’exécution, le colonel Aureliano Buendia devait se rappeler... » Pourquoi reprendre des personnages d’un roman à l’autre ? J’ai commencé à travailler l’idée du Sermon il y a cinq ans. Ayant écrit dans l’intervalle Là où j’ai laissé mon âme, j’ai pu y glisser, en arrière-plan, le personnage de Marcel. De la même façon, Balco Atlantico [2008] se passait autour d’un bar. Je me suis dit simplement : j’en ai déjà créé un, alors pourquoi en inventer un autre ? J’aime faire des tissages. Autour d’un bar, deux fois ? Le bar, dans les petites communautés que je connais, c’est important – la source de vie. Sans bar, il n’y a que de la mort, il n’y a pas de monde. Le bar, c’est le village organisé autour de son étoile.

Philosophie de comptoir

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mier, ainsi qu’une nymphomane dépassionnée, un éternel Gaulois à côté de ses pompes, un musicien pour touristes découvrant sa sexualité « avec une partenaire qui, ma foi, en vaut une autre », quelques serveuses aux mœurs légères et des chasseurs frustes sinon frustrés. Un monde fait d’espoir, d’illusions et de résignation, tout entier hébergé dans une cocotte-minute

STANDARD 37 | ACTUALITÉS | LITTÉRATURE | p. 61

défaillante, qui ne demande qu’à servir d’intemporelles leçons de vie à nous autres, homoncules soufflés, en l’occurrence, par la puissance du style ferrarien. F. P.

Le Sermon sur la chute de Rome • Actes Sud 208 pages, 19 euros


STANDARD 37 | ACTUALITÉS | LITTÉRATURE | p. 62


Encore un livre sur la banlieue ? Anne Lenner : Non ! Le personnage est partagé entre sa volonté de revanche sociale (avec un ego surdimensionné) et son aptitude à se tirer une balle dans le pied. C’est à la fois une quête de reconnaissance et une fuite de l’endroit où il a grandi. Cette quête commence chimiquement, par le biais de la drogue. Mais la banlieue n’est que le décor. J’aurais pu choisir un paysage du Nord, dans la sidérurgie, industrie sinistrée. Vous n’aviez pas peur du cliché ? Pourquoi donc ? Un cliché, c’est la répétition du banal, et la banalité, c’est la normalité. Pourquoi devrais-je me l’interdire ? Ecrire, c’est un exercice de souplesse mentale : la pensée doit être élastique, sur le plan social comme géographique. Comment est né Ça va trop vite ? Avec le personnage. Ceux de mes précédents romans [Cahin-caha, 2006, L’Ame sœur, 2009] étaient pleins de doute. J’avais envie de quelqu’un bourré de certitudes. J’ai écrit l’histoire d’une traite : quatre-vingt pages en une semaine ! Puis je l’ai rangée dans un

dépasse le périphérique ? Epsilon est une éponge. Il n’a aucune référence culturelle au départ, mais Lacrymo, son mentor, son Virgile dans « l’enfer » de la cité, en somme, lui donne ce vernis intellectuel qui lui permet de frayer avec la fille d’un écrivain, puis avec l’écrivain lui-même… Les gens s’attachent à lui très vite. Trop vite ? Suis-moi je te fuis, fuis-moi je te suis, classique. Aujourd’hui, on s’attache et se détache rapidement. Mais n’y voyez pas quelque chose de personnel. Je n’ai aucune qualité d’autobiographe, je préfère toujours prendre du recul. Raconter ce qui se passe dans ma petite culotte ne m’intéresse pas du tout… Epsilon ne cherche qu’un miroir dans le regard des autres, ils ne sont jamais une fin, toujours un moyen. Et quand des sentiments naissent, il s’applique à les nier...

❤ Anne Lenner « RACONTER CE QUI SE PASSE DANS MA PETITE CULOTTE NE M’INTÉRESSE PAS » ASCENSION SOCIALE CHAOTIQUE D’UN GAMIN DES CITÉS, ENTRE GRANDS RÊVES ET PETITS TRAFICS. Par Bertrand Guillot et François Perrin Photographie Marie Planeille tiroir... et oubliée. Un an plus tard, j’ai épaissi le récit, ajouté des personnages. Alors seulement est venue l’empathie avec Epsilon – grâce à ses contradictions, ses répliques cocasses. Ce sale gosse, en l’absence de tout vernis social, dit toujours ce qu’il pense. On retrouve en sourdine la référence à Scarface… J’ai hésité. Ça semblait tellement cliché pour le coup… Mais quand on écoute la jeune génération, Scarface revient sans cesse, avec son côté « The world is mine ». Cela dit, vers le milieu du livre, Epsilon s’éloigne explicitement de Tony Montana.

Des projets en cours ? Pas réellement. Des nouvelles, pas forcément destinées à la publication… Jusqu’à présent, mes romans étaient centrés sur un seul personnage. J’aimerais élargir mon horizon, écrire comme Jim Harrison… dans un format court. C’est contradictoire, je sais ! Mais même quand j’écris sur un paysage, les personnages s’incrustent et finissent par prendre toute la place.

Pourquoi avoir opté pour un langage châtié, littéraire ? Pourquoi faudrait-il à tout prix écrire « banlieue » dès que l’action

LE LIVRE

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« C’était le début du smurf et du breakdance, les jeunes commençaient à s’habiller comme des Américains et à se regrouper en bandes. Je revois celle de mon frère, des gamins longs comme des Mr. Freeze et dont le plus jeune me toisait du haut de ses douze ans. Leurs ricanements trop aigus ressemblaient à des jappements. Un jour, j’ai tenté de me mêler à eux. Ils m’ont donné des taloches sur la nuque, en me crachant la fumée de leurs cigarettes à la figure. Forcément, je me suis mis à tousser et ils ont rigolé. » Epsilon

Cocaïne et poudre aux yeux

ne sait pas ce qu’il veut, mais le désire intensément. Il commence par doubler son grand-frère dans ses petits trafics, puis se fait repérer par Lacrymo, le caïd du bien-nommé Bocal, son quartier natal. C’est le début de l’ascension, celle qui le mènera vers les beaux quartiers et la Une des journaux avec des oh ! et des bang ! L’histoire d’un ambitieux malin qui court moins vite que ses démons, qu’Anne Lenner mène à bon rythme, avec des phrases qui claquent mais sans excès de vitesse,

 jusqu’à l’explosion finale. «  Un jour, j’ai commis l’erreur d’une vie, j’ai écouté la chenille et croqué dans le champignon en espérant que ça me ferait grandir plus vite. Au lieu de quoi je me suis mis à rétrécir, au point de me perdre moi-même de vue. En définitive, j’avais remporté mon pari en devenant un super-héros. J’étais devenu l’homme invisible. » B. G.

Ça va trop vite • Le Dilettante 288 pages, 17,50 euros

STANDARD 37 | ACTUALITÉS | LITTÉRATURE | p. 63


Pauline Klein

Richard Powers

Tarik Noui

Fermer l’œil de la nuit Allia 217 pages, 6,20 euros

Gains Le Cherche-Midi 632 pages, 22 euros

A nos pères Inculte 200 pages, 14,90 euros

~ Chroniques Socialement, la narratrice de ce second roman de Pauline Klein (Alice Kahn, voir Standard n°29) se porte bien, merci. Epaulée par une fée tout à fait bienveillante, elle se trouve débarrassée de tous les empêcheurs de soliloquer en rond : son père (« J’avais déjà peur de mon père – je n’étais pas mécontente qu’il soit mort. ») ou ce demi-frère dont elle vient d’apprendre l’existence mais qui, fort heureusement, croupit en geôle (« Je le trouvais très bien où il était. L’idée que je puisse avoir un frère à l’ombre, au trou, me rassura sur tout ce que j’avais toujours imaginé. »). A l’étage du dessus, un couple très parisien – lui artiste conceptuel, elle écrivain probablement pénible – se déchire et lui livre son emploi du temps au rythme des claquements de portes et de talons. Tandis qu’au dehors passent « des films dont on dit qu’ils portent un regard acéré sur la société ou au vitriol sur le rêve américain », elle écrit des lettres, parle, échange considérations et étranges conceptions tantôt dans sa tête, tantôt avec des interlocuteurs bien réels de n’être, finalement, que fantomatiques. Comme d’Alice Kahn, on ressort de cet immeuble en Pierre-de-Taille ou Pomme-de-Terre délicatement soufflé, vacillant sans trop savoir pourquoi. Sans doute parce que le sol comme les certitudes nous paraît moins digne de confiance.

Il y a deux romans dans le dernier Richard Powers. Le premier, éblouissant, raconte l’épopée de l’entreprise de savon Clare, de sa création en 1830 à l’ère multinationale. Didactique mais jamais démonstratif, avec le souffle épique déjà démontré dans Le Temps où nous chantions (2003), Powers explore les mythes et les croyances de l’Amérique du XIXe siècle. « Croissez et multipliez, et étendez votre empire sur la terre : après une telle déclaration, que restait-il encore à discuter ? » En contrepoint, l’histoire contemporaine de Laura, agent immobilier atteinte d’un cancer des ovaires provoqué par une usine Clare paraît plus fade, mais peu importe. Bertrand Guillot

François Perrin STANDARD 37 | ACTUALITÉS | LITTÉRATURE | p. 64

Aux funérailles, les Romains aimaient s’offrir, pour célébrer cela, quelques combats de gladiateurs. Aujourd’hui, on vous met dans le trou, « puis plus rien que le ridicule d’un groupe qui se tient là au milieu du cimetière ». Mais pas pour Lahire, laniste malin, qui vient y recruter ses troupes. Au bar d’en face, précisément. C’est là qu’il repère notre héros au nom très latin. Sous la ville, il y a une arène, où les vieux rites ont encore cours. Lucius a 71 ans, il est condamné, couche déjà avec la mort et sait que la vie est un cirque, un combat – ne serait-ce que « contre la pesanteur qui vous tire vers le bas. Vers la terre ». Que ce n’est pas une formule : il va mourir et vous salue. Et comme les Coliséens, il accepte de gagner ce qu’il lui reste à vivre à la grâce de victoires bien rémunérées. « Cercles de violence. On y entre et c’est tout. » Chacun sait comment l’on en sort. A la mélodie conservée des dialogues, Tarik Noui superpose un corps de texte caverneux, musique sourde qui fait frémir, comme ces chocs des vieilles chairs étrangement muettes. La décadence et les décomposés, la Faucheuse vient sans faire de bruit. La jeunesse se rince l’œil, c’est un rire tragique. « La fin d’une vie... c’est toujours fascinant et si on y regarde de plus près... c’est aussi la fin d’un monde ... Vous ne pensez pas ? » Nina Lapaume


Jakuta Alikavazovic

Benoît Duteurtre

Roland Topor

La Blonde et le Bunker L’Olivier 202 pages, 16,50 euros

A nous deux, Paris ! Fayard 334 pages, 19 euros

Café Panique suivi de Taxi Stories Wombat 192 pages, 16 euros

Tout commence par une ligne de testament. A sa mort, le romancier John Volstead (auteur d’un seul livre au succès phénoménal) envoie l’amant de sa femme sur la piste d’une énigmatique Collection Caviglioni dont personne ne sait où elle se trouve, ni ce qu’elle contient. S’ensuit une enquête dans le monde de l’art, mais aussi dans le passé de cet étrange triangle amoureux, au centre duquel plane l’ombre d’une vieille photographie. La Blonde et le Bunker peut être lu comme un polar, jouant avec les clichés du genre, mais aussi comme un roman d’atmosphère, avec son narrateur désorienté et ses mystères planants, un traité d’art et un jeu où les indices absurdes (comme cette auberge où le nom d’Hemingway ne doit jamais être prononcé) se répondent de chapitre en chapitre. On y retrouve ce qui nous avait envoûtés dans Le Londres-Louxor (2010) : un vocabulaire précis pour un ensemble impressionniste.

; Chroniques Duteurtre : la finesse, l’intelligence entre les lignes. En 1980, Jérôme Demortelle débarque de sa Normandie dans le Paris new wave, avec un piano et l’envie majuscule de briller, de devenir un Parisien et de se faire un nom dans ces lieux cités dans Actuel, les Bains-Douches et la Chapelle des Lombards. Les rencontres s’enchaînent : la première protectrice dont il cherche bientôt à s’éloigner, un patron de club, un producteur, puis la cocaïne – « dont [Jérôme] gère la consommation avec sa rigueur de bourgeois normand »… Et la capitale qui résiste, bien sûr. Le temps de Paris « s’était achevé depuis belle lurette mais […] mille signes donnaient l’illusion qu’il se prolongeait encore ». Illusions retrouvées. B. G.

B. G.

En couverture de la première édition de Café Panique (1982), les portraits bizarroïdes en détails photographiques de quatre personnages parmi la cinquantaine proposés par écrit dans ce vaste et brillant tour de zinc : Cul-Sec et Goût-Bulgare, proches de l’individu de sexe mâle, Verre-en-Main et Petite-Annonce, vaguement féminines. Dédié à ses parents, ce chouette ouvrage – drôle et glauque comme tout ce que Topor semble avoir extrait de sa cervelle – recense également quelques perles de l’adresse quolibistrotière, parmi lesquelles Attends-la-Suite (« D’abord, Attends-la-Suite perdit sa femme »), Peut-mieux-faire (qui se laisse « choir sur la banquette ») et Pas-de-Bol. Et parce que bien souvent, avant d’arriver au troquet (ou plus fréquemment encore en le quittant à contrecœur), on prend le taxi, cette nouvelle édition découle d’une idée géniale : assortir aux réflexions sur-place, inhérentes aux piliers, les envolées lapidaires des chauffeurs de taxi (« Monsieur, ne devenez jamais vieux ! ») – Taxi Stories, donc. Coup double. F. P.

STANDARD 37 | ACTUALITÉS | LITTÉRATURE | p. 65


Cren, Cerqueux et Dorey

Cécile Guilbert

Jean-Claude Perrier

Syndrome de Warhol : ou la reproduction des icônes populaires à l’infini

Réanimation Grasset

Almanach des voyageurs Magellan

∫ Et Aussi Si vous aviez loupé la trilogie Comix Remix de Hervé Bourhis chez Dupuis (Feu Mister Mercure; La République des monstres ; Le Grand Exil, 2005-2007), l’éditeur vous propose une belle intégrale, où vous croiserez des superhéros caractériels, des monstres idiots (dont un homme-crevette et un gros truc rose). Toujours au stand rattrapage BD, foncez sur Le Syndrome de Warhol : ou la reproduction des icônes populaires à l’infini de Cren, Cerqueux et Dorey. C’est assez dégueulasse, mais surtout très bon.

Sur le thème délicat de la maladie, on pourra lire Réanimation, de Cécile Guilbert (Grasset) : trois semaines dans la vie d’une femme dont le mari, atteint d’une fulgurante cellulite cérébrale, plonge dans un coma artificiel. Une écriture sans pathos qui inspire l’empathie. L’économie a besoin de romanesque ; le quotidien, de littérature.

Décidés à s’unir pour mieux buller (au soleil), nos collaborateurs Guillaume Jan et Julien Blanc-Gras ont rejoint une troupe de dix autres auteurs, sous la direction de JeanClaude Perrier, pour livrer chacun dans un Almanach des voyageurs (Magellan) une lettre imaginaire à leur explorateur-culte, à savoir Henry Morton Stanley pour le premier, un mystérieux Voyageur du futur pour le second, Ernest Hemingway et Louis-Ferdinand Céline pour Estelle Nollet et Charles Poitevin – deux autres chouettes auteurs célébrés en ces pages.

Hervé Bourhis •

Feu Mister Mercure Comix Remix

La République des monstres Comix Remix

Le Grand Exil Comix Remix

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LITTÉRATURECarte blanche à :

tristan garcia

T

ristan Garcia revient des jeux Olympiques de la rentrée littéraire avec une médaille en chocolat pour son roman de science-fiction, Les Cordelettes de Browser (Denoël), où le temps s’est arrêté et où les hommes sont condamnés à un éternel présent. Quant à Six Feet Under, nos vies sans destin (PUF), son analyse embaumant avec précaution la finesse psychologique de la série d’Alan Ball lui vaut une place sur le podium.

Julia Deck met Beckett in treatment.

Viviane Elisabeth Fauville est responsable de la communication des Bétons Biron. Quittée par son mari, elle se retrouve seule avec sa fille de quelques mois. Après avoir récupéré la vaisselle du mariage dans son ancien appartement, elle demande d’urgence un rendez-vous à son psychanalyste et le tue avec un couteau de la gamme Twin perfection. Puis elle rentre chez elle, lave l’ustensile et attend. Etrangement, elle apprendra qu’elle n’est pas la principale suspecte du meurtre qu’elle a commis ; puisque tout le monde semble l’ignorer, elle se mêle de l’enquête, un peu partout dans les rues de Paris. Ce court premier roman ressemble parfois au Pulsions de De Palma réécrit dans le style Minuit. La citation liminaire de Beckett, le jeu affecté avec la deuxième personne du pluriel (« Vous êtes Viviane Elisabeth Fauville, épouse Hermant. Vous avez quarante-deux ans… »), comme dans La Modification de Butor, ou la

description blanche et minutieuse de l’ameublement, de l’électroménager, comme dans les premiers Jean-Philippe Toussaint, pourraient agacer ; en fait, le style et les références habillent une histoire d’angoisse féminine (l’enfant à peine désiré, les pleurs du bébé, la frustration, la peur d’être bientôt remplacée par plus jeune) qui rappelle le sous-genre du thriller de mère débordée et coupable. On pense plus au magnifique et étouffant L’Heure bleue, de Célia Fremlin, qu’à Robbe-Grillet. Ce livre où tout est attendu et où rien n’arrive, vaut aussi par ses croquis des arrondissements du nord et du centre de Paris, et son humour à pirouette :

« Le commissariat central du 5e arrondissement occupe un large pâté de maisons entre le boulevard Saint-Germain, les rues de la montagne Sainte-Geneviève, des Carmes et Basse-desCarmes. Que ce fût intentionnel ou non de la part de ses concepteurs,

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son architecture s’inspire de l’esthétique militaire telle qu’elle s’épanouit sur les côtes françaises, dans les bunkers, blockhaus, bases sous-marines édifiés par les Allemands sous l’Occupation. En somme, c’est plutôt moche. » Réconciliant la raideur et les aplats de la littérature minimaliste avec les rondeurs et la vivacité du roman de genre, Julia Deck laisse espérer un retour de l’écriture savante vers la réalité populaire, une certaine manière de faire du style avec les fins de mois, Pôle emploi, les kebabs de La Chapelle, les Sri-Lankais de Louis-Blanc, les garderies d’enfants ou un bon gars/sale type qui répond au nom de Tony Boujon. Le livre rappelle parfois le beau Clémence Picot de Régis Jauffret, en moins sordide. Il y a encore des tics et des trucs trop visibles, du discours indirect, des pronoms encombrants, des « oui » et des « non » laconiques (qui irritent d’ailleurs le personnage principal), mais c’est une première tentative, heureuse, vers une manière simple et sophistiquée de reparler d’aujourd’hui sans vouloir faire à tout prix contemporain. L’air de rien. Julia Deck • Viviane Elisabeth Fauville Les Editions de Minuit 158 pages, 13,50 euros Photo

• © Caroline de Greef


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« Le mieux, ce n’est pas une armée de lions dirigée par un mouton, mais une armée de moutons dirigée par un lion. Quoi que, non, ce qui est encore mieux, c’est une armée de lions dirigée par un lion. » Il ne s’agit pas d’une citation du sélectionneur de l’équipe nationale du Sénégal, mais bien d’une leçon de management pratiquée par Franck Annese, « 35 ans et demi », directeur de la publication de So Foot, après cinq nuits blanches. Les traits tirés, le sandwich à peine entamé, il sort à peine – l’imprimeur est en ligne – du bouclage du numéro de rentrée du mensuel gonzo-footballistique (qui fêtera ses 10 ans en avril), ainsi que de celui, dans la foulée, du troisième numéro de So Film, mensuel idem, lancé en juin. Pondue avec les érudits cinéphiles des éditions Capricci, la revue aligne interviews fouillées (Jean-Pierre Léaud, Roger Avary), storys intellos (Leos Carax), des infos, des angles, de bonnes vannes et zéro critique, ou presque. L’anti-Première, et une greffe efficace sur le terrain du 7e art de leur formule à succès : « des histoires, de l’humain, de l’humour ». Comme si ça ne suffisait pas, ce sprinter de l’édition, posé avec « sa meute » dans un ancien parking du 18e arrondissement de Paris, se félicite des résultats de Pédale, hors-série cycliste écoulé à 15 000 copies, de la reprise en main imminente de leur trimestriel Doolittle censé « raconter la société par le prisme des enfants »,

hein : un mec de 19 ans ayant tourné dans des comédies françaises dont la moitié sont nulles. Mais on s’est dit qu’il était intéressant. J’ai harcelé sa mère au téléphone, après avoir appelé tous les Lacoste du 17e arrondissement pour la trouver. Comment écrire sur ce mec si je n’ai pas sa mère en ligne ? J’ai écrit 20 000 signes, le minimum syndical. Si c’est pour faire 3 000 signes, autant piger à 20 minutes. Mais comment écrire 20 000 signes après quatre nuits blanches ? Les bons mois, on n’en fait que deux. Quand tes journées font vraiment vingt-quatre heures, tu as douze heures de plus que tout le monde. Je dors en moyenne cinq heures par nuit. J’ai une petite fille, donc je me lève à 7 h et je me couche rarement avant 2 h. Ça fait treize ans que c’est comme ça. Mais quand je relâche, je suis épuisé. Je dors une journée et je suis tout pourri. C’est du football total, comme dirait Cantona ? Beaucoup de mecs chez So Foot sont angoissés par la mort. Ils se disent qu’un jour, tout va s’arrêter. Notre utopie est là : trente à trente-cinq personnes qui vivent de ce qu’elles font, entre potes, qui partent aussi en vacances ensemble. Si quelqu’un veut arriver à 14 h, ou se tirer six mois, c’est OK, je ne dirai jamais rien. Si la maquettiste est fatiguée, je la remplace. C’est comme pour commenter un match : si t’as jamais joué au foot, tu ne connais pas les sensations. Quand tu lis des critiques de films, tu vois très bien ceux qui ont déjà tenu une caméra.

Franck Annese « JE COMMENCE A TREMBLER, LA  »

AVEC « SA MEUTE », LE PATRON DE SO FOOT ET SO FILM ENTEND « MARQUER L’HISTOIRE » EN DIRECT D’UN PARKING. Par Richard Gaitet Photographie Patrice Normand / Temps machine Remerciements Victor Branquart

de la création d’un label de musique (Vietnam) et de ses projets de série (avec Thomas N’Gijol) ou de quinzomadaire de société, en chantier. A un moment, tel un Aimé Jacquet de la syntaxe, voire un Sacha Distel du sabir médiatique, il livre ce secret de l’écriture So : « Le truc, c’est la rupture au troisième temps : «des pommes, des poires, des scoubidous», ça marche. Mais si tu écris «des pommes bleues et des citrons» ou «des pommes, des armoires, des scoubidous», ça ne marche pas. » Mince, estce que quelqu’un peut lui donner du sucre ? Cinq nuits blanches ? Franck Annese : De jeudi à vendredi, on a dormi deux heures. De vendredi à samedi, une. De samedi à dimanche on n’a pas dormi, de dimanche à lundi on a dormi deux heures, de lundi à mardi quatre. Et cette nuit, j’ai dormi une heure vingt, Stéphane [Régy, rédacteur en chef] n’a pas dormi, et la graphiste a dormi cinq heures. On est au top. Les numéros tiennent la route. Pourquoi s’infliger ça ? Je ne supporte de travailler autrement qu’à fond. Stéphane pareil. On fait tout à deux, pour ne pas flancher. Mais ça nous plaît, on aime les ambiances de bouclage, hyper stressantes et très stimulantes. Bon, là, je commence à trembler. La fatigue, ça augmente le risque d’erreurs ? Ça me faisait chier au début, aujourd’hui j’ai l’habitude. Par contre; un bon sujet mal traité, ça me rend fou. On passe beaucoup de temps à écrire, à creuser. Hier j’ai écrit un portrait de Vincent Lacoste ; pas crucial, STANDARD 37 | ACTUALITÉS | MÉDIAS | p. 69

La ligne éditoriale de So Foot peut-elle se résumer à cette citation de l’écrivain italien Alessandro Piperno, interviewé dans le numéro d’été : « J’aime les joueurs sales, ceux qui unissent au talent une certaine arrogance » ? Non. Il n’y a jamais de jugement moral, jamais. Si on écrit sur une ordure supposée, on va la voir, et on retranscrit ce qu’on a vu et entendu. Ce n’est pas notre rôle de dire si ce type est méchant ou gentil. Samir Nasri, on ne le juge pas. Dans le même numéro, on raconte la manière dont il évolue, loin de la bête vindicte populaire. A titre personnel, je trouve que c’est un petit con, je le déteste, c’est le pire des mecs à sélectionner. Mais s’il est pris en équipe de France, je n’ai rien à dire. Il marque un but et dit à quelqu’un dans la tribune de presse de « fermer sa gueule » ? Il n’y a pas de quoi s’offusquer. Il insulte un autre journaliste et devient soudain le symbole de la France caillera ? C’est disproportionné. Alors on analyse. Idem pour Thierry Roland : vous avez eu des accrochages, il a eu parfois des propos douteux, mais vous lui rendez hommage. L’ignorer, ç’aurait été bizarre. On a tous préféré écouter les commentaires de Thierry Roland, aussi raciste fut-il, que ceux de Thierry Gilardi, parce qu’il y avait quelque chose de jouissif, de dégueulasse. Les premiers de la classe comme Christian Jeanpierre, c’est insupportable. Le rêve de Roland, c’était de rencontrer ses idoles. A 65 ans, il faisait encore signer des autographes. So Foot, un journal de fans ? Oui, au sens de l’énergie. Mais on s’impose la règle des 3H : tous

les articles doivent contenir une Histoire, de l’Humour, de l’Humain. Ça crée une distance. On n’a pas d’amis footballeurs à part Vikash Dhorasoo, et on s’est beaucoup refusé à parler de lui, ce qui ne l’a pas empêché de se prendre quelques vannes.


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Et quand la distance n’a pas été respectée ? C’est ce qui se passe avec Doolittle, notre magazine sur les enfants. On n’y trouve pas ce qu’il devrait y avoir. Dans la presse parentale habituelle, si tu ne passes pas l’aspirateur deux fois par semaine, t’es une ordure. Il faut raconter les vrais enfants et, en creux, les vrais parents. On n’a pas mis assez de moyens dans l’éditorial, et le rythme trimestriel offre peu d’adrénaline. Mais on vient de débaucher [des Inrockuptibles] un ancien de chez nous, Marc Beaugé, qui nous coûte un bras, pour reprendre en main Doolittle. Par exemple, on a entendu que trois nounous américaines organisaient des combats avec des mômes. Si on ne fait rien là-dessus, c’est qu’on a rien compris sur la place des enfants dans la société. Est-ce qu’un annonceur achètera de la pub à côté de ce reportage ? Je m’en fous. Il viendra si c’est le meilleur canard sur les enfants.

me tombe des mains. Si c’est pour nous en mettre plein la vue avec des mots incompréhensibles, ou conceptualiser des trucs que l’auteur luimême ne comprend pas, autant rester chez soi. C’est arrivé dans So Film et ça me rend dingue. Mais c’est normal, le canard démarre.

So Foot, ça vend comment ? On tire à 80 000 exemplaires et on en vend 45 000, dont 10 000 abonnés. On a dépassé les 40 000 il y deux ans à peu près. Le premier numéro, en 2003, a été vendu à 4 000 ou 5 000 exemplaires. C’est du bouche à oreille, il n’y a pas eu de déclic particulier.

Travailler avec ses potes, est-ce si facile ? Il y a un chef, c’est moi, et c’est comme ça. J’ai été le dernier à me payer, j’ai pas touché une thune pendant trois ans, je serai le dernier à repartir. Si tu montres l’exemple, les gens te suivront.

Quelles leçons as-tu tirées de l’échec de Sofa, votre précédent mensuel culturel [1999-2006] ? Six cent mille leçons ! Sofa c’était n’importe quoi, c’était ça qui était marrant. A la base, je sors d’une école de commerce, l’Essec, et je voulais monter une maison de disques et un festival. Mais comme un festival, ça prend un an, on a monté un fanzine, puis un magazine, dans lequel chacun a mis un peu d’argent. L’idée : on ne se paye pas, mais on dit ce qu’on veut. Quand on a interviewé Daniel Johnston, personne ne le connaissait, on a fait trente-cinq pages. Mais il y avait beaucoup d’ego, on se prenait très au sérieux. On faisait de la critique culturelle sans aucune ligne éditoriale, tout le monde avait sa rubrique, on ne faisait pas de réunion, c’était illisible, tu ne savais pas où ça allait. Le bordel. On n’accrochait personne, acheter Sofa ne voulait rien dire. De quoi vivais-tu ? J’ai commencé dans un cabinet d’audit, puis je me suis barré chez Culture Pub. Le rédacteur en chef m’a appris à faire des émissions de TV, pendant quatre ans. Ensuite je me suis occupé de Pink TV, j’ai fait un docu pour Arte, des pilotes pour Canal, des trucs à droite à gauche. On faisait Sofa par loisir. Ensuite on a lancé So Foot, en continuant Sofa pendant trois ans. On finançait Sofa avec So Foot. Pour réussir dans la presse culturelle, il faut avoir une vision. Comment le foot arrive sur votre terrain ? On y jouait, on aimait en parler, avec dérision. On était des fans sans être supporters obsessionnels. Et on se retrouvait tous à faire Sofa, qui nous plaisait qu’à moitié parce qu’il était disparate et ultraprétentieux. On a commencé à trois, avec Guillaume Bellamy et Sylvain Hervé, en investissant 150 euros chacun. Un pari, parce qu’il n’y a pas de culture footballistique en France. Même après le Mondial 1998, ça restait très mainstream, un peu pourri. En 2002, au moment des numéros tests, on passait pour des gros beaufs ; Technikart a écrit qu’on a inventé le style « intello beauf », tout le monde l’a bien pris ici. Je ne sais pas si je suis intello, mais je crois qu’on est assez beaufs, oui, au sens décomplexé. Il n’y a pas moins branché que trente-cinq personnes qui travaillent dans un parking. Si on pouvait être deux cents, ça serait génial. Je pense qu’on va annexer toute la rue petit à petit. Quelles sont tes règles, en termes d’écriture ? Il faut surprendre, mais surtout raconter une histoire d’un point A à un point B, en déconnant à des moments précis, le tout sans jugements moraux. Et lire son texte à voix haute pour voir si ça marche. En France, beaucoup d’articles sont à réécrire, surtout le sujet n’est qu’effleuré. Et les formules toutes faites, et les mecs qui écrivent pour eux… Les Inrocks, ça

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La rédaction est ouverte ? Toujours. Mais attention, principe de sélection naturelle, comme dans une meute de loups. On se connaît très bien, on bosse depuis des années dans des souterrains, alors quand quelqu’un d’extérieur arrive, il doit se faire accepter. Il y a de tout : des mecs qui ont fait beaucoup d’études, d’autres pas, des gens aisés, des ploucs, des banlieusards, des middle-class, beaucoup de provinciaux. Entre 15 et 48 ans. Et pour que leurs articles soient bons, ils doivent être là au moins quinze jours par mois.

