Enquête à Sète

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La création contemporaine en matière d’arts plastiques à Sète est prolifique, diverse, originale et souvent géniale, toujours en adéquation avec l’histoire de la ville qui fut depuis sa création une terre d’accueil pour les peintres et les sculpteurs. Les artistes, dont beaucoup viennent toujours s’installer à Sète, sont aujourd’hui sans doute plus nombreux que les pêcheurs ou les jouteurs. Toutes les générations se mêlent, se rencontrent et c’est pour favoriser ces échanges qui me paraissent essentiels, que j’ai souhaité mettre à la disposition des artistes de Sète, des ateliers dans l’ancien collège Victor-Hugo, dans l’attente de leur réaménagement. C’est, me semble-t-il, une belle expérience, qui a marqué tous ceux qui sont passés par là depuis la création de ce dispositif en 2008. En leur offrant des espaces suffisamment grands, la possibilité de rencontrer d’autres plasticiens, on a pu constater une réelle évolution dans le travail d’une grande partie d’entre eux. Afin de laisser une trace de cette expérience, plusieurs artistes ont souhaité qu’un livre soit écrit, apportant une sorte de témoignage de la vie et de la créativité dans les deux cours du collège qui accueillent géographiquement les quinze résidents-artistes. Pierre Tilman a eu une excellente idée de situer cet itinéraire dans l’art contemporain sétois, au cœur d’une enquête policière qui permet aux lecteurs, pris par le rythme du roman, de découvrir aussi les artistes et les personnalités essentielles du monde de l’art et de la culture à Sète. Rien de tel que de se laisser aller dans les méandres d’une intrigue pour découvrir les diverses circonvolutions de la création plastique contemporaine à Sète. François COMMEINHES

Maire de Sète Conseiller Général de l’Hérault




du même auteur La flûte de Marcus, Edition Guy Chambelland, 1968 L’Esclavage n’a pas été aboli, éditions Guy Chambelland, 1970, prix de poésie du Pont de l’Épée-Saint-Germain, 1970 Hôpital silence, éditions Seghers, 1975 Erro, éditions Galilée, 1976 On n’a pas eu d’été, éditions Limage, Alin Avila, 1979 Île flottante, éditions Galilée, 1979 Peter Klasen, éditions Galilée, 1979 Il suffit d’un coup de D, éditions Cahiers Loques, 1983 Le bonheur est une décision, Sgraffite éditions, 1985 Messac, éditions du Castor Astral, 1987 Oui, dit Foster d’un air songeur, éditions Telo Martius, 1987 Jacques Monory, éditions Frédéric Loeb, 1992 Laisse passe temps, éditions Sixtus, Didier Mathieu, 1993 On recherche le dénommé Filliou, Robert, Coprah éditions, 1994 Le blouson, éditions L’Évidence, 1994 C’est l’histoire d’un type, éditions L’Évidence, 1998 Les statues n’ont pas de poils, éditions Unes, 1999 Les papiers du poète ne sont pas en papier, éditions Voix, Richard Meier, 1999 Tout comme unique, éditions Voix, Richard Meier, 2000 J’aime la période des papiers collés de Braque et Picasso, éditions Dumerchez, 2003 Ah s’il pouvait faire du soleil cette nuit, éditions Wigwam, 2003 Robert Filliou, nationalité poète, éditions Les presses du réel, 2006 Questions, éditions Plaine Page, 2010 Un trimestre, avec Agnès Rosse, éditions Gros Textes, 2011 C’est de moi que je manque, suivi de Moi les mots, éditions Gros Textes, 2011 À l’horizontale, Maeght éditeur, 2011 Espèces de listes, éditions Galilée, 2012


PIERRE TILMAN

roman


© éditions au Fil du Temps - 2013


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Avant de commencer, je tiens tout d’abord à remercier les personnages qui sont dans ce livre.   Un tel début, j’en ai le sentiment, n’est pas chose courante en littérature.   En général, les auteurs ne se sentent pas obligés de dire merci aux hommes et aux femmes qui évoluent dans leur roman, même s’ils ont un énorme chagrin d’amour ou tombent gravement malades.   Je tiens à indiquer que je me désolidarise du comportement de ces auteurs.   Au cinéma, les réalisateurs indiquent la liste interminable des noms des cascadeurs, des coiffeurs, des maquilleuses, des éclairagistes, des techniciens, des assistants... Mais les êtres de papier ne sont pas syndiqués. Pour eux, il n’y a pas de générique.   La fiction serait pourtant bien terne sans les personnages.   Je les remercie donc pour leur participation.   Entre le romancier et les créatures qui évoluent à l’intérieur des pages de son livre, le contrat me paraît être singulièrement à sens unique.   Il faut quand même comprendre qu’ils et elles, s’ils ne sont pas d’accord avec leur auteur, n’ont aucune possibilité de fuir les lignes dans lesquelles ils sont écrits.   Il ne leur reste pas d’autre solution que de s’effacer et de s’éteindre des suites de leur énorme chagrin d’amour ou de leur grave maladie.   Ce qui n’est pas un destin enviable !


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Je ne peux pas terminer ce préambule sans fournir un dernier éclaircissement qui me semble nécessaire.   Tous les personnages qui figurent dans ce livre sont munis de noms et de prénoms.   Il n’est pas à exclure que, par un de ces hasards dont le destin facétieux a le secret, des hommes et des femmes, vivant dans la région Languedoc-Roussillon, et en particulier dans la ville de Sète, possèdent des identités civiles exactement similaires.   Que voulez-vous que j’y fasse ?   Je ne vais quand même pas leur demander de changer de noms !   Que les choses soient bien claires, je ne suis responsable que de ce qu’ils font effectivement et fictivement dans L’enquête à Sète, et je décline formellement toute responsabilité en ce qui concerne leurs agissements dans leur vraie existence.   Je reprends donc hypocritement à mon compte l’habituelle formule consacrée qu’utilisent professionnellement mes confrères :   Toute ressemblance entre les personnages de ces pages de fiction et des êtres existant ou ayant existé dans la vie réelle ne serait que le résultat d’une fortuite coïncidence.   Le roman étant déjà commencé, il faut maintenant inverser la proposition :   Toute ressemblance entre des êtres existant ou ayant existé dans la vie réelle et les personnages de ces pages de fiction... Ne serait que le résultat d’un vif désir de coïncidence.   Par contre, une chose est bien certaine, c’est que toute ressemblance entre les mots que j’écris et nombre de tournures, de phrases et de paroles, empruntées à d’autres écrivains ne saurait être que le résultat de la pratique d’un de mes sports en chambre favori qui a pour nom copié collé.   Et, surtout...   Et, surtout, n’oublions pas le plus important :   Que toutes les marques commerciales mentionnées dans cette œuvre soient ici remerciées !


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Que sont devenus les bateaux de la flotte Soulages ? On efface et on vide la poubelle. Mon rédacteur en chef n’a pas tort, j’ai bien besoin de prendre l’air. D'un geste instinctif, je touche la petite clef plate dans la poche de mon pantalon. La forme courbe d'un film déjanté. Un "père en creux".   Depuis cinquante ans déjà, les neuf familles qui géraient la flotte des bateaux peints en noir que l’on avait coutume d’appeler la flotte Soulages s’étaient dispersées entre Sète, Bouzigues et Frontignan.   Pierre Soulages n’était plus le corsaire épris de valeurs extrêmes qui défiait les soleils noirs. Il n’était plus le jouteur résistant qui avait croisé la lance avec les plus grands. Il n’était plus le maître des joutes noires.   On ne voyait plus sa solide charpente sur les gradins du grand canal. Il ne se déplaçait même plus pour la Saint-Louis.   En fait, il ne sortait plus de chez lui. Il vivait retiré, enfermé dans son atelier sur le Mont Saint-Clair et commandait d’énormes quantités de peinture noire qu’il étalait en couches épaisses sur de monumentales toiles qu’achetaient les collectionneurs et les musées du monde entier.


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Voilà ce que m’explique mon rédacteur en chef en suivant des yeux ses notes sur l’écran de son ordinateur.   Lorsque je lui demande d’où il tient ces renseignements, il se cale dans son fauteuil de cuir english vert bouteille et prend l’air mystérieux et satisfait des puissants de ce monde qui, par nature, en savent plus que le commun des mortels (dont je fais partie).   Il connaît beaucoup d’artistes, de marchands, de commissaires d’expo, de directeurs et de directrices de musées et de centres d’art. Il a, je le sais, ses entrées à Sète et à Sérignan, mais je trouve quand même que ses informations sont un peu tirées par les cheveux.   Lui, il n'a pas l'air de le trouver. Et lui, c'est le boss !   Il me dévisage et me pose la question : – Que sont devenus les bateaux de la flotte Soulages ?   Je tire mentalement l’expression la plus idiote et ignare que j’ai dans mon registre d’expressions et me la mets sur la figure. C’est suffisamment réussi pour qu’il pousse un soupir de plaisir. – Que dirais-tu d’aller passer cinq jours à Sète ? lâche-t-il, royal.   Il me tutoie et moi je le vouvoie. – Bien sûr, c’est une excellent idée, je vous remercie d’avoir pensé à moi.   Ce coup-ci, mon expression de contentement ne sort pas de mon registre, elle est sincère. – C’est normal, tu as déjà fait plusieurs reportages dans la région. Tu fouines autour des joutes noires et de Soulages. C’est une super accroche. Si tu dégottes des trucs intéressants, on peut en faire la première de couverture. Tu vois ce qui se passe de nouveau et d’intéressant à Sète et tu fais un papier général.   J’opine, j’acquiesce, je branle du chef, tout ce que tu veux, pour dire que je suis d’accord.   Protecteur, il continue sur un ton paternel de compréhension : – Tu as besoin de prendre l’air, ça te fera du bien. Tu sais, je suis au courant pour…   D’un geste discret de la main, je l’interromps courtoisement, style je vous en prie, restons en là, pas d’épanchement entre nous. Les grands guerriers de l’information sont durs au mal et pudiques sur leur vie privée.


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D'un geste instinctif, je touche la petite clef plate dans la poche de mon pantalon.   Que sont devenus les bateaux de la flotte Soulages ?   C’est avec cette question en tête, que je prends le TGV à Paris pour descendre en gare de Sète, non pas pour y être enterré sur la plage sous un pin parasol de préférence, mais pour enquêter sur ce détail de l’histoire artistique auquel, je dois l’avouer, j’ai un peu de mal à croire.   Mais je vérifierai, j’enquêterai, c’est mon boulot, et il y a tant de faits authentiques qui ne sont pas traités, tombés dans l’amnésie du tout va vite, on supprime, on efface et on vide la poubelle.   Mon rédac chef n’a pas tort, j’ai bien besoin de prendre l’air.   En tant que journaliste, récemment largué par sa femme pour cause d’oublis de fidélité, je n’ai rien de mieux à faire que de voyager au gré des expositions et des reportages.   Tant que mon magazine me propose ce genre de plans, prendre le train ou l’avion, et être payé pour ça, je supporte volontiers les coupes de champagne du monde de l’art et je vogue dans le sillage des sculptures vivantes qui croisent au large des vernissages.   Avant mon départ, je me rends à la bibliothèque de la Faculté d’Art Abstrait de Paris où j’ai rendez-vous avec un vieil ami qui en sait beaucoup sur Pierre Soulages, sur Support-Surface, sur Sète et sur la Figuration Libre. Sans cet homme je n’aurais jamais poursuivi mes études d’esthétique. Il fut le seul professeur jamais rencontré, capable de faire des contraintes universitaires un endroit poétique. Amusé, il dirigea ma thèse de doctorat qui prit la forme courbe d’un film déjanté. De maître savant et impressionnant, il était devenu un ami.   C’est un vieillard qui adore manger et qui ponctue ses phrases d’éclats de rire qui l’étouffent et essayent vainement de le suicider.   Nous parlons un moment de l’Île Singulière. – Sais-tu que l'expression est due à Paul Valéry ? – Non, je l'ignorais, merci du renseignement.   Je l’interroge sur les jouteurs au pavois noir de l’Utopie des pirates de l’étang. Il me laisse venir, je sens qu’il attend les précisions que je suis dans l’incapacité de lui fournir.  Le professeur, après avoir écouté mes supputations, me prend à


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contre-pied avec sa vivacité intacte : – Soulages est le père en creux de Combas et de Di Rosa.   Il reprend sa respiration après avoir ri, et, sans attendre que je lui demande ce qu’il entend par « le père en creux », il termine l’entretien : – Tu y trouveras beaucoup de choses, à Sète.


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Arrivée à Sète. Une belle soirée de printemps. Musique puissante. Lourds du poids énorme de l’eau, lourds d’enchantements. Les éclairs blancs des ventres des poissons. Philippe Saulle. Le corps inanimé d’une étudiante. Du sang sur le visage. Un ancien flic. Tube de colle.

Même dans le TGV où on ne sent plus rien, je vois que la lumière se fait différente et qu'elle tranche, plus nette. Plus de rayons de cathédrale en diagonale. Presque plus de nuages dans l’aplat bleu. Le passage du Nord au Midi m'étonne et me touche à chaque fois.  À partir de Valence, la terre va être de plus en plus abrupte. Les plantes à odeur vont s’accrocher au sol, dans les caillasses, brindilles sèches, coriaces.   Avec le crépuscule, du côté de Montpellier, la dureté s'apaise.   La présence de l'eau et des marais salants change la donne.   On devine partout la présence de la mer.


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Lundi, 20 heures.   Je sors de la gare, par une belle soirée de printemps.   Et c’est à chaque fois le même choc quand je reviens dans cette ville.   Le canal que je traverse en marchant sur le pont me chante une musique puissante. Sa surface est sombre et métallique dans les lumières électriques.   Je passe dans le dos des pêcheurs qui surveillent leurs lignes en bas où passent les éclairs blancs des ventres des poissons.   Je m’avance ensuite le long d’un autre canal, à la masse obscure tout aussi impressionnante. Je me rapproche du centre ville, en passant devant le MIAM.   Les canaux qui sillonnent la cité sont lourds, lourds de reflets, lourds du poids énorme de l’eau, lourds d’enchantements.     Ma première visite est pour Philippe Saulle qui est le directeur de l’école des Beaux-Arts.   J’entreprends la montée qui mène aux jardins de l’école. Mon sac pèse sur mon épaule, avec mon ordinateur, quelques affaires et cette dizaine de livres que je trimballe partout avec moi.    J’ai à peine le temps de savourer la beauté surannée des carreaux de verres de couleurs de la véranda que je vois descendant les escaliers de la porte d’entrée la silhouette chaleureuse et sympathique de Philippe. Nous nous embrassons, trois fois, comme il est de coutume à Sète. Lui qui prend toujours longuement le temps de l’amitié m’explique en quelques mots qu’il vient d’appeler d’urgence le gardien sur son portable. – Tu as un problème ? – Je viens de découvrir par la vitre de la porte d’un atelier le corps inanimé d’une étudiante, me répond-il. – Tu crois que c’est grave ? – Elle ne bouge pas. Elle est allongée sur le sol, du sang sur le visage. – Tu es entré ? Elle respire ? – Elle a coincé la porte de l’intérieur. Voilà le gardien, c’est un ancien flic.   Quand nous arrivons dans les locaux, le gardien tourne la poignée


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de la porte qui s’ouvre sans difficulté. Il n’y a personne sur le sol de l’atelier.   À la place du corps qu’avait vu Philippe Saulle, un livre de poèmes de Victor Hugo entre les pages duquel est glissée une feuille de papier. Sur le livre, un tube de colle.   À l’endroit supposé du visage, des traces de peinture rouge. Philippe a un sourire de soulagement. Mais aussi, je suis sûr, d’amusement car je connais le goût de cet esprit curieux pour tout ce qui apporte une pointe épicée de fantaisie dans la cuisine des choses ordinaires. – Il me semble que vous n’avez plus besoin de moi, dit le gardien sans la moindre nuance d’agacement.   Je vois qu’il est comme tout le monde, il adore Philippe. – Merci, tout va bien, excuse-moi de t’avoir dérangé à cette heure tardive. – No problem, dit-il en nous quittant.  Il a ce côté rock and roll qu’ont certains Sétois aux cheveux gris, même d'anciens flics. – Quelle histoire ! soupire Philippe, le coin de l’œil malicieux. J’avais demandé à cette étudiante de rester tard à l’école, après les cours. Je voulais te la présenter. Elle aime la littérature, elle fait des performances. Son travail peut t’intéresser, il porte sur les mythologies du Sud, sur les joutes, les lances et les pavois. Et toi, avec tes connaissances sur le monde de l’art, il me semble que tu peux lui apporter pas mal de références. – Tu crois qu’elle nous a fait une mise en scène ? – Ça m’en a tout l’air, me répond Philippe. – D’après toi, dans quel but ? – Je n’en ai pas la moindre idée.   Nous examinons la feuille blanche entre les pages du livre de poèmes de Victor Hugo.   Philippe la pose sur la table. Au premier regard, rien ne semble se distinguer à sa surface. Pourtant des traces luisent fugitivement à la lumière électrique. Des lettres presque invisibles sont écrites, sans doute avec le tube de colle.   Nous parvenons à lire ai-je.


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Je me tourne vers lui : – À quoi ça rime d’écrire avec un tube de colle ai-je ?   Il me fixe avec attention, mais ses yeux vont plus loin, ils traversent les traits de mon visage. – Répète ce que tu viens de dire, lentement, s’il te plaît, m’intime-t-il. Juste les derniers mots.   Je m’exécute. – Tube de colle ai-je. – Ouais ! – Quoi ?   Je n’y comprends rien. – Cette étudiante est très littéraire, elle adore le langage et les jeux de mots. Colle ai-je. – Colle ai-je quoi ? – Collège Victor Hugo, of course, mon cher Watson.   Philippe Saulle m’explique que le collège Victor Hugo est une ancienne école dont les salles de classe sont devenues des ateliers d’artistes. Une quinzaine de plasticiens sélectionnés sur dossier par les Services Culturels de la Mairie y sont en résidence, hébergés par la Ville de Sète. Ils peuvent ainsi travailler dans de bonnes conditions. – Ils s’entendent bien ? – L’ambiance est excellente.     Je sais que Philippe est de tempérament optimiste, et je me méfie un peu des rassemblements d’artistes aux egos qui s’entrechoquent. – Voilà, maintenant tu connais le lieu de ton prochain rendez-vous.


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Antidépresseur. Centre névralgique. L’épée d’un espadon. Café au bar des halles. La directrice du musée Paul Valéry. Le Théâtre de la Mer est un endroit unique. Rudyard Kipling. Laissez-boi m’en aller! Fous be faides bal ! Une moustache, une pipe et une guitare. Seiche à la planche.   Matin.   Les Halles couvertes sont un parfait antidépresseur, on y prend des bouffées toniques de saveurs, de senteurs, de sons et de couleurs. Elles sont le centre névralgique, on s’y sent à l’abri, on y fait ses courses, on s’y retrouve, on y boit, on y mange. Quand leur pêche est autorisée, la chair rouge des thons est débitée en tranches. Parfois, l’épée d’un espadon pointe sur un étal. Des huîtres sont ouvertes et consommées sur place.   Je prends mon café au bar des Halles.   De la place où je suis, je remarque une belle vendeuse de fruits et de légumes. L’adjectif belle ne me suffit pas, j’ai envie d’y ajouter d’autres qualificatifs, seulement je ne sais pas encore lesquels. Pour l’instant, je me contente de la regarder, mais elle a quelque chose qui me fait dire que, demain, je reviendrai m’asseoir à la même table.


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Mon magazine m’avait pris rendez-vous, de Paris, avec la nouvelle directrice du musée Paul Valéry, Maïthé Vallès-Bled, dont j’avais fait la connaissance à Lodève. J’avais rendu compte d’expositions qu’elle y avait organisées.   Avec son tempérament décidé, cette femme volontaire aurait pu être mal acceptée par les Sétois, mais ça n’a pas l’air d’être du tout le cas. Elle est directe, elle met franchement les problèmes sur la table, et cela, une population rude de marins pêcheurs et de jouteurs est à même de le comprendre.   Elle n’a pas seulement beaucoup d’énergie, elle a également beaucoup d’humanité.   Maïthé Vallès-Bled aime les poètes, elle organise fin juillet un important festival de poésie qui a trouvé sa place et qui est un succès.   Il y a des villes qui sont un désert culturel, et d’autres le lieu de manifestations de n’importe quoi, pourvu que ça attire les touristes.   Sète semble être particulièrement douée pour monter des festivals qui présentent des pans vivants de la création : chanson, jazz, photographie, performance, poésie, et elle y réussit même tellement bien qu’ils finissent, durant l’été, par s’empiler les uns sur les autres. Mais tout le monde semble y trouver son compte. Il faut dire que le Théâtre de la Mer est un endroit unique qui démultiplie la magie des spectacles.   Nous faisons le point avec Maïthé Vallès-Bled sur ses activités, son actualité et ses projets.   Quand j’aborde la question des joutes noires, ses sourcils se lèvent en accents circonflexes. Quand j’y ajoute le nom de Pierre Soulages, elle les fronce et ça lui fait deux signes au-dessus des yeux, aigu à droite, grave à gauche. Quand je lui demande ce qu’elle en pense, ils s’abaissent et se durcissent en un trait horizontal, genre ligne Magino. Je n’insiste pas, je passe vite à autre chose.   Elle me prête néanmoins gentiment plusieurs livres sur l’histoire passée de Sète, les mythes et les légendes.   J’ai dans mon i-Pad, un texte que j’avais rédigé en sachant que j’allais venir à Sète puisqu’il concerne Paul Valéry. Le point de départ est une citation de Nathalie Sarraute qui, avant d’en arriver à Valéry, effectue un détour intellectuel saugrenu qui passe par... Rudyard Kipling.


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Kipling explique dans L’enfant d’éléphant, un conte tiré des Histoires comme ça, que, dans les temps reculés, les pachydermes n’étaient dotés que d’un simple nez normal, comme les autres animaux. Jusqu’à ce qu’un beau jour, un enfant d’éléphant, turbulent et curieux comme le sont les enfants d’éléphant, pose a son entourage la question : « Mais que mange donc le crocodile pour son dîner ? ». Comme personne parmi les éléphants adultes ne daigne lui répondre, il suit le perfide avis de l’oiseau Kolokoko qui lui conseille d’aller interroger le crocodile luimême sur la rive du fleuve.   Il s’approche du crocodile pour lui poser sa question et ce dernier se jette sur son nez et tire dessus de toutes ses forces.   L’enfant d’éléphant résiste comme il peut, criant : « Laissez-boi m’en aller! Fous be faides bal ! » Mais le crocodile ne veut rien entendre et le nez s’allonge, s’allonge.   Lorsque l’éléphanteau parvient à s’échapper, il est tout étonné de constater que son nez touche presque le sol. Il ne tardera d’ailleurs cependant pas à comprendre les avantages que lui donne l’usage de sa trompe.   C’est, de façon inattendue, en faisant référence au conte de Rudyard Kipling, que Nathalie Sarraute écrit en 1947 pour la revue Les Temps Modernes un texte sur la poésie de Paul Valéry intitulé Paul Valéry et l’enfant d’éléphant :   «Comme cet incorrigible enfant d’éléphant, j’avais beau savoir qu’il valait mieux me retenir, c’était plus fort que moi, il me fallait absolument, quoi qu’il dût m’en coûter, en avoir le cœur net, et je ne manquais jamais de demander en toute occasion : Mais est-ce donc bien vrai, êtes-vous vraiment bien certain, trouvez-vous vraiment, sincèrement, que Paul Valéry est un grand poète ?»   Dans le cœur des Sétois, il n’y a pas photo, le poète, le vrai, l’humble troubadour, celui qu’ils aiment, qu’ils écoutent et qu’ils chantent, il a une moustache, une pipe et une guitare. Ils l’appellent par son prénom, Georges, comme s’ils l’avaient personnellement connu.   Déférence gardée envers Paul Valéry   Moi l’humble troubadour sur lui je renchéris   Le bon maître me le pardonne


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Tu vois son portrait partout et l’agrandissement de la photo en noir et blanc où il est en compagnie de Jacques Brel et de Léo Ferré, prise par Jean-Pierre Leloir, lors de l’entretien historique du 6 janvier 1969 (pour publication dans le mensuel Rock & Folk de février 1969).

Pauvres rois Pharaons, pauvre Napoléon Pauvres grands disparus gisant au Panthéon Pauvres cendres de conséquence Vous envierez un peu l’éternel estivant Qui fait du pédalo sur la barque en rêvant Qui passe sa mort en vacances.

Tu peux me croire, je suis bien décidé à prendre la vie du bon côté.   La rédaction m’a envoyé à Sète pour une petite semaine de boulot, jusqu’à samedi soir. Je compte y rester le dimanche et même quelques jours supplémentaires, pris sur mon temps de congé.   Je ne suis pas pressé de rentrer à Paris. J’ai eu vingt-quatre heures pour enlever mes affaires. C’est le temps qu’elle m’a donné.   Pour bien marquer mon état d’esprit baladeur, après avoir quitté le musée Paul Valéry, je flâne en marchant le long de la Corniche. Je déjeune aux Quilles, sur la terrasse au soleil, d’une seiche à la planche accompagnée de spaghetti, de croûtons de pain grillés et d’un ramequin plein d’aïoli, avec un demi de rosé frais en carafe. J’échange quelques mots avec le patron qui m’explique que la seiche est une nageuse émérite et qu’elle atteint les cent-dix kilomètres à l’heure.   Je lui demande si le calmar est de la même famille. – Oui, le calmar est proche de la seiche, comme l’encornet, le chipiron... – Ce qu’on appelle les supions, qu’est-ce que c’est ? – Les petites seiches sont des supions, on les appelle aussi le piste, m’indique-t-il. – La piste ? – Non, le piste, au masculin.   L’addition : huit euros la seiche, quatre euros le demi de vin, un euro cinquante le café, ce qui nous fait un total de treize euro cinquante.


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C’est Sète, qui dit mieux ? Ma note de frais n’en croira pas ses chiffres. Elle n’a pas l’habitude. Je vais ensuite m’étaler, torse nu, sur le sable de la plage. J’irai tranquillement au collège Victor Hugo dans l’après-midi. Philippe Saulle m’a pris rendez-vous à quinze heures avec Maël Mignot. Je refais à pieds le chemin en sens inverse. Je passe devant le Théâtre de la Mer et devant la Criée.


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Les ateliers de l'ancien collège Victor Hugo. Des yeux délavés de ciel lointain. Ceux qui restent maîtres de leur temps. Maël a un physique avenant et sympathique. Renvoi d'ail. En position de demandeur. Dans un incendie. Boîte de médicament. La lance et le pavois sont maintenant blancs et noirs.   Deux portails, deux cours intérieures avec des platanes, des toilettes d’école publique, ce sont les ateliers de l'ancien Collège Victor Hugo.   En plein Sète, près du Théâtre Molière, près de tout, parce que dans cette ville, on est toujours près de tout et qu’en marchant vingt minutes on est partout, toujours, et qu’on croise les mêmes gens qui vont aux mêmes endroits en parlant des mêmes choses.   Aujourd’hui, ils ont des piercings, des tatouages, avant, ils avaient quoi ? Avant, ils se défonçaient à quoi ? Ils écoutaient quoi comme musique ?   Hier soir, après avoir quitté Philippe, je me retrouve dans un bar sur les quais, attiré par le son amplifié des guitares. J’écoute ces types de cinquante balais qui jouent du rock avec des dégaines underground. Ils restent des clowns punks, pathétiques, dignes et drôles. Ils sont à fond, un peu coincés, sur leurs instruments. Ils s’injectent la surprenante adrénaline du rêve dans le quotidien. J’écoute le chanteur, c’est souvent le problème, celui qui chante ne peut plus se cacher nulle part, mais lui, il ne s’en sort pas mal.


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Trop malade pour aller chez le docteur Trop crevé pour pouvoir dormir Trop raide pour emprunter du fric et trop affamé pour manger le moindre morceau

Bizarre chanson. C'est la seule qu'il chante en français. Je ne sais pas d'où il la sort.   Je parle un moment avec le batteur. Il plane, il vole. Un peu à l'étroit dans son corps, comme si on lui avait donné la taille en dessous. Il a un charme étrange, des yeux délavés de ciel lointain. Mais il est solide.   Des fois, le concert fait penser à un train fantôme, qui tangue de tous côtés. Le batteur est les rails, il remet les wagons d'aplomb. Quand, assis derrière ses fûts, il file droit, impossible que le train déraille.   Je sens à Sète une ambiance spéciale que je ne sentirais pas ailleurs, dans une autre ville, à Toulon par exemple, pour prendre également une ville du Sud.   À Toulon, j’y suis déjà allé cinq ou six fois pour couvrir des expositions et des événements artistiques, eh bien, je peux vous dire, je n’ai jamais rien senti, à part la présence légendaire du Stade Mayol et du rouge et noir du maillot. À Béziers non plus, à Menton encore moins, à Cannes pas du tout, à Draguignan, ce n’est même pas la peine d’y songer…   En tout cas, ce que je perçois nettement en pénétrant dans l’enceinte du collège Victor Hugo, c’est la présence du labeur qui se mélange à la décontraction et à la disponibilité, et cette durée-là, je l’aime bien. C’est la richesse de ceux qui restent maîtres de leur temps. C’est le luxe de ceux qui ne veulent pas d’autre patron que leur ferveur et leur désir. Pour moi, qui suis pris dans la course de vitesse du journalisme où les articles se bouclent à la dernière minute dans l’urgence et dans la précipitation, je savoure comme un bienfait l’odeur du travail appliqué qui va à son rythme.     La plupart des portes des ateliers des résidents sont ouvertes. Il fait beau. Dans la cour, à une table, avec un verre de bière, devant son atelier, un homme est assis qui fume la cigarette qu’il vient de rouler.


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Il n’est pas surpris de me voir. Je sais que Philippe Saulle l’a prévenu de ma visite.   Je me présente, il fait de même : – Maël Mignot.     Il a un physique avenant et sympathique.   Au moment où nous pénétrons dans l’atelier, j'ai un agréable renvoi d'ail. J'ai décidé une fois pour toute que mes renvois d'ail étaient agréables. C'est le genre de décision qui, non seulement, montre que je suis parvenu à un stade philosophique élevé de renoncement et d'acceptation, mais qui présente, surtout, le mérite de me faciliter la vie, du moins la mienne.   Maël Mignot n’a pas une grande quantité de choses à me montrer, par contre nous discutons longuement, et c’est passionnant. Il ne me faut pas longtemps pour comprendre qu’il est un philosophe du moment présent, un hédoniste qui aime la chaleur de la vie.   Il parle volontiers, mais il sait aussi écouter.   C’est dire qu’il n’a rien du dominant qui se sert des mots pour mettre l’autre à sa merci et occuper le territoire. Il y a des gens, derrière leur bureau, le cul calé dans leur fauteuil de cuir english vert bouteille (je te donne un exemple au hasard), ils te placent en position de demandeur, tu es obligé de leur couper la parole pour leur dire ce que tu veux leur dire, et des fois tu y renonces.   Maël est quelqu’un d’attentif aux autres, peut-être même trop, il lui manque la dose d’égoïsme nécessaire à la construction d’une œuvre.   Il est avant tout un artiste du crayon et du papier, proche de la réalité. – Je suis un dessinateur. J’ai toujours dessiné. Le dessin pour moi est la base de tout. Je pars des choses, je me concentre sur le sujet, je zappe le fond. – Vous déformez, vous allez vers l'abstrait ? – Non, pas du tout. Je viens du figuratif et je tiens au figuratif. Il étale sur la table des œuvres de petit format dans lesquelles il intervient directement sur des photographies en noir et blanc.   Une jolie jeune femme dénudée s'avance sur le sable de la plage en prenant la pose en exécutant de gracieux pas de danse pour l'objectif. Sur ce typique cliché de charme, Maël Mignot dessine et peint sa propre


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image, silhouette blanche, affublée de lunettes, un peu caricaturale et rondouillarde. Il ne se fait pas de cadeau. Il se rajoute en danseur drôle, qui donne tout ce qu'il peut pour la parade de séduction. C'est attendrissant, humain, comme la vie quand elle ne se prend pas au sérieux.   Il me montre aussi une série de dessins d’humour, des peintures figuratives, deux ou trois très beaux nus, qui nous amènent à parler de celles qui occupent le plus clair (et le plus sombre) de nos pensées.   Tous ses tableaux ont été détruits dans un incendie, m’explique-t-il.   Il évoque la mort récente de son père.   Il est pudique, touchant.   Un mot entouré sur l’emballage en carton d’une boîte de médicament sollicite mon attention. Dans la phrase soulage la douleur, le mot soulage est entouré d’un trait de stylo bleu. Je souris, décidément le jeu de piste continue et se précise. On me renvoie à Soulages, directement à la case départ.   Juste à côté, un petit jouteur se dresse, une de ces figurines en matière plastique qu’on trouve dans les boutiques sur les quais et dans les rues piétonnes. En le détaillant, je constate que la couleur de son pavois qu’il tient devant la poitrine a été modifiée. Je le prends entre mes doigts et l’approche de mes yeux, il en va de même pour sa lance. La lance et le pavois sont maintenant blancs et noirs alors que d’infimes traces encore visibles sous le noir indiquent qu’ils étaient auparavant blancs et rouges.   Clin d’œil à Soulages ? La présence du noir, un peu trop facile, quand même.   Et si ça allait plus loin ! Et si on voulait m’en dire plus !   Ma curiosité de journaliste est éveillée. Les joutes noires, ça existe ?   Il faut que je cherche du côté noir des joutes. Les joutes de nuit ? Les jouteurs avec des vêtements, des équipements, du matériel de couleur noire ? Des barques noires ?   Il doit bien y avoir quelque chose à dénicher.   Je pense à mon article. Tout ce qui est sombre, obscur, maléfique, magie, pratiques occultes, revenants, pirates des caraïbes… ça marche à tous les coups… les lecteurs adorent ça... et ma rédaction aussi.   Ça peut prendre des allures de vrai scoop ! Surtout si j’arrive à y mêler


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Maël Mignot, Sans titre, peinture acrylique et encre de chine sur photo, 29,7 x 22,5 cm, 2008


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le nom du grand Soulages, la gloire nationale, admiré par tous les bien pensants qui n’y comprennent rien mais qui répètent comme des perroquets qu’il y a de la lumière dans la peinture noire du maître de l’abstrait !   Lorsque je montre la boîte de médicament à Maël Mignot, il me dit qu’elle n’est pas à lui. Il ignore qui l’a déposée là. Avec le jouteur, même réponse, il n’est pas au courant, peut-être le gosse d’une copine qui est passée dans l’atelier il y a deux jours. Le fait que le pavois soit repeint en noir ? Lui, qui d’ordinaire manifeste tant d’intérêt pour les choses et pour les gens, le voilà maintenant franchement indifférent.   Il s’en fout. Viens, on va boire une bière.   Il est encore trop tôt pour traîner dans les bars. Je retrouverai Maël en fin de journée.   Je passe par l’hôtel feuilleter les livres prêtés par Maïthé Vallès-Bled. Je cherche à dénicher des choses intéressantes sur le rapport entre les joutes et la couleur noire.   Je fais un point rapide sur les jours qui vont suivre.   Je vais la jouer cool et rédiger mon reportage sans m’affoler, un premier chapitre choc sur les joutes noires et Pierre Soulages avec le big point d’interrogation qui s’impose, suivi d’un panorama général des activités culturelles de la ville de Sète, agrémenté de ces anecdotes croustillantes et de ces effets de style plaisants dont j’ai le secret, et hop, c’est bouclé !   Je suis un habilleur d’infos. Ma touche personnelle consiste à mettre des couleurs, quelques traits d’esprit et quelques formules bien tournées.    Je le fais bien, j’ai un certain talent pour jouer avec les mots. Je suis aussi un comédien. Je ne le fais pas trop mal non plus. Je sais avoir l’air concerné, intéressé, passionné, complice, enjoué. Tu es déjà au courant, je n’ai qu’à piocher dans mon registre d’expressions.   Samedi soir, terminé, c’est dans la boîte.   Après, je te le dis sans ambages, (les ambages, tu en as, toi ? Je ne sais même pas où ça s’achète) à moi la belle vie, la plage, le soleil, au printemps, pendant qu’à Paris, on se les gèle.   Dommage qu’elle ne soit pas avec moi !   Dommage que je ne sois pas avec elle !


