JAPAN
4 mars ‒ 3 septembre 2017
Guide du visiteur
Maison Margiela Artisanal by John Galliano, Fall 2015 Couture ― Photo: Paolo Roversi/Vogue Italia, September 2011 © Paolo Roversi
Across
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Hall central
Introduction Yokoso. Bienvenue. Hasselt célèbre en 2017 les vingt-cinq ans du Jardin japonais. Organisé à divers emplacements de la ville, le Festival Yokoso vous plonge dans la culture et les traditions japonaises au travers de multiples activités. Le Musée de la Mode n’est pas en reste, avec son exposition Across Japan consacrée à la fascinante symbiose qui existe entre la mode japonaise et la mode occidentale. À l’heure actuelle, la mode japonaise est bien établie et dicte les tendances mondiales, qu’il s’agisse du style streetwear ou de la haute couture. Depuis 1970 en effet, le travail des créateurs japonais influence indéniablement la façon dont l’Occident s’habille. Inspirés par un Issey Miyake (°1938) aux idées avant-gardistes, Yohji Yamamoto (°1943) et Rei Kawakubo (°1942) déclenchent un réel ouragan en 1981 à Paris lorsqu’ils viennent y présenter ensemble et pour la première fois leurs collections. Leurs tenues noires effilochées, débraillées ou même déchirées viennent chambouler l’industrie vestimentaire, pour introduire un concept de mode totalement nouveau. L’Occident s’est alors intéressé à tout ce qu’était le lointain Japon, renouant l’ancestral dialogue interculturel. Les idées intrigantes des créateurs avant-gardistes japonais, d’une part, et l’interprétation occidentale de l’esthétique « japonaise », d’autre part, sont au cœur de l’exposition Across Japan. Comment, pourquoi et grâce à qui les idées japonaises ont-elles pu inspirer et transformer la mode 2
occidentale ? Et quels sont les résultats de cet échange en termes d’innovation de produit et de procédé ? L’exposition tente d’apporter une réponse à ces questions en s’intéressant à quatre thèmes : wabi-sabi, kawaii, gi-jutsu et ma. Autant Miyake, Yamamoto et Kawakubo ont fait souffler un vent de changement dans le monde de la mode au cours du dernier quart de siècle passé, autant la présence dominante du Japon dans les domaines de la mode et de la culture n’a rien de nouveau. Au dix-septième siècle déjà, les notables néerlandais appréciaient se glisser dans une japonsche rock, une robe de chambre parfaite pour les occasions informelles et inspirée du fameux kimono, qu’ils avaient appris à découvrir lors de leurs missions commerciales au Japon. À la fin du dix-neuvième siècle, l’Occident brûle tellement de passion pour la culture japonaise que l’écrivain et historien français Jules Clarétie invente un terme pour désigner cette tendance : le japonisme. Le premier volet de l’exposition, qui nous ramène autour de l’an 1850, est consacré à ce phénomène historique.
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JAPONISME
ジ ャ ポ ニ ズ ム
Grenier
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Grenier
1. Japonisme En 1854, après deux cents ans d’isolation économique et culturelle, le Japon ouvre enfin ses portes à l’Occident, lequel entre alors pour la première fois réellement en contact avec la culture japonaise. De nouveaux accords commerciaux se traduisent par un afflux sans précédent de marchandises et de voyageurs. Bien inspirés, les Japonais décident de fabriquer certains biens de consommation pour l’export uniquement, entre autres des vêtements. Les robes de chambre rembourrées, avec une traîne et une largeur supplémentaire pour une tournure voient leur silhouette adaptée à la mode occidentale, mais le matériau (soie Habotai), les surpiqûres, la broderie et la ceinture en kumihimo restent typiquement japonais. Ainsi, les habits ou robes de chambre de Yokohama (soit le port à partir duquel ils sont acheminés) font partie des premiers articles fabriqués après l’ouverture du Japon à l’Occident, qui les adopte comme tenues d’intérieur tendance. Les robes de chambre sont un exemple parmi d’autres de l’amour porté aux créations japonaises au cours de la seconde moitié du dix-neuvième siècle. À cette même période, c’està-dire autour des années 1850, la fin de l’embargo et diverses expositions internationales font naître une véritable frénésie pour tout ce qui touche au Japon. Citons par exemple les parasols et éventails, qui réunissent par analogie l’Orient et l’Occident dans leur conception et mise en œuvre. Les dessins sur les lamelles des éventails s’inspirent des costumes traditionnels japonais, des paysages typiques comme le mont 5