Ça coûte cher, So Foot ? 40 000 euros de frais généraux par mois pour couvrir les reportages, le téléphone, etc. C’est deux fois plus que ce que dépensent Les Inrocks en un mois. Ce qui coûte très cher, ce sont les voyages. Si un mec me dit qu’il doit aller en Chine puis au Brésil et en Russie pour son sujet, et que le sujet est bon, je lui dis vas-y mon coco. Prix de la pige ? Pareil pour tout le monde : c’est 65 euros la page quel que soit le nombre de signes, pareil si c’est une photo. Pour les gabarits, la maquette s’adapte aux rédacteurs, et pas l’inverse. Certains sujets s’étalent sur un mois pour gagner 150 euros… C’est la règle, tout le monde est au courant. Combien de temps penses-tu tenir ? Avec Stéphane, on arrête en septembre 2014, après la Coupe du Monde au Brésil. Pierre Maturana [l’un des rédacteurs en chef du site] et Javier Prieto Santos [directeur administratif et financier] reprendront la rédaction. Ah ? Vous quittez le club ? Non, on restera là, mais on arrête la direction. Il n’y a pas que le foot dans la vie, et trop de journaux ont raté le renouvellement des générations. Ça va faire plus de dix ans qu’on fait ça, ça donnera une seconde jeunesse au magazine. Pierre et Javier ont été formés ici et connaissent tout par cœur, ils le feront à leur sauce. En puis ce sera marrant d’écrire pour eux. Comment naît So Film ? Pourquoi le faire avec Capricci, producteurs, éditeurs et distributeurs d’un cinéma pointu (Abel Ferrara, HPG, Monte Hellman) ? On aurait pu le faire seul, mais ce sont eux qui ont eu cette idée de reprendre le modèle So Foot avec leurs compétences de cinéphiles. Grâce à eux, et aussi parce qu’on a appris beaucoup de choses entre-temps, le premier So Film, par rapport au premier So Foot, c’est le jour et la nuit. Pourquoi si peu de critiques de films ? Il n’y a pas non plus de classement ou de résultats dans So Foot… Les critiques ne m’intéressent pas. Les raisons de parler d’un film, c’est parce qu’il y a tel comédien, ou à cause de son sujet. Mais donner mon avis sur le résultat… autant faire un blog. Pourquoi la maquette est-elle si moche, si austère ? Vous n’avez pas de budget pour les photos ou les illustrations ? Sur un domaine aussi visuel que le cinéma, c’est dommage, non ? Oui, mais ça va changer. Nos DA ne peuvent pas faire deux canards en même temps. De plus, puisqu’on ne calibre pas la taille des articles à


l’avance, la maquette est presque à réinventer à chaque numéro. Et on n’a pas, non, de gros budget pour les images. Vous avez assez d’argent pour envoyer des reporters en Chine, mais pas pour photographier des réalisateurs ? On va opérer une transition en 2013. Comme c’est un magazine en partenariat avec une autre équipe, les décisions se prennent beaucoup moins vite. La maquette de So Film n’est pas si éloignée de celle de So Foot… Ah si. Celle de So Foot est géniale, on sent une envie, une énergie. La maquette de So Film, c’est le journal du McDo. Dès le mois prochain, on va changer plein de trucs. So Film, ça paye ? Non. Si on paye maintenant, on ne pourra pas tenir très longtemps. On a fait 14 000 ventes au premier numéro, Première fait 35 000, Les Cahiers du cinéma entre 5 000 et 6 000. Faut réussir à se placer. Mais ça démarre très bien. On est déjà troisième derrière Première et Studio, on a fait trois fois les chiffres des Cahiers avec une ligne éditoriale aussi – si ce n’est plus – exigeante qu’eux. On peut dépasser Première. En deux numéros, on a déjà 600 abonnés, en surfant sur le succès de So Foot. Tu vas souvent au cinéma ? Très peu, mais je regarde trois ou quatre films par semaine en DVD. C’est pas un problème : pour l’article sur Vincent Lacoste, je n’ai vu que deux de ses films. Je m’en fous, c’est son flegme qui m’intéresse. Je suis là pour savoir ce qu’il fait de ses journées. Ce sont les réalisateurs qui me diront s’il est bon. C’est pareil quand tu interviewes un écrivain ? Pas besoin de lire son livre ? Ça ne me paraît pas obligé, je parle d’abord à des humains. Bon, j’aime évidemment quand il y a un semblant de direction artistique et d’exigence, tellement rare dans ce pays où Guillaume Canet est encensé et où on dit que le meilleur acteur du monde, c’est Jean Dujardin. C’est juste un bout de bois, Dujardin. Je ne vais pas décrire leurs œuvres, je ne sais pas faire. Parfois les œuvres racontent les personnes. C’est encore plus intéressant si elles disent le contraire. Combien d’articles écris-tu, en général, entre les deux magazines ? Peu. Je devrais en faire plus, ça me manque, et ça ne me plaît pas de réécrire des papiers. Mais si j’écris, les mecs ne bouffent pas. Je dois leur fournir des idées et pas tout écrire moi-même. De plus, mes articles ne sont pas du tout les meilleurs du canard. Ce n’est pas mon ambition d’être le meilleur journaliste. C’est quoi l’ambition ? Que nos journaux marquent l’Histoire. Que ça puisse être générationnel et que ça parle à des gens comme nous. Ton métier, c’est journaliste ? Quand on me demande, c’est ce que je dis. Je n’ai pas fait d’école de journalisme, donc je ne sais pas ce qu’on y apprend. J’ai une carte de presse. Après, je fais un peu de tout : on produit des pubs, des clips, des films, j’en réalise, je fais des scénarios, j’écris des blagues pour des mecs [aux Césars pour Antoine de Caunes]… Mais ce que je fais le mieux, c’est de diriger un canard. A contre-courant de l’époque ? Privilégier le papier, alors que le net et les tablettes passionnent les foules ? Je ne suis pas très moderne, pour moi l’iPad, c’est un iPhone en plus gros et un Blackberry me convient très bien. Un magazine, ce n’est pas

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plus lourd qu’une tablette. Ce sont les modèles de lancement qui sont compliqués. Si tu veux vraiment que ton magazine marche, il faut de l’argent, pareil pour un site avec des exigences éditoriales. Il y aura toujours des gens qui claqueront trois ou quatre euros pour lire des histoires et se cultiver. Plus il y aura de presse gratuite et des journaux de dix pages, plus les articles de 30 000 signes sur papier auront de chances d’exister. Quels médias consultes-tu ? C’est horrible, rien. Rien de manière fidèle. Sur Gmail, sur Facebook, je regarde ce que j’ai reçu, ce que les gens ont lu. J’adore les brèves, qui traitent parfois en trois lignes ce qui sera pour nous un super sujet. Je me tiens au courant via le site de Libé, du Monde. Et, si, j’achète plein de magazines à la con quand je prends le train : Voici, Grazia, Technikart, Vox Pop, Courrier international, L’Equipe. Je ne regarde pas la télé, j’écoute vaguement la radio. Tu lis ? Un peu. Un livre par mois, très lentement. Je lis à des heures où je commence vraiment à être fatigué. Par contre, j’écoute beaucoup de musique. On m’a dit de toi : « Il ne boit pas, ne fume pas, ne se drogue pas, ne sort pas. C’est un genre de cycliste musulman, un coureur propre. » C’est vrai. Je suis beaucoup sorti, mais je ne le fais plus depuis cinq ans, depuis que je suis père. Je bois parfois pour les convenances sociales ; j’ai déjà une casquette et des baskets, alors si je ne bois pas, les gens ont l’impression d’avoir un ado devant eux. Ça leur fait plaisir, mais à chaque fois je trouve ça dégueulasse. Fumer… j’ai une nature addictive : j’aime le Coca, j’en bois trois litres par jour, donc si je fume, ça va être intenable, ma mère n’a jamais réussi à arrêter et j’ai pas envie de crever d’un cancer du poumon. La drogue… me fait peur : j’aime être conscient de ce que je fais, je n’ai jamais tiré sur un joint, et la coke ou l’héro ne m’ont jamais attiré, ayant vu plein de potes à qui ça ne réussissait pas vraiment. Mais j’adore danser. Si t’interroges mes proches, tu verras qu’il y a un petit pas. So Foot, So Film, Doolittle, en kiosques


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MÉDIAS  Carte blanche à :

sébastien thoen

Exit les caméras cachées et les impostures gonflées, l’utopie dominicale d’Action Discrète a vu sa ligue dissoute, réduite à un seul joueur. Deux fois par semaine sur le plateau du Grand Journal de Canal+, « le Conseiller en reconversion » Sébastien Thoen fait passer de sa voix éraillée un entretien d’embauche à l’un des 7891 invités dans sa séquence Pôle emploi. Pour les nostalgiques des méfaits de la bande au complet, rendez-vous en décembre avec un « 52 minutes » éminemment top-secret.

L

a vie, c’est des sauts.

En 2007, Action Discrète était dans Le Grand Journal, l’objectif était beau et simple : faire sauter la Ve République ! Bon, c’est nous qui avons sauté au bout de quatre mois. Cette année, je reviens tout seul, l’objectif est beau et simple : faire sauter C à vous, l’émission de France 5 ! Et je n’ai toujours pas sauté au bout de quatre chroniques. On ne s’inspire de rien chez A. D., on est seuls, cons et bornés (ce qui

explique certainement notre éviction de la tranche hebdo du dimanche cette saison). Si nous sommes évidemment les meilleurs de l’Histoire, on est d’accord pour dire que le programme qui nous a le plus marqués était le travail d’Edouard Baer et d’Ariel Wizman à la fin des années 90 (la fiction Crédaski est un monument d’absurde et de drôlerie). Les autres comiques estampillés Canal sont comme nous : des pauvres clowns d’entreprise. Je voulais juste avoir 2'30" à moi où je pouvais dire ce que je voulais (c’est le cas), parler de l’actu culturelle, la malmener, arracher un sourire voire deux rires en faisant des blagues réacs

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et impossibles à cette heure-ci dans une émission de promotion (promo que je voulais absolument casser tout en la faisant bien sûr)... On n’est pas là pour dire que c’est de la merde surtout si on le pense. Et puis il fallait redonner ses lettres de noblesse à la plus belle et juste des institutions de la République : le Pôle emploi. Institution qui concerne plus de trois millions de Français et qu’à part la famille Arnault et Nagui, nous y sommes tous confrontés un jour… En somme, je voulais que le peuple se réapproprie Le Grand Journal, dernière émission populaire avec Le Plus Grand Cabaret du monde de Patrick Sébastien. Bien à toi, abonné.


O Debout les morts ! THE WALKING DEAD ET DEADLIGHT RÉVEILLENT LE CADAVRE ZOMBIE. Par Benjamin Rozovas La folie zombie ne faiblit pas. Nos chères créatures de contre-culture ont tellement pénétrés la chair mainstream qu’il ne reste plus grand-chose à se mettre sous la dent, ou à remonter au cerveau (Braiiiiiins), que leur indiscutable pouvoir iconographique. Au cinéma, les producteurs épuisent une à une toutes les déclinaisons possibles de … Of The Dead, sans penser donner un seul centime à ce pauvre George A. Romero, décidément grand loser de la pop culture moderne. En télévision aussi, les morts marchent très fort, menés par la locomotive The Walking Dead, le méga hit séries du moment, tiré de l’omniprésente BD de Robert Kirkman. En jeux vidéo, n’en parlons pas. Ou plutôt si : les non-morts s’écoulent à toutes les sauces (des puzzle games botaniques, des mods à la Day-Z, les DLCs de Call of Duty & co), tant et si bien que « le jeu de zombies » en 2012 est un concept ringardisé à vitesse grand V, qui n’a jamais vraiment su offrir un gameplay adapté aux arpenteurs de fin du monde (exception faite de Left 4 Dead). Un certain Dead Island en a fait les frais : à quoi bon réveiller les morts si c’est pour les voir éponger vos balles ou vos coups de machettes comme de vulgaires pinatas ?

UNE AMÉRIQUE RURALE ÉVENTRÉE Et là, coup sur coup, avant qu’on ait pu annoncer la mort clinique du patient, nous parviennent deux titres génialement putrides. Pas des jeux de zombies, mais des jeux avec des zombies dedans. The Walking Dead est un point’n click à l’ancienne et à épisodes, préoccupé par la narration, la liberté donnée au joueur de choisir son destin et la psychologie de ses personnages. Avec parfois des zombies dedans. Deadlight, lui, est un puzzle-plateformer (à la Limbo) aux mécaniques de progression assez limitées mais à la beauté plastique terrassante ; le héros y traverse des faubourgs décrépits semblables à des tableaux de Bosch. On ne peut plus différents dans leur gameplay, les deux se rejoignent pourtant dans la peinture d’une Amérique rurale éventrée (le second est très inspiré du premier, en tout cas de la BD) et dans leur compréhension intuitive du genre : une bonne apocalypse de morts-vivants repose toujours sur les humains restés derrière. Le double-programme parfait en attendant (ou pas) le Zombi-U d’Ubisoft et The Walking Dead, encore lui, adapté l’année prochaine en FPS à gros budget.

The Walking Dead

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Deadlight

Telltale Games

Tequila Works / Microsoft


Sleeping Dogs n ET LE JEU VIDÉO INVENTA GTA POUR LES FANS DE JOHN WOO… GOD BLESS. Par Benjamin Rozovas Dans son désir de communiquer au gamer le sentiment qu’il est le héros tout-puissant de son propre film, le jeu vidéo ne laisse aucune « niche » cinéma inexplorée. Si vous êtes fans de fantômes japonais, de bis italien, de Rape & Revenge ou de Torture Porn, il est probable qu’il existe là dehors un jeu (ou plusieurs) spécialement taillé(s) pour vous. Cet été, les fidèles de la boîte new-yorkaise Troma ont pu, par exemple, goûter aux joies psychotroniques de Lollipop Chainsaw, une histoire de pom-pom girl et de tronçonneuse… Mais si vous avez passé l’essentiel des années 90 à regarder en boucle les VHS (ou les VOD) de Heroïc Trio et du Syndicat du crime, si vous vous êtes pris en pleine tronche l’explosion du cinéma de Hong Kong et avez assisté, impuissant, à sa chute programmée (à la fin de cette même décennie), alors Sleeping Dogs est la machine à fantasmes que vous attendiez. En fait, non : à un an de la sortie de GTA 5, personne n’attendait Sleeping Dogs, ex-patate chaude d’Activision (autrefois connue sous le titre True Crime: Hong Kong) reprise de volée par Square Enix. Cet été, la surprise fut totale de découvrir que tout le monde, au même moment, s’est pris d’amour pour Wei Shen, flic sino-américain infiltré chez les triades. Comme dans GTA, vous évoluez en liberté, conduisez toutes sortes de bolides, massacrez du piéton… Ici avec la grâce et le curedent (en option) d’un Chow Yun-Fat. Le choc esthétique est saisissant, et le pied qu’on prend à sauter d’une moto en marche sur l’aileron d’une voiture a quelque chose de bouleversant. Parce que ce cinéma-là, lui, est définitivement révolu…

Sleeping Dogs •

United Front Games / Square Enix

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Si vous avez 5 minutes

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Pitfall (Activision) sur iPad

Le programme est simple : courir (tout le temps), sauter (souvent), plonger (un peu) et tourner (éventuellement). Si Pitfall, remake shooté aux amphèts d’un vieux hit eighties, vaut mieux que la flopée de running games qui envahissent un peu plus chaque jour les serveurs de l’Apple Store, c’est surtout parce qu’on tient là un monument de snack gaming salement vicelard. Points de sauvegardes inatteignables, obstacles générés aléatoirement à chaque nouvelle partie, game over à gogo et l’impression hypnotique qu’en fait c’est facile d’en voir le bout. Allez, on essaie une dernière fois ?


y Mikey Shorts LE PREMIER GRAND PLATFORMER DE L’ÈRE TACTILE. Par François Grelet Les consoles portables bougent encore ! C’est ce que dit en tout cas le triomphe estival et absolu de Super Mario Bros 2 (sur 3DS), remettant un peu d’ordre dans la galaxie du jeu nomade après le big bang provoqué par les smartphones, tablettes et autres jeux à 79 centimes. Super nouvelle ça, on a encore besoin d’une croix multidirectionnelle et de boutons sculptés dans du plastique bon marché pour tâter du jeu de plateforme à l’ancienne. Sauf qu’Apple ne l’entend pas vraiment de cette oreille et relance la quête de son graal absolu, a.k.a. le pad virtuel, via Mikey Shorts, petite chose sortie dans l’anonymat qui pourrait in fine causer de gros dégâts dans l’industrie. Un Mario-like donc, où il s’agit de choper des pièces, de sauter sur la tête de ses ennemis et de coordonner ses sauts pour ne pas tomber dans le vide. Le genre de truc qui n’a JAMAIS fonctionné sur un écran tactile. L’idée de génie c’est d’avoir tout piqué à Mario sauf la finalité de jeu. Substituant la difficulté des sauts à la vitesse du run, Mikeys déplace l’enjeu du platformer classique, réduit au max le nombre de commandes (gauche-droite-sauter-glisser) et mise toutes ses pièces (hum) sur le chrono en haut à droite de l’écran. Outre le confort de pouvoir carrément choisir la place de ses boutons virtuels, le jeu impose surtout la voie à suivre pour le genre plateforme sur écran tactile : épure, accélération et replay value infernale. Un deuxième big bang en vue, déjà ?

Mikey Shorts • Sur iPad et iPhone

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Si vous avez une heure 

Transformers: Fall of Cybertron (High Moon Studios / Activision)

Quelques-uns avant lui ont essuyé les plâtres, mais ça y est, on le tient : enfin un bon jeu Transformers où il fait bon blaster des robots grands comme des immeubles et les achever en position Super Jet ! Dans la galaxie Blabla, les gentils autobots et les méchants Déceptiblabla se disputent les ruines de blabla. L’essentiel est là : de l’adrénaline, des décors à (très) grosse échelle et des machines qui s’écharpent au son de « klang » dans de splendides gerbes métalliques. Passé une heure, penser à poser la manette pour se reposer de Cybertron et de son assaut visuel/ auditif constant.


XBLA  LA LENTE DÉGRINGOLADE DU SUMMER OF ARCADE. Par François Grelet Ça ne pouvait pas non plus durer éternellement. Balancer chaque été, au moment où les jeux AAA disparaissent momentanément des radars, une poignée de micro-classiques téléchargeables à prix d’ami : c’était l’ambition depuis 2008 du Summer of Arcade, festival vidéo ludique rêvé pour vous sortir de la torpeur estivale. Braid, Castle Crashers, Shadow Complex, Limbo, Bastion, depuis trois ans, des hits, des chefs-d’œuvre, des hits ET des chefs-d’œuvre. Et avec eux l’impression, derrière le trompe-l’œil, que cette industrie tourne rond, qu’ici, les sommets indie se vendent forcément par millions. Et puis, 2012, badaboum. MAUVAIS CRUS ET MERGUEZ AVARIÉES Au moins trois bons jeux dans la sélection du XBLA (Xbox Live Arcade), mais aussi deux merdes impossibles (Tony Hawk Pro Skater et le simili Angry Birds, Wreckater), et ça, Microsoft ne se l’était jusque-là jamais permis. L’aveu de faiblesse a résonné fort dans la tête des gamers et, conséquence immédiate, la bombe officielle de la sélection, Dust An Elysian Trail, s’est complètement ramassée à l’allumage (on cause d’à peine 30 000 ventes en première semaine, à mettre en perspective avec les 300 000 de Limbo sur la même période il y a deux ans). OK, vraiment pas de quoi s’affoler, comme à Cannes ou à la fête de L’Huma, on pardonne volontiers les mauvais crus et les merguez un peu avariées. Reste que pendant ce temps, Steam balançait, lui, des roquettes indie soufflantes et s’envisageait très clairement comme une arche de Noé rêvée pour développeurs fauchés. Au même moment, le créateur de Fez s’emportait contre le racket en règle opéré par les suites de Microsoft et jurait ses grands dieux de ne plus remettre les pieds dans les marécages du XBLA. Le mariage contre-nature entre la multinationale sans visage et les artisans de la scène indé vire alors lentement au psychodrame en pixel art. Et ça, en revanche, ça pourrait bien durer éternellement.

Summer of Arcade XBLA • Dust An Elysian Trail, Hybrid...

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Si vous avez un mois

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Hero Academy (Robot Entertinment) iPad/PC

Petits génies du jeu de stratégie bourrin, les développeurs de Robot Entertainment (Age Of Empires Online et Orcs Must Die, c’est eux) ont conçu amoureusement ce formidable jeu d’échecs kaboom rempli de nains bombardiers, d’archères sexy et de chevaliers dumbass. Rendu ultra confortable grâce à ses parties online asynchrones (vous jouez votre tour quand vous en avez envie, sans être obligé de rester collé devant l’écran), et mis en orbite par son design cartoon et ses sprites sadiques à la Tex Avery, Hero Academy se propose en toute modestie de foutre un grand pied au cul au jeu de société. Après un mois, vous y jouerez encore dans vingt ans.


Veste, pull, chemise, pantalon, le tout Carven

INTERVIEW CULTURE & MODE | STANDARD 37 | ACTUALITÉS | THÉATRE | p. 80


On l’imaginait héritier d’un appart’ rive gauche, génération Louis Garrel, mais il a grandi au sein d’une famille ouvrière du Limousin où devenir comédien fut un moyen de s’affirmer. Percutant au théâtre (chez Robert Cantarella ou Florence Giorgetti) comme au cinéma (dans Belle Epine, Les Beaux Gosses ou Let my people go, qui lui valut une nomination aux Césars 2012, catégorie meilleur espoir), Nicolas Maury, 32 ans, a cartonné à Avignon cet été dans La Nuit tombe… de Guillaume Vincent. Dans la torpeur du Paris d’août, entre deux départs en vacances, il a accepté notre café maison. Te souviens-tu de la première personne qui ait reconnu ton talent d’acteur ? Nicolas Maury : A 16 ans, je jouais le jeune neveu dans Ceux qui m’aiment prendront le train de Patrice Chéreau [1998]. On a continué à s’écrire après et quand j’ai tenté le conservatoire de Paris, il m’a conseillé de passer un extrait des Carnets du sous-sol de Dostoïevski. J’ai eu le concours, j’étais fier de le lui dire et ça a été très important pour moi que quelqu’un d’aussi immense dans ce métier me félicite. Quand tu joues, tu as une rythmique très singulière, ton corps tout entier semble sollicité. Un enseignement du Conservatoire ? Plutôt une révolte liée à un état de corps transitoire, de têtard, adolescent, que j’ai eu très longtemps et que je n’aimais pas. Pareil pour ma voix. Certains artistes peuvent jeter ce qu’ils font, moi le plateau me permet de sortir de mon corps. Et puis chaque texte a son propre corps, je suis un réceptacle. C’est presque chamanique de réussir à donner à un auteur ce dont il avait la prescience en écrivant.

l’on veut, mais tous les rendez-vous prévus n’arrivent jamais. Pendant une minute, la seule chose que j’ai donnée c’était mon désespoir de ne pas savoir la phrase d’après. Au cinéma, tu coupes, mais là… ça débarrasse de tout ego. Comment t’en es-tu sorti ? Dans mon texte oublié, j’avais un mot qui faisait office de top pour qu’une porte se ferme. Les techniciens attendaient. Là, en tant qu’acteur, tu peux prendre le pouvoir. J’ai fini par dire : « Est-ce qu’on peut fermer la porte s’il vous plaît ? » et la phrase ensuite est restée. Je crois que c’est ce qu’attendait Guillaume, que la fin soit dans une sorte de grand présent, qu’elle vienne du réel. C’est la quatrième fois que vous travaillez ensemble. Qu’est-ce qui vous lie ? La promesse de l’exigence. J’ai l’impression qu’on s’emmène loin. Ce blanc, par exemple, c’était très désagréable, je lui en ai beaucoup voulu, mais maintenant je me dis : « Quelle chance ! » Cultiver la notion de temporaire, d’impondérable, c’est ce qui me fait avancer. Au cinéma, si la prise est bonne, on passe au plan suivant. Au théâtre, c’est plus âpre. On va la refaire jusqu’à l’intégrer dans son corps, qu’elle soit bonne pour l’éternité, que chaque soir on arrive à la retrouver. Tu parlais de ta violence comme moteur de travail. Peu importe le rôle ? Oui, je pars toujours d’une chose très noire, j’entre dans mes forêts profondes, même pour une comédie. Sur La Nuit tombe…, je lisais la très belle autobiographie de Liv Ullmann, Devenir. Elle écrit qu’elle a besoin de détester le metteur en scène quand elle joue. Elle part du principe qu’ils ne se

Nicolas Maury x « JOUER EST UN DÉSASTRE MAGNIFIQUE » POUR LE CHIC ET NÉBULEUX COMÉDIEN, LA NUIT N’EST PAS PRÈS DE TOMBER. Entretien Mélanie Alves de Sousa Photographie Antoine Chesnais Stylisme Perrine Muller Décor Théâtre des Bouffes du Nord Comment Guillaume Vincent t’a-t-il dirigé dans La Nuit tombe…  ? Il m’a dit que ça serait bien que je sois un peu fit, sans forcément faire de muscu mais qu’il y ait un truc bizarre entre la prime enfance et un corps puissant. Il voulait aussi que je sois dans des dominantes plus straight. C’est dans ce genre d’évocation que je commence à travailler, pas davantage, je déteste qu’on m’explique ! L’attente d’un metteur en scène, c’est intimidant ? Je ne suis jamais timide quand on m’a choisi, mais si on me dit peut-être, je pourrais mourir ! Et puis je veux tellement que quelque chose advienne sur le plateau que je peux tout laisser entrer, sauf ma peur. Souvent, c’est ma violence. A Avignon, je me suis arrêté de jouer : une femme regardait sa montre de manière insistante. J’ai demandé : « Ça va l’heure ? C’est pas trop tard, pas trop tôt ? » Elle m’a répondu : « Oui, oui, c’est bon », et j’ai repris. Peut-être est-ce liberticide, mais pour moi, qui suis face au public, ça l’est aussi. Comment a réagi Guillaume Vincent ? Il a compris. C’était à la fin de la pièce, un moment de grande nudité où je dois être sans idée, presque l’idiot. Si on ne feint pas, si on est vraiment nu, ça amène cela. Il faut dire aussi que j’ai eu cette dernière partie du texte le jour de la répétition générale, ça n’arrive jamais normalement. D’ailleurs, ce soir-là, j’ai eu un blanc. De toute façon, jouer est un désastre, magnifique si

LA PIÈCE

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Après ses adaptations de Fassbinder et Cassavetes, le jeune metteur en scène Guillaume Vincent devient son propre scénariste avec La Nuit tombe…, où trois sombres histoires – celle de Suzann, de Wolfgang et de deux

rendent pas compte de ce que ça creuse en nous. C’est tellement juste, il faut être très fort pour juste donner. Tu reprends la pièce en janvier. Et le cinéma ? Je tourne cet automne avec Kate Moran, Eric Cantona et Arielle Dombasle dans le premier long-métrage de Yann Gonzalez, Les Rencontres d’après minuit. C’est entre Cocteau, Schroeter et Fassbinder, hyper-trash, hyper-cul. L’histoire d’un garçon dont on apprend qu’il est une bohémienne. Ce corps, c’est qui ? c’est quoi ? quel genre ? Ça me fascine, car c’est sûr, on n’est pas qu’une seule personne dans la vie.

La Nuit tombe…

Nightcall

Du 8 janvier au 2 février 2013 aux Bouffes du Nord, Paris. Puis en tournée à la Comédie de Reims, au CDN d’Orléans… Texte et mise en scène : Guillaume Vincent 

demi-sœurs – viennent hanter une chambre d’hôtel décatie, un espace-temps intermédiaire et crépusculaire où se logent peurs, angoisses et traumas d’enfance. La narration n’est pas linéaire, les récits se télescopent, les

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acteurs interprètent plusieurs personnages, on est comme dans un film de David Lynch, naviguant à vue entre rêve et réalité, visions fantastiques et fantasmées. Du théâtre de genre ? Oui ! M. A. d. S.


Veste et pull Balenciaga Broche Yazbukey

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Voilà Maguy

Portrait Maguy Marin

Le Festival d’Automne à Paris dresse le portrait de la chorégraphe française Maguy Marin en piochant six pièces dans trente ans d’œuvre(s) magistrale(s). Certaines, très théâtralisées, ont fait hurler les plus sectaires; d’autres, plus engagées, ont exalté. De May B (1981), inspiré

de Beckett, à Umwelt (2006), qui pique au ciné la technique du zootrope, sans oublier l’hypnotique Ça quand même (2004), où la parole officie comme métronome de la danse, plus d’excuse pour ne pas avoir vu vos classiques contemporains.

Se Pinter

Jusqu’au 31 décembre Festival d’Automne à Paris Dans huit théâtres de Paris et d’Ile-de-France

Le Retour

Un prof de philo présente sa jolie épouse à son père, boucher tyrannique à la retraite, et à ses deux frères – l’un trousseur de jupons, l’autre proxénète. Le metteur en scène Luc Bondy, nouveau directeur du Théâtre de l’Odéon, démarre fort sa saison parisienne en adaptant Le Retour, d’Harold Pinter, qui fit scandale lors de sa parution en 1964. Chez l’auteur anglais,

tout est affaire d’atmosphère. D’une situation banale, on s’enfonce à pic en territoire inquiétant, sans qu’une seule goutte de sang ne soit versée, juste par la tension des corps et des mots. Avec Emmanuelle Seigner, Bruno Ganz, Louis Garrel et Pascal Greggory, alléchants pour ce « théâtre de la menace » exhumé.

Du 18 octobre au 23 décembre Mise en scène : Luc Bondy Odéon – Théâtre de l’Europe, Paris

Annonces  JF CH. SHOWS-CHAUDS POUR AUTOMNE DOUCEREUX Par Mélanie Alves de Sousa

Dix piges d’images Collaboration entre la Ferme du Buisson (Seineet-Marne) et Arte, le festival Temps d’images fut l’un des premiers à s’intéresser au rapport entre scène et image, mixant artistes du plateau et de l’écran. Pour ses dix bougies : le very sex’n’blues The Legendary Tigerman crée la B.-O. de Hay Road, un western portugais de

Festival Temps d’images Rodrigo Areias ; l’auteur et metteur en scène Frédéric Sonntag sature le plateau d’écrans vidéo pour une traque paranoïaque dans Sous contrôle ; Roger Bernat transforme la scène en Parlement avec Pendiente de voto, donnant à chaque spectateur le droit de vote. Adjugé.

Peau au feu Un riche propriétaire terrien invite chez lui un artiste chargé de réaliser un livre d’enluminures. On ne veut pas spoiler, mais une passion cruelle verra un homme cuire au court-bouillon. Un opéra cannibale  ? Hum  ! Affamé, on l’est par Written on Skin et son trio anglais excitant : le compositeur Georges

Du 9 octobre au 21 octobre A la Ferme du Buisson, Noisiel, et au Centquatre, Paris

Written on Skin Benjamin, le dramaturge Martin Crimp – tous deux déjà aux manettes de Into the Little Hill, grand succès du Festival d’Automne 2006 – et la metteuse en scène Katie Mitchell. L’ovation reçue au Festival d’Aix, « sans réserve » dit-on, ne fait qu’attiser notre appétit.

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Les 23, 25, 27 et 30 novembre De Georges Benjamin, livret de Martin Crimp Mise en scène : Katie Mitchell Théâtre du Capitole, Toulouse Et à l’Opéra Comique, Paris Dates à prévoir en 2013


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THÉÂTRE g Carte blanche à :

naïs Demoustier

Entre une actualité ciné chargée – Thérèse Desqueyroux de Claude Miller (le 21 novembre), Le Secret de Loulou, un film d’animation d’Eric Omond et Grégoire Solotareff et Bird People de Pascale Ferran (en 2013) –, Anaïs Demoustier jouera sur les planches une Marguerite Duras vive et espiègle aux côtés de Ludivine Sagnier, Brigitte Catillon, Julien Honoré… dans Nouveau Roman de Christophe Honoré, l’un des beaux succès du Festival d’Avignon. A découvrir au Théâtre de la Colline à Paris du 6 novembre au 8 décembre puis en tournée dans toute la France.

