SETE - la singulière

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Le port de Sète (détail) peint en 1948 par François Desnoyer

Écrivain et journaliste, Louis-Bernard Robitaille est correspondant depuis de longues années en France de La Presse, principal quotidien francophone au Canada. Il est l’auteur de romans, dont Le zoo de Berlin (Boréal, 2000) et Long Beach (Denoël 2006). Bon connaisseur de la société française, il a écrit notamment Le salon des immortels, une académie très française (Denoël 2002) et Ces impossibles français (Denoël 2010). Il s’est installé il y a une dizaine d’années à Sète, où il passe une grande partie de son temps.



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Une île ?


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C’est ici l’histoire d’une rencontre improbable. Celle de la ville de Sète avec un écrivain et journaliste venu de ses lointains « arpents de neige », débarqué il y a une dizaine d’années dans la ville de Sète, où il passe une bonne partie de son temps. Il y a de ces coïncidences dans la vie. Au moment où LouisBernard Robitaille s’installait à Paris dans les années 70 en tant que correspondant de La Presse, principal quotidien francophone du Canada, je partais pour Montréal faire pendant une année mes premières armes de gynécologue obstétricien. Au hasard de l’un de ses reportages dans les régions françaises, il déboula dans mon bureau quelques mois après mon élection à la mairie en 2001 pour un reportage sur l’Île singulière. Peu après, il prit résidence en plein cœur de la ville et, depuis, nos chemins n’ont cessé de se croiser au gré des événements sétois, permettant de reprendre une conversation intermittente. Passionné d’histoire et grand connaisseur de la France, Robitaille a eu professionnellement l’occasion de rencontrer en tête à tête un grand nombre de personnages qui comptent, depuis Mitterrand, Chirac et Sarkozy jusqu’à Isabelle Adjani, Umberto Eco, Ségolène Royal ou Salman Rushdie. Il a déjà eu la fantaisie d’écrire en 2002 un ouvrage – qui fait référence – sur l’Académie française. En 2010, il publiait avec un certain succès un livre intelligent et ironique sur Ces impossibles Français. Entre-temps, on aura noté que son roman Long Beach, dont l’action se déroule sur un bord de mer américain, avait emprunté de nombreux traits à notre ville, à ses lieux, ses goélands et ses habitants. Entre-temps, notre journaliste-écrivain, originaire du pays des caribous, avait eu le temps de se pénétrer des complexités de la société sétoise et de s’y faire admettre. Lorsqu’il fut question de produire pour notre ville le livre de référence actualisé qui lui manquait, j’ai trouvé judicieux et original de confier la tâche à un écrivain et journaliste venu d’ailleurs, disposant de ce fait d’un regard étranger, et qui était en même temps assez intégré pour en restituer ce qu’il appelle lui-même sa « complexité ». Ce qui est sous sa plume un compliment indiscutable. On découvrira à la lecture que Louis-Bernard Robitaille a bien saisi ce qui fait la singularité de notre ville. C’est depuis sa naissance tardive au 17e siècle une cité portuaire ouverte sur le monde, un territoire unique en son genre, jadis attirant pour les voyageurs mais inhospitalier, par la suite largement gagné sur la mer et les sables mouvants. L’histoire de Sète aura été ainsi faite depuis les origines du travail des hommes et du brassage des populations. Une ville de passion et de diversité, dont les traditions, certes récentes à l’échelle française, sont coulées dans le roc à l’image des joutes, glorieuses et inchangées depuis un certain 25 juillet 1666. Une ville dont la fibre populaire reste vivace, et qui se caractérise en même temps par son goût pour la culture, les discours et les débats. Notre ville de Sète, en somme, pour laquelle notre citoyen d’adoption est tombé « en amour », comme on dit dans la Belle province. Il soutient – avec raison – qu’elle a de formidables atouts pour l’avenir. Et on dira volontiers avec lui qu’ « elle a tout d’une grande ».

Le canal de Sète, veillé par la statue du jouteur au pont de la Civette

François Commeinhes Maire de Sète Conseiller général de l’Hérault 7


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sète

le nom de la ville a changé plusieurs fois d’orthographe. Entre autre Sette, Sète, Cette. Cette dernière forme fut dominante à partir du 17e siècle. Pendant la Révolution, le 20 octobre 1793, le conseil municipal décidait de supprimer la dénomination de Cette au prétexte que cette orthographe « équivoque le pronom ». Cette reprenait tout de même le dessus. Jusqu’au mois de décembre 1927 où le maire Honoré Euzet, invoquant les mêmes arguments qu’en 1793, proposait de rétablir l’orthographe de Sète, qui devint l’usage officiel le 20 janvier 1928. 9


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Une île ? J’ai découvert la ville de Sète en juin 1990 : le livre que j’avais écrit s’était retrouvé – sans aucun succès d’ailleurs - parmi les cinq finalistes du prix du roman aux Journées Georges Brassens de l’époque. Installé à l’hôtel de L’Orque bleue, ancienne demeure de grands négociants en bord du canal jadis « Royal », face au Mont Saint-Clair, je me souviens de m’être étonné de ne pas avoir connu plus tôt un lieu aussi parfaitement singulier – si l’on m’autorise ce détournement de la célèbre « île singulière » de Paul Valéry. Et pourtant j’avais déjà passablement sillonné la France, au hasard des reportages, des faits divers et autres innombrables campagnes électorales. J’avais connu Brive la Gaillarde un mardi en novembre, la ville de Guéret un samedi soir de meeting électoral chiraquien. Mais aussi Calais, Poitiers, Limoges, Rennes, Lyon, Toulouse, Metz, et bien sûr Nice ou Marseille. Mais, pour des raisons mystérieuses, je ne connaissais pratiquement rien de Sète, si ce n’est que Brassens et Valéry y étaient nés. Je n’y avais jamais mis les pieds et dans mon esprit elle se confondait avec d’autres ports de la Méditerranée que je n’avais jamais vus, comme La Ciotat, La Seyne sur mer – ou Cassis, ce qui n’est pas la même chose. Peut-être avais-je sans le savoir traversé les lieux dans un passé lointain en descendant en voiture vers l’Espagne à une époque où l’autoroute s’arrêtait bien avant la frontière. En tout L’entrée du port de Sète en 1942 (détail), par Gabriel Couderc 11


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Jusque dans les années 1950, les grands cargos et les paquebots pénétraient au cœur de la ville, et on vit le célèbre Exodus amarré en 1947 au quai de la Consigne

cas mon ignorance était restée intacte. À la veille d’y mettre les pieds en juin 1990, je crois me rappeler également que j’imaginais une petite ville méditerranéenne de bord de mer, ancien port de pêche devenu un pittoresque port de plaisance. Je confondais avec Collioure. Or Sète n’était justement ni une carte postale, ni une station balnéaire, malgré la proximité de plages longues de douze kilomètres,, ni un musée, mais l’une de ces vraies villes méditerranéennes, fiévreuses et populaires, installées dans un décor de rêve, comme ces grands ports italiens, accrochés à la montagne et qui plongent dans la mer. La vue sublime qu’on a depuis le musée Paul Valéry rappelle de manière fugitive quelques scènes du Mépris de Godard, tourné à Capri dans la villa du grand romancier italien Curzio Malaparte. Mais, autour du port, vous avez un animal urbain marqué par l’histoire, couturé de cicatrices, impétueux dans les idées et dans la conversation, exubérant dans sa vie publique et cultivant le secret pour la vie privée. De magnifiques bâtiments du 19e, délabrés ou en parfait état, côtoient ici et là des constructions récentes, certaines discutables, héritage des destructions de la Guerre, mais aussi de la frénésie bétonnière qui avait saisi la France dans les années soixante et soixante-dix. Il n’y a pas de vraie ville – même en France – sans une certaine dose de rapiéçage, d’incohérence et de laisser-aller. Le talentueux plasticien François Michaud, natif de la cité phocéenne, 12

mais installé à Sète depuis deux décennies, a de la passion pour cette ville qui, dit-il, « ressemble à un quartier de Marseille ». Même si on n’est pas du tout à la même échelle ce n’est pas faux : dans les deux cas, on trouve dans le centre-ville la même densité urbaine, le même maillage serré de rues étroites, et au-dessus la même montagne qui tombe dans la mer. À moins qu’il ne s’agisse de la rade d’Alger : toutes les scènes portuaires de Pépé le Mocko, le célèbre film « algérois » de Julien Duvivier de 1937, ont été tournées au pied du mont Saint-Clair. À moins encore qu’il ne s’agisse d’une réplique de Naples. Mais en modèle réduit, ce qui la rend incontestablement moins fatigante à vivre et infiniment moins dangereuse, ce qui est toujours bon à prendre. Mais Sète a d’abord cette qualité rare d’être une ville de canaux. Comme Venise bien sûr, mais qui est devenue un musée. Comme Bruges et Amsterdam, mais qui ont le défaut de ne pas être en Méditerranée. J’ai toujours adoré Amsterdam, surtout pendant la saison froide, où les hordes de touristes font relâche. Vous vous installez dans un hôtel en bord de canal, en plein centre, et vous avez l’impression d’être dans un village. Alphonse Allais avait fait ce rêve somme toute raisonnable de construire les villes à la campagne. Sète possède un territoire presque totalement urbanisé et très densément peuplé – 1775 habitants au kilomètre carré, contre 730 à Frontignan, 759 à Béziers et 259 à Pézenas. Elle n’a ni campagne ni arrière-pays. Mais la mer vaut bien la campagne. Et la mer, si apaisante car