Fuji, des plantes ou animaux locaux, tandis que le trait est adapté au goût du consommateur occidental. Cette passion répandue pour le Japon en Occident fait apparaître un nouvel isme : le japonisme. À ce stade, l’empreinte du Japon sur la mode se limite à l’introduction de motifs de style japonais et de techniques de tissage de la soie et de peinture sur soie. La découpe des habits reste pour l’essentiel européenne. Un changement survient autour de 1900. Grâce à de nouvelles sources d’inspiration, et en particulier grâce au kimono, l’Occident découvre un concept vestimentaire sans commune mesure avec ce qui se faisait avant. Ainsi, avec le kimono, ou littéralement « la chose que l’on porte sur soi », l’accent n’est plus mis sur la taille, mais bien sur les épaules, et l’habit composé de rectangles de tissu tombe naturellement sur le corps. C’est d’ailleurs à cette même époque que le terme « kimono » est utilisé pour la première fois, pour justement désigner cette nouvelle coupe rectangulaire arrivant d’Asie orientale et du Japon. Dans le monde de la mode, bien des créateurs s’inspirent des principes du kimono. Les bourgeoises parisiennes raffolent des manteaux, robes et pyjamas façon kimono dessinés par le roi de la mode Paul Poiret (1879-1944), qui introduit un nouveau style de déshabillé. Les robes japonaises de la maison de mode française Babani (active entre 1895-1944) font aussi fureur et redéfinissent l’élégance en robe de chambre. Les publications spécialisées des années 1910-1920 glorifient la coupe kimono, ses manches, ses ourlets et rabats, ainsi que sa ceinture carac6
téristique (obi). D’aucuns avancent d’ailleurs depuis peu que la découpe droite, typique des années 1920, n’est rien d’autre qu’une transposition du concept du kimono. Finalement, un gadget énormément populaire pendant les années vingt est la vanity case, une boîte ou sac destinés à contenir un miroir ou du maquillage. Ce joyau s’inspire de l’inrō japonais, une boîte fixée au obi. Et le kimono continue à inspirer après 1920 également. Madeleine Vionnet (1876-1975) répudie tout ce qui déforme les lignes naturelles de la silhouette féminine. Collectionneuse d’ukiyo-e (peintures japonaises), elle trouve dans le kimono une source évidente d’inspiration. Dans ses créations, elle souligne la souplesse d’ajustage et la composition simple du kimono, constitué de morceaux de tissus cousus exclusivement en ligne droite, ou presque. Aussi, son invention de la coupe en biais est très certainement basée en partie sur la coupe droite du kimono. Le créateur espagnol Cristóbal Balenciaga (1895-1972) étudiera et utilisera beaucoup la méthode de Madeleine Vionnet et son interprétation des principes du kimono. Ainsi, par l’entremise de Vionnet, il s’inspirera lui aussi de la mode japonaise. Son japonisme des années 1950 transparaît nettement dans son fameux manteau cocon, et plus particulièrement dans les lignes fluides, les volumes uniques et l’élimination et/ou le rehaussement de la taille. À quelques exceptions près, par exemple les robes Kabuki du créateur austro-américain Rudi Gernreich (1922-1985) en 7
1963, il faudra attendre les années 1970 pour que le Japon foule à nouveau les podiums de mode occidentaux. Si jusqu’à présent, le japonisme désignait le regard porté par l’Occident sur le Japon et ses tissus, motifs floraux, créations et compositions, entre autres, la situation change. Désormais, les créateurs japonais pénètrent dans le système de la mode occidentale. Hanae Mori (°1926) fera ici figure de pionnier. Elle devient la première femme japonaise à présenter ses collections lors des défilés de New York et de Paris, et reste à ce jour la seule créatrice asiatique à être entrée au club fermé de la Chambre Syndicale de la Haute Couture. Son premier défilé international a lieu à New York en 1965. Mariant avec talent une confection à l’occidentale soignée et les tissus japonais aux motifs de fleurs de cerisier, de papillons et de calligraphie, elle parvient à éveiller l’intérêt de l’élite financière. La consécration viendra en 1977 avec le titre de couturière, soit le titre ultime qu’un créateur peut se voir décerner à Paris. Quelques années plus tôt, en 1970, la capitale française commence à parler d’un certain Kenzo Takada (°1939), qui signe une entrée fracassante dans le secteur grâce à son mélange non conventionnel de couleurs osées, tissus et motifs propres à la culture japonaise. Au contraire de Hanae Mori, Takada surfe sur la vague grandissante du prêt-à-porter et dessine des tenues décontractées et populaires. Issey Miyake et Kansai Yamamoto (°1944 ; à ne pas confondre avec Yohji Yamamoto) entament leur carrière parisienne à la même époque. Alors que Kansai Yamamoto s’oriente sur un extrémisme futuriste et plébéien avec des créations tape-àl’œil, Issey Miyake s’en retourne aux valeurs traditionnelles avec des tenues lisses et fort amples, qui pendent depuis les 8
épaules. Ce faisant, il pose les bases de la vision cérébrale et esthétisée de Rei Kawakubo et Yohji Yamamoto.