©Marcel Hartmann

© Giovanni Cittadini

André. Le tennisman. Au commencement, il y a la surprise amusée de découvrir que ce sera bien Agassi le héros de ce spectacle... Puis il y a le rire en découvrant que son interprète n’est autre qu’une jeune femme, frêle et gracieuse, la brillante Marie Rémond. Avec elle, les pas moins excellents Sébastien Pouderoux et Clément Bresson ont écrit la pièce. Les deux acteurs se partagent le beau monde qui entoure André tout au long du spectacle : il y a entre autres Phili, son frère qui rêve d’être tennisman mais qui ne sait pas tenir une raquette, Mike son père, un peu trop volontaire quant à la carrière du petit André et Brooke Shields sa compagne qui, elle, a bien vu qu’André était chauve sous sa perruque ! Ce spectacle fut pour moi un plaisir inouï. Il aborde avec finesse et drôlerie les doutes que traverse André Agassi, lui qui pratique mais déteste le tennis. Le héros est ici malhabile, peu

en phase avec ses désirs, et incapable de faire ses propres choix... La puissance d’évocation de ce spectacle fait de cette histoire singulière celle de tous. Il nous met subtilement face à nos contradictions, nos maladresses et ainsi face à l’absurdité souvent tragi-comique de nos actes. A travers André en proie à ses doutes, j’ ai vu les miens et ceux de tous les acteurs. Ainsi, sous les perruques et les lunettes de soleil, ce drôle de spectacle s’avère grave, libre et poétique.

inventent ou décalent volontairement certaines situations afin de trouver l’espace dans lequel le théâtre peut rencontrer ce héros et sa vie. C’est ainsi qu’adviennent la poésie et la fantaisie. Et lorsque tous trois nous chantent « les gens qui doutent » en fin de spectacle, la magie a opérée... La grâce est si rare au théâtre, mais elle a parfois l’air si simple à atteindre...

Ce fut aussi pour moi l’occasion de voir trois acteurs talentueux jouant véritablement ensemble, s’adressant avec intelligence, sincérité et humour à un public qu’ils ont voulu dans la lumière, sur un plateau quasiment nu. Ils parviennent à rendre théâtral un match de tennis ou une séance d’entraînement. Semblant s’opposer radicalement à l’idée du biopic, ils

André

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• Un spectacle de Marie Rémond Le 25 octobre au Carré-Scène Nationale (Château-Gontier), et en tournée en 2013 à Compiègne, Lonsle-Saunier, Bordeaux, Valence, PetitQuevilly, Paris…


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Sans titre, 2005

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Vous brassez cultures savantes et vernaculaires, époques et styles, intellect et humour… Oui, j’ai besoin qu’on se marre, qu’on comprenne sans une notice d’exposition illisible, alors quand je mets des dents en or à une hyène empaillée [Untitled, 2009], charognard banni, bête détestée ou sauvage, évidemment je joue avec des clichés.

Béton armé, 600 x 300 x 250 cm Production 40mcube, Rennes Collection du Cnap-Ministère de la Culture et de la Communication Courtesy galerie Samy Abraham et galerie Mélanie Rio Photo © Patrice Goasduff

Parlant de clichés, pourquoi avoir collé des photos de publicités d'agences de voyages au dos de morceaux de murs percés de meurtrières [Meurtrière, 2008] ? Sans tourner au manichéisme, c’est une autre façon d’évoquer la différence entre deux mondes. Il y a une expression anglo-saxonne, beyond the pale , « au-delà du pieu », qui évoque l’idée qu’après le poteau planté, ce n’est plus le même monde. D’un côté il y a des images sans droits, le décor parfait, paradis pour riches, derrière lequel on se cache, de l’autre, on ne voit que par la fente d’une meurtrière.

Bar, 2012

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• Mélèze, acier, accessoires, 9 x 10 x 10 m Production Rocsa, Gent Courtesy galerie Samy Abraham et galerie Mélanie Rio Photo © Nicolas Milhé

Sur le parvis de la place du Colonel Fabien, vous exposez un bloc de béton à la forme épurée. Il s’agit d’un des morceaux du mur érigé entre Israël et la Palestine. Généralement vos pièces ont un titre, ironique, poétique, décalé. Pourquoi celle-ci n’en a pas ? Nicolas Milhé : Sans connaître cet objet, qu’est-ce qu’on voit ? Un mur sans fondations, dont on peut faire le tour. Un élément d’architecture ou une

On en revient à l’idée d’engagement. Je suis un plasticien. Je joue avec des formes. Bien sûr, mon travail s’enrichit de la littérature, du cinéma, de la politique... J’ai besoin de points de départ qui soient durs et référencés, mais je n’estime pas pour autant mon travail politique. S’il amène les gens à plus de prises de conscience, tant mieux. L’autre jour, je relisais Walter Benjamin qui disait très justement que l’art politique est « l’aménagement du pessimisme ». C’est un peu ça, les artistes.

Nicolas Milhé n « J’AI BESOIN QU’ON SE MARRE » « AMÉNAGEANT SON PESSIMISME », LE PLASTICIEN FRANÇAIS FAIT LE MUR À BELLEVILLE. Par Patricia Maincent sculpture, un genre de Richard Serra du pauvre [minimaliste américain célèbre pour ses sculptures monumentales en acier]. Je n’avais pas envie de mettre le paquet sur l’Israël et la Palestine. On peut aussi penser au mur entre le Mexique et les Etats-Unis, ou à ceux construits dans les banlieues huppées d’Europe. La pièce est monolithique, pure, minimaliste. Même si je suis content que les gens fassent le lien, c’est important de ne pas le référencer directement à un événement géopolitique. Pour reprendre l’expression d’une historienne de l’urbanisme, Wendy Brown, je le vois comme un « décor politique ». C’est-à-dire qu’il ne sert à rien, quelqu’un de déterminé pourra toujours le franchir.

Biennale de Belleville •

Cette pièce a été montrée sur une place historique et bourgeoise de Rennes. Pourquoi les quartiers populaires de Paris cette fois-ci ? C’est le point d’orgue. Dans ce quartier, la mixité sociale et communautaire se passe bien, il est un concentré de toutes ces histoires, ce qui prolonge le sens de la pièce.

Fiac •

LA BIENNALE

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Pour Patrice Joly, l’un des commissaires d’exposition à l’origine de la biennale de Belleville, son quartier est idéal pour ce rendez-vous : « Sur les traces du squat de la Générale il y a dix ans, des galeries dynamiques se sont implantées ici. Il se concentre dans ces rues en mutation une scène artistique foisonnante et riche. » Alors que l’art contemporain se contorsionne vers le luxe, il choisit un endroit « à la fois très populaire, avec des cités, mais aussi en

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Place du Colonel Fabien, Paris Jusqu’au 20 octobre

solo show • Lieu-Commun, Printemps de Septembre, Toulouse Jusqu’au 21 octobre

Parc de sculptures aux Tuileries, Paris Galerie de l’Evolution, Paris Du 18 au 21 octobre

Une révolution de quartier

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pleine gentrification ». En jouant sur le côté « village » de ce coteau « sinueux, escarpé, sans gestes architecturaux majeurs, sans grands centres d’art », les propositions sont plus intimes. « On va dans les belvédères, les ateliers d’artiste, on montre les trésors cachés de Belleville. » Une sensibilité nostalgique ? Pas du tout, puisque c’est le thème des révolutions qui s’est imposé cette année : « Ici, c’est un petit miracle au quotidien  : Noirs,

Juifs, Arabes, bourgeois vivent ensemble. L’idée de révolution fait évidemment écho à l’actualité sans pour autant être restrictive. On fait aussi référence au passé révolutionnaire de Paris, la Commune ou mai 68, avec des pièces de Sam Durant et celle de Nicolas Milhé, qui peut rappeler un ready made minimal ou le mur de Berlin. » La deuxième édition de cette escapade qui change se tient jusqu’au 20 octobre. P. M.


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Dessins muraux de 1968 à 2007

de l’artiste, des écoles d’art locales et des techniciens. La notion de transmission se trouve ainsi au cœur de cette rétrospective, qui, loin de « figer » la pièce dans le temps historique de son invention, la réactive au présent, dans un nouvel ici et maintenant. Acteur de la réalisation artistique, le dessinateur a une place qui n’est pas celle d’un simple exécutant. Il joue un rôle, prend certaines décisions. Concrètement, chaque mode d’emploi est donné dès le sous-titre, explorant des modes de tracé et des propositions pour faire advenir la forme.

• Centre Pompidou-Metz Jusqu’au 29 juillet 2013

Wall Drawing #299 (détail), 1976

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• Collection of Levi Strauss & Company, San Francisco © SABAM Photo ©Lieven Herreman – M Leuven, 2012

Wall Drawing #29 1969 • Private collection, Amsterdam © SABAM Photo © Lieven Herreman – M Leuven, 2012

Une boîte à outils. L’œuvre de Sol LeWitt (1928-2007) est une trousse utilitaire à la richesse abyssale dans laquelle les nouvelles générations puisent des formes à reproduire et surtout des systèmes, c’est-à-dire des méthodes. Il est ce que l’on appelle un « artiste d’artistes », souvent cité ou repris, interrogeant les notions fondamentales de l’art. Avec ses compatriotes et amis Donald Judd ou Dan Flavin, l’Américain est l’un des géants de l’art conceptuel. Contrairement à ce que le terme implique,

LES RÈGLES, JALONS VERS LA LIBERTÉ A Louvain, l’une des premières salles offre une expérience sensorielle déroutante. D’abord presque invisibles, des milliers de lignes droites au crayon se révèlent, au fil du cheminement spatial et au fur et à mesure que l’œil s’habitue à la faible intensité lumineuse. En quatre couleurs primaires (noir, jaune, rouge, bleu) et dans quatre directions différentes, les traits se rencontrent dans un fourmillement précis et frénétique, leurs croisements produisant de grésillantes vibrations optiques. A Metz, on retiendra le dessin issu de la série tardive des Loopy Doopy, réseau sinueux et labyrinthique, reposant sur le tranchant contraste du noir et du blanc peint à l’acrylique. La ligne s’est comme gonflée de vie et ses mouvements produisent de fascinants effets baroques et organiques. Le regard se perd dans le cheminement. Sol LeWitt donne l’impression d’avoir passé sa vie à inventer des règles ultraprécises, comme autant de jalons pour atteindre une liberté vibrante et totale. Les murs, devenus supports directs de création, délimitent les espaces, mais, ouvrent le champ perceptif et mental.

z Sol LeWitt LES DESSINS DU MAÎTRE DE L’ART CONCEPTUEL, RETRACÉS POUR DEUX EXPOS EUROPÉENNES. Par Gilles Baume (à Louvain et à Metz) ce mouvement, s’il donne la primauté à la pensée, est loin de rester cantonné dans une aride énonciation d’idées désincarnées. Ainsi, l’un des médiums favoris de Sol LeWitt est-il le wall drawing (dessin mural), une technique qui rappelle les fresques de la Renaissance. Une double rétrospective européenne, répartie entre deux musées, se concentre sur ce procédé, et présente 57 wall drawings sur les 1 200 répertoriés. La distinction s’impose entre dessins en couleur au M-Museum de Louvain, et en noir et blanc au Centre Pompidou de Metz. Cette opposition fondamentale permet de définir un double parcours, voyage chronologique retraçant les grands motifs et évolutions de l’œuvre. Audelà des différences entre les espaces, le visiteur a quelque peu l’impression de revivre une expérience assez analogue entre les deux étapes. Elles développent chacune le vocabulaire de l’artiste, se concentrant d’abord sur des formes géométriques simples (découlant du motif de la ligne) puis se complexifiant progressivement (avec des pyramides, des lignes courbes). On y découvre comment crayons, pastels, encre de chine… ouvrent autant de possibilités et d’effets graphiques variés. Cette double exposition offre le plaisir de percevoir l’étendue de multiples nuances et les forces paradoxales qui la traversent : couleur/noir et blanc donc, mais aussi ordre/désordre, idée/geste, artiste/dessinateur, individu/collectif, passé/présent. INSTRUCTIONS PRÉCISES POUR TITANESQUE LABEUR Ces tracés monumentaux prennent place directement sur les murs. Impossible de les faire venir depuis la collection LeWitt située dans le Connecticut, ou depuis les espaces des différents prêteurs internationaux. Il s’est agi de les redessiner pour l’occasion, avant de les effacer jusqu’à de prochaines expositions. Elles s’inscrivent dans un système de travail ultrarigoureux, répondant toutes à des instructions précises. Leur réalisation a engagé un titanesque labeur, associant les ayant droits

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Wall Drawing #879 Loopy Doopy • Peinture acrylique Première réalisation : Elizabeth Alderman, Sachiko Cho, Edy Ferguson, Anders Felix, Paux Hedberg, Choichi Nishikawa, Jim Prez, Emily Ripley, Mio Takashima Première installation : PaceWildenstein, New York, septembre 1998 LeWitt Collection, Chester, Connecticut © Adagp, Paris 2012 © Photo : Centre Pompidou-Metz / Rémi Villaggi Vue d’installation au Centre Pompidou-Metz,

février 2012


Untitled, 2008

Untitled, 2007

Epson Ultrachrome inkjet on linen 213,4 x 175,3 com WG2123 Photo © Lamay Photo

Epson Ultrachrome inkjet on linen 213,4 x 175,3 com WG1210 Photo © Lamay Photo

 Wade Guyton « L’IMPRIMANTE RÉFLÉCHIT POUR MOI » EN UTILISANT TRÈS MAL SON PC, LE NEW-YORKAIS PROVOQUE DES « ACCIDENTS ». Par Timothée Chaillou Est-ce que vous traitez toutes les images de façon équitable et démoRecyclez-vous ou volez-vous les images que vous utilisez ? cratique ? Wade Guyton : Je déchire simplement les pages de livres. Généralement, J’essaie d’être juste, mais c’est difficile de nos jours. Utiliser une image, j’achète ces livres, donc on peut dire que j’achète ces images. c’est d’abord la pointer du doigt, ensuite l’indexer. Tout cela se rapproche de cet index qui pointe le ciel, montrant un transcendant. Ça pourrait Vous posez parfois des formes géométriques dessus. Quelle valeur aussi bien être un doigt dans le cul. ont ces formes ? Elles sont dessinées avec Microsoft Word, donc d’une certaine façon, il Quelle est l’importance de la matérialité des images que vous utilisez s’agit d’écriture. Mais comme ce sont aussi des formes dessinées, je les ap- vis-à-vis de leur contenu informatif ? pelle dessins. J’oublie souvent d’où viennent les pages, et parfois j’oublie Selon la qualité du livre, la feuille absorbe plus ou moins l’encre. Et là où d’imprimer la bonne page pendant que je suis en train de lire mes mails. il y a déjà une image, l’encre agit très différemment aussi avec le blanc du Il m’arrive aussi d’oublier d’enregistrer les fichiers, alors je suis obligé de papier et parfois l’information fait « saigner » l’encre. refaire quand j’en veux un similaire – au moins, chaque dessin est unique. Le collage est-il un médium sale, utilisant des déchets, des restes Le photographe californien Elad Lassry dit qu’il y a quelque chose d’images ? d’ironique à s’approprier des images contemporaines. Qu’en pensez- Tout à fait, et si le sol de la cuisine est sale, le collage le sera d’autant plus. vous ? Dans l’épisode The Bubble de la série 30 Rock [2009], Drew Baird [joué Coller, est-ce « penser avec ses mains » (d’après l’écrivain suisse Denis de Rougemont) ? par Jon Hamm] dialogue avec sa petite amie Liz Lemon [Tina Fey] : Pas faux : mes doigts font le travail et l’imprimante la réflexion. «  - Drew : Je n’ai pas aimé être en dehors de la bulle, Liz. C’était très ironique. - Liz : Non ce ne l’était pas, ce n’est pas comme ça Whitney Museum, New York qu’on utilise ce mot • - Drew : Je veux utiliser ironique comme je l’entends. Jusqu’au 13 janvier 2013 Je veux rester dans la bulle, Liz. »

Exposition thématique autour du collage Seuls quelques fragments de nous toucheront quelques fragments d’autrui • Galerie Thaddaeus Ropac, Paris Du 29 novembre au 12 janvier 2013

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Sturtevant

Allyson Mellberg

Le prix Marcel Duchamp à la FIAC

L’abécédaire de Deleuze Galerie Thaddaeus Ropac, Paris Jusqu’au 6 octobre

Endogenous Galerie L.J., Paris Jusqu’au 13 octobre

• Exposition au Grand Palais Du 18 au 21 octobre

Les Dérives de l’imaginaire • Exposition collective Palais de Tokyo, Paris Jusqu’au 7 janvier 2013

Agenda

Newtopia. L’état des droits de l’homme

Scénario d’automne = 10 points de vue

Exposition collective Malines, Belgique Jusqu’au 10 décembre

Exposition collective CNEAI, Chatou Jusqu’au 21 décembre

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Yto BARRADA

Edward Hopper

Exposition personnelle MACRO, Musée d’Art Contemporain de Rome Jusqu’au 11 novembre

Galeries Nationales du Grand Palais, Paris Du 10 octobre au 28 janvier 2013


Temene

Cadavre exquis

Courtesy Galleria Continua

Courtesy Galleria Continua

Kendell Geers UN SORCIER RÔDE DANS LES FORTIFICATIONS DU CHÂTEAU FORT DE BLANDY-LES-TOURS. Par Patricia Maincent (à Blandy) Dans la cour, un jardin en forme de croix, planté d’herbes aux vertus médicinales pouvant nourrir, soigner ou... intoxiquer, nous fait glisser le long de la séparation fragile entre science et superstition. Posés sur des barils, quelques personnages grotesques, fabriqués par un sorcier joueur en une matière dérivée du pétrole, accueillent le public à l’entrée de cette forteresse de Seine-et-Marne. Un peu plus loin, des fétiches plantés de clous ont été recouverts de coulures de peinture noire, et d’une bande de signalisation rouge et blanche. Un rituel obscur ? L’ensemble convoque étrangement tout autant la culture vaudou que la peinture expressionniste abstraite. FRAYEUR DANS LES COURSIVES Coutumier de la provocation, l’artiste sud-africain Kendell Geers se glisse dans des détournements de vestiges. Un imprimé, dont il recouvre une réplique de La Victoire de Samothrace, est réalisé à partir de la calligraphie du mot fuck qui ne devient plus alors qu’un signe obscur sur la statue sans tête. Cette insulte se cache souvent dans les motifs de Geers ; on l’a vue sur un crâne, une boule à facette, un crucifix, on

la retrouve sur un immense pendule accroché dans la salle des gardes. Dans la majesté du lieu, l’étrange forme calligraphique oscille, animée par une formule magique. Le sacré se mêle au profane voire au vulgaire, ses jeux de mots sont autant de portes d’entrée sur une œuvre. A l’entrée des coursives, écrits au néon, « sacred », sacré, et « scared », effrayé, forment un cercle lumineux tel un signe kabbalistique. L’artiste mêle superstitions et religions dans un syncrétisme unique, jouant de nos peurs ancestrales. En prenant pour titre de l’exposition celui d’un recueil poétique de William Blake, Le Mariage du ciel et de l’enfer (1793), il fait appel à l’expérience mystique et visionnaire du peintre anglais. Mais cette esthétique brute, peuplée de matraques et de tessons de bouteilles de bière, évoque plutôt une décapante magie noire. Un univers trouble qui s’est pourtant assagi depuis 2005 où, rappelezvous, lors d’une performance intitulée Cocktail, le soir du vernissage de l’exposition Dionysiac au Centre Pompidou, Kendell le punk avait laissé les invités apprécier leur champagne dans des coupes moulées sur son sexe en érection. Une autre forme d'envoûtement.

Le Mariage du ciel et de l’enfer • Château fort de Blandy-les-Tours, Blandy Jusqu’au 21 octobre

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ART ÷ Carte blanche à :

Emilie Pitoiset

D

u dessin, Emilie Pitoiset a dérivé vers la vidéo et les installations. Ce premier moyen d’expression reste la base de l’élaboration de son travail sur ces différents médiums. Sélectionnée pour le Prix Ricard 2012, elle nous envoie ce Persona, une pièce qui « sort des fourneaux », qui n’a pas encore de taille définie, et qui deviendra « une projection, une image ou une sculpture. Pour l’instant, c’est une forme posée, inactive, en attente de devenir, comme le serait un masque accroché au mur  ». Emilie sera présente à l’exposition Evocateur, à la Fondation d’Entreprise Ricard, du 12 octobre au 17 novembre.

Persona, 2012

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Chantal Stoman > LES SOLITUDES SONT DE LA MÊME VIOLENCE SOURDE, MAIS LOST HIGHWAY N’A RIEN À VOIR AVEC DAVID LYNCH. Par Magali Aubert Depuis une voiture qui roule. C’est ainsi que sont prises les photos de la série Lost Highway de Chantal Stoman. Sur les routes de Tokyo, du Caire, de São Paulo ou de Hong Kong, de Bombay et Calcutta, la photographe française dialogue dans la nuit avec ces « échantillons de vie » flous que sont les métropoles vues depuis un flyover. Un survol en noir et blanc qui raconte cette part commune qu’est le soir qui défile, et l’absence de frontières. « Je surprends en un éclair les habitants chez eux. Je dîne à leur table, je regarde leur télé, je couche dans leur lit. Soudain, leur intimité si rare et précieuse m’est simplement offerte », commente cette « nyctalope ». Ses intimes, anonymes, guettés au cœur des cités, sont captés en argentique « dans la tradition de la photographie classique fine art ».

DES NUITS NOIRES À LA NUIT BLANCHE Après Paris, le projet est voué à être exposé dans les six villes shootées : « Bombay et São Paulo en 2013, le reste, ça s’organise... » Sa carrière, Chantal Stoman la débute dans la mode (Madame Figaro, Next, Numéro Tokyo) il y a une quinzaine d’années. Lors de son premier séjour au Japon, en 2005, l’obsession des femmes pour le luxe la fascine : « Les vêtements sont prioritaires à tous leurs désirs ! Pour moi que la possession n’intéresse pas du tout, cela a été un travail d’observation passionnant. » En découle A Woman’s Obsession, une exposition d’une centaine de photos, itinérante : Tokyo, Paris (notamment lors de la Nuit Blanche 2009) et New York. Le livre homonyme (Ed. de La Martinière) est épuisé. Un succès pour ce qui fut une façon de dire au revoir au monde de la mode. La première partie de Lost Highway a elle aussi été réalisée au Japon, en 2008. Cette année encore, le travail de Chantal Stoman est sélectionné pour la Nuit Blanche. Dans le hall central du Palais de Chaillot, une boîte lumineuse pyramidale réunit les planches-contacts de ces clichés sombres.

Lost Highway, a Photo Project • Cité de l’architecture & du patrimoine, Paris Du 10 octobre au 9 décembre

Lost Highway, Light Box • Nuit Blanche Palais de Chaillot, Paris

Le 6 octobre

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LA GRANDE CLASSE OUVRIERE Dossier :

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Politique

« On a mal au bide !  » Disposé à « construire une opposition de

gauche », Philippe Poutou, la star sympa du NPA, prépare une manif’ d’envergure pour défendre son usine automobile. Nous sommes allés frapper aux battants de son atelier.

Par David Carroll (à Bordeaux) Photographie parJmb - Photothèque Rouge

Il donne du «mes copains, mes collègues» à foison. Ce qui frappe à la rencontre, c’est le contraste entre la noirceur absolue du tableau social dépeint et la jovialité immédiate de ce militant CGT de 45 ans qui, en mai dernier, embarquait plus de 400 000 personnes aux urnes. Le voici donc, Philippe Poutou, réparateurs de machines-outils de l’usine Ford à Blanquefort depuis 1996, matinalement attablé un jeudi d’août devant un expresso, à l’intérieur du seul bar populo d’une place huppée bordelaise. Plus courtois que Mélenchon, l’autre révélation d’extrême-gauche des dernières présidentielles s’est présentée aux législatives en Gironde et a obtenu 2,12% des voix – score meilleur qu’au niveau national (1,15 %). Pendant la campagne, il publiait un livre en forme d’oxymore, Un ouvrier c’est là pour fermer sa gueule !, qui décrivait ses difficultés à se faire entendre dans les médias bourgeois. «Le message n’est pas du tout entendu. » Alors, il évoque ici, en grand, sa déprime de classe que seules les luttes semblent capables de transcender. Celui qui s’est attiré les sympathies en se demandant « ce qu’il foutait là » devant les caméras confie avoir «progressé» en communication. Force (ouvrière) est de constater qu’il est très à l’aise ; seule l’arrivée de sa femme et de leurs enfants mettra un terme à la discussion. Dans la rue, il est vite entouré d’une petite cour de fans à qui il donne volontiers le change. On se reverra deux semaines plus tard, pour continuer le combat. Fin septembre, afin de garantir le maintien de mille employés de sa boîte, il débarquera en masse – avec 400 sympathisants, par un train déjà affrété – au Salon de l’Auto pour «mettre la pression» sur Ford. En attendant le Grand Soir, contrôle technique.

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« La direction de Ford m’appelle exprès par mon prénom devant les journalistes ! » Philippe Poutou


Philippe, le concept de classe ouvrière fait-il encore sens ? Philippe Poutou : C’est pas un concept ! Ça existe ! En tant qu’ouvrier, je côtoie cette classe et ce n’est plus seulement le mineur ou le manutentionnaire, c’est aussi la caissière, l’aide-soignante, le postier, le déménageur, l’intérimaire... Même en usine, ça a évolué : plus le même bruit, ni les mêmes températures. Idem au niveau de la sécurité. Mais il y a toujours des machines, les cadences... Ce sont ceux qui galèrent, avec des salaires pas terribles et des conditions qui se dégradent, ceux qui ont peur pour demain dans le privé ou le public. Et aussi ceux qui n’ont même plus la chance de pouvoir bosser, qui ne connaissent pas le boulot, ou de loin. La majorité, finalement. Mais pourquoi les discours ouvriers ont si peu d’écho ? Dans l’Histoire de France et même de la planète, il y a peu de moments où le prolétariat a pris ses affaires en main. La grève générale de mai 68 a touché plusieurs millions de personnes… En Grèce, au Portugal, en Espagne, en Angleterre, ça faisait parfois trente ans que ce n’était pas arrivé. Mais ça commence à remonter. En Tunisie, en Egypte, c’est essentiellement ce milieu qui est intervenu, avec la jeunesse étudiante. Mais c’est rare ! Il faut que les gens s’organisent, se battent. On parle de démocratie directe, par en bas. Ne pas subir les événements, penser qu’on peut changer les choses. Donc renouer avec des mouvements sociaux d’envergure et balayer ce système-là.

Il y a aussi la question du logo : vous exigez son retour sur la façade, comme gage de l’investissement de Ford dans le projet industriel du site. C’était la grande nouvelle du comité de pilotage qui s’est réuni aujourd’hui ! Ils sont d’accord avec nous pour dire que c’est important que le logo revienne. S’il revient, ce sera un jour historique. Déjà c’est un sacré exploit qu’ils aient racheté l’usine ! On n’a pas lâché le morceau ! Et maintenant on les fait chier sur le logo ! C’est pas un peu paradoxal de se battre pour un logo quand on pourfend le capitalisme ? C’est ce qu’ils nous disent, surtout à moi ! Ce serait mieux de sortir du capitalisme, mais en attendant, on se bat dans l’urgence pour défendre nos emplois ! Qu’est-ce que ça change d’avoir dans l’usine un ex-candidat à la présidentielle ? Ça attire les journalistes. Ça met la pression sur Ford, qui n’aime pas ça, et ça mobilise les collègues. Quand on fait un tract, il y en a qui le lisent sans être convaincus. Mais le soir en rentrant, s’ils voient un reportage à la télé sur nous, ils sont tentés de rejoindre la lutte !

« On casse les liens,on fragmente via la soustraitance. Il faut reconstruire une culture de classe. »

On dit que vous prenez goût au show-biz. Comment les copains réagissent ? [Mort de rire] Les collègues, ils voient pas ça ! Ils voient un copain qui parle pareil et habillé pareil qu’ici. Ça les rassure et ça les touche. Après, y prendre goût... c’est plutôt que j’ai progressé. Au début, j’étais super mal à l’aise, on se demandait ce que je foutais là ! Et au fil de la campagne, les collègues ont commencé à retrouver le Poutou qu’ils connaissent. Et maintenant ils comptent sur moi pour donner un écho à leur combat, à leurs vies. Indépendamment des idées d’extrême-gauche que tout le monde ne partage pas, ils sont fiers qu’on les représente à la télé. Pourvu que ça leur file la pêche pour en découdre collectivement !

L’idée de conscience de classe est donc déterminante ? Elle était beaucoup plus forte avant : prends la révolution russe, le mouvement ouvrier mexicain dans les années 20-30, ça représente des centaines de milliers de militants. Ces dernières décennies, ça a été la descente. Aujourd’hui, c’est très nébuleux, mais il faut se serrer les coudes entre opprimés face au camp qui s’enrichit, construire des syndicats, des outils qui soient les nôtres, pour s’émanciper. Sans perdre espoir… Des usines de 30 000 à 50 000 ouvriers, ça n’existe plus. En France, les dernières grosses, ce sont PSA à Sochaux (12 000), à Rennes (5 000), à Aulnay-Sous-Bois (4 000). Dans mon usine, on est 1 100, enfin 2 000, sur deux sites côte Et dans vos rapports avec la direction ? à côte. Mais on était 4 000 il y a dix ans. Le patron Ah oui ! Ça a changé ! On a eu des rapports faisait ce qu’il voulait ! Ces cinquante dernières Philippe Poutou assez agressifs. On a fait des séquestrations, on a années, les ressources humaines ont fait de gros envahi des salles de réunion... On a été tellement progrès dans les méthodes de division. On casse les liens, on fragmente via la sous-traitance. Il faut reconstruire une culture de méchants, tellement terroristes, qu’ils n’avaient plus confiance. Et moi, j’en classe. Mais dans la crise actuelle, ça va être compliqué. Espérons un sursaut, prenais pour mon grade en tant que responsable de l’équipe syndicale. La violence de leurs propos envers moi intimidait les autres, plus hésitants sur brutal lui aussi ! l’utilisation de moyens radicaux. On sortait de réunion, on avait les jambes J’ai essayé de visiter l’usine Ford où vous travaillez, la direction a molles ! Ça devenait physique ! Mais depuis un an, ils ont un ton feutré ! Ils refusé. « Pas de personnel pour l’organisation de visites », ce qui pensent pareil qu’avant, hein ! Mais avoir été un personnage national, ça les paraît assez bidon avec des centaines de salariés en chômage dépasse. Alors que c’est bidon tout ça, on s’en fout ! Tout à l’heure encore, ils partiel. D’après vous, pourquoi ce refus ? ont abusé ! Ils m’appellent exprès par mon prénom devant les journalistes ! Je ne sais pas... Ils refusent toujours. Un seul journaliste de Sud-Ouest a accès Stéphane Césaréo [directeur de la communication de Ford pour la France, aux bureaux pour interviewer les patrons. France 3 a fait des images il y a qui nous a refusé l’accès au site] m’a dit : « Au revoir Philippe. » Mais arrête quelques mois, c’était la première fois depuis vingt ans. Il y a peut-être des tes conneries, tu veux me griller ou quoi ? Il ne peut pas me voir ! Je ne lui ai même pas dit bonjour en arrivant ! trucs qu’ils n’ont pas envie de montrer. Une usine déserte ? Aujourd’hui, on est 200 à 300 à bosser. Les 800 autres sont en chômage partiel ou en formation. Par rapport à la superficie, ça fait vraiment désert... Les deux tiers les locaux ont été vidés [voir encadré], ils refont les sols. Il y a quelques nouvelles machines, mais pas beaucoup. Un tiers des anciennes va être démonté cet automne. Est-ce que ça va se remplir ? C’est tristounet.