Un étrange paysage élaboré de main d’homme, où les canaux et les îlots artificiels s’entrelacent entre l’étang de Thau et la mer

« toujours recommencée » comme chacun sait, y est omniprésente. Au bas de la rue Paul Valéry, en vous engageant sur le pont de la Savonnerie, puis dans la rue qui porte le même nom, vous apercevrez peut-être l’un de ces cargos géants amarrés au quai d’Alger. Tel ce monstre marin postmoderne et américain baptisé The World et qui avait fait escale à Sète en 2007 avec ses appartements flottants et ses centaines de retraités américains fortunés : aussi haut que les immeubles de six étages du quai d’Alger, il restait illuminé en pleine nuit, comme le paquebot géant inventé par Fellini dans Amarcord, au large de Rimini. Sète a vu bien d’autres géants de la mer au cours de l’histoire moderne. En 1900, certains d’entre eux venaient s’amarrer au quai Aspirant Herber. En 1939, on verra passer le Sinaia, un vieux paquebot rempli par 1599 républicains espagnols en route pour l’exil au Venezuela. En juillet 1947, ce sera au tour de l’Exodus de venir faire escale quai de la Consigne avec à son bord des milliers de rescapés de la Shoah qui cherchaient à rejoindre la Palestine. De nos jours, les plus gros cargos ne se voient plus de la ville, à moins qu’on se trouve en hauteur, car ils vont se garer à l’intérieur des nouveaux bassins. Mais, depuis la promenade Jean Baptiste Marty, on a encore une idée du trafic maritime : de vieux remorqueurs, des dragueurs font leur apparition. Et souvent dans la journée, on entend cinq coups de sirène appelant les bénévoles du sauvetage en mer parce qu’un bateau est en difficulté ou en panne. Un peu plus loin, la Grande Bleue réapparaît au bout de la rue Honoré Euzet si vous tournez le dos au canal Royal : face à vous, un nouveau pont enjambe le canal latéral et vous mène à la place Mangeot, et à l’embarcadère d’où partent le Marrakech et le Comarit chargés de passagers en route vers Tanger. Si vous empruntez le quai de la République vers le nord, vous buterez sur un canal perpendiculaire qu’il faut traverser pour aller sur l’autre îlot – dit de la Bordigue – où la noble avenue Victor Hugo débouche de nouveau sur un canal et le Bassin du Midi qu’il faut encore traverser pour arriver à la gare. Vous longez le jardin du Château d’eau à pied ou en voiture et soudain, à la hauteur de la rue de la Révolution, parfaitement rectiligne, l’étang de Thau apparaît dans le lointain. Au sommet de Saint-Clair, le hasard vous conduira sans doute au belvédère de la Chapelle des pénitents, d’où vous saisissez d’un coup d’œil les trois bassins du port, l’enchevêtrement des canaux, et cet étrange paysage élaboré de main d’homme où l’eau et les anciennes dunes de sable striées d’ouvrages d’art semblent se mélanger sur des kilomètres jusqu’à la 13


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mer. À moins que votre pérégrination ne vous conduise au panoramique des Pierres blanches, c’est-à-dire sur l’autre versant de la colline, qui donne vers l’ouest, la mince et fragile bande de terre qui sépare l’étang de Thau de la grande bleue. La mer à Sète passe son temps à jouer à cache-cache, disparaît et réapparaît à l’horizon entre deux barres d’immeubles modernes à la hauteur des Métairies. Tout semble fait pour égarer le visiteur : où est l’ouest ? où est le nord ? Êtes-vous sur la terre ferme, sur l’île, ou sur l’un des îlots construits de main d’homme ? Où commence le « continent » ? La connaissance véritable de Sète est une science réservée à ceux qui y sont nés. Ou en tout cas, c’est un don qui se mérite et demande une longue patience. L’omniprésence de la mer relève ici de la magie. Ou de la sorcellerie : elle met à rude épreuve le sens de l’orientation du nouveau venu, qui met des mois ou des années à percer tous les secrets de ses quartiers et de ses itinéraires. Un jour vous vous égarez sans l’avoir cherché dans le quartier de la Plagette, et vous ne trouvez plus la sortie. Il peut vous falloir des années avant de découvrir par inadvertance la porte d’entrée de la Pointe Courte, à peine signalée par un discret panneau routier à la sortie du virage de la voie rapide qui mène à Balaruc. Quant au Mont Saint-Clair, le seul examen de son plan urbain vous plonge dans un abime de perplexité : à première vue, cet espace vert n’est sillonné que de voies de circulation en forme d’impasses et de culs-de-sac. On y devine ce qui ressemble à de mystérieux escaliers pour randonneurs. Si vous vous y engagez au hasard en voiture, le chemin peut aussi bien vous conduire sur l’autre versant de la montagne, ou alors à l’endroit même d’où vous êtes parti. Sète est une boule de calcaire culminant à 175 mètres, un cercle légèrement évasé, où, si vous n’y faites pas attention, la principale voie de circulation en bordure de mer ou d’étang que vous empruntez dans l’espoir de trouver une sortie commode de la ville, vous ramènera à votre point de départ, après quoi vous n’avez plus qu’à vous replonger dans le plan pour tenter de comprendre ce qui vous arrive. Dans La Chute, Camus comparaît les canaux d’Amsterdam aux cercles de l’enfer de la Divine Comédie où vous êtes condamné à errer sans jamais trouver la remontée vers la lumière. Dans un autre style, nettement plus ensoleillé, la ville de Sète a opté pour la géométrie non-euclidienne. Pourquoi se résigner à la banale simplicité alors que chacun connaît le charme infini de la complication ? 14

Depuis l’hôtel de l’Orque bleue, le canal royal, le quai de la Marine, la décanale Saint-Louis et le mont Saint-Clair


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Les Halles, pôle magnétique

Les Halles de Baltard, malheureusement détruites à la fin des années 1960. À l’intérieur, le spectacle du marché est toujours aussi fascinant

D’un certain point de vue, Sète est l’un des endroits les plus simples sur la Terre. Pas besoin de carte d’état-major, ni de logistique, ni de GPS ni même de moyen de transport. L’essentiel est à portée de la main. Presque à portée de voix. De ce point de vue, les Sétois ne se réfrènent pas : « Eh oui, nous les Sétois, nous parlons fort », me dit le patron d’un restaurant de la promenade Jean-Baptiste Marty, face à la Criée. Du mardi au dimanche, il vous suffit de vous pointer à une heure raisonnable de la matinée, disons vers onze heures, au comptoir de chez Diego, le principal café des Halles, et vous aurez le sentiment de toucher le pôle magnétique de l’Île singulière, avec la même précision et la même certitude que Salvador Dali lorsqu’il avait d’autorité situé à la gare de Perpignan le centre du monde. Tous les jours, de vieux habitués viennent échanger les dernières nouvelles locales. Divers artisans, commerçants et autres professionnels tiennent de discrets conciliabules, s’échangent des services et de bons précédés, ou viennent simplement tâter la clientèle. On y parle devis, permis de construire, petits contrats portuaires, mais aussi de la pluie et du beau temps, de foot, des derniers événements sétois. Un journaliste au Midi Libre se faisait à l’époque un devoir d’y venir prendre son petit noir sur le coup de onze heures pour savoir « ce qui se passe en ville ». Dans les périodes d’effervescence électorale, on voit comme par hasard les politiques y faire une halte, mine de rien, l’air de ne pas y toucher. Droite et gauche évitent de venir battre le tambour en même temps, mais lorsque cela 17