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Des ponts se lèvent. La musique est bonne. Le bonheur est une décision. Prestidigitation. Une voiture s'arrête en double file. Alors, c'est une connerie l'amour ? Comme un chat sur ses genoux qu'on caresse. Je ne pleure qu'au cinéma. Deux grains de beauté noirs sur la tempe.   La circulation à Sète est assez fluide, les bouchons ne durent généralement jamais longtemps. Cependant, deux fois par jour, le matin et l’après-midi, des ponts se lèvent pour laisser passer les bateaux qui sont trop hauts, les voiliers avec leurs mâts. Le trafic est interrompu le temps qu’il faut, un quart d’heure s’il y a peu de bateaux, une demi-heure s’ils sont plus nombreux.   Les automobilistes coupent le contact et attendent calmement. Ils aiment leurs canaux. Ils aiment la mer. Ils aiment l’étang de Thau. Ils comprennent très bien qu’il faut pouvoir circuler de la mer à l’étang. L’eau fait partie de leur vie.   Je suis assis sur la terrasse en compagnie de Maël. La musique est bonne. Sur le mur, à l'intérieur, sont exposées des pochettes de disques trente-trois tours, blues, chanson, pop, reggae. Chaque semaine, un amateur vient ainsi proposer un ensemble d'une soixantaine de pochettes de sa collection.


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Plusieurs individus se joindront à nous, se mêlant à la conversation, sans que celle-ci perde de son charme très particulier, lié, je crois, directement à la personnalité de Maël, à sa disponibilité d'esprit et à son humanité, mais, lié peut-être aussi au moment que je traverse dans ma vie. – J'aime bien le verbe faire, dans des expressions comme faire la vérité, faire la vie... – Faire l'amour ? – Oui, bien sûr, également. - Les mots faire l’amour ont une séduction à eux, très forte et très précise. Le verbe faire, accolé au mot amour, lui donne soudain un côté objectif et positif. L’amour devient alors par la force du mot faire une action matérielle, une construction que l’on fait, que l’on édifie. – Et, à la fin, tu te retrouves avec un mur de pierres. – Le bonheur est une décision. – Qu'est-ce que tu as dit ? Le bonheur est une dérision ? – Décision.   (En résumant une durée d'échanges variés, ponctuée de blagues et d'anecdotes, en une succession de propos dont je me souviens, j'ai bien conscience de tailler dans le vif. D'autant plus qu'autour des paroles, il y a les intonations, il y a les gestes, il y a les rires. Les conversations de bistrot, quand ça roule et que ça va vite, ce n'est pas du langage, c'est de la prestidigitation. Un sous-entendu t'échappe et tu perds les pédales.) – Mais il faut aussi laisser aller, laisser tomber... – Laisser filer... – Laisser pisser...   - Moi qui ai toujours peur de ne pas être à la hauteur, je me sens obligé de croire sans cesse à la nécessité de faire mes preuves. – C'est pas bon ça ! – Non, non, non, c'est pas bon ça ! – Tu croyais qu'il fallait être dans les premiers en gymnastique pour s'emparer d'une femme ?   En fin d'après-midi, les rayons du soleil tapent sur la terrasse. C'est agréable. D'un côté, on se démolit avec l'alcool, de l'autre, on se fait le plein de vitamine D. Ça met les plateaux de la balance à égalité. Que


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demande le peuple ? Un juste équilibre.   Une voiture s'arrête en double file, avec sur la banquette avant, un homme et une femme. Ils font des signes en rigolant, désignant nos verres de bière. Le patron, grand seigneur, leur amène deux pressions qu'il leur passe par la fenêtre de la portière, sans les faire payer.   Ils redémarrent. – Alors, c'est une connerie l'amour ? C'est ça ? Ça ne marche jamais ? – Si, ça marche. Mais, il faut... Je ne sais pas, moi... Il faut se battre... – Se battre comment ? – Un petit peu, tous les jours... Il faut faire attention... – Vous vous prenez trop la tête avec l'amour et tout ça. Le sexe, c'est quelque chose de simple. « Faites-le ! On n’a qu’une vie ! Ne vous posez pas trop de questions. Allez-y ! Éclatez-vous ! ».   C'est moi qui vient de dire ça, je n'en crois pas mes oreilles. Avec ce que je suis en train de vivre ces derniers jours, il faut être gonflé pour proférer ce genre de trucs, tu ne trouves pas ? – Si seulement les choses pouvaient être aussi évidentes ! – Le problème, dans la vie, c'est que ça ne se passe pas comme ça. – Ce n'est pas une raison pour être coincé du cul, ajouté-je.   Pourquoi ai-je tant de bonnes idées pour les autres et si peu pour moi-même ?   Le couple revient à pieds sur le trottoir, leurs demi pressions à la main. Ce sont des habitués. Ils cherchaient simplement une place pour se garer. – Chez moi, on se touche et on s'embrasse comme on respire. Je ne comprends pas les hommes qui s'économisent, qui réfrènent leurs élans, dit-elle. – On s'arrange, on s'accommode. C'est la vie. La vie de presque tout le monde. On a sa petite lâcheté comme un chat sur ses genoux qu'on caresse, on s'y attache, on l'aime bien sa petite lâcheté. – Hou la la ! – Tu es trop lucide. Bois un coup. – Plus je bois, plus je suis lucide.


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– Purée ! C'est troop duuur !   – Des fois, j'aimerais pleurer, mais je n'y arrive pas. Je ne pleure qu'au cinéma ou en regardant les infos à la télé. Dans la vraie vie, je n'y arrive pas. – Une seule fois, dans mon existence, j'ai vu les yeux de mon père s'embuer. Il a quitté la pièce parce que les hommes ne doivent pas pleurer en public, même s’il est humain de pleurer comme dit Schwarzenegger dans Terminator II. – J'ai du mal à gérer mes émotions, avoue-t-elle. – Qui te parle de gérer ? Qui te parle de gestion ? – Il faut bien parvenir à gérer le stress, quand même, proteste-t-elle.   Haussement d’épaules. – Tu veux gérer quoi ? Tu veux gérer ta vie ? C'est ça que tu veux ? Alors, c'est pas compliqué, tu t'installes devant ton poste de télé, et tu ne bouges plus, tu écoutes les spécialistes, les experts de la psychologie, de la sociologie, tous ces pros de la communication, qui, à longueur d'émissions, te commentent et te dissèquent le pourquoi du comment et le comment du pourquoi.   Putain ! je m'exclame en moi-même. Dire que je côtoie sans arrêt ces gens-là ! Pendant un instant, j’avais presque oublié.   Et puis, à la fin, cette jeune femme, avec ses deux grains de beauté noirs sur la tempe, déclare : – J’aime le sexe mais le sexe me le rend mal.   Je ne peux pas m'empêcher de sourire à celle qui vient de prononcer cette dernière phrase, parce qu'elle est belle comme un cœur et qu'on n'a qu'une envie, la prendre dans ses bras et se bercer dans sa chaleur, pourtant, dans ses yeux, je perçois un réel désarroi.   Avant, je n'en aurais rien eu à foutre, c'est leur problème, les femmes, elles ont été élevées comme ça, et pour ça. Mais, maintenant, depuis peu de temps, le choc de la rupture a débloqué mon système de défense.  Je les ai fait défiler dans ma vie, m’arrangeant chaque fois pour m’échapper de leur lit, évitant l’engagement, la fidélité, au nom de ma liberté. Cette fuite programmée signifiait : « Je ne veux pas souffrir ».   Ce n’est pas aux femmes que je ne suis pas fidèle, c’est à moi-même.


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Je ne suis qu’un patchwork de bouts de couleurs cousus par mes différentes rencontres.   Des fois, quand tu ne te rends pas compte qu'on te regarde, tu te laisses aller, tu ne fais plus la police avec les expressions de ton visage.   Ma bouche a dû un peu s'affaisser en arc de cercle comme celle des enfants tristes. – Ça ne va pas ? s'enquiert gentiment la jeune femme aux grains de beauté sur la tempe. – Si, si, ça va... c'est juste que... - Tout à l'heure, j'ai dit que je ne comprenais pas les hommes qui réfrènent leurs élans, mais c'est pas vrai, parfois, je les comprends.   À un moment, Maël raconte une histoire de poulpe sur la plage, si j'oublie, fais-moi penser à te la raconter dans un prochain chapitre.


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La cérémonie des baisers. Une ambiance colorée de music-hall. Elisa Fantozzi reste totalement immobile. Cécilia Makhloufi. Sabine Réthoré refait le monde. Tout le monde, dans le milieu artistique, connaît Claudie Dadu. Une façon d'alléger le poids des choses. Une photo d’Amy Winehouse. Un homard vivant au bout d'un ruban bleu.   Le matin.     Allongé sur le dos, dans ma chambre d’hôtel.   J’aimerais qu’un chat entre dans la pièce, s’approche de moi et saute doucement sur le lit. Je ne bougerais pas, je ne ferais aucun geste pour l’attirer, je le laisserais décider de la conduite qu’il va adopter. Je prononcerais seulement quelques mots pour qu’il connaisse le timbre de ma voix. Après un moment d’inspection, il se blottirait contre ma poitrine, enfouissant le bout de son museau dans l’odeur de mon aisselle. Je lui caresserais doucement le dos.   Toucher un chat, cette sensation, ça me manque.   À Sète, il y a un rituel tactile sympathique mais un peu agaçant. C’est la cérémonie des baisers. Hommes et femmes, femmes entre elles, hommes entre eux, tchac, tchac, tchac, trois baisers sur les joues. Autant dire que ça n’arrête pas. Tous les jours, à chaque première fois que les mêmes se rencontrent. Dès que tu connais quelqu’un et qu'il a un peu sympathisé avec toi, tu as beau tenter de lui serrer la main, rien n’y fait, il te chope et, à trois reprises, bouche et joue fusionnent. Si tu arrives


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dans un endroit où sont réunies six personnes que tu n’as pas encore embrassées, tu n’y coupes pas, au total dix-huit baisers. Et même, des fois, quelqu’un que tu as déjà embrassé, tu y vas de nouveau pour faire bon compte, tchac, tchac, tchac. Sept personnes : vingt et un baisers, et cætera…   Aujourd’hui est la journée des femmes : je vais voir les ateliers d’Elisa Fantozzi, le matin, de Cécilia Makhloufi et de Claudie Dadu, l’aprèsmidi.   Elisa Fantozzi, dite Lili.   Il y a une ambiance colorée de music-hall, de fête foraine dans son atelier.   Elle est allongée au fond, devant moi, dans la pénombre, sur un canapé rouge.   Elle dort.   Un chat est étendu près d'elle.   J’hésite à la déranger. Mais, j’ai envie de visiter l’endroit. Poussé par la curiosité, je m’avance de quelques pas, en tachant de faire le moins de bruit possible.   Le chat tourne paresseusement la tête et suit ma progression. Il est rayé gris, avec d'immenses yeux verts. On dirait deux tout petits étangs.   Des ballons de baudruche, gonflés, aux teintes vives, se dressent et flottent en l’air. J’en touche prudemment un, m’attendant à le voir bouger. Non seulement, il reste immobile mais je suis surpris de constater qu’il est dur. En l’effleurant du bout de l’ongle, je comprends que mon œil a été trompé : ces ballons sont des sculptures. Elles sont apparemment en résine, brillantes, laquées et le fil qui semble les retenir au sol est une tige métallique qui les tient à la verticale.   Comme ses ballons, dans la lumière tamisée, Elisa Fantozzi reste totalement immobile.   Sa beauté saute aux yeux, mais elle saute aussi à l’esprit. C’est une beauté d’artiste, peu commune, spéciale, en accord avec son œuvre dans laquelle il est souvent question d’autoportrait, de séduction et d’apparence.   Cependant, derrière la séduction des apparences, il y a quelque chose de fort et de violent qui ne peut se contenter de plaire, de se mouler dans le désir des autres.


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Elisa Fantozzi, Envie d’être en vie, sculpture en résine polyester, échelle 1, 2008


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Beaucoup de gens sur la planète veulent et peuvent ressembler à monsieur et madame tout le monde. Mais, même si elle le voulait, une artiste telle qu’Elisa ne le pourrait pas. Elle est capable de choquer, de façon innocente et candide, sans stratégie, elle a ce courage.   Ma venue ne l’a pas réveillée.   Je lui dis bonjour, elle ne répond pas. Je répète mon bonjour d’une voix plus assurée, toujours aucun écho. Elle me répond enfin et me salue, mais sa voix vient de derrière moi.   Elle se tient debout dans l’encadrement de la porte. – Bonjour, me dit-elle. J’allais me faire du café, à moins que vous ne préfériez du thé ?   Je parviens à articuler un bonjour mal assuré. Le café sera le bienvenu.   Je suis sonné, j’ai du mal à m’en remettre.   Ma tasse à la main, je lui pose les questions qui me brûlent les lèvres : – Je sais que vous travaillez sur le thème de l’autoportrait. J’étais en train de me dire que vous ressembliez à votre œuvre, mais, là, je suis bluffé… – C’est mon œuvre qui me ressemble. – Êtes-vous magicienne ? – Peut-être un peu sorcière… me répond-elle avec un sourire. – Comment avez-vous pu vous y prendre pour créer une illusion aussi parfaite ?   À mon grand étonnement, elle reste dans le vague comme si elle ne saisissait pas à quoi je fais allusion. Ses yeux fuient les miens pour effleurer les sculptures qui se dressent dans l’atelier.   Elle s’approche des ballons et détourne la conversation sur eux : – Au début, je les peignais moi-même, c’était la galère. Vous m’auriez vue, je ressemblais à une cosmonaute. Il ne faut pas qu’il y ait le moindre défaut, leur rendu doit être parfait. Maintenant, je les fais laquer au pistolet dans une carrosserie.   OK, d’accord, madame, j’enchaîne sur les ballons. – Vous les poncez vous-même ? – Oui, me répond-elle. Ça fait de la poussière. Je porte un masque. J’ai toujours mon aspirateur à portée de main, prêt à fonctionner. Je fais un


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boulot crado, mais je suis hypermaniaque. Tous les soirs, mon atelier est nickel, pour moi, pour les chats, pour les autres. – Vous êtes du côté du corps, de l’effort. – L’aspect dur du travail me convient. J’ai besoin de quelque chose de physique. – Vous êtes également du côté du rêve. – Si j’avais pu avoir le don d’ubiquité, j’aurais été avec les êtres aimés au même moment. Je pense que j’ai plusieurs vies, d’ailleurs. Je sens qu’il y a plusieurs réalités que l’on peut travailler. – Vos statues ne bougent pas. – Ô temps suspends ton vol! Mes statues sont immobiles, dans des situations de rêve, dans des postures d’apesanteur, mais, moi, je suis du côté du mouvement, de la vie. J’aimerais pouvoir faire des mises en scène de mon travail, des spectacles, animer mes sculptures dans l’espace, avec des performeurs, des chorégraphes, des danseurs, des musiciens... – Le spectacle vivant... – Rien qu’au collège Victor Hugo, il y a des choses à inventer dans la cour, afin qu’elle soit belle. Je voudrais inviter des musiciens. À nous, de faire des choses. Avant, c’était une cour de récréation. – Vous aimeriez en faire une cour de création. – Exactement. J’ai même eu la drôle d’idée de faire un poulailler, avec des poules, pour avoir des œufs, et d’en faire aussi un lieu d’exposition, avec les résidents qui mettent leurs œuvres sur les grillages, sur la paille, avec les poules. – Les œufs et les œuvres. – Vous savez qu’il y a des œufs déformés qui ne sont jamais mis en vente, qu’on ne montre pas et qu’on supprime.   La conversation se poursuit de la sorte, rebondissante, fantaisiste, à l’image d’Elisa Fantozzi.   J’en suis à mon troisième café.   J’ai envie de poser mes doigts sur le corps de sa statue qui dort sur le côté, la tête sur son bras replié. Elle est magnifique, superbe, polie, douce, brillante.   Je n’ose pas. Son visage aux yeux clos est calme et serein. Je l’imagine en pleine


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nature, sur un tapis d’herbe et de feuilles, avec le soleil qui dessine des ombres courbes. Elle est la jeune de l’étape. Et de sa primeur, elle a la vigueur foisonnante, un peu inconsciente. Elle dessine ceux qu’elle rencontre, elle peint leur visage et leur corps dans des orages de couleurs, à coups de pinceaux, mouvementés et lâchés. – Je compose une peinture émotionnelle, dans l’instant créatif partagé avec mon modèle, m’explique-t-elle. Je suis touchée par les histoires des hommes et des femmes que je peins.   Partout, dans son atelier, des silhouettes, des nus, des portraits, sur toile, sur papier, à l’acrylique, à l’encre et au pastel. – Vous êtes une énergie vive qui va de l’avant, fragile, naïve et forte à la fois. – Quand je peins, une danse légère rythme mes mouvements. Je ne cherche pas à remplir l’espace, mais un moment juste. – C’est aussi un voyage dans l’esprit. – C’est une démarche spirituelle intuitive.   Elle s’arrête un instant comme si elle suivait des chemins intérieurs. – Je suis de passage. Au fond, continue-t-elle, je vis en nomade, une clé 3g dans mon sac à main tâché de peinture. Mes lieux de vie changent, riches d’expériences, de rencontres clés, de déconditionnements, de projections, d’adaptations, et dans chacun, j’installe mon atelier.   - Mais, là, lui fais-je remarquer, vous avez l’occasion de vous poser un moment. Vous avez ce lieu fixe à votre disposition. Je me demande s’il vous convient bien ?   Elle a cette réponse de jeune fille idéaliste, sérieuse et appliquée : – Le collège Victor Hugo m’officialise et conforte ma conviction que la peinture est ma vie et mon destin.   Nous sommes en train de regarder ses croquis posés sur la table lorsque je vois derrière elle, sur le mur, s’inscrire des textes que je lis tout en continuant à lui parler. Il s’agit de toute évidence d’une projection vidéo faite de manière discrète puisque Cécilia, penchée sur ses dessins, ne s’en rend pas compte.   Les informations défilent à son insu, l’une après l’autre, comme des dépêches d’agence :


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Cécilia Makhloufi, M.CB 17 instants cailloux, huile sur papier, 100 x 160 cm, 2012


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Les faits se sont déroulés jeudi à Montpellier, dans l’Hérault. Une adolescente, âgée de seize ans, se trouvait dans la rue lorsqu’elle a été poignardée d’une douzaine de coups de couteau. La victime a été transportée dans un état critique à l’hôpital, où elle se trouve, actuellement, dans le coma. Son agresseur, qui serait un ancien petit ami, a été interpellé et placé en garde à vue.   Dans une maternelle, trois gosses de quatre ans en ont tabassé à mort une plus petite de trois ans pour une sombre histoire de fraises Tagada et de bonbons Haribo en forme de crocodiles.   La prolifération des monstres nouveaux-nés, signalée par les maternités des services hospitaliers, serait due aux contaminations radioactives causées par les incendies et les raz-de-marée catastrophiques qui ravagent la région.   Depuis que les fourmis savent faire le mortier et le béton, elles ne s’arrêtent plus de construire. Elles bâtissent dans le sol des murs, des pistes cimentées, d’immenses complexes de buildings sous-terrains.   Dans mille ans, à ce rythme-là, elles auront occupé tout l’intérieur de la surface de la terre.   La saison du Mercato d’artistes vient de se clore par le transfert de Daniel Buren, courtisé par les Émirats Arabes, et finalement vendu à la Chine pour une somme conséquente.   Une bonne affaire pour la France !   Christian Boltanski, malgré les propositions alléchantes d’Israël, choisit finalement de rester à Paris.   C’est également une bonne nouvelle.   Mais la dragée est plus difficile à avaler en ce qui concerne la réorganisation profonde de l’art contemporain qui prévoit dans l’immédiat 400 suppressions de postes de créateurs et dont les conséquences vont inéluctablement se déployer sur toutes les filiales du secteur artistique.   Le plan de restructuration est pour Gérard Fromanger «inacceptable en l’état».   «Sans l’art contemporain, je suis foutu. Je ne sais rien faire d’autre», confie Philippe Ramette. «Mes pièces, ce n’est même pas moi qui les fais».   À la fin de ces textes, un déluge tonitruant submerge d’une seul coup toute la pièce. Des flashes d’images abstraites, stridentes, aiguës, spasmodiques, inondent le mur et m’agressent. Si je pouvais au moins en baisser le son ! Je suis du regard le faisceau lumineux et je devine


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la présence du projecteur, accroché discrètement au plafond, dissimulé par des plaques de carton blanc. L’atelier est une ancienne salle de classe. Le plafond est haut, impossible à atteindre, même en montant sur une chaise.   Je ne sais pas quoi penser. Mes visites dans les ateliers de l’ancien collège Victor Hugo me font vivre des situations bizarres, frappées d’étrangeté. Et ce qui m’étonne encore plus, c’est la réaction de Cécilia Makhloufi qui se bouche les oreilles et qui a l’air d’être aussi déstabilisée que moi. Elle ne comprend manifestement pas d’où vient cette inflation de visions et de sons qui nous noient les organes.   Yeux et tympans concassés, nous n’avons tous deux qu’une idée : foutre le camp d’ici, évacuer les lieux.   Cécilia Makhloufi sort précipitamment la première. Je la suis, je ferme la porte derrière elle et quand je me retourne, elle a disparu.   Son effacement ne m’étonne finalement pas tant que ça. La présence de Cécilia est clignotante, elle a tendance à disparaître.   Les noms de deux anciennes résidentes qui n’ont plus d’atelier au collège me viennent à l’esprit : Thérèse Walkowiak et Sabine Réthoré.   L’œuvre de Thérèse Walkowiak n’est pas ma tasse de café, je suis par contre depuis longtemps intéressé par la démarche de Sabine Réthoré. C’est une artiste cartographe. Elle construit des mappemondes terrestres géantes, des cartes d’art géographique, précises et fantaisistes. Elle conteste une vision monolithique de la terre pour en décliner ses propres versions modifiées. Sabine Réthoré refait le monde. J’apprécie ses façons de jouer avec la représentation des continents, des îles, des mers, des océans. 
   Je prends un moment de récupération, seul, dans la cour, à marcher doucement sous les platanes, en attendant d’aller à mon prochain rendez-vous.   Le chat rayé gris d’Elisa Fantozzi me regarde. Chaque fois qu’un chat me regarde, je me sens mieux. Quand ce sont les yeux d’un bon chien, j’ai l’âme qui remue et s’embue.   Tout le monde, dans le milieu artistique, connaît Claudie Dadu, elle est la femme à barbe.


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Claudie Dadu, Fil long, poil lent, cheveux sous verre, 49 x 49 cm, 2011


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Elle se promène dans les vernissages avec une barbe noire fournie et provocante, constituée par sa longue chevelure qu’elle a ramenée sur son menton.   Elle fait des dessins d’un seul trait. Ce sont des œuvres fines et subtiles, réalisées à l’aide de ses cheveux sur le papier blanc. Souvent des portraits, parfois des gros plans de positions érotiques. – Le cheveu est-il, pour vous, un élément graphique, comme un coup de crayon ? – Oui, il devient la ligne. C’est un trait de dessin tout prêt. Le cheveu n’est ni coupé ni arraché, il est récolté tous les jours. Il est installé, c’est le jeu. Il n’est plus le sale cheveu dans le lavabo, mort et répugnant. Répulsion, séduction. Il est sublimé. C’est un facteur d’émotion, d’étonnement, de grâce. – Il retrouve la vie... – Qui ne tient qu’à un fil, enchaîne-t-elle du tac au tac. À quoi ça tient, la vie ? À un cheveu.   Je souris. – Fil long, poil lent, ajoute-t-elle avec gouaille.   J’entends filon poilant. J’ai un peu de mal à suivre mais je suis sous le charme. Elle a le sens de la raillerie subversive des mots. Son humour est piquant.   La démarche artistique de Claudie Dadu pose aussi, à sa façon discrète et sans ostentation, la question de la difficulté de la place de la femme.   De loin, les cadres semblent vides et, lorsqu’on s’en rapproche, dans un espace plus intime, les traits des cheveux apparaissent. Les contours, d’abord invisibles, se distinguent, élégants, nets et précis, sous le verre. Ils ont l’air d’être en suspension. Comment tiennent-ils ?   Je regarde les dessins encadrés de sa série érotique qu’elle a étalés sur des tables. Les détails organiques signifiés par la mince épaisseur du cheveu perdent leur charge obscène pour devenir pudiques et aériens.   C’est, me semble-t-il, une habile façon d’alléger le poids des choses.   Un article de journal est épinglé sur le mur.   Mon regard est attiré par une photo d’Amy Winehouse. Elle n’a pas cette allure traquée, fracassée qui a fait sa célébrité sulfureuse, elle n’est pas la star mythique fauchée à l’âge de vingt-sept ans. Le cliché a été


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bien choisi pour lui rendre hommage. Son visage est simplement celui d’une grande chanteuse, belle, rayonnant et ardente.   Au-dessus de la photo, le titre en grosses lettres noires : une étoile est morte.   Rajoutés au stylo bleu : ma seule   « Ma seule étoile est morte ».   Ces mots sont extraits d’El desdichado, qu’on peut traduire de l’espagnol Le malheureux, poème de Gérard de Nerval, le poète errant, poursuivi par des crises de folie et d’hallucinations, plusieurs fois interné, moi fragmenté, éclaté.   Surréaliste avant la lettre, Nerval parlait de l’épanchement du songe dans la vie réelle.   Un jour dans le jardin du Palais-Royal, on le vit traînant un homard vivant au bout d’un ruban bleu.   L’histoire circula dans Paris et comme ses amis s’étonnaient, il répondit :   En quoi un homard est-il plus ridicule qu’un chien, qu’un chat, qu’une gazelle, qu’un lion ou toute autre bête dont on se fait suivre ?   J’ai le goût des homards, qui sont tranquilles, sérieux, savent les secrets de la mer, n’aboient pas...   Comme Maël, comme Elisa, Claudie botte en touche, je commence à en avoir l’habitude, pas vu, pas pris, elle ignore qui a mis la photo sur son mur.   Je me souviens, au cours de la cérémonie funèbre, lors de l’enterrement d’une vieille dame amie, le jeune prêtre a dit la messe et prononcé un bref discours, d’une étrange tristesse : « Dieu est très loin », a-t-il dit. « Même pour ceux d’entre vous dont la foi est le plus solide, il y a des jours où Dieu est si loin qu’il semble absent. On pourrait même le dire négligent. Mais il nous a envoyé son fils. »   Ce serait quand même mieux que Dieu existe, au moins on pourrait se plaindre.


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Je comprends bien la chaleur, elle réunit. Je m’enfonce dans la nuit. Un clou dans la fesse droite. Les naufrageurs. Rencontre avec Karl Gietl. Flibustiers, boucaniers. Il faut brûler pour briller. Dans le groove. Et dans les pas de papa. Perchée sur ses hauts talons. Comme une ombre sur son visage. Ce sont les failles de l’enfance.   J’ai décidé de dîner seul tous les soirs au restaurant.   Cela me permet de faire le point.   Je prends des notes sur mon i-Pad.   Sète est une affaire qui marche. J'en connais qui quittent l'autoroute uniquement pour venir y manger, tielle, macaronade, sardine, calamar, bourride de lotte, dorade au four, encornet farci.   Flânant, comme un touriste, devant les restaurants, je longe le quai. À travers les baies vitrées, je vois des bouches se tordre dans des silences d'aquarium. J'en choisis un au hasard, où il n'y a pas de familles avec des enfants. Je me cantonne prudemment aux moules marinières avec des frites. D'accord, ça fait plus lillois que méditerranéen, mais je suis en terrain inconnu, je joue la sécurité.


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Sur le comptoir, danseuses de flamenco en coquillage, bateau à l'intérieur d'une bouteille. Au mur, crustacés en céramique brillante, mouettes en plastique et, bien sûr, un portrait de Georges, peint à l'huile, romantique, les cheveux dans le vent.   Les moules étaient finalement correctes, échalote, persil, ail, et les frites dorées.   Je comprends bien la chaleur, elle réunit.   La chaleur circule aisément le long des canaux, parmi les façades des maisons, les passants, le passé même. Paysage unique où rêve et réalité prennent la même consistance.   Euripide dit que les arbres et les pierres sont les témoins du temps qui passe.   Mais, dans l’Île Singulière, le sable, le vent et la mer sont aussi les témoins de l’espace qui passe.   Entouré d’eau, l’espace perd ses limites et rejoint la durée, se mélangeant d’époque ancienne.   Je sors. Je vais bousculer l’air moite des rues.   Je m’enfonce dans la nuit.   Comme écrivait Pierre Dac dans L’Os à Moelle : « Qu’on le veuille ou non et à toutes choses égales, il vaut mieux s’enfoncer dans la nuit qu’un clou dans la fesse droite ».   Dans l'atmosphère obscure à la Pierre Mac Orlan, je distingue, au bout du quai des brumes, la lumière rougeâtre du bistrot vers lequel je me dirige. Il me semble que les néons de son enseigne bougent au rythme de mes pas sur le trottoir.   L’expression "faire tanguer l’âne" me vient spontanément à l'esprit. Elle évoque l’action des naufrageurs consistant à promener sur le rivage un âne portant autour du cou un fanal allumé. Vu du large, cette clarté ressemblait alors à une balise maritime ballottée par les vagues. Elle attirait les bateaux vers la côte. De la même façon, les naufrageurs liaient des torches aux cornes de taureaux boiteux pour que leur balancement rappelle ces mêmes feux destinés à guider les bateaux vers les ports. Ils illuminaient les églises et


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les chapelles des falaises pour y attirer les vaisseaux… Est-ce que des gens de la mer étaient capables de faire ce genre de choses ? Je ne le crois pas vraiment. Ce qui me paraît sûr, c'est que leur pauvreté les amenait à prier pour que des naufrages aient lieu, comme si ces catastrophes pouvaient être des bénédictions divines.   Rencontre avec Karl Gietl.   J’en avais entendu parler, je ne le connaissais pas encore, mais je ne pouvais pas le rater, celui-là. Maigre, dur, avec une gueule de star et des lunettes noires. À une certaine heure de la nuit, on ne rencontre que les flibustiers, les boucaniers, les pirates qui se battent avec l’alcool pour savoir qui tombera le premier.   Karl Gietl est un artiste, doué d’une forte personnalité, qui est venu d’Afrique du Sud pour s’installer à Sète. Il peint les gens, les rues, les joutes, les plages, les bars… Il dérange. Sa peinture est violente. Les Sétois n'ont pas encore eu le temps de s'y habituer. Dommage !   Il faut brûler pour briller.   Au bar :   Un grand gars, avec des bracelets en cuir et des tatouages de routard. Il est accoudé au comptoir, il parle seul. J’écoute son soliloque. Il est blanc, cuivré par les dérives, mais il s’exprime comme un black, il a le swing dans la voix qui me branche et qui me donne envie de lui rythmer le contre champ. – … Et le monde entier veut pas se réveiller et te regarder. Ils te jettent à la poubelle et viennent te ramasser le lendemain. Ils te nettoient et t’essuient avec des mouchoirs en papier. Ils te font asseoir et ils te disent : jeune homme, t’as intérêt à marcher droit maintenant...   Je reprends après lui : – Jeune homme, t’as intérêt à marcher droit maintenant... – T’as intérêt à marcher droit et dans les pas. Jeune homme, droit et dans les pas de papa, scande-t-il.   Je le suis, dans le groove : – et dans les pas de papa, – droit et dans les pas, répète-t-il,


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– et dans les pas de papa, – de papa, – dans les pas de papa. – Ouais ! – Waouh !   Je change de crèmerie. J’ai perdu Karl Gietl.   Ils y vont à fond avec la sono. Leur choix est bon.   Dans le groupe obscur des danseurs, je distingue immédiatement la haute silhouette d'Elisa Fantozzi.   Quelques gouttes de sueur légère brillent sur sa peau, avec de petits scintillements le long de son cou.   Même quand elle danse, sexy, perchée sur ses hauts talons, quelque chose d’égaré, de blessé vole un bref instant comme une ombre sur son visage.   Ce sont les failles de l’enfance qu’on retrouve chez les artistes. Ils sont lézardés.   L’aisance est le plus souvent un masque social habilement adapté.   Le véritable naturel est maladresse.   De la même manière, quand ils s’expriment, les artistes s’accordent des privautés avec les mots. Ils ont du mal avec la correction. Il leur plait d’injecter un peu d’inadéquation, de brutalité dans le langage. Malgré la musique, Elisa Fantozzi discute longuement avec une femme presque aussi grande qu’elle, à la beauté forte et grave. À leur façon complice de se pencher l’une vers l’autre, on sent qu’elles se comprennent et qu’elles sont amies.   Elle s’appelle Agnès Rosse.   C’est une artiste inventive, sensible. Son travail est fait de pensée et de plaisir. Elle voyage et disparaît parfois pendant plusieurs mois car elle travaille, entre autre chose, avec les grands animaux, les girafes et les éléphants, mais parfois aussi avec les fourmis.   J’ai retrouvé Karl Gietl.   Tant pis pour moi et pour mon foie.