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Vous risquez de passer pour un traître ? Ça pourrait ! Les patrons se demandent sûrement comment ils vont m’utiliser ! Ils ont toujours des stratégies  : rapports paternalistes, le tutoiement... mais on refuse. Tout à l’heure, devant les caméras, Roland Especel [ex-responsable de la com’, consultant dans les rapports de la société avec l’Etat et les élus] m’a donné du « Philippe » aussi. Il est UMP. Et il dit au revoir comme si on était copains !


Comment garder la tête froide ? La bande de copains ! Sans eux je ne suis rien, je ne sais pas parler. Pourquoi ça tombe sur vous ? D’où vient cette vocation de porteparole ? C’est quand on a commencé la bataille chez Ford. Les caméras sont venues et personne ne voulait y aller. J’étais secrétaire du syndicat. Ils m’ont dit : « T’y vas, t’y vas ! On va y arriver, mais c’est toi qui le fais ! » Après c’était : « Bon ben tu le fais bien, alors tu continues ! » Ça arrange tout le monde. Parler aux journalistes, personne n’a envie, c’est pas simple, même hors caméra. Il y a une sorte de timidité, de crainte... Vous qui avez choisi la parole, que pensez-vous de Xavier Matthieu, délégué CGT connu pour avoir saccagé la sous-préfecture de l’Oise à Compiègne en 2009, pour protester contre la fermeture

Nous avons voulu visiter le site Ford où travaille Philippe Poutou : no way. Le site Ford de Blanquefort (Gironde) a été monté au début des années 70 pour fabriquer des boîtes de vitesses automatiques. Contrairement aux prédictions du marketing américain, les automobilistes européens sont restés scotchés à leur transmission manuelle. Le marché dégringole, et l’usine, jugée pas assez rentable, est vendue en 2008 à un entrepreneur allemand dégoté dans le carnet d’adresses de Christine Lagarde, alors ministre des Finances ; Bercy signant au passage un chèque de douze millions d’euros pour convaincre le repreneur de

de Continental à Clairoix ? Je le connais, je l’apprécie. Ses passages télé, c’est bonnard ! Au 20H de France 2, quand David Pujadas lui demande s’il compte appeler au calme après les actes de violence qu’on leur reproche, il a un temps d’arrêt de deux secondes et il dit : « Mais vous rigolez ou quoi ? J’ai pas d’appel au calme à faire. Il faut que la colère s’exprime ! » C’est la révolte ! Casser des ordinateurs, séquestrer, on n’ a aucun problème avec ça. C’est de la médiatisation. C’est efficace pour populariser une lutte. Tout ne peut pas se passer calmement. Laurence Parisot a dit récemment qu’il faudrait qu’on puisse discuter tranquillement des licenciements ! C’est pas possible ! Comment vous voulez rester tranquille quand on parle de faire perdre leur boulot à 200 ou 300 personnes ! La télé d’en haut peut-elle relayer la parole d’en bas ? Le message n’est pas du tout entendu. Aux présidentielles, on a (…)

UNE USINE FANTÔME ? conserver les 1 600 employés. Or, en 2010, le projet du repreneur s’avère hasardeux, Ford rachète l’usine à l’issue d’un conflit social qui voit émerger comme porte-parole des salariés un certain Philippe Poutou. La direction s’engage à maintenir tous les employés en échange d’aides de l’Etat et des collectivités locales. De 2011 à 2013, 122 millions d’euros auront été investis dans la modernisation, le démantèlement des anciennes lignes de production et le financement du chômage partiel pendant le processus. La direction réfute en bloc le terme de « désindustrialisation ». Certes, l’usine

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est vide et les anciennes machines ont été vendues. Mais de nouvelles seront mises en route en août 2013, destinées à fabriquer... des boîtes automatiques pour le marché européen ! Ford parle d’une « réindustrialisation ». Le préfet, pas dupe, convoque trois à quatre fois par an un comité de pilotage pour contrôler l’avancement des engagements de 2011. Le 7 septembre dernier, Jeff Wood, le nouveau vice-président de Ford Europe, est venu en personne annoncer qu’il envisageait de remettre le logo sur la façade. Un geste de façade, justement ? D. C.


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(…) fait 1,15 % des voix, Lutte Ouvrière, 0,5 %. Ça peut avoir un côté démoralisant. En même temps, dès que je sors, les gens me reconnaissent ! On me parle du côté salarié dans la campagne, qui dit merde, au milieu des requins... C’est mieux que rien ! On a été là ! Comme Besancenot avant... Mais Besancenot, c’était avant la grande crise, et il maîtrisait mieux la parole. Là, c’était l’envers du candidat, le mec qui n’a pas vraiment envie d’être là, qui parle de ses copains, un peu perdu face au mépris des journalistes et des autres candidats. Malgré cette posture du type ordinaire qui n’a pas envie, on sentait chez vous un vrai plaisir. Surtout après l’obtention des cinq cents signatures. L’envie de faire un bras d’honneur ! Et de faire passer des messages. Mais la télé et la radio ne sont pas faites pour exprimer la révolte, le journaliste n’est pas là pour nous aider à parler. Il est là pour faire son boulot. C’est quoi son boulot ? Casser de l’ouvrier ? N’est-ce pas un peu caricatural ? Pas forcément ! Quand ils invitent des artistes, c’est pareil. Ils ne posent pas des questions intéressantes. C’est toujours « vous, vous, vous » et pas les idées. Et pour les journalistes, qui gagnent 200 000 euros par mois, on est tous des Xavier Matthieu : des gueulards qui veulent foutre le bordel. Ils n’ont pas conscience que des millions de gens sont broyés par le système et vivent avec 1000 ou 1200 euros. Ils nous parlent de Johnny Hallyday qui a passé cinq heures à l’hôpital, comme si c’était un drame national... Vous avez pourtant bénéficié d’un temps de parole équitable, non ? Les cinq dernières semaines, oui, grâce à la loi. Mais sur huit mois, j’étais avant-dernier, devant Cheminade. [Une étude CSA de janvier à mars 2012 montre des temps de parole très proches des chiffres des scores au premier tour. Poutou plafonne à 1 % quand Sarkozy et Hollande sont à 32% et 29 %.]

n’est pas exactement un journal gauchiste, après les émeutes à Amiens cet été, a fait un reportage sur la situation dans les banlieues : chômage, désespérance. Dans la musique, au cinéma, on n’entend pas cette dénonciation, à part très en marge. Une culpabilité de pays riche peut-elle empêcher les révoltés de s’exprimer ? C’est le fond du message dominant ! Quand ils disent « Regardez la Grèce, si vous ne voulez pas être comme eux, il va falloir faire comme ça. Vous plaignez pas, y a pire… » Même quand on bosse, on entend : « Regardez les ouvriers chinois, marocains. Faites attention. » Un enseignant ou un postier qui a son boulot à vie, on lui répond « ferme ta gueule, t’as ce privilège ». Et cette propagande économique, elle marche, ça fait baisser la tête... Je suis allé voir les salariés de l’usine Doux à Quimper, en grève depuis juillet, le niveau de résignation, ça fait peur ! Des gens surexploités, des centaines de milliers de poulets tués à la journée dans des cadences de dingues très mal payées. Mais pendant la grève, ils s’inquiètent de devoir vendre leur maison… en espérant des reclassements pas trop mauvais… Alors qu’il y a tout pour se révolter ! Combien de milliards d’aide publique le patron a-t-il encaissé ? Toute l’histoire est scandaleuse, et pourtant, dans la tête des gens, il y a cette soumission. C’est terrible.

« Notre banderole, la sécu du Salon de l’Auto l’a mise au broyeur. Mais on s’en fout, on a tous des T-shirts. »

Le 29 septembre, vous manifesterez en masse au Mondial de l’auto « pour mettre la pression sur Ford en allant directement sur les lieux de la vitrine des constructeurs », et garantir le maintien de 1 100 de nos emplois. Confiant ? Lutter, c’est votre train-train quotidien ? Non, non ! On a mal au bide quand on pense à cette manif’ énorme ! On a peur de se gameller ! Mais on veut frapper encore un coup. On est tout sauf tranquille ! Pourtant on l’a déjà fait deux fois et ça a permis de faire basculer les choses. On ne peut pas gagner tout seul contre Ford. Continental à Clairoix a perdu, Molex à Villemur a perdu. C’est en se regroupant qu’on peut arriver à changer les choses. Mais c’est stressant ! On va envahir le stand pendant deux, trois heures, les médias seront là, on fera part de nos revendications et la direction sera obligée de dire qu’elle va assurer l’avenir de l’usine. Dans la bonne humeur, hein : confettis, autocollants et tout ça...

Qu’est-ce qui vous a donné envie de militer ? En 1982-83-84, je suis au lycée. Le moment des premiers gros scores du FN, du début de « touche Philippe Poutou pas à mon pote » lancé par SOS Racisme, de Mandela toujours en prison... J’étais pour Mitterrand, mais sans savoir qui il était. On était un petit groupe de potes, on se disait anars, Et les banderoles au vestiaire ? sans savoir non plus de quoi il s’agissait. On était anti plein de choses ! Puis Oui ! La dernière fois ils nous les ont chourées ! Mais on s’en fout, on a tous en 1986, il y a eu le projet de loi Devaquet [qui prévoyait de sélectionner les des t-shirts et des bandeaux. La banderole, ils l’ont mise au broyeur. étudiants à l’entrée en université], et on allait aux manifs. C’est comme ça Vous avez porté plainte ? qu’on se politise ! Ben contre qui ? On s’est fait baiser, c’est tout ! C’est un truc de mecs, les cercles militants ? Ben là, malheureusement, dans l’usine il n’y a pratiquement que des mecs. Et Et ils vont vous laisser faire cette année ? Ben peut-être pas ! Mais comme on paye l’entrée du Salon, ils ne peuvent sur trente syndiqués, il y a deux copines, c’est tout. pas nous empêcher de rentrer. Ils pourraient nous bloquer sur le stand mais C’est quoi la bande-son de votre parcours ? ça donnerait une image déplorable. Et en plus, ça se passe super bien avec la On écoutait beaucoup Touré Kunda [duo de frères sénégalais] et… sécu. Les gens applaudissent... Bientôt, on sera annoncés, dans le programme Thiéfaine ! Parce qu’il y avait le shit aussi ; bon, moi, je fumais pas, mais tous du Salon de l’Auto ! mes copains fumaient. Et aussi Renaud, Cabrel, le côté un peu bab’, pas trop contestataire en fait...On est passé à côté du punk. C’est bizarre, parce que la révolte était là. Aujourd’hui, ça manque d’artistes critiques. Un paradoxe dans une société de plus en plus barbare ! Un ouvrier c’est là pour fermer sa gueule ! • On n’est peut-être pas encore assez dans la merde... Editions Textuel Ouais, enfin ça dépend où on met le curseur ! Huit millions de Français 47 pages, 5,10 euros vivent en dessous du seuil de pauvreté ! C’est énorme ! Même Sud-Ouest, qui STANDARD 37 | La grande classe ouvrière | p. 105


« Des jours sombres et tumultueux se préparent » BD

Prix Pulitzer 2002, le journaliste américain Chris Hedges s’associe au dessinateur Joe Sacco pour Jours de destruction, jours de révolte, tableau des « sacrifiés » de l’Amérique. Barack, tu l’as lu ?

Par Roxane Revon (à New York) Illustrations © Nation Books

Ex-correspondant de guerre du New York Times (1990-2005) ayant traîné ses bésicles au Caire, à Jérusalem, en Irak ou en Bosnie, Chris Hedges, 56 ans, aime à se considérer « socialiste » face à ce qu’il nomme le « capitalisme totalitaire et sans pitié ». Avec le best-seller Jours de destruction, jours de révolte, à paraître en novembre et réalisé avec l’intrépide Joe Sacco (Gaza 1956, Reportages, voir Standard numéro 35), Hedges, collaborateur de revues progressistes comme The Nation, The New York Review of Books ou Mother Jones, enseignant à Princeton et blogueur suivi sur Truthdig, ausculte les laissés-pour-compte de la société américaine. Leur chemin de choix les conduit à Cadmen (New Jersey), la ville la plus pauvre et lq plus dangereuse des Etats-Unis, avec environ 35 % de chômeurs et 70 % d’échec scolaire, mais aussi en Californie, dans une réserve sioux du Dakota du Sud ou à New York chez les indignés du mouvement Occupy Wall Street, dont il annonce ci-dessous « l’acte de décès » imminent. Sans oublier le portrait d’un très vieux mineur de Virginie-Occidentale qui remontait le charbon avec des ânes… Un écho douloureux aux élections présidentielles, dans un pays où la démocratie serait devenue « une fiction maintenue à flot », « un totalitarisme inversé » asservi aux grands groupes économiques. Parano ? Lucide, plutôt.

l’écart, la solitude et la frustration les ont poussés vers l’autodestruction. A Pine Ridge [Dakota du Sud], on estime à 80 % le taux d’alcoolisme, et en Virginie, les gens sont accros à la morphine. Il est très difficile de mobiliser les communautés qui ont sombré dans ce désespoir. Certains se consolent dans la religion – pas toujours chrétienne comme à Pine Ridge, mais plutôt de tradition indienne lakota. Quels sont vos liens avec le monde ouvrier ? J’y ai grandi, mais je n’ai aucune illusion : je sais à quel point ils peuvent être bigots et racistes, j’y ai été confronté dans ma propre famille. Mais à 10 ans j’ai été reçu dans une école d’élite et j’ai su que lorsque vous êtes très pauvre, on ne vous laisse pas de seconde chance. Tous les George W. Bush de la planète ont toujours une seconde chance, une troisième, une quatrième. Leur argent et leurs connexions les propulsent sur le devant de la scène même s’ils ont subi d’épouvantables échecs. Cette vie schizophrénique, venir de la classe ouvrière mais vivre au milieu des élites, m’a donné une bonne idée de la manière dont les élites se perpétuent.

« En Virginie, en roulant à travers de vieux camps détruits par l’exploitation minière, on a l’impression d’être en Bosnie. » Chris Hedges

Vous dites que «la classe ouvrière a été rayée de la carte aux Etats-Unis ». Pourquoi ? Chris Hedges : Elle est invisible. La perte des emplois industriels, la destruction des syndicats et l’effondrement des services sociaux a laissé ces hommes et ces femmes dans le dénuement. Ils luttent à présent pour travailler dans le tertiaire à des salaires dérisoires, combinant souvent deux ou trois emplois pour survivre. Le temps où les travailleurs avaient un salaire et des avantages sociaux permettant de prendre en charge une famille et un foyer est révolu. Et ce problème touche maintenant les gens des classes moyennes qui sont devenus largement transparents, notamment à cause des médias préoccupés par les problèmes des stars.

Vous écrivez : « A Cadmen (New Jersey), le monde est divisé entre proies et prédateurs. » Or, ces prédateurs sont souvent d’autres précaires. La division règne ? La révolte, lorsqu’elle apparaîtra, ne surgira probablement pas des rues de Cadmen. Trop d’hommes sont en prison. Personne n’a de travail. Ils ne font donc même pas partie d’une classe ouvrière. Ils ont été mis à STANDARD 37 | La grande classe ouvrière | p. 106

Vous semblez ne plus supporter les mensonges d’un pays que vous aimez. Le gouvernement ferme-t-il vraiment les yeux ? Oui. Ainsi que je l’ai écrit dans L’Empire de l’illusion : la mort de la culture et le triomphe du spectacle [2009] : « La société américaine est celle qui se fait le plus d’illusions. » Nous pensons que la réalité n’est jamais un obstacle à nos désirs. Le spectre politique et culturel, d’Oprah Winfrey à la droite chrétienne, nous dit que nous pouvons obtenir ce que nous désirons si nous creusons suffisamment en nous-mêmes, si nous nous concentrons sur le bonheur, si nous nous croyons réellement exceptionnels, si l’on croit en Jésus ou si l’on embrasse l’attitude positive la plus simpliste. C’est une forme de pensée magique. Cela nous maintient dans un perpétuel infantilisme. Nous n’avons jamais eu à grandir. Cette BD est une tentative de dénonciation de ces mensonges. Vous avez été correspondant de guerre en Amérique latine, au Moyen-Orient, en Afrique ou dans les Balkans. La crise US est-elle une guerre interne ? (…)


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(…) J’ai passé vingt ans hors des Etats-Unis. Je n’avais jamais fait de reportage national, jusqu’à ce livre, qui est un moyen de redécouvrir mon pays. La destruction écologique par des sociétés d’exploitation minière au sud de la Virginie, la violence infligée à ceux qui vivent dans ces zones infernales et sacrifiées nous est familière. Joe et moi avons roulé à travers ces vieux camps brûlés, lugubres. Nous avons eu l’impression d’être de retour en Bosnie. Rien n’a changé avec Obama ? Les grands groupes économiques, bien avant l’arrêt de la Cour suprême de 2010 intitulé Citoyens unis contre la commission électorale fédérale, ont déclenché un coup d’Etat rampant qui nous a affaiblis. Cet arrêt se présente comme un énième effort pour rationaliser le contrôle des grandes entreprises sur l’Etat. Elle a mis à jour les dysfonctionnements d’une démocratie idéalisée. Pour autant, elle n’a pas vraiment eu d’impact sur le paysage. La fiction démocratique reste intéressante pour notre élite libérale en faillite. Si cette fiction était dénoncée, il faudrait regarder l’opposition en face. Tant que cette façade tient bon, ils se drapent dans une posture morale vide qui ne leur coûte ni sacrifices, ni engagements, ils s’intronisent ténors du Parti Démocrate et se sentent rassérénés par leurs cris de protestation. Tant que les masques ne seront pas tombés, ils n’auront aucun intérêt à s’engager dans le combat contre ce que le philosophe politique Sheldon S. Wolin appelle « le totalitarisme inversé ». Les Etats-Unis, un état totalitaire ? Développé dans son essai Democracy Incorporated [2008], le totalitarisme inversé représente « l’avènement du règne politique des grandes entreprises et la démobilisation des citoyens […]. Ces forces économiques […] soutiennent jusqu’au dégoût la politique, la liberté et la Constitution à des fins électoralistes. Mais elles corrompent et manipulent les leviers du pouvoir afin de rendre toute démocratie impossible. » Il n’est pas nécessaire de réécrire la Constitution. Il suffit d’asservir le pouvoir, par la participation financière des grands groupes à la vie politique, au nom de la liberté d’expression protégée par le Premier amendement. Des campagnes de lobbying massivement financées et pilotées par de grands groupes sont alors considérées comme autant de manifestations du droit des citoyens à interpeller leur gouvernement. La Cour suprême a validé cette approche en accordant le statut de personne aux entreprises. Ceux qui commettent des infractions au sein de ces grands groupes peuvent éviter la prison en payant des sommes importantes au gouvernement, à la condition « qu’elles ne cherchent pas à porter préjudice à qui que ce soit ». Il y a un mot pour ça. On appelle ça de la corruption. Quel est l’ampleur de ce phénomène ? Les grands groupes s’appuient sur quelques 35 000 lobbyistes à Washington, et sur des milliers d’autres dans les capitales fédérales. Ceux-ci s’assurent que l’argent des entreprises sert à façonner la norme, à financer les campagnes de candidats souples. La soi-disant réforme de la santé s’est faite à leur profit en obligeant le consommateur à acquérir des produits d’assurance inefficaces. L’industrie gazière et pétrolière, celle du charbon, les fabricants de matériel de défense et les sociétés de communication ont toutes fait rempart contre la recherche d’énergies renouvelables. Obama et Romney, et plus largement la sphère politique américaine en général, peuvent-ils encore parler à l’électorat populaire ? Le personnel politique répond aux appels d’offres des entreprises. Plus aucune institution nationale ne peut être qualifiée de démocratique. Les citoyens s’expriment virtuellement sur des questions pré-formatées… une forme de fascisme participatif aussi dénué de sens que Pop Idol. Les émotions de masse sont canalisées vers ces champs de bataille culturels, nous sommes ainsi profondément engagés sur des questions totalement inoffensives. Notre « empire », comme celui d’Athènes et de Rome avant nous, a vu la tyrannie que nous imposions à l’étranger devenir notre tyrannie. Nous STANDARD 37 | La grande classe ouvrière | p. 108

avons été émasculés par notre expansionnisme. Nous utilisons les armes d’un pouvoir destructeur inouï, nous subventionnons le développement avec les milliards du contribuable et sommes le plus grand marchand d’armes de la planète. « La Constitution, comme dit Wolin, est limitée à servir d’instrument du pouvoir et non de sa conscience. » La politique n’est plus tempérée par le politique. Les disputes de partis ne sont plus portées sur la place publique, et pourtant les conflits internes, entre groupes d’intérêt, entre concurrents, entre médias rivaux, n’ont jamais baissé en intensité. Le summum est atteint lors des élections nationales, où toute l’attention du pays est requise pour un choix de personnes plutôt que de projets. Ce qui manque, c’est le politique. On noie l’administration publique dans un océan de fric. Le dernière partie de la BD revient sur Occupy Wall Street. Quelle est l’étape d’après ? Dans chaque soulèvement que j’ai couvert, l’élite éradiquait l’opposition pendant des périodes d’accalmie. L’avis de décès d’Occupy est dans l’air. Et c’est pourquoi le prochain soulèvement populaire – et il y en aura un – sera considéré comme « inattendu », un « choc », « une surprise ». La télévision, les experts, les têtes pensantes, les éditorialistes, les académiciens qui déclarent la mort de ce mouvement sont aussi loin de la réalité qu’ils ne l’étaient le 17 septembre 2011 lors de son apparition au parc Zuccotti de New York. Ils servent le système que nous cherchons à renverser. Fox ou NBC se focalisent sur d’ineptes débats, anecdotes, potins ou récits personnels des candidats. Ils épinglent ces histoires vaines et débiles, à droite comme à gauche, en ignorant l’agression du pouvoir des grands groupes sur l’ensemble des citoyens, rendue possible par les républicains et les démocrates. Ils sont là pour créer de la confusion et démoraliser.

« Aux Etats-Unis, plus aucune institution nationale ne peut être qualifiée de démocratique. » Chris Hedges Y a-t-il une autre voie que la révolte ? Le moteur de toute protestation repose non dans les mains des manifestants, mais dans celles de la classe dirigeante. Si la classe dirigeante répond raisonnablement aux griefs et aux injustices qui poussent les gens dans la rue, comme elle l’a fait pendant le New Deal, si elle propose des programmes d’emplois pour les pauvres et les jeunes, une prolongation des allocations de chômage (que des centaines de milliers d’Américains viennent de perdre), l’amélioration de l’assurance-maladie, des projets d’infrastructures, un moratoire sur les saisies immobilières et les saisies bancaires, et une remise de la dette des étudiants, alors le mouvement de masse pourra être dissout. Comment rester optimiste ? Pour l’instant, notre classe ouvrière est en train de mourir, étranglée par des entreprises engorgées de bénéfices obscènes et indifférentes à la souffrance. C’est la garantie que le mouvement de masse se développera et prospérera. Personne ne sait quand. Personne ne sait comment. Le futur mouvement ne ressemblera pas à Occupy Wall Street, il n’a pas de nom, mais ça va venir. Préparons-nous, renseignons-nous sur les meilleures façons de riposter, d’apprendre de nos erreurs, comme le font de nombreux indignés de New York, Washington, Philadelphie. Des jours sombres et tumultueux se préparent. Les forces de l’argent cherchent à détourner la colère et la frustration en créant une culture de la peur. Il n’est pas certain que nous allons gagner. Mais il est certain que ce n’est pas fini. Jours de destruction, jours de révolte • Chris Hedges & Joe Sacco Nation Books / Futuropolis 320 pages, 27 euros


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Reportage

L’impossible fabrique de polaroids

Renaître : tel est l’Impossible project que réalise l’usine hollandaise qui produisait les films instantanés. Nous sommes allés immortaliser l’événement – en argentique, bien sûr.

Par Magali Aubert (à Enschede) Photographie Magdalena Cenolli (à Enschede)

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Les turbines dispersent une odeur de classe de chimie. Derrière les battants, le grondement sourd et rythmé d’une mouleuse, d’une coupeuse et d’un réacteur. Nous sommes dans le cœur encore battant de la photographie argentique. Au milieu des bec-bunsen, des cuves et des seringues, un jeune homme à grosses lunettes manipule un appareil photo en plastique rose, le modèle Barbie. C’est vendredi, son chef est absent comme la moitié du personnel en ce milieu d’après-midi du mois d’août. Ce laboratoire vide recouvert de petites photos carrées multicolores pourrait servir de décor à Tim Burton. L’histoire de Polaroid, de scénario. « Au revoir », fait Paul d’une main battant l’air gris d’Enschede, à quelques kilomètres de la frontière allemande. Vu de loin, son bras frôle la façade de droite puis celle de gauche. Ce bâtiment est le dernier à avoir fabriqué des films, et le seul à protéger les machines qui sont en train de les voir renaître. Paul Latka a la cinquantaine. Quatre heures auparavant, il nous accueillait, un gros pansement sur l’oreille. Informaticien en chef, identifié « IT & Production Specialist » sur sa carte de visite, il va nous raconter son usine, nous présenter ses collègues et parler très fort pour couvrir le bruit d’un gros cylindre d’où sortent des kilos de dentifrice bleu : « C’est la pâte à développement ! » La Nasa, il y a un demi-siècle, ça devait ressembler à ça. Paul est entré chez Polaroid à 21 ans, juste après l’armée. « Ici, on ne produisait que les films. Les négatifs, c’était à Glasgow et les appareils photo, en Chine. Maintenant, on doit apprendre à tout reproduire, jusqu’aux piles. » Comment c’était il y a trente ans ? « C’était la meilleure entreprise où bosser. En arrivant, je pensais rester quelques mois et trouver mieux. Mais j’ai eu droit à une formation d’informatique passionnante alors qu’on n’avait pas d’ordinateur ! Nous étions trente-deux dans le département ; et les tests chimiques que nous commandait le siège, à Boston, nous fascinaient. »

Naufrage numérique

Sauvetage miracle Ce client est Florian Kaps, un Autrichien de 38 ans passionné de polas [lire interview en encadré]. Le soir du pot de fermeture, il demande à André Bosman quelles seraient les chances de sauver les dernières machines capables de produire des films instantanés. La réponse, sans espoir, l’informe que le matériel (évalué à 130 millions d’euros) part à la décharge dans deux jours. La légende (du moins selon le New York Times*) veut que sa réplique fut : « Bon. On arrête de boire des bières – dommage parce que les hollandaises sont délicieuses – et on parle business ! » Florian Kaps est alors cadre chez Lomography, à Vienne, et fondateur de deux sites, l’un collectionnant des scans de polaroids érotiques, l’autre vendant du matériel. Grâce à dix employés, sa famille et ses amis, il collecte 2,1 millions d’euros qui permettent de conserver l’un des cinq bâtiments du block d’Enschede. Un petit miracle. Mais il ne suffisait pas de reprendre la production. Trois énormes problèmes allaient donner son nom à cette aventure : premièrement, impossible de récupérer la marque Polaroid qui appartient à une société d’exploitation de licences américaine ; deuxièmement, ne se fabriquaient ici que les films SX-70 (tout autre outil de production avait disparu)  ; troisièmement, les solutions chimiques de développement des couleurs ont été interdites par Bruxelles pour cause de toxicité. Il allait falloir reconstituer l’intégralité d’un savoir-faire pour les billions d’appareils encore en circulation. Si le marché a été anesthésié par le numérique, rien ne l’a remplacé. Florian, André, Paul et les autres y croient. Pour les trente-quatre employés qui foulent ces grands couloirs presque déserts, l’avenir est un pari.

Trois énormes problèmes allaient donner son nom à cette aventure.

Mais les années 2000 s’intéressent aux pixels, aux images gratuites et partageables. La restructuration de la compagnie puis la cessation de la production en 2007 mènent à la banqueroute et à trois rachats successifs. En 2005, la boîte est détenue par Tom Petters, un escroc américain condamné en 2010 à cinquante ans de prison. Paul aura vécu ce déclin de l’intérieur. « Les derniers temps, nous étions 189 alors que dans les meilleures périodes, 1200 personnes y bossaient. » Les sept usines réparties dans le monde ont fermé, les équipements démantelés puis jetés, le corps salarial remercié et le stock restant vendu sur internet. « Il n’y a plus un seul vieux film ici. » Pourtant, depuis les années 90, le marché du polaroid était en pleine expansion. Grâce à l’effondrement du bloc soviétique – l’Allemagne de l’Est et la Russie découvraient cette technologie –, les ventes atteignaient 25  millions de packs par an. C’est Olaf Marciniak qui nous le dit. Né quarante-neuf ans avant notre rencontre, en RDA, il s’est occupé du marché russe à partir de 1999. Aujourd’hui, il est responsable d’un marché plus à l’Est encore : l’Australie et la Nouvelle-Zélande : « Ce qui a fait dérailler la société, ce sont les sommes folles engagées dans des domaines éloignés de ce qu’elle savait faire. » Là où les concurrents avaient déjà un rouleau d’avance : l’électronique et le numérique. En 2008, alors qu’elle produit encore 24 millions de paquets de films par an, l’usine d’Enschede est la dernière à devoir mettre les clés sous la porte. « J’ai pleuré devant ma fille ce jour-là », reprend Paul devant les sandwichs qu’il nous a préparés. « Et pas parce que je perdais mon travail, j’avais déjà un autre boulot… Quand André [Bosman, directeur de l’ingénierie] est venu m’y chercher, cinq mois plus tard, j’ai dit je suis ton homme. Surpris mais pas trop. Une semaine avant la fermeture, la rumeur enflait : un client avait l’intention de nous racheter. »

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Pour se protéger des indiscrétions d’espions, tout était interdit dans cette zone : prendre des photos, la survoler... Ce décor seventies, nous sommes pratiquement les premiers journalistes à le photographier (avec Der Spiegel en 2009 et cette année, Monocle). Au centre, comme une colonne vertébrale, une gigantesque lampe semble maintenir les quatre étages de cette micro-entreprise muséale. Qui a pensé un truc pareil ? « Ça aurait pu être Land ! », rient Paul et Olaf. Le docteur Land, génie d’invention et de management, maître de Steve Jobs, qui disait de lui : « Non seulement il était un des plus grands inventeurs de notre époque, mais, plus important, il a eu la vision d’une intersection entre l’art, la science et le business et a su créer une organisation pour y réfléchir. »* Voici le conte qu’il connaissait par cœur.

Harvard Broadway Harvard Edwin H. Land, le modèle du fondateur d’Apple est, comme lui, un autodidacte dont l’esprit inventif fut comparé à Thomas Edison, Henry Ford ou Alexander Graham Bell. Quant à son feeling de manager visionnaire, il ne soutenait la comparaison avec personne. Scientifique échappé d’Harvard pour cause d’ennui, il avait décidé de trouver un moyen d’estomper l’aveuglement des phares de voiture. Au dam de ses parents si fiers de lui, il quitte Cambridge pour louer une chambre sous les lumières de Broadway. Il rencontre sa femme, « Terre », une étudiante en art qui l’aide dans ses recherches. A 20 ans, marié, il dépose sa première invention : le « polarizer » artificiel, un verre qui laisse passer uniquement les rayonnements utiles. Il retourne à Cambridge pendant la crise économique de 1929. Un article qu’il présente à Harvard attire l’attention d’un camarade au compte en banque garni qui lui propose d’ouvrir leur laboratoire. Le binôme dépose son premier brevet en 1934 : une pellicule transparente réduisant les éclats de lumière. Kodak passe commande de filtres (…)


Specialisten

LES EMPLOYÉS Au milieu des entrelacs électriques, des boulons, boîtiers et autres enchevêtrements mécaniques, Yos, Liars, Jos et Benny exercent des tâches qu’ils sont les derniers à pouvoir faire. Le laborantin

« Je suis étudiant en chimie, en stage de fin d’études. Les gens d’Impossible sont venus à l’école, ils cherchaient un étudiant. Je n’avais jamais entendu parler de Polaroid. Je suis allé voir sur internet, j’ai trouvé ça fascinant. » Liars Kekkert, 21 ans, quatre mois d’ancienneté. Le faiseur de négatif grand format (8-by10)

«  Je reconstruis les machines. Celle-ci fabrique les négatifs du grand format, le 8-by-10. Elle a

pu être acheminée par bateau des Etats-Unis, déconstruite sur dix palettes. Les Américains demandaient 200 000 euros pour la remonter. Alors on s’est débrouillé, comme avec un énorme Lego, sans instruction. On a pu la rallumer deux ans plus tard ! » Yos Raamsteeboers, 42 ans, vingt-six ans d’ancienneté. Le remplisseur de film

« Je suis opérateur général, je sais utiliser toutes les machines. Je travaille dans la photo depuis mes 17 ans. Cette usine était proche de chez moi, j’ai écrit une lettre de motivation en 1979, à 21 ans. Mon premier poste a été sur cette machine. Elle remplit le cadre blanc des polas de pâte à

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développer. Je vois cette usine comme un enfant qu’on doit rééduquer, je l’ai dans le cœur. J’y ai fait rentrer mon fils Edwin, il y a deux ans. Vous le voyez, là-bas, sur l’échelle ? » Benny Tenhove, 44 ans, trente-quatre ans d’ancienneté. Le réparateur

« Je reçois jusqu’à 400 appareils par jour, envoyés par tous nos magasins. J’en répare jusqu’à 150 quand les pannes ne sont pas compliquées. Faites voir votre appareil ? Donne, je vais lui ajouter un truc… » Jos Ridderhof, 48 ans, trente-six ans d’ancienneté, surnommé « le parrain », il montre fièrement son grand tatouage pola.