可 愛 い
KAWAII
Premier étage
侘 び 寂 び
WABI-SABI
技 術
GI-JUTSU
Premier étage
2. Wabi-Sabi Au cours du seizième siècle, un jeune Japonais répondant au nom de Sen no Rikyu (1522-1591) décide de se former à l’art de servir le thé. Il devient alors l’apprenti d’un maître en la matière, Takeno Joo. Ce dernier le met à l’épreuve en lui demandant d’entretenir le jardin. Rikyu évacue les détritus, ratisse le sol jusque dans les moindres recoins, puis considère le jardin dans toute sa perfection. Avant de revenir vers son maître, il décide de secouer un cerisier pour que ses feuilles viennent garnir aléatoirement la pelouse. Depuis, les Japonais vénèrent Rikyu comme le maître du wabi-sabi. Ce concept culturel et traditionnel japonais désigne la beauté de l’imperfection, de l’éphémère, de la simplicité, de l’authenticité, de l’irrégularité et de la suggestivité. Cette même sensibilité se retrouve de façon très marquée dans les premières collections de Yohji Yamamoto et Rei Kawakubo. Le wabi-sabi s’exprime dans leur travail par des pratiques de déconstructivisme, avec des bordures effilochées, des déchirures, des boutons et des lignes ourlées irrégulières. Nos deux créateurs, dont le style précoce est très semblable, portent en 1981 l’esthétique du pauvre sur la scène la plus glamour du monde : les podiums de Paris. Une mode à l’opposé des silhouettes rutilantes, ajustées, sexy et exclusives de Thierry Mugler (°1948) et Gianni Versace (°1946), de bon ton à l’époque. L’année suivante, Rei Kawakubo décroche les mâchoires avec sa collection Destroy. Défilent ainsi sous les coups rythmés d’une batterie des modèles débraillés, altérés de peintures de guerre de couleur grisâtre. Avec ses créations empreintes d’intellectualisme et 12
de déconstructivisme, Rei Kawakubo ébranle délibérément l’idéal de beauté occidental et propose une autre image de la femme. Depuis, Kawakubo crée des collections inspirées qui se jouent des bonnes manières vestimentaires imposées à la femme – et à l’homme. En témoignent notamment ses créations Body meets dress, Dress meets body du printemps/été 1997, alias Lumps and Bumps, et quelques-unes de ses collections ultérieures, par exemple les collections printemps/ été 2010 et 2014. Les silhouettes sont enflées à des endroits improbables et présentent des protubérances et/ou déformations monstrueuses rembourrées de duvet d’oie. Kawakubo entend ainsi dénoncer la sexualisation et la commercialisation du corps dans l’industrie de la mode. Une vision radicale, mais aussi un rejet de l’idéal de beauté occidental qui veut de la perfection, de la rigueur, du correct. Parmi les éléments récurrents de cette nouvelle beauté, citons la prédominance du noir et du blanc, de l’asymétrie et du port à l’envers. Si ses jeunes années sont marquées de controverse, Rei Kawakubo est aujourd’hui considérée comme l’une des créatrices les plus influentes de l’histoire de la mode. Preuve en est l’exposition monographique que lui consacre le Metropolitan Museum de New York au printemps prochain. Quelques années après la fureur déclenchée par les créateurs japonais à Paris, les Six d’Anvers commencent à faire parler d’eux. Si tant les créateurs japonais qu’anversois parviennent à minimiser l’influence d’autres stylistes, les deux factions se rejoignent sur diverses idées. Ainsi, Martin Margiela (°1957) partage la vision de Kawakubo selon laquelle l’imperfection et la déconstruction forment un pas vers l’authenticité. 13
Margiela aime donner une nouvelle vie, improbable, à des vêtements ou parties de vêtements. Prenez son recyclage des tabi, par exemple. Les tabi sont des chaussettes traditionnelles japonaises, avec une séparation unique au niveau du gros orteil, et destinées à être portées avec des sandales. Margiela en a fait ses emblématiques bottines Tabi. D’autres signes d’antimode s’observent chez Margiela, entre autres ses ingénieuses étiquettes blanches ou l’anonymisation des modèles lors des défilés. À divers égards, Margiela va même plus loin que les Japonais dans la remise en question des règles de l’industrie vestimentaire et de la haute couture. Sa plus grande provocation reste sans doute d’utiliser des vêtements de seconde main dans ses collections « artisanales », après les avoir rafistolés et recomposés ou joliment recyclés. Souvenez-vous : au début des années 1980, Rei Kawakubo veut présenter une nouvelle femme, forte et indépendante, « comme des garçons » (qui deviendra le nom de son label). Dix ans plus tard, Ann Demeulemeester (°1959) part du principe que la femme est effectivement forte. Elle laisse délibérément s’estomper la frontière entre les genres, et l’impact de ses créations épurées et parfaitement découpées, qui combinent les bordures grossières aux costumes raffinés de coupe plus traditionnelle, est comparable à celui des Japonais. Comme son homologue asiatique, Ann Demeulemeester est fascinée par les qualités poétiques du noir et blanc, l’entrelacs des étoffes, les drapages et l’asymétrie.