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Les Halles, pôle magnétique

se produit, il arrive qu’un conseiller de la mairie serre avec une courtoisie toute républicaine – et la complicité naturelle des vieux enfants du pays – la main d’un élu de gauche. Quelqu’un qui finirait par savoir TOUT ce qui se passe chez Diego aurait pour ainsi dire compris l’essentiel des mystères de Sète. En tout cas il tiendrait la pelote et n’aurait plus qu’à tirer sur l’écheveau. Mais pour arriver à ce résultat hypothétique, il faudrait à vue de nez justifier de deux générations de citoyenneté sétoise et consacrer au sujet plusieurs années d’observation assidue. Vaste programme. On n’aura pas ici l’imprudence de dire que ledit estaminet des Halles détient le monopole des affaires privées et publiques. Ailleurs, des tractations tout aussi importantes se déroulent autour de l’apéro du midi. Par exemple au Marina, sur les quais, avec vue sur le pont de la Civette : d’autres corps de métier y ont leurs habitudes. Ou alors à la terrasse de chez Boule, place Léon Blum, face à l’Hôtel de Ville où, pendant la belle saison – neuf mois par année en somme -, viennent s’attabler ceux qui font affaire avec la mairie ou le souhaiteraient. Chez Diego n’en reste pas moins le centre du monde sétois. D’abord parce que les Halles sont tout naturellement le cœur de la ville. Une caverne d’Ali Baba aussi fabuleuse à l’intérieur que son extérieur est hideux : la destruction des magnifiques Halles de Baltard en 1970 au profit d’un blockhaus de béton coiffé de trois étages de parking fut le tribut – jugé normal à l’époque – payé à la modernité. Après tout, dans les années soixante, on a également démoli les Halles de Paris, et construit la tour Montparnasse. Cette faute de goût historique n’a pas tué pour autant l’âme du marché sétois, que beaucoup d’aficionados considèrent comme une apothéose du genre. Les étals regorgent de poissons et de fruits de mer. Mais aussi de toutes ces spécialités qui témoignent du caractère portuaire et cosmopolite de la ville : côté mer, on trouve les marchands de tielles ou d’anchois marinés mais aussi, côté montagne, les charcuteries et pâtés divers sous toutes leurs formes, les innombrables fromages. Des produits exotiques venus de terres lointaines nous rappellent que nous sommes dans un port de commerce ouvert sur le monde entier. Nous voilà donc, à ce fameux comptoir des palabres de fin de matinée. Pas tout à fait à équidistance, mais presque, des deux puissances régnantes en ville. En sortant du marché partez sur la droite, et vous trouverez la mairie. Prenez à gauche dans la rue Gambetta, et vous arriverez le temps de le dire aux discrets et vastes bureaux du Midi Libre qui, malgré la présence discrète de quelques médias concurrents – la Gazette de Sète, L’Hérault du jour – exerce un véritable monopole sur les affaires locales. Comme l’esprit local affectionne la dialectique et la symétrie, deux cafés de première importance campent à la lisière des Halles : le Barajo juste en face et le Bistrot du marché sur la gauche. Deux établissements pour habitués, même si l’on y admet les visiteurs de passage. Certains habitants fréquentent les deux estaminets, mais la plupart ont choisi leur camp de manière irrévocable, en invoquant de mystérieux 18

Poissons et fruits de la mer, tielles, charcuteries, anchois marinés et produits exotiques : les Halles sont une caverne d’Ali Baba. Et un lieu de rencontre quasi-quotidien pour les professionnels et les habitués


principes relevant de la politique, de la théologie ou de la pure et simple antipathie. Sète affiche donc au premier abord les apparences d’une ville facile à appréhender. Le centre-ville proprement dit est un modeste rectangle qui s’étire sur un kilomètre à peine, entre le môle SaintLouis et le Grand Hôtel, face au canal de La Peyrade. En profondeur, cela ne fait pas plus de deux cents mètres, car on est tout de suite en forte montée vers Saint-Clair. C’est donc un espace réduit, très densément construit, et qui concentre les activités essentielles de la ville. À son extrémité sud, la criée aux poissons où de taciturnes mareyeurs viennent l’après-midi se disputer aux enchères descendantes la pêche de la journée que ramènent les chalutiers. À l’extrémité nord du rectangle, le Grand Hôtel, un somptueux établissement de 1882, avec son patio monumental surmonté d’une verrière. Entre ces deux pôles, vous aurez tous les restaurants du quai de la Marine, le cinéma Comoedia et les terrasses de l’esplanade Aristide Briand, les commerces de la rue Gambetta, de la rue Alsace Lorraine ou de la rue Mario Roustan, les restaurants de la rue Frédéric Mistral, à l’angle de laquelle on trouve l’Hôtel de Paris, autre palace local, longtemps à l’abandon, aujourd’hui sobrement rénové, et où on se donne volontiers rendez-vous pour discuter affaires au déjeuner. À peu près de biais, on appréciera l’indispensable café Tabarys, qui a cette qualité précieuse d’être un bureau de tabac ouvert jusqu’à une heure du matin les jours ouvrables, les dimanches et les jours fériés. Si vous avez quelques emplettes de base à faire, vous trouverez, quai de la Résistance, un Prisunic certes utile, mais qui

vous fera regretter le Grand Café Lutran ouvert en 1877 dans le style Napoléon III, avec ses lustres étincelants et ses cariatides. Vous avez en somme une ville complète dans le creux de la main, à peu de chose près. Qui se parcourt à pied. Ou en scooter, comme le font pendant la journée les bons connaisseurs de la ville, à commencer par le maire François Commeinhes et quelques autres notables. On l’aura compris, cette apparente simplicité urbaine n’est qu’un leurre. Elle vaut à peu près pour l’agglomération telle qu’on la connaissait aux environs des années 1850. Mais par la suite, la poussée démographique a eu pour effet, plutôt que l’extension progressive du tissu urbain, l’apparition ex nihilo de nouveaux quartiers. De l’autre côté du canal Royal, l’îlot des Quatre Ponts est une création artificielle, constituée peu à peu sur les sables mouvants. Le quartier des Quatre Ponts fait-il partie du centre-ville ? Sans aucun doute, mais c’est avant tout le quartier du port. Une zone qui fut longtemps malfamée et où, comme me le disait un vieil élu communiste, « il y avait jusqu’en 1960 un boxon à chaque porte ». De cette époque, il reste dans les rues de l’intérieur plusieurs maisons en mauvais état, d’anciens bouis-bouis qui furent sans doute des lieux accueillants pour marins américains ou soviétiques en goguette. A survécu pour l’essentiel le bistrot chez Lulu, célèbre pour son serveur éponyme, quelques habitués, son juke-box, sa bodega à dominante gauchiste et altermondialiste de la Saint-Louis. Si vous passez sur l’autre îlot, au nord des Quatre Ponts, vous voilà sur l’îlot de la Bordigue – le quartier du Théâtre -, gagné sur

L’avenue Victor Hugo, dessinée dans le style haussmannien et bordée de platanes, fut inaugurée en 1878 et compléta l’aménagement du quartier de la Bordigue, qui était jusque-là un îlot à moitié sablonneux 19


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Les Halles, pôle magnétique

des terrains marécageux pour trouver sa forme définitive dans les années 1870. L’avenue Victor Hugo, large, bordée de platanes, n’a été terminée qu’en 1878, après quoi on construisit le premier musée municipal en 1891, puis le grand théâtre, ouvert en 1904. De toute évidence, la Bordigue avait vocation à être le quartier des notables, et on y trouve plus d’immeubles haussmanniens que dans le reste de la ville. On y constate également une forme de sérénité bourgeoise, avec ces larges trottoirs ombragés, un vaste café, le Victor Hugo, qui a conservé ses belles dimensions d’origine : cela repose de l’agitation fiévreuse du centre-ville, mais ce n’est plus vraiment Sète. La greffe de la Bordigue n’a pas tout à fait réussi. C’est l’un des quartiers où vous pouvez donner des rendez-vous plus ou moins coupables à une terrasse paisible sans risquer d’être surpris par des tierces personnes. Osons ce verdict : le quartier du Théâtre est vanté par les agences immobilières pour sa « tranquillité », mais personne ne dira qu’il est « branché », encore moins prisé par les Sétois qui se piquent d’être dans le coup. D’ailleurs est-il vraiment sétois ? C’est là son charme discret : il vous faut deux ou trois minutes à peine pour y arriver en scooter, mais c’est comme si vous étiez ailleurs, dans une banlieue huppée, calme et verdoyante. Disons le Neuilly de Sète et n’en parlons plus. Aux antipodes du quartier du Théâtre, voici le Quartier haut, situé comme son nom le laisse deviner sur les hauteurs de la ville, audessus de la carrière du Souras Bas, juste derrière la décanale SaintLouis. Comme souvent ici, la notion de quartier reste approximative. Où se situe précisément la ligne de démarcation entre la Marine et le Quartier haut ? Entre la place Léon Blum et l’église Saint-Louis, se trouve un entrelacs de rues anciennes, étroites et tortueuses – la rue des Trois Journées, la rue Garenne, la place de l’Hospitalet, la rue Rapide, jadis Rompe-Cul – dont on ne sait pas toujours s’il faut les rattacher au centre-ville ou au Quartier haut. Seule certitude : lorsque vous vous trouvez dans la Grande Rue Haute, vous y êtes. Lorsque vous traînez pendant les soirées d’été à la terrasse du Social, célèbre café et point de ralliement de la Jeune lance sétoise, vous y êtes également. Même si ses frontières restent floues et sujettes à discussion, nul ne doute un instant de l’existence du Quartier haut. Et de sa forte identité. « Quand j’entends quelqu’un parler avec un accent sétois très fort, je me dis : tiens, il vient de là-haut », me dit aux Halles une charmante vendeuse de produits italiens qui a des idées bien arrêtées sur la sociologie urbaine. On l’aura compris : le lieu est considéré comme l’incarnation même de l’âme populaire sétoise. Dans les années suivant la fondation, en 1666, ce fut le premier centre-ville, là où furent construites les toutes premières maisons pour les bâtisseurs du môle. Et dans cet alignement d’habitations toutes simples, on trouve les rares maisons sétoises datant du 17e siècle. Installé sur les hauteurs du nouveau port, le quartier aurait pu accueillir des administrateurs et des notables. Mais peut-être la pente trop raide compliquait-elle la construction de grandes maisons ou effrayait-elle les « importants » : dès le début ceuxci élurent domicile dans la basse ville, cette étroite bande de terre 20