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Une des dernières choses dont je me souviens :   Au barman qui lui demande ce qu’elle boit, elle répond « ton sperme ».   Quand je dis elle, j’aurais tout aussi bien pu dire il.   Après, mes souvenirs sont flous.


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Je rêve de girafes qui se dandinent. Des bouffées d’elle. Longue silhouette. L’herbe devient noire. La belle vendeuse, la femme qui change. Des idées qui opèrent entre le sol et le plafond. Une casserole, ça peut crier. Agonie. Le pompier discute au téléphone avec sa caserne. De l’art ou du cochon.

La nuit de mica scintille et se débat dans le crâne et les cieux.     Je rêve de girafes qui se dandinent, qui font les belles et se pavanent dans la savane. Je rêve d'éléphants bourrés qui titubent. Ils boivent avec leurs trompes l'eau des fruits macérés dans des mares et se marrent. Ils sont défoncés et défoncent tout sur leur passage.   Je me réveille, avec le fait divers suivant en tête :   En octobre 1999, dans le sud de l’Inde, le village de Prajapatibosti fut le théâtre d’une scène de beuverie collective : un troupeau d’éléphants sauvages défonça la porte d’un hangar où fermentait de la bière de riz. Après avoir copieusement bu, les éléphants s’en prirent aux habitations, tuant quatre personnes et en blessant six autres. Personne n’eut le courage de suivre les soulards pour savoir combien de temps il leur fallut pour se remettre de leur gueule de bois.


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Je n’ai pas très bien dormi. D’abord un sommeil comateux. Puis, trop chaud, réveils en sueur, les draps collent au corps. Ensuite, trop froid, pelotonné dans la couverture. Avant l'aube, d'immenses envies d'eau fraîche. Pas l'eau du robinet, elle a trop de goût, non, une eau qui n'existe pas, l'eau la plus pure du monde.   Je n’ai qu’à m’en prendre à moi même. Suivre Karl, c’est une forme de suicide. Ce qui est bien, c’est qu’on en renaît.   Il n’y avait pas que l’alcool, il y avait aussi des bouffées d’elle, et là aussi, je n’ai qu’à m’en prendre à moi-même.   Oui, c’est vrai, j’ai des bouffées d’elle.   Il m’est arrivé à Paris, en apercevant une femme de dos, dans la rue, marchant à quelques mètres sur le trottoir devant moi, de croire qu’il s’agissait d’elle. Même longue silhouette, épaules droites, démarche souple, naturelle. J’accélérais le pas pour la voir de profil. Mais, à chaque fois, déception, erreur, espoir trompé : ça n’était pas elle.   Je n’aime pas la nostalgie et les regrets, je ne veux pas faire dans la mélancolie, mais penser à elle, c’est tomber dans un trou. L’herbe devient noire.   Qu’ai-je fait de tout cet amour qui était en nous ?   Elle me manque, et je sais que c’est de ma faute.   Comme chaque matin je prends mon café aux Halles.   Je remarque encore la belle vendeuse, la femme qui change.   Je ne me rappelle plus si je t’en ai parlé, mais ça fait plusieurs fois que nos yeux se croisent. Je l’appelle la femme qui change, je t’expliquerai.   Les premières phrases de Gatsby le magnifique restent en mémoire (dans mon i-Pad) :   « Quand j’étais plus jeune, ce qui veut dire plus vulnérable, mon père me donna un conseil que je ne cesse de retourner dans mon esprit : – Quand tu auras envie de critiquer quelqu’un, songe que tout le monde n’a pas joui des mêmes avantages que toi. »   Voilà bien le genre de phrases que ne risquent pas de reprendre à leur compte les artistes du collège Victor Hugo. La majorité d’entre


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eux ne vient pas des classes aisées et n’en a pas les avantages. Peut-être ont-ils d’autres conventions, mais une chose est sûre, c’est qu’ils ne répercutent pas les signaux sociaux de l’élite, ils ne font pas clignoter les marques de l’intelligentzia.   Leur intelligentzia, ils se la sont gagnée tout seuls et leur élite est celle du cœur et de l’esprit.   C’est peut être leur force (ou leur faiblesse), c’est en tout cas leur innocente indépendance, leur singularité brute.   Ceci dit, Scott Fitzgerald, fasciné par le miroir aux alouettes du beau monde, du succès et de la richesse, mourut à quarante-quatre ans, usé jusqu'à la corde.   L’artiste peut se passer du langage et parler de choses très concrètes sans avoir besoin de les nommer.   Dès la plus petite enfance, nous apprenons la désignation des choses, nous connaissons le nom des objets.   Pour l’artiste, c’est une mauvaise habitude.   Ses travaux sont des idées qui opèrent entre le sol et le plafond.   Il prend les objets autrement, pour leur forme, pour leur matière, pour leur couleur, il joue avec leur taille, il les agrandit, les rapetisse, il change leur texture, leur poids, l'instable devient solide, le dur devient mou.   Pablo Picasso :   «Une casserole, ça peut crier.»   De la même manière, l’artiste va prendre la vie autrement, l’action va devenir spectacle et le vécu va devenir œuvre.   Le spectateur ne sait plus sur quel pied danser. L'important est qu'il danse.   À quoi est-il confronté ?   Est-ce fait exprès ?   Est-ce de l’art ?   Jean Tinguely présente en 1960, aux États-Unis, une sculpture qu’il


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intitule L’Hommage à New York.   Il s’agit d’une action au cours de laquelle les spectateurs assistent à la destruction d’une machine, à son agonie en direct jusqu’à ce que mort s’ensuive.   Un pompier est sur place. Le feu se propage. Le pauvre pompier ne sait pas ce qu’il doit faire. Doit-il intervenir ? Le problème, c’est que le feu fait partie du processus programmé par Tinguely.   Le pompier discute au téléphone avec sa caserne pour savoir si les flammes doivent être considérées comme un feu artistique ou comme un véritable début d’incendie. Dans un premier temps, on se met d’accord : pas d’intervention. Mais, dans un deuxième temps, le feu prenant encore de l’ampleur, le pompier reçoit l’ordre d’intervenir avec un extincteur, à la grande exaspération du public qui a envie d’assister à la destruction totale de la sculpture et qui pillera ce qui restera de la construction en ramassant tout ce qui peut être récupéré et conservé comme souvenir et comme trace.   Figure-toi, qu'en tant que journaliste, je me sens dans une situation à peu près semblable à celle du pompier de L’Hommage à New York. À l’issue de mes trois visites d’ateliers au collège Victor Hugo, je ne sais pas trop si c’est de l’art ou du cochon. Qui fait quoi ? De quoi est-il question ? Je ne vois même pas comment je vais en rendre compte dans mon reportage.   La journée qui s’annonce ne va rien faire pour éclaircir la situation.


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Les frères Biascamano. Deux purs Sétois. Aldo a la beauté d’un poète de la vie. Les mythologies ne meurent pas. Neurones. Fanfan navigue au large des planètes. Des vaisseaux spéciaux. Menace. Ganesh, avec sa trompe et ses quatre bras. Proxénétisme mental. Comme un enfant qui cherche sa maman.   Les Biascamano.     Des purs Sétois, enfants du quartier haut, famille de pêcheurs et d'artistes. Leur sœur Patricia sculpte en pâte plastique des foules sur des assiettes et des plats. À cinq heures de l'après-midi est une scène de corrida où s'accumulent sur un plat les minuscules personnages entassés dans l'arène qu'elle peint un par un à la main. D'autres fois, ce sont les joutes, des spectacles de cirque, des concerts.   Les deux frères, Aldo Biascamano et Stéphan Biascamano, dit Fanfan, ont leur atelier au collège.   Marc Durand en sort au moment où j'arrive. C'est un vrai rocker, chanteur et musicien, il assure. Aldo a la beauté d’un poète de la vie.


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Il a une belle silhouette, fine, les cheveux blancs, le regard rêveur, tendre et allumé.   Il parle d’une voix douce, il connait tout de Sète, mais on ne sait pas de quelle époque il est issu. Il est resté bloqué dans les replis du temps, et c’est, pour lui, une chance. Il est né ici, mais on n’est pas sûr qu’il ne vienne pas d’un autre espace, quelque part dans la galaxie. Comme il a compris que l’intelligence est une fuite vaine et sans fin, il a opté pour la simplicité d’esprit. C’est un décalé mental, gentil, fin et très civilisé. Il a derrière lui des millions d’années de culture et de matière cosmique.   Il écrit et dessine, de façon fraiche et naïve, une mythologie sétoise, entre passé et futur, où cohabitent hommes, sirènes et poissons. Il peint, à la manière des ex-voto, les scènes mythologiques qui naissent de son imagination. Est-ce qu’il les invente ? Peut-être lui sont-elles chuchotées et chantées par des voix invisibles.   Il réalise également de petits films pour illustrer son histoire et organise des conférences un peu partout dans le monde sur sa mythologie.   Les légendes dont il est l'auteur font flotter la réalité quotidienne sur un nuage de déesses et de rêves qui donnent à la ville de Sète la brillance des siècles et des millénaires.   Les peintures d’Aldo sont de longues histoires d’images et de textes qui se regardent et qui se lisent.   Devant ses reliquaires aux couleurs vives, agrémentées de matériaux précieux clinquants, nacre, or, morceaux de miroirs, verres dépolis trouvés sur la plage, j’éprouve la curieuse impression que le sens se dérobe et m’échappe au fur et à mesure que je déchiffre les phrases écrites de sa main.   Je parviens à peine à en saisir des bribes de signification.   Impossible de me concentrer.   Je me frotte les yeux et je secoue la tête, comme pour chasser un voile de torpeur.   L’atelier est une salle hermétiquement close qui baigne dans une clarté sourde de fumée de cigarette. L’odeur est prenante, entêtante. Dans le cendrier, des mégots de papier roulé.   Il me semble que des paroles parviennent discrètement jusqu’à mes oreilles.


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Aldo Biascamano, Histoires sur la mythologie de Sète, pâte plastique, peinture acrylique, vernis sur contreplaqué, 65 x 120 cm, 2012 Photos Emmanuelle Lhomme


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Il y a des milliards d'années, des bateaux noirs pointus naviguaient au large de Sète, avec à leur bord des Fridents...   Dans la galaxie, les Fridents qui se déplaçaient à la vitesse de l'âme ont rencontré les Tridoigts. Mais tandis que les Fridents sont pointus, les Tridoigts sont ronds. Un cataclysme est survenu, les bateaux avec les jeunes Fridents à leur bord ont coulé. Voilà pourquoi les Fridents appartiennent à la Mythologie du passé...   Comme il fera de plus en plus chaud, tous les poissons, tous les coquillages de l'étang mourront très vite, sauf les palourdes qui résistent plus longtemps. Des hommes désensableront des têtes de Fridents, issus du Mythe du passé, et s'en coifferont. Ils découvriront que coiffés des têtes de Fridents, ils peuvent survivre dans l'eau...   Les mythologies ne meurent pas.   Je perds la notion de la réalité, mon esprit s’accroche à ce qu’il peut, à ce qui lui tombe sous les neurones, et c’est Stéphan Biascamano, qui n'y est pour rien, qui va en faire les frais.   Comme son frère Aldo, Fanfan navigue au large des planètes. Il crée et bricole, à partir d’objets de récupération, des sous-marins, des vaisseaux spéciaux, où sont représentées, à l’aide de petits personnages qu’il fabrique lui-même, des scènes familièrement fantastiques. – Quand j’étais petit, j’avais de l’asthme et je passais beaucoup de temps au lit à dessiner. Je voulais être dessinateur de BD. Avec cette maladie, tu es différent des autres. Tu fais des cauchemars. J’ai tourné tout ça en dérision par la seule force de l’imagination, me raconte-t-il. – Vous établissez un rapport direct avec votre œuvre ? – On m’avait mis un scaphandre pour respirer. C’est en allant avec mon père pêcher, plongeant en apnée, que je me suis guéri. C’est sans doute à cause de ça que je fabrique ces sous-marins. – Comment concevez-vous les sous-marins ? – C'est à chaque fois une mise en scène, je rejoins mon passé de comédien et de metteur en scène. Le fil conducteur était là, théâtre, cinéma, je suis allé vers la sculpture pour communiquer mes histoires. Les personnages de bois s'apparentent à la réalité, ils peuvent représenter des gens connus comme David Bowie, Frank Sinatra, De Niro et Scorsese,


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le Bon, la Brute ou le Truand, Casanova, mais aussi la famille de Buddy ou la mienne, avec ma mère en train de faire la macaronade. Seulement ils ne sont pas dans la réalité, ils sont en décalage, dans un sous-marin. – Les spectateurs voient à l'intérieur ? – Oui, ils ont une lampe de poche. Ils se déplacent, ils se penchent, ça serait drôle de les filmer, je les mets en scène sans qu'ils le sachent.   Stéphan Biascamano est aussi un auteur de comics, un dessinateur patient et méticuleux.   Il est debout, face à moi et m’explique calmement son travail.   Que m’arrive-t-il ? Je bascule. Je ne sais pas ce qui se passe en moi, mais la présence, en face de moi, de cet homme éminemment sympathique, je la ressens comme une menace. En quelques secondes, son image s’obscurcit en une ombre lourde, obsessionnelle.   Il me semble que, depuis des heures, il ne me parle que de lui et de son œuvre.   Il faut dire, à ma décharge, que je n’ai jamais pu m’habituer à cette façon qu’ont certaines personnes de vous regarder fixement quand ils vous parlent ou de venir tout près de vous pour être sûrs que vous les écoutiez. Faux calcul d’ailleurs car, dans ces cas-là, je ne pense plus qu’à m’échapper, à reculer, je dis oui, oui, je change de pied et m’appuie sur l’autre jambe. Une gêne, un malaise me prennent devant leur insistance à accaparer mon attention. Je laisse mon regard s’égarer ailleurs et je ne capte plus que des bouts décousus de leurs phrases.   C’est d’ailleurs exactement ce que je suis, en ce moment même, en train de percevoir, des bouts de phrases, des paroles qui, comme tout à l’heure, parviennent discrètement, mais sûrement, à résonner à mes oreilles.   Pour convaincre les femmes de devenir Tridoises, je dois être très gentil avec elles après leur mort...     Les Tridoises vivent dans l'eau, et elles ne se voient jamais. Alors quand une Tridoise entrera dans la chambre et s'allongera sur le lit, elle découvrira enfin son image.   Elle deviendra comme folle et voudra laver les miroirs pour mieux se voir. Elle crachera de l'eau de toutes ses forces sur les miroirs cassés, l'eau retombera en gouttelettes et rafraîchira les corps enlacés...


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Stéphan Biascamano, dans l’atelier, photo extraite de La vie légendaire de Pasta Power, 2012 Photo Emmanuelle Lhomme et Stéphan Biascamano


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Jeanette, la Déesse, permettra à Sète de devenir une montagne d'or éternel et elle sèmera un peu partout des îlots d'or...   Les mythologies ne meurent pas.   Je ne sais pas d’où proviennent ces voix, mais, j’ai beau ne pas être dans mon état normal, j’ai la certitude que je ne rêve pas, qu’elles existent réellement. Stéphan Biascamano qui me parle, debout, à un mètre de moi, est en train de reprendre figure humaine.             Il continue à me parler comme si de rien n’était, je crois qu'il ne s'est pas rendu compte de mon état, je n’ai pas ouvert la bouche, je me suis réduit à l’écouter.   Je tente de me stabiliser.   Mais, voilà que, maintenant, la balance de mon précaire équilibre se met à pencher de l’autre côté. J’en fais trop dans le positif, j’exagère dans l’autre sens, je tombe en adoration devant tout ce que me dit et me montre Fanfan. Chez lui, il n’y a rien à jeter : son visage est magnifiquement puissant, ses yeux lumineux, sa voix super bien timbrée.   Il dégage une aura faite de puissance, de force ramassée et concentrée.   C'est Ganesh, avec sa trompe et ses quatre bras, dieu vivant, drôle, malicieux, intelligent, rusé, bon vivant, gourmand, au corps replet, au ventre rebondi.   En voyant les dessins qu’il dispose sur la table, je suis prolixe de commentaires admiratifs et de compliments, si poussés que je ne peux y croire moi-même.   Je suis en train de me livrer à du proxénétisme mental.   Je retourne ma veste dans les grandes doublures.   Toujours du bon côté.   Je crois que suis un sauvage rentré et que j’ai la solitude chevillée au corps. Ça doit être pour cela que je n’arrête pas de me promener dans la séduction et de lancer mes yeux autour de moi comme un enfant qui cherche sa maman. Qui a dit ça ? Un enfant qui cherche sa maman, est-ce ma voix qui l'a silencieusement murmuré ou est-ce Stéphan Biascamano qui s'exprime à travers mon esprit ?


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Cosentino. Encore un pur Sétois. La mère de Georges Brassens. Ce tonique gorille. Au marché de Brive-la Gaillarde. Les travailleurs, les gens du peuple. Des sacs d’emballage dont il conserve les marques et les inscriptions. Se laver les yeux entre chaque regard. Une petite bouteille de couleur sombre.   Christophe Cosentino, dit Tino.   Encore un pur Sétois.   Il est de la famille d’esprit de Pierre François, Cervera, Combas, Di Rosa, Biascamano, tous peintres et dessinateurs d’histoires populaires, raconteurs d’images, chroniqueurs visuels, capables de mauvais goût autant que d’élégance et de finesse.   Le frère de Robert Combas, Marc, dit Topolino, fait des milliers de dessins qui témoignent de l'histoire de Sète, mais aussi de sa propre fantaisie, de ses fantasmes et de ses délires.


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Quand le jeune Aldo Biascamano s'inscrit à l'école des Beaux-Arts de Sète, il y rencontre Christophe Cosentino et André Cervera. C'est l'essor de la Figuration Libre, portée à Sète par Combas et Di Rosa. La bande se lie d'amitié autour de la musique du groupe "Les Démodés", fondé par Ketty Brindel, Robert Combas et Buddy Di Rosa.   Les trois compères, Aldo Biascamano, André Cervera et Christophe Cosentino, s’inscrivent ensuite aux Beaux-Arts de Marseille et poursuivent leurs aventures picturales et musicales, déconnantes, révoltées, provoc, dadaïstes, futuristes, punks. Ils travaillent à trois sur des projets communs, des films en super huit, des pièces de théâtre, des fresques, des performances avec des amis musiciens qui jouent pendant qu'ils peignent.   Zoom ( Michel Cervera, le grand frère d'André, mort trop tôt en 2004) était souvent le quatrième, c'était le poète de la bande d'artistes.   Au village sans prétention   J'ai mauvaise réputation   Qu'je m'démène ou qu'je reste coi,   Je pass' pour un je ne sais quoi.   La mère de Georges Brassens avait honte lorsque on faisait allusion devant elle au gorille, comble de la grossièreté et de la vulgarité, dont la bonne santé fit scandale à l’époque.   Quel vent de fraicheur, de révolte bienvenue et salutaire, ce tonique gorille et ces non moins toniques gaillardes du marché de Brive-la Gaillarde ont fait souffler sur la chanson française !   Il n’a pas fallu longtemps pour que la mauvaise réputation prenne figure de classicisme.   Les tableaux de Christophe Cosentino sont sétois, donc figuratifs, donc vivants, animés, colorés.   Il peint des scènes inspirées de la vie portuaire, les travailleurs, les gens du peuple. Il utilise comme support des toiles brutes épaisses, souvent des sacs d’emballage dont il conserve les marques et les inscriptions.   Je regarde une peinture qui représente un homme travaillant dans la soute d'un bateau. ENGRA est inscrit sur la toile de jute.   Christophe Cosentino me dit que son tableau s'intitule Caruso.


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Christophe Cosentino, Caruso, acrylique sur toile de jute, 130 x 110 cm, 2008


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Ne voyant nul chanteur d'opéra, je demande : – Pourquoi ce titre ? – Caruso ? Parce qu'il gueule tout le temps dans la cale pour se faire entendre.   Il me dit ça comme si c'était l'évidence même.   Je cherche à en savoir plus. Je lui pose des questions sur sa peinture. Ses réponses sont posées, il n’est pas prolixe, il cherche les mots justes. Il se méfie de la prétention, du tape-à-l'œil, du nouveau à n'importe quel prix.   Le nouveau, toujours le nouveau, mais c'est vieux comme le monde !   Il est du côté de la vie simple et du cerveau honnête.   Il faut se laver les yeux entre chaque regard. – À Sète, il y a eu Pierre François, m'explique-t-il, j'aime son travail mais il ne m'a pas marqué directement. Un jour, il y a à peu près vingtcinq ans, j'avais exposé à côté de lui une toile un peu brute, un peu rêche. Il m'avait dit : si tu aimes ce genre de toile, j'en ai tout un stock. Passe à la maison, viens les chercher. Et je suis reparti le coffre de la voiture plein. Ce qui est étonnant, même aujourd'hui encore, c'est que j'ai l'odeur des sacs quand je rentre dans l'atelier. Maryse, sa femme, m'en a proposé d'autres après la mort de Pierre. Il m'en reste un bon tas, j'en ai encore pour un moment.   Une petite bouteille de couleur sombre est posée sur la couverture d’un livre d’art. Je suis un peu surpris car il s’agit d’un ouvrage sur Marcel Duchamp. Je ne m’attendais pas à la présence du père du readymade dans l’atelier d’un peintre tel que Cosentino.   Le flacon est rempli d’un liquide noir qui pourrait être de l’encre ou de la peinture. Une étiquette est collée dessus avec ce seul mot écrit au stylo bleu : urine.   Je ne comprends pas la signification d'urine sur l'étiquette. Par contre, je relève la présence de la couleur noire qui décidément me poursuit.   Encore une allusion à Soulages ?   Je demande au peintre si c’est lui qui a placé cet objet. Il me répond que non. Merci, je m’en doutais. Sa réponse est dans la droite lignée de ce que j’entends depuis deux jours.   J’insiste quand même :


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– C’est intriguant, vous ne trouvez pas, un flacon noir avec le mot urine écrit dessus ? Il est là depuis combien de temps ? – Je n’en sais rien, je ne sais pas qui l’a mis là, je n’avais même pas remarqué sa présence. Vous savez, une petite bouteille de couleur noire, ça n’a rien d’étonnant chez un peintre. – En tout cas, ça montre que vous ne regardez pas souvent le bouquin sur Marcel Duchamp. – Ouais, c’est vrai, se marre-t-il. Ce qui m’intéresse surtout c’est qu’on voit la couverture avec le nom dessus bien en évidence et qu’on se dise que je ne suis pas un barbouilleur ringard, un intoxiqué de la térébenthine.   Il en a quand même lu des passages.   Je le savais déjà, mais je le constate une nouvelle fois : il y a un problème avec la peinture en France.   C’est une situation caricaturale, injuste et ridicule. Les peintres sont sur la défensive, ils développent un complexe de persécution, ils se sentent snobés par l’avant-garde, délaissés et méprisés par les institutions.   Pour être bien vu, à l’heure actuelle, il vaut mieux remiser ses toiles, ses tubes et ses pinceaux et faire de l’installation, de la performance, de la vidéo, du numérique…


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Vernissage au MIAM. Les étudiantes des Beaux-Arts, tu les repères facilement. Son grand sourire doit martyriser ses zygomatiques. Hervé Di Rosa n’arrête pas. L’urine noire de Marcel Duchamp. Son plus bel accent du Midi. Vous avez mon numéro ? Une idée me traverse l'esprit.   Vernissage au MIAM.   Musée International d'Art Modeste.   Tu veux que je te décrive le vernissage ?   Tu n’y tiens pas ? Ça tombe bien, parce que moi non plus, je n’en ai pas très envie. Les étudiantes des Beaux-Arts, tu les repères facilement. Elles doivent communiquer par télépathie. Partout en France, au même moment, dans toutes les écoles d’art, elles sont fringuées pareil. Elles sont maquillées pas possible, elles sont coiffées n’importe comment, elles s’habillent avec ce qui leur tombe sous la main, mais elles sont chics et drôles.


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Philippe Artaud et Hervé Di Rosa sont en train de discuter avec deux d'entre elles.   L'une, son grand sourire doit martyriser ses zygomatiques.   L'autre a l'air plus grave.   Hervé Di Rosa n’arrête pas.   Il est petit, affable, il a le verbe facile. C’est une boule d’énergie. Il se déplace rapidement, il ne tient pas en place, il a toujours quelque chose à régler. Les uns viennent lui parler, il va parler aux autres. Il sourit, il plaisante. Il passe son bras autour de l’épaule d’un monsieur en costume et discute avec lui budget, gros sous, problèmes de gestion. Il a fondé le MIAM, et il est à la base de l’organisation de la plupart de ses manifestations. S’en occuper est pour lui un plaisir mais, c’est aussi une activité prenante qu’il fait en plus de son métier d’artiste. En ce qui concerne sa création, c’est également une boule d’énergie. Là non plus, il n'arrête pas. Il enchaîne les expositions, les livres, les nouveaux tableaux.   Je profite de ce temps de flottement qui marque la fin du vernissage, quand on range les verres et qu’il n’y a plus rien à boire ni à manger sur les tables du buffet, pour avoir un moment de calme avec lui.   Je lui raconte le petit flacon noir avec urine dans l’atelier de Cosentino.   Il éclate de rire : – L’urine noire de Marcel Duchamp...   Il prononce l’urine nouaâreuh. Il a pris son plus bel accent du Midi pour me mettre sur la piste.   J’ai des points d’interrogation dans les yeux. Je ne vois pas où il veut en venir.   Il reprend : – L’urine nouaâreuh de Marcel Duchamp.   C’est à mon tour d’éclater de rire : – Ha, je crois que j’ai compris : l’urinoir… – C’est une blague qu’on faisait, m’explique-t-il. On avait trouvé ça un soir en rigolant et en picolant. Les autres étaient plutôt rock. Moi, j'étais proche des punks, car ils ne savaient pas toujours jouer de la guitare, mais ils avaient quelque chose à faire et ils le faisaient totalement. On avait envie de peindre comme on gueule dans le micro, comme on


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tape sur sa batterie, comme on prend un solo de guitare. – Vous peigniez comme des sourds…, essaie-je d’être drôle.   Il ne relève pas et poursuit : – On se foutait de la gueule des conceptuels qui ont besoin d’écrire pour s’expliquer et qui ont besoin qu’on écrive sur eux pour expliquer ce qu’ils font, sinon personne n’y fait attention. – Oui, mais quel rapport avec l’urinoir ? – L’urine de Marcel Duchamp, c’est tout ce qu’on a écrit, les kilomètres de blabla qu’on a alignés sur lui, et sur ceux qui viennent après lui…   Ce coup-ci, je pige vraiment. – C’est le grand ready-made duchampien… – Le ready-made suprême, conclut-il, celui qui se fait, sans arrêt, tout seul, après sa mort. – Je vous remercie de m’avoir consacré un peu de votre temps. Il est chaleureux, amical : – Allez, content de vous avoir vu, à bientôt, vous avez mon numéro ?   Et hop, il passe à quelqu’un d’autre.   Philippe Artaud parle en tête à tête avec une des deux étudiantes, celle qui a l'air plus grave. Elle porte une chemise d'homme blanche, sur une robe gitane.   Une idée me traverse l'esprit. Je me demande brusquement : ne serait-elle pas la jeune fille des Beaux-Arts de Sète, celle que voulait me faire connaître Philippe Saulle et dont la mise en scène m'a envoyé galérer au collège Victor Hugo ?


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Brochettes de poissons. Juste un connard bourré, avec une main cassée. L’encre de tes yeux. Un robot, un mutant, un cyborg ? Robert Combas. Les pieds dans le plat. Les mêmes arabesques. Jusqu’au cœur. Si tu ne peux pas le dire, cha-an-nte-le ! Et, tac ! Il disparaît comme une bulle de savon.   Je me suis arrêté dans un restaurant qui fait des grillades et des brochettes de poissons, je bosse sur mon i-Pad, et je suis en train d’attaquer mes seiches à la planche, parsemées de jolis petits morceaux d’ail dorés à point, quand mon portable sonne.   C’est mon rédacteur en chef qui me dit qu’il a eu Hélène Audiffren au téléphone et qu’il m’a pris rendez-vous avec elle demain matin à Sérignan à dix heures. « Tu peux t’arranger ? J’espère que je ne te préviens pas trop tard. » No problem, chef, c’est toujours un plaisir d’aller à Sérignan.


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Au bar :   Il arrive que tu vois quelqu’un que tu n’aimes pas et, quand tu le regardes, tu comprends que c’est un sentiment partagé. Vos yeux se fixent électrifiés et se détournent sans s’attarder comme ceux de deux bêtes. Toute la soirée, chaque fois que tu rencontreras son sale regard, il sera lui aussi en train de te dévisager.   C’était ce à quoi j’étais confronté ce soir-là. Un connard avec une sale gueule bizarre. Je suppose qu’il était jaloux de ma belle tronche d’intellectuel parisien si lisse et peu marquée. Nous ne jouions pas dans la même catégorie question quantité de cicatrices. Sa joue barrée d’un trait rouge, un bout d’oreille manquant et l’arête de son nez de travers lui donnaient cet air… bizarre. Un mec avec un problème. Pas un adepte de la chirurgie esthétique. Démangé par l’envie de choper un visage sans balafres comme le mien et de l’amener à lui ressembler. C’est le genre de situation qui te donne envie de tourner le dos, de finir ta bière et de trouver un autre endroit pour aller boire cette nuit-là. Parce que tu sais bien qu’une fois qu’il t’a lancé ce regard de chien mauvais, tu ne t’en tireras pas sans confrontation.   C’est ce que je n’ai pas fait.   J’ai continué à discuter. J’ai presque oublié sa présence. Au moment de partir, j’ai payé ce que je devais et me suis dirigé vers la porte qui donnait sur la rue.   Le mec que j’avais vu au début était là devant mon nez. – J’aime pas ta gueule.   En surveillant ses bras, j'ai réduit la distance, je me suis rapproché de lui.   Il m’a envoyé un direct, je l’ai esquivé. Il a recommencé, j’ai encore esquivé. Je me suis pris les talons dans les pieds d’un tabouret en reculant et je suis parti en arrière. J’ai glissé juste à l’instant où il allait me toucher avec un crochet. J’ai senti le coup frôler mes cheveux. Il était sûr de me choper, il avait mis toute sa force. Son poing droit a heurté un des piliers du bar, dur, très dur, en cèdre. J’ai entendu un sale bruit dans ses articulations. La douleur l’a fait tomber à genoux en se tenant la main. Alors j’ai vu que ce n’était pas une terreur capable de démolir tous ceux qu’il voulait. C’est juste un connard bourré, avec une main


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cassée.   L’adrénaline met un voile rouge sur mes yeux.   Malgré moi, mon pied part violemment en direction de sa tête.   Je suis quand même parvenu à dévier la trajectoire. J’ai évité sa tempe de très peu, de quelques centimètres.   Je tourne le dos aux lumières du bar.   Je m’enfonce dans la touffeur de l'air qu'une brise nocturne agite mollement.   À l’hôtel :   Avec leurs alignements de numéros, les couloirs sont des jeux de dominos pour somnambules.   Dans mon lit, impossible de parvenir à m’endormir.   Johnny : Noir, c’est noir, il n’y a plus d’espoir.   Les paroles de chansons s’entrechoquent dans ma tête.   La voix de Francis Cabrel : À l’encre noire de tes yeux.   Mon cerveau divague, la moitié des neurones en état de veille, l’autre dans l’abrutissement du sommeil.   Symbole de la ville de Sète : le poulpe.   Tout ce que j'ai pu écrire, je l'ai puisé à l’encre de tes yeux.   Le poulpe jette son nuage d'encre. À la place des yeux de la chérie qu’il aime à mourir, sortent et s'agitent des bouts de tentacules et des ventouses.   Noir Désir : dans un rouge de cauchemar, je vois le visage de Marie Trintignant emporté par la grande main ouverte de Bertrand Cantat, je pense à lui, à Noir Désir qu’il a tenté vainement de relancer, ses années de prison achevées, et au suicide de sa femme, le rouge de cauchemar continue de brûler... Je marche sur une couche unie de cendre grise, mes pas laissent leur empreinte devant moi, je suis dans un film à l'envers, je m'avance sur la cendre en reculant...   Suffit ! Faut qu’je dorme.   Faut que j’arrête.   Faut Keith Jarrett.   Peut-être suis-je parvenu à m'endormir depuis un moment, quand quelqu'un sort du mur de ma chambre. Hein, quoi ? ! Du mur ! ? Tu


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n'en reviens pas ? Moi non plus ! Oui, directement du papier peint, à travers les fleurs et les feuilles beiges dorées du motif. D'abord une aspérité, un vague relief de forme. Une main. Un poignet. Un bras, le gauche, puis l'autre, les deux épaules, et, progressivement, la quasi totalité du corps.   Est-ce un homuncule, un hominien ? Est-ce un avatar, un artefact, une mandragore, une chimère ? Est-ce un robot, un mutant, un cyborg ? Est-ce un androïde, un réplicant ? Est-ce un humanoïde, lévitant par psychokinésie, téléporté de l'hyperespace sous l'effet de la distorsion d'ondes gravitationnelles ?   Pendant que je réfléchis à l'explication qui me paraît la plus plausible, je m'empare des cinq points d'interrogation qui se trouvent dans la phrase précédente. Je les retourne et m'en sers de crochets auxquels je suspens le couvre-lit afin de m'en faire une tenture derrière laquelle je me réfugie, bien à l'abri, dans mon lit.   Je penche pour la réponse qui me convient le mieux : un accroc dans le continuum spatio-temporel dont s'est extirpée une entité, une enveloppe matérielle, une essence à forme humaine. C'est certainement l'hypothèse la plus raisonnable. Je ne me fournis pas à la niaise quincaillerie science-fictionnelle.   Porté néanmoins par l'ambiance émoustillante, limite pétillante, j'essaye, en vain, par la force de mon esprit de déplacer le cendrier qui se trouve sur la table à un mètre cinquante de mon lit. Nib ! Macache ! Absence ! Il ne bouge pas d'un millimètre.   L'autre, en partie pris dans le mur, maugrée, GRRR ! RRHÂÂÂ ! il bougonne, ARGN ! il grommelle. Il tire sur sa jambe manquante avec ses mains et la décoince de l'épaisseur de la cloison. Il est presque tout là, mais il en manque encore un peu, au niveau des hanches. Hop ! Ça se reconstitue. Le voilà dans ma chambre d'hôtel, en entier, avec un peu de poussière de plâtre sur son pull et dans ses cheveux.   C'est un homme. Je le reconnais.   Il a pour nom Robert Combas.   Une trogne, un caractère excessif, têtu, forcené, toujours prêt à râler et à mettre les pieds dans le plat. Combas, c'est du lourd. Il est monsieur peinture, jusqu'au bout des doigts. Si tu veux l'exemplaire idéal de l'artiste, le prototype, le maître étalon, ne cherche pas plus loin, tu l'as


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là sous la main, dans ma chambre d'hôtel.   Il essuie des traces sur son pull d'un revers de la main, écarte le fragile rempart de tissu que j'avais dressé le long de mon lit et s'assoit à mon côté. – J'ai entendu que vous parliez peinture et musique avec les uns, avec les autres, alors je suis venu vous voir.   Profitons-en, me dis-je. Ce n'est pas toutes les nuits que quelqu'un de la trempe de Combas joue au passe-muraille.   Dans la suite de ce que vient de me dire tout à l'heure Hervé Di Rosa, j'ai envie qu'il me précise son rapport avec la musique : – Ma peinture, c'est du rock !   Il a un accent du Midi, lourd et lent : – Nous, on a tous rêvé d'être là-haut dans les stars. C’est vrai que le rock’n’roll a tiré toute une génération de sa solitude. Il ne nous a pas seulement tirés, il nous a aussi poussés... – Poussés à quoi ? – À réaliser notre propre créativité... Vous voyez... Ce qui il y a vraiment eu de fantastique dans le rock’n’roll, c'est la transmission... de... d’un tel plaisir des possibilités de sa propre imagination...   Combas rigole parce que sa formule est un peu alambiquée. Je me dis que les contours de sa peinture suivent les mêmes arabesques.   Il fait l'effort de continuer à formuler sa pensée : – Il y a des musiciens de rock, reprend-il, ils étaient aussi des gens, étudiants aux Beaux-Arts, par exemple, qui seraient peut-être, sans le rock, restés en panne, heu, comme la plupart d'entre nous. Et le fait qu’ils aient commencé, très jeunes, à faire leur musique, avec un tel élan et une telle électricité... – Votre peinture touche directement le public. – Les gens veulent réellement se toucher, s’atteindre. Jusqu’au cœur. Et c’est pour ça que la musique existe. Putain ! Si tu ne peux pas le dire, cha-a-nte-le !   Il fait un assez bel effet avec sa voix de crooner cassé. Il a du charme. – Yess... dis-je, toujours allongé sur le dos, dans mon lit. – Il y a quelque chose de bouleversant quand une bande de types s’efforcent de créer de la musique ensemble. J'adore ça ! – Alors, vous allez bientôt monter sur scène...