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3. Kawaii Aujourd’hui, la mode japonaise ne s’arrête pas aux looks avant-gardistes et intellectualistes associés à la première vague d’invasion des années quatre-vingt. Depuis le milieu des années quatre-vingt-dix en effet, le Tokyo street style jouit d’un intérêt mondial. Née dans les arrondissements de Shibuya et de Harajuku, cette mode qui constitue en réalité un amalgame de styles est portée par les groupes de jeunes et sous-cultures, et caractérisée par une exagération artificielle, une élégance à la Lolita et, de plus en plus souvent, un romantisme inquiétant. Kogal (soit les uniformes scolaires), Lolita et sa variante plus sombre Gothic Lolita, Punk, Manga, Anime et Cosplay sont autant de sous-cultures rattachées à cette mode. Et ces styles sont devenus si populaires que même la haute couture n’a pu y échapper. À l’international, le concept global pour désigner cette tendance dominante dans la mode de rue japonaise est kawaii. Kawaii signifie littéralement mignon et sa signification se trouve parfaitement incarnée par Hello Kitty, une petite fille avec un nœud dans les cheveux apparue en 1974 au Japon et aujourd’hui devenue une marque internationale à laquelle des millions de produits sont associés, surtout des vêtements et accessoires. Au départ, la mode kawaii promeut en substance le blanc ou les tons pastel, les manches bouffantes, la dentelle, les rubans, les gros nœuds et les chaussettes blanches relevées à froufrou. Le kawaii a su se forger une place modeste mais pertinente 15
dans le marché des accessoires haut de gamme. La collaboration entre l’art et la mode est ici intéressante à plus d’un titre. À partir de 2002 par exemple, l’artiste japonais Takashi Murakami (°1962) travaille avec Louis Vuitton pour créer une nouvelle version du fameux sac à main monogramme. Connu pour intégrer des éléments de la culture populaire comme le manga dans l’art avec un grand A, Murakami applique ce même principe pour créer plusieurs séries chez Louis Vuitton, qui se distinguent toutes par une « sensibilité kawaii » manifeste. En restant dans le domaine, impossible de ne pas citer Niels Peeraer (°1989). Ce jeune créateur anversois fait en effet sensation à l’international avec ses sacs à main et accessoires aussi luxueux qu’exclusifs, qui explorent sans s’en cacher les frontières du cuteness. Une esthétique toute particulière, à laquelle il doit sa grande popularité en Asie. Dans la représentation photographique de ses collections, le créateur entoure la « beauté mignonne » de ses œuvres d’un encadrement surprenant qui rappelle clairement l’interprétation du kawaii chez d’autres créateurs high-end. Une lecture particulière et comparable du « mignon » transparaît dans le style Gothic Lolita. Chez une Goth-Loli, nous retrouvons à la fois des accessoires mignons et féminins et le style sombre de la sous-culture gothique occidentale T-shirts amples et robes mi-longues à crinoline sont associés à des nœuds noirs, croix et chaussures à semelles compensées ou autres éléments « durs ». La collection printemps/été 2014 de Vivienne Westwood, qui combine de jolies robes à crinoline dans les tons rose pastel et blanc et nuisettes lilas avec des sandales grecques ou chaussures à semelles com16
pensées, bandeaux noirs et coiffures tendance, rappelle un peu la dureté de ce style Lolita. Ces interprétations à double sens du kawaii, qui jouent sur la combinaison du mignon et de l’effrayant, du beau et du laid, de la beauté étrange et surprenante, sont aussi les plus intéressantes. Un des principaux créateurs à appartenir à cette catégorie est Jun Takahashi (°1969), du label culte Undercover. Dans son atelier Undercoverlab, entouré d’un assortiment éclectique et surréaliste d’objets étranges, Takahashi dessine ses collections excentriques, que « bizarre » ne suffirait pas à qualifier. « Il y a toujours quelque chose de beau et de laid dans ma tête, sur un pied d’égalité. La beauté seule ne m’intéresse pas. La laideur non plus. » Le film Alice (1988) du surréaliste tchèque Jan Svankmajer, basé sur Alice aux pays des merveilles et mettant en scène des poupées antiques malveillantes dans un décor qui ne cesse de se dégrader, sera sa source d’inspiration pour sa collection printemps/été 2005, aussi fantastique que surprenante. Des yeux en guise de boutons, de fausses dents, des cerveaux, et cachée dans une énorme capuche, une tête de mort. De la poésie macabre, dirons-nous. Rei Kawakubo explore elle aussi régulièrement le monde ambigu du kawaii, théâtre d’une intéressante joute entre le beau et le laid. Citons par exemple sa collection automne/ hiver 2001-2002, où la créatrice joue avec des styles inspirés de la lingerie. Les nuisettes, culottes, corsets et soutiens-gorge des fifties évoquent l’image classique de la femme, belle et séduisante, mais en les découpant et réassemblant, Kawakubo 17