La construction du grand théâtre municipal, aujourd’hui théâtre Molière, demanda huit ans de travaux et ne fut achevée qu’en 1904

à peu près plate en bord de mer. Le Quartier Haut, malgré sa vue imprenable sur la grande bleue, resta plébéien. À la fin du 19e siècle, c’est là que s’installa d’office l’immigration italienne pauvre, venue de Gaeta et Cetara. Autre lieu d’élection des simples citoyens, la Pointe Courte. Mais dans ce cas, les frontières sont parfaitement délimitées. On l’a dit, la Pointe Courte est l’un des secrets locaux les mieux gardés. Pour y accéder à pied, il faut suivre un itinéraire complexe, s’engager sur le pont métallique du Maréchal Foch, descendre un escalier étroit, s’engager dans un tunnel de béton pour ressortir sur cette presqu’île artificielle gagnée sur l’étang de Thau dans les années 1880. En voiture, il faut une carte d’état-major, ou quasiment, pour trouver la petite voie qui part sur la gauche, au bas du virage de l’échangeur Georges Clémenceau : un minuscule panneau signale le lieu, dont on ne devine même pas l’existence depuis la route. À l’origine, c’était une berge de sable marécageux où les pêcheurs d’étang venus de Frontignan avaient installé des campements improvisés ou des cabanes de fortune. Au 19e siècle, la pointe fut consolidée en dur dans sa forme actuelle et vit s’aligner des maisons basses qui appartinrent jusqu’en 1968 au domaine maritime, avant d’être cédées à leurs occupants.


Le Grand Hôtel, quai de Bosc, fut ouvert en 1882, à une époque où le mont Saint-Clair restait en grande partie inhabité

En Amérique du nord, il y a dans presque chaque ville une zone désignée sous l’appellation « the wrong side of the track » (le mauvais côté de la voie ferrée). La Pointe Courte fut isolée du reste de la ville en 1857 par la nouvelle ligne de chemin de fer et la construction de la gare PLM. Coupure psychologique radicale qui nourrit un certain nationalisme local. Une partie des habitants étaient des Italiens, et de toute manière la plupart des familles étaient plus ou moins apparentées. Les Pointus avaient leur vie sociale, leur équipe de jouteurs, d’où sortit le célèbre Louis Vaille, dit Le Mouton ou L’Intouchable, qui régna sur les joutes de 1904 à 1923, remporta quarante-huit prix, dont huit à la Saint-Louis. La Pointe Courte fut dès l’origine un petit monde à part. Avec la construction de l’échangeur en 1971 en direction de Balaruc, le quartier d’étang se retrouva définitivement isolé, comme derrière un mur de Berlin. Curieusement cela contribue à la magie des lieux. On se retrouve hors du temps. Sur la droite de la pointe, des dizaines de vieilles barques, des petites cabanes, des pontons de bois vermoulu, d’innombrables filets : la pêche commerciale en étang a pratiquement disparu, mais les riverains pêchent de temps à autre pour leur plaisir. Allez au bout du quai, et revenez par le côté gauche : l’alignement des maisonnettes et du quai est parfaitement rectiligne, car vous longez le canal qui relie l’étang de Thau à la mer. Installezvous à la terrasse du café L’Escale en fin d’après-midi, et vous verrez peut-être se lever de toute sa hauteur le pont métallique pour le passage des bateaux. Dix minutes plus tard, vous aurez un passage de train de marchandises sur le pont ferroviaire. Un voyage vers un autre monde, surgi du 19e siècle. Ailleurs en ville, on a baptisé quartiers des zones plus floues, dont on ne sait pas où elles commencent ni où elles finissent, ou qui se résument à quelques pâtés de maisons. On suppose qu’il y a un quartier du Château d’eau, du nom de ce joli square de 1862 – Jardin des Poètes de Béziers ou Buttes-Chaumont en modèle réduit -, mais dès qu’on arrive à sa limite supérieure, on tombe sur le quartier du

Château Vert. Et si on part à droite c’est celui de la Révolution. La ville a une tendance irrépressible à se reproduire en patchwork, où chaque nouvelle pièce, apparue au fil de la croissance de la population, regarde la voisine en chien de faïence. Dernière pièce rajoutée, et non des moindres : le mont Saint-Clair. Jetez un coup d’œil sur une carte postale de 1910 : derrière l’alignement des quais et la façade du Grand Hôtel vous apercevez une grosse boule de verdure plus ou moins pelée avec ici et là, disposées dans le désordre, une vingtaine de maisons d’apparence cossue. À cette époque, le Saint-Clair n’était pour ainsi dire pas bâti. Il n’y avait ni électricité ni eau courante. Les propriétaires des parcelles y avaient construit de simples baraquettes. Aujourd’hui, la colline reste plutôt verte, car on a sévèrement réglementé les permis de construire et, à une exception près, banni toute construction d’importance, mais le terrain est désormais occupé en totalité. Un lieu résidentiel privilégié – quand on a vue sur la mer, elle est forcément grandiose - , où les anciens sentiers pédestres qui montaient en pente raide sont devenus des chemins carrossables, toujours aussi abrupts, où les propriétés sont clôturées de hauts murs. Le Mont Saint-Clair, soyons d’accord, fait partie intégrante de Sète, mais un léger parfum de méfiance flotte quand même sur ce lieu éminemment bourgeois où il se murmure que les « vrais Sétois » ne seraient plus vraiment en majorité. Cependant, si les actuels occupants du Saint-Clair ne sont pas tous des insulaires pure souche – certains viendraient même de Montpellier ! -, on admettra qu’ils ont adopté à la lettre le style sétois pour ce qui est de la discrétion et du culte du secret. Quelqu’un aurait-il, après tout ça, l’outrecuidance de prétendre que Sète est une ville compliquée ? Ce serait un comble. Ou alors il s’agirait de l’hommage suprême rendu à une ville qui , malgré ses dimensions restreintes, « a tout d’une grande », comme le proclamait jadis une célèbre publicité pour une marque de voiture. 21


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Une île ?

Séparée de la ville par la ligne de chemin de fer depuis les années 1860, aujourd’hui par un échangeur routier, la Pointe courte est l‘un des lieux les plus secrets de Sète, où l’esprit communautaire reste puissant 22


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La ville qui n’existait pas


La ville qui n’existait pas

Cette gravure d’Eugène Thomas date de 1840. Mais on suppose qu’à l’époque romaine, les habitants du pourtour de l’étang de Thau avaient une vue à peu près comparable sur cette excroissance de calcaire difficile d’accès, et que les historiens anciens avaient baptisée mont Sygion, Sétion ou Setius

Toute cette histoire commence sur une énigme. Une bizarrerie. Voici la chose en un mot. En France, chaque parcelle du territoire est occupée depuis la nuit des temps : la plaine, les bords de mer, et même les régions montagneuses comme les Pyrénées ou le Massif central. Un village qui a plus de mille ans est une banalité, et ceux qui datent de l’époque romaine sont fort nombreux, notamment sur le pourtour méditerranéen. Agde a été fondée au 6e siècle avant Jésus-Christ par des Phocéens venus de Marseille, on trouve dans le petit village de Loupian d’importantes ruines romaines et du côté de Béziers, vous avez l’oppidum d’Ensérune. Dans un village de deux cents habitants à dix kilomètres de Pézenas que j’ai un temps fréquenté, des cartes postales du début du 20e siècle montraient « une tour du 11e siècle » située à l’intérieur des anciens murs d’enceinte et qui servait de remise pour le matériel de jardinage. Elle s’était désintégrée par un soir de violent orage au milieu des années soixante. Rien que de très banal. Tout un chacun en bord de Méditerranée estime normal de trouver à Pézenas un « ghetto du 14e siècle » jouxtant de somptueux hôtels particuliers du 17e siècle en pierres de taille.