Propos recueillis par M. A.


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(…) polarisants pour augmenter le contraste et réduire la surexposition de ses appareils photo.Ils n’ont pas les machines requises pour l’honorer, mais ils acceptent ce premier contrat de 10 000 dollars. Après quinze jours sans sortir du labo ni changer de vêtements (jour de Noël compris), ils parviennent à construire l’équipement nécessaire. Mais le marché du filtre n’est pas large, et l’idée de base reste à réaliser : l’aveuglement des phares. A l’époque, les lunettes de soleil étaient de simples verres teintés à cinq dollars. Objectif : révolutionner le marché en lançant des verres antiréfléchissement (sable, mer, autoroute, neige…) pour trois dollars.

U-2, les Russes et Polacolor L’Amérique va entrer en guerre, ces projets de lunettes intéressent la marine. Le laboratoire de Boston produit des prototypes militaires : des google adaptées aux aviateurs, des instruments de mesure d’angle d’avion, des simulations de tirs en 3D (l’ancêtre du jeu vidéo), et… un film en couleur, Polacolor, pour collecter des informations sur les forces russes avec des clichés pris depuis les U-2 qui survolent les bases soviétiques. Land est nommé leader d’un groupe de scientifiques par le gouvernement Eisenhower hanté par Pearl Harbor. Il travaille pour les services d’espionnage jusqu’au scandale du Watergate, sous Nixon en 1974. Mais, le chercheur veut toucher les civils. Hollywood, qui avait fort à faire avec les inventions toutes fraîches qu’étaient le son et la couleur, n’a pas voulu entendre parler de ses projections 3D. Il part se reposer au NouveauMexique. Et c’est un soir des années 40, à Santa Fe, en réponse à la déception amusée d’une amie – « Dommage qu’on ne puisse pas voir la photo tout de suite ! » – que Land se pique d’inventer la photo immédiate. Premier défi : une poche contenant les émulsions du développement à intégrer à l’appareil photo. Il allait y parvenir en 1947. Complet et pardessus accompagnent la silhouette rassurante de cet homme de 37 ans qui déclare à l’Optical Society of America de New York : « Photography will never be the same after today. » Les 4 000 personnes qui le regardent bourrer sa pipe ne retiennent pas leur souffle pour rien : la pop technologie était en marche devant leurs yeux.

atteindre 10 %, le taux de représentation de la population en ville, et les voir grimper à tous les niveaux. De 1971 à 1981, le nombre d’appareils vendus dans le monde oscille entre 4 et 9 millions. Polaroid devient une des premières multinationales. C’est l’aube du consumérisme, on n’achète plus pour la vie, on accepte l’obsolescence programmée par l’aventure technologique. Depuis 1969, Land lâchait quelques bribes sur ce qu' allait être le Polaroid format pocket en 1972. Il savait créer l’attente et des effets d’annonce jalousés par Kodak. Le géant lance son premier appareil instantané en 1976, le PR-10. Procès. Verdict - un milliard de dollars de dommages et intérêts - en 1986. Kodak aura eu le temps de capter 25 % du marché et Land de quitter sa société, en 1982. Paul nous apprend, alors que nous rejoignons le personnel de la dernière manufacture « landaise » à sa pause-café, qu’une partie des indemnités avait été distribuée aux employés. « J’avais touché une belle somme en florins ! »

Plus jamais déçus Edwin H. Land meurt en 1991, à 81 ans. Chercheur des plus médaillés et deuxième détenteur de brevets derrière Edison, il doit son succès non pas aux journalistes scientifiques mais à l’enthousiasme des photographes, incrédules devant l’autoportrait en train de se développer sous leurs flashes, le 21 septembre 1947. Le docteur, brandissant la photo la plus ratée, les avait scotchés : « La meilleure de toutes est celle-ci. On ne sera plus jamais déçu par le résultat d’un tirage puisqu’on peut le refaire sur-le-champ. » La nouvelle fera d’abord une page dans Life et le New York Times puis Polaroid deviendra un nom commun.

La Nasa, il y a un demisiècle, ça devait ressembler à ça.

Des services secrets à la multinationale Un an plus tard, le premier appareil photo instantané, le Model 95, est en vente. Lourd, compliqué, lent, il avait… une apparence unique. Comme la bouteille de Coca-Cola, il ne pouvait être confondu avec rien et entre directement dans la conscience des Américains. Lors de la présentation dans le plus grand magasin de Boston, quelques semaines avant Noël 1948, tous les appareils (une cinquantaine) se sont vendus instantanément. De 1,5 million de dollars la première année, les ventes augmentent de 50 % par an jusqu’en 1952. Du sépia, les films passent en quelques mois au noir et blanc, mais il faudra seize ans de recherches pour voir apparaître la couleur. « Le présent, c’est le passé en train de mordre sur le futur », aimait dire le sosie de Mister Big, à la fois reclus et show-man, célébré par les scientifiques autant que les businessmen. En 1968, l’entreprise est le plus gros employeur de Cambridge. Un modèle d’esprit scientifique et avant-gardiste dans le traitement des employés – par exemple, les places de parking sont octroyées en fonction de l’ancienneté, non du poste. Le jour de l’assassinat de Martin Luther King, Land fait un discours devant ses salariés pour leur demander d’aider à l’embauche de personnes de couleur. Derrière leurs applaudissements, certains de ces travailleurs du Massachusetts des années 60 sont restés a little bit puzzled. Dans le monde de Land, les Noirs occupaient 6 % des postes, plus qu’ailleurs, mais restaient cantonnés aux emplois les moins payés. Il voulait

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L’usine d’Enschede doit, elle aussi, sa résurrection aux photographes. Et il y est difficile de ne plus utiliser le mot « polaroid » alors que les lettres géantes de l’enseigne arrachée sont encore visibles. Il se pourrait qu’un jour les films retrouvent leur nom et que tout redevienne possible. « On ne s’interdit pas de le prononcer, mais nos films ne sont plus des polaroids. Le procédé de développement est différent, regardez, on doit protéger l’image de la lumière pour la voir paraître, alors qu’il fallait, à l’inverse, l’exposer », explique Paul.

Il avait fallu trente années de recherches aux meilleurs chimistes de Cambridge pour mettre au point le négatif (dos noir), le développement (onze couches de produits différents) et la protection de l'image (pellicule de plastique). Pour parvenir à ce résultat sans utiliser de matières polluantes, il faudrait à nouveau mobiliser quantité de cerveaux et de bocaux en ébullition. Mais personne, aujourd’hui, n’investirait des sommes pareilles dans une redécouverte. Alors, depuis trois ans, Impossible project avance à son rythme sur le pola du XXIe siècle. En juillet 2010, la déception face aux premiers mis en vente était grande : 45 minutes d’attente (pour une au temps de Land) pour voir apparaître une image… délavée. Et le pack Shade Color de huit films coûte 20 euros. Mais deux ans plus tard, ils reprennent des couleurs, et la clientèle est heureuse que la dernière lampe flash renfermant l’esprit d’un génie de l’ère analogique n’ait pas été soufflée. * Christopher Bonanos, New York Times, 7 octobre 2011


© Eglantine Aubry

Pola X

INTERVIEW « Quand tout le monde court dans une direction, ça crée un marché de niche dans l’autre. » Florian Kaps, l’initiateur de la reprise de l’usine Polaroid d’Enschede destine ses efforts à une clientèle de créatifs. Cela ne l’empêche pas d’espérer des millions de ventes.

vendait Polaroid les dernières années. En fait, le manque de clients n’était pas le problème. La difficulté, c’était que vous n’avez pas pu racheter les brevets américains ?

Non, parce qu’ils datent de 1937 ou des années 70. Ils ont expiré. Nous avions les machines, les bons salariés, les clients et un réseau de supporters. Ce qu’il nous fallait, c’était une avance d’argent.

© Lia Saile

Vingt euros les huit films : allez-vous pouvoir un jour baisser vos prix ?

Comment saviez-vous que vous auriez une clientèle pour ces « vieux » films ?

Florian Kaps : Ça faisait trois ans que je vendais leurs produits sur mon site [devenu polaroid.com]. Je savais qu’il y avait une énorme communauté de fans [à voir sur polanoid.net]. J’avais déjà un réseau, à qui je vendais environ 10 000 packs de films par an, et 50 000 adresses email de gens qui nous suppliaient de ne pas stopper la vente. Et cela n’est rien à côté des 25 millions de paquets que

C’est cher, car toutes nos productions demandent de nouvelles recherches. Pour l’instant, on se concentre sur la qualité des films car avec elle, les ventes suivront et nos coûts, comme les prix, baisseront. Mais nous comptons rester dans l’argentique et, dans un mode numérique, nous ne dépasserons pas le marché de niche. Nous pourrons probablement rendre l’achat plus abordable, mais jamais aux prix du mass market. Cette année, nous avons vendu 800 000 paquets. Notre but est d’atteindre un jour 5 millions (à la bonne époque, c’était 100 millions !). Cela fait plusieurs mois qu’est annoncée la sortie d’un appareil…

Il y aura plusieurs nouveautés l’année prochaine, mais je ne peux rien dévoiler avant notre présentation au salon Photokina en septembre. Nous misons notamment sur un concept d’adaptation au matériel d’aujourd’hui, en partie produit à Enschede avec des partenaires spécialisés. La boutique en France • 77, rue Charlot, Paris 3e

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Vous êtes toujours en négociation avec les détenteurs de la marque ?

Oui, j’y pense constamment. Un dénouement se profile… c’est une société d’exploitation de licences qui l’a rachetée. Si vous voulez faire des sous-vêtements Polaroid, allez les voir. C’est ce que font les créateurs d’applications smartphone. Vous craignez le succès de l’impression instantanée numérique ?

Non, c’est un marché éloigné du nôtre. Et c’est une bonne chose, cela démontre une demande en tirages instantanés. De toute façon, ils nous ont déjà remplacés, nous ne cherchons pas à gagner du terrain, à entrer en compétition, mais à proposer autre chose : nous ne faisons pas de l’impression mais du développement. C’est le même rapport qu’entre les vinyles et les mp3. Que dites-vous aux vingtenaires qui ne connaissent pas Polaroid ?

Plein de choses, parce qu’ils sont bien plus ouverts et curieux face à notre nouveau matériel. La moyenne d’âge des consommateurs est de 24 ans. En trois ans, on a basculé des demandes de l’habitué nostalgique aux jeunes, qui eux, ne comparent pas, et ça, c’est super. Propos recueillis par M. A.

8-by-10 • Film grand format 169 euros les dix


Petite annonce

Entre les lignes

Dans un train entre Chicago et Salt Lake City, un électricien Providentiel relève le compteur de son syndicat en buvant une Bud light.

Par Richard Gaitet (dans les Rocheuses) Illustration Camille Vannier

Je m’appelle Craig Cookson, j’ai 36 ans et je suis membre de l’IBEW, une union internationale d’électriciens. Quand il y a un problème quelque part et que l’industrie locale ne peut pas fournir de main-d’œuvre, on intervient. On signe un papier et on part. Certains de nos hommes sont allés en Afghanistan. Pas de besoin nous expliquer, on connaît le boulot, et celui-ci sera fait dans les temps, je vous le garantis. Je viens de Providence, Rhode Island, où nous sommes gros d’une centaine de membres. C’est comme une famille géante – d’ailleurs c’est mon oncle qui m’a branché là-dessus. On fait des barbecues, des tournois de golf, on a notre propre ligue de softball… On se marre bien ! Mon numéro est local 99. J’ai commencé à 22 ans et j’adore mon métier, je l’adore. Petit garçon, j’aimais déjà prendre des décharges électriques ! J’aime surtout les lignes à haute tension, les situations extrêmes. Si je me sens faire partie de la classe ouvrière ? Absolument. De celle qui construit les routes, les ponts, les usines, les centres de retraitement des eaux, etc. Sans nous, que feriez-vous de toutes ces ordures ? Où irait le caca ? Pour moi, celui qui se lève le matin pour aller bosser, qui ne reste pas assis sur son cul à ne rien faire en pompant l’argent des allocs’, c’est un héros. Peu importe le job, je dirais : si vous gagnez votre salaire vous-même, vous faites partie des masses laborieuses. Je n’ai pas envie de rester chez moi à compter mes doigts de pied ! Car le problème, c’est que depuis quatre ans, je suis au chômage. Notre syndicat compte un millier de membres,

dont quatre cents n’ont pas de boulot, et je suis peut-être le quatre centième sur la liste... On récupère des missions courtes, six semaines par-ci six semaines par-là. J’aurais pu aller en Afghanistan moi aussi, voilà de vrais working class heroes. Soutenir nos troupes, au front… mais j’ai une fille de 14 ans. Je suis plutôt parti quatre semaines en Pennsylvanie, dans une mine de charbon, très intéressant, mais ma famille m’a fait rentrer chez moi. Je pourrais repartir en Géorgie, à New York… Pour le moment, je cherche au niveau local, je travaille pour mes voisins, mes parents, mes amis. Il y a toujours une prise à brancher, un lampadaire à réparer, les lumières du terrain de foot à retaper…

J’essaie donc d’accumuler les expériences pour

récupérer de nouveaux contrats. Le dernier a duré six ans. Je travaillais pour la Rhode Island State House, le Capitole de l’Etat, dans les tribunaux, la Cour suprême. C’était très agréable, tous ces vieux bâtiments. Vérifier le téléphone, les compteurs, le net, rénover les éclairages du Memorial Boulevard si une voiture les percute par accident, poser des caméras le long des autoroutes… J’aime être sur le terrain, répondre aux appels de clients très différents : juges, gouverneurs, flics… Regarder comment marchent nos infrastructures permet de piger comment marche le pays.

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« Regarder comment marchent nos infrastructures permet de piger comment marche le pays. » Craig Cookson, électricien

Notre syndicat est démocrate.

Ce n’est pas que les républicains ne nous aiment pas, mais, pour nous, pour exercer, il faut une licence. Si je viens pour une intervention, comment saurez-vous que mon travail est bon ? Si la lumière est rétablie ? C’est tellement plus que ça, ce job. Certains Etats du Midwest ne réclament pas de licence, n’importe qui peut être électricien. Chez nous, après l’intervention, l’un de nos inspecteurs vient et vérifie le taf.

Mitt Romney essaie d’attirer l’attention de la classe ouvrière, mais le problème avec lui, c’est qu’il est toujours

en train de changer son histoire personnelle. Qui est-il, d’où vient-il ? Ce milliardaire ne fait pas partie de la famille, il s’achète une candidature, voilà tout ; remarquez, on compte peu de pauvres parmi les Présidents que nous avons eus... S’il est élu, il essaiera sûrement de réduire le pouvoir des syndicats, mais c’est une erreur. Quant à Obama, s’il veut être réélu, il devra mettre le paquet sur les énergies renouvelables. S’affranchir du pétrole et du forage. Miser sur des carburants non-polluants, qui nécessitent de nouvelles infrastructures, et donc de la main-d’œuvre. On est là pour ça, Mister President !


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Atelier culture

Sondage Interrogés tournevis à la main, six garagistes parisiens font le bilan technique de leurs pratiques culturelles. Ils écoutent, regardent et lisent quoi ? Un regard direct, loin des chiffres.

Par Antony Dabila Photographie Louis Canadas

Fin août, une bonne moitié de la trentaine d’employés de l’atelier mécanique de l’Espace Suffren se réhabituent au soleil, loin des néons portatifs éclairant habituellement les ternes châssis et les pots d’échappement rouillés. C’est dans cet espace de 800 m2, occupant tout un étage dans un parking presque centenaire, que nous interrogeons les travailleurs. Première évidence dans ce garage Volkswagen ouvert en 1990, situé en plein sur le Champ de Mars : personne ne chôme. Questionnés sans s’arrêter de vidanger ou remonter un moteur, nos mécanos s’étonnent de notre curiosité sur leurs loisirs culturels. « Pas le temps pour ça. », « Vous vous adressez à la mauvaise personne. » « Ça ne m’intéresse pas. » « Au cinéma, les sièges sont trop confortables, je m’endors. » La perplexité dissipée, les réponses éclairent des pratiques où peu de temps est accordé à la recherche de nouveaux horizons – hormis les hit singles d’aujourd’hui. On écoute « de tout », c’est-àdire ce qui passe à la radio (NRJ), ce dont on parle à la télé (Canal+) et que l’on trouve rassemblé dans des compilations labellisées par son média de prédilection. La consommation de cinéma à la télé correspond aux rediffusions récentes, augmentée de quelques projos en salle (parfois zéro, parfois les trois ou quatre succès de l’année, une bonne quinzaine pour les plus assidus). Presque aucun n’achète ni ne projette de lire un livre, et les références restent celles de l’adolescence. L’art contre le cafard ?

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« Je ne sais même pas télécharger ! »

Une surprise, tout de même, concernant le téléchargement. Bien entendu, l’argument massue du piratage est repris : grâce aux Torrents et feu MegaUpload, « on évite les dépenses », « on limite le budget ». Si d’autres confessent « ne pas savoir télécharger », une poignée refusent l’idée de ne pas payer pour un film ou une musique. « Pas question. » « Je ne vois pas pourquoi je ferais ça. » Personne n’envisage de le faire légalement. Résultat, une bonne moitié n’ont pas vraiment recours à la flibuste numérique, du moins pas assez pour faire chuter leurs dépenses culturelles ; plusieurs y ont recours uniquement lorsque le DVD ou le CD ne sont pas facilement disponibles, « pour gagner du temps ». Un taux à faire pâlir de honte les jeunes yuppies à la conscience morale et esthétique soi-disant plus aiguisée. Espace Suffren, 51 ter avenue de Suffren, Paris 15e


Lionel, 28 ans, employé du garage depuis douze ans, mécanicien. Afféré à rafistoler le système de freinage d’une berline, Lionel avoue regarder uniquement les films qui (re)passent à la télévision, comme Incassable (M. Night Shyamalan, 2000). Abonné à Canal+, il ne télécharge jamais ni ne va au cinéma. Il écoute Latina et NRJ pour se fournir en tubes pétillants, sans frontière : « J’écoute un peu de tout : rap, R’n’B, funk, mais aussi de la chanson française. », comme Renaud, invité récurrent de ses soirées : « ça permet de se marrer un peu ». Aucune lecture ces dernières années.

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François, 42 ans, employé du garage depuis douze ans, voiturier. « Au cinéma, je m’endors ! » Alors, pour voir des films, François a gardé ses bonnes habitudes : télé, location de DVD, mais surtout pas de téléchargement. L’idée de ne pas payer pour voir un film lui inspire une grimace mêlant effarement et récusation intransigeante. Idem pour les CD. Le dernier en date ? « La compil’ des tubes 2012. », sans plus de précision. Ses groupes marquants : West Life, George Michael et « tous les trucs de cette époque ». Côté lecture : « Je suis pas livres, pas du tout. »


Rémi, 24 ans, employé du garage depuis un an, mécanicien. Originaire de Montpellier, il va au cinéma « moins de dix fois par an », mais regarde au moins deux ou trois films par semaine à la télé, et ne voit pas trop l’utilité du téléchargement. Il a trouvé « touchant » Intouchables (Olivier Nakache & Eric Toledano, 2011), et apprécié De rouille et d’os (Jacques Audiard, 2012) ou Men in Black 3 (Barry Sonnenfeld, 2012). Cet auditeur fidèle d’Agora FM, qu’il préfère à Fun et Skyrock, a gardé un goût immodéré pour le rap français et son représentant le plus illustre, IAM. La littérature ? « Dès que ça parle de livre, je zappe, ça me botte pas du tout. »

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Druciak, 38 ans, employé du garage depuis deux ans, magasinier. Solide gaillard, Druciak affirme les bienfaits du streaming, grâce auquel « on évite les achats ! ». « Action et fiction américaines » sont ses genres de prédilection. Dernièrement, il s’est déplacé pour The Avengers (Joss Whedon, 2012), afin de « passer un bon moment » avec des « héros de l’enfance ». La musique occupe une place importante dans ses divertissements. Station fétiche : Radio Nova, « hétéroclite et qui permet d’écouter plein de bons trucs », soul, jazz et funk, mâtinés d’un peu de rap et de musique du monde. Groupe favori : The Roots. Il est aussi l’un des rares à lire, surtout « en vacances, quand c’est le calme plat ». Il aime les biographies historiques, « qui ne prennent pas trop le chou ». L’année dernière, au bord de la piscine, il a dévoré celle de Nelson Mandela.


Pascal, 55 ans, employé du garage depuis vingt-deux ans, magasinier. Cinéma presque toutes les semaines, « pour les gosses ». Il n’y va jamais seul, mais n’a pas peur de dire qu’il a passé « un très bon moment » devant L’Etrange Pouvoir de Norman (Chris Butler, 2012). Style musical ? « Le hard rock ! », et tous ses plus illustres chevaliers : « Deep Purple, Dio, Black Sabbath, Richie Blackmore, Ten Years After, White Snake, Rod Stewart [sic]… » Les livres ? « Non, jamais. » En revanche, il achète presque tous les numéros d’Auto Plus, Airsoft Inside, Chasse & Pêche, Science et Vie.

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Fabio, 30 ans, employé du garage depuis dix ans, mécanicien. Né de parents portugais, Fabio a grandi au Brésil avant de venir travailler en France. Le cinéma du coin réussit à l’attirer de temps en temps, mais il préfère Canal+. Son abonnement, plutôt motivé par le sport, rend superflu tout téléchargement. Derniers blockbusters : « Colombiana (Olivier Megaton, 2011), le dernier Batman (Christopher Nolan, 2012) et Que justice soit faite (F. Gary Gray, 2009), une bonne histoire de vengeance avec un super scénario. J’ai adoré. » L’achat de CD est rare, tout comme le téléchargement. Il écoute la radio pour les rythmes tropicaux, Latina et parfois NRJ. Son style ? « Un peu de tout… du reggaeton, du rap (Pitbull)… Pour les soirées, de la funk et du hip-hop. » Un bouquin sous le cambouis ? « Zéro. Franchement pas le temps. »


©Alfred T. Palmer / Library of Congress

L’Usine à vingt ans, livre audio • Naïri Nahapétian Arte, 2006 186 pages, 18 euros

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Montage standard en 57 secondes Dans sa chambre en chantier, on peut lire Sociologie

et écouter L’Usine à vingt ans, recueil de témoignages et d’analyses d’un monde en mutation, à l’abandon, couleur charbon. « Germinal se trouve autant – davantage ? – dans les centres d’appels et les stations de sport d’hiver que dans les usines. » « Sam, 23 ans, intérimaire chez Renault à Cergy depuis cinq ans : " A l’école, je n’arrivais jamais à me lever à l’heure, j’étais tout le temps en retard, j’arrivais en cours à onze heures... Ici j’ai pris le rythme. C’est bien, ça forge un homme. "  » « A Air France, aux renseignements téléphoniques, dans des salles immenses,

sur des rangées interminables, des salariés qui portent des casques et des micros en guise de bleu de travail battent de l’appel téléphonique. Ils sont soumis à des cadences infernales, surveillés par des contremaîtres virtuels, pointant sur des machines électroniques, obéissant à un questionnaire rigide, dont il ne faut s’écarter à aucun prix : leur parole elle-même est taylorisée. Le soir, sortant harassés du travail, ils assistent aux mêmes divertissements télévisés que leurs homologues de l’industrie, avec qui ils partagent désormais le même niveau de diplôme et de revenus, et qu’ils épousent aujourd’hui de plus en plus souvent. Les ouvriers et les salariés d’exécution représentent ensemble 60 % de la population : s’agit-il d’une nouvelle classe sociale ? »

« En 2003, 10 % des salariés en France répètent un même geste plus de dix heures par semaine. Ils sont 14 % dans l’industrie et 7 % dans les services. » « Il fallait des années de métier pour que le typographe sache organiser ses lignes de caractères en plomb en colonnes parfaitement justifiées, pour que le sidérurgiste sache reconnaître la nuance de rouge qui signalait la température de la fonte, ou pour que l’horloger sache tracer un trait parfaitement droit à main levée. Le métier s’apprenait sous la conduite d’ouvriers plus anciens. Tout cela est révolu : BEP, bac pro et BTS sont les sésames de la nouvelle condition ouvrière. Le rapport à la matière est désormais médiatisé par l’écran informatique, et le travail bien fait est d’abord un travail où l’on a suivi à la lettre les prescriptions et les temps. » « 47 % des ouvriers ne lisent pas de livres, contre 27 % des employés et 9 % des cadres. » « On est constamment sous pression, confie Damien, 27 ans, employé d’une centrale d’appels à Montrouge. Même en pause ou en attente, on a l’horaire en tête. On est toujours dans la machine, comme si on restait virtuellement connecté. » « La majorité des ouvriers d’aujourd’hui ne travaille plus dans l’industrie : le transport, le bâtiment, la maintenance, l’agriculture et les activités agroalimentaires (cuisines collectives, boulangeries, charcuteries artisanales, etc.), occupent désormais nettement plus d’ouvriers que la métallurgie, la chimie ou la sidérurgie. » STANDARD 37 | La grande classe ouvrière | p. 125

« … et l’ouvrier devient en partie un opérateur dont le rôle n’est plus d’usiner ou de monter, mais de vérifier que tout se passe bien et de donner des ordres à la machine par le biais d’un programme. » « Cédric. Récemment syndiqué chez CGT, ce garçon blond et musclé, âgé de

25 ans, passe à la salle de gym tous les mercredis, avant de rejoindre la chaîne à quatorze heures. Il y monte des planchers et des systèmes de frein au rythme " d’une voiture toutes les 57 secondes " . C’est le standard chez Toyota. »

« Chez Toyota, les primes, appelées «intéressement», dépendent de trois critères : le respect du plan de production – " Si on produit moins

que ce qui est prévu, notre prime baisse ; si on produit plus, on ne gagne rien. " – ; la qualité, mesurée par le nombre de défauts ; et la sécurité, mesurée par le nombre d’accidents du travail. "  C’est très fatigant, on n’arrête jamais. J’ai des douleurs aux poignets, aux jambes, au dos. Et il y a aussi le stress, car il faut se dépêcher " , assure Cédric. » «Alors que l’usine avait ses balayeurs, ses O.S., occupant des postes où l’apprentissage se réduisait à quelques coups de main appris sur le tas, elle recrute désormais des diplômés. L’un des circuits qui permettait à des travailleurs sans formation de trouver du boulot est en train de disparaître, engendrant du même coup des difficultés d’emploi croissantes pour nombre de jeunes sans bagage scolaire ou sans expérience professionnelle reconnue. » « Parmi les jeunes actifs de 15 à 29 ans, près d’un tiers sont ouvriers, soit deux millions de personnes, dont 750 000 environ travaillent dans l’industrie. » (Insee 2004) « Christian, 52 ans, ouvrier chez Peugeot depuis trente-quatre ans  : " Depuis 68, le patronat a tellement eu peur, qu’il a fait disparaître, aidé en cela par des organisations syndicales, les prolos de la vie politique et sociale. On a changé leur habillement : plus de bleus, nous on est habillés en gris. Plus de chaînes, on appelle ça des « lignes ». Plus d’ouvriers, on appelle ça des « opérateurs ». […] On évite d’en parler. Il faut vraiment qu’une usine se réveille et menace de faire chanter le bordel pour que de temps en temps, un journaliste un peu plus éclairé se dise : « t iens, ça existe encore »"  ».  « La France compte encore six millions d’ouvriers aujourd’hui. Si les ouvriers sont toujours bien là, la classe ouvrière a disparu. »


PHOTO Longtemps, Détroit était « Motor City », terre de la

plus puissante industrie automobile du monde – un bastion sans pareil de la culture ouvrière. En 1959, l’insouciant label Motown (contraction de motor town) y inventait la culture pop pour manutentionnaires noirs. Au mitan des eighties, l’ambivalente techno minimale y transfigurait l’aliénation fordiste en hédonisme. Dix ans plus tard, le hip hop crisard de la clique d’Eminem commençait à pointer les ténèbres d’un système en y dégainant son débit mitraillette exutoire... Le déclin qui avait commencé dès les années 60, a été accéléré par la crise des subprimes de 2008. Une grande partie de Détroit n’est plus qu’une zone fantôme. Le chômage décolle et entretient des tensions raciales, perceptibles depuis trente ans ; les bâtiments qui faisaient la gloire de ces quartiers, bâtis sur les plans architecturaux du mouvement « city beautiful », sont laissés à l’abandon. Avec Can’t forget the Motor City, les photographes Romain Blanquart et Brian Widdis, habitants à Détroit, bousculent une vision terne et unidimensionnelle récurrente dans les médias, et tentent, en mêlant paysages en noir et blanc et portraits en couleurs, de montrer leur ville encore vivante se réinventer par ses 713 000 âmes, de l’intérieur. Portrait couleur Romain Blanquart Paysage n&b et couleur Brian Widdis Texte Julien Taffoureau

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Can't Forget The Motor City : Detroit

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Ainsi parlait Didier Wampas Musique

Magie du progrès social, le plus punk des électriciens français part à la retraite. Ce « fils des trois-huit » se rebranche sur sa trajectoire prolo entre Mike Brant, les Sex Pistols et la RATP.

Propos recueillis par Antoine Couder Photographies par Bruno Maurey & Martin Flaux

« J’ai passé mon enfance dans les Hauts-de- J’ai grandi dans un HLM de 60 m2, j’y retourne Seine au sein d’une famille ouvrière de base. Je n’ai presque rien à en seulement pour voir ma mère. Mon père est décédé, il a effectué toute sa

dire parce que justement il n’y avait rien, juste l’envie de se barrer, rejoindre Paris ou s’enfermer dans sa tête, dans sa chambre et écouter de la musique, à rêver d’être ailleurs. Pour moi, la banlieue c’est le néant. Au lycée, entre Saint-Denis et Villeneuve-la-Garenne, lorsqu’il fallait rentrer à pied parce que le train ne venait pas jusqu’à chez moi, j’ai appris à courir vite et à détester la baston, la connerie sexiste et tout ce qui va avec. La banlieue on s’en échappe, pour ne plus revenir.