offre aux dames une aura puissante, spirituelle et sexy. Un autre maître du mariage bifrons de l’étrange et du beau est le protégé de Kawakubo, Junya Watanabe (°1969). Après ses débuts en tant que dessinateur de patrons pour Comme des Garçons en 1984, ce productif créateur, qui travaille pour son propre compte depuis 1992, se distinguera à l’international pour sa manipulation novatrice des patrons et son usage distinct de matériaux synthétiques. Le vieux denim, les looks militaires et l’antimode punk figurent parmi ses thèmes de prédilection. Il aime aussi réinventer certains classiques, comme la doudoune. Dans sa collection automne/hiver 2009, il la transforme en capes, robes et stolas partageant la forme d’un cocon et valant comme l’expression sculpturale d’un romantisme plus sombre. Cinq années plus tard, Yamamoto se basera à nouveau sur la doudoune pour créer une série de style gothique aux formes étranges et surdimensionnées, toujours avec cette silhouette du cocon. Certaines pièces afficheront des graffiti ou tatouages peints à la main et largement inspirés de la culture manga. Bernhard Willhelm reste un personnage difficile à catégoriser. Ses collections orientées sur le streetwear empruntent des éléments à un large univers culturel et social, par exemple celui des ouvriers de rue japonais (printemps/été 2005) ou des habits populaires tyroliens (printemps/été 2007). Non dénué d’humour, le créateur allemand se détache résolument de l’avant-gardisme sérieux pour créer un style cool et étrange, qui fait réellement fureur au Japon.
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4. Gi-jutsu Lorsque les créateurs avant-gardistes japonais déferlent sur Paris au début des années quatre-vingt, ils repoussent les frontières. Leur amour du blanc et noir stoïque et dramatique, et de l’infinito miteux mais suggestif, renverse les idées occidentales sur la beauté et plonge le Paris de la mode dans la controverse. Mais s’il y a bien une chose que même leurs détracteurs leur reconnaissent, c’est leur sensibilité unique pour le textile. Car leurs vêtements peu orthodoxes affichent une incroyable variété de textures, du feutre blanchi et plissé aux étoffes teintes (Shibori) en passant par les subtils entrelacs. Renonçant pour ainsi dire aux matériaux classiques, les créateurs japonais s’allient aux fabricants de textile et technologues pour créer leurs propres tissus. Des tissus uniques qui, à leur tour, font naître des silhouettes. Conformément à la tradition japonaise et à la croyance bouddhiste, matière et forme sont indissociables, et plus important encore, la matière définit la forme. De par leur intérêt pour les matières nouvelles et les procédés de haute technologie, les créateurs japonais endossent un rôle d’exemple sur la scène internationale. Dans cette collaboration entre les créateurs et l’industrie du textile, Issey Miyake fait figure de pionnier. Dès le début de sa carrière dans les années soixante-dix, le créateur s’entend avec son directeur textile Makiko Minagawa pour utiliser des tissus traditionnels oubliés et introduire une technologie moderne permettant de fabriquer de nouvelles étoffes. Fin des années quatre-vingt et début des années quatre-vingt19
dix, Miyake développe sa fameuse technique du plissé, nettement inspirée de l’origami, l’art japonais de pliage du papier. La méthode habituelle de fabrication d’un vêtement plissé consiste à plisser l’étoffe avant de la mettre en forme. Miyake décide de faire l’inverse, et réalise le plissé après avoir découpé et cousu le vêtement, pour créer de nouveaux artéfacts formant un tout organique au niveau de la matière, de la forme et de la fonction. Rei Kawakubo s’intéresse elle aussi au plissé. Ainsi, pour sa collection printemps/été 1998, elle dessine une robe blanche échancrée agrémentée de deux petites gaines plissées à la main et décorées d’un motif floral recouvert de vinyle. Comme souvent avec Kawakubo, l’habit n’est pas vraiment destiné à être porté, mais représente parfaitement l’avant-garde japonaise. Il incarne en effet trois principes japonais traditionnels : les plis de type origami rappellent le gi-jutsu, les bords effilochés sont caractéristiques du wabi-sabi et l’espace intermédiaire entre les plis et le corps vaut pour le ma (voir plus loin). Rei Kawakubo continue à jouer sur les rapports, les couches, les plis et remous dans sa collection printemps/été 2000. On retiendra tout particulièrement ses plastrons blancs donnant l’impression d’être en fourrure douillette, mais en réalité composés d’une grande variété de matériaux cousus. Une comparaison peut ici se faire avec la collection automne/hiver 2005 d’Ann Demeulemeester, qui s’intéresse elle aussi aux couches et à la fourrure et impressionne avec son énorme écharpe composée d’une grande quantité de laine d’alpaga. 20