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La ville qui n’existait pas

Sète est donc une ville nouvelle, un animal urbain qui semble dater de la veille. En Amérique du nord, elle serait classée monument historique : toute construction du 18e siècle et même du 19e est une rareté, et on s’empresse de la transformer en musée. À l’échelle française, il s’agit d’une ville presque contemporaine : la décanale Saint-Louis ne date que de 1703, et la mairie est installée depuis 1723 sur les fondations d’une maison bourgeoise construite en 1719. C’est-à-dire hier. Il y a donc ici un petit mystère : à Sète, il ne se passe rien ou presque jusqu’au milieu du 17e siècle. La configuration des lieux ne passe pas inaperçue des Romains lorsqu’ils colonisent la région un ou deux siècles avant notre ère. Des historiens des débuts de l’ère chrétienne mentionnent tour à tour le Mont Sygion, puis Sétion ou Sétius. La racine du nom pourrait être le mot indo-européen de Set, qui veut dire montagne. L’endroit attire donc l’attention des voyageurs et de l’administration impériale. Mais ni à cette époque ni dans les quinze siècles suivants on n’y habitera vraiment. Le site est à la fois remarquable et inhospitalier. Cette petite montagne couverte d’une forêt de pins est la seule dans son genre le long d’un littoral plat. Elle pourrait constituer un avantage intéressant, notamment pour y aménager un site fortifié. Mais elle a ce défaut majeur d’être de tous côtés difficile ou impossible d’accès. S’agissait-il à l’époque d’une île ou – comme l’écrivent certains auteurs – d’une presqu’île ? Discussion d’ordre théologique. L’excroissance rocheuse était plus ou moins reliée à la terre ferme, en direction de l’ouest et de l’est, par d’étroites bandes de sol ou de marais sablonneux qui enfermaient l’étang de Thau. Avec, de part et d’autre, 26


L’étang de Thau aujourd’hui, avec ses parcs à huîtres

un grau impraticable aussi bien par voie de terre que de mer. À peu près une île, en somme, entourée de sables mouvants, alors que Frontignan, Bouzigues ou Balaruc étaient accessibles par voie de terre. En 1182, l’évêque d’Agde, coseigneur de ce domaine avec l’abbaye d’Aniane, et qui en avait donné la concession aux frères Renaud et Guillaume de Fontaines pour qu’ils y édifient monastères et fortifications, le désignait encore comme « l’île qui se trouve sur l’étang ». Les difficultés d’accès à cette « île » - par ailleurs infestée de moustiques - expliquent pourquoi ce premier projet de « colonisation » tourna court après quelques années, même si Agde avait généreusement cédé aux Fontaines tous ses droits de « seigneurie, dîmes, quartes et usages ». Sète resta inhabitée pendant une vingtaine de siècles après la fondation de Mèze et Agde. Les seuls vestiges romains un peu importants mis au jour se trouvent à la pointe du Barrou, où l’on accédait plus facilement depuis l’étang : un atelier de poterie, des sépultures, des restes d’aqueduc, quelques habitations dont l’une comptait cinq pièces, ce qui suggère l’existence à cet endroit d’un petit quartier communiquant avec d’autres implantations en bordure d’étang. Une urbanisation très localisée et bien éphémère, que les historiens situent entre le 2e et le 5e siècle de l’ère chrétienne. Pendant le millénaire qui suit, les berges de l’étang de Thau servent aux pêcheurs, qui y construisent des cabanes et des refuges temporaires. On y pêche, on y vient couper du bois au profit de l’évêché d’Agde. La pierre calcaire est également mise à contribution. Du côté du Barrou et des actuelles Métairies, des terres défrichées servent de pâturage pour le bétail. Des corsaires et des hommes en rupture de ban y trouvent refuge, dont un célèbre pirate du 16e siècle, Barberoussette. Mais, mis à part l’intermède des frères Fontaines, 27


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La ville qui n’existait pas

aucun véritable plan d’occupation permanente des terres n’est envisagé. Le partage conflictuel des droits de seigneurie entre Agde et Aniane – parfois avec d’autres puissances régionales – ne favorise pas l’éclosion, encore moins la réalisation d’un projet de développement dans ce lieu étrange. Le promontoire présentait beaucoup d’avantages pour la construction et la défense d’un port de mer. À la condition d’y effectuer au préalable d’importants travaux d’aménagement. Seuls les pouvoirs « publics » en avaient les moyens. À la fin du 16e siècle, il devint évident que « Cette » - la forme orthographique avait fini par prendre le dessus sur celles de « Sette » ou « Sète » - était, de préférence à Agde, Frontignan ou Aigues-Mortes perpétuellement ensablées, le lieu idéal pour y installer le grand port de mer dont avaient besoin Montpellier et le Languedoc. Sur le conseil du duc de Montmorency, gouverneur du Languedoc, Henri IV prend donc le 25 juillet 1596 à Amiens l’ordonnance de création d’un port « au cap de Cette ». L’entreprise, dont le financement n’est pas assuré, notamment du côté des États languedociens qui traînent la patte, stagnera pendant deux décennies, et se terminera sur un fiasco. En 1605, cet embryon de port peut abriter dix ou douze vaisseaux, mais c’est davantage un refuge sommaire qu’un début de ville. Seul le « Montmorencette », le fort construit sur les hauteurs, témoigne du projet initial. Mais Montmorency II, successeur de son père, a la mauvaise idée de prendre le parti de Gaston d’Orléans pendant la Fronde et d’entraîner dans la rébellion les États du Languedoc. Ce qui lui vaudra d’être décapité sur la place du Capitole à Toulouse en 1632. Montmorencette est rasé. Le semblant de port est laissé à l’abandon et à l’ensablement, et la montagne retourne à l’état à peu près sauvage. 28

Le port de Sète (détail), Robert Mols

L’idée d’un port pour le Languedoc refait surface au début du siècle de Louis XIV, mais cette fois dans un État centralisé et pacifié, et sous la supervision pointilleuse et têtue de Colbert qui y dépêchera quelques hommes de confiance : Louis-Nicolas de Clerville, futur commissaire général des fortifications du Royaume, le Biterrois Paul Riquet, fort actif dans la région jusqu’à sa mort en 1680. En 1684 on y verra Vauban en personne même si ce fut en coup de vent , car il ne fut pas lui-même le réalisateur du fort Saint-Louis, construit en 1689 par l’un de ses disciples. La création du port de Sète aura donc été cette fois une affaire d’État, menée avec des moyens humains et financiers importants. Venus de Frontignan et d’autres villages avoisinants, les ouvriers bâtisseurs du môle – dans sa forme définitive - se comptent par centaines. La pose de la première pierre, le 29 juillet 1666, donne lieu à des festivités. L’évêque de Montpellier s’est déplacé pour la bénédiction. Cabaretiers, marchands ambulants de toute sorte ont accouru après la foire de Beaucaire. Un banquet de cent vingt couverts a été dressé sur la berge. On a organisé en grande pompe les premières joutes nautiques de l’histoire de la ville. Malgré certaines difficultés financières et les inévitables dépassements de budget, les travaux se poursuivent sur un rythme soutenu. Au mois d’août 1670, on compte 600 ouvriers sur le chantier, et ils sont un millier au mois de novembre. Installés dans des cabanes sur les hauteurs, ils constitueront le noyau initial de la population. Dans les années 1670, Paul Riquet fait construire une petite chapelle à l’emplacement actuel du cimetière marin, un magasin pour le pain et les vivres, quatre forges, des logements supplémentaires, des écuries pour deux cents chevaux. En avril 1671, un chroniqueur dénombre pas moins de quarante-cinq bateaux dans la nouvelle rade pendant le mois. Le port et la ville de Sète n’existent qu’à l’état embryonnaire, mais ils existent pour de bon.


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L’histoire immobile de l’Ancien Régime


L’histoire immobile de l’Ancien Régime Une ville portuaire d’Ancien Régime. Voilà donc le destin tracé de Sète pour les quelques cent vingt ans à venir. Un nouveau port souhaité par le pouvoir royal, dont l’existence est désormais assurée, mais qui végète. Les grands événements sont tellement rares que pendant longtemps on se rappellera l’ « occupation » anglaise de 1710, sous le commandement de l’amiral Norris, patron de la flotte anglaise en Méditerranée. La ville est mal fortifiée et encore plus mal défendue. Le 24 juillet, les Anglais, épaulés par le « traître » biterrois Gauthier de Saissan, débarquent sur la plage 1500 hommes qui réussissent à prendre position au sommet du mont Saint-Clair tandis que des bateaux anglais tirent au canon sur la ville. Mais il suffit d’une intervention énergique de troupes du Languedoc sous la direction du duc de Noailles pour rejeter les Anglois à la mer. Selon les historiens, ils ont laissé sur place 150 prisonniers et 300 morts. L’occupation aura duré cinq jours. Le 28 juillet, la souveraineté française est rétablie. Un épisode bien modeste en somme. Les joutes de la Saint-Louis en 1850 (détail), par le mystérieux EGO. La ville d’Ancien Régime est restée en grande partie inchangée jusqu’au milieu du 19e siècle et aux bouleversements majeurs qui ont suivi l’arrivée du chemin de fer 31


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L’histoire immobile de l’Ancien Régime