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– Oui... C'est en train de se faire... Je compose, j'écris des paroles... J'ai envie de chanter, de mettre mes doigts sur les instruments...   Il s'avance vers le mur, pose la main sur le papier peint. Un éclair psychique émane en crépitant de son corps. Tournant la tête dans ma direction, il lance en s'enfonçant : – Je me sens symboliquement bâtard et fier de l'être et j'ai beaucoup de chance avec les accidents.   Il ricane sauvagement en ré dièse, avec une fausse note, ce qui prouve qu'il a déjà perdu de son intégrité.   Et, tac ! Il disparaît comme une bulle de savon.


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Le chant des oiseaux. Et son corps qui s'étire. Des pratiques nouvelles. Parmi ses fruits et ses légumes. Veinard ! Un aveu de disponibilité. La femme est essentiellement une machine à souffrir. Le musée de Sérignan. Le sens de l’idiotie de l’intelligence. Neuvième catégorie puante. Öyvind Fahlström.   Les images excitées sont retombées pendant la nuit.   Quand le jour s'est levé, je dormais profondément. Je n'ai pas entendu le chant des oiseaux, la musique des merles, les cris rapides des perruches, la puissance éraillée des goélands qui règnent partout dans la ville, sur les quais, sur les toits, sur les poubelles.   Je me réveille avec un soupir illusoire de bonheur, comme si elle se trouvait à mon côté, comme si elle était là, allongée, dans le lit, sa peau sous ma main, le granité des aréoles des mamelons de ses seins, et son corps qui s'étire.   ( Je trouve moches ces termes d'aréoles et de mamelons. Qu'est-ce qui m'a pris de les écrire ? Ce que je veux simplement te dessiner avec mes mots, ce sont les bouts de ses seins excités durcis et tendus, avec, autour, le doux cercle de la peau granulée, merveilleuse à toucher...)   Il est bien connu que le désir amoureux se lasse et qu’il faut le nourrir avec des pratiques nouvelles. Des amants, des amantes ont besoin d’expériences inédites, différentes, de mots, d'images, de caresses, de coups...


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Mais, moi, avec elle, je crois que je pourrais faire l'amour comme on faisait, tout était bien, tout était beau, tout était bon, sans rien changer, pendant longtemps, longtemps, pendant toujours... Parce que, ce n'était pas seulement faire l'amour, c'était aussi une façon de réfléchir à la vie...   Café au bar des Halles.   Et comme chaque matin, nos yeux se croisent avec la belle vendeuse.   De là où je suis assis, je la vois, sur son stand. C’est une femme d'ici, elle est brune et a la peau mate. Elle est magnifique, altière et souveraine, dressée, parmi ses fruits et ses légumes qui lui font une parure de rythmes et de couleurs.   Je t’explique pourquoi je l’appelle la femme qui change. – Vous avez un sourire qui ne manque pas de charme, me dit-elle. – Quand je vous vois.   Elle me sourit, puis immédiatement elle ne me sourit plus. – Veinard ! Vous n’avez rien d’autre à faire. Moi, je travaille, dit-elle amèrement.   Le ton est hostile, comme si elle voulait me faire instantanément disparaître de sa vue. – Je vois que je vous dérange, je m’en vais. – Non, restez. Je suis seule, s'écrit-elle avec, dans la voix, un trémolo insistant qui semble un aveu de disponibilité.   Ce « je suis seule » veut-il seulement dire qu’il n’y a pas d’autre client ?   Dans les jours qui suivirent, je retournais la voir chaque matin.   La fois suivante, nos échanges passèrent de nouveau du chaud au froid à un rythme imprévisible, et elle me rattrapa encore par la peau du cou au moment où je m’éclipsais, énervé.   À notre troisième rencontre, j’avais pigé le truc et j’avais même esthétiquement pris goût à ses changements de programme forcenés.   Jamais je n’ai connu une femme dont l’humeur varie aussi brutalement : elle change radicalement d’intonation à l’intérieur même d’une phrase. Même au cours des conversations anodines avec ses fidèles clientes, sa voix s’envole de tous côtés comme un pavillon dans


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des vents contraires. On croirait son âme aux prises avec une tempête féroce.   La souffrance des femmes est parfois tangible, comme un bloc compact. Elle leur tape sur le système. Je me demande ce qu’elles ont enduré pour ne pouvoir ni s’en soulager ni s’en défaire. Je me demande aussi depuis combien de temps ça dure. Leurs mères ? Leurs grands-mères ? Avant ? Et encore avant ?   Pablo Picasso :   « Comme tout artiste, je suis d’abord le peintre de la femme, et, pour moi, la femme est essentiellement une machine à souffrir. »   Mon rédacteur en chef adore Hélène Audiffren. Donc, il veut que, dans mon reportage sur Sète, je fasse quelque chose sur le musée de Sérignan, qui se trouve quand même à une quarantaine de kilomètres, près de Béziers.   Je ne demande pas mieux, elle est une jeune femme dynamique qui mise sur la qualité et qui présente des expositions intéressantes que j’ai toujours plaisir à visiter. Le musée dont elle est la directrice ne cesse de s'agrandir et de prendre de l'importance, comme son nom l'indique, puisqu'il s'appelle maintenant Musée Régional d'Art Contemporain Languedoc-Roussillon.   Je me souviens avoir vue Hélène Audiffren prendre la parole en public lors de la présentation d'une de ses manifestations, elle avait beaucoup de présence, son discours était documenté, analytique, juste, humain, plein d'émotion.   Je vais me payer l’aller-retour en taxi et l'inviter à déjeuner. Ça gonflera ma note de frais.   Est-ce que tu peux deviner, ce que je prendrai sur la place du village, à l’ombre des platanes ? Une seiche à la planche ! Bravo, tu as trouvé. Ils mettent beaucoup d'ail.   Sur le chemin du retour, le chauffeur a ralenti.   Dans un pré enclos, une cavale blanche superbement pommelée se faisait saillir par un centaure hennissant.


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Les artistes sont confrontés de façon concrète, au sein même de leur création, à l’impuissance du langage, à son incapacité de dire la globalité.   Ils ont le sens de l’idiotie de l’intelligence et ils sont les premiers à s’en amuser et à en jouer. Ils savent la bassesse des hautes idées. Ils éprouvent la connerie des plus belles aspirations quand elles s’échouent dans la réalisation matérielle et ils savent se servir de ces ratés pour rebondir sur autre chose.   Une erreur peut devenir exacte, selon que celui qui l’a commise s’est trompé ou non.   Les artistes sont des intellectuels, des vrais, des intellectuels harmonieux, accordés avec le monde, avec la matière, avec leurs mains, avec l’instinct et l’émotion.   C’est aussi pour cela qu’ils font partie du comité de Résistance.   Dans la Chine de la Révolution culturelle, les enfants dénonçaient leurs parents, les élèves leurs professeurs.   Les intellectuels étaient classés « neuvième catégorie puante ».   Je vais, dans mon i-Pad, chercher une citation d'un de mes artistes préférés, Öyvind Fahlström. Je trouve qu'il est plus engagé et plus intéressant que bien des grands noms américains qui font l'histoire du pop art. Son art est moins simplifié. Le problème est que ses œuvres se regardent plus de dix secondes, et ça, c'est un sacré handicap !   Les États-Unis : une perfection technique accablante au service d’émotions rudimentaires. Les Américains confondent la terre avec une image à colorier.   Dans mon magazine, j'insiste pour qu'on parle plus souvent de Fahlström. Et tu sais ce qu'on me rétorque ? On ne parle pas de lui parce qu'il n'est pas assez connu. Moi, je crois simplement qu'il n'est pas connu parce qu'on ne parle pas assez de lui. Tu vois le truc, l'information tourne en rond et ce sont les mêmes qui se passent la balle, on parle de toi parce que tu es connu et tu es connu parce qu'on parle de toi.   C'est des fois aussi con que ça !   À propos de Résistance, voilà ce que dit Fahlström :   « L’artiste est comme un agent, comme un espion ou un membre d’une


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organisation clandestine. Auparavant, je pensais que je pourrais peindre à certains moments, me distraire à d’autres. Mais dernièrement, j’ai réalisé qu’en tant qu’artiste, on n’est jamais au repos, que la chasse et la pêche continuent perpétuellement et que, à l’instar d’un membre de la Résistance, on ne peut jamais se relâcher, sachant que quelqu’un pourrait venir frapper à la porte à tout moment pendant la nuit. »


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Frédéric Périmon. Fétichiste moderne. La nostalgie raffinée d’un polo Montagut. Masques, menottes. Dans des positions rares. Centaines de logos de marques de publicité. L’ombre d’une tête de mort. Un amas d’objets entassés. La forme fuselée d’un poisson. Estomaqué ! Bukowski. Le sexe sur la langue.   Frédéric Périmon, lui aussi sétois jusqu’à la moelle, est d’une culture universelle. Il aurait, sans nul doute, été classé « neuvième catégorie puante ». C’est un lecteur studieux, curieux, une intelligence avide de savoirs variés.   Il n’hésite pas à utiliser des formules de langage recherchées du genre J’ai ouï dire qui montrent son goût de l’élaboration.   De même, sa façon de s’habiller de vêtements dégottés ici et là, pas chers, mais lookés et référencés, dénotent également un vrai talent de collectionneur. Il est entouré d’une multitude d’objets qu’il incorpore dans ses sculptures ou qu’il revend à l’occasion sur Internet.   C’est un fétichiste moderne, il détourne les marques de supermarché, ruse avec les produits manufacturés, joue avec la consommation.   C’est aussi, dans la conduite de sa vie, un disciple d’Éros, un amateur assidu de la beauté féminine.


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Grand, costaud, cheveux épais, bouclés, il est vêtu d’une salopette bleue sous laquelle je devine la nostalgie raffinée d'un polo Montagut («Le prix s'oublie, la qualité reste»).   Un dandy est quelqu’un de tout aussi perturbé et mal dans sa peau que toi et moi mais qui n’embête pas les autres avec ses problèmes personnels.   Voyant qu’il est assis, les lunettes penchées sur un grand dessin minutieux qui semble réclamer toute sa concentration, je lui dis de ne pas surtout pas s’interrompre et je regarde attentivement autour de moi.   Des accessoires, masques, menottes, qu’on trouve dans les sex shops, sont accrochés sur le mur. J'ai un sourire amusé. Ils sont franchement drôles car ils sont fabriqués par l’artiste en tissu écossais de pantoufle charentaise. Du SM pour père tranquille ! De la perversion en chaussons !   Je lui cite les mots de Picabia :   «Le public a besoin d'être violé dans des positions rares.»   Il apprécie en connaisseur.   Il y a aussi de grands dessins, comme celui sur lequel il est en train de travailler. Ce sont des paysages de plaines et de montagnes. Ils ont l’air d’être de facture classique mais, en m’approchant, je constate qu’ils sont faits de centaines de logos de marques de publicité minuscules, assemblés comme des pixels numériques.   Je contemple un tableau Nuit étoilée d'après Vincent Van Gogh littéralement envahi de logos et de marques. On peut lire, partout dans la peinture, les typographies caractéristiques de : Palmolive, boursin, Holiday Inn, 8 à Huit, marie-claire, SUBWAY, DECATHLON, ASPIRIN, free, BIC, twitter, SIEMENS, Dunlop, CHANEL, la laitière, AIRBUS, CANDY, IKEA, Harpic, Schweppes, lotus...   Soudain, j’ai un mouvement de recul.   Sur le mur du fond, mes yeux viennent de percevoir l’ombre d’une tête de mort.   Elle doit faire une soixantaine de centimètres de haut. Je la vois sans aucune ambiguïté. Elle se découpe, obscure, presque noire, avec les deux trous de ses yeux clairs, de la blancheur du mur.


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Frédéric Périmon, Nuit étoilée d’après Vincent Van Gogh, impression jet d’encre sur vélin tendu sur châssis, vernis, 50 x 62 cm, 2012


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Je suis estomaqué !   J’essaye de saisir d’où peut bien naître cette image.   La lumière entre par la fenêtre. Entre elle et le mur, se trouve une table sur laquelle je ne vois rien d’autre qu’un amas d’objets entassés.   Frédéric Périmon lève la tête de son dessin et me scrute d’un air interrogatif.   Je lui montre la forme sur le mur.   Manifestement, de la chaise sur laquelle il est assis, il ne la distingue pas. Il doit me trouver bizarre. Je n’ose ni bouger d’un millimètre, ni articuler un mot, comme si je craignais de rompre un secret. Je lui fais signe de venir là où je suis. Il s’approche.   Juste à cet instant, un voile s’étend sur le collège Victor Hugo. Un long nuage blanc qui a la forme fuselée d’un poisson passe devant le soleil. Des oiseaux tournoient dans le ciel. Il me semble voir de la brume se prendre dans les branches des platanes de la cour.   Quand les ombres se dessinent à nouveau sur le mur de la pièce, je ne retrouve pas l’apparition fantomatique.   Comment décrire l’état dans lequel je me trouve ? Je suis estomaqué ! Il ne me vient pas d’autre mot à l’esprit que cette expression méridionale.   Je me retire, perdu dans mes pensées, sans proférer un seul mot.   Frédéric Périmon me suit des yeux. Il doit me trouver de plus en plus bizarre.   Dans Pulp, le roman policier de Charles Bukowski, c’est la Mort elle-même qui, sous la forme d’une pulpeuse créature à la voix sensuelle, «genre le sexe sur la langue», téléphone au détective privé et lui passe commande de l’enquête. Louis-Ferdinand Céline n'est pas mort en 1961. On l'a aperçu à Los Angeles. «Je veux m'offrir, dit la Grande Faucheuse, le plus grand écrivain français.» C'était encore mon bureau. Mais plus pour longtemps, puisque j'étais en fin de bail et que McKelvey devait fignoler les derniers détails de mon expulsion. Vu que l'air condtionné avait rendu l'âme, il y faisait aussi chaud qu'en Enfer. Une mouche se traînait sous mon nez. D'une chiquenaude bien appuyée, je la rayai du tableau et j'étais en train de m'essuyer les doigts sur mon pantalon, quand le téléphone sonna.


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Je décrochai.   – Mouais, grommelai-je.   – Avez-vous lu Céline ?   C’était une voix de femme, genre le sexe sur la langue. Et comme je croupissais dans ma solitude depuis une éternité, je dressai l’oreille.   – Céline ? dis-je. Ben…   – Je veux Céline, reprit-elle. Il me le faut absolument.   Quelle voix ! De quoi hisser les couleurs. Séance tenante. – Céline ? répétai-je. Dites, ça ne vous ennuierait pas d’éclairer le tapis ? J’ai besoin d’en savoir plus. Parlez, parlez, je suis tout ouïe.   – Fermez votre braguette.   Je baissai les yeux.   – Comment avez-vous deviné ?   – Sans importance… C’est Céline que je veux.   – Mais il est mort.   – À d’autres ! Vous devez me le trouver. Il me le faut.   – En cherchant bien, je pourrais peut-être vous ramener ses ossements.   – Mais non, imbécile, il est vivant.   – Et où ?   – A Hollywood. J’ai entendu dire qu’il ne décarrait pas de la librairie de Red Koldowsky.   – Admettons, mais alors pourquoi ne le coincez-vous pas vous-même ?   – Parce que je veux être certaine que ce soit vraiment Céline. Certaine à cent pour cent.   – Une autre question. Pourquoi m’avez-vous choisi ? Il y a une bonne centaine de privés dans cette ville.   – John Barton ne jure que par vous.   – Tiens, tiens, Barton ! Ecoutez-moi bien maintenant. Primo, faudrait songer à une avance, et secundo, ça m’irait assez de vous voir en chair et en os.   Elle raccrocha. Je fermai ma braguette.   Et j’attendis.


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Tarentino. Les yeux écarquillés d'Uma Thurman. J'en ai marre de l'art et des artistes. Zébré de rouge. J'aurais peur de la guerre. Joli Garçon. T’es moche, t’es beau, t’es con. Le Sud Américain se met à pleurer lui aussi. Mon portefeuille. L'Ignorance de Milan Kundera. Un paquet de photos.   Dans la foulée de Pulp de Bukowski, je pense à la scène de Pulp fiction, le film de Quentin Tarentino, dans laquelle Mia (Uma Thurman), victime d'une erreur de poudre blanche, est partie au royaume des morts.     Lance (Eric Stoltz) : Bon, faut lui parler sans arrêt, elle va apporter la piqûre, moi je vais chercher mon guide médical.   Vincent ( John Travolta) : Il te faut un guide médical pour quoi foutre ?   Lance (en criant) : Pour voir, j'ai jamais fait de piqûre d'adrénaline !!!   Vincent : Quoi ?!! T'as jamais fait d'injection d'adrénaline ?!!   Lance : Non ! J'en ai jamais fait ! Je me défonce pas avec des connasses moi ! Et mes amis savent se shooter !!   Vincent : Va chercher la seringue.   (...)


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Lance : Tiens, je vais te dire ce qu'il faut faire...   Vincent : Non non non, pas question vieux, c'est toi qui injectes.   Lance : Non ! C'est toi qui injectes !   Vincent : Non ! C'est toi...   Lance : Hors de question que j'injecte.   Vincent : Mais j'ai jamais fait ce genre de piqûre !   Lance : Je l'ai jamais fait non plus, et je commencerai pas aujourd'hui ! Tu l'as amenée ici, c'est à toi de lui faire l'injection. Si un jour je t'en ramène une, c'est moi qui lui ferai l'injection, allez vas-y injecte !!   Et là, me saute au visage, la pâleur livide et les yeux écarquillés d'Uma Thurman qui, sous l’effet de la piqûre, se réveille d’un seul coup de l’overdose fatale.   Lance : Si ça va, dis nous un mot.   Mia (Uma Thurman) : Un mot.   La danse macabre valse dans ma tête, avec les noms de Robert Filliou, de Roland Topor, d'Erik Dietman, tous morts à soixante ans de trop de nuits blanches et noires.   Lorsque, quelques heures plus tard, je lui parlerai de ce qui s’est passé pour moi dans son atelier, Frédéric Périmon me fera la même réponse que les autres artistes. Il n’est pas au courant. Il n'y est pour rien. Non, il ne projette pas d’ombre de tête de mort sur les murs, ce n’est pas son truc. « Je ne m’appelle pas Boltanski », précisera-t-il avec un léger sourire.   Je m’assois sur la rambarde du Môle et je contemple la mer en contrebas. Les vagues butent tranquillement contre les blocs de pierre et de béton. Je sens parfois une fraicheur d’écume m’effleurer le visage.   Le Môle est un lieu de promenade que fréquentent volontiers les Sétois en famille.   Mais, au lieu d’en éprouver l’harmonie, je sens se pointer les signaux du malaise que tous les journalistes connaissent bien, ce moment de baisse de tension dont le message est clair : mon vieux, prends-toi une


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journée à ne rien faire, allonge-toi dans ta chambre d’hôtel, laisse tomber, attends que ça passe.   J'en ai marre de l'art et des artistes. Ils me gonflent, ils me pompent l'air, ils me prennent la tête, ils me bouffent le coco.   N'importe quoi, regardé de près, devient vite complètement nul.   Un artiste, qu'est-ce que c'est, sinon un type qui fait la putain avec ses manies ?   Je reste à regarder la clarté du jour s’assombrir et décliner.   Et quand le soleil s’enfonce derrière la colline, je peux contempler le ciel zébré de rouge et me dire que j’aurais peur de la guerre.   Plus haut, à ma droite, pointent des lumières qui s’allument à la volonté des hommes.   C’est l’écrin du Mont Saint-Clair.   À Paris, tu ne vois pas les étoiles, il n'y a pas assez d'obscurité.   Je tourne le dos à la mer et monte vers la ville haute, par un lourd escalier de pierres.   Je m'arrête dans un bar pour manger des tapas. En contrebas, sur la place de l'Hospitalet, trône la sculpture en marbre de Richard Di Rosa, la Madone du Quartier Haut, la Mamma aux formes opulentes et aux lèvres pulpeuses.   Le groupe Joli Garçon est en train de répéter. Philippe Gros chauffe sa voix dans le micro. Un technicien fait la balance avec les musiciens.   J’entends ces phrases qu’il prononce plusieurs fois :   T’es moche,   t’es beau,   t’es con.   T’es moche,   t’es beau,   tu danses.   T’es moche,


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t’es beau,   tu bois.   T’es moche,   t’es beau,   et crac.   C'est bien, la présence est là, touchante, les paroles font tilt.   Prochain concert annoncé : Tony Truant, Peter Pan du rock, feu follet allumé, humoristico-trash, insolent clignotant.   Quand je te disais que Sète est une scène de musique alternative, c'est bien simple, ça n'arrête pas.   Je resterais bien pour le concert de Joli Garçon, mais j'ai pris la décision de ne pas m'attarder. Après les excès d’hier soir, je me limite sagement à un demi pression au comptoir.   À côté de moi, assise sur un tabouret, il y a cette femme avec qui je parle. Elle est accompagnée par un Sud Américain qui boit tout ce qu’il est possible de boire. Ils m’offrent un verre. Je reste à la bière.   Je me laisse entraîner sur la pente glissante de sa vie et je crois m’en tirer avec des considérations philosophiques. Mais, à un moment, elle échappe aux généralités, sa vie la rattrape et elle se met à pleurer, doucement, dignement, tristement.   Désemparé, ne sachant trop quoi dire, je regarde les soupirs remuer ses seins de l’intérieur. – Écoute, ô écoute, dit-elle, nous étions si heureux…   Ses sanglots redoublent.   Le Sud Américain se met à pleurer lui aussi, avec autant de tenue et de distinction, en répétant : – Nous étions si heureux, si heureux…   Puis ils se lèvent, me saluent poliment, et s’éloignent, elle soutient sa marche titubante.   Je sors mon portefeuille, je paye le demi, ils ont réglé l'autre. Il n’est pas vingt et une heures. Je rentre directement à l’hôtel.   En marchant, je serre entre mes doigts la clef plate de métal blanc dans la poche de mon jean.


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Devant l'entrée de la Chapelle du Quartier Haut, je vois un attroupement de gens dont certaines têtes ne me sont pas inconnues. Ils sont en train de préparer les journées de l'Amour, organisées par l'Association Histrions. Christy Puertolas, au rire et à l'enthousiasme communicatifs, en est l'initiatrice. Je me mêle un instant au petit groupe sympathique. J'en profite pour jeter un coup d'œil aux œuvres déjà accrochées. Là encore, flotte le parfum vivace et poétique de l'identité que je ressens chez les artistes sétois.   J'échange quelques mots avec François Michaud. Il mène à bien, ces temps-ci, une importante série intitulée Le cœur du monde. Il dessine, peint et sculpte des cœurs qu'il installe un peu partout dans le monde. Certains, tel le cœur en marbre rouge, peuvent atteindre de très grandes dimensions et peser plusieurs tonnes.   François m'indique qu'il fait référence à la phrase de Galilée : "Le monde est une sculpture vivante". C'est une belle formule, je trouve. Peutêtre même trop belle pour être vraie. Je lui demande : est-il sûr qu'elle soit réellement de Galilée ? Il me répond qu'il l'a lue, citée par Piero Manzoni, l'auteur du Socle du monde (1961).   À l'hôtel :   Parmi la quantité des livres que je trimballe avec moi, je me plonge dans la lecture de L’Ignorance de Milan Kundera.   Dans son roman, Kundera parle d’un peintre tchèque qui vit à Prague, dans les années cinquante. Sous le régime communiste, il se plie à une représentation réaliste, c’est une obligation, il n'a pas le choix. Il fait donc des tableaux figuratifs. Mais il préférerait peindre de façon moderne comme on peint alors partout dans le monde, il aimerait faire de la peinture abstraite.   Tout en souscrivant à l'esthétique imposée, il réussit à mettre dans ses œuvres des couleurs violemment irréalistes, dans la lignée de Van Gogh, de Gauguin et des fauves.   Le personnage central du roman, Joseph, estime à l’époque que le résultat ne manque pas de force et d’étrangeté. Il aime en particulier un tableau qui représente une banlieue ouvrière traitée avec une audacieuse fantaisie colorée.   Joseph quitte ensuite la Tchécoslovaquie et s’installe au Danemark.


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Peu après 1989, Joseph reçoit au Danemark un paquet de photos des nouveaux tableaux du peintre, peints cette fois en pleine liberté : ils étaient indistinguables des millions d’autres tableaux qui se peignaient alors sur la planète.   «Le peintre pouvait se vanter d’une double victoire : il était totalement libre et totalement pareil à tout le monde. », conclue Milan Kundera.


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La lumière électrique ne me fait pas de cadeau. Mauvais trip. Sosie de Dracula. Une flaque flasque d’apathie. La vie est une ennemie. Juste un écrivain qui n’écrit plus. Un de mes sports en chambre favoris. Je rame, c'est le cas de le dire. En train blindé. Comme une amputation. Les pirates. Drapeau noir.   Le matin, à l’hôtel :   Je vois mon image dans le miroir.   La lumière électrique ne me fait pas de cadeau.   Ma peau est constellée de plis, de tavelures, de taches de moches couleurs. J’ai trente-huit ans, mais j’ai l’air d’un vieillard.   Si, au moins, j’avais la tête d’un bon vieux, plein de sagesse, qui n’est plus tiraillé, qui a réglé ses tourments. Mais ça n’est pas le cas, je sens une mauvaise vieillesse en moi qui me bride plus qu’elle ne m’assagit.   On recommande à qui prend pour la première fois du LSD de ne pas se regarder dans une glace, les déformations de son visage risquant de le conduire au mauvais trip. Lors de voyages à l’acide, je me suis vu


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sosie de Dracula, grand singe de la forêt, mélange de Philippe Sollers et de Bernard-Henry Lévy, peinture expressionniste, sillonnée de traces ocres, jaunes et vertes.   Un jour, j’ai décroché le téléphone et je me suis téléphoné à moimême. J’ai composé mon propre numéro et j’ai été soulagé, oui, réellement très soulagé, d’entendre le signal indiquant que la ligne était occupée et de ne pas avoir à l’autre bout du fil ma voix qui me réponde.   Les humains sont immondes. J'ai du bol de ne pas en être un.   J'ai besoin d'une thérapie de réajustement.   Moi ! Quoi, moi ? Hein ? ?   Que quelqu'un d'autre soit moi !! Surtout ne te gênes pas, il y a un trou à prendre, la place est libre. Il y a des moi partout.   Cool ! Relax !   Je connais le calme spécial qui succède au trop plein de questions.   C’est un abattement un peu nauséeux, une flaque flasque d’apathie. Je l’ai senti venir hier soir sur le Môle. Par voie de conséquence, le programme de ma journée d’aujourd’hui est simple : ne plus bouger, rester les bras ballants, dans ma chambre d’hôtel, en espérant que se dissipe la torpeur.   Est-ce une forme radicale de paranoïa ? La vie est une ennemie avec qui je peux pourtant négocier un traité de non-agression pourvu que j’en attende rien et que je ne lui demande rien.   On accorde beaucoup d’importance à la presse mais, moi, je connais le peu d’importance de mon importance. Tu t’en es peut-être rendu compte, en me voyant bringuebalé à droite et à gauche depuis plusieurs jours, je ne suis pas le roi de la prétention, je suis lucide et je ne me prends que moyennement au sérieux.   Tu sais pourquoi ?   Parce que je sais ce que c’est que d’écrire et de penser. Je sais ce que ça signifie, l’effort que c’est d’être seul, face à soi-même.   Je ne suis pas un écrivain raté, je suis juste un écrivain qui n’écrit plus.   Pourtant, depuis dix ans, mon ordinateur aligne des autoroutes de


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signes, j’enfile les mots à grande vitesse, je noircis du papier, je ponds du texte chaque jour.   Mais je ne suis plus seul, face à moi-même.   J’écris sans arrêt mais je n’écris plus.   La réception me passe un appel téléphonique en fin de matinée, c’est le patron du bar qui me dit de ne pas m’inquiéter, on a trouvé mon portefeuille en rangeant après la fermeture. Je ne m’étais rendu compte de rien. Je le remercie, je passerai ce soir.   Je descends, à cinq heures, dans le hall de l’hôtel et je prends une tasse de thé. J’en suis le premier étonné, ça ne m’arrive jamais.   Je remonte dans ma chambre.   Je lis, pendant deux heures, les livres que m’a prêtés Maïté VallèsBled, je rentre les infos dans mon ordinateur. Puis je vais sur Internet, et je me livre à la pratique d'un de mes sports en chambre favoris qui a pour nom copié collé.   J’ai l’impression d’être une gare de triage.   Je vais à tout allure.   J’avance.   Je sens se dissiper et s’éloigner le malaise, en espérant qu’au bout, la journée finira par être vide et légère comme une coquille vide.   Je cherche toujours dans la même direction : les joutes noires.   Les joutes de nuit, dans la pénombre, dans l’obscurité... Les yeux bandés... Une cagoule sur la tête... Les joutes dans l’eau noire... Les jouteurs en pantalon et chemise noires... Drapeau, bannière, bateau noirs…   Je rassemble une quantité de renseignements généraux sur les joutes et sur la ville de Sète, mais sur les joutes noires précisément, s'il y a quelque chose à dénicher, je ne l'ai pas encore trouvé... Je ne note rien de vraiment intéressant... Deux, trois trucs seulement :   Mistral rapporte qu'à La Ciotat, des jouteurs portent des chapeaux ronds à la Henri IV, ornés de longues plumes noires.   Dans la méthode parisienne, à l'exception des minimes qui prennent les lances à poignées vertes, toutes les autres catégories prennent les


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lances à poignées noires.   Agde, dont les monuments sont construits en pierre basaltique, est parfois surnommée «la perle noire de la Méditerranée». Pour cette raison, à cause de la couleur des roches, de la plage et du sable volcaniques, on peut parler de joutes noires...   Je rame, c'est le cas de le dire.   Je flotte sur une mince barque qui se fond dans un paysage de brumes, de joncs et de roseaux.   Difficile de ne pas être fictif.   Je navigue dans un espace temps intermédiaire, entre le présent et le passé, entre le rêve et l'éveil, entre l’illusion et la vérité, entre la réalité et la foule fiévreuse des songes.   Il suffit d'un poème pour rendre vie à une langue, à un pays disparus.   En fait, c'est de fils tissés de mémoire et d'analogies approximatives que sont cousues nos histoires. Avec des reliefs d'épave et des reflets de miroirs, nous donnons l'illusion de la continuité.   C'est tout l'art des fantômes.   On perd sa vie à faire des cercles avec ses propres traces, en croyant marcher droit, comme un escargot mélancolique qui s'émerveillerait du brillant de sa bave.   Au bar :   Une fille s’avance vers moi, à me toucher. Un sourire net, des dents fortes, des épaules larges de rameuse. Elle va pour me dire quelque chose et, comme ses mots se seraient perdus dans le bruit et la musique, elle se tait.   La musique a toujours été la complice du sexe.   Elle lève son verre avec ce geste qui signifie : « Après tout, pourquoi pas ? Allons-y… »   Tout était en place pour que mes mains se posent sur ses épaules, que mes lèvres effleurent l'arrondi de sa joue. Mes yeux descendent sur la voluminosité des seins, sur les hanches et les cuisses qui tendent le tissu de sa jupe. Et puis…   Et puis… Je ne fais rien, je lève mon verre, je trinque avec elle avec


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un sourire entendu, je regarde ailleurs, finalement je me rejette en arrière, c’est ramolli et lâche.   Et je me retrouve d’un seul coup rétréci à ma seule substance et comme recousu malgré moi dans ma peau.   Je me crois disponible, exposé à toutes les imaginations du destin : en fait, je roule en train blindé.   Tu vois, je suis comme toi. J’endors mes désirs, je me défile, je m’arrange avec la vérité, j’oublie mes exigences, je joue la comédie, je fais le beau, un peu pleutre, friable, un peu nul, couvert de cicatrices, allô maman bobo.     Et surtout,   et surtout, il y a elle,   il y a elle, qui m'est comme une amputation.   Celui qui s'attache est perdu. Le lien est mon ennemi. Mais je ne suis pas attaché à elle. Ne vas pas croire que je suis seulement en train de pleurer le manque d'elle. Je suis attaché à la chance que j'ai eue de faire avec elle un couple beau, lucide et ouvert, et que j'ai merdée. Voilà ce qui me démolit. Tu comprends ?   À l'hôtel :   J'entends des bruits dans mon sommeil. Et, quand j'entrouvre les paupières, il y a du monde dans ma chambre.   Le premier sur lequel mes yeux se posent est un grand gaillard taillé en hercule, teint basané, poitrail velu, anneaux pendant aux oreilles, avec une petite frange de cheveux sur le front, trop étroite, vu la taille du personnage.   Le spectacle qu'offrent les autres n'est pas plus rassurant. Un groupe d'hommes ricanant, grognant, vêtu de tissus disparates où domine le noir. Il s'en dégage néanmoins une fierté sauvage qui me fascine.   Comment sont-ils arrivés ? Je ne sais pas. Ils ne sont pas sortis du mur,   à travers le papier peint. Ils sont là, un point c'est tout.   Ils profèrent des paroles, mais quand je m'adresse à eux, ils ne me répondent pas, comme si je n'existais pas. C'est un comble, ils sont dans ma chambre et c'est moi qui n'existe pas. – Nous sommes les pirates. Depuis l'Antiquité, les ennemis de tous. Les bandits. Flibustiers. Boucaniers des mer des Caraïbes, nous avons


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nos comptoirs à la Tortue. Peu d'entre nous mangent à leur faim ou deviennent riches. Nous mourons jeunes au combat, le rire aux lèvres, le sabre d'abordage à la main ou pendus au bout d'une corde.   Leurs voix psalmodient ensemble une sorte de refrain :

Nous écumons les mers sous le pavillon des pirates, drapeau noir orné d’une tête de mort surmontant deux tibias entrecroisés.