Kawakubo explore les possibilités infinies du tissu drapé, et Junya Watanabe marchera dans ses pas pour finalement faire de l’origami sa marque de fabrique. Pour sa collection techno-couture de 2001, il crée des tenues composées de centaines de couches d’organza de nylon, ressemblant à des lanternes japonaises en papier en 3D. Ses techniques vont au-delà de la confection conventionnelle et introduisent les formes architecturales. Son envie d’expérimenter avec des tissus fluorescents, des matières plastiques, fibres industrielles ou autres matières qui brillent dans le noir semble sans limite. Et ses créations futuristes subliment le caractère expérimental du textile qu’il utilise. Quelques créateurs étrangers partagent également cette fascination pour l’origami. Ainsi, Dries Van Noten (°1958), Riccardo Tisci (°1974) pour Givenchy et Bill Gaytten (°1960) pour John Galliano ne sont pas en reste. Porté sur l’architecture et le Japon en général, Gaytten crée en 2013 une collection faisant la part belle au volume, au drapage, au plissage et à la coupe de type origami. Cette attention particulière accordée aux matières et à leur traitement, très ancrée dans la culture japonaise, reste présente dans les imprimés bucoliques de Watanabe et les décorations de type graffiti de Comme des Garçons. Elle se retrouve aussi chez les stylistes occidentaux. Dries Van Noten, par exemple, utilise des imprimés digitaux de pièces japonaises originales de la collection du Victoria & Albert Museum. Thom Browne agrémente ses tenues de style japonais de japonaiseries, et Delpozo ajoute à son raffia en 21
jacquard une broderie couleur bonbon. À l’instar de Watanabe, Yoshiki Hishinuma (°1958) est maître ès haute technologie. Cet ancien assistant de Miyake décide de fabriquer ses propres étoffes lorsqu’il ne trouve plus de tissus adaptés à ses créations. Il expérimente avec les méthodes courantes et traditionnelles de coloration et de smock, auxquelles il associe des matériaux de haute technologie et des processus industriels. Pour cela, il travaille uniquement avec les fabricants japonais les plus progressifs. Enchaînant les collaborations avec des créateurs au fil de sa carrière, il est considéré aujourd’hui comme l’un des fabricants de textile les plus inventifs au monde. La Néerlandaise Iris Van Herpen (°1984) va encore plus loin dans l’application de la technologie et de la science dans le processus de création. Depuis son premier show en 2007, elle combine non seulement la nouvelle technologie avec une confection manuelle soignée, mais aussi les matériaux et méthodes de construction les plus radicaux avec leurs variantes les plus traditionnelles, pour aboutir au summum du décalé et de l’audace. Van Herpen a été la première à cerner le potentiel illimité de l’impression 3D pour la mode, et aussi à l’introduire. Sa collection automne/hiver 2016 se rattache au Japon rien que par son titre : Seijaku, soit la sérénité dans le chaos du quotidien. Mais l’inspiration asiatique se retrouve aussi dans la musique, le décor et, last but not least, le raffinement technologique des créations. Ainsi, Van Herpen s’essaie à l’organza japonais tissé en fils de polymère cinq fois plus fins qu’un cheveu humain. Elle 22
utilise la technique shibori pour obtenir un effet nid d’abeille ou ouaté sur une robe courte, qui semble alors flotter dans l’air. Toujours pour cette collection, elle crée des robes plissées éthérées en organza avec un motif ligné, affichant un délicieux effet trompe-l’œil par l’interaction entre le plissé et l’imprimé. Dans le monde des accessoires, enfin, Tokio Kumagaï (19471987) se distinguera par son approche toute personnelle des chaussures. Sorti du réputé Bunka College of Fashion de Tokyo, comme d’autres grands noms tels que Kenzo, Issey Miyake, Yohji Yamamoto et Junya Watanabe, Kumagaï se rend à Paris au début des années soixante-dix. Après un premier travail pour Castelbajac à Paris et Cerruti en Italie, il se lance dans la peinture manuelle de chaussures et ouvre sa boutique parisienne en 1980. Considérant la chaussure comme une toile surréaliste, il part de la matière et des éléments décoratifs (comme ses collègues stylistes) pour donner forme à la chaussure. Le Renard est une variante de sa chaussure la plus connue, la Souris.