Le port de Sète vu de la mer (détail), Anonyme

En 1705, presque quarante ans après la fondation de la ville, on compte 1024 habitants, soit à peine plus que le nombre d’ouvriers affectés à la construction du port en 1670. En 1750, on atteint péniblement les 3250 habitants, qui finiront par être 6550 en 1789. En comparaison de l’explosion démographique postérieure à 1840, c’est plutôt misérable. Le trafic portuaire n’est pas non plus frénétique : 40 000 tonnes en 1773. Même en y ajoutant les activités de la pêche, c’est négligeable. Il faut faire un effort d’imagination pour se représenter cette ville d’Ancien Régime. Le noyau initial était en gros le même qu’aujourd’hui. Le môle d’origine n’a pas changé. Il marquait la limite sud de la ville qui, côté nord, s’arrêtait à l’actuel pont de la Civette. Deux ou trois rangées de maisons étaient alignées entre la berge et l’espace dégagé dans la carrière du Souras Bas. Sur les hauteurs, on trouvait les premières habitations des années 1660. À partir de 1703, l’église Saint-Louis, inchangée dans sa structure, la statue de la Vierge en moins. Et la mairie, on l’a dit, dont l’adresse n’a pas varié depuis 1723. Pendant presque tout l’Ancien Régime la ville se limite à ce modeste rectangle coincé entre la montagne et le canal. Derrière, une montagne redevenue sauvage. Devant, un grau canalisé qui prolonge la rade jusqu’à l’étang de Thau. Sur la berge opposée, des sables mouvants, des dunes, des eaux marécageuses. Paul Riquet, au moment de la construction du port, y avait réalisé une chaussée consolidée sur le sol sablonneux. Jusqu’à l’ouverture de la ligne de chemin de fer en direction de Montpellier en 1839, la rue du Grand chemin - aujourd’hui rue Lazare Carnot - sera le seul et unique lien avec le monde extérieur, praticable pour les chevaux et les voitures attelées. En 1768, un avis public annonça triomphalement : « À comp32

ter du 1er novembre, il sera établi un courrier à cheval qui partira tous les jours à midi précis pour arriver à Sette à cinq heures du soir. D’où il repartira également tous les jours deux heures après minuit pour être de retour à Montpellier à sept heures du matin. Les facteurs distribueront les lettres ». Pour franchir le nouveau canal Royal et relier l’île à la terre ferme, on construisit le Pont de bois, en réalité une modeste passerelle (à péage cependant) débouchant sur l’autre rive dans l’actuelle rue Frédéric Mistral, qui s’appela longtemps la rue des Hôtes. Car à l’angle du quai et de la rue des Hôtes, s’élevait l’hôtel du Gallion, qui y resta deux siècles avant de céder sa place au Grand Gallion puis au Grand Hôtel de Paris. De l’autre côté de la rue, on trouvait une auberge du Cheval blanc. Les visiteurs ou marchands pouvaient éviter de payer l’octroi en restant dans un troisième hôtel situé sur l’autre berge, à l’angle de la rue du Grand Chemin. En 1732 la passerelle fut remplacée par un véritable pont – toujours de bois mais surélevé pour laisser passer les barques. L’accès à la ville restait malaisé. C’était un cul-de-sac. Pour des voyageurs ou des marchandises venant de Béziers ou de Pézenas, il fallait faire un grand détour par le nord pour aller rattraper le Grand Chemin, car il n’exista aucune liaison terrestre avec Marseillan ou Agde, jusqu’à l’ouverture de la nouvelle ligne de chemin de fer en 1857. Contrairement à Pézenas ou Béziers, qui ont déjà une longue histoire économique, Sète doit s’inventer des activités liées au port. Il y aura en 1669 « L’Ancienne compagnie de commerce de Cette », puis une « Compagnie du Levant » en 1676, toutes deux fondées avec les capitaux de protestants montpelliérains. Une aventure commerciale


exotique fragile qui se terminera en 1709 avec la faillite retentissante d’une certaine famille Sartre. D’autres huguenots de Montpellier, les frères Gilly, associés aux Angelin, Dufau et Marguerit, s’intéressent au commerce du sucre avec les Antilles à partir de 1717. Une raffinerie ouvre ses portes au-delà des « murailles » de la ville, à peu près à l’emplacement actuel des Halles, et dure une quinzaine d’années à peine : en 1732 la reconduction du contrat de la société avec les États de Languedoc tourne à la querelle entre les sucriers et les pouvoirs publics à propos des subventions et des quotas. Les produits languedociens se vendent mal aux Antilles, et de surcroît le naufrage à SaintDomingue du « Saint-Jacques » - l’un des rares bâtiments sétois d’importance avec ses 300 tonneaux - a occasionné une énorme perte de 170 000 livres. La société est liquidée en 1734, et passera de main en main jusqu’à sa disparition finale en 1747. L’industrie sucrière a disparu pour de bon. À la même date, on compte une trentaine de sociétés sucrières à Bordeaux et Marseille. Après quoi on se lance dans les tabacs en provenance de Virginie. En 1750, sur l’emplacement de la raffinerie de 1717, la Ferme générale inaugure une Manufacture des tabacs qui, à l’orée des années 1770, selon un chroniqueur de l’époque « emploie trois cents ouvriers et fournit les bureaux de Lyon et les provinces voisines du Rhône ». La ville de Sète s’enflamme un temps pour les événements de 1776 en Nouvelle-Angleterre qui semblent de surcroît prometteurs pour le commerce. On crée en 1778 une Compagnie d’Amérique mais son existence est éphémère. La Manufacture des tabacs souffre d’une mauvaise gestion du volet importations, la maison Bresson, Coulet frères, Mercier frères et Ratyé croule sous les stocks, des négociants de Marseille entrent dans la danse en jetant sur le marché leurs propres réserves de tabac à prix cassés. En 1788, un seul bateau est

affrété en direction de l’Amérique, signe évident du déclin. En 1795, la manufacture cesse ses activités, et ses locaux sont transformés en caserne. En 1720, les frères Gilly déjà mentionnés créent une fabrique de savon, profitant de l’isolement de Marseille frappée par la peste. En 1760, la ville comptera six savonneries, dont l’une de grande dimension, qui « fabrique en deux ans de 25 à 30 000 quintaux ». Marseille commence à s’inquiéter. Mais la faillite malencontreuse de la principale savonnerie, dans les années 1760, porte un coup fatal aux entreprises sétoises. En 1768, il n’en reste plus qu’une, vivotant de peine et de misère. « L’ensemble de ces affaires furent mal conduites dès leur origine par méconnaissance des marchés », écrit l’historien Alain Degage : « Tenter le commerce en Levant, c’était se heurter à Marseille ; se tourner vers le sucre conduisait à entrer en concurrence avec Bordeaux, et Marseille encore ; importer du tabac au-delà du raisonnable ou construire des savonneries, c’était toujours rencontrer le rival provençal dont l’expérience acquise de longue date par ses députés et échevins ne pouvait que s’imposer. Certes, le tout eût pu résister si les capitaux s’étaient maintenus et l’appui des États (de Languedoc nda) demeuré. Or, les faillites des maisons montpelliéraines et le manque d’envergure des autochtones (…) s’ajoutèrent au fait que les États n’eurent point de politique suivie dans l’octroi des subsides ».I Sète a donc raté son décollage industriel et, tout au long du 18e siècle, reste tributaire de son port de commerce. C’est un lieu de négoce, où les industries de transformation et la production locale brillent par leur faiblesse ou leur absence, si ce n’est les métiers directement 33


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L’histoire immobile de l’Ancien Régime

liés à l’activité portuaire – maréchaux, cordiers, bourreliers etc. – qui occupent les deux tiers des ouvriers. Le volume global des affaires connaît une honnête croissance : entre 1732 et 1739, l’activité portuaire, tous mouvements confondus, atteint une moyenne annuelle de 17 000 tonnes et un chiffre d’affaires de 16 millions de livres. Mais, à part les draps de Villeneuvette, on n’exporte pratiquement que du vin, ce qui mettra toujours la ville à la merci des retournements de marché. Sète devient le port attitré pour l’exportation des vins languedociens. Le volume de la production vinicole commercialisée passa de 89 000 hectolitres en 1699 à 375 000 en 1774. Une croissance non-négligeable même si vers la fin de l’Ancien Régime le volume des affaires reste neuf fois inférieur à celui du port de Bordeaux. Quant à la pêche, pratiquée de longue date dans l’étang de Thau, puis en mer mais à proximité du rivage - jusqu’à l’arrivée des pêcheurs catalans qui pêchaient en haute mer -, elle reste à un niveau quasi-artisanal. On approvisionne quelques villes voisines de l’arrière-pays, on ouvre des usines de salage en bordure d’étang, mais la production reste modeste et fluctuante : dans la seconde moitié du 18e siècle, Sète importera jusqu’à 20 000 quintaux annuels de sardines de Bretagne. Et 15 000 barils d’anchois de Catalogne ! À la veille de la Révolution, quelque six cents hommes, tous métiers confondus, vivent directement ou indirectement de la pêche. Les importations, elles, sont diversifiées : laines et cotons du Levant, bois, liège et huile d’Italie et de Sardaigne, les deux liaisons principales du port. Les bateaux viennent également d’Espagne, des Antilles françaises, de Virginie, de la Hollande et des pays nordiques, d’Amérique du sud. Même si les affaires restent modestes en comparaison du géant marseillais – « ici navigation et commerce y sont dans l’enfance », écrit en 1786 le subdélégué Jean-Mathieu Grangent, figure centrale de la fin de l’Ancien Régime -, Sète a définitivement déclassé Agde et Narbonne. Elle est devenue pour de bon le deuxième port français en Méditerranée : « Le seul rival de Marseille », disent les historiens. À la fin du 17e siècle, les pêcheurs génois et catalans prennent l’habitude de venir jeter leurs filets dans les eaux sétoises plusieurs mois par année. À partir de 1775, quelques-uns s’y fixent à demeure. Puis au 18e siècle, les négociants et armateurs étrangers font leur apparition. Jusque vers la fin de l’Ancien Régime, la quasi-totalité des bateaux pratiquant la navigation hauturière battent pavillon étranger. La flotte sétoise ne compte pour l’essentiel que des barques destinées au cabotage ou à la pèche en étang. Le nouveau port languedocien voit défiler les bateaux suédois, danois, hollandais, allemands et autres, affrétés par des maisons montpelliéraines ou du nord de 34