Du groupe, deux femmes se détachent.   L'une rousse :   – Je m'appelle Anne Bony, de mon vrai nom Anne Cormac. Je suis née vers 1687 en Irlande. Je portais les cheveux courts, j'avais le visage crasseux et les vêtements en bataille, et je me déguisais en homme pour pouvoir être acceptée sur le bateau. J'ai aimé plusieurs hommes et j'ai eu une aventure avec une autre femme pirate comme moi, Mary Read, elle aussi costumée en homme.   L'autre aux cheveux noirs : – Je suis Ching Shih, la plus célèbre pirate asiatique.   Les deux femmes reprennent le refrain en chœur avec les hommes :

Nous écumons les mers sous le pavillon des pirates, drapeau noir orné d’une tête de mort surmontant deux tibias entrecroisés.

Mes yeux se ferment à nouveau. Ma respiration s'alourdit.   Deux pirates montent sur les tintaines. Ils ont chacun une lance et un pavois aux dimensions règlementaires. La lance est en bois de pins et mesure deux mètres quatre-vingt. Le pavois est également en pin et pèse huit kilos. La seule chose qui échappe au règlement, ce sont les couleurs blanche et noire du matériel.   Autour de mon lit, les encouragements fusent haut et fort : Allez, allez, ventres noirs ! Allez, allez, ventres noirs ! Tambours et hautbois entament la charge sous forme de requiem. Les dix rameurs de chaque


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barque et le barreur arborent des têtes de mort. Les deux jouteurs rivalisent de coups de vice, de feintes et de ruses, jusqu'à faire des passes de flamenco et à danser sur le plancher à deux mètres au-dessus de l'eau sombre comme du goudron.   Anne Bony murmure à l'oreille de Ching Shih : – C'est beau, violent et incroyablement érotique. – Hi, hi, approuve l'autre, avec une lueur fauve dans ses yeux étirés.   Le brouhaha des cris atteint son paroxysme quand le bois du pavois d'un jouteur se disloque sous l'impact de la lance dont les pointes du trident d'acier lui perforent la poitrine dans un geyser sanglant. Rouge et noir.   Quel bordel dans ma chambre !   Heureusement que ce ne sont que des phrases écrites sur des feuilles en papier !     Je crois que je m'assoupis un bref instant sur cette dernière et réconfortante pensée.   Peu après m'attend un nouveau et triste spectacle. Les pirates sont allongés sur le dos, en rangées, comme des figurines dans des dortoirs sous les étoiles du ciel. Les murs se sont dissous, je ne parviens plus à distinguer les contours de ma chambre. L'espace est sans limites, ouvert sur le temps de la nuit infinie.   La gorge nouée par un intense sentiment de désolation et de perte, je contemple les corps alignés, gisant immobiles dans la clarté lunaire.   Certains d'entre eux ont sillonné les mondes imaginaires, les océans lointains, cherchant en vain l'île mythique de l'Utopie. S'ils n'ont jamais abordé le rivage de la contrée idéale, ils ont au moins accompli le rêve qu'ils portaient d'une vie aventureuse et libre.   Que sont-ils devenus ?   Où sont leurs regards chauds et durs, leurs muscles, leurs traits gravés ?   Où sont leur force et leur rire ? Mais, me dis-je dans un demi-sommeil... Mais, en fait, ils ne sont nulle part... Si ce n'est sur la page cent trente-cinq de L'enquête à Sète. Il suffit que je tourne la page pour passer à la suite. Tu vois, j'en suis à la dernière phrase, au bas de la page.


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Et nous voici maintenant, page cent trente-six. Voilà, c'est fait. Ils ne sont plus avec moi, ici, à mes côtés. Je suis à nouveau seul dans ma chambre d'hôtel. Mon corps a un sursaut avant la chute. Je me suis rendormi.


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Au bout de deux heures d’ensuquement programmé. Des lambeaux d'images. Un montage rapide et saccadé. C’est dimanche. Profond dédain. Un kilo de poires. Les bords de l'étang de Thau. Il est agréable d’avoir des idées faciles. Il n'y a pas de problème qu'une absence de solution ne puisse résoudre.   Je passe une partie de la matinée à regarder la télé. Les gens intelligents (comme moi) ont besoin de connaître la stupidité du monde. Et puis, au bout de deux heures d’ensuquement programmé, je me lave le visage dans l’évier sous l’eau froide du robinet en me frottant les yeux avec les paumes des mains pour les nettoyer de l’infection des lambeaux d’images qui auraient pu y rester collés.   Tu sais que les films de cinéma parlent la même forme de langage que la télévision ? Je te résume, ce n'est pas compliqué. Le langage que tu vois partout, sur les écrans, auquel tu es habitué et que tu perçois comme normal, est caractérisé par : une caméra en mouvement perpétuel, des plans brefs, un montage rapide et saccadé, un bombardement de sons denses et agressifs, un électrochoc d'effets spéciaux, performants, déformants...


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Un manque d'espace, de temps et de durée de silence et de réflexion...   Et une intolérance à se concentrer plus de dix secondes.   Café aux Halles.   Ils se saluent, ils se connaissent par leurs prénoms. Ils me jettent un regard discret, ils ne veulent pas me déranger. Je suis assis, depuis cinq jours, tous les matins à la même place, tout se sait très vite, je pense que je ne suis plus un inconnu.   J'écris dans mon carnet.   L’ambiance dans le marché couvert est différente, les gens sont mieux habillés, les papis donnent la main à leurs petits enfants, ils font la queue pour les gâteaux : c’est dimanche.   La femme qui change ne chôme pas, elle est en permanence occupée à servir des clientes qui l'appellent par son prénom.   Je fais un tour à la librairie qui est à deux pas, et quand je reviens, elle est seule sur son étal.   Nous avons un de nos habituels échanges de répliques aigres douces.   Elle me jette un regard de profond dédain et, finalement, se colle brièvement contre moi.   Je lui achète un kilo de poires.   Elle me montre le prix indiqué sur une ardoise, posée sur la cagette de fruits.   Elle retourne alors l'ardoise.   De l'autre côté, écrit à la craie d'une écriture régulière, appliquée, je lis :   Il est bien connu que ma vie manque de sens. Il y a des existences, comme ça, qui n’arrivent pas à prendre forme. Un peu comme la sculpture qui ne parvient pas à s’extraire du bloc, qui adhère, par fragments, non finis.   Je n'en reviens pas. Ces mots sont de moi, je viens de les écrire, il y a moins d'une heure.   La vendeuse lit mon incrédulité sur mon visage. Le rond de ma bouche ouverte et mes yeux en billes de loto font se dessiner un sourire sur ses lèvres. – Vous l'aviez oublié sur la table du bar, je suis allé le récupérer, j'étais sûre que vous n'alliez pas partir sans venir me voir, dit-elle tendrement en me tendant mon carnet.


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Au fond de moi, quelque chose remue, qui m'étonne encore plus. Ces mots ne sont pas des mots de journaliste, ce sont des mots d'écrivain.   Ce sont aussi, je suis bien obligé de m'en rendre compte, les mots d'un type qui ne va pas bien.   Je passe par le Marché aux Puces, animé, populaire.   Quelle journée de printemps ! C’est l’été. Le soleil tape d'un poing dur sur ma tête.   Regardez le soleil jusqu’à ce qu’il devienne carré.   Je continue ma marche en direction des bords de l’étang de Thau.   Normalement, mon enquête aurait dû être terminée.   Normalement, mon article aurait dû être bouclé hier soir.   Normalement, normalement…   Mais rien n’est normal dans cette affaire.   À partir d’aujourd’hui, mon temps est pris sur mes congés. J’en ai encore pour combien de jours ? Je n’en sais fichtrement rien.   Il existe certainement des liens entre l’étudiante des Beaux-Arts, les joutes noires, Pierre Soulages, le collège Victor Hugo. Je suis encore incapable de les établir, ça prendra plus de temps que prévu mais j’y arriverai, c’est mon boulot.   J’ai également la sensation qu’il existe des liens entre ma propre existence et ces événements. Est-ce une illusion ? Je suis totalement dans le brouillard. C’est juste une sensation, une drôle d'impression qui ne repose sur rien de tangible, mais qui a fait son nid au plus profond de moi.   Je ne dois pas résister, je dois laisser venir, laisser aller.   Des choses sont en train de se jouer, des choses que j’ignore, et qui s’enfoncent dans des souterrains de ma vie.   Et pour bien te montrer que je n’ai pas l’intention de m’opposer au cours des événements, puisque je me rends chez Bozo et qu’il fait chaud, je décide de faire une halte au bord de l’étang.   Quand je vais à la plage, je n’emmène rien, pas de tube de crème, pas de serviette, rien, je me baigne et je m’étends sur le sable, un point c’est


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tout, j’attends que le soleil me sèche, et je m’en vais.   De toute façon, je n’ai rien avec moi, juste un kilo de poires.   Je m’allonge dans le sable. J’en prends une poignée dans ma main, le laisse glisser entre mes doigts en un jet tiède et doux. Je me dis qu’il s’enfuit comme le temps, comme le temps qui passe, que c’est une idée facile et qu’il est agréable d’avoir des idées faciles.   C’est justement pour cela que tu vas à la plage, non ? Pour avoir des idées faciles, pour les bercer, pour les caresser stéréotypé, pour tomber dans les clichés, pour chantonner gentil, pour rythmer brésilien, et pour bien te cuire l'épiderme, chauffé, salé, sablé.   Il n'y a pas de problème qu'une absence de solution ne puisse résoudre.


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J’arrive chez Bozo vers quatorze heures. Piste de moules. Il a commencé à raccommoder les filets à l’âge de treize ans. Les verres de blanc de l'amitié. La hargne et la bonne humeur. Un bateau appelé Le Nerval. La lance à la main sur la tintaine. Le Soleil Noir. Deux petites billes grises, compréhensives.   J’arrive chez Bozo vers quatorze heures.   Son vrai nom est Philippe Fassanaro, mais son surnom de clown lui va bien. Il a les cheveux en bataille, l'air étonné de tout, la candeur du sourire qui vous emporte et le goût des paroles qui chantent.   Il tient absolument à me faire goûter sa soupe de poissons. Il tire un pichet de blanc au cubitainer. Je lui donne mon kilo de poires. – Ma soupe, je la fais sans feuille de laurier, sans safran, et surtout je la fais sans oignon. À Sète, on n'en met pas. L'oignon est un «casse-saveur». Je mets des gousses d'ail écrasées. L'ail, c'est l'opium des pauvres. Il a toutes les vertus, vermifuges, antibiotiques, dépuratives, toniques, contre l'hypertension. Quand la cuisson est terminée, je retire les tranches de baudroie, les petites rascasses, les mulets, les merlans qui sont demeurés entiers et je les mets de côté. J'écrase à la fourchette de bois les poissons qui se sont défaits. Je passe le bouillon, avec les poissons écrasés, au tamis, puis à l'étamine. J'aurais pu y ajouter des grosses pâtes, mais je vous la sers comme ça dans un bol. J'ai mis pas mal de tomates, c'est rafraîchissant.


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Pendant que je me régale, nous discutons de la mer, des poissons, des coquillages, des navires, du métier de marin.   Enfin, quand je dis, nous discutons, c’est plutôt lui qui parle et moi qui l’écoute et lui pose des questions. Ce n’est pas tout à fait vrai, il me prend pour un écrivain et m’interroge timidement sur l’écriture qui a l’air d’être, pour lui, une expérience interdite.   Je suis chaud. J’ai dans la tête les renseignements que j’ai répertoriés hier soir sur l'histoire des joutes et sur Sète, avec l'interrogation sur la question des joutes noires que je tiens absolument à élucider.   Je pense que si Bozo n’est pas à même de me renseigner, personne d’autre ne le pourra.               Il connaît de Sète, de la mer et des bateaux, tout ce qu’on peut savoir.   Il a commencé à raccommoder les filets à l’âge de treize ans. Il est passé par tous les échelons. Il a fait tous les métiers de la pêche, des plus humbles aux mieux payés. Il aurait pu vendre son âme et gagner de l'argent sur un de ces gros chalutiers qui raclent les fonds et ramassent tout ce qui vit.   Il a passé tous ses diplômes de navigation. Il a le grade de capitaine de marine.   Depuis plusieurs années, il enseigne au lycée maritime qui se trouve à deux pas de chez lui.   Maintenant, il met son masque et ses palmes et il plonge pour regarder, il tue le moins possible.   Il calme les excès.   Il n’a pas d’autre idéal que d’être au bord de l’étang, de cuisiner des huîtres en béchamel et de partager les verres de blanc de l'amitié.   Sa maison est un lieu magique, elle donne directement sur l’eau, on se pose contre son mur, sur le banc, et on regarde passer le vent et les bateaux.   Je le questionne d'entrée sur les joutes noires qui n’évoquent rien pour lui.   J’insiste : – Les joutes dans l’eau noire ne vous disent rien non plus ?   Il hausse un peu les épaules.


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Quand je déborde sur le côté obscur et maléfique, là, il se marre carrément. – Hé, le parisien, vous ne croyez pas que vous poussez le bouchon un peu loin !   Son regard s’absente, il m’échappe et m’accorde moins d’attention.   Je sens qu’un type de son acabit ne mérite pas que je le balade avec des approximations. Il est de la race de ces rares individus dont la simple présence vous oblige à plus de justesse.   J’essaye de me faire plus précis, et quand je lui parle de la lance et du pavois noirs et blancs, son visage s’ouvre et s’éclaire.   Il met du temps à me répondre. Son regard se perd dans la contemplation de la surface de l’étang.   Il y a de la mélancolie dans son abandon.   Avant de commencer leur récit, les conteurs ont besoin de le bâtir dans leur imagination.   Je comprends ce qui se passe dans la tête de Bozo. Il est en train de mettre dans la perspective du langage des événements du passé, des morceaux de sa vie, intimes, peut-être joyeux mais aussi peut-être douloureux, je ne sais pas.   Quand on les raconte, on les façonne, on les invente, les souvenirs se détachent comme les feuilles des branches de la mémoire.   Et quand on les écrit dans un texte, que se passe-t-il ? Vivent-ils une nouvelle vie à être couchés sur le papier, comme ces personnages de roman qui échapperaient à leur auteur pour mener une existence autonome ?   Je me fais ces demandes à moi-même, et je suis troublé de constater que ce sont exactement celles qui me préoccupaient quand j’écrivais, il y a plus de dix ans, des questions que j’avais mises à la poubelle et qui me remontent à l’esprit pour la première fois.   Bozo s'ébroue, passe sa main caleuse sur sa figure et démarre :   – Je devais avoir vingt-cinq ans quand je suis devenu ami avec quelqu’un que je connaissais depuis l’enfance. Il était un peu plus âgé. C’était un bon jouteur, une force de la nature, qui y allait franc et direct, il avait la hargne et la bonne humeur, il ne faisait jamais de coups four-


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rés. Nous nous sommes rapprochés parce qu’il n’était pas un gaillard comme les autres. Il lisait de la poésie et il en écrivait. Moi, les types qui écrivent m’ont toujours impressionné. Peut-être qu’un jour…   Il avait un bateau qu’il avait appelé Le Nerval. Vous savez, le narval, c’est un poisson, mais lui il l’avait écrit avec un e. – D'après vous, il l'avait fait exprès ?   De la part de quelqu'un qui aime la poésie... J'ai ma petite idée. – Je ne sais pas. En tout cas, son bateau s'est toujours appelé Le Nerval. Vous connaissez ce poisson, le narval ? – Non, pas vraiment.   Bozo est à son affaire. Il m'explique : – Le narval est un grand mammifère cétacé des mers arctiques, appelé communément licorne des mers. Vous savez pourquoi ? Parce que les mâles ont une de leurs dents qui s'est considérablement développée et qui est devenue une longue défense horizontale spiralée. – Comme l'espadon ? – Vous avez déjà vu des films du Moyen-Âge où ils se battent avec une grande épée à double tranchant qu'ils tiennent à deux mains ? Le poisson, on l'a appelé comme ça. Mais, l'espadon, lui, c'est pas sa canine gauche, c'est sa mâchoire supérieure qui se prolonge en forme d'épée plate. – Il s'en sert pour transpercer les autres poissons ? – Non, plutôt pour les assommer. Il donne de violents coups d'épée dans les bancs de ses proies, les anchois et les sardines. L'espadon est un poisson de grande taille, il peut atteindre quatre ou cinq mètres et peser jusqu'à cinq cents kilos. Son corps est hydrodynamique, fin, fuselé, magnifique. Je l'ai pêché à la canne au Portugal. Tous les pêcheurs rêvent de ramener un gros espadon et peu en prennent. Sa défense est terrible, il peut même attaquer le bateau, transpercer la coque et tuer. Il fait des bonds immenses au-dessus de l'eau. On le confond souvent avec le requin, car il nage comme lui la nageoire dorsale et la queue hors de l'eau. C'est un seigneur de la mer. Il est agressif et intrépide, il n'hésite pas à attaquer les baleines, et même, dit-on, les sous-marins. Sa chair succulente est très recherchée, en particulier en Espagne où on le vend sous le nom d'emperador.  En ce qui concernant les poissons, Bozo est inépuisable. Mais je le


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ramène néanmoins sur le sujet du jouteur : – Vous faisiez quoi avec votre ami ? – On pêchait ensemble, on plongeait, on cherchait des pièces anciennes, des plats, des pots, mais ça, vous n’en parlez pas dans votre article, c’est interdit. Il en connaissait un rayon sur les Grecs, les Romains, les galères, les galions, les Dieux et la mythologie.   Et puis, un dimanche, il était dans sa famille, du côté de Narbonne, avec sa femme, sa fille et son garçon qui avaient quatre et six ans, il est resté pour jouer aux boules et boire encore un coup. Un copain qui rentrait sur Sète a amené sa femme et ses deux enfants dans sa voiture. Ils ont été pris dans un accident effroyable. La bagnole a été écrasée par un poids lourd qui n’aurait jamais dû rouler sur l’autoroute un dimanche. Il n’y a eu aucun survivant. – C’est horrible, dis-je. – Sa vie s’est brisée ce jour-là, définitivement. (Bozo ramène ses bras contre lui, comme si son corps était traversé par un frisson). Tout le monde pensait qu’on ne reverrait jamais Soulage, la lance à la main sur la tintaine…   Je bondis de mon banc, je lui coupe la parole. – Comment dites-vous qu’il s’appelle ? – Soulage. – Hein ? – Soulage. C’est son nom. Je ne connais même pas son prénom. Je n’ai jamais entendu personne l’appeler autrement que Soulage… Vous imaginez sans peine les plaisanteries dans le milieu de joutes : il va te soulager… ça soulage… – Soulage, ça alors, je n’en reviens pas !   Bozo n’a pas l’air de comprendre mon étonnement, comment le pourrait-il ?   Il poursuit : – Toujours est-il qu’au bout de quelques mois, il est revenu sur le circuit des joutes, toujours aussi bon, encore plus respecté. Tout le monde était au courant de ce qu’il avait enduré. C’était un tel miracle que Soulage joute encore ! Quand c’était son tour, les gens dans le public avaient la chair de poule. – J’imagine…


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– Alors, vous savez ce qu’il a fait ? Il a pris un pinceau et un pot de peinture noire et il a repeint la couleur rouge de son pavois et de sa lance. Il n'a pas dérogé à la règle du port de la tenue et des chaussettes blanches, mais il n’a plus voulu jouter que sous ses propres couleurs, avec son matériel blanc et noir. Les officiels, qui ne voient pas plus loin que le bout de leur règlement, s’y sont opposé. Le public s'est fâché, il a très mal pris ce refus et a exigé qu’on fasse une exception pour Soulage. Les officiels ont cédé. – Voir un homme qui joute avec sa lance et son pavois peints en noir, ça devait être extraordinaire. C’est hors du commun, ça transgresse les normes. – Vous avez raison. Pour moi, à ce moment-là, il a vécu une vie de poésie. Soulage est devenu un mythe dans le cœur des gens. Mais ça n’a jamais débordé le cercle des Sétois. Il a été surnommé Le Soleil Noir et nous nous sommes tous mis à l’appeler comme cela. La blessure qu’il avait en lui ne se refermait pas. Il était discret, il refusait les interviews, il n’aimait pas être photographié. Et, tout le monde, autour de lui gardait la même réserve. Vous comprenez ? Un peu comme un secret de famille, nous n’avions pas envie que ça se sache à l’extérieur, nous étions jaloux, nous le protégions. Sa souffrance était énorme. Nous, nous l’aimions, nous faisions chaud autour de lui, c’est tout ce que nous pouvions faire, mais ça ne l’aidait pas, ça ne lui servait à rien. – On ne peut pas aider quelqu’un qui ne le veut pas, dis-je. – Oui, je sais.. Ça, je le sais... profère simplement Bozo, sans rien ajouter d’autre.   Je sens qu’il a dû déjà se casser le nez plusieurs fois sur cet impitoyable constat. – Il a gagné des tournois ? – Il était à chaque fois classé dans les meilleurs, mais il ne gagnait jamais aucun tournoi, me répond-il. – Et que s’est-il passé ensuite ? – Ensuite, ensuite… Il est rentré chez lui, à La Pointe Courte, et il s’est pendu à la poutre de son hangar où était remisé Le Nerval qu’il n’avait plus sorti depuis le drame. Il était grand, ses pieds touchaient presque par terre.   Je ne dis rien. Bozo ne dit rien non plus.


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Je n’évoque pas le rapprochement qui m’a sauté à l’esprit entre Le Nerval et Le Soleil Noir.   Sans même qu'il s'en rende compte, la main de Bozo me serre le bras au-dessus du coude. Sous les boucles de sa tignasse en désordre, je vois dans son regard toute la bonté du monde. Deux petites billes grises, compréhensives, vives et douces, qui connaissent les débordements, les folies, qui savent ce que c'est que d'être perdu, à l'abandon, à la ramasse.   Silence.   Merveilleux silence des bruits réconfortants de l’eau, du vent, des oiseaux, des voix humaines au loin.   L’étang bleu et argent.   La lumière.   De l'autre côté, les collines de Bouzigues et de Mèze. – Hé, le parisien, un petit blanc ? Il est bien frais !


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Ça veut dire quoi sémillante ? Céleste Boursier-Mougenot. Un poulpe, c’est si gentil. Le CRAC. Mode d'emploi Bac+3. Un peu groggy. Entrées maritimes. Être statufié de son vivant, ça vous pétrifie. Sur la pente du Mont Saint-Clair. Daniel Dezeuze est arrivé à cet âge où les gens sérieux peuvent enfin s’amuser. L’œil amusé du libertin mental.   Le lendemain matin, je fus réveillé par le rayon de soleil oblique et chaud qui inondait mon lit comme un animal domestique qui viendrait dans ma chambre chaque jour à la même heure frotter son pelage contre moi. Dans un demi-sommeil, je tentai tout d’abord d’écarter de mon visage, avec un geste de la main, cette chaleur instante et puis je posai mes doigts sur elle et la caressai doucement.   Le soleil baignait mon lit. Mes paupières avaient, de l'intérieur, une jolie couleur rouge orangée. Je repoussai mes draps et offrit mon dos nu au soleil.   La joue sur mon bras replié, je vis au premier plan le grain du drap de toile avec des plis comme un paysage de plaine et, plus loin, sur le carrelage, les hésitations d’une mouche. En voyant la démarche de la mouche sur le sol, je me dis qu’elle avait un problème, elle était peutêtre infirme.


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Café au bar des Halles.   L'étal de la vendeuse, la femme qui change, est fermé, c’est lundi.   Ma sémillante persifleuse préférée n’est pas là.   Ça veut dire quoi sémillante ? Je ne sais pas exactement mais ça sonne bien, tu regarderas dans le dictionnaire.   Pétillant, fringant,   frétillant, sémillant,   c’est mignon.   Je me chantonne ma p'tite chanson.   Pétillant, fringant,   frétillant, sémillant,   c’est minable.   OK ! Tout le monde n'est pas Georges Brassens.   Au comptoir du bar, j'aperçois Aldo Biascamano en compagnie de Céleste Boursier-Mougenot.   Comme à son habitude, Céleste commande deux cafés serrés sans sucre qu'il boit instantanément l'un après l'autre.   Il a un atelier dans les locaux de l'ancien collège Victor Hugo mais il y est rarement présent. Il mène une carrière internationale et voyage beaucoup. Tout de noir vêtu, mince, le corps droit dans ses vêtements, il est au moment de sa vie professionnelle où les enjeux sont lourds, sérieux, préoccupants. Son activité et son attitude sont donc forcément différentes de celles des autres résidents du collège qui, dans leur manière d'être, affichent l'humour, la décontraction et la distance par rapport aux impératifs du métier.   Mais Céleste a aussi un côté cool et zen et une poésie du bricolage qui font qu'il est parfaitement à l'aise dans la cité. Son amitié avec Aldo Biascamano renforce son identité sétoise. Ils vont ensemble, en famille, avec des amis, manger et boire le soir au bord de la mer, en ramassant le bois pour allumer le feu.   Aldo est le prince des grillades «interdites» et des poissons en papillotes, sur la plage, du côté des Trois Digues.   Je demande à Aldo de m'expliquer pourquoi les grillades sont interdites ? – Elles sont aujourd'hui interdites, me répond-il, parce que les jeunes font souvent n'importe quoi. J'apprends aux jeunes à organiser ces


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Céleste Boursier-Mougenot, portrait de Céleste Boursier-Mougenot à un concert du groupe Electric Mandchaku dont le chanteur Marc Duran vit à Sète. Crédit photographique © Benoit Viguier 2012


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grillades dans le respect de la plage, de ceux qui y ont vécu et de tout ce qui s'y passera plus tard.   Il n'existe qu'un seul et unique lien qui relie Aldo aux lieux et aux gens, c'est celui de l'enfance. Sans ce lien, les choses lui sont indifférentes, étrangères, inconnues. – Mon enfance a été magnifique. Plusieurs mois par an, l'été, mon père, Charlou, installait toute la famille à la plage, sa femme, ses trois enfants, loin de Sète. On ressemblait à des gitans. Des parents, des amis, des artistes venaient nous rejoindre. Des kilomètres de sable, rien que pour nous, la mer à l'infini. C'était une vie qui nous faisait ressentir des liens avec le reste de l'univers, mais aussi avec le passé, avec l'antiquité. Il construisait des cabanes. J'ai hérité de lui le goût de la construction des cabanes. – Qu'est-ce que vous faisiez sur la plage ? – Toute ma famille travaillait à la pêche à la traîne. On ramenait les filets, depuis la plage, à l'aide de longues cordes. On les tirait à la main, en harmonie avec la mer, à la cadence des vagues... C'était une pêche très dure, très fatigante. Mais quel bonheur, quand les filets enfin sortis de l'eau, on regardait ce qu'il y avait dedans ! Des rougets, des maquereaux, des pageots, des iragnes, qui sautaient, luisaient et qui s'agitaient en faisant un extraordinaire bruit de pluie, ou de feu qui pétille. Il y avait aussi des crabes qu'il fallait vite enlever car ils s'en prenaient aux mailles du filet... Cette pêche a été interdite. – Comme les grillades... Ça fait beaucoup de sens interdits.   Il sourit, gentiment. Il ne se sent pas l'envie de dire du mal du présent. Il vit entre le passé et le futur et n'a pas vraiment de rapport avec le temps qui passe.

Tu veux que je te dise mon programme d’aujourd’hui ? Le matin à dix heures rendez-vous avec la directrice du CRAC. L’après-midi, à quinze heures, chez Daniel Dezeuze. Ensuite, boulot perso à l’hôtel. Dîner seul, en faisant le point et en prenant des notes. Bars et bistrots, comme d'hab.


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Hein ! Qu'est-ce que tu dis ? Je ne comprends pas...   Pourquoi tu me parles de poulpe ? Je ne vois pas le rapport...   Je t'avais dit de me rappeler de te raconter l'histoire du poulpe que Maël...   Oui ! Maintenant, je me souviens, je vois ce que tu veux dire...   Des fois, on oublie. Le livre se poursuit, et puis c'est la fin, c'est trop tard... OK, d'accord... tu as raison... Un poulpe, c’est si gentil, curieux, intelligent. Quand tu es sous l’eau, il te regarde, il s’approche de toi, à te toucher avec ses tentacules, souplement, délicatement. Ça fait de la peine de le tuer. Mais il faut dire pour excuser ceux qui retournent brutalement sa poche que sa chair est ferme et tellement bonne à manger.   Dis donc, tu as bonne mémoire... En sortant du collège Victor Hugo, nous étions allés boire des bières avec Maël...     Il m’avait raconté qu’un jour le père d’un copain avait capturé un poulpe et lui avait laissé la vie sauve. Mais il en avait profité pour faire une blague aux estivants. Les poulpes ont une tête énorme avec des grands yeux comparables à ceux des mammifères. Il avait noué une bande de foulard rose autour de la tête du poulpe et l'avait amené en haut de la plage. Il l’avait relâché et le poulpe avait cavalé en direction de la mer, parmi les corps allongés au soleil, en courant aussi vite qu’il le pouvait, sur ses tentacules, le buste dressé, avec son bout de tissu rose. C’était comique à voir, avec les gens qui criaient et qui s’écartaient de ce truc invraisemblable qui leur passait au milieu.   Le CRAC est à Sète, et en même temps il n’est pas à Sète. Il se tient en dehors de la géographie, en dehors de l’identité insulaire et singulière.   C’est un lieu d’exposition magnifique, de vastes salles, blanches, clean, d’ancien entrepôt frigorifique.   Mais, tu vas tout de suite comprendre le problème, CRAC veut dire Centre Régional d'Art Contemporain. Les trois premiers mots, ça va, mais c'est le dernier qui coince, contemporain. Le CRAC n'est pas qu'un peu, il est entièrement consacré à l’art contemporain.   Ce qui fait que pas mal de Sétois trouvent qu'il est froid, réservé à


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l’élite, à un milieu d'initiés qui se la pètent, qu'il faut un mode d'emploi Bac+3 pour capter ce qui y est montré. Certains ne connaissent même pas son adresse. Bref, beaucoup de gens ne savent pas comment se comporter avec lui. Ils ne se retrouvent pas en lui, alors qu’ils se reconnaissent dans le musée Paul Valéry ou dans le MIAM.   Et puis, il y a ceux qui viennent parce qu'ils sont intéressés par les expositions que présente le centre, parce qu'ils aiment sa directrice, Noëlle Tissier et ses artistes.   Quand je dis ses artistes, c’est révélateur.   Noëlle Tissier connaît personnellement à peu près tous les acteurs de la scène artistique actuelle, elle a travaillé avec la plupart, les a aidés, les a reçus, les a montrés. C’est la maman de l’art contemporain. Le CRAC est son enfant, elle l'a fait naître, l'a tenu à bout de bras, l'a élevé, l'a porté, l'a protégé, l'a défendu, l'a fait grandir jusqu'à sa majorité et lui a donné son âge adulte.   Elle me reçoit dans son bureau, toujours aussi charmante, toujours aussi ouverte, diserte, loquace. De temps en temps, elle me pose une question, puis elle reprend le cours de ses propos. Elle me parle des ses joies, de ses soucis, de ses projets, de ses difficultés. Je profite des interstices dans ses paroles pour lui demander des précisions sur l'accrochage d'une exposition, sur le travail de tel ou tel artiste. J'en profite. C'est une grande professionnelle. J'écoute, un peu groggy, je prends des notes.   Deux heures se sont écoulées.   Avec Noëlle Tissier, on ne voit pas le temps passer.   Par les baies vitrées de son bureau, je constate que la lumière est en train de se modifier sur la ville. Les cimes vertes des arbres du Mont Saint-Clair se nimbent de coton gris comme si une épaisseur d'ouate venait les rembourrer. – Ce sont les entrées maritimes, typiques de Sète, m'explique-t-elle, qu'on ne trouve ni à Marseille ni à Toulon. – C'est la première fois que je les vois arriver en direct. – Elles sont formées de masses d'air venues du large qui viennent s'étaler sur la terre en couche de nuages bas. – Il va faire moins beau ? – Elles diminuent la visibilité, elles apportent l'humidité et font baisser la température.