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間
MA Rez-de-chaussée
Rez-de-chaussée
5. Ma Depuis toujours, les formes naturelles du corps humain constituent le point de départ évident de la mode occidentale. Selon cette vision, le défi consiste à reproduire une forme en trois dimensions à l’aide d’un habit en deux dimensions, pour sublimer les contours du corps. En Occident, l’habit est une seconde peau. L’habit japonais crée quant à lui une nouvelle dimension, qui est libératoire. Les stylistes du pays du soleil levant n’hésitent pas à multiplier les couches pour dissimuler le corps, le camoufler. Ils s’écartent ainsi volontairement de la séparation conventionnelle des genres, une idée qui se rattache aussi au kimono, avec cette pièce de tissu non découpée qui vient recouvrir le corps, le surplus étant drapé. Les Japonais évoquent ici le ma, soit un espace entre deux composantes structurelles. Bien que Miyake, Kawakubo et Yamamoto se refusent à considérer leur provenance géographique comme élément déterminant de leur vision esthétique et intègrent rarement des éléments vestimentaires stéréotypés dans leurs créations, ils s’accordent à voir dans le kimono le fondement même de leur travail. Inspirés par cette tradition nationale, mais aussi par les idées novatrices amenées quelques années plus tôt par des Occidentaux tels que Poiret, Vionnet et Balenciaga, ils créent de nouvelles formes pour émuler ces traditions. En 1976, Issey Miyake secoue le monde du vêtement bidimensionnel avec son concept A Piece of Cloth. En dissimulant le corps sous un simple morceau d’étoffe, il fait naître 26
un intéressant ma entre la peau et l’habit. Il combine cette approche minimaliste de la confection avec les matériaux synthétiques les plus avancés de l’époque, produits au Japon. L’emploi de ces matières, comme le polyester plissé, combiné à des techniques de construction novatrices, vaut à Miyake de dessiner à la fin des années 1980 quelques-unes des tenues les plus fantastiques jamais créées. Sa ligne Pleats Please, qui introduit en 1993 des versions simplifiées de ses immenses créations, ravira un plus large public et connaîtra un franc succès. Entre 1996 et 1998, Miyake s’entoure d’artistes pour créer des imprimés venant décorer ses tenues. Parmi ceux-ci figure Tim Hawkinson (°1960), qui dessine des parties de corps sur les robes pour les faire bouger avec le corps du porteur. Kawakubo et Yamamoto présentent leur vision respective du kimono au milieu des années quatre-vingt-dix. Dans sa collection kimono de 1995, Yamamoto rend hommage à son propre patrimoine culturel ainsi qu’à la mode européenne des années cinquante et soixante, avec des formes géométriques et des tenues légères qui ne correspondent pas aux versions japonaises traditionnelles. Kawakubo fait quant à elle honneur au kimono dans sa collection automne/hiver 1996. Inspirée par la forme du kimono, elle évite tout clin d’œil manifeste à l’habit traditionnel japonais en optant pour du velours pâle et des motifs floraux criards dans le plus pur style renaissance et baroque européen. Les coiffes barbes à papa des modèles, poudrées de blanc, soulignent un peu plus cette référence, tandis que des brogues en cuir foncé apportent une touche de modernité. 27
L’actuelle Maison Margiela, sous la direction artistique de Galliano, reste fascinée par le kimono, en témoigne entre autres le défilé de la collection haute couture automne/hiver 2015. Galliano joue ici sur les tons geisha grâce au maquillage kabuki bleu Yves Klein de Pat MacGraths, mais présente aussi des looks avec une grande silhouette kimono. On remarquera tout particulièrement la robe noire en soie, trop ample, agrémentée d’une belle peinture kimono sur le devant et flanquée à l’arrière d’une énorme veste suspendue aux bretelles. La collection met d’ailleurs clairement l’accent sur le volume, avec notamment une sympathique robe doudoune et tissu ondulé, partiellement recouverte de film plastique. Un hommage en réalité au fondateur de la maison et à l’une de ses plus emblématiques créations