Le canal royal dessiné par Eugène Thomas en 1840

l’Europe. Le commerce du vin prend son essor après 1730, les négociants scandinaves ou allemands ouvrent des succursales, des familles protestantes venues d’Angleterre, de Suisse ou d’Europe du nord s’installent et font souche : le Suédois Ferber, la Hambourgeoise Élisabeth Beneck, le Hollandais Winthuysen, l’Allemand Flickwier qui s’allient à des familles protestantes du cru, les Rogé et les Laporte qui après la révocation de l’Édit de Nantes, avaient trouvé dans ce port de mer un refuge plus tolérant qu’ailleurs en Languedoc. Ce sont ces « religionnaires » qui, en 1782, fonderont la première loge maçonnique de Sète, celle des Amis fidèles des treize Etats-Unis. Vers 1880, cette communauté protestante représentera jusqu’à six pour cent de la population et jouera un rôle majeur dans la vie économique. Elle ouvrira le lazaret de la corniche et aura ses œuvres sociales. Le très discret temple de la rue Maurice Clavel, édifié en 1872, reste le témoin de cette histoire. Dans ce port de mer la population est instable. Selon les historiens, il n’a pas toujours été facile d’établir avec précision les données démographiques, « toujours aléatoires, suivant la prise en compte des marins, des soldats en garnison, des forçats ».II Longtemps on y trouvera des hommes en rupture de ban, des proscrits, des déserteurs des armées napoléoniennes, des aventuriers en route pour les Antilles et autres mauvais garnements. Malgré les circonstances de sa naissance, Sète ne sera jamais vraiment une ville d’Ancien Régime. Elle n’a pas d’aristocratie locale, ses « seigneurs » sont à Agde. À Pézenas un homme aussi important que le prince de Conti a organisé une vie de cour dans ses somptueux hôtels particuliers, Sète ne voit passer ou s’installer que de prospères commerçants, des lieutenants de police et d’obscurs bourgeois. Sous la tutelle d’Agde et Aniane jusqu’en 1789, les « consuls » sétois - ancêtres de nos conseillers municipaux – sont des artisans (32%), des marchands-négociants (22%), des chirurgiens, autrement dit des barbiers habiles à la saignée (22%), des patrons de barque (7%), des juristes, avocats ou notaires (7%), des officiers du port (4,5%). Même si généralement le premier consul (le maire) est nettement plus bourgeois que les autres. Le jour de la pose de la première pierre du môle, en juillet 1666, les personnalités de haut vol ne sont pas légion. Le plus haut gradé de la cérémonie est l’évêque de Montpellier, qui pouvait difficilement ignorer un événement de cette importance dans son diocèse, mais s’empresse de rentrer dans son évêché le jour même. Sète est donc née roturière. Et un peu païenne. Dès les origines, la fête de la Saint-Louis, le 25 août, est dédiée aux joutes nautiques où s’affrontent la Jeunesse (en bleu) et les Mariés (alors en vert, plus 35


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L’histoire immobile de l’Ancien Régime

tard en rouge). La victoire des Verts ou des Bleus fournit l’occasion de bals populaires qui durent cinq jours de plus. S’il y a service religieux à la décanale, l’atmosphère n’est pas toujours au recueillement : dans une lettre du 24 août 1745, le grand vicaire d’Agde adresse des remontrances aux consuls sétois à propos de « cette enblancade de jouteurs qui ont envie d’aller à l’offrande plutôt en comédiens effarés qu’en bons chrétiens… s’autorisant des discours indécents aux heures contractées pour la retraite des femmes et des filles ». Sur l’île singulière, disent les ecclésiastiques agathois, les jeunes forment volontiers « une société d’un libertinage et d’une audace sans pareil ». Les autres fêtes majeures qui ponctuent l’année n’ont de religieux - parfois – que le nom. À la Chandeleur, les messes et processions célèbrent le Vœu de la délivrance en souvenir de la (brève) occupation de la ville par les Anglais. En mars, la fête des travailleurs du bois est une occasion de prolonger la Mardi gras. Le jour de l’Ascension, on fête les travailleurs de la pierre. Le jour de la Saint-Pierre, les pêcheurs et les marins. Comme toute ville portuaire, elle sera même un peu voyoute dans son adolescence. Jusqu’en 1694, il n’y aura tout simplement aucun établissement scolaire. Sous l’Empire, le vieux maire Jean-Mathieu Grangent décidera l’embauche de deux religieuses pour enseigner aux jeunes filles « le français qu’on parle si mal qu’on le connaît si peu ». Le même Grangent note au même moment que le « peuple de Sète est indocile et peu civil ». Il est vrai que dans ces années-là la crise engendrée par le blocus maritime génère une forte criminalité : jeux de hasard, prostitution, assassinats, il y a des agressions contre des notables, des rixes entre les soldats et la population, il faut faire garder par la troupe la route de Sète à Frontignan. Des auteurs parlent de « l’immoralité du peuple sétois », ou à tout le moins d’une forte tendance à l’incivisme. Même après un premier pavage des rues en 1722, on note en 1740 que « les Cettois continuent malgré les interdits à jeter le fumier et leurs ordures devant leur porte et provoquent quelques troubles nauséabonds pour les passants et les riverains »III. Au milieu du 18e siècle, un visiteur anglais note : « La ville est mal pavée et très sale malgré que les rues soient alignées : la vie y est mauvaise et très chère ». Plus sale et insalubre que d’autres ports de commerce de France ou d’Angleterre à la même époque ? Nul ne saurait le jurer. Mais il est vrai que la ville de Sète n’est qu’un quartier portuaire et rien d’autre. Et à ce titre ne sacrifie pas franchement aux bonnes manières. Aristocratiques ou même bourgeoises. 36

Dès le début du 18 e siècle, de nombreuses familles protestantes venues du nord de l’Europe – Suisse, Allemagne, Suède – s’installent à Sète et tiennent une partie importante du négoce. Le temple de la rue Maurice Clavel, édifié en 1972, témoigne de l’importance de cette minorité dans l’histoire de la ville

Registre d’une délibération des « consuls » sétois en 1693


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Une île ?


La Révolution ignorée : l’interlude monarchiste La population de Sète aurait dû s’enflammer pour la Révolution et applaudir à la mise au pas des « ci-devant », sinon à la Terreur. Or elle accueillit certes favorablement la nouvelle de la prise de la Bastille, mais sans passion véritable. Il n’y eut pas de bain de sang. Lorsque la République bascula dans le Consulat puis l’Empire, on constate avec étonnement que Sète glissa dans l’opposition à Napoléon et se retrouva dans le camp monarchiste. Pendant les premières décennies du 19e siècle, elle fut considérée comme un bastion légitimiste et bourbonien. À preuve, disait-on, la visite de la duchesse d’Angoulême, fille survivante de Louis XVI, et qui se déplaça en personne pour assister en grande solennité, le 25 août 1823, aux joutes de la Saint-Louis dans sa « bonne ville de Cette ».