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carrière chez Otis ascenseurs après un passage aux usines Renault. Ouvrier il était, ouvrier il est resté, l’ascenseur social n’a pas fonctionné. Mes parents étaient des gens de gauche et dans les années 70, ça voulait dire communistes. Ils n’étaient pas dogmatiques ni spécialement chiants sur le sujet, ils y croyaient juste vraiment au Grand Soir et à un monde meilleur. C’était leur utopie. J’ai donc vécu les éternelles fêtes de l’Humanité, d’où je repartais avec plein de brochures qui décrivaient les pays de l’Est comme le paradis sur terre. Je ne me souviens pourtant d’aucun concert, j’étais sans doute trop petit…


A 10 ans, je suis plutôt un garçon mal dans sa peau, pas trop d’amis, pas trop de goût pour le foot. Je suis bercé par les

émissions de variété à la télé et le hit-parade d’Europe 1. En 1972, Gérard Lenorman chante Il. J’étais loin de m’imaginer que quarante ans plus tard, je serais en studio avec lui pour son come-back [Duos de mes chansons, 2012], mais j’ai hurlé, alors ils m’ont viré. Est-ce que c’est ça mon destin de prolétaire, ma culture d’ouvrier ? Se défier de son histoire mais ne pas la rejeter ? Tout môme j’adorais Mike Brant, Qui saura a été mon premier choc musical. Ce mec était un rocker en puissance, il adorait s’habiller comme Elvis. Mais le show-biz ne le lui a pas permis et quelque part, il en est mort [par défenestration en 1975]. Alors que pour moi, faire du rock, c’était justement une façon de ne pas mourir, de rester libre. Comme je ne m’intéressais pas du tout à l’école, j’ai traîné, redoublé, pour finalement décrocher un bac F3, « sciences et technologies industrielles »…

Etre un fils d’ouvrier ne devait pas m’obliger à chanter des trucs pour les ouvriers. Je me souviens d’un concert avec les Wampas, au Festival de la chanson engagée. C’est terrible un truc aussi politiquement correct. A la fin, je n’en pouvais plus de ce conformisme rock soi-disant ouvert, je me suis mis à chanter Les Ricains de Michel Sardou, a capella et poing levé, sous les huées, bien sûr. C’est prolo ? C’est punk ? Je me fous des systèmes, des catégories. Etre différent des autres, ça vaut vraiment le coup. Heureusement que Gainsbourg ou Coluche venaient dans les émissions de Guy Lux. Sinon, je ne vois pas trop comment un mec comme moi, pas spécialement attiré par la culture académique et scolaire, aurait pu découvrir que l’on pouvait être aussi marrant…

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« Je ne touche pas ma retraite complète, mais c’est suffisant pour payer mes charges. » Didier Wampas

J’étais un manard, je n’avais pas besoin

qu’on m’explique la condition ouvrière. Franchement, je m’en foutais. Je me suis retrouvé en usine très vite ; je ne sais même plus comment ça s’appelait. J’avais 18 ans, j’étais à la chaîne… ça m’a permis de me tenir à l’écart de toutes ces conneries romantiques de rockers chantant la beauté des working class heroes… C’était des trucs de bourgeois, c’était Renaud, un mec né dans le 14e arrondissement de Paris avec un père professeur d’allemand auteur de romans policiers. Rien à voir avec moi, qui voulais écrire des chansons d’amour, ou des trucs absurdes, pour m’évader. (…)


« Quand les Wampas jouent au Vieilles Charrues, on touche 150 euros chacun. Je ne vais pas m’exiler en Suisse. » Didier Wampas

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(…) Je suis resté un an et demi dans cette usine Au début, ça n’a pas été évident, cette double sans nom et finalement mon père m’a sauvé. Il avait écrit pour moi vie. J’avais du mal à gérer. Et puis ça a pris forme. Lors de la première

des demandes d’emploi dans les grosses boîtes. La RATP m’a convoqué, ils m’ont pris. D’abord, je gagnais mieux ma vie et puis les conditions de travail, c’était autre chose. J’ai intégré le service technique, « l’alimentation haute tension », l’aristocratie des mecs qui envoyaient le jus – c’étaient eux qui faisaient tourner le réseau. Ça n’a l’air de rien mais c’est énorme : la RATP gère l’intégralité de son réseau électrique, EDF ne fait qu’envoyer du gros câble et du 200 000 volts. On était donc en charge de la maintenance et de la surveillance, la gestion des coupures pendant les travaux. L’ambiance était pas mal, pas trop hiérarchique, avec tutoiement de rigueur ; rien à voir avec les gars des bus par exemple, figés dans des attitudes rigides, quasi militaires.

J’étais bien tombé : je me trimballais dans Paris, on partait à deux en voiture pour travailler sur les postes de redressement, de gros transformateurs à l’air libre ; on en trouve à peu près un toutes les quatre stations. Alors, on contrôle, on vérifie… J’aimais bien ce côté aventure, je m’imaginais dans Starsky et Hutch. On remplissait des missions utiles et c’était la balade. Je bossais en trois-huit, beaucoup la nuit. C’est fou le monde qui travaille la nuit sur ce réseau, de plus en plus parce que l’on ne peut plus couper le trafic en journée aujourd’hui, trop compliqué. Le RER A, on ne peut plus y toucher le jour, la direction a peur que ça ne reparte pas. C’est d’ailleurs notre pouvoir à nous électriciens : couper le jus ! Si ça nous prenait de bloquer la ligne 14, c’était le JT assuré, le drame…

tournée de Wampas, pendant une semaine, j’avais 25 ans et je me suis dit que j’allais être super réglo. J’ai arrêté de boire et le résultat sur scène était bien meilleur. Je me suis installé dans cette vie des trois-huit, à répéter tantôt le jour tantôt la nuit, en fonction de mes horaires. On a fini par sortir un premier 45T [Tutti Frutti, 1986], mon rêve se réalisait, j’étais comme tous les types que j’idolâtrais. Je me revois dans mon train de banlieue avec mon disque dans les mains : le plus beau jour de ma vie. A partir de là, tout ce qui pouvait m’arriver, ça ne pouvait être que du bonus.

Je suis donc resté électricien de base, de 1984 jusqu’en 2012. Dans le service, je suis pratiquement le seul à ne pas

avoir eu de promotion. Je n’en ai jamais demandé et on ne me l’a jamais proposé. Ça ne m’a pas gêné, j’avais juste besoin d’avoir de quoi croûter et le reste c’était pour la musique, qui comme chacun sait, ne nourrit pas son homme. Je suis un fils des trois-huit qui a pu bénéficier d’accords internes permettant aux gens de 50 ans avec au moins vingt-cinq ans d’ancienneté de partir en retraite par anticipation. Juillet 2012, c’était la limite. A partir de cet été, le système a changé, à cause de la réforme des retraites. Si j’avais traîné, j’aurais dû travailler plus longtemps pour gagner grosso modo la même chose. C’est une immense chance de pouvoir bénéficier d’un tel système. Pour autant, je n’ai pas l’impression de tourner la page. Je ne pense pas que ma vie va changer tant que ça. Je ne touche pas ma retraite complète, mais c’est suffisant pour payer mes charges.

Communiste dans les années 80, c’était plus Il y aura toujours la musique pour compléter un possible. D’ailleurs, la direction a mis le holà… Un moment, nos peu. Lorsque les Wampas jouent au Vieilles Charrues, chaque musicien

grands chefs ont voulu changer le système de promotion. Ne plus faire monter les gars du terrain en encadrement mais prendre des types de l’extérieur. Heureusement, ça n’a pas marché : quand ils appuyaient sur un bouton, ils ne savaient pas ce qu’il y avait derrière. On est revenu à l’ancien système. On a eu deux ou trois conflits sociaux comme ça. Il y a eu un épisode assez dur, il y a une quinzaine d’années, une énième restructuration : la RATP voulait supprimer le grade d’agent de maîtrise. On a carrément pris le poste de commandement, ils ne pouvaient plus rien faire… C’était rigolo. Pour moi, l’engagement syndical se résume un peu à ça. Je ne suis jamais entré en politique et encore moins devenu communiste. Mes parents, je comprenais leur engagement, mais à ce moment-là, ce n’était plus possible. Soljenitsyne avait publié L’Archipel du goulag, dès 1977… On était loin des jolies brochures de la fête de l’Huma. Je suis rentré dans cette famille des électriciens RATP et j’ai fini par aimer ça. Je ne pensais qu’à la musique mais finalement, c’était pas si mal. Et d’ailleurs ce serait bien si le boulot était partout comme ça, sans trop de hiérarchie, de recherche de productivité, de management à l’américaine…

Didier Vampire

LE DISQUE « Je sais, ça ne se fait pas d’aller faire les trois-huit quand tous les mômes voudraient être des rock-stars tout de suite », claironnet-il dans son dernier single, le programmatique Punk ouvrier. Survivant des eighties, l’Iroquois de la ligne 14 a réussi trente ans durant à formuler l’improbable équation de la sincérité et du succès. D’estime d’abord, avec les Wampas formés en 1983, public avec son tube-vanne sur Manu Chao (2003), puis médiatique avec Taisez-moi (2011), bel album solo de variété rock qui flotte entre Jean-Louis Aubert et François Béranger, plantant ici ou là des graines d’humour libertaire (La Propriété c’est du vol) dans un style pop sixties.

touche 150 euros. Je ne vais donc pas m’exiler en Suisse ou en Belgique, je vais continuer comme avant. Je n’ai pas de carrière de musicien à rattraper, je crois avoir fait ce qu’il fallait pour exister. Au fond, je me méfie des gens qui réussissent, c’est mon vieux fond communiste… Je préférerais toujours cent petits groupes qui vendent mille disques plutôt qu’un seul qui cartonne à cent mille [Taisez-moi s’est vendu à 8 000 exemplaires]. Pendant longtemps, ma double vie m’a protégé, m’a empêché de prendre la grosse tête. Alors peut-être qu’aujourd’hui, il y a un risque que je devienne un peu plus con. J’ai 50 ans, il me semble qu’on évalue l’espérance de vie des ouvriers sans « incapacité physique et sensorielle » à 59 ans. On verra. Souhaitez-moi bonne chance, les gars. »

Didier Wampas est une sorte de Daniel Darc en bonne santé, la face caustique d’un Lenorman et de toute une génération de chanteurs de charme sans diplôme. Cette nostalgie assumée (le clin d’œil à Sardou sur Chanteur de droite n’est pas innocent) colle bien à la facétie du personnage qui « ne demande rien » mais ne dit « jamais non » (duo avec Régine) et continue de tourner avec d’obscurs rockers bretons tout en gravissant les marches du Festival de Cannes (logé dans un hôtel deux étoiles près de la gare) avec les Grolandais du Grand Soir – où il incarne littéralement le rêve du prolétariat. Poelvoorde, « plus vieux punk à chien d’Europe », et Dupontel, vendeur

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de literies, n’y sont heureux que lorsqu’ils s’imaginent, en songe, plongés dans le bain d’un concert des Wampas. Comme nombre d’entre nous, calfeutrés sous les couvertures. A. C.

Taisez-moi • Atmosphériques Live! Didou sort du métro et branche la sono le 8 novembre à Rennes, le 9 à SaintJacut-les-Pins et le 13 à Corbie.


Le travail c’est le synthé Musique

Raymond Depardon de la musique industrielle, le philosophe grenoblois Jean-Marc Vivenza a « photographié » le bruit des usines. A vos servomoteurs ! « Comment je travaille ? En sortant de chez moi. En me mettant en contact avec le bruit de mon environnement immédiat : usines, barrages, industries lourdes. Passé l’étonnement, les ouvriers qui ont assisté à mes enregistrements manifestaient de l’intérêt pour mes productions… qui sont devenues une photographie sonore du paysage industriel des années 70-80, avant qu’il ne disparaisse en Europe. » Qui parle ? Jean-Marc Vivenza, musicologue et philosophe basé à Grenoble, peu médiatisé et souvent incompris. Au milieu des années 70, il crée GLACE, le premier groupe « industriel » au sens pur. Toujours actif malgré son sang froid, descendant direct du constructivisme russe et du futurisme italien, Vivenza fait chanter la matière afin de « restaurer le concret et révéler la réalité ». Très rare en interview, il a accepté de nous détailler sa démarche (en douze pages !), dont voici le résumé instructif.

Forces telluriques Ex-enfant des sixties, Jean-Marc (père ouvrier, mère au foyer, comme beaucoup d’immigrés italiens) grandit à Grenoble dans une HLM située juste derrière l’usine Merlin Gerin (spécialiste du matériel électrique), où bosse son père. En 1981, âgé de 24 ans, et après la courte carrière de son second groupe Mécanique Populaire, ses premiers travaux impressionnent  : Vivenza évacue la moindre trace instrumentale et exprime les forces telluriques sans travestir leur discours – il ne transforme pas ses sons mais les propose tels quels. Ses visuels austères et massifs (cheminées, métaux, salles des machines) participent aux canons de la scène noise/indus’ d’alors : lignes obliques, verticalité, bichromie, architecture. Aucune place pour le divertissement. Ancien élève de Pierre Schaeffer lorsque celui-ci étend son Groupe de Recherches Musicales en province, Vivenza ne se reconnaît plus dans le courant officiel de la musique concrète quand il fonde « l’Electro-Institut », qui édite des disques témoignant parfaitement de son approche radicale du bruit, comme Fondements Bruitistes (1984, son premier vinyle en format 45, zéro passage au Top 50) ou Réalités Servomécaniques (1985, six pistes dédiées à la machine et ses rouages en pleine période Terminator). Sa vision correspond aux trois grands axes de la pensée de Luigi Russolo (1885-1947), père de la musique bruitiste. D’abord, la volonté d’étendre la réflexion musicale aux bruits de la civilisation industrielle. Ensuite, s’ouvrir au réel, loin de l’enfermement auto-centré du créateur. Enfin, organiser le chaos des industries (sidérurgie, métallurgie, hydraulique, aéronautique, etc.). Ça déboulonne !

The Man-Machine Malgré la technologie rudimentaire (des dizaines de magnétophones reliés à de lourdes tables de mixage), et contrairement à de nombreuses

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Par Rod Glacial

formations indus’ (dont le fer de lance s’appelle Throbbing Gristle), JeanMarc part à la rencontre du peuple des usines. Il enregistre la plupart de ses sessions chez Rhône-Poulenc (chimie), Neyrpic (méga-mécanique), Neyrtec (électronique) ou dans les centrales EDF (hydro-électrique). Jadis aux premières loges, que lui évoque la notion de classe ouvrière ? « Tout d’abord une réalité existentielle, familiale, la présence des usines au cœur de la vie, rythmant les horaires, l’activité et les rapports humains. Les années d’enfance et d’adolescence à Grenoble à l’intérieur d’un environnement productif et technique qui me fascinait. Mais parler de classe ouvrière, c’est faire allusion au concept marxiste de corps solidarisé et uni pour défendre ses intérêts au sein de la structure sociale dominante. En écho à cette idée, j’ai dédié Fondements bruitistes à Vladimir Tatline, figure du constructivisme russe, qui théorisa en 1921 la cessation de toute activité artistique pour rejoindre les unités de production industrielle afin d’œuvrer à l’avènement de la nouvelle société prolétarienne. Par ailleurs, un morceau de Réalités servomécaniques s’intitule Prolétariat et Industrie, une sorte d’hommage à la classe ouvrière. » Neuf minutes aliénantes, métaphore de la machine totale qui libère ses doux sons de rouages et de forges asservissantes, grandiose ! Ces dernières années, Vivenza a préféré écrire autour de l’ésotérisme et de la métaphysique (Tout est conscience – Une voie d’éveil bouddhiste, 2010) et refusé toute proposition de concert et de performance. Il pense avoir « fait le tour de la question » avec Aérobruitisme en 1994, sans s’interdire de nouvelles productions si des bruits lui viennent à l’oreille. Rotorelief, un label breton, réédite ses disques importants. L’occasion de rappeler que « le bruitisme peut être perçu, reçu, apprécié par toute personne apte à exercer les facultés de sa conscience. Aucune barrière sociale ou d’instruction. L’art des bruits est un art concret. Il est aisément compris par tous, y compris les enfants. » rotorelief.com


PLAYLIST

La pop a l’usine

Claude François, J’travaille à l’usine, 1966. Retirée des ventes à cause de ses paroles trop éloignées de l’originale, l’adaptation de Winchester Cathedral par Cloclo est collector. Bernard Lavilliers, Fensch vallée, 1976. Contrairement à Renaud, Nanard a mis les mains dans le cambouis, alors, quand il chante les bassins industriels, ça turbine. Wojciech Kilar, L’Usine, 1975. Pour La Terre de la grande promesse d’Andrzej Wajda, le compositeur polonais sonorise l’industrie textile, et annonce la vague indus’ des eighties. Kraftwerk, Metall auf Metall, 1977. Quatre garçons de la Ruhr rebaptisés « Centrale électrique » et cognant le métal : ça donne toute la musique électronique moderne. Dead Kennedys, Kepone Factory, 1981. Jello Biaffra a trouvé un job, mais les pesticides maniés lui filent la maladie de Minamata. Dur d’être keupon chez Kepone. Francis Cabrel, La Fabrique, 1984. Reprise du chanteur folk James Taylor, une vie gâchée à la chaîne. A chialer. La Canaille, L’Usine, 2009. A l’opposé de Booba, le rap syndiqué de Montreuil revisite la Commune de 1871. R. G. STANDARD 37 | La grande classe ouvrière | p. 137


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Les prolos de la cover Musique

Reprendre Goldman ou Claude François sans l’ironie bourgeoise, c’est le fragile exercice peaufiné en série par la cellule Beau Catcheur.

Entretien Antoine Couder Illustration Damien Cuypers

Dans le secteur très concurrentiel de la reprise, êtes-vous des ouvriers qualifiés ou spécialisés ? Sarah Murcia : Plutôt qualifiés, dans le sens où on va s’intéresser à la technique, la construction et la déconstruction d’une chanson. Pour Le Freak de Chic, on a réalisé qu’on n’avait jamais vraiment compris les paroles. D’où l’idée de retranscrire phonétiquement le texte, en musique. On reconnaît parfaitement la chanson mais, au fond, tout a changé. Et la rime, camarade ? Fred Poulet : C’est fondamental. Lorsqu’on reprend Philippe Lavil, Il tape sur des bambous, ça repose sur une rime en -ien, je ne dis même pas les paroles, c’est tellement évident… [« Dans son île on est fou comme on est musicien / Sur Radio Jamaïque il a des copains. »] Mais vous trafiquez aussi les textes… Fred : Oui oui, un peu. On a repris Comme d’habitude et sur disque, je le fais un peu désinvolte : « Je me lève, et je te bouscule… enfin non je me lève pas tout de suite, j’ai toujours un peu de mal à me lever… Je suis à la salle de bains, tu frappes et tu me demandes si tu peux rentrer, je te dis, tu déconnes ou quoi ? Comme d’habitude… » Sarah : On l’a jouée avec une chorale de retraitées à Pantin, et ça a été incroyable. L’interpréter à dix avec des octogénaires, ça révélait exactement la puissance de ce quotidien, on avait l’impression de chanter juste, comme si on comprenait ce que voulaient dire les auteurs [Claude François et Gilles Thibaut]. Ou les structures des morceaux… Fred : Jean-Jacques Goldman fait tout le temps la même chanson. Pourquoi ne pas mélanger les paroles de Je marche seul et Je te donne sur la musique de Quand la musique est bonne ? En le faisant, je pense à Georges Perec et aux jeux de l’OuLiPo.

C’est qui ? Sarah Murcia, contrebassiste entendue dans le sillage de Piers Faccini ou Jeanne Balibar, et Fred Poulet, chanteur-vidéaste coréalisateur de Substitute, journal intime composé en super-8 avec le footballeur Vikash Dhorasoo pendant le Mondial 2006.

C’est quoi ? Un disque de vingt reprises à la contrebasse, travaillées au pouce ou à l’archet, chantées à deux ou séparément : on glisse de Marilyn (My Heart Belongs to Daddy) à Diam’s (DJ, hilarant) en passant par Sylvie Vartan (Comme un garçon). En prime, Les Copains d’abord en accéléré et en allemand, ou du rock que Sarah fait swinguer de manière troublante (Anarchy

« Reprendre Comme d’habitude avec huit retraitées de Pantin, c’était incroyable : on avait l’impression de chanter juste. » Beau Catcheur

Avec pas mal d’ironie, non ? Fred : Bof… On est plutôt à chasser le fantôme à l’intérieur de la chanson, celui que tout le monde reconnaît d’instinct. Souvent on est dans l’outrance, mais dans l’ironie, non, très peu. D’ailleurs, je ne crois pas que l’on puisse se le permettre. Ce serait vite du mépris. Sarah : Le fait qu’on soit un couple donne une base intime à la démarche. Vous vous sentez engagés ? Fred : J’ai des convictions de gauche, mais si j’essaie de les véhiculer, c’est moche et ça tombe à plat. Peut-être que notre engagement consiste à ramener au premier plan des morceaux qui n’ont pas eu leur chance. Comme quand on demande à Rodolphe Burger de reprendre Dur dur d’être bébé. C’est quoi pour vous un chanteur populaire ? Sarah : Un type intègre, comme Didier Super. Vraiment rare. Fred : Florent Pagny, Michel Sardou… des types de droite, non ?

Beau Catcheur • Dernière Bande

COMPAGNONS DE LA CHANSON in the UK) quand elle n’en montre pas la face cachée (Satisfaction qui tourne au portrait de junky).

Déjà vu ? Entre 2007 et 2010, La Pompe Moderne entonnait déjà Diam’s et Daft Punk dans un geste de pure pataphysique – tout était chanté avec l’accent de Brassens, comme si ce dernier était toujours en vie. Combat perdu d’avance pour le Catcheur et sa Radio Nostalgie pour branchés ? Non, chef.

Violence de classe ? Le fond de commerce consistant à réinterpréter les vieilles scies de la chanson française, et

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tout particulièrement ce répertoire populaire qui jamais n’accède au Panthéon de la culture, peut rapidement tourner à la blague de prépa, voire à la parodie hautaine flattant les réflexes de classe en réaffirmant la pauvreté de ces productions, en enfonçant sous terre d’humbles et entêtantes chansonnettes interdites de Lagarde et Michard. Beau Catcheur a cette habileté toute manuelle à dérégler la machine à rimes et laisser filer le potentiel des œuvres en ouvrant une brèche sur l’angle mort de son inconscient. Sigmund Freud de la prosodie et de la métrique, il scande ce qu’on entend souvent dans les manifs : Ce n’était qu’un début, continuons le combat. A. C.


Home

Vue extérieure côté Nord d’une maison 1009 1/2 East Fourteenth Avenue, Tampa, Hillsborough County, FL.

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Archives

Land Sélection homemade tirée du rayon « enquête sur les bâtiments historiques » de la bibliothèque du Congrès américain.

© Library of Congress/ Historic American Buildings Survey/ Historic American Engineering Record/ Historic American Landscapes Survey.

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Vue extérieure côté sud à S.C. Route 215, Buffalo, Union County, Caroline du Sud. Maison d’un village ouvrier de l’usine de coton de la ville de Buffalo.

Vue extérieure côté nord-est sur Morgan Road, Bessemer, Jefferson County, Alabama. Maison de deux pièces construite pour les ouvriers afro-américains par l’usine sidérurgique TCIUS STEEL.

Vue extérieure côté sud au 314 Ware Street, La Grange, Troup County, Géorgie. Equipée d’une cheminée centrale, deux portes d’entrée indiquent que cette maison en duplex pour y loger deux familles d’ouvriers textiles.

Vue extérieure côté sud-ouest au 305 Church Street, Putnam, Windham County, Connecticut. Maison construite pour y loger les ouvriers de l’industrie textile de Putnam.

Vue extérieure côté nord de la maison d’Anne Walsh, 642 Dodge Street, Dubuque, Dubuque County, Iowa. Cette maison à pignon est un exemple de construction établie tout le long de Dodge Street de 1870 à 1880.

1/ Vue extérieure d’une maison d’ouvrier au 109 Green Street, Hogansville, Troup County, Géorgie. Equipée d’une cheminée centrale, cuisine située à l’arrière et porche à l’avant. Ce type de maison fut construit pour loger les travailleurs de la fabrique de textiles Hogansville Manufacturing Company. L’usine se situait de l’autre côté de Green Street jusqu’à sa démolition dans les années 70.

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Vue extérieure côté nord d’une maison d’ouvrier au 457 Eslava Street, Mobile, Mobile County, Alabama.

Vue extérieure côté sud-est de la maison de Dennis Power au 345 South Locust Street, Dubuque, Dubuque County, Iowa. Exemple de maisons à pignon construites en périphérie de Dubuque.

Vue extérieure d’une maison au 3312-3314 Alpine Street, Southwest, Huntsville, Madison County, Alabama. Construite pour les employés de Merrymack Mill, l’usine (textile) la plus grande du sud-est des Etats-Unis.

Vue extérieure côté nord-ouest d’une maison ouvrière au 313 Church Street, Putnam, Windham County, Connecticut. Le village ouvrier fut dévasté par les inondations en 1955.

12/ Vue extérieure d’une maison à double shotgun au 904 East Depot Street, La Grange, Troup County, Géorgie. Les shotgun houses se caractérisent par leur structure rectangulaire étroite et restent aujourd’hui encore les logements individuels les plus répandus dans de nombreuses villes du sud des Etats-Unis.

Vue extérieure d’une maison démontable équipée de trois chambres, toit à deux pans mobiles prévus pour le transport. Les maisons ont été acheminées dans une région pauvre d’Alabama (créant des emplois et fournissant des logements aux employés) par la Tennessee Valley Authority entreprise métallurgique.

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Vue extérieure d’une maison pour les couples ouvriers, Maison 32, Kitsap Avenue & Pope Street, Port Gamble, Kitsap County, Washington. Port Gamble a pour principale activité l’industrie du bois.

Vue extérieure côté nord-est sur Morgan Road, Bessemer, Jefferson County, Alabama. Maison de deux pièces construite pour les ouvriers afro-américains de l’usine sidérurgique TCIUS STEEL.

Vue extérieure d’une maison d’ouvrier au 2709 9th Avenue, Huntsville, Madison County, Alabama.

Vue extérieure d’une maison d’ouvrier au 502 Askew Avenue, Hogansville, Troup County, Géorgie. L’entreprise Lockwood Greene Engineers a construit cette maison et cent vingt-huit autres afin d’étendre le village ouvrier textile en 1923-24.

Vue extérieure côté nord-est de la maison de William Rooney au 314 Southern Avenue, Dubuque, Dubuque County, Iowa.

Vue extérieure côté sud-est de la maison de William Rooney au 314 Southern Avenue, Dubuque, Dubuque County, Iowa.

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Worker’s House, 457 Eslava Street, Mobile, Mobile County, AL

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« La dèche estelle romantique ? » Littérature

Punks, skins, hooligans : le Britannique John King se paye les franges de la culture populaire depuis une décennie. Balayage énergique avec l’auteur de Skinheads, qui caillasse l’Union Européenne.

Par François Perrin Photographie Chris Killip et Paul Graham

Alors que Skinheads vient de paraître en France, nous avons coincé John King dans une ruelle numérique pour lui faire cracher par mail quelques tuyaux sur ses potes rasés et violents. De fait, puisqu’il consacre ses romans aux plus bourrins des rejetons désocialisés de la classe ouvrière britannique – supporters bouillants, skins tendus, punks anars –, tout nous motivait à lui tenir le crachoir. Homonyme de plusieurs joueurs de foot comme, pour tout dire, de pas mal de gens, le type, 52 ans, bonne bouille, cheveux courts, n’a pas vraiment sa langue dans sa poche. L’Europe et l’establishment, notamment, se prennent de bons coups de pelle. On vous décrit parfois comme un auteur prolo. Ça vous agace ? John King : C’est réducteur. J’étais ami avec l’écrivain Alan Sillitoe [19282010], l’auteur de Samedi soir, dimanche matin [1958] et La Solitude du coureur de fond [1959]. De basse extraction, il a traversé la guerre et grandi dans une période de très grande austérité, mais il a toujours détesté être ainsi catégorisé. « Auteur prolétaire », « femme auteur », « auteur noir » ou « auteur homo »… l’étiquette finit par prendre toute la place, au prix d’une indifférence totale à l’égard des idées.

« Dans cent ans, les masses anglaises seront parquées à l’extérieur de villes contrôlées par l’élite européenne. Ça vaudra pour tout le continent. » John King Hooligans, skinheads... Pourquoi vous focaliser sur ces sousgroupes de la culture populaire ? J’écris d’expérience. Je m’y suis intéressé adolescent, et ça ne m’a pas quitté. Ce sont des reflets de ma vie, quoique servis dans la fiction par des trames plus riches et un contexte social plus étudié. Les hooligans, les

SA VIE, SON ŒUVRE « Il savait d’avance que ce serait toujours les mêmes conneries, l’occasion pour les fiottes des médias de regonfler leur ego tout en empochant du pognon sans trop se fouler. Ils n’avaient aucune idée de ce que c’était, d’être un skin, et d’ailleurs ne voulaient pas le savoir. » Comme Terry English, l’un des trois personnages principaux de Skinheads, John King semble estimer que la presse écrite («  mélange de cerveaux universitaires et de carriérisme acharné, avec la gauche libérale tout pleine d’elle-même, et la droite toute pleine de merde ») pèche quelque peu dans son travail d’analyse de la culture populaire et, parmi elle,

skinheads ou les punks nous disent quelque chose de la soif de rébellion qu’on éprouve forcément à un certain âge. Dans le monde entier. Classe ouvrière, populaire... Difficile à définir, non ? Je distingue la working class, ceux qui travaillent pour un salaire, de la underclass, les pauvres, exclus du système. Mes parents ont travaillé dur mais en gardant l’esprit ouvert, à l’écart des stéréotypes persistants : on continue de voir la classe ouvrière comme sous-éduquée, composée de travailleurs manuels dénués d’imagination ou perçus comme de bons sauvages. Je ne me suis donc jamais posé cette question avant la publication de mes premiers romans [voir encadré]. Je me considère comme un sans-classe, libre. Travailleur manuel, vous l’avez été ? En quittant l’école, j’ai occupé des jobs quelconques, en usine et dans des entrepôts, pratiqué pas mal de boulots manuels. Cela dit, travailler dans un bureau ne signifie pas forcément s’extraire de la classe populaire. La majorité de la population y appartient ; difficile donc pour elle de se mépriser elle-même. La droite conservatrice assume plus facilement sa méfiance, tandis que la gauche branchée (composée surtout d’intellectuels oisifs) a plutôt tendance à camoufler ce sentiment, se répandant en accusations iniques à l’égard des classes laborieuses blanches – présumées violentes, racistes, ignorantes. La foule, susceptible en s’unissant de renverser le système, a toujours fait peur. George Orwell appelait ça « la puissance des prolos », et l’intrigue de mon roman The Football Factory [1997] renvoie directement à cette idée. Le « peuple » est-il encore politisé ? La désaffection à l’égard des partis politiques, noyautés par une élite carriériste et bien élevée, ne cesse de s’accroître. Si le Nord industriel (…)

Barres de fer et ballon rond de ses sous-groupes les moins geignards. L’auteur a débarqué en France en 2000, pour son quarantième anniversaire, avec La Meute (L’Olivier), deuxième tome d’une trilogie dédiée aux hooligans – entamée avec Football Factory, paru et vite disparu deux ans plus tôt, puis réédité en 2004, année de son adaptation ciné par Nick Love, et conclue avec Aux couleurs de l’Angleterre (2006). En 2003, les Français découvrent aussi Human Punk, ambitieuse plongée chez les éleveurs de clébards sales, puis Skinheads, donc, dans lequel on apprend qu’en cas d’échec d’une discussion civilisée autour d’un mug ou

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d’une pinte, « le poing et le pied, voilà ce qui comptait. Appliquer les principes skinheads traditionnels ». En attendant les traductions de White Trash (tiens tiens) et The Prison House, et tandis que John King s’attache à composer dans son prochain livre un tableau réjouissant des années 2070, gageons que garder un tesson de bouteille ou une queue de billard brisée à proximité y sera alors plus utile encore qu’à l’heure actuelle. F. P.