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Pierre Soulages est dans les livres d’histoire de l’art, incontesté, mythique, inaccessible.   Au hit parade, il est le number one.   Être statufié de son vivant, ça vous pétrifie.   Mais, en numéro deux, après lui, vient Daniel Dezeuze. C’est un des pontes de Support-Surface, lui aussi dans les livres d’histoire de l’art, exposé dans les plus grands musées, mais il est encore accessible.   Nous sommes assis sur la terrasse de sa belle maison sur la pente du Mont Saint-Clair, au-dessus du cimetière marin et du musée Paul Valéry.   La brume rend le panorama asiatique.   Doux tissage de myope entre le ciel et la mer, les arbres et l'horizon perdu.     Les branches sombres des pins, comme tracées à l'encre de chine, se détachent sur la blancheur cotonneuse du vide.   Daniel Dezeuze est arrivé à cet âge où les gens sérieux peuvent enfin s’amuser. Les jeux sont faits, la réussite et la reconnaissance sont là et il ne reste plus qu’à profiter de l'esprit de ses mains pour faire des choses drôles et intéressantes.   Il est évident qu'il fait effectivement partie des gens sérieux. Il est grave, bien élevé, courtois, la barbe grise et blanche soigneusement taillée. Son aspect est sévère et rigoureux, mais, derrière sa façade de respectabilité, il a l’air malin et ne manque pas d’humour.   On sent l’œil amusé du libertin mental.


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Au loin, dans ses souvenirs. La nuit sera blanche et noire. Gérard de Nerval. Des larmes garances de pétales de bougainvillées. Il faut la secouer, l’ébouriffer, la faire rire. Les touches pomme C et pomme V. Flamboyant coucher de soleil. En tapant du bout des doigts sur le comptoir. Juste un exemple. – Les joutes noires, ça me dit vaguement quelque chose, fait Daniel Dezeuze, comme s’il cherchait au loin, dans ses souvenirs. – Peut-être à cause de la couleur noire ? – Plutôt qu’à Soulages, je pense à Dürer, et aussi à Nerval : le soleil noir de la mélancolie. – Intéressant ! rétorqué-je, avec un léger sourire.   Depuis ma visite chez Bozo, je sais de quel Soulage il s’agit. – Vous savez ce qu’a écrit Gérard de Nerval à sa tante avant de se donner la mort ?


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Sans l'ombre d'une hésitation, je réponds : – Ne m'attends pas ce soir, car la nuit sera blanche et noire.   Il a un petit hochement de tête approbateur qui semble signifier : Tiens, ce gars-là n'est pas seulement un cracheur de copie. – Je suis le ténébreux, le veuf, l’inconsolé… murmure Dezeuze. – Le duc d'Aquitaine à la tour abolie. – Ma seule étoile est morte, et mon luth constellé... poursuit-il. – Porte le soleil noir de la Mélancolie...   Je connais El desdichado par cœur. Nous nous renvoyons la balle avec un évident plaisir d'amateurs.   Je vais sur mon i-Pad chercher la date exacte de la mort de Gérard de Nerval : – C’était en 1855, dans la nuit du 25 janvier. Il avait 47 ans. – Il s’est pendu, précise-t-il.   Je me demande s’il parle de Soulage, Le Soleil Noir, qui aurait très bien pu signer sa propre fin des mêmes derniers mots laconiques : La nuit sera blanche et noire.   Je lis à haute voix les indications suivantes : – Gérard de Nerval est retrouvé mort, à Paris, le 26 janvier au matin, pendu aux barreaux d'une grille qui ferme les égouts de la rue de la Vieille Lanterne, voie aujourd'hui disparue qui aboutissait place du Châtelet. Il s'est apparemment suicidé, bien que nombre de ses amis aient avancé l'idée d'un assassinat par des rôdeurs, Nerval ayant pour habitude de se promener seul dans les lieux mal famés. Un élément reste cependant troublant : son chapeau est encore sur sa tête, alors qu'un suicide par pendaison aurait dû le faire tomber.   Nous parlons ensuite assez longuement de poésie.   Daniel Dezeuze en écrit, et comme c’est souvent le cas quand on aborde le sujet, sa voix baisse d’un ton, comme si on côtoyait des rives secrètes.   Puis, sans donner de précisions, j'ignore de quoi il est au courant, je reviens sur les événements qui me tiennent à cœur. – Une étudiante des Beaux-Arts qui se met de la peinture rouge et qui reste immobile, couchée par terre… – Cela m’évoque un rituel… – Un rituel ?


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– Dans des temps reculés, au cœur de l'Asie du Sud-Est, dans l'Empire khmer, poursuit Dezeuze, d'un ton professoral, des jeunes filles, avec des larmes garances de pétales de bougainvillées sur les joues, étaient attachées à des anneaux sur le sol…   Est-ce qu’il se fout de moi ?   Je ne sais plus très bien où j'en suis. Ne sachant trop quoi dire, je reprends ses derniers mots. C’est une tactique basique, simple et efficace, qui a fait ses preuves, je te la recommande si tu veux te lancer dans le business ou dans la politique. – Attachées à des anneaux sur le sol… – Dans des temps reculées au cœur de l'Asie...   Zut, raté, ça n'a pas marché ! Voilà qu'il reprend au début.   J'enserre mon front pensif entre mes doigts. Les entrées maritimes seraient-elles contagieuses ? Leur nappe légère se serait-elle insinuée dans ma pensée pour la brouiller ?   Il change de direction et dévie sur la peinture. – En même temps, je suppose qu’il ne faut pas y attacher trop d’importance. Vous savez, à l’heure actuelle, dans les écoles d’art, tous les petits jeunes gens et les petites jeunes filles font ce genre de choses, se peinturlurer de rouge, se coucher par terre, en ayant de préférence ôté ses vêtements. On ne fait plus de peinture, c’est dépassé...   Encore ce foutu problème avec la peinture !   Depuis qu’elle a découvert, après sa mort, l’importance de Marcel Duchamp, la France s'applique à tenter maladroitement de rattraper son rendez-vous manqué, et elle s’emmêle les pinceaux. Avec un bon demi siècle de retard, elle consacre le ready-made pour dévaluer le tableau peint. C'est ce qu'il ne fallait pas faire, elle le fait !   Je voyage un peu partout, en Europe et dans le monde, et je peux vous assurer que des grands noms de l’avant-garde sont des peintres, que les amateurs et les musées achètent et collectionnent leurs tableaux qui atteignent des prix records dans les salles des ventes.   Il n’y a que dans l’hexagone que nous en sommes arrivés à avoir honte de l’odeur de l’huile et de la térébenthine.   Il faut que la peinture sorte faire un tour dehors, plonge dans la mer, fume une cigarette, boive un coup. Il faut la prendre entre ses bras, la


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consoler. Il faut la secouer, l’ébouriffer, la faire rire… Qu’elle oublie le commantaire... Qu'elle oublie l'ironie, qu'elle ne fasse pas exprès l'idiote, qu’elle ne fasse pas l’intelligente, qu'elle ait confiance, en elle, dans son corps, dans son esprit !   Je rentre à l’hôtel en marchant vite. J’ai envie de me replonger dans mes lectures et dans mes recherches sur Internet.   Je suis à fond sur les touches pomme C et pomme V qui sont les accords majeurs de ma partition quand l’éclat de lueur rouge se reflète sur l’écran de mon ordinateur. C’est le crépuscule venu personnellement me faire cadeau d’un flamboyant coucher de soleil.   Je sors sur le balcon et je note à la main dans mon carnet :   Le soleil s’est couché tard, ce soir-là. Il n’avait pas l’air fatigué, il pétait le feu, il était en pleine forme. J’étais assis sur le balcon de la fenêtre de l’hôtel à m’émerveiller de la façon dont il rougissait et embrasait le ciel. C’était top, et je ne savais pas ce que j’avais fait pour le mériter. Rien de plus que d’être assis là, au bon endroit au bon moment, je suppose.   Au bar :   Je croise le regard grave de l'étudiante des Beaux-Arts. Ses yeux sont bruns, profonds, intelligents. Mais à l'intelligence de sa tête, répond, plus bas dans son corps, une autre intelligence qui dit : Désolée, mon cul bouge sur la musique sans que mon cerveau le contrôle... Il a une volonté propre... Comme un deuxième cerveau en fait...   Elle porte une chemise d'homme blanche à manches longues retroussées sur les avant-bras, sur laquelle est sommairement brodé, à grands coups d'aiguille et de fils de toutes les couleurs, les Chattes de gouttière.   Pour elle, la route est ouverte. Je la reverrai, quatre ans plus tard, à Paris, dans une galerie, où elle se fera remarquer en présentant des pièces dérangeantes et percutantes.   Je retrouve le musicien que j’avais déjà croisé le soir de mon arrivée.   Il a toujours le même charme étrange et il plane de la même façon. Ses yeux délavés partent vers ailleurs.     Cette nuit, il ne joue pas, mais, tout en me parlant, ses mains souples et précises accompagnent les Rolling Stones en tapant du bout des


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doigts sur le comptoir, et c’est drôlement agréable d’entendre un batteur qui marque le rythme.   Je lui pose la question la plus bête du monde : – C’est bien de jouer de la musique ? – Oui. C’est presque aussi bien que de voler dans le ciel. – Tu as déjà volé dans le ciel ?   Il sourit. Il marque un temps en gardant ce sourire. – Non, me répond-il, je n’ai jamais volé dans le ciel. C’est juste un exemple.


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Un événement, une modification. Visage, mirage, virage. Allez, on continue ! Vous ne devriez ne sortir que la nuit, cela vous va bien. Comme si elle allait jeter ses laitues en l'air. Petit intello de la capitale. La fête des voisins. Richard Di Rosa. J’ai un copain qui est infirmier. Mais je venais de la droite !

Je fais couler l’eau froide dans le lavabo. Je me rince les mains et les lave avec le savon. Je lève les yeux. Je me regarde dans le miroir. Je ferme le robinet. Visage. J’approche mon visage du miroir. Mirage. Je fixe mon reflet d’un œil qui pressent un événement, une modification. Virage. Mais rien ne se produit. Ravage. Je pose mes mains encore mouillées sur le bord du lavabo, ferme les yeux, laisse l’association de mots se former dans ma tête : visage, mirage, virage, rivage, ravage, rouvre les yeux. À nouveau, j’inspecte mon reflet. Aucun changement. Je me détourne. Mes mains se sont séchées. Je me fais un clin d'œil : mirage, image.   Allez, on continue !


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Café au bar des Halles.   Quand elle ne bouge pas la vendeuse est une statue, magnifique, et dès qu’elle bouge, elle est nerveuse, tendue de l’intérieur. Elle n’a pas de nonchalance. Elle est la femme qui change. – Vous ne devriez ne sortir que la nuit, cela vous va bien. – Comment le savez-vous, Mathilde ?   J’ai chopé son prénom dimanche matin quand elle servait ses habituées en famille. Je trouve qu’il va bien avec nos conversations de comédie. – Je vous ai vu en passant en voiture, vous entriez dans un bistrot. – Oui, cela m’arrive. À vrai dire, chaque soir.   Pour le moment, elle s'adresse à moi, enchaînant ses questions, comme si elle conduisait un entretien, avec l'intelligence de la vie dont je la sais totalement capable, mais je sais aussi qu'avec elle, l'accalmie ne saurait être que de courte durée. J'attends ses coups d'accélérateur rageurs. – Vous entretenez avec l'alcool une liaison, continue-t-elle, sur le même ton posé. – J'espère l'avoir le plus longtemps possible. Elle est longue, constante, fidèle. Il n'y a jamais eu d'empêchement caractérisé à cette liaison, pas de coup bas, pas de trahison, pas de cassure... et pas de panne de désir.   Le faux plat de mes réponses a le don de lui faire sortir ses griffes. Sa voix s'anime, farouche. – Ma vie à moi n’est pas comme ça, attaque-t-elle enfin, acide comme un citron vert. – Il est bien connu que ma vie manque de sens. – C'est écrit sur l'ardoise, rétorque-elle avec un bref sourire complice. – Le bonheur vient parfois de se savoir perdu. – Moi, si je me savais perdue, j'irai au casino et je jouerai tout ce que j'ai. – Et vous gagneriez.   Elle dégaine une moue désabusée. – Vous allez où vous voulez, à l’heure où vous voulez, vous voyez qui vous voulez. Vous êtes un égoïste, poursuit-t-elle, frontale. – Je tolère mon naturel égoïsme. Il ne me gène pas le moins du monde. – Bonté divine ! s'exclame-t-elle.


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Elle lève les bras au ciel, comme si elle allait jeter ses laitues en l'air.   Ses bras ressemblent à une usine de vitamine.   Elle me prend à revers : – Je n’aime pas les gens qui boivent, cela cache un blocage, lâche-t-elle, le regard d'orage. Vous avez besoin de l’alcool pour vous sentir libre. Vous êtes comme tous les hommes, vous ne savez pas exprimer vos émotions. – En tout cas, vous, vous savez, Mathilde. – C’est tout ce qui me reste. Vous croyez que je ne suis pas intelligente, c'est que je ne suis pas allée bien loin dans les études.   Il y a des gens qui aiment à reprendre des mots qui leur ont fait mal et les resservir à d’autres. – Les études, ça n’a rien à voir avec l’intelligence, rétorqué-je pour l'apaiser.   Elle continue son offensive : – Mais, vous en avez faits, ça se voit. C’est pour ça que vous me tournez autour avec votre air prétentieux et que, quand vous venez me parler, vous prenez votre ton supérieur... – De petit intello de la capitale, c’est ça que vous pensez ? – Oui, un peu...   Elle a un regard attendri. – Mais je vous adore, ajoute-t-elle d'une voix chaude.   La revoilà, toute remuée, sensuelle, qui m'attire à me couper le souffle.   Mon petit cœur bat, tu sais quoi ? Non, pas la mayonnaise. Pas non plus la campagne. Cherche encore. La chamade. Mon petit cœur bat la chamade. Bravo, tu as trouvé ! – Quand je vous vois prendre votre café, poursuit-elle, j’ai envie de vous manger. Vous vous asseyez toujours à une table d’où vous pouvez me regarder… Elles sont pas belles, mes tomates ? lance-t-elle soudain, en se coupant la parole elle-même. Elles viennent de Mauguio.   Nos huit membres, nos deux torses. À trente centimètres l'un de l'autre.   Je prends ma vieille voix de théâtre à la Louis Jouvet : – Si vous ne vous mettiez pas brusquement à grincer comme une scie à métaux, Mathilde, vous seriez la séduction même.


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Et là, elle me fait un sourire merveilleux, un genre de sourire merveilleux qui veut dire à peu près : Tttt... Ne m'embrouille pas mon bonhomme. – Atmosphère, atmosphère ! Est-ce que j’ai une gueule d’atmosphère ? enchaîne-t-elle sur le ton aigu d’une Arlety qui aurait l’accent du Sud.   Rideau.   Méfie-toi des Sétois, ils aiment jouer avec les mots, ils ont tous en eux quelque chose de Georges Brassens.   Richard Di Rosa, dit Buddy,   Je le rencontre devant les Halles au moment où je sors. J'en profite pour l'interroger sur le groupe de rock «Les Démodés». Je prend pla ce sur une chaise, à la terrasse du bar, je reprends un café. Buddy reste debout, il ne boit pas. Il fume. – J'avais quinze ans lorsque j'ai fondé «Les Démodés» avec Robert Combas et Ketty Brindel. J'étais à la batterie. Ketty chantait. Robert composait les paroles et les musiques des chansons. – Vous sortiez à peine de l'adolescence. – Pour partir jouer, il me fallait presque l'autorisation de ma mère tellement j'étais jeune. – Pourquoi le surnom de Buddy ? – En référence à Buddy Holly.   À Sète, on a l’impression de faire partie d’une bande de voisins.   Cette ville est une île, et cette île est un grand village, d’où la claustrophobie pour qui ne s’y sent pas à l’aise, d’où l’obstacle pour qui n’est pas accepté.   Les Sétois se connaissent depuis toujours, et même avant, puisque leurs familles se connaissaient déjà avant qu’ils ne viennent au monde. Ils ont joué aux mêmes jeux, ils ont été dans les mêmes écoles, ils ont fait les mêmes boulots, ils ont suivi les mêmes joutes, ils ont pris les même cuites, ils ont fait griller les mêmes poissons sur le sable des mêmes plages et sur le brise-lames.   Quand il disent « ces cons de Sétois », c’est d’eux-mêmes qu’ils parlent.   Et quand Buddy rouspète et tempête, contre qui se dresse-t-il ? C'est


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une force, une robustesse brute, compacte, il a besoin d'adversité, il a besoin d'être dans son bon droit. Quand il parle, il ne tient pas en place, il va sans arrêt de long en large, comme un animal dans un zoo. Il est incapable de s’asseoir et moi, sur ma chaise, ma tasse de café à la main, je le suis tranquillement des yeux. Il a la verve méridionale. De temps en temps, il prend des poses en se marrant comme un enfant, il esquisse des pas de rythme musical.   Dans mon registre d’expressions, je sors celle de la compréhension. Je me fais souple et me laisse pousser de l’avant par ses phrases. Je lui lance un coup d’œil de complicité, je lui réponds par un demi-sourire. Mes acquiescements lui sont des autorisations d’avoir raison.   Lui servir à s’aimer n’est pas une fonction négligeable.   Être dans son bon droit, avoir raison.   Comme s’il existait une justice triomphante et absolue et qu’à la fin du film les méchants sont punis. Bien fait pour eux !   J’ai un copain qui est infirmier et qui a toujours des histoires sur le milieu hospitalier à raconter : – Tu sais quelle est la première phrase que disent la plupart des accidentés de la route quand ils sortent du coma ? – Non. – Mais je venais de la droite !


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Tu veux une autre histoire ? L’apparition des premières automobiles. Elle n'est pas méchante, elle est dangereuse. Chacun son jeu. Un monde de sangsues. Un univers d’ultrasons. La nuit possède une horloge différente. Des combats de catch dans la boue. Je suis flemmard comme rêveur.   Richard Di Rosa me donne un catalogue de lui. De belles sculptures dansent sur les pages, souples, simples et colorées. Fortes et authentiques, comme leur auteur.   Dans l'art, il faut des types comme lui.   Tu veux une autre histoire ?   Une vieille personne m’avait un jour raconté un souvenir qu’il tenait de son propre grand-père. Ce dernier lui avait dit qu’à l’époque de sa jeunesse, à la fin du dix-neuvième siècle, l’apparition des premières automobiles avait provoqué des accidents mortels dans les rues de Bordeaux.   Ces accidents n’étaient pas directement causés par les véhicules à moteur mais par les chevaux paniqués qui s’emballaient et fracassaient leurs attelages lorsqu’ils se trouvaient en présence des engins pétaradants.


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« Étrangement, ajoutait le grand-père, la seconde génération de chevaux n’a plus eu peur des voitures. »   Encore une autre ?   Au zoo de Douai-la-Fontaine, une femme dit, de la lionne qui de derrière la vitre de son enclos vient de lui rugir violemment dessus, qu'elle est «méchante».   Le directeur du zoo rectifie : – Non, elle n'est pas méchante, elle est dangereuse.   Chacun son jeu.   Le problème, c’est qu’on ne connaît pas les règles du jeu de l’autre. Ni réellement du sien, d’ailleurs.   On joue dans le brouillard, à l’aveuglette. Les points marqués sont litigieux.   Certes, tous les humains portent des vêtements qui se ressemblent. Mais, quoique nous appartenions à la même espèce, nous nous conduisons comme des animaux de races différentes, qui n’ont pas les mêmes perceptions des signes d’agression et de défense.   Il y a deux mille quatre cents ans, le philosophe grec Aristote, qui fut aussi l’un des premiers naturalistes, explique que l’intelligence est un processus continu entre les animaux et les hommes.   Chaque être vivant a sa propre intelligence.   Il y a le propre du ver de terre, le propre de l’homme. Pour chaque être vivant, le monde est cohérent, porteur de sens, chargé de significations. Un monde de sangsues n’est pas un monde d’homme qui n’est pas non plus un monde de souris.   Le serpent vit dans une réalité peuplée d’infrarouges où il perçoit le moindre écart de température. La chauve-souris évolue dans un univers d’ultrasons, très différent du monde d’infrasons des éléphants. Les oiseaux habitent un environnement où la plus infime modification d’image et de couleur constitue pour eux un changement énorme. Les sangsues perçoivent les ombres et les variations d’humidité. Les singes sont doués pour reconnaître les formes des visages et les structures


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vocales. Les hommes, eux, voient souvent mieux ce qu’ils pensent que ce qui est.   Nous sommes enfin capables de découvrir et de comprendre les mondes mentaux des animaux.   Le jour où l’on acceptera enfin qu’il existe une pensée sans parole chez les animaux, nous éprouverons un grand malaise à les avoir humiliés et considérés aussi longtemps comme des outils.   Au bar :   Je crois que maintenant, au bout de neuf jours, je connais les bistrots de Sète et que c’est réciproque, ils me connaissent aussi. Je distingue des têtes qui me sont désormais familières, on s’offre des coups à boire. Qu’est-ce que tu prends ?   Les heures de la nuit ne sont pas les mêmes, ne passent pas pareil que dans la journée. – La nuit, dit le barman, la nuit possède une horloge différente. Inutile de lui résister.   Large d’épaules, solide, charpentée comme un hangar à outils agricoles. – J’ai fait des combats de catch dans la boue. Je me donnais trop à fond. Maintenant, j’ai des douleurs dans les os. Faut que je fasse gaffe, dit-elle, en empoignant d’une seule main un fût de bière qui doit bien faire dans les quarante kilos.   Les rêves ont été créés pour qu’on ne s’ennuie pas pendant le sommeil.   En dormant, je me construis un petit film érotique dans ma tête. Je pars pour imaginer une bonne scène bien élaborée. Je me dis, puisque je rêve, autant en profiter pour trouver des trucs pas possibles à faire avec des femmes. Mais, je retombe bien vite dans les positions banales, les pratiques les plus classiques.   Je me déçois moi-même.   J’aurais quand même bien pu trouver un rôle pour la femme robuste.   Comme dans un dessin de Robert Crumb, elle m'aurait soulevé de terre et porté dans ses bras, YOUPLA! Puis, elle m’aurait attaché,


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AAARGHH !!!, avec une lanière de cuir noir et…   Je suis flemmard comme rêveur.   Alors j'arrête de rêver.   Je reviens à cet échafaudage qui a pour but de ravaler la façade du vide.   J'ai douze ans, je suis dans un roman de Richard Brautigan.   Je pêche des truites à la ligne au bord d'un étang, je tire avec une 22 long rifle sur les pommes pourries du vieux verger.   Mais, là, en ce moment précis du livre, je suis chez le marchand de journaux. Le commerçant commence d'ailleurs à me jeter un sale œil vu que, de toute évidence, je n'ai pas l'allure d'un acheteur d'illustrés sérieux. Je ne suis qu'un gosse américain, écarté entre le rêve et la réalité, qui traînasse avec Superman et Batman en se demandant s'il va aller s'acheter un hamburger avec plein d'oignons dessus.   Heureusement, Superman lui-même vient me sortir de mon indécision. Il me dit ce qu'il faut ce que je fasse. Je vous retranscris le dialogue tel quel.   SUPERMAN. - Allez, gamin, va te chercher un hamburger.   MOI. - Oui, monsieur!   SUPERMAN. - Et n'oublie pas les oignons.   MOI. - Comment savez-vous que j'aime les oignons ? SUPERMAN. - Tu sais, quand on est plus rapide qu'une balle et plus puissant qu'une locomotive, quand on peut sauter par-dessus de grands immeubles d'un seul bond, les oignons, c'est pas bien difficile.   MOI. - Oui, monsieur!   Notre échange prend fin, là.   Il est clair que je ne fais plus partie du roman de Richard Brautigan puisque je suis en train de me dire que le McDo se trouve à deux kilomètres de ma chambre d'hôtel et que je n'ai aucune envie d'y aller.


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Ce chapitre est un chapitre en plus. Il peut venir n’importe où dans le livre, mais il est quand même logique qu'il prenne sa place ici, devenant de la sorte le vingt-troisième chapitre.   Nous y verrons comment le lancer de poulpe atterrit au pied du McDo.  Comment une part non négligeable de l’âme de Sète s’arrache à la contrainte et s’élève dans les airs.   Comment saint François est le grand-père de l’arte povera.   Chaque jour que Dieu fait, mille péripéties marquent la ville de Sète.   Rares sont les moments où il ne se passe pas des histoires intéressantes ou curieuses, et rares sont les histoires dont on ne peut tirer quelque enseignement moral.   Mais celle que je vais vous conter mérite le terme d’exceptionnel. Elle est de l’ordre des légendes, des troubadours de langue d’oc et des chansons de geste.   Voici donc l’histoire de la journée du lancer de poulpe et du McDo : comment elle se forma, comment elle crût et s’épanouit en une organisation de sagesse et de beauté, avec, bien évidemment, la dose indispensable de traînée de folie somptueuse.   Pascal Granger : ses épaules se raidissent pour faire face aux problèmes complexes de la vie. Mais tout de suite après, ça va, il est drôle, lucide, précis, viril, responsable. C’est un organisateur cool.


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On y verra donc les amis de Pascal Granger et leur vie aventureuse, avec le bien qu’ils ont fait, avec leurs pensées, avec leurs entreprises.   Les faits se sont déroulés il y a plusieurs années.   À Sète, toutes ces choses sont de notoriété publique, on les répète et on en rajoute parfois. Il est donc préférable que cette geste soit consignée par écrit afin que, dans l’avenir, les érudits qui entendront des légendes ne puissent pas dire, comme ils disent d’Arthur, de Roland ou de Robin des Bois : « Ils ont à peine existé, ils n’étaient pas ce qu’on raconte. Le lancer de poulpe n’a pas vraiment eu lieu. Pascal Granger est un troll, un lutin, un esprit de la nature et ses amis les symboles primitifs du vent, du ciel et du soleil ».   En ce temps-là, parmi toutes ses singularités, Sète en possédait une dont elle pouvait légitimement être fière, c’était de ne pas avoir de restaurant MacDonald's. Cette absence marquante constituait un signe de noblesse rare pour une commune de son importance. Mais un tel privilège ne pouvait pas éternellement durer. Il fallait bien que ça s’arrête. La ville a ouvert ses portes à l’enseigne américaine. Le fastfood a été autorisé. Il s’est construit, aussi plat et stupide que ses frères partout dans le monde.   Un grand « M » jaune trône, sur ses deux jambes, à l’entrée de la cité.   De l’autre côté du canal, le quai des Moulins est assis le long de l’eau et des bateaux, devant de grands bâtiments assoupis qui servirent d’entrepôts, de chais pour le commerce du vin et des denrées. Ils attendent patiemment de reprendre à nouveau des activités. Ils sont solides, dignes, magnifiques. Ils méritent de sortir du sommeil.   Parfois le vent soupire tristement autour d’eux dans les briques des façades.   Or, le samedi 18 décembre 2004, vers midi, plusieurs centaines de personnes se donnent rendez-vous sur le quai des Moulins, en face du « M » flambant neuf.   C’est le jour où le MacDonald's devait ouvrir au public, mais, prévenu de la manifestation, il a prudemment décidé de repousser d’une semaine la date de son inauguration.   Les Sétois ont décidé : pas de violence inutile, qui ne sert qu’à faire que le jeu de la répression. Il s’agit d’un rassemblement pacifique


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contre la malbouffe. Il s’agit aussi de faire LA FÊTE.   Le canal et la route de Montpellier séparent la petite foule du peuple innombrable des hamburgers.   D’un côté : MacDonald's Corporation, qui est la plus grande chaîne de restauration rapide au monde, servant autour de 65 millions de clients chaque jour.   De l’autre : quelques centaines de Sétois.   Ciel bleu, il fait beau. Vent froid, mistral. Bonnets sur la tête, comme à la montagne.   Sur l’eau une farandole de barques venues pour l’occasion.   Dans leur soutien aux calories, les forces de l’ordre sont discrètes. Un petit groupe d’hommes en uniforme. Ils se tiennent debout, à côté de leurs voitures de police, sur le territoire du big mac.   Parmi la foule, Pascal Larderet, qui dirige la compagnie de théâtre de rue Cacahuètes, s’active auprès d’une drôle de machine formée essentiellement d’un tuyau pvc gris et d'une petite bonbonne de gaz. Il avait commandé cet engin quelques années auparavant pour un tout autre usage à Erwan Belland, génial technicien de Royal de Luxe. C’est une catapulte à air comprimée rudimentaire, artisanale, mais efficace, une sorte de canon à poulpe.   Pascal Larderet est vêtu d'un costume de militaire russe, coiffé d'une chapska. Il pompe avec son pied, il introduit un «pouffre », nom local donné au poulpe, dans le tuyau. (Il a acheté 4 kg de poulpes aux Halles). Il crie : "Je relance la guerre froide. Sus à l'impérialisme américains !"   Les mollusques sont envoyés, leurs longs bras écartés, dépliés, ouverts, dans le bleu du ciel, par-dessus le canal et la route, pour s’écraser à proximité des policiers.   Les gens encouragent le pompage par des ouais, ouais, vas-y!, et quand le poulpe s’envole, catapulté, ce sont des houa, houhhaaaa et des éclats de rire de le voir planer vers le McDo et tomber près d’un flic qui l'évite et qui, au lieu de le prendre à la légère et de voir la drôlerie de la situation, se fige dans son rôle et s’obstine à repousser les poulpes, les uns après les autres, à coups de pieds de plus en plus énervés et gluants.   (Des pêcheurs ont, par la suite, demandé à Pascal Granger s'ils pouvaient avoir les plans de la catapulte dans l'idée de s'en servir pour appâter en mer.)


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Après, tout le monde se retrouve autour d’une gigantesque macaronade. «On avait prévu de la macaronade pour 500 personnes, on a été dévalisé. C'est génial !» se réjouit une des nombreuses bénévoles, chargée de la cuisine.     Après, c’est le concert, c’est la musique.   Un trio. Batterie, deux guitares, pas de basse. Du vrai, du dur, du rock and roll, import direct de l'anglais to rock «balancer» et to roll «rouler»,   Rauky est chanteur et guitariste. Il a la voix et le physique. C’est un rocker, pourtant quand il parle, il est plein de retenue, de douceur.   Sa main droite est un gant de cuir noir. – Rauky, vous êtes guitariste, il vous manque un bras, Comment faitesvous ? – J’ai les mêmes effets qu’un guitariste normal. Je joue un peu plus fort et j’appuie un peu plus sur les cordes. Je joue d’une seule main, la gauche. Je ne fais pas d’accord. Je fais des solos, des riffs. – C’est exceptionnel, je n’ai jamais vu ça. – Moi non plus. (Sourire discret, un peu contraint). À la base, avant mon accident, j’étais surtout guitariste. Je me suis mis à chanter, maintenant je me considère plus comme un chanteur que comme un guitariste et finalement plus comme un bricoleur de son que comme un guitariste.   Je me tourne vers Clarisse. – Qu’est-ce qu’il faut dire, batteur ou batteuse ? – Batteuse, ça fait un peu matériel agricole. Je dis que je joue de la batterie. J’aime bien drummer. – Il y a beaucoup de femmes dans le rock ? – Il y en a de plus en plus, des jeunes, mais ça reste cependant très rare. Il y a eu des bassistes dans le punk rock qui a quand même été assez démocratique pour les filles.   Dans l’après-midi, sardines, huîtres, moules. Vins de pays. Fanfare.   Deuxième lancer de poulpes. Vision toujours aussi incroyable. Avec le vent, les tentacules déployées. Par-dessus les voitures qui roulent en file sur la route à double sens.


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Après, les toits et les arbres semblent très noirs contre le crépuscule mauve.   Je lève les yeux au ciel et mon âme s’évade vers les lueurs du couchant. Ces lueurs sont dessinées aux crayons de couleurs, avec de la poudre d’or, par un artiste de mauvais goût, incapable de se contrôler. Il y en a des couches et des couches, ça manque de retenu, mais ça en jette. Autant en emporte le vent !   En fin de journée, le mistral s’éteint et va tranquillement se coucher dans un creux de garrigue, au nord, derrière le Bassin de Thau, faisant de l’étang une surface aussi lisse et calme que du verre endormi.   Après, le quai n’est plus éclairé que par les lueurs colorées de la fête. Il est au bord de la ville, dont les lumières sont accrochées comme un collier autour du cou de la colline.   Plus loin, les dunes sont accroupies le long de la plage, comme des bêtes fatiguées au repos. Les vagues s’exercent mollement à battre le sable avec de petits frottements   Après, c’est la nuit.   Belle nuit tumultueuse.   Oh ! Les cris des hommes, les rugissements de rire ! Les explosions de voix, comme des pulsations.   Oh ! Les jeux avec la parole ! Les inventions de langage.   Oh ! Les rires des femmes ! Rires rauques de chanteuses de blues. Rires minces, aigus, cassants comme du verre filé.   Toute la nuit, la musique continue pour la danse et pour le fun, entrecoupée de chants révolutionnaires italiens, Bandiera rossa, Bella Ciao, et de la guerre d’Espagne, El paso del Ebro.   Des frissons libertaires parcourent les épidermes.   Un jeune colosse, épais, énorme, démesurément large. Son cerveau n’a pas grandi à la vaste mesure de son corps. Mais ce soir, il capte et comprend tout, aucune blague n’est trop fine pour lui. Ses cellules ondulent comme des serpents. Il rit, même à des plaisanteries inexistantes. Ses yeux sont pareils à ceux d’un enfant amusé et ses grandes dents blanches luisent dans les lumières.