inspirée du kimono : la doudoune de la collection automne/hiver 1999. Ces robes et vestes doudounes trop grandes, inspirées plus ou moins explicitement du kimono, font fureur chez les stylistes occidentaux ces dernières années. Ainsi, nous les retrouvons chez Raf Simons, Yamamoto et Alexander McQueen, pour n’en citer que quelques-uns. La beauté complexe du kimono reste par ailleurs une importante source d’inspiration pour d’autres créateurs occidentaux également. Dans la tradition européenne, le décolleté est la zone érotique par excellence. Avec sa robe vert d’eau de la collection printemps/été 2002, dont la broderie florale attire tous les regards sur le dos, le duo de stylistes AF Vandevorst s’essaie à la tradition japonaise, où toute la sensualité part de la nuque. La collection haute couture printemps/été 2011 de Riccardo Tisci pour Givenchy est un 28
hommage à Kazuo Ohno, un grand nom de l’art de la scène japonais butō. La référence au Japon est bien présente, sans jamais verser dans l’explicite. Ici aussi, le dos, la nuque et les épaules bénéficient d’une attention toute particulière, avec des structures aux couleurs vives sur le dos des robes conférant aux silhouettes uniques un pouvoir de séduction indéniable. Josep Font (°1965), directeur créatif de la maison de mode espagnole Delpozo depuis 2012 et ancien étudiant en architecture, affiche souvent dans ses collections sa préférence des volumes structurés et enveloppants, lesquels viennent caresser le corps et non l’opprimer. Le premier look de sa collection automne/hiver 2016 constitue d’ailleurs un clin d’œil intrigant au nœud obi. Terminons avec Viktor Horsting et Rolf Snoeren (°1969), mieux connus sous le nom de Viktor & Rolf, qui occupent une place un peu à part. Leur nom évoque directement une confection sculpturale au drapage complexe, qui dissimule le corps, le fait disparaître sous le vêtement. Impossible, dans le cadre de cette exposition, de passer à côté de leur collection haute couture automne/hiver 2013 zen garden, avec laquelle ils ont fêté les vingt ans d’existence de leur maison et leur retour à la haute couture. Pendant le défilé qui baigne dans une atmosphère de méditation, vingt modèles vêtus de robes sculpturales et sobres, de couleur noire, foulent lentement le podium couvert d’un imprimé de sable ratissé, pour former cinq monticules représentant les pierres du fameux jardin zen du temple de Ryoan-ji à Kyoto. Les tenues organiques et souvent démesurées sont fabriquées en soie noire ayant l’apparence du néoprène. L’entrelacs de fils au niveau 29
des ourlets de certaines robes représente symboliquement l’herbe. La dernière robe est si ample qu’elle dissimule son porteur, mais aussi le modèle accroupi à ses côtés. Le ma dans toute sa splendeur.
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Exposition Directeur suppléant MMH Ann Vandeput Curateur Karolien De Clippel Étude préparatoire Filep Motwary Production Musée de la Mode de Hasselt Conception graphique Tim Peters Scénographie Base Design Remerciements Équipe du MMH Amis de l’asbl Modemuseum Bénévoles Donateurs Sara Davidson Paolo Roversi Sponsors et partenaires Province du Limbourg Communauté flamande
Prêteurs Musées Musée central d’Utrecht: Anne-Karlijn van Kesteren, Ninke Bloemberg, Martine Kilburn Musée de la Mode d’Anvers: Wim Mertens, Danique Klijs Musée communal de La Haye: Madelief Hohé Musée de Groningue: Sue-an van der Zijpp, Jenny Kloostra Musée des sacs Hendrikje d’Amsterdam: Leonie Sterenborg
Prêteurs privés Isolde Pringiers Maisons de mode Alexander McQueen: Hongyi Huang Ann Demeulemeester: Astrid Peeters Delpozo: Carla Vázquez Jones, Cristina Merino Dries Van Noten: Jan Vanhoof Givenchy: Guillemette Duzan Iris van Herpen: Bradly Dunn Klerks John Galliano: Olivier Bourgis, Brigitte Pellereau Maison Margiela: Axel Arres Thom Browne: Mari Fujiuchi Undercover: Chieri Hazu, Chiaki Kawata Viktor & Rolf: Marlijn Swan Yohji Yamamoto: Caroline Ponomarenko, Richard Ghionghios Vivienne Westwood: Dolce Cioffo
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