Skinheads • Au Diable Vauvert 392 pages, 22 euros


Punks, Gateshead, Tyneside, 1985 Courtesy of the artist © Chris Killip

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Filatures, 1974 Courtesy of the artist © Chris Killip

(…) dispose d’une plus grande tradition syndicaliste, et le Sud d’une plus grande soif d’indépendance, les gens savent comment conduire leur existence. Margaret Thatcher a plu à des pans entiers d’ouvriers anglais, qui la voyaient comme une patriote, ayant réduit les barrières pour accéder à l’indépendance ou à la propriété privée. Il y a cinquante ans, les travailleurs essayaient de paraître plus riches qu’ils ne l’étaient. A notre époque, où tout est quand même beaucoup plus facile, tous ceux qui possèdent veulent être perçus comme des galériens qui se sont faits tous seuls. Se sentent-ils coupables ? S’ennuient-ils ? En tout cas, ils ont l’air de trouver la dèche romantique.

« Travailler dans un bureau ne signifie pas forcément s’extraire de la classe populaire. » John King

Quelques working class heroes ayant vos faveurs ? Johnny Rotten [voir Standard précédent]. Les Sex Pistols ou Sham 69 décrivaient comme personne la vie quotidienne. Les footballeurs Frank Lampard et John Terry. Et puis l’adaptation cinématographique de The Football Factory [Nick Love, 2004] !

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Autant de groupes qui n’hésitent pas à recourir à la violence... Les skinheads se sont formés autour du triptyque musique/sape/foot. Leur apparence austère a donné l’impression qu’ils étaient sujets à des sursauts d’hyperviolence. Les générations ultérieures ont ensuite décidé de faire honneur à cette réputation. Il est arrivé pareil aux Teddy Boys : ils étaient pires que quiconque. Punks allemands, skins français, hooligans tchèques... De pâles copies ? Dans ce domaine, le modèle britannique reste séduisant, c’est l’original. Pas mal de cultes vénérés par la jeunesse du monde entier sont nés en Angleterre, portés par le très efficace triptyque évoqué plus haut. Une nation rebelle, ça parle aux jeunes ! Les échanges culturels fournis entre les Etats-Unis et la Grande-Bretagne ont permis l’apparition de skinheads et de punks de toutes confessions outre-Atlantique. Puis ce fut le tour des pays scandinaves, de la Hollande, de l’Allemagne, de la Pologne et de la Russie – et même, plus récemment, de l’Italie et de la France. Aujourd’hui, on trouve plus de skinheads chez vous qu’autrefois, et les hooligans français suscitent un grand respect. En faisant la promo de Skinheads, j’ai été estomaqué par le nombre d’Union Jacks susceptibles d’apparaître dans l’Hexagone. Sympa.


DHSS Emergency Center, Elephant and Castle, South London, 1984 Courtesy Galerie Les Filles du calvaire, Paris © Paul Graham

Pour autant, vos Skinheads ne se caractérisent pas par leur europhilie, si ? De fait, je pense que l’Union Européenne est une dictature au ralenti. Le fascisme et le communisme ont échoué, mais l’émergence des Etats-Unis d’Europe est une belle friche rendue au libre marché qui s’offre à nous. L’Union est anti-démocratique et inutile. Créée par les riches, pour les servir. Mes personnages sont fiers d’être britanniques, comme j’espère que vous êtes fier d’être français. Aimer sa culture, c’est sain, et pas forcément haineux à l’égard de celle de ses voisins. Si nous abandonnons tous nos cultures, assistons à leur lavage en machine et à leur repackaging par les multinationales, dites-moi, que nous restera-t-il ? Comment imaginez-vous les classes populaires anglaises dans un siècle ? Englouties dans l’Union Européenne. Je vois bien les masses anglaises reléguées au rang de citoyens de seconde zone, parquées à l’extérieur de villes contrôlées par l’élite européenne. Ça vaudra pour tout le continent. Le grand retour des familles royales se partageant la terre, retranchées dans leur bulle de pouvoir à grands coups de mariages arrangés ! Des classes populaires diabolisées, leurs cultures insultées, taxées de racisme si elles décident de résister. Je suis d’ailleurs en train d’écrire un livre sur le Royaume-Uni dans soixante ans. Ce cauchemar, illustré. J’espère quand même me tromper sur toute la ligne. STANDARD 37 | La grande classe ouvrière | p. 149

LES IMAGES

Paul Graham capte les chômeurs et les skins UK « au cœur épuisé des choses » Comme ceux de Martin Parr, Tom Wood ou Chris Killip (photos 1 et 2) – la topographie a ouvert de belles perspectives à la photo anglaise –, les clichés de Paul Graham (ci-dessus), réalisés en immersion, proches de l’enquête sociale, sont des chroniques. Interdit de photographier dans les salles d’attente des services sociaux débordés, il appuie discrètement, sans viser, l’appareil à terre ou à côté de lui. « Les cadrages aléatoires, aux lignes fracturées des corps résignés, accentuent le sentiment d’aliénation. » M. A.

Paul Graham • Beyond Caring (1984) / The Present (2011) Le Bal, Paris Jusqu’au 9 décembre


« Le silence pour garder sa place » Littérature

Le quotidien irradié des ouvriers du nucléaire français éclairé par Un homme jetable, bref roman d’apprentissage. Exposition maximum avec l’auteur, Aude Walker.

Par Richard Gaitet & François Perrin Illustration Pascal Duriaux

A l’heure où William T. Vollmann fait la démonstration de son inconscience en allant gambader gaiement à Fukushima, dans la zone interdite, armé seulement de gants de cuisine, la journaliste Aude Walker (Glamour) cible avec Un Homme jetable les conditions de vie lamentables d’une population trop exposée aux radiations, pas assez dans les médias.

« EDF m’a proposé une visite " carte de presse ", c’est-à-dire avec œillères. » Aude Walker

Quels sont vos liens avec la classe ouvrière ? Aude Walker : Mon père est chanteur d’opéra, ma mère pianiste, tous deux professeurs aujourd’hui. Je n’ai aucun sentiment d’appartenance à quoi que ce soit, passant mon temps à essayer de m’ancrer quelque part, pour mieux m’en affranchir. Selon moi, la non-appartenance et l’entre-deux milieux/ générations/pays sont les conditions nécessaires à l’écriture.

Avez-vous rencontré des ouvriers du nucléaire après la sortie du livre ? Juste après, un producteur a posé une option sur le livre pour une adaptation au cinéma par Cédric Kahn [L’Ennui, Roberto Succo], dont le souci de réalisme l’a poussé à organiser des rencontres avec des travailleurs. De bonnes sessions d’insomnie : je me demandais souvent si mon livre n’était pas qu’un ramassis d’élucubrations de petite bourgeoise... J’ai beaucoup relu, re-checké mes sources, re-visionné les documentaires, pour finalement discuter avec des travailleurs satisfaits par mon travail, même s’ils m’ont parfois indiqué que la réalité était « encore pire que dans le bouquin ».

Après un livre sur Steve-O, le trompe-la-mort en chef de Jackass, vous publiez un roman sur... les précaires du nucléaire. Un rapport ? Entre les deux, j’ai aussi écrit un roman resté dans un tiroir sur des graffeurs ! Faut croire que je n’ai pas complètement fait une croix sur l’adolescence : les extrémistes et leur manière assumée de botter le cul à l’ennui, au radotage du quotidien, à la mort, quitte à dériver à la marge, m’intéressent. Vous avez vu le documentaire R.A.S. Nucléaire, rien à signaler [Alain de Halleux, 2009] ? Il a même joué un rôle essentiel. Le regard qu’il porte sur les hommes et les femmes, leur parole, leur souffrance, leur isolement, a été le déclencheur du roman : le témoignage de ce type qui s’est jeté dans le Rhône accroché à une ancre parce qu’il avait été harcelé, les larmes de Nathalie, cadre logistique nucléaire et compagne d’un travailleur licencié, qui avait appris par voie de presse que sa société avait perdu le marché au profit d’une autre... Comment vous êtes-vous documentée ? Mon but n’était pas d’écrire un reportage mais bien un roman questionnant la précarité dans le travail. Mes recherches ont duré trois mois, j’ai contacté EDF, qui ne me proposait qu’une visite « carte de presse », c’est-à-dire avec œillères, et des travailleurs qui, flippés de perdre leur place, ne parlaient pas beaucoup. J’ai donc préféré m’en remettre à Google et à mon imagination. Pourquoi un roman et pas une enquête ? J’ai été si heurtée par leurs conditions de vie que je tenais à retranscrire ce choc par le biais d’un personnage aussi naïf et ignare sur le sujet que moi au début. En France, la fiction effraie ou énerve a priori quand elle touche

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de trop près au social. Il faut briser cette frontière et donner des corps, des visages, des voix aux problématiques sociales. Elle est une voie juste pour lire le monde, et déclencher l’empathie – donc l’action.

Ce film de Cédric Kahn a-t-il quelque chose à voir avec Grand Central, le prochain Rebecca Zlotowski tourné cet été et dont l’histoire, axée sur une « tête brûlée que la dose et le jump au cœur du réacteur attirent », pourrait être celle d’Un homme jetable ? Les deux projets n’ont aucun lien. Pour le moment, celui de Cédric Kahn est en stand-by. Concernant le film de Zlotowski, il faut croire qu’elle et moi, nous avons un appareil digestif des événements assez similaire ! Quelle est la position du gouvernement sur la question ? Certains travailleurs veulent obtenir la retraite à 55 ans, bénéficier d’un suivi médical à vie, et réduire de moitié la dose maximale d’exposition aux radiations – sans grand succès. Début 2012, l’Autorité de sûreté nucléaire a remis un rapport à François Fillon qui pointait le recours abusif à la soustraitance. C’est un progrès. Mais en soi, la solution pour un risque zéro pour tous, c’est la sortie du nucléaire. Or, François Hollande veut accélérer l’exploitation d’une mine d’uranium géante au Niger, et Montebourg qualifie le nucléaire de « filière d’avenir »... Votre intérêt pour le sujet est-il plutôt conjoncturel ou profond ? Plutôt naturellement douée pour la neutralité, je voyais ce livre comme un plongeon dans le monde du nucléaire. Plus j’avançais, plus j’ai été capable de m’affirmer pour la sortie du nucléaire. J’ai essayé de mettre des mots sur un silence forcé.


Nucléotide

LE LIVRE Désœuvré par définition puisqu’il est jeune et s’ennuie (à Nice), Jules ressent enfin un élan d’excitation le jour où Pôle emploi lui propose de travailler en intérim pour le parc nucléaire français : une vie sur la route, à pénétrer quotidiennement l’industrie la plus secrète du pays, loin de chez lui ! Presque trop beau. Il signe sans hésiter pour devenir « une donnée

indéchiffrable planquée derrière des barbelés », plutôt qu’embrasser la carrière de plagiste ou livreur de pizzas. Sa route croise alors, tandis qu’il monte rapidement en grade jusqu’à accéder au bâtiment réacteur en qualité de jumper, celle de Fernand, vieux briscard taciturne désespéré par le traitement désormais réservé à ces super

héros de l’ombre, devenus simples robots interchangeables, voire « troupe de forains psychopathes ». Précarité, accidents : la désillusion n’est pas loin. Un roman-document effrayant de révélations. F. P.

Un homme jetable • Editions du Moteur 95 pages, 12,50 euros

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« Du côté de ceux qui marnent » Littérature

Le charpentier Antonin Varenne fabrique aussi des romans vertigineux. Réponses en dents de scie.

Par François Perrin Illustration Pascal Duriaux

« La vie civile est loin, l’armée une puissante famille […]. Les instructeurs travaillent à la chaîne. Rendement, précipitation, temps découpé, quadrillé. » Même quand il cause des engagés en guerre d’Algérie, Antonin Varenne, né Francilien en 1973, file le vocabulaire de l’usine. La disparition de son père, « prolo de Nanterre, Italien de deuxième génération », a motivé la tournure plus personnelle de son quatrième roman, Le Mur, le Kabyle et le Marin (2011). Les jeunes années d’Antonin peuvent se résumer ainsi : balades autour du monde, petits boulots, maîtrise de philo sur Machiavel et retour au BTP... Puis entrée en littérature en 2006 avec les vertigineux Le Fruit de vos entrailles (et son tueur d’artistes), Le Gâteau mexicain (la traque d’un manouche, 2008), puis le délirant Fakirs (enquête sur la mort en scène d’une fakir hémophile, 2009). Et en avril dernier, le prix Jean Amila-Meckert, en hommage à l’auteur des Coups (1936), récompensant son Mur comme « meilleur livre d’expression populaire et de critique sociale ». Désormais charpentier dans la Creuse, Antonin se fait attendre, parce qu’il n’a pas que ça à foutre non plus : les baraques ne vont pas se construire toutes seules. Des origines populaires ? Antonin Varenne : Mon père était d’une famille purement prolo, ses parents étaient ouvriers en usine à Nanterre. Ma mère d’une famille purement bourgeoise ; les siens étaient chimistes en Charente. Moi, j’évolue entre un milieu populaire – malgré mon rêve de posséder une voiture qui aurait moins de 300 000 kilomètres –, et celui de la littérature – bien qu’en Creuse, question mondanités, je sois plutôt à l’abri. Le milieu du polar, sans ego démesuré (sauf exception) ni sentiments élitistes puants, me convient mieux que la littérature blanche. Expériences professionnelles ? Sans compter l’hôtellerie et autres joyeusetés, j’ai surtout gagné ma vie dans le bâtiment, en passant par une période d’alpinisme urbain. Depuis mes 18 ans, même étudiant – la philo, ça laisse du temps pour bricoler –, j’ai toujours travaillé sur des chantiers de construction ou de rénovation : maçonnerie, charpente, placo, un peu de tout. Depuis deux ans, j’ai créé une coopérative ouvrière avec deux amis : j’y travaille quatre mois par an et nous construisons des maisons en ossature bois. Je ne supporte pas l’inactivité : lire à la plage, je tiens deux heures. Je considère aussi l’écriture comme une forme d’inactivité. Mais ce à quoi je travaille vraiment dur, c’est à faire ce dont j’ai envie, où et quand je veux. Ma femme prétend qu’elle a trois gamins à la maison, et moi, que c’est le meilleur exemple que j’ai à offrir à mes enfants. Le travail commence quand on arrête de rigoler. Et on n’est pas nombreux à se marrer au boulot. Vous n’envisagez pas d’arrêter pour écrire à temps plein ? Je me pose la question. Je pourrais basculer, mais c’est risqué : pourraisje supporter de passer tout mon temps dans un bureau ? Pour l’instant,

mes deux activités s’équilibrent, je continuerai tant que ça tiendra. Ma place dans le monde littéraire n’est pas si exceptionnelle, beaucoup d’écrivains ont un autre métier – ­ même s’ils sont souvent journalistes ou profs. Le bâtiment n’est sûrement pas le seul vaccin valable contre l’autofiction nombriliste. La classe ouvrière, faut-il être fier d’en être ? La fierté de fabriquer des pantalons ou des tuyaux d’arrosage français, ça peut tourner au patriotisme... Mais en faire partie, oui, c’est un motif de fierté ou de lutte. Ne pas en être, ce n’est pas honteux, mais la réalité est toujours plus du côté de ceux qui marnent. Je remarque que de pays à pays, les prolos ne sont plus très aimables les uns envers les autres. Voyez le livre désormais classique de Donald Westlake, Le Couperet [1998] : pour décrocher un boulot, un type assassine tous les concurrents disposant d’un meilleur CV que lui. Ce n’est plus Zola, mais on est dans le vif du sujet. Le syndrome Couperet contre l’Internationale ouvrière.

« Le bâtiment n’est pas le seul vaccin valable contre l’autofiction nombriliste. » Antonin Varenne Vous écrivez plutôt sur des marginaux que sur des prolos, non ? Fakir hémophile, manouches, flics borderline... Je me méfie des « causes » trop marquées. Dès que j’essaie de démontrer quelque chose, mon expression tourne à la caricature, s’appauvrit. Beaucoup de lecteurs me parlent de mes personnages hors norme, marginaux… Ils sont pourtant très proches de personnes que je connais. Jamais tenté, pour autant, par un travail d’enquête plus approfondie ? Mon dernier livre, Le Mur, le Kabyle et le Marin, est en partie une reconstruction historique, la retranscription d’un témoignage (celui de mon père, embarqué dans un très sale épisode de la guerre d’Algérie). On frôle la non-fiction. Ça m’a donné envie de faire plus de recherches, oui – mais dans un cadre romanesque, et noir. Je travaille en ce moment à une histoire se déroulant dans une campagne perdue, mais j’ai perdu le sens et la personnalité de mon récit. Je vais refondre entièrement une première version achevée cet hiver. Quels clichés pèsent encore sur la classe ouvrière ? Ceux que j’ai en tête sont eux-mêmes vieillots : Nanterre, le PC et la vente de l’Huma le dimanche sur les marchés. Aujourd’hui, les ouvriers ont le cul entre deux chaises, mais plus souvent entre deux portes, celles des usines et du Pôle emploi. Les clichés sont anachroniques : le découpage se fait maintenant en trois, entre les riches, les pas vraiment riches et les pauvres. Le Mur, le Kabyle et le Marin • Viviane Hamy 285 pages, 18,50 euros

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JEU

Spécial Mamizo

Par François Perrin Solutions sur standardmagazine.com

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HORIZONTAL 1. Leurs têtes se marient bien avec des piques. / Un masque les protégera lors des travaux de soudure. 2. Participe passé assez rare d’usage lorsqu’on trime à la chaîne. / C’est parce qu’on ne roule pas dessus qu’on pointe chaque matin / Michelin en produit, les grévistes en font flamber. 3. Comme chez Ford, ses ouvriers y fabriquaient des biens qu’ils ne pouvaient pas se payer. / Outre-Rhin, le plus célèbre aime le Metall. 4. Célèbre exemple d’autogestion horlogère. / Département pas très industriel de Haute-Normandie. / Ceux qui en sortent gardent toujours les mains propres. 5. Le mauvais ouvrier cruciverbiste place deux fois un même mot dans une même grille – c’est fait. / Mode d’action pas toujours prop. Synonyme d’« enlever » usité au temps des blouses. 6. Une soif naturelle réservée pendant longtemps aux nantis / Les ouvriers en sont les hommes. 7. Noir est son drapeau, aux abonnés absents ses Dieu et maître / Selon saint-Paul, dans la seconde épître aux Corinthiens, le faux est aussi un «  ouvrier trompeur  ». 8. Lénine a tenté ce coup au début des années 20. / Pari de turfiste ambitieux. 9. Si vous la faites en embauchant, c’est normal. / Une machine qui l’est bien risque moins de vous dévorer la main. 10. C’est par là qu’on regardait quand les journées ne chantaient pas assez. / Pronom personnel pour causer aux copains ou à Martine Aubry. 11. Il aurait pu faire des merveilles ouvrières avec son doigt venu d’ailleurs. / Le syndicaliste l’est forcément à la fin d’une négociation. / Préfixe de « -duc » qui, comme « gazo- », empêche toute connotation aristocratique 12. On consomme souvent ce programme avachi, par la lucarne.

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VERTICAL A. Fiers de l’être, les ouvriers sont également méprisés parce qu’ils le sont. / Elles recrutent à tour de bras chez les galériens. B. Vous comporter comme cet animal ne vous fera pas monter en grade. / Les ferronniers américains travaillent cette matière. / En sigle, l’Organisation Scientifique du Travail de l’ami Taylor. C. Top départ de l’exclusion sociale par l’école. / Petit nom du tisserand lyonnais. D. Sa petite femme est synonyme de bicyclette. / Si la mine ne l’est pas, le grisou sévit. / Nécessaire au 421. E. Daniel, il dirigea les Sandinistes, Ariel, il fit vibrer les stades. / Terme infligé au père comme au fils dans un proverbe imbibé de fatalisme génétique. F. Saccagea paysage et tissu social. / Nationalité de Gogol orthographiée par un illettré. G. Délassement populaire, qu’on pratique ou visionne. / Sigle des Programmes de Qualité et d’Efficience de la Sécurité Sociale. / Les minets s’en gorgent en piaffant, des ouvriers y sont exposés. H. Si elle l’avait été bien, elle n’aurait pas eu à se convertir petite main. / Teinte des drapeaux en lutte et des ballons en zinc. I. Les ouvriers se foutent en général de l’évolution de son indice. / Selon une vision paternaliste, un bon ouvrier veille toujours à bien l’entretenir. / L’ouvrier de base n’en fera pas de vieux. J. Cette cité de Seine-Maritime, très utile dans l’industrie des mots croisés, dispose d’une très belle tradition de production de verre, et même un musée pour vous le rappeler. / La condition prolétaire peut ressembler à une damnation de ce type. K. Les ouvriers n’y travaillent pas forcément, mais il y a de bonnes chances quand même. / Période de l’année dont les pauvres peuvent profiter pleinement depuis moins d’un siècle. L. Quartier général des cheminots. / Bleu pour les gueules noires, il est blanc pour les ronds-de-cuir.


Cinéma

Working class filmo

Dans le folklore anglais, on trouve plusieurs traditions : les pubs, le thé de cinq heures et les films sur la classe ouvrière. A little best of. Par Alex Masson

Samedi soir, dimanche matin Karel Reisz, 1960

Employé d’usine, Arthur se débat le week-end entre deux femmes ; l’une, mariée, ne va pas tarder à tomber enceinte. L’un des premiers fleurons de la Nouvelle Vague anglaise est réalisée par... un Tchèque. La communion de l’impatience des jeunesses de l’Est et de la Grande-Bretagne s’échauffe autour d’Albert Finney, magnifique ouvrier rebelle contre les diktats de l’establishment, hédoniste annonçant la révolution sociale autant que sexuelle des sixties. Sans doute le premier héros moderne du cinéma anglais.

My Beautiful Laundrette Stephen Frears, 1985

Hope & Glory John Boorman, 1987

Un jeune Anglais d’origine pakistanaise et son amant rêvent de gloire et veulent ouvrir une chaîne de lavomatiques branchée. Hanif Kureishi (Intimité) est sans doute l’auteur qui a le mieux dépeint l’Angleterre thatcherienne. Portée à l’écran par Stephen Frears, sa vision d’un pays coincé entre admiration du capitalisme et vertus du melting-pot reste un parfait instantané de vie londonienne des années 80.

La vie continue pendant la Seconde Guerre mondiale. Boorman revient sur ses années d’enfance alors que le blitz faisait rage à Londres. Vu par un gamin de 9 ans, le conflit devient un jeu, tout comme le quotidien d’une smala vivant tant bien que mal les événements. Sur un air espiègle, entre crainte de voir débarquer Adolf à table et veillées autour du poste de radio, Hope & Glory explose les chromos misérabilistes sur un monde, certes maltraité, mais plus que jamais vivant.

Mona Lisa Neil Jordan, 1986

Le Prix d’un homme Lindsay Anderson, 1963

If... (1968) ou Britannia Hospital (1982), brûlots incendiant les institutions UK, ont fini par occulter le reste de la carrière de Lindsay Anderson. Bien avant de tirer à vue sur le système scolaire ou médical, cet ancien journaliste de ciné se focalisait sur un type épuisant ses frustrations dans la pratique du rugby. Là ou Samedi soir, dimanche matin tamisait quelques espérances de lendemains meilleurs, Le Prix d’un homme ne fait aucune concession dans son regard, sombre, sur la condition ouvrière.

Les malfrats sont des prolos comme les autres. Surtout George : sorti de prison, il tente de remonter l’échelle du gangstérisme par le bas, embauché comme chauffeur d’une callgirl de luxe dont il est raide dingue. Nouveau mélange des genres pour Neil Jordan (La Compagnie des loups, The Crying Game), où le polar social croise le mélo crève-cœur, avec Bob Hoskins exceptionnel en déclassé du monde des marlous.

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Life is Sweet Mike Leigh, 1990

Ne pas avaler Gary Oldman, 1997

Jusque-là connu pour des tranches de vie noirissimes (Bleak Moments, 1971, aussi plombant que sublime), Mike Leigh verse un nuage de lait dans son thé amer avec Life is Sweet. Les péripéties d’une vendeuse et de sa tribu ne débordent pas d’espoir, plutôt de tendresse et de cocasserie. Quelque part entre la sitcom british et une version cockney des Simpsons.

En récompense pour ses bons services rendus dans Léon, Luc Besson accepte de produire le premier film de Gary Oldman. On attendait tout de l’acteur, alors connu pour ses personnages de chien fou, sauf un portrait de famille sous l’égide d’un père brutal. Ni qu’il ressuscite Ray Winstone (porté disparu depuis sa fulgurante apparition chez Alan Clarke, dans Scum, vingt ans plus tôt), impressionnant colosse aux pieds d’argile. Chronique au rasoir des premières heures de l’Angleterre de Tony Blair, Ne pas avaler serre effectivement la gorge. Encore plus quand on constate qu’Oldman n’est toujours pas repassé, depuis, derrière la caméra.

Distant voices, Still Lives Terence Davies, 1988

A quoi ressemblait la vie d’une famille prolocatho de Liverpool dans les années 40 ? Terence Davies rassemble ses souvenirs mais signe surtout l’autobiographie de l’Angleterre popu des eighties. Pas vraiment de récit à proprement parler, mais des fragments, entre engueulades ou embrassades à la maison, chansons au pub, deux enterrements et un mariage. Un album-photo working class, entre nostalgie et mélancolie.

Riff-Raff Ken Loach, 1991

Robert Carlyle en ouvrier du bâtiment tombant amoureux d’une chanteuse au chômage, le tout se déroulant en grande partie dans un centre social du XIXe siècle réhabilité en programme immobilier à destination des nouveaux riches. Comme souvent chez Loach, la toile de fond est aussi importante que le pitch : en apparence une (bonne) comédie romantique, Riff-Raff sonde en profondeur et très concrètement la lutte des classes et les craintes pour le futur des plus précaires.

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Shaun of The Dead Edgar Wright, 2004

Dans sa trilogie des morts-vivants (La Nuit des morts-vivants, Zombie, Day of The Dead, 1968-2008), George A. Romero glissait un état des lieux féroce de la société américaine. Fans avoués, le réalisateur Edgar Wright et le rigolo Simon Pegg (acteur et coscénariste) rénovent le genre en le tirant vers la comédie. Shaun of the dead ne lésine pas sur le gore tandis que son clampin, héros malgré lui zigouillant les zombies avec des vinyles d’Aerosmith, est bien le premier prolo-geek du cinéma.


Amazonie : the knowledge class Ethnologie

D’après le professeur Mario Christian Meyer, il se pourrait bien que le savoir ancestral des Indios nous aide à sortir d’une terrible jungle : la crise. Par Jean-Emmanuel Deluxe

Le docteur Meyer, président du Programme international de la sauvegarde de l’Amazônia, de la Mata Atlântica et des Amérindiens pour le développement Durable (le PISAD), se bat au sein des plus grandes institutions, UNESCO en tête, pour la préservation et le développement des Indios*. Leur modèle de société nous apporte des enseignements sur l’Occident et ses rapports de classes. Pourquoi les Indiens d’Amazonie sont-ils en danger ? Mario Christian Meyer : Au Brésil, dont la population totale approche les 200 millions d’habitants, les peuples Indios ne représentent que 450 000 habitants sur les terres indigènes accordées par la constitution brésilienne ; alors qu’ils étaient 6 millions à leur découverte. Leurs 305 ethnies parlent 274 langues différentes et se composent de quelques centaines à quelques milliers de personnes ; certaines se limitent à quelques individus. A titre

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d’illustration, les Indios géants Kreen-Akarôre ou Panará du Mato Grosso et du Pará ne sont que 437; au Nord-ouest de l’Amazonie brésilienne, où nous sommes en train d’implanter la plateforme Eco-Ethno-Biotechnologique, l’Herb’Içana©, les Baniwa sont 4.000 ; les plus nombreux sont les 33.000 Tikuna, et les 35.000 Guarani dans la Mata Atlântica. Comment s’organise leur société ? Elle s’organise autour de la notion de bien commun, exempte du désir d’accumulation de biens matériels à titre individuel. Elle oriente ses activités vers une recherche, dans les moindres gestes, de l’harmonie avec son environnement naturel et humain. Aujourd’hui, afin de réhabiliter l’image mythique de « bons sauvages » et de définir leur rôle dans le développement durable des sociétés occidentales, il faudrait envisager


de considérer les sociétés des Indios1 sous l’angle de leur fonction de véritables « gardiens de la biodiversité », voire « princes de la forêt », dans la mesure où cette fonction structurent leurs sociétés autour du bénéfice communautaire, dans le respect des lois de la Nature, et non pas de la cupidité associée au modèle du capital qui ronge nos sociétés moderne nous projetant dans cette voie sans issue que nous connaissons actuellement dans la crise financière... Mais il faudra faire attention à l’émergence d’une religion du marché New Age cherchant à transformer la City en un sanctuaire de civilisation et de compassion. Y trouve-t-on les équivalents de notre working class ? La notion de working class leur est totalement étrangère. Ils ne travaillent pas pour des « patrons » mais pour la communauté. Depuis l’arrivée des Conquistadores, ils refusent l’esclavage : ils ont préféré se suicider. C’est une des raisons de l’arrivée de l’esclavage des noirs. La Controverse de Valladolid [débat mené en 1550-1551 pour savoir comment coloniser le Nouveau-Monde] l’illustre bien. L’apparition du développement durable risque de changer la donne… Pourquoi ? C’est leur planche de salut. L’Occident a besoin des ressources génétiques de l’Amazonie qui possède la plus grande réserve de la planète. Les Indios sont les meilleurs connaisseurs de cette biodiversité, qui sera valorisée par les biotechnologies vertes environmentally friendly. Leurs savoirs millénaires participeront ainsi à la découverte de molécules utiles pour soigner des maladies considérées comme prioritaires : cancers, maladies neurodégénératives, infections (ré)émergentes. Ils sont donc les travailleurs prédestinés de l’exploitation rationnelle de ces ressources ; mais, « travailleurs du savoir » et non ouvriers au sens de « classe ouvrière » : ouvrier au sens d’œuvre. Ils feraient alors partie d’une knowledge class plutôt que d’une factory class (comme l’écrivait le Washington Post en février dernier). Le programme d’alliance entre Indios et scientifiques que nous mettons en place leur permettra d’intégrer une « nouvelle classe ».

de permettre aux Indios de se former aux activités de bioproducteurs. Les extraits végétaux purifiés à 97 % obtenus des plantes médicinales approvisionneront les industries pharmaceutiques, cosmétiques, nutraceutiques... Et ils participeront à des co-brevets, authentifiant ainsi juridiquement – et une fois pour toutes – leur statut de knowledge workers. Quel est l’objectif final, quels en sont les partenaires : retrouvez l’intégralité de cet entretien – dont un passage sur les drogues psychotropes – sur standardmagazine.com.

©Houston Museum of Natural Science

Comment les Indios considèrent-ils cette nouvelle classe de travailleurs du savoir ? Très positivement ! Ils appellent les leaders d’Amazonie, du Brésil et d’Europe à les rejoindre pour la protection de la vie et de la nature dans leurs forêts. Les dirigeants amérindiens et brésiliens souhaitent prendre appui sur ces connaissances traditionnelles pour contrecarrer les problèmes d’exploitation non durable des ressources génétiques des forêts. De plus, cette nouvelle classe intégrant les activités de la knowledge class au sein de notre programme participera à la réplicabilité de la plateforme éco-ethno-biotechnologique à d’autres pays membres des Nations Unies ayant des caractéristiques similaires à l’Amazonie : riche biodiversité et peuples premiers ayant préservé leurs cultures et pratiques médicinales. Ecologie et développement durable semblent constituer deux facteurs de sortie de crise. Les Indiens d’Amazonie peuvent-ils prendre part à cette construction de richesse et passer du statut d’exploité à celui de producteur ? L’urgence de la conservation des forêts primaires d’Amazonie et de la préservation de la biodiversité amène à concevoir autrement la valorisation de ce patrimoine. Le projet Herb’Içana, que nous sommes en train de réaliser, en accord avec les chefs des territoires amazoniens, répond à votre question : la mise en œuvre d’une plateforme d’activités éco-ethno-biotechnologiques auprès de la communauté Baniwa, au Nord-ouest de l’Amazonie brésilienne, générant in situ un modèle d’anti-biopiraterie, permettra de créer des emplois dans les métiers verts d’avenir. Le grand défi étant le transfert de la biotechnologie verte « plantes à traire », inventée par les professeurs Frédéric Bourgaud et Eric Gontier à l’Institut national polytechnique de Lorraine, afin

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* Le terme Indios est le nom donné par le Pr. Meyer aux peuples premiers d’Amazonie et Mata Atlântica ayant un savoir ancestral toujours préservé, par opposition aux Amérindiens ayant perdu leur culture au contact de la civilisation occidentale.