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Les trésors enterrés émettent une petite lueur phosphorescente audessus du sol.   L’espace se décolle, s’allonge et se fait sans limites.   De son côté, le temps n’est plus celui des montres et des horloges, encore moins celui des ordinateurs et des téléphones portables. Comme l’espace, voilà qu’il s’allonge, se distend et se fait lui aussi sans limites.   Le temps et l’espace ne font qu’un.   D’ailleurs tout ne fait qu’un.   Partout rien que des uns, des as, des points, des zéros, des héros.   Ils se déplacent de façon huilée et lubrifiée. Ils ne malmènent pas leurs systèmes nerveux avec des mouvements inconsidérés.     Dans leur très grande adoration, ils se formulent des émotions belles et généreuses. Une chaleur dorée habite leurs cœurs et rayonne comme une brûlante saucisse pimentée dans l’estomac. Les bras s’empoignent, les genoux se touchent, les fesses se tamponnent, les yeux s’embuent. Ils dansent tous, en une seule masse, pelotonnés, les uns contre les autres, et leur amour réciproque atteint un niveau presque intolérable. – Moi qui voulais être ethnologue, – moi qui voulais être philosophe, – moi qui voulais être saxophoniste, – moi qui voulais être moi-même, – moi qui voulais savoir si l'univers peut être contenu dans un camembert.   Avant de repartir et de rentrer en titubant chez toi, dis-toi que la vie sur terre existe depuis 30 millions d'années, que les bactéries existent depuis 120 millions d'années, que les mammifères existent depuis 50 millions d'années.   La Voie Lactée est toute petite et remplie de milliards d'étoiles.

Il n'y a rien de grand ni rien de petit, non, rien de grand ni rien de petit. Tu sais pourquoi ? Parce qu'il n’y a aucune échelle.


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Bouddha plane au-dessus de la fête qui prend alors des allures de cérémonie asiatique. On voit flotter des bannières, on entend des clochettes, on a dans les narines des parfums lointains.   Mais une apparition telle que celle de Bouddha ne peut être que de courte durée. Sète est une cité d’Italiens. Même s’il est le plus convaincu des anarchistes, chacun garde en lui un vieux fond catholique.   Et tous alors de faire de petits bonds sur place. C’est qu’ils sont en train de sauter du cran de l’état de grâce à celui de l’extase. Et tous alors de confier, et tous alors de confesser : – Je me suis adonné à l’ivresse et à de multiples stupéfiants. – J’ai répondu par la négative aux ordres de mes supérieurs hiérarchiques. – J’ai accumulé les jeux de mots dont certains n’étaient pas si drôles. – J’ai été paillard et dépravé. – J’ai commis l’adultère, cherché de nouvelles voies et pratiqué des positions acrobatiques qui n’avaient pas pour but la procréation.   Visiblement, ils prennent à leur confession un plaisir intense. – J’ai triché avec la vérité. – J’ai fait des choses idiotes et inutiles.   Mais parfois les gens font des choses idiotes et inutiles. Ils n’y peuvent rien. Ils se trouvent parfois à la merci de vecteurs inconnus.   Le temps suspend son souffle.   Soudain, il y a un frémissement très léger.   Tous les chiens qui courent dans la fête ralentissent et dressent le museau.   Il est tout à fait possible qu’à cet instant précis une femme aux longs cheveux teints en roux ait une petite vision. Elle voit saint François à trois mètres au-dessus d’elle, brillant comme s’il venait tout juste d’être verni. Saint François la regarde et lui sourit comme un bon saint qu’il est. Il lui dit : « Va en paix ». Le miracle est accompli.   Saint François aima les bêtes. Les chiens sentent sa présence. Ils se couchent avec un soupir convaincu et s’aplatissent contre le sol, levant humblement leurs yeux dont on voit le blanc et le rouge.   Dans La Règle édictée en 1221, Saint François recommandait aux frères prédicateurs la « pure simplicité ».


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Il était un « simple d’esprit », crois-tu qu’on peut dire ça ?   Tu sais comment Saint François avait répondu à son père qui désapprouvait sa conduite de dénuement et lui demandait d’adhérer aux modes de vie de la société bourgeoise ? En se déshabillant. Tu te rends compte, il n’avait pas discuté avec son père, non, il s’était mis tout nu devant lui afin de se revendiquer d’une pauvreté vécue comme une véritable richesse.   Ça, c’est du happening, de la performance ! De l’arte povera !   Tout cela, saint François l’a fait !   À la fin de la nuit, une part non négligeable de l’âme de Sète s’arrache à la contrainte et s’élève dans les airs.   Le loup et la grande ourse lèchent la Voie Lactée.   La lune de tranche de citron sue du sang et du miel.   Les étoiles de papier aluminium font des trous dans la voûte.   Les gitans de Malaga et de Grenade à leurs enclumes les ont forgés, et Federico Garcia Lorca dans ses poèmes les a chantés.   Tout cela, Sète l’a fait !


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Ça bétonne de partout. Quelques filets de pêche au bord du quai. Le ciel sait, la terre sait, tu sais, je sais. Caméra de vidéo surveillance. Terrain vague. La mauvaise herbe, braves gens. Agnès Varda, La Pointe courte. Gendarmes. Petite république libre. L'artiste est un mouton qui se sépare du troupeau.   Ça bétonne de partout, ça construit des ensembles immobiliers, des immeubles de standing, des résidences secondaires. Il s’agit de pas laisser le moindre terrain vague, le moindre mètre carré à l’abandon. Il ne faut pas laisser les gens faire ce qu’ils veulent.   Les grillades sur la plage, chères à Aldo Biascamano, qui ont été, depuis toujours, le plaisir amical et familial de générations de Sétois, sont désormais interdites. La police doit verbaliser le moindre feu allumé, des fois que le sable brûle.   Un plaisir non payant, vous n’y pensez pas ! Tout doit être rentabilisé, sécurisé, converti de gré ou de force en business, le temps et l’espace, la mer, le soleil. Soyons logique : pour que les commerçants gagnent du fric, les gens qui viennent à Sète doivent dépenser du fric.


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Pour le moment, Sète est en liberté surveillée et reste festif et bon enfant.   Pour combien de temps encore ?   L’idéal serait d’attirer les gros riches, ceux qui ont des bateaux de luxe, font du golf et jouent au bridge. Pour cela, il faudrait virer les barques des Sétois qui sont amarrées à des anneaux le long des canaux et qui occupent gratuitement des places qui devraient être louées très cher. Et il faudrait déplacer plus loin, en zone industrielle, les bateaux de pêche, stationnés en pleine ville, qui donnent à Sète son charme unique, en font un lieu d’activités, un port animé et vivant.   En tronquant et en anesthésiant cette vie populaire, on pourrait enfin aboutir au tourisme mondialisé dont rêvent décideurs et investisseurs, qu’on retrouve sur toutes les côtes d’azur de la planète, où tout est privé et gardé. L’accès même à la plage et à la mer n’est plus libre. Il faut payer pour se baigner. Allez faire admettre une chose pareille à un vieux Sétois, pour qui aller à la plage veut dire planter ses cannes à pêche dans le sable !   Dans ces paradis aménagés, les pittoresques gens du pays sont au service de ceux qui viennent se dorer, se balader les fesses à moitié nues, manger des glaces, boire des cocktails et les prendre en photo devant leur étal de poissons.   Laissons quand même négligemment traîner quelques filets de pêche au bord du quai pour faire couleur local.   Les résidences de luxe des complexes immobiliers sont empreintes de cet embarras que causent les histoires cochonnes quand elles ne sont pas drôles, mais peut-être n'est-ce là qu'un effet de mon imagination.   Proverbe chinois :   Le ciel sait, la terre sait, tu sais, je sais…   La caméra de vidéo surveillance le sait aussi.   Il faut que l’élément humain mange, dorme, se reproduise, travaille, exploite et assèche sa planète et il faut qu’il ait la conviction qu’il n’y a pas d’autre manière de vivre, que c’est cela, le bonheur, l’amour, le progrès.


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Les artistes du collège Victor Hugo font partie du comité de Résistance.   Ils gardent en eux quelque chose de nomade, même les plus sédentaires, les plus insulaires. Ils ont besoin d’espace disponible, non balisé, de terrain vague où rêver, glaner, dériver, divaguer.

Je suis d'la mauvaise herbe Braves gens, braves gens, C'est pas moi qu'on rumine Et c'est pas moi qu'on met en gerbe, Je suis d'la mauvaise herbe Braves gens, braves gens. Je pousse en liberté Dans les jardins mal fréquentés.

Comme beaucoup de villes méridionales, Sète a besoin d’un minimum de bordel. Le Sud a du mal avec le centralisme parisien. Il n’aime pas qu’on lui dicte ses lois. Il répond à la soi-disant propreté morale du Nord par le bruit, l’odeur et le désordre.   Le quartier de La Pointe Courte est un petit territoire, au bord de l'étang et du canal, derrière la gare SNCF. Il est une authentique fabrication d'art populaire, composée de maisons basses, de quelques rues, de remises, d'abris et de cabanes de pêcheurs. Tout est bricolé, rafistolé, fait à la main, de matériaux de récup'. On vit dehors, on répare les filets, on sèche son linge, on prend l'apéro devant chez soi. C'est une île dans l'île.   Les meilleurs jouteurs en sont issus. Les enfants s'entraînent à faire des passes sur des chariots à roulettes tirés par des adultes.   Le film La Pointe courte, d'Agnès Varda, raconte, parallèlement à l'intrigue d'un couple en crise, en proie à l'incompréhension, l'histoire sociale, filmée sur le mode du cinéma vérité, de la vie des habitants du quartier qui jouent leur propre rôle.   La pêche aux coquillages constitue leur occupation principale et leur source de revenus, mais ils sont perpétuellement en butte aux tracasseries d'une administration pointilleuse sur la salubrité des opérations de


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pêche. Ils se retrouvent souvent mis dans l'illégalité et se cachent des gendarmes. Le film montre leur combat contre l'autorité qui est, pour eux, l'émanation d'un pouvoir extérieur.   Depuis l'époque du film, les gens de La Pointe Courte n'ont pas changé. Ils sont fiers de leur identité. Ils ont la conscience d'avoir euxmêmes créé une sorte de pays personnel, comme une minuscule république libre. Ils gardent un esprit frondeur, d'indépendance. Ce sont des gens rudes, durs au travail, qui se sentent assez grands pour résister, pour défendre leurs droits et pour prendre leurs décisions eux-mêmes.     Witold Gombrowicz :   «L'artiste est un mouton qui se sépare du troupeau».


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Le plus jeune des artistes masculins du collège Victor Hugo, Jean Denant. Les questions d’urbanisme. Des panneaux de Placoplatre. André Cervera. L’ailleurs le plus lointain et le plus étranger. Le vide. Deux formes abstraites de plâtre blanc. Le dessin d'une femme qui danse.   Né en 1979, le plus jeune des artistes masculins du collège Victor Hugo, Jean Denant est Sète à lui tout seul. Il est cash, grand, beau, drôle, malin, insolent, charmant, intelligent, vif, séducteur, rapide, baratineur, gonflé. Mais il est surtout un artiste très doué, qui a une sensibilité innée des formes et des matières. Sa carrière est lancée, il réussit à se faire remarquer à la fois par les décideurs branchés de l’art contemporain et par des galeries plus commerciales.   Avec les Microclimax qui sont architectes, Jean Denant est celui qui est le plus concerné par les questions d’urbanisme.   Sur des panneaux de Placoplatre qu’il entaille comme des bas-reliefs, il peint des maisons, des résidences secondaires, des ensembles immobiliers. Son atelier est jonché de petits gravas de plâtre. Il expose souvent ses peintures accompagnées, sur le sol, des débris qui résultent de ses interventions. Entre sculpture et installation, sa peinture est ouverte, efficace, moderne.


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Mais, avant de te parler de ce qui m’est arrivé dans l’atelier de Jean Denant, il faut que je te dise que, en allant lui rendre visite, j’ai rencontré dans la rue le peintre André Cervera.   Depuis des années, ce dernier fait de longs voyages en Afrique, en Inde et en Chine. S’il aime travailler régulièrement dans son atelier de Poussan, il éprouve aussi, pour peindre, l’étrange besoin de l’ailleurs le plus lointain et le plus étranger. Il revient de ces séjours de plusieurs mois avec une riche production de tableaux qui alimentent ses expositions et se retrouvent sur les murs des collectionneurs.   Je croise André Cervera dans une rue piétonne, près de la statue du Jouteur.   Tchac, tchac, tchac, c'est parti pour les trois bises.   Sec, nerveux, mince, speed, il fait partie de ces gens du Midi, ennemis déclarés de tout bronzage, qui ont le teint blanc et qui accompagnent leurs amis à la plage en pantalon et chemise boutonnée à manches longues.   Toujours aussi cordial et chaleureux, il prend le temps de bavarder avec moi.   Comme il revient de Shanghai, je lui dis, en pensant aux distances qui nous séparent sur le globe : – Nous ne vivons pas dans le même espace… – Mais, et c’est moins évident, nous ne vivons pas non plus dans le même temps, précise-t-il. – Oui. – Des milliards de gens vivent à des époques différentes de la nôtre. Certains sont en avance un peu sur nous. D’autres un peu en retard.   Je l’emmène sur son terrain qui est celui de la peinture en lui demandant comment il procède pour traduire plastiquement ces époques et ces temps différents. Il assemble ses idées pour me répondre, les mots résistent, c’est trop simple ou c’est trop compliqué. La question manifestement l'intéresse. Il cogite encore et finit par me dire qu’il préfèrerait en reparler avec moi, dans son atelier, devant ses tableaux.   Il s’en sort avec un sourire et une petite tape amicale sur l’épaule : – Lorsque vous discutez avec un ami chinois, me dit-il, et qu’il est à bout d’arguments, il s’en sort toujours en disant : « De toute façon, tu


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Jean Denant, vue d’atelier, peinture sur Placoplatre, 250 x 360 cm, 2012


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es étranger, tu ne peux pas comprendre ! »   Il a à la main un petit livre de maximes et de pensées de Lao-Tseu.   Je l’ouvre et, sans regarder, je pointe mon doigt sur une page. Je tombe sur cette citation : « Avec l’argile, on fait des vases, Mais c’est le vide qui donne au vase son utilité… »

Le vide, qu’est-ce que ça veut dire ? Dans les choses ? Entre les choses ? C’est là que je dois chercher ? Plutôt confus, pas évident, mais je peux toujours essayer.

Avec cette idée en tête, je fais un tour dans l’atelier de Jean Denant.   Je regarde ses dernières œuvres sur Placoplatre qui sont des réussites.   Sur une large étagère, trônent deux formes abstraites de plâtre blanc qui en elles-mêmes ne m’évoquent rien. Pourtant, sans trop savoir pourquoi, mon regard s’arrête sur elles.   Au bout d’un moment, je vois, entre ces deux masses, se découper une silhouette, faite de courbes gracieuses. L’espace vide entre ces formes vient de prendre le dessin d’une femme qui danse.   Cette fois-ci encore, je suis étonné. Je ne sais pas quoi penser. Ce genre d’effet visuel, à la Markus Raetz, n’est pas du tout dans le style de Jean.   Je lui montre la danseuse. Il hausse légèrement les épaules, il fait celui qui ne voit pas, que ça n’intéresse pas.   Et comme j’insiste, Jean me fait la réponse dont il faut bien que je me contente et qui, depuis plusieurs jours, m’est devenue habituelle : – Je ne sais pas, je ne suis pas au courant.   Je connais suffisamment les artistes pour savoir que chacun d’eux a son système personnel d’ordre (ou de désordre), sa façon de ranger ses matériaux et ses outils. La réaction de Jean Denant ne me convainc pas, elle ne tient pas la route. Un artiste qui se retrouve avec deux masses de plâtre, posées sur une étagère, dans son atelier et qui ne semble pas s’en soucier, qui ne se demande même pas qui est venu les placer là, ça n’est tout simplement pas crédible.


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Qu’est-ce qui se passe ? L’unique spectateur d’un théâtre d’ombres. Enquêteur. Une sorte de paroi spongieuse, transparente. En papier très très fin. L’autre côté. Microclimax. Grande bulle de plastique transparent. Je perds l’équilibre. Une mandarine. Dans un délire de science-fiction.   Qu’est-ce qui se passe ?   Qu’est-ce que cela signifie ?   Il me semble que je suis l’unique spectateur d’un théâtre d’ombres conçu tout exprès pour moi.   Pourquoi ? Dans quel but ?   La fille des Beaux-Arts constitue-t-elle le début de la série ?   Depuis, la mise en scène continue et se poursuit… Je ne comprends pas…   Suis-je passé sans le savoir au statut d'enquêteur ? Suis-je devenu un détective de série policière française ?   En tout cas, l’enquêteur piétine et s’enfonce…   J’attends, j’attends de voir ce qui va se passer.   J’aime bien finalement ces temps de latence et de laitance, quand les entrées maritimes enveloppent le Mont Saint-Clair d’une épaisseur de coton blanchâtre, quand les lueurs de la ville sont assourdies et que les cheminées ne tirent plus par manque d’appel d’air et s’étouffent dans leur fumée.


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Je laisse flotter le sens, les mots s'embuer, les phrases s'évaporer dans la brume.   J'en ai ma claque du plein qui me sature l'existence, des gens, des objets, des sens uniques, des couloirs de police... J'ai trop donné dans les explications, dans les commentaires, dans les résumés pour lecteur pressé.   J'aspire au vide.   Citation, dans mon i-Pad :   Andy Warhol rêvait du vide qu’il ne parvenait pas à atteindre :   « D’une part je crois aux espaces vides, et d’autre part je fabrique de l’art, je fabrique toujours des saloperies pour que les gens les mettent dans leur espaces qui, à mon avis, devraient rester vide, c’est-à-dire que j’aide les gens à gâcher leur espace alors qu’en vérité je voudrais les aider à vider leur espace. »   Qu’est-ce qui sépare les morts des vivants, le passé du présent, l’imaginaire du réel, les souvenirs de ce qu’on vit vraiment ?   Une sorte de paroi spongieuse, transparente ?   Un mur, une cloison, une frontière ?   Je commence à penser que ce fameux mur entre les deux mondes, il se pourrait qu’il n’existe pas.   Et que, même s’il existait, il ne serait alors qu’une cloison en papier très très fin.   Tu appuies dessus juste un peu, tes doigts la traversent, tu tombes de l’autre côté.   Peut-être qu’à l’intérieur de nous l’autre côté a déjà commencé à s’introduire en douce.   Microclimax.   Carolyn Wittendal et Benjamin Jacquemet, dits Caro et Ben.   Artistes et architectes, ils ont créé Microclimax. Ils sont unis dans le travail comme ils le sont dans la vie.   Ils partagent les mêmes idées, la même conviction que nos façons d’exister et de se loger pourraient être moins asservies à l’économie de l'hyperconsommation. Ils proposent des alternatives plus proches des


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réalités écologiques qui impliquent les usagers et leur donnent la possibilité d'intervenir dans l'espace social.   Carolyn et Benjamin soulignent d'entrée de jeu l'importance qu'a pris, pour eux, au fil du temps, le collège Victor Hugo. – L'enjeu, au départ, était quand même assez risqué, me disent-ils. Réunir, côte à côte, des gens dont les démarches et les préoccupations n'étaient pas les mêmes, n'aurait pu être qu'un collage, un rassemblement artificiel, chacun dans sa bulle... – La mayonnaise a pris ? – Oui. Des pensées se sont nourries, se sont influencées. Dans les divers locaux, soit par affinité, soit par croisement, il y a eu de vraies interactions, des sous-ensembles riches.   Dans leur l’atelier, une sorte de grande bulle de plastique transparent occupe une partie de l’espace. On dirait une cabane en forme de boule de neige, avec une porte fermée et, à l’intérieur, une chaise longue et un palmier.   Cette structure est drôle, comme une zone de vacances artificiellement protégée, enfermée derrière les fragiles parois de matière transparente. Microclimax nous offre, avec une ironie subversive, une illusion de sécurité et de bonheur, sous la forme d'un abri léger, stupidement isolé du reste du monde et plutôt ridicule.   Je comprends que la bulle est gonflée d’air en découvrant une soufflerie avec un tuyau branché. – C'est une pièce ancienne. Elle s'intitulait Cinq minutes de paradis artificiel, me dit Ben. – À propos de cabane, rajoute Caro, nous venons de réaliser «Auxiliaires et Parasites», le 1% artistique du lycée agricole du Cher. Nous avons installé des sculptures habitables issues de paysages vernaculaires ou imaginaires. Ce sont des refuges, des petits habitats potentiels. Ils transforment séquences intermédiaires de la vie scolaire en moments conviviaux, d'échange ou de contemplation, véritables mise en fonction de la poésie dans le réel. – Ainsi l'œuvre, entité fragmentée, se lit dans le parcours. Elle se découvre collectivement, se pratique physiquement. Elle est un véritable distributeur d'émotions, complète Ben.


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Microclimax parle de poésie et d'art par l'architecture. Ses deux protagonistes fabriquent des lieux de sociabilité, des sculptures accessibles au public.   C'est l'occasion pour moi de discuter avec eux des problématiques de leur positionnement. Les options de l’architecture et de l’art sont différentes. Comment parviennent-ils à les concilier et à les articuler ? – Le gros de notre boulot, c'est de montrer qu'on peut abolir les frontières entre les disciplines. Nous hybridons les strates qui sont séparées par les processus de planification, dirigés et gouvernés par les volontés économiques. – C'est faisable ? Vous y parvenez ? – Oui. Dans l'histoire de l'art, de l'architecture, du paysage, il y a toujours eu, plus que des passerelles, des imbrications, de véritables fusions...   Alors que nous sommes en train de parler, brusquement, d’un coup, le son s’arrête. Tu n'imagines même pas qu'une telle chose puisse se produire ! D'une seconde à l'autre, plus de son, plus de bruit, plus rien.   C'est une chose absolument inconcevable. Je savais qu’il existait des bruits insoutenables. Je ne pouvais pas savoir qu’il existait des absences de bruits encore plus insoutenables.   Nos lèvres s’agitent et il n’en sort aucun mot, aucune parole, aucun murmure.   Ben et Caro sont tout aussi interloqués que moi.   Elle fait bouger un meuble, rien, pas un bruit. Il se donne une claque sur la cuisse, encore rien. Je fais claquer mes doigts, rien, je recommence en les approchant de mes oreilles, toujours rien.   Je tape des pieds, je fais quelques pas, dans le plus profond silence.   Les Microclimax sont en train de soudainement vivre tout ce contre quoi ils luttent dans leur engagement d'artiste et d'architecte, l'absence, le manque de perceptions, la déshumanisation.   En se taisant de la sorte, le monde s'anamorphose, il se change, mais en quoi ? Je ne sais pas en quoi... En un bloc asphyxié, compact, mou, froid, fait d'une matière dont je ne soupçonnais même pas l'existence.   Mon cerveau est confronté à une énigme qui le dépasse.   La privation a déjà des conséquences sur mon comportement physique. Je ne ressens plus le bouillonnement exacerbé de mon sang. Une brume froide flotte à l'intérieur de mon corps.


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Microclimax, Auxiliaires & Parasites, 1% artistique du lycée agricole du Cher - Maître d’Ouvrage : REGION CENTRE, 2012


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Je vois Carolyn prendre une mandarine et la porter à son nez. Elle la respire. Elle secoue la tête, prête à pleurer. Elle détache un morceau du fruit et le met dans sa bouche. Elle secoue une nouvelle fois la tête, les larmes lui emplissent les yeux. – Nooon...   Ses lèvres s'arrondissent pour former silencieusement les lettres. Elle jette la mandarine par terre, à ses pieds.   Benjamin l'a prise dans ses bras. Elle s'y cache, immobile, blottie, comme un animal, la tête dans son épaule. Il la tient fermement, debout, costaud, planté sur ses pieds, mais je vois que le torse de l'homme est secoué d'ondes incontrôlables.   Mon corps réagit de travers, je perds l’équilibre.   Je suis un cobaye victime d’expériences scientifiques, dans un délire de science-fiction, prisonnier à l'intérieur des murs de verre d'une cellule de privation sensorielle.   Il faut que je m’extirpe de cette situation... Je peux bouger... Je peux encore bouger... J’actionne mes jambes en direction de la porte... Le sol n'est plus stable, je me rattrape au mur...   Je sors.


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Gregory et Claire. Encore une histoire de mandarines. Dessin au bulldozer. Toute la pièce est sans couleurs. Au ralenti. Je ne bouge plus, je n'avance plus. Froid, lisse, plat. Sur papier glacé. La blancheur lumineuse des choses. Sans laisser de traces. Agrégat de ficelles emmêlées. Dans les limbes, aux frontières du sommeil.   Grégory Cadet et Claire Giordano.   Ils ont chacun leurs ateliers respectifs mais, pour me faciliter la tache, ils ont réuni leur productions dans un seul, celui de Claire.   Claire Giordano fabrique des fleurs avec des matériaux très pauvres, des sacs en plastique de couleurs. Elle les assemble pour fabriquer des sculptures gonflables, parfois monumentales. – Au début, j'étais étudiante, je n'avais pas un rond. Ces sacs, il y en avait à foison. Ils étaient colorés, sonores, légers, ils avaient des qualités plastiques à révéler. – La poétique de l'ordinaire. Vous révélez leurs richesses. – Je leur donne de la sorte une autre dimension, une nouvelle valeur, me répond-elle. – Vous passez ensuite des sacs en plastique à la porcelaine. – En réalisant ces sacs, en les copiant dans un matériau précieux, j'offre un autre regard sur ces objets prosaïques.


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Je vois aussi sur la table des petites scènes en porcelaine blanche. – Ces derniers temps, j'ai repris mes anciennes amours du début, je travaille essentiellement avec la terre cuite, la porcelaine. Je fais des saynètes qui racontent des histoires fantaisistes, absurdes et poétiques.   Posés sur une serviette éponge blanche, un masque de plongée, un tuba, une paire de palmes en porcelaine composent une étrange nature morte moderne, brillante, laiteuse et sans couleurs. – Le kit de plongée est vraiment sétois, non ? – Cent pour cent sétois. (Elle se marre, elle a un beau sourire.) C'est le kit du pêcheur de palourdes de l'étang. La substitution d'un matériau pour l'autre fonctionne bien avec ces objets types. J'attire l'attention sur eux.   L'ambiance de l'atelier est chaleureuse et agréable. Nous buvons tous trois du café. Une tasse mal équilibrée sur le plateau pivote soudain et va se briser au sol. Nos regards se croisent. Un silence s'insinue après des considérations sur le coefficient d'adversité des choses. Grégory Cadet, son compagnon, a lui aussi des préoccupations semblables autour de l'objet. Il part également de ce qu’on jette : les muselets, qui sont les armatures de fils métalliques qui maintiennent les bouchons de champagne, de boissons alcooliques gazeuses. On trouve quantité de ces petites formes de métal écrasées sur les trottoirs, les lendemains de fête, durant les joutes.   Je regarde, dans l'atelier, des pinces à linges, des épingles de nourrice qui sont des copies agrandies, surdimensionnées de ces objets tirés du quotidien. – Comment pratiquez-vous techniquement ? – Je me sers de techniques artisanales. Je torsade à chaud les tiges de métal avec lesquelles je dessine les objets.   Un muselet géant de plus d'un mètre est accroché au mur. – C'est une armature de métal que j'ait faite écraser sur un chantier par un engin. J'ai demandé au conducteur. C'est un dessin au bulldozer, en fait, précise Greg avec humour.   L'expression est jolie, un dessin au bulldozer, je la note. – Au métal, j'associe d'autres matériaux comme le bois ou le verre. Dans ma série «champagne», des sculptures, réalisées en tordant un


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Claire Giordano, Le kit de plongée, porcelaine, 50 x 30 cm, 2008


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muselet de champagne, font fonction de chaises – On peut s'asseoir dessus ? – Bien sûr. Elles sont solides, elles sont faites pour ça.   C’est encore une histoire de mandarines.   Lorsque mes yeux se posent sur les petits fruits ronds, sur la table, je réalise soudain qu’ils ne sont pas oranges, ils sont sans couleurs, presque noirs.   Toute la pièce est sans couleurs.   Ma chemise rouge est noire. Mon jean bleu est gris. Je regarde mes mains, elles sont grises aussi.   Tous les objets sont en noir et blanc. Ils me paraissent sans relief, sans épaisseur, sans profondeur.   Je me déplace à peine, mes gestes sont empêchés, comme dans un aquarium, comme si l'air était devenu lourd, difficile à franchir.   Je suis pris, englué, dans un film en noir et blanc, au ralenti.   Et puis, je ne bouge plus, je n'avance plus.   Mon reflet est immobilisé, debout, les bras ballants, dans une grande glace posée à même le sol de l’atelier. Froid, lisse, plat. Je le vois, il me regarde.   Je suis un arrêt sur image. Je suis un arrêt. Je suis une image. Je ne suis que surface.   On m'a fixé, on m’a tiré, grandeur nature, sur papier glacé.   Ça y est, je suis devenu un cliché, prêt à être accroché dans une exposition d’art contemporain !   J'ai franchi la paroi de verre. Je suis passé de l’autre côté.   L’art est une forme de suicide et de prostitution que pratique une certaine élite.   Et me voici figé, muet, montré comme une fille publique derrière sa vitrine.   Puis, progressivement, tout se calme. Les bruits continuent, mais l'absence de couleur leur confèrent une qualité de vide et de silence. Je suis en repos, détendu, un peu engourdi.   L'espace de l'atelier prend des allures presque monastiques de recueillement, de propreté et de dépouillement.   Je vois la blancheur lumineuse des choses qui miroitent et scintillent.


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Mes yeux sont attirés par ce vide tranquille qui les apaise.   Il n’y a pas de blanc dans les films en couleurs. La véritable blancheur, celle du lait, de la neige, de l’écume, celle d'une nappe, d'un drap ou d'une chemise, celle des fleurs blanches les nuits de lune, elle n’est rendue que par le noir et blanc.   Je suis le seul homme sur terre qui peut marcher dans un champ de neige sans laisser de traces.   Je ne m’endors jamais durant la journée, je n’ai pas pour habitude de faire la sieste.   Cette fois, je ne sais pas ce qui m’a pris, je suis repassé par l’hôtel. Je ne me sentais pas particulièrement fatigué, mais je me suis assoupi tout habillé sur mon lit, comme une masse.   Je ne suis pas assez bon acrobate pour dormir sur mes deux oreilles.   Je me suis réveillé une première fois. On m’avait fourré dans le crâne un agrégat de ficelles emmêlées dont il m’était impossible de trouver le bon bout.   Je me réveille une deuxième fois. Je rêve d'un assassin qui avait contraint son épouse à boire des litres d'essence avant de l'enflammer dans la cuisine sous les yeux des enfants.   J'en suis sorti en eau, les mains crispées aux montants du lit, comme d'une coulée de ciment frais juste avant qu'elle se fige.   Une troisième fois, avec un gémissement, en la cherchant à mon côté.   Au moment où j’allais me rendormir, dans les limbes, aux frontières du sommeil, un objet me revint en mémoire. Il était posé dans la cour du collège. C'était une sorte de monument bancal, en partie calciné, fait des morceaux noirs d'un pavois perforé et d'une lance brisée en deux.   On aurait dit le vestige aux contours incertains d’un destin depuis longtemps éteint.   À peine effleura-t-il les régions de ma conscience qu’il effaça toutes ses traces et disparut aussi vite qu’il était venu.   Je n’en gardais que cette impression de chute qui ouvre la porte du sommeil.


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Grégory Cadet, Dessin au bulldozer, métal torsadé, 120 x 100 cm


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Je grimpe à pied chez François Dezeuze. Les papilles poétiques. Ceux qui ne sourient pas. Boules pour la pétanque. Philippe Artaud. Le cercle des poètes fantaisistes. Des gamins de plus de cinquante ans. Gentleman cambrioleur. Miles Davis. Dans le sens du poil. Je roule sur un rythme de bons rails.   Je grimpe à pied chez François Dezeuze. Il habite aussi sur le Mont Saint-Clair, comme Daniel, son frère aîné. Mais pas au même endroit, et les deux hommes sont très différents l'un de l'autre.   La pente tire sur les muscles de mes jambes.   Il a plu au début du printemps et les jardins regorgent de plantes et de fleurs. Je sens les odeurs des pins, de la terre, du feu dans les cheminées. Des brises amènent de puissants effluves d'iode et de fruits de mer.   Jim Harrison :   « Il n’y a aucune nature à New York ; la chose qui s’en approche le plus c’est l’orgasme. »   On a tellement besoin de muqueuses.


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Tu aimerais bien que je te décrive le coucher de soleil, n'est-ce pas ? Dans un style tiède et fleuri, avec des jolis mots, lyriques ?   Alors, lis ça :   Au loin, le crépuscule rosit du sang des lumières vespérales. L'azur se dévêt d'arc-en-ciel.       Sublime féerie de la nature.   Profites-en bien ! C'est la seule occasion que tu auras de te délecter les papilles poétiques !   À propos du sourire, j'ai eu une pensée toute bête, toute simple : on pourrait diviser l'humanité en deux, il y a ceux qui ne sourient pas et ceux qui sourient.   La première catégorie : ceux qui ne sourient pas. Ça n’est pas dans leur nature, ça n’est pas dans leur comportement, ils ne sourient pas, point barre. Leur visage passe par l'éventail des expressions, hormis celle du sourire. Il est calme, impassible, fixe, grave, animé d’émotions, tendu, angoissé, bouleversé, hystérique. Ils rient, ils crient, ils pleurent, ils grimacent, mais ils ne sourient pas, ils n’ont pas ce contact-là.   D’autres gens, leur figure s’illumine sur la clarté, sur le plaisir désarmé d’un sourire qui vous donne confiance, qui vous donne de l’innocence.   La vingtaine de personnes qui se trouvaient ce soir-là dans la maison de François Dezeuze appartenaient de toute évidence à la seconde catégorie.   Il y avait les boules pour la pétanque, le pastis, les bouteilles de vin rouge, rosé et blanc, les plats que chacun avait confectionnés et amenés, la plaque de métal et la braise rouge pour la brasucade de moules.   Bozo était en action, en short et torse nu, bouteille à la main pour verser la sauce. Il avait apporté avec lui cinq kilos de moules de l'étang qu'il avait nettoyées.   Il me donne la liste des ingrédients qu'il a utilisés pour faire la sauce qu'il est en train de répandre sur les moules ouvertes sur la surface métallique.