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La Révolution ignorée : l’interlude monarchiste

En réalité, dans cette période de transition qui va de 1789 aux premières années de la Restauration, Sète affiche les mêmes traits de caractère qu’auparavant : une bourgade rétive mais politiquement mécréante, qui ne connaît comme religion que celle de l’autonomie de gouvernement – face à Montpellier et Agde – et surtout de la liberté de commerce. Par la suite, les Sétois s’enorgueilliront d’avoir fait la révolution avant les Parisiens. À partir de la fin de 1787, plusieurs notables et commerçants s’agitent pour obtenir – en vain - la révocation du premier consul Taissié, mis en place par l’évêque d’Agde et soutenu par l’intendant royal siégeant à Montpellier. En vue des États généraux concédés par Louis XVI et qui doivent se réunir à Paris à l’été de 1789, les assemblées se multiplient à Sète entre le 8 et le 13 mars : plus de six cents personnes y prennent part. La hausse de certains impôts et du prix des denrées alimentaires de base est au premier rang dans le cahier des doléances. Le 15 avril, une émeute éclate : la maison de Taissié est saccagée de fond en comble, des passants sont agressés en pleine rue et les émeutiers menacent de mettre le feu à la ville si le prix du pain n’est pas baissé de 20% et celui de l’huile de 45%. On donne satisfaction à la foule pour obtenir le retour au calme. Des renforts armés sont dépêchés, les anciens prix sont rétablis, et contre des agités qui n’ont pourtant tué personne on prononce onze condamnations à mort, quatre hommes sont pendus et un cinquième fouetté en public. Beaucoup d’autres quittent précipitamment la ville de peur d’être arrêtés, à tel point que du jour au lendemain les patrons manquent de main d’œuvre. Mais Taissié a été chassé pour de bon. Le 17 juillet, la nouvelle de la prise de la Bastille change la donne : les bourgeois « libéraux » prennent le pouvoir à la mairie, et une amnistie est prononcée. 40

Mais la ville ne se passionne pas vraiment pour la Révolution. Car « ici ne se pose aucun des problèmes considérés comme causes de révolution : pas de rupture du régime démographique, pas de question agraire, pas de réaction seigneuriale, pas de conflits de corporations. En revanche, la ville jouit déjà de libertés d’établissement et de professions, et d’une faible pression fiscale »IV. La Révolution, dans ce port de commerce, est d’abord une occasion de se débarrasser une fois pour toutes de la vieille tutelle agathoise, et dans un proche avenir d’ouvrir – le 6 janvier 1791 – un Tribunal de commerce distinct de celui de Montpellier ! Dans l’ensemble, le contrôle de la situation révolutionnaire n’échappera jamais aux bourgeois qui ont pris le pouvoir et se préoccupent d’abord d’assurer la sécurité des biens et des personnes. La ville traversera les phases les plus sanglantes de la Terreur sans en connaître vraiment les effets. Entre les Montagnards, qui eurent généralement le haut du pavé, et les Girondins réputés modérés, l’affrontement ne tourna jamais à la guerre civile. La pratique religieuse était faible avant la Révolution : la constitution civile du clergé ne fut pas davantage prétexte à de grandes violences, et on laissa fulminer en chaire un curé réfractaire. En 1794, contre la décision du département, la municipalité réclama le maintien du culte de Saint-Louis, « arguant de la présence de deux mille marins étrangers et de quatre cents pêcheurs catalans ». Napoléon aurait pu être du goût des Sétois : d’origine pas tout à fait aristocratique, porteur à sa manière des idées révolutionnaires, modernisateur de l’État. Mais pour Sète, l’Empire fut une catastrophe. Dès 1795, de très mauvaises récoltes ajoutées aux troubles politiques avaient bouleversé les circuits agricoles et conduit les négociants montpelliérains à faire affaire avec Bordeaux. Le commerce maritime sétois est d’autant plus atteint que, faute d’entretien depuis 1792,


le port s’est ensablé, la passe n’est plus accessible qu’à des bateaux de cent tonneaux contre sept cents quelques années plus tôt. Les régimes qui se succèdent à Paris ont d’autres sujets en tête, et la situation s’aggrave. En 1802, le canal n’a plus que 50 centimètres de hauteur d’eau et la passe trois mètres. Il faut attendre 1807 pour que le Montpelliérain Cambacérès, de passage à Sète, accorde une subvention de 300 000 francs, qui ne couvre d’ailleurs qu’une faible partie des travaux. On doit instaurer de nouvelles taxes sur les activités portuaires pour financer les coûteux travaux. L’économie sétoise est dans une spirale descendante. Menée d’une main de fer par l’ancien « subdélégué » de l’Intendant devenu maire, Jean-Mathieu Grangent, la municipalité, qui croule sous la dette, sabre dans les dépenses publiques. On n’allume plus les réverbères la nuit en novembre et en décembre, on diminue les salaires des fonctionnaires. La commune, qui comptait plus de 9000 habitants en 1805, en aura perdu un millier six ans plus tard. En 1809, on estime à 800 le nombre de chômeurs, on distribue des « soupes économiques » et une députation municipale, accompagnée par le curé de Saint-Louis, demande au préfet de Montpellier d’ouvrir de grands chantiers publics pour « arrêter les effets de l’effervescence causée par le désespoir ». Le blocus maritime décrété par Napoléon achève de ruiner le port. Côté français, la police exerce un contrôle tatillon sur les embarquements, y compris pour la pêche. L’Angleterre s’est assuré le contrôle de la Méditerranée, et menace en permanence le trafic entre la France et l’Espagne. Les corsaires anglais interdisent la pêche au thon en haute mer, et parfois attaquent les bateaux à proximité des côtes. En 1805, la corniche est bombardée par la Royal Navy. En 1807, des fusées incendiaires pleuvent sur le port. En août 1808, des troupes débarquent à deux reprises sur la plage des Aresquiers. La même

année, dans la nuit du 11 au 12 septembre, elles accostent subrepticement au môle et tentent d’incendier la ville. Dans ces conditions fort incertaines, les affaires sont bringuebalantes. Les vins de xérès et de porto disparaissent du marché, et des négociants sétois en profitent pour mettre au point des vins de substitution. On ouvre des distilleries. Mais ces initiatives ne compensent pas l’effondrement du trafic maritime. Les tonneliers qui étaient cinq cents avant la Révolution ne sont plus que cinquante à la chute de l’Empire. Sète fut donc hostile à Napoléon et, dans les dernières années du régime, la population pouvait même à l’occasion prêter assistance à des déserteurs de l’armée impériale qui se cachaient dans les salins. Mécaniquement, elle bascula dans le camp légitimiste, mais pour des raisons de circonstance, comme l’écrit L. Dermigny : « Bien détachée du passé révolutionnaire, Sète semble évoluer vers un royalisme fort peu doctrinal : une monarchie centrée sur la liberté des mers et les traités de commerce »V. Par le plus grand des hasards, le comte de Provence, futur Louis XVIII, avait effectué dans le port une visite officielle en 1777. Puis, au tout début des Cent-Jours, le duc d’Angoulême, époux de la fille de Louis XVI, ayant échoué, à Pont-Saint-Esprit, à arrêter la marche de Napoléon vers Paris, n’avait réussi à s’échapper qu’en trouvant à Sète un embarquement sur un bateau suédois. Il avait été aidé dans sa fuite par le nouveau maire de la ville, Etienne Ratyé. Du coup, en avril 1816, la commune reçut de Louis XVIII le titre envié de « bonne ville », et Ratyé fut fait vicomte de La Peyrade. Mais comme ce « négociant parvenu » était encore en 1792 un Montagnard pur et dur, on peut émettre quelques doutes sur la profondeur de ses 41


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La Révolution ignorée : l’interlude monarchiste

Par opposition à l’Empire et au blocus continental qui avaient ruiné le commerce maritime, la ville de Sète bascula dans le camp monarchiste. Ce qui lui valut en 1823, pour les fêtes de la Saint-Louis, la visite officielle de la duchesse d’Angoulême, fille survivante de Louis XVI

convictions royalistes de 1815. Comme sur celles de la population sétoise. Même si, aujourd’hui encore, une plaque apposée sur une façade de la promenade Jean-Baptiste Marty rappelle l’enthousiasme populaire qui avait accueilli la duchesse d’Angoulême, lors de sa visite solennelle d’août 1823. Ratyé lui-même finira aux législatives de 1825 en chef de file des ultras et député légitimiste. Pour de bonnes raisons : « À Sète, écrit Jean-Jacques Vidal, son crédit est proportionnel aux avantages que sa position (auprès de la Cour) peut apporter à la ville ». Il faut croire que Sète a un fond matérialiste. L’important, c’est la reprise du trafic maritime et la remise en état du port. Bien sûr, le retour des Bourbons a pour effet collatéral de ramener dans cette ville déchristianisée de longue date – encore plus nettement que le reste du Languedoc, déjà bien mécréant - de nouveaux curés fringants et revanchards. En 1824 un certain abbé Creissel dirige au quartier de la Bordigue une vigoureuse mission qui amènera dans une seule fournée « cent pères de famille à recevoir le baptême ». Un exploit sans lendemain. Quand l’abbé Siau prend possession de la même paroisse, en 1839, « les enfants fuient à son approche ». Mais la Restauration a cet effet bienfaisant de ramener la paix avec les autres puissances européennes. Et d’importantes subventions, en 1821, pour la construction du brise-lame et le dragage du port. Tout doucement, les affaires repartent et, en 1826, la population dépasse la barre des dix mille habitants. Tout reste à faire, mais le pire est passé. 42


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Et le chemin de fer fut


Et le chemin de fer fut Dix ans après la chute de l’Empire, en 1825, la ville est tout juste passée « de la léthargie à la langueur », disent les historiens. Les affaires ont repris, mais la croissance reste bien timide. Pour un temps, les bouleversements politiques semblent rester