Tri sélectif

Art A la manufacture des Œillets d’Ivry, Louise Hervé et Chloé Maillet récoltent des objets ayant appartenu à Maurice Thorez. Ça tombe bien, les communistes sont partageurs.

Par Carine Tozy

Respectivement diplômées en art et en histoire médiévale, Louise et Chloé proposent en tandem des discours imaginaires pour l’I.I.I.I. (International Institute for Important Items), qu’elles ont fondé en 2001. Leur bagage – les séries B, les mythologies et les romans gothiques – est un boarding pass du passé vers le futur. Dans le cadre de l’exposition collective L’Homme de Vitruve, le Crédac d’Ivry, ancien bâtiment industriel, accueille leur inventairereconstitution et une performance d’anticipation « entre histoire ouvrière et science-fiction ». La figure de Maurice Thorez, secrétaire général du Parti Communiste de 1930 à 1964, vous a-t-elle été proposée par le Crédac ?

Louise Hervé et Chloé Maillet : Non, le centre nous a simplement donné accès aux archives de la ville. Y était conservé l’ensemble des cadeaux envoyés par des militants pour le cinquantième anniversaire de Thorez [ouvrier devenu maire d’Ivry et député communiste, 1900-1964]. Le fond et la bibliothèque contiennent des souvenirs personnels, des bibelots, des objets manufacturés, symboliques. Comment les avez-vous triés ?

Nous avons choisi des choses liées au livre : serre-livres, lutrin... Dans sa bibliothèque, il y avait de très nombreux exemplaires de son autobiographie, Fils du peuple. Un grand succès de librairie qui avait été réédité et augmenté à plusieurs reprises. La plupart sont banals, certains ont discrètement ou éminemment à voir avec le militantisme et d’autres sont mystérieux, comme ces presse-papiers en métal surmontés de deux dominos et de deux dés chromés.

L’un de nous doit disparaître, 2012 • Installation : Serre-livres, presse-papiers et lutrin Production : le Crédac, 2012 Courtesy Galerie Marcelle Alix Fonds Thorez-Vermeersch, Ivry

Vous aimez mêler l’archéologie et la science-fiction. Pourquoi ?

Pour les deux, il est question de voyage dans le temps. L’œuvre que nous présentons se présente comme une nouvelle de science-fiction dans laquelle le narrateur collectif (nous) entreprend la visite d’une cité utopique, mais le texte est posé sur des étagères, maintenu en place par les objets empruntés aux archives. Une manière d’illustrer que la reconstitution historique emploie les mêmes méthodes que la prospective. Evocateur • Dans le cadre du Prix Ricard 2012 Fondation d’Entreprise Ricard Du 12 octobre au 17 novembre

« L’un de nous doit disparaître » Discours pour les presse papiers • Performance, 40 min Le Crédac, Ivry-sur-Seine Samedi 1er décembre ,17 h

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Deux objets à poser [presse-papiers ?] • Dédicace gravée : Cellules J. Holtzer. Section Firminy. MT. © Archives municipales d'Ivry Fonds Thorez-Vermeersch / Don des héritiers


L’Homme de Vitruve •

Jannis Kounellis, Sans titre, 2003 •

Avec : Bertille Bak, Bernd et Hilla Becher, Simon Boudvin, Mircea Cantor, Harun Farocki, Jacques Faujour, Alexander Gutke, Louise Hervé et Chloé Maillet, Jannis Kounellis, Auguste et Louis Lumière, Jean-Luc Moulène, Jorge Satorre, Richard Serra, Boris Taslitzky et Thu Van Tran.

Installation : douze socles en acier, tissu noir, charbon © Galerie Lelong / Adagp, Paris 2012 Courtesy galerie Lelong, Paris

Commissariat : Claire Le Restif Le Crédac, Ivry-sur-Seine Jusqu’au 16 décembre

L’ EXPO Quelle place tient aujourd’hui L’Homme de Vitruve, symbole d’humanisme que Léonard de Vinci considérait comme le centre de l’univers ? Le Crédac s’interroge sur l’évolution de l’ouvrier dans la société désindustrialisée. Comme sur le dessin au bras en croix du génie de la Renaissance, il est un trait d’union. Non pas entre le ciel et la terre, mais entre les classes sociales. Il sont dix-

Le centre de plus rien huit artistes, dont trois binômes, à présenter un travail sur cette mémoire collective, qui n’est pas nécessairement l’expression d’un art engagé. Jean-Luc Moulène témoigne en photographie de Trente-neuf objets de grève et la jeune Française Thu Van Tran liste, avec Nombre pur selon Duras (2010-2012), les noms de tous les salariés de Renault à Boulogne-Billancourt –

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trois mille licenciés, en mars 1992. Nous revient le titre du premier roman de Marguerite Duras : Les Impudents. M. A.


Empty Picture • Du 30 novembre au 8 décembre au Festival de Marrakech

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Empty picture • Avant-première le 13 octobre au Théâtre National d’Orléans en mars 2013


Cadence infernale

Danse Faire bouger les artisans au rythme de la techno de Détroit ? Le chorégraphe Alexandre Roccoli tourne les boulons d’un work in progress international. Par Hadrien Volle

Des gestes d’ouvrier comme métronome d’une chorégraphie conceptuelle ? Ce projet d’entrechat socioculturel doit beaucoup… à l’un de nos ministres actuels, fille et petite-fille de mineurs lorrains. C’est en relisant le récit familial d’Aurélie Filippetti, Les Derniers jours de la classe ouvrière, que le chorégraphe Alexandre Roccoli, 38 ans, formé chez Mathilde Monnier puis Ariane Mnouchkine, a souhaité approfondir ses recherches sur « la

Après les menuisiers d’Essaouira, danseront les lavandières lyonnaises et les cheminots orléanais.

garants d’un savoir en déclin ». Le projet est à suivre sur aste.fr. Il interviewera et filmera des cheminots orléanais, des lavandières lyonnaises, et comme les gnaouis d’Essaouira, les house dancers retranscriront des mots par le geste souple. Alexandre, lui, se penchera sur d’autres transes capables d’exorciser la douleur (« d’autres façons de faire le vide »), comme le candomblé brésilien. « Ça me plaît de me dire que je crée à mon tour une pièce d’artisanat. »

représentation du vide ». Un passage du livre, dans lequel la patronne de la Culture évoque les risques du travail et la matière manipulée (voir encadré), lui fore le cœur. Le père d’Alexandre est lui aussi descendu dans les entrailles de la terre pendant trente ans, à Montceau-les-Mines. Ça, et une formule pour évoquer cette classe sociale en péril : leur « impossible mémoire ».

Menuisiers gnaouis Par extension, ce sont les souvenirs de travailleurs d’ailleurs qu’Alexandre s’est mis à questionner. Invité pour échanger sur son art auprès des jeunes par l’Institut français d’Essaouira et l’Alliance franco-marocaine de Marrakech en janvier dernier, il s’y rend en compagnie de l’écrivain Ariel Kenig (voir Standard n°15) et du musicien Arandel. Avec eux, il étudie pendant plusieurs semaines les transes d’apprentis gnaouis, danseurs traditionnels vivant d’emplois manuels, un artisanat local souvent en voie de disparition. « J’ai alors pensé à répertorier les techniques en fonction des métiers : menuisiers, luthiers, forgerons… » Inspiré par Jean Rouch et ses Maîtres fous (1955), documentaire sur de violents rituels dansés ghanéens, le chorégraphe filme les mouvements artisanaux, et suggère aux artistes de les intégrer dans leurs pas séculaires. Ils deviennent ainsi leurs propres archivistes, sauvegardant physiquement le savoir-faire de leurs aïeux.

Ses forgerons ou luthiers intègrent les gestes de leur métier dans la chorégraphie gnaoui.

Robert In Da House Ces passions marocaines, le chorégraphe anthropologue, peu avare en passerelles, va les prolonger en France avec quatre danseurs de house au fil de résidences à Lyon et à Montceau-les-Mines. Référence musicale : Robert Hood, fondateur avec Jeff Mills d’Underground Resistance et pionnier de la techno minimaliste. Cohérence transatlantique : né à Détroit et à Chicago, le mouvement techno avait pour vocation, outre l’excitation des êtres, de faire oublier autant que de sublimer le bruit cadencé des chaînes de montage automobiles. Pour cela, Alexandre Roccoli partira tout au long de l’année 2013 « à la rencontre de personnes âgées, d’ouvriers retraités,

LES MOTS DE LA MINISTRE « … Les mains deviennent calleuses, elles s’élargissent […] Le charbon s’emmagasine dans les égratignures des mains et lorsque la plie se referme, ça laisse un sillon noir sous la peau, tatouage de métier. La mine dans la peau, toile d’araignée dermique […], poudré de talc le matin. Les poils des mollets ritals, polacks, ukrainiens peu à

On tousse et on crache peu disparus sous le frottement du tissu coincé dans le plastique de la chaussure. Les poumons s’encrassent. Le minerai, la poussière fine se dépose dans les alvéoles roses, sanguines, les noircit non ce n’est pas la silicose, mais la sidérose, la maladie du fer. Sidérose, le fer, l’acier. On en tousse et on en crache et un jour c’est

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la bronchite qui ne guérit pas, ce n’est pas une bronchite mais un cancer... »

Aurélie Filippetti • Les Derniers jours de la classe ouvrière Stock, 2003


Le jean, rouleau compresseur du workwear

Mode

Comment les frusques des chercheurs d’or se sont-elles installées dans toutes les penderies, comme des mythes ? Mystère de l’Ouest .

Par Carine Tozy

« Le jean pourrait-il dater du XVIIe siècle ? » La question est tirée d’une dépêche AFP du 21 septembre 2010 et est posée par… historiens de l’art. La piste vient de Maurizio Canesso, un marchand de tableaux milanais qui avait remarqué, en 2006, sur dix pièces anonymes de la période classique, des petits mendiants vêtus de lin bleu. Avec un réalisme aussi frappant que celui de l’époque de Velázquez, casaques et guêtres ne trompaient pas… Envisageant l’éventualité d’une parfaite illusion, Gerlinde Gruber, conservatrice au Kunsthistorisches Museum de Vienne, vient d’authentifier cette découverte dans la revue italienne spécialisée Nuovi Studi. Les gosses de 1600 portaient le même fut’ que nous. On savait la confection du denim dérivée du sergé de Nîmes (mélange assez grossier de laine et de déchets de soie qui transitait par la cité des ferias), dont le tissage très serré – croisement d’une chaîne écrue et d’une trame bleue – forme les fameuses obliques du pantalon, et associé à la teinture indigo du bleu de Gênes, une futaine du XIVe siècle. Demandez à un Américain de prononcer à l’italienne blu di Genova, vous obtiendrez la racine de blue jean. Nîmes, Gênes, deux villes, deux tissus, mais un seul vêtement. Laquelle en est la capitale et surtout  depuis quand ? Il y a de quoi perdre le fil. Jusqu’à l’histoire d’Oscar Levi Strauss.

Les pionners aux rivets cuivrés Ce modeste colporteur juif, originaire de Bavière, transportait des bâches de tente à San Francisco dans les années 1850. Il désespérait de voir ses chariots toujours pleins. Il a 24 ans lorsqu’il se dit qu’il les vendrait mieux en en faisant de robustes pantalons. Clientèle toute trouvée : les conquérants de l’Ouest. Ces pionniers, les Forty Niners débarqués dès 1849, ont besoin de solide et ils n’ont pas de garde-robe. Oscar a ce qu’il leur faut. Ils adorent. En 1873, il améliore la résistance de sa tenue d’aventurier en fixant des rivets cuivrés et des surpiqûres aux poches. Ses secrets de fabrication, partagés avec son tailleur Jacob Davis, sont brevetés. Levi Strauss and Co prospère en pleine fièvre de l’or. « Il n’aurait jamais imaginé que son nom deviendrait une paire de jeans », assure-t-on au service de communication de la compagnie. Au bas prix de 1,25 dollar, les paires en question s’imposent chez les ouvriers d’usine et les dames de la compagnie de chemin de fer. Ce textile de travail glisse rapidement vers le loisir et le folklore. La salopette Koverall, récompensée à l’exposition universelle de San Francisco en 1915, fait charnière en habillant les écoliers. En 1918, le modèle Freedom Alls brigue l’ensemble de la gente féminine. Dans l’esprit du futur Lady Levi’s de 1935, il est porté par les cuisinières du dimanche. Parallèlement à cette percée urbaine, il continue son implantation dans la strate paysanne ; pendant le krach de Wall Street en 1929 et le New Deal en 1933, des milliers de combinaisons sont distribuées aux déshérités, excentrés dans les campagnes. Cet exode rural, la musique country et le cinéma western de James Dean maintiennent Levi’s dans une image traditionnelle. STANDARD 37 | La grande classe ouvrière | p. 164

Sauter les barrières Mais les brevets ayant touché à leur terme, the original n’est plus seul. En 1947, alors qu’il lance son incontournable lot de fabrication 501, un concurrent frappe de l’éperon : Blue Bell, qui invente la ligne Wrangler. « Le styliste Rodeo Ben propose une gamme dédiée au working cowboy : rivets plats pour ne pas abîmer la selle, sept passants ceinture pour une meilleure prise sur le corps, etc. Très vite, Wrangler se développe aux Etats-Unis et accompagne les plus belles heures de l’americana, raconte David Lasne, directeur de clientèle. Si le rider a remplacé le cowboy, la marque reste fidèle à ses racines et à sa vision de l’Amérique outdoor et authentique. » A la fin de la Seconde Guerre mondiale, l’American way of life séduit l’Occident. Les G.I.’s, dont le jean compose l’uniforme, écoulent leur marchandise dans toute l’Europe : « Les stocks s’épuisent, il est difficile de répondre à son plébiscite. Aux Etats-Unis et sur le Vieux Continent, des files d’attente se créent devant ses distributeurs », continue-t-on chez Levi’s. Cette pièce de tissu fait sauter les barrières sociales : pauvres riches, travailleurs et vedettes. Marlon Brando ou Marilyn Monroe ont entretenu sa success story, et c’est dernièrement Lana Del Rey qui, dans son clip Blue jean, se prélasse en maillot de bain – mais où est donc passé son pantalon,

La panoplie de l’aventurier du grand Ouest se vend à la vitesse de la lumière chez les dames de la compagnie de chemin de fer. on se le demande – dans un luxueux hôtel new-yorkais avec un air d’icône hollywoodienne. Clin d’œil aux poses de Marilyn au bord de la piscine du Château Marmont à L.A. Les politiques, eux, nagent entre deux eaux : composer avec la rigidité vestimentaire que leur incombe une fonction d’Etat ou oser la décontraction des gens normaux ? Certains vont au-delà des mots, comme la ministre de l’Egalité des Territoires et du Logement, Cécile Duflot, qui a fait jaser le Conseil ministériel pudibond en troquant le tailleur contre un froc évasé. Deux écoles pour lui répondre : celle de Nadine Morano, anciennement en charge de l’Apprentissage, au micro de RTL en mai dernier – « Elle ne fait pas la différence entre la dilettante du week-end et la tenue de circonstance officielle » – et celle, plus populaire, d’Abraham Lincoln – « Du peuple, par le peuple et pour le peuple. » Nous sommes pourtant bien loin du froc de manœuvre… « A mon grand regret, je ne l’ai pas inventé », avait confié un jour Yves Saint Laurent au New York Magazine.

Look et philo En cent cinquante ans, l’inusable bleu a grimpé des mines d’or aux salles des machines des temps modernes, jusqu’aux podiums des grands couturiers. Mais avant de devenir un basique slim, flare, boot cut ou (…)


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LEE KRISVANASSCHE •

Collection capsule automne-hiver 2012-13 designée par Kris Van Assche pour Lee photo © Bruno Staub de Marrakech

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(…) relax, ultrasophistiqué ou brut de décoffrage, il a été l’attribut des tribus rebelles. La génération peace and love commence les customisations dans les années 70. Peint, rapiécé ou brodé avec des motifs à fleurs, des franges indiennes ou des coquillages dans la vague du retour à la nature, le bas de la jambe s’allonge jusqu’à devenir une patte d’éléphant. Pour un demi-million de hippies, le jean était l’unique tenue, l’emblème de la révolte contre les valeurs conservatrices, des trips psychédéliques et, plus sérieusement, de la révolution sexuelle. Pour Brice Partouche, créateur d’April77, il est surtout indissociable de la musique : « C’est le vecteur d’idées et d’idéaux nourris de la jeunesse des années 50, par qui le rock’n’roll et la contestation sont arrivés. Du nom des modèles au choix des tissus, tout est en relation avec une chanson, une pochette de disque, chez nous. Un April77 délivre un message d’appartenance. Un peu comme quand tu croises quelqu’un qui porte le même t-shirt d’un groupe obscur que toi… Vous savez tous les deux pourquoi vous le portez. » Le fondateur de Diesel, Renzo Rosso, récupère sa philosophie libertaire en 2010 dans la campagne Be Stupid : « Ce n’est pas seulement une provocation. C’est continuer à courir des risques, suivre des passions, agir à l’instinct et être courageux. Be Stupid, ce n’est pas juste un slogan, c’est un manifeste. »

L’INTERVIEW Deux pieds de biche, trois points – pour la bourgeoisie, le prolétariat et le grand banditisme –, c’est le logo de Bleu de Paname, vêtements inspirés par le secteur primaire. Dans le quartier populaire de Belleville, Thomas Giorgetti, co-fondateur de Bleu de Paname, ouvre les portes de sa «  manufacture  ». Un parquet usé, des palettes, des stocks de tissus, un large établi, des bobines, des boutons en pagaille : c’est parfait, on s’installe. Après trois ans d’existence, la marque a dépassé les frontières de Paname ? Thomas Giorgetti : Bleu de Paname aujourd’hui,

c’est cent points de vente, vingt-cinq en France dont sept à Paris. Et le 10 septembre, on a ouvert un pop up store chez Comme des Garçons à Tokyo. Ça a été trois ans d’enfer, où tu fais que ça jour et nuit.

Pourquoi se lancer là-dedans ? Avec Christophe Lepine, mon ami d’enfance, cofondateur, on est excités par l’héritage du tissu technique. Pourtant, tous les deux, nous n’avons rien à voir avec l’industrie. Lui est ancien commercial pour Nike. Moi, rédacteur en chef du magazine Spray. On a réfléchi six mois à la création de vêtements

Du bleu au vert Autre révolution : les techniques de délavage (par sablage, très polluantes) sont interdites et remplacées à partir de 2010 par l’usure à la pierre ponce. Back to the roots dans sa confection cette fois-ci, le créneau de l’environnement redynamise la production. April77 se penche aussi sur la cause animale : « Je suis végétarien depuis 1996 et depuis trois ans végétalien, continue Partouche. On ne produit ni cuir, ni fourrure, ni corne. Non pas que je veuille imposer mes idées et ma vision (même si je pense profondément avoir raison !), mais au moins j’espère sensibiliser à propos de la libération des animaux. » Si nos amies les bêtes ont le droit de (re)vivre, le denim aussi ! Dans les chariots Relais Emmaüs, il pèse chaque jour 30 % du poids des marchandises. Quand il n’est pas taillé en short ou revendu dans des friperies, il est détourné vers l’accessoire déco ou transformé en métisse, un isolant thermique et phonique de qualité. Délavé, déchiré, repassé, jamais dépassé. Certes les ventes mondiales ont connu une période de recul en 1984, mais elles sont remontées rapidement et se maintiennent, boulonnées au succès aussi fortement qu’une vis dans un écrou.

« Ah ouais, c’est ça la mode ? » fonctionnels, qui racontent des histoires avec des détails, comme l’usage du couteau ou du marteau qui créent des poches ou des fentes spécifiques sur une silhouette. En 2009, on se lance. Et tout est fabriqué en France, logique ?

Oui, sauf qu’il y a trois ans, tout le monde nous a ri au nez. Si des mecs comme nous n’avaient pas convaincu les fabricants en allant les voir, il n’y aurait pas eu de renouveau du concept. C’était loin d’être facile de gagner leur confiance. Quand tu arrives dans le Périgord avec tes chaussures colorées, ils te répondent : « Ah ouais, c’est ça la mode ? » Genre branleur, homosexuel, fumeur de drogue, lève-tard et arnaqueur… tous les clichés du Parisien du milieu de la mode. Il a fallu toute une gymnastique pour y échapper. Maintenant on est présent à Angoulême, Roubaix, Grenoble, etc. Puis arrive une petite flopée de suiveurs. Alors, sur nos t-shirts on a remplacé le logo par « Made in France ». J’en fais une affaire un peu perso... Vous visez le bobo du Marais avec vos bleus de chiffonniers…

On cible toute personne qui incarne un style

de vie citadin. Elle a généralement entre 20 et 35 ans, mais plein de quinquas achètent nos vestes ; ça leur rappelle leur enfance. On propose un produit de bonne facture, avec un lien sentimental. Nous, c’est ça, la base du truc de prolos mais sans avoir de revendication coco sur cette working class. La distance devrait s’accentuer dès cet hiver, avec nos nouvelles silhouettes de pantalons en velours. Vous tirez aussi vos influences de la scène rap ?

Oui. Cela fait un an qu’on collabore avec Oxmo Puccino. Son nouvel album, Roi sans carrosse, vient de sortir avec le single Pam-Pa-nam, dont le refrain répète trois fois le mot en référence à la décomposition de notre logo. C’est une ballade mature. Votre marque a-t-elle atteint sa maturité ?

Oula, non, on prévoit de laisser Bleu de Paname en haut de la colline avec une déclinaison pour la femme et le kid. C’est sûrement un peu mégalo, mais pourquoi s’arrêter ? Propos recueillis C.T. Bleu de Paname • Vente chez Colette, Merci ou Pointer

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C’EST LE LUXE FINAL ©Laurent Sciamma


Photographie Ilario_magali

Stylisme Stéphanie Vaillant Actrice Anne Steffens

Retouche Tony @ La Souris sur le gâteau Maquillage Carole Fontaine

Coiffure Alexandre Jeanson

Débardeur Petit bateau Salopette Diesel

AL ma


Beauté

Au Boulot !

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Nettoyage de fond, décapage, purification… Cet automne, on passe à l’action pour se construire sur de bonnes bases.

Eau de parfum Blanc, Courrèges, 50 ml, 62 euros. Masque purifiant au ginkgo et cranberry, Grown Skincare, 19 euros sur beingcontent.com. Lait corps égayant au néroli Absolis, Patyka, 37 euros. Eau micellaire détox, Chenot 42 euros chez Colette. Crème exfoliante délicate pour le visage, Dermalogica, 48 euros. Eau Efficace démaquillante douce visage et yeux, Sisley, 75 euros. Gel masque phyto-peeling 3 min perfecteur de peau, Cinq mondes, 49 euros. Lotion tonique réénergissante, émulsion vitale, Herborist, 25 euros chez Sephora. Eau de parfum Lumière Blanche, Olfactive Studio, 100 ml, 120 euros. Crème lait nettoyant Charisma, Sunday Riley, 38 euros. Lait hydratant corps à la rosella sauvage d’Australie, Leif sur leifproducts.com.

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Photographie Pierre Sattin Stylisme Std.

Remerciements Carine Tozy

Modèles Les ouvriers d’un chantier du quartier Brochant, Paris 17e

Christian T-shirt Freeman T. Porter Sweat zippé Adidas

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Conducteur de travaux


Gezir & Co

Gezir Chemise Ben Sherman

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Chef maçon


Yannick & Jean-Jacques Closed

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Poseurs de salle de bain préfabriquées


Singh T-shirt Puma

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Floqueur


Pinto Veste G-Star

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Staffeur


Mohamed Lacoste

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Staffeur


Macky Fred Perry

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Electricien


Ali Freeman T. Porter

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Maçon


Photographie Lisa Carletta Assistée de Laurianne Kuhn Stylisme Pierre Gorzala Coiffure Adrien Coelho chez Gonay Bruxelles Maquillage Guilaine Frichot Modèles Aline Serpa chez WM Paris, Ilona chez studio KLRP, Hua chez Crystal Models, Roxane Glineur chez City Models Retouche Eduardo chez Docs ad hoc Remerciements La Cartonnerie

Premier rang

Ilona Veste à empiècements en laine grise Chanel Robe en mousseline de soie bicolore Glam winter par Sonia Rykiel Collier Pomellato Hua Robe en cuir bordeaux et gris Christian Dior Deuxième rang

Roxane Veste en peau teintée rouge Diesel Black Gold Collier Swarovski Aline Robe en cuir gris et noir Paule Ka

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WoManpoWer

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Ilona

Robe Christian Dior Boucles d’oreilles Bogh-Art Collier col Claudine Comptoir des cotonniers

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Hua Pull Manish Arora

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Ilona (à gauche et à droite) Robe Calvin Klein Collier Swarovski Hua Veste matelassée Atos Lombardini Bague Tango par Pomellato Aline Veste en coton et soie Hugo by Hugo Boss Collier CK Tables S.A.M. Tropique, collection Prouvé - RAW, 1950

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Aline Robe Manish Arora Lunettes Fendi Collier Swarovski Bracelet Maison Martin Margiela

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( Devant ) Ilona Top en cuir trois couleurs Céline Bracelet Thomas Sabo Aline Robe kimono Maison Martin Margiela Bague Swarovski

Aline Soutien-gorge La Fille d’O Collier et bracelet Swarovski ( Derrière) Ilona Bustier Paule Ka Aline Robe kimono Maison Martin Margiela Collier ras le cou CK Collier Swarovski ( Au milieu )

Tables S.A.M. Tropique, collection Prouvé - RAW, 1950

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Copyright Une série réalisée par Ilario_Magali Actrice Elisa Sommet

Stylisme Stéphanie Vaillant except Paris-Texas  Amandine Moine et Sébastien Goepfert Coiffure Mathieu Guignaudeau except Paris-Texas  Jean-Pierre Canavate

Maquillage Carole Fontaine except Paris-Texas  Jean-Pierre Canavate

Retouche Sophie à La Souris sur le gâteau

3D Emmanuelle à La Souris sur le gâteau

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Merci à Wim Wenders


Pull Bash vintage

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Culotte Cadolle Pull Paule Ka Débardeur et chaussettes American Apparel

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Robe Jean Paul Gaultier Collier Bernard Delettrez

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Robe Paule Ka Chaussures Christian Louboutin

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Robe Jitrois Veste Hugo Boss Chaussures Christian Louboutin

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Bleu de travail

Photographie Tom[ts74]

Réalisation Stéphanie Buisseret Stylisme Anne Laure Nicolas Coiffure Shuko Sumida

Maquillage Carole Fontaine

Studio Le petit oiseau va sortir Assistants studio Lisa & Jeremy Retouche Sparklink

Modèles Berangère, Edween Malaval, Karolina chez Evidence Carole R. & Xenia T. chez Metropolitan

Remerciements Damien & Loïc chez Sparklink


Cardigan Bimba & Lola Short Sessun Bagues Viveka Bergstrรถm


Pull Trendy Workshop Combishort Mal AimĂŠe Chaussettes Falke Chaussures Dr. Martens


Pull Carven ChaĂŽne Les Bijoux de Sophie


Robe Mademoiselle Tara Chaussures AmÊlie Pichard Boucles d’Oreilles Isabelle Michel


Combinaison Bleu de Paname Foulard porté en ceinture Clémentine Henrion Boucles d’oreilles Isabelle Michel


Chemise Andrea Crews Short Trendy Workshop


Bracelet Caroline Baggi Short American Retro Chaussettes Petit Bateau Bottines Mellow Yellow chez Sarenza.com


Cardigan Bimba & Lola Short Sessun Bagues Viveka BergstrĂśm Serre-tĂŞte Murmure By Spirit


Top JCDC Short American Retro Bottines Forte Forte Bout de canapĂŠ Bleu Nature



Top Armand Ventilo Jupe Tara Jarmon Casquette Murmure By Spirit


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Farming

Photographie Linus Ricard Stylisme Elin Bjursell

Assistée de Cornelia Permstäde Bergström et Chao Liu Coiffure et maquillage Nobu Fujiwara / Atelier 68 Modèle Katharina chez Oui Management

Manteau sans manches Véronique Leroy Sweat-shirt Maison Martin Margiela Jupe Chanel

Foulard Ikou Tschuss Collier VK Lillie Bottes G-star

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Manteau, chemise, jupes, pantalon, ceinture et chaussures Azzedine Alaïa Foulard Yassin Lahmar

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Robe Tsumori Chisato Chemise G-Star Jupe Y’s Gilet Y-3 Echarpe Club Monaco

Foulard Yassin Lahmar Collier et bracelet Ikou Tschuss Bottes n.d.c.

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Manteau Issey Miyake Trench Jean Paul Gaultier Chemise Tsumori Chisato Collier VK Lillie

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Pull Maison Martin Margiela Chemise Barbara Bui Jupe Y’s

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Manteau Dries Van Noten Col roulé Yohji Yamamoto

Combinaison Diesel Gilet A.F. Vandevorst Chapeau Y’s Bottes Aigle

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Cape Cacharel Pull Kenzo Robe Acne Jupe Allude Veste Julius

Pantalon Diesel Jupe Juan Hernandez Daels Chaussures Yohji Yamamoto

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Pull et foulard Chanel Sweat-shirt Heikki Salonen Jogging Daniel Andersen Harnais Zana Bayne Collier VK Lillie

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Manteau, top et pantalon CĂŠline Capuche Missoni Collier Laurence Airline

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Hoi Polloi Photographie Coco Amardeil chez Anne-Marie Gardinier Coiffure et maquillage William Bartel

Stylisme Alexandra Balzam Assistée de Julie Meresse

Modèles Caroline, Claude, Denise, Guy, Julie, Lucas, Pauline, Raphaël, Rémi, Sylvain Production Lola Drai chez Anne-Marie Gardinier Retouche La Souris sur le gâteau

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Bonnet Aigle Soutien-gorge Passionata Culotte American Apparel

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Bonnet Lacoste Soutien-gorge bandeau Undiz Short vintage Collants Isabel Marant

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Débardeur Petit Bateau Chaîne Tati Or

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Slip American Apparel Casque vintage

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Body en dentelle Passionata

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DĂŠbardeur Top Shop Bretelles Aiglon Leggings Lacoste Montre Casio Chaussures Timberland

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Julie Soutien-gorge Undiz Collants DD Sylvain Débardeur en résille Kiabi Bonnet tricoté vintage Leggings Lacoste Banane Décathlon Chaussures Sebago Caroline Lunettes Cébé Soutien-gorge H&M Short en crochet Undiz Bottes fourrées MOU Guy Pull vintage Slip H&M Skis et chaussures Rossignol Rémi Combinaison Lacoste Gants Lacoste Live Bonnet Lucas du Tertre Baskets Reebok

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Bonnet tricoté Lacoste Live Pull col zip Lacoste Slip Eminence Chaussettes H&M Montre Swatch

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Bonnet Kerstin Adolphson Chaussettes Adidas

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Bonnet Vintage Sous-pull Petit Bateau Slip American Apparel Chaussettes DD

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Lucas DĂŠbardeur Eminence Slip Waxx Denise Soutien-gorge et culotte Pull-In Foulard vintage


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