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– La base est très simple : huile d'olive, estragon, thym, romarin. Tu peux ajouter, si tu veux, vin blanc, oignon, laurier, piment, feuilles de menthe fraîche... et, en plus, un peu de vin doux, du muscat de Frontignan, qui va donner aux moules un goût sucré. Je mets le tout dans une bouteille et - il prend l'air très sérieux - je laisse macérer pendant au moins un mois en remuant la bouteille de temps en temps. En réalité, c'est pas vrai, - avec un clin d'œil - je l'ai faite il y a deux jours. Tu mets le sel et le poivre du moulin quand les moules s'ouvrent sur la plaque à brasucade.   Il ne peut résister au plaisir de me livrer au passage des indications sur les mollusques. – Les moules sont riches en calcium, fer, iode. Tu as vu dans l'étang les parcs à moules ? (Il me tutoie.) Tu sais que les daurades les mangent ? Elles ont des dents solides qui leur permettent de s'attaquer aux coquilles.   Je lui réponds : – J'ai le goût des homards, qui sont tranquilles, sérieux, savent les secrets de la mer, n'aboient pas...   Ça lui en bouche un coin. Il sourit en grattant ses cheveux bouclés.   Il suffit qu'ils se retrouvent ensemble pour que Philippe Artaud, Philippe Saulle, François Dezeuze forment le cercle des poètes fantaisistes.   Quand le trio est réuni, ils constituent une formation particulière, une entité, faite de drôlerie, d’imagination et de complicité. C'est une invention permanente de mots et d’idées.       Chacun écoute avec gourmandise ce que dit l’autre, se délecte de ses trouvailles, attend pour savoir jusqu’où il va bien pouvoir aller, prêt à renchérir sur ses propos. Ils improvisent comme trois jazzmen du langage, quand l'un prend son solo, les autres le soutiennent et l'accompagnent.   Je les connais depuis des années – je mentionne à chaque fois leurs noms dans mes articles sur Sète - et je les adore. Ils peuvent pousser très loin la mystification, mais ils sont incapables de méchanceté. Leur ironie n’est pas amère. Leur humour est bienveillant.   C’est en les voyant rire comme des gamins de plus de cinquante ans qu’il me revient à l’esprit que toute l’intrigue a débuté avec Philippe


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Saulle à l’école des Beaux-Arts. Il n’est pas impossible que les deux autres aient quelque chose à voir dans l’histoire.   Philippe Saulle ne me dira rien, il est tenu par sa fonction de directeur.   François Dezeuze est le plus exubérant, il a le charme des savants fous, des chercheurs allumés. Mais, comme c’est aussi un marin des navigantes fantaisies, il va me mener en bateau.   Il reste Philippe Artaud.   Plus retenu, plus discret, il est bien capable d’être l’initiateur. Joueur de trombone en coulisse, danseur de music-hall assis sur sa chaise, conteur d'histoires drôles qui ne se rappelle plus la fin de sa blague, show man rentré qui réussit tout ce qu'il rate, il a toutes les qualités pour ce genre de montage. C’est le roi des détournements, un gentleman cambrioleur qui vole les cartels dans les expositions pour les exposer à son tour en tant qu’œuvres d’art.   Je m'assieds à côté de lui et l'aborde en lui parlant de Miles Davis et de John Coltrane. Nous avons cela en commun, le même amour du jazz, échanger des souvenirs de concerts et des anecdotes sur les musiciens.   Je m’intéresse ensuite à ce qu’il fait, je le caresse dans le sens du poil en lui posant des questions sur ses projets.   Quand Erik Satie affirmait que tous les grands artistes sont des amateurs, c'est certainement déjà à Philippe Artaud qu'il faisait allusion.   Il a beau ne pas véritablement se considérer comme un artiste, il a beau se définir lui-même plutôt comme un joueur, comme un collectionneur de bizarreries amusantes, je vois bien qu'il est satisfait que je m’intéresse à ses activités. Il a quand même tapi au fond de lui, ce besoin qu’ont tous les créateurs, même les plus secrets, de montrer ce qu’ils font.   Il finit par me dire qu’une importante exposition, sur les mensonges dans l’art et sur les mystifications, est en train de se préparer dans la région. – Au MIAM ? je lui demande.   Il reste évasif. – Vous en faites partie ? Qu’est-ce que vous allez montrer ?   De nouveau, il reste évasif. Il me dit quand même qu’il pense à une


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collaboration avec une des étudiantes aux Beaux-Arts qui étaient au vernissage jeudi dernier. – Elle est souvent vêtue d'une chemise d'homme ? – Oui, me répond Philippe Artaud. Elles ont fait un groupe de réflexion et de travail qui s'appelle Les Chattes de gouttière. Mais c'est elle la plus intéressante. Elle est très littéraire, elle écrit, elle est en train de rédiger un mémoire sur un poète du dix-neuvième siècle... – Gérard de Nerval ?   Philippe Artaud est surpris par ma réponse. – Comment le savez-vous ? Elle n'en parle à personne tant qu'il n'est pas terminé.   Jeudi dernier. Une semaine, déjà !   J’ai comme l’impression que l'exposition sur les mensonges dans l’art et sur les mystifications est déjà démarrée, pas toi ?   Le seul charme du roman, au fond, c'est d'y croire.   Toute ressemblance entre des êtres existant ou ayant existé dans la vie réelle et les phrases imprimées dans ce livre ne serait que le résultat d’un vif désir de coïncidence.   La femme qui a croisé mes yeux et qui a ri à mes plaisanteries, elle est arrivée plus tard, je ne sais rien d'elle, vient se coller à moi, debout, comme dans un rêve, je ne suis même pas sûr que dans l'obscurité ce soit elle. Je sens ses rondeurs vivantes contre mon corps, je la serre fort pour l'avoir toute, je laisse ma tête rouler contre la sienne. Ce sont quelques pures minutes de quoi ? D'amour ? Tu crois que je peux employer ce mot ? Oui, d'un total et absolu amour, anonyme, sans nom, sans mot prononcé, même pas murmuré, juste un soupir biologiue de délivrance qui s'exhale au même instant de nos deux poitrines, sans qu'on n'y puisse rien, nous sommes en mission magnétique, au service des lignes de force que tracent les crayons de couleurs gigantesque entre les points d’une géométrie qui nous dépasse.   La ceinture de son jean a juste assez d'espace pour que mes mains y glissent. Je lui étreins les fesses. Les deux globes paraissent enfler dans mes paumes.


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L'alcool aidant et la nuit passant, je réussis un carreau sur place. Je. Suis. Dans. Le. Tempo.   Voici venu le temps des hasards heureux et productifs. Je roule sur un rythme de bons rails.


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Belkacem Boudjellouli. Réunion au collège. Tielle, tapenade, sardines à l'escabèche. Les grandes lignes du scénario. Cracher dans la soupe. Vous m'avez pris pour cible. Une identité commune sétoise. Robert Filliou. Comment vivre dans l'art sans devenir vulgaire ou déprimé.   Je pousse les portes de l'atelier de Belkacem Boudjellouli. Il n'est pas là, mais ses dessins sont là. C'est amplement suffisant.   Son absence ne me surprend pas car Belkacem est quelqu'un de très discret, il ne se met pas en avant et parle peu. Quand il est obligé de s'expliquer à propos de son œuvre, il le fait avec humour, avec douceur et modestie, et même parfois il ne le fait pas.   Il a été mécanicien pour les moteurs de bateau. Il est aujourd'hui moniteur dans une école de voile. Il partage sa vie entre la mer et ses dessins.       Il dessine au fusain, sur fond blanc, de façon réaliste des êtres humains. Des dockers, des mécanos, des voisins de cité, des harkis, des vignerons, des ivrognes. À première vue, on a l'impression qu'il s'agit d'un constat, d'une galerie neutre de portraits. Mais on comprend vite qu'il y est surtout question de comédie humaine. Cow-boys de rodéo, chasseurs, casseurs ou jeunes emblématiques des cités, les figures qu'inscrit Belkacem Boudjellouli sont des constructions, des personnages qui jouent des rôles sociaux, des rôles de composition. Il en souligne alors l'attitude, la situation, la pose qu'ils prennent.


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Sur le mur du fond, en face de moi, se dresse une pièce maîtresse, 4 Cow-Boys, fusain sur toile de presque quatre mètres de longueur.   Les autres murs de l'atelier sont également recouverts de grands dessins.   C'est une foule taciturne qui s'offre à mes yeux. Avec des personnages d'ici mais également de l'autre côté de la Méditerranée. Certains sont typiquement contemporains, d'autres se tiennent hors du temps, comme venus d'une autre époque.   L'exposition des dessins de Belkacem constitue le point d'orgue de l'aventure.   C'est le dernier atelier dans lequel je pénètre.   C'est le plus silencieux et, peut-être, le plus parlant.   Je suis frappé par la monumentalité et la puissance des traits noirs. Je me laisse pénétrer par l'émotion qui se dégage de ces présences fantomatiques.   Mais, j'ai tout d'un coup la sensation de me retrouver dans d'atelier de Claire Giordano et de Grégory Cadet, lorsque je me suis vu, image verticale, hiératique, figée, face à mon reflet dans le miroir.   On dirait que les personnages, exposés sur les murs, tentent de me communiquer un message. Le dessin de leurs bouches semble m'adresser ces paroles muettes : – Tu sais ce que nous sommes ? Nous sommes des œuvres d'art. Toi, c'est différent. Toi, tu es en chair et en os. Tu es en rêve, en désir et en pensée. Tu es de l'autre côté. Vis ta vie, suis ta route. Tu n'es pas comme nous. Tourne les talons.   Encore une fois, je ressens la présence de cette sorte de paroi spongieuse, transparente, de cloison très très fine qui sépare le passé du présent, les morts des vivants, l'imaginaire du réel, ce que nous disons du monde de ce qu'il est vraiment.   De quel côté sommes-nous ? Peut-être qu’à l’intérieur de nous l’autre côté s'est déjà glissé.   Les dessins de Belkacem Boudjellouli séjournent dans cet espace entre la vie et la mort. Il s'y tiennent calmement, sereinement, mais c'est aussi une région dangereuse, dans laquelle bien peu d'entre nous souhaitent s'aventurer.


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Belkacem Boudjellouli, Cow-boy, fusain sur toile, 120 x 200 cm, 2003


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Je perçois des accents mélancoliques dans leurs propos en noir et blanc, qui se dissolvent dans le passé, dans le néant.   Je suis leur conseil, je tourne les talons et dis adieu à leur silhouettes que le temps finira bien par éponger en serpillière universelle.   Une réunion dans la cour de l'ancien collège Victor Hugo avec tous les protagonistes de l’affaire me semble s'imposer.   Pour eux, réunion égale anchoïade, tielle, tapenade, sardines à l’escabèche, canettes de bière, vin rosé, rhum blanc.   Tables, bancs, coussins, sièges, chaises longues.   Sono, musique.   Aujourd’hui, c’est soirée d'exception, chacun s’est fendu d’une bouteille de champagne. Je m’éclipse discrètement pour aller acheter la mienne. J’en ramène deux.   On mange, on boit.   On parle, on s’explique.   Ils sont soulagés, la franchise est de rigueur, ils n’ont plus de raison de faire les innocents.   Premièrement, le comment.   Ils me donnent les grandes lignes du scénario. Le concept de base était le suivant : chacun intervient dans l’atelier de l’autre en son absence, sans que celui-ci soit au courant.   Frédéric Périmon, qui sait tout faire, a installé l’éclairage qui a rendu crédible la sculpture d’Elisa endormie.   Maël, qui est régisseur, a placé chez Aldo et Fanfan les voix enregistrées qui me suivaient dans mes déplacements. Il a aussi conçu l’odeur entêtante qui m'a pris la tête. Vu les restes de mégots de papier roulé dans le cendrier, je ne lui demande pas d’explication.   Claire et Grégory, avec l'aide d'un spécialiste du son, ont obtenu l'effet d'absence de son et de privation sensorielle chez les Microclimax.   Fanfan, qui vient du théâtre, et son frère Aldo, ont mis au point un système de lumières pour faire le noir et le blanc chez Gregory et Claire.   Eliza a fabriqué, sur le mur de Frédéric Périmon, l’ombre de la tête de mort à partir d’un amas d’objets hétéroclites qui paraissaient entassés au hasard.


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Entre deux formes de plâtre apparemment indéterminées, Claudie Dadu a fait se dessiner la silhouette de la danseuse chez Jean Denant.   Belkacem a programmé le projecteur vidéo qu'il a accroché au plafond de l'atelier de Cécilia.   Christophe Cosentino a placé la photo d’Amy Whinehouse chez Claudie Dadu et est intervenu dessus d’un trait de stylo bleu.   Jean Denant a disposé, dans l'atelier de Maël Mignot, la petite figurine du jouteur avec la lance et le pavois peints en noir et a entouré soulage sur la boîte de médicament.   Les Microclimax ont placé le flacon de liquide noir avec urine écrit dessus chez Cosentino.   Ensuite, le pourquoi.   Au début, forcément, les explications partent dans tous les sens.   Ils se donnent mutuellement la parole. – Nous ne voulons pas avoir l’air de cracher dans la soupe, mais, cet hiver, nous avons réalisé que, sans vraiment oser se l’avouer, nous en avions marre d’un certain nombre de choses dans l’art...   Un autre reprend : – Nous avons affaire à un nouvel académisme, avec ses codes de bonne conduite. L’art contemporain vire au karaoké esthétique. Il est relayé par des centres d’art, qui se veulent purs et durs. Tout cela est trop sérieux, trop bloqué. – Je ne suis pas trop d’accord pour taper sur l’art contemporain… Enfin, moi, j’exposerais bien au CRAC…, tempère Elisa Fantozzi.   Claudie Dadu, qui a fondé les éditions Strobo, tient elle aussi à préciser : – Noëlle Tissier, d’ailleurs, montre chaque année les nouveaux multiples édités par Strobo… – En tout cas, nous avons décidé de faire quelque chose... – Une sorte d'événement, de manifestation... À mon intention ? demandé-je. – Plutôt une mise en situation, une sorte de performance collective... – Vous m'avez pris pour cible. Dans quel but ?   C’est la question à laquelle j’aimerais bien qu’ils répondent. – Tu l’as bien vu, au collège Victor Hugo, les artistes ont des créations différentes…


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Tiens ! C'est la première fois que l'un d'entre eux me tutoie. – Et pourtant, ajouté-je, vous vous entendez bien, vous vous respectez... – Est-ce que tu penses que nous avons quelque chose à voir ensemble ? – Oui, je trouve que vous avez une identité commune sétoise… – Exactement, tu l’as bien perçu. Malheureusement, l’art est fait de clans, de familles qui ne se fréquentent pas, qui se côtoient à peine... Chacun s'endort sur son petit territoire...   Hop ! Je tire trois citations de mon i-Pad.   Une de Robert Filliou :   «Comment vivre dans l'art sans devenir vulgaire ou déprimé ?»   Je constate, aux réactions de sympathie, que Filliou est admiré et aimé, comme un exemple fraternel.   Une autre de Gilbert and George :   «D’une façon générale, je pense que l’art abîme les artistes. Et les humilie aussi».   Je cite ensuite Gerhart Richter :   «Le milieu de l’art est un immense spectacle ou l’on rencontre la médiocrité, le mensonge, l’escroquerie, la dépravation, la misère, la bêtise, la stupidité, l’insolence. Mieux vaut ne pas en parler.»   La sombre déclaration du peintre allemand a pour effet de provoquer un instant de mutisme, suivi de l’exaspération de Maël qui intervient pour la première fois : – Bon ! Nous n’allons quand même pas perdre notre temps à dire du mal du milieu de l'art. Nous avons autre chose à foutre ! – Ben oui, avoir autre chose à foutre, c’est bien cela que nous avons essayé de faire…


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Faire tomber les barrières. La complexité des choses. Aux oubliettes. Des détectives. Une sérieuse envie. Tous les communicants vous le diront. Simplifié, rapide et facile. Les pièces d’un puzzle. Romans policiers. Cette fois, je vais y arriver. La mémoire ressemble à ces morceaux épars oubliés au fond de l’eau.   Si je fais la synthèse, ça donne à peu près ceci :   Dès qu’ils ont su par Philippe Saulle que j'allais venir à Sète, envoyé par mon magazine, ils se sont dit qu’ils avaient envie de m’attirer au collège Victor Hugo pour faire quelque chose qui, à mes yeux, ne passe pas inaperçu.   Ils ont fait une première réunion, au cours de laquelle ils ont tout de suite écarté la proposition, trop simple à leur goût et sans surprise, de monter une exposition au collège, dans leurs ateliers, pour présenter leurs travaux respectifs.   Ils sont alors partis sur l’idée de concevoir une vaste performance collective afin de montrer que les créations des uns et des autres se complètent, se croisent et se recoupent.   Il faut faire tomber les barrières, se sont-ils dit. Il n’y a pas, au collège Victor Hugo, des artistes qui sont bien et d'autres qui ne le sont pas. Il n’y a pas, d’un côté, l’art majeur, supérieur, et de l’autre, l’art mineur, inférieur... l'art moderne et l'art modeste.


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Voilà quelle fut leur première idée.   En pensant au journaliste qui allait venir leur rendre visite, ils ont donné à leur manifestation le titre : L’enquête à Sète.   Le temps pressait, ils sont allés très vite.   Comme toujours, c’est en faisant les choses qu’elle se définissent, qu’elles s’éclaircissent ou qu’elles s’assombrissent. En ce qui les concerne, elles ont eu plutôt tendance à s'assombrir… Et ils ont aimé ça. Ça les a encore mieux motivés. Qu'il y a-t-il de plus passionnant, pour de vrais artistes, que de se trouver confrontés à la complexité des choses ?   Leur première idée s’étant perdue, ils ont tracé de nouveaux sens.   Il leur est apparu, à la seconde réunion (qui d’ailleurs fut la dernière), qu’il fallait tourner le dos à la tentation de donner une signification précise.   Ils étaient en pleine phase de recherche mais ils ne savaient pas trop ce qu'ils cherchaient.   Ils se sont alors conduits comme s'ils étaient des découvreurs, des détectives, des enquêteurs.   C’est à ce moment-là qu’ils ont repris le titre L’enquête à Sète à leur compte.   Ils ont compris qu’ils étaient en train d’enquêter sur eux-mêmes et sur leur propre action... Et que c’était cela qui comptait.   À partir de là, tout s’est fait tout seul.   Chacun a trouvé sa place et est intervenu rapidement.   Sachant que ce n'en est plus une, je pose quand même la question : – Mais alors, quel est le message ?   Leur réponse est unanime :   Maintenant, le message, ils s’en foutent.   Savoir s’ils ont fait de l’art ou s’ils ont fait autre chose n’est même plus leur problème. Ils ont inventé une situation qui n’avait jamais existé avant eux, ils l’ont faite exister, réellement, concrètement, et ça c’est un vrai message, un message de vie.   Ils ont créé un message qui échappe à la communication.   J'encaisse une révélation qui me renvoie de plein fouet à moi-même, qui vient heurter et ébranler les prétentieuses certitudes de mon métier de journaliste.


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Cette révélation concerne directement le rôle et la fonction que j'exerce. Je suis payé pour ça, c'est mon job, je suis devenu un rouage de la culture et de la communication.   Toutes les phrases qui ne sont pas suffisamment lissées et standardisées pour s'adapter aux critères de la culture et de la communication sont systématiquement écartées de ce que j'écris. C'est tellement devenu une seconde nature que, depuis des années, je ne les formule même plus.   Tu te souviens que j'avais déjà dit : J’écris sans arrêt mais je n’écris plus.   Je confirme.   Sauf que cette fois, je sens qu'une envie me démange, une sérieuse envie, mise de côté, réfrénée depuis une dizaine d'années.   Moi aussi, L’enquête à Sète, je la reprends à mon compte.   J'enquête sur moi-même.   Carl André :   «L’art, c’est ce que nous faisons. La culture, c’est ce qu’on nous fait.» Cette phrase est riche de sens, juste et parfaitement claire, bravo et merci Carl André.   L'art se fait bouffer par la culture. La culture se fait bouffer par la communication.   L’être se dégrade en avoir. L’avoir dérape en paraître.   Tous les communicants vous le diront :   Rien ne s’impose sur le marché sans communiquer, rien ne s’impose en politique sans communiquer, rien ne s’impose dans les domaines de la publicité, des loisirs, de la culture, de l'art sans communiquer.   Vous avez bien compris, commmmuniquer est le maître mot. Tiens ! C'est pas plus cher, je te l'écris avec quatre m, pour faire les vagues de la mer.   La communication communique afin que vous ne puissiez pas vous passer d’elle, afin que vous soyez totalement persuadés qu’elle est une obligation, une nécessité incontournable pour faire quoi que ce soit, et pour s'adresser à qui que ce soit, dans le monde actuel.


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Pour être efficace, la communication se doit d'être simplifiée, rapide et facile, le but étant que n’importe qui la comprenne sans faire d’effort.   Pour être connu et reconnu, l’art actuel doit donc communiquer.   Le problème est que, par nature, l’art ne se lit pas à un seul niveau. Il est à facettes, à différents degrés de sens et de perception. Il peut certes lui arriver d’être simplifié, rapide et facile et mais il peut, tout autant, lui arriver d’être lent, complexe et obscur. L’art remet en cause les canaux de la communication. Il leur résiste.   Et les artistes du collège Victor Hugo font partie du comité de Résistance.   À mes yeux, les choses se précisent.   Des éléments partiels, fortuits ou dispersés de l'histoire se reconstituent comme les pièces d'un quoi ? Bravo, tu as deviné ! D’un puzzle. Les auteurs de romans policiers écrivent ce genre de phrases quand ils veulent laisser espérer au lecteur qu’on va vers la fin, que la solution n’est pas loin... Les morceaux d’un puzzle...   Je suis un journaliste.   On ne me demande pas d’être intelligent mais d’avoir l’air d’être intelligent.   Je veux bien écrire des mots commerciaux, des mots qui font semblant, mais pas tout le temps, uniquement pour faire mon métier et pour gagner ma vie... Ma vie a soif d'autre chose... Et, je crois que, cette fois, je vais y arriver, je suis plus mûr qu'il y a dix ans... J'avais peur de mal faire, je n'étais pas libéré...   Sans que je le veuille, des phrases s'assemblent dans ma tête :   La mémoire ressemble à ces morceaux épars oubliés au fond de l’eau. Mais la connaissance incomplète des choses, l’interprétation erronée que l’on s’en fait n'est-elle pas l’image de la réalité dans laquelle chaque jour nous vivons ?   Je note à la main sur mon petit carnet :   J’ai pris très tôt conscience des relations mystérieuses qu’entretiennent la


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vie, la mémoire et l’écriture.   Encore une phrase qui n'est pas une phrase de journaliste.   C'est seulement, à cet instant, que je réalise que je ne me sers jamais de mon i-Pad quand - comme je le fais depuis plusieurs jours - je note des choses personnelles.   Noëlle Tissier passe dire bonjour. Elle est pressée et ne peut pas rester plus de dix minutes. Elle tombe dans les bras, elle parle intensément en tête à tête, elle est tout sourire, clin d'œil, charme, chaleur, sympathie. Elle reste deux heures, à rire, à danser et à se déchaîner.


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La fête se poursuit tard dans la nuit. Agnès Rosse. Marque d'approbation. Chaud comme la braise. Soyez cash, jouez franc jeu. L'amour sans emmerde, ce n'est plus l'amour. Paysage de marais. Un gros débile. Comme une madeleine. Un paragraphe plein de mystère sur les joutes noires. Personnages. Brique. Livre. – J'aimerai tant que nos vies à Sète soient un roman ou plutôt fassent «roman», me dit Philippe Saulle.   Son visage s'allume d'un sourire fragile et beau qui montre ses dents. Philippe est aimant, souple, lunaire et positif, facile à mettre dans la peau d'un personnage de roman, surtout si c'est un roman qui est un poème.   La fête se poursuit tard dans la nuit.   Agnès Rosse est, elle aussi, venue se joindre à nous, avec sa bouteille de champagne.   Je constate qu’elle est aussi amie avec Jean Denant, ça ne m’étonne pas, ils ont en commun le même don plastique, le même plaisir de faire.


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Je m'extrais à nouveau mentalement de la soirée. Mon stylo s'agite sur le papier. Mais, cette fois, je ne me contente pas de quelques phrases, je remplis huit pages d'une écriture serrée, décidée, presque sans rature.   Je me suis absenté une trentaine de minutes, sans quitter mon siège.   Je referme mon carnet sur ces deux lignes :   Écrire une histoire, c’est remplir le temps d’expérience individuelle.   Écrire une histoire, c’est donner un nom à certaines choses de la mémoire.   Je range mon stylo.   Les yeux d'Agnès Rosse sont fixés sur moi, il me semble y lire une marque d'approbation. – Je me déçois moi-même, lui dis-je, je ne me croyais pas à ce point prévisible... – À quel sujet ? – J'ai des difficulté avec la fidélité, un sérieux problème. La fidélité et moi, avons des divergences de points de vue concernant les questions sexuelles. Nous ne sommes pas d'accord, nous ne nous entendons pas, nous avons un différend, qui est de l'ordre du conflit... Je trouve que rater une occasion, se refuser au désir qui se présente, est aussi une forme de trahison... Je n'aime pas plus leur dire non que je n'aime qu'elles me disent non... J'y vais franco, je ne fais pas mes coups en douce, comme un voleur... Je suis mes envies... Ça fout la merde. – Si vos envies vont dans le bon sens... – C'est quoi le bon sens des envies ? – Bah, le sens de la vie ! – Donc, ce ne sont pas mes envies qui foutent la merde, c'est la vie ellemême... Mais c'est douloureux, ça fait souffrir, ça fait mal... – Normal ! La vie fait mal, me dit Agnès Rosse. – J'ai perdu mon assurance. – Mais non, vous ne l'avez égarée que momentanément. La remise en question que vous effectuez est nécessaire. – Vous croyez vraiment ? Alors, je n'ai pas à me sentir coupable ? – Non, il ne faut pas que vous vous sentiez coupable... Vous êtes chaud comme la braise. Vous le savez ?


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– On ne me l'a jamais dit comme ça, mais ça doit être vrai. – Soyez cash. Jouez franc jeu. Il existe aussi des femmes qui ont besoin d'hommes comme vous.   J'acquiesce. Sa sérénité optimiste est contagieuse. Comme si un glaçon fondait et se dissolvait dans une artère de mon cerveau. Comme si deux mains chaudes me massaient les épaules.     Les paroles d'une petite chanson se forment toutes seules dans ma tête :   La vie sans envie, ce n'est plus la vie.   La nuit sans ennui, ce n'est plus la nuit.   L'amour sans emmerde, ce n'est plus l'amour...   Je la lui chantonne. Elle se marre.   Derrière ses lèvres qui sourient, il y a un paysage de marais, de champs verts, d'herbes hautes et de nuages. Elle a quinze ans, elle est à cheval, sur une jument, elle galope. Elle porte deux paires de soutiengorge pour sa jeune paire de seins.   L'amour est autour d'elle et la confiance. C'est marqué dans son sourire.   En la voyant, libre et indépendante, je me dis qu’il y a des choses dans la vie que je n’ai pas bien comprises, des choses importantes, je suis passé à côté.   Et, plus tard, dans ma chambre, allongé tout habillé, je me dis que, trop de fois, avec les femmes, j'ai fait preuve d'inattention. Pas par méchanceté, pas par fourberie mais tout bêtement parce que ça m’arrangeait, que c’était pour moi plus facile.   Il y a plein de types dans mon genre dans le milieu dans lequel je suis, la presse, et dans ceux que je côtoie régulièrement, le théâtre, la musique, la chanson, la télé, le cinéma… Des types qui sont des salauds avec leurs femmes simplement par manque d’attention, de considération.   Je me dis qu’un homme qui serait avec elle et qui ne ferait pas attention à elle, serait un débile, ouais, un gros débile !


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Merde, c’est exactement ce que j’ai fait!

En rentrant à l'hôtel, j'ai un e-mail : Dis donc, toi, tu ne m’as pas rendu la clef de chez moi, je crois. Tu as bien fait, garde-la. J'ai pleuré comme une madeleine. Tu viens quand tu veux. Je t’embrasse.

Je pousse un énorme cri silencieux de joie et de soulagement.   C’est simple et concis et c’est exactement ce que j’espérais de tout mon cœur, de tout mon être.   Demain matin, je prends le premier train pour Paris.   Dans mon sommeil, j'ai eu le temps de cogiter aux choses suivantes :   Je suis le seul à avoir vu ce qui s'est passé dans tous les ateliers, les protagonistes eux-mêmes n'ayant finalement une réelle connaissance que de ce qui se déroulait chez eux.   Ils m'ont fait un magnifique cadeau, en direct, de gratuité, de création vivante et éphémère. Une expérience hors du commun. Un événement inédit, imprévu. Comme une suite de concerts, donnés pour un seul et unique spectateur.   Comment agir pour leur rendre la monnaie de leur pièce ? Que puis-je concevoir pour que tout cela ne soit pas perdu ?   J'ai réfléchi à cela en dormant. Avec elle, presque déjà dans le lit, à mon côté. Tout s'est mis en place, de façon naturelle sans poser de problème. Ce fut une bonne nuit.   Résultat des courses, je t'explique, tu vas voir ce que je vais faire :   Dans mon reportage, je ne dirai pas un mot du Nerval et du Soleil Noir. Je vais laisser la lance et le pavois noirs de Soulage reposer en paix dans le secret des Sétois.   Comme il était prévu, je vais te torcher un bel article sur les activités culturelles de la ville de Sète, avec un premier paragraphe plein de mystère sur les joutes noires, auxquelles j'accolerai à peine, avec des pincettes,


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l'hypothétique nom de Pierre Soulages.   Voilà pour mon magazine, c'était le contrat, il est rempli, non ?     Le reste, ce qui s'est passé dans ma vie, je verrai ce que j'en fais...   De même pour ce qui s'est passé au collège Victor Hugo...   J'ai bien une idée derrière la tête... Dis-moi ce que tu en penses... Je pourrais en faire une histoire, avec ces êtres de papier qui ressemblent à des humains en réduction, qu'on appelle des personnages. Ils seraient réunis dans un ensemble de pages, qu'on appelle un roman, de manière à faire cette sorte d'objet, qui ressemble à une brique et qui ne s'ouvre que d'un seul côté, qu'on appelle un livre...   Le titre ? Facile ! Ce sont les artistes du collège Victor Hugo qui me l'ont soufflé : L'enquête à Sète.   L'idéal serait que chacun d'entre eux donn une image pour illustrer l'histoire.


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p 37 - Maël Mignot, Sans titre, peinture acrylique et encre de chine sur photo, 29,7 x 22,5 cm, 2008 p 49 - Elisa Fantozzi, Envie d’être en vie, sculpture en résine polyester, échelle 1, 2008 p 55 - Cécilia Makhloufi, M.CB 17 instants cailloux, huile sur papier, 100 x 160 cm, 2012 p 59 - Claudie Dadu, Fil long, poil lent, cheveux sous verre, 49 x 49 cm, 2011 p 79 - Aldo Biascamano, Histoires sur la mythologie de Sète, pâte plastique, peinture acrylique, vernis sur contreplaqué, 65 x 120 cm, 2012 - Photos Emmanuelle Lhomme p 83 - Stéphan Biascamano, dans l’atelier, photo extraite de La vie légendaire de Pasta Power, 2012 Photo Emmanuelle Lhomme et Stéphan Biascamano

p 89 - Christophe Cosentino, Caruso, acrylique sur toile de jute, 130 x 110 cm, 2008 p 115 - Frédéric Périmon, Nuit étoilée d’après Vincent Van Gogh, impression jet d’encre sur vélin tendu sur châssis, vernis, 50 x 62 cm, 2012 p 151 - Céleste Boursier-Mougenot, portrait de Céleste Boursier-Mougenot à un concert du groupe Electric Mandchaku dont le chanteur Marc Duran vit à Sète. Crédit photographique © Benoit Viguier 2012 p 193 - Jean Denant, vue d’atelier, peinture sur Placoplatre, 250 x 360 cm, 2012

Microclimax

p 201 , Auxiliaires & Parasites, 1% artistique du lycée agricole du Cher - Maître d’Ouvrage : REGION CENTRE, 2012 p 207 - Claire Giordano, Le kit de plongée, porcelaine, 50 x 30 cm, 2008 p 211 - Grégory Cadet, Dessin au bulldozer, métal torsadé, 120 x 100 cm p 221 - Belkacem Boudjellouli, Cow-boy, fusain sur toile, 120 x 200 cm, 2003


Editions Au fil du Temps Route de Trinquies 12 330 SOUYRI (France) www.fil-du-temps.com Direction artistique : SICHI Stéphane Relecture & Corrections : GALIBERT Jacques Dépot Légal : avril 2013 Achevé d’imprimer en Mars 2013 sur les presses de Graphi Imprimeur à Rodez, Aveyron N° ISBN : 978-2-918298-33-5





À Sète, il se passe de drôles de choses dans des ateliers d’artistes.   Un journaliste venu de Paris mène l’enquête. Il croise des personnages particuliers et poétiques le long des canaux, au bord de l’étang de Thau et dans les bars, présences féminines, marins pêcheurs, jouteurs, musiciens de rock, peintres, pirates et flibustiers venus du fond des songes.   Ce roman, plein de vie, d’humour et de poésie, est aussi une réflexion sur l’écriture et sur l’art.   Et, finalement, le principal personnage de l’enquête n’est autre que la ville de Sète, l’Île singulière, ce lieu étrange entre le ciel et l’eau où tout peut arriver.

ISBN : 978-2-918298-33-5

Prix de vente : 20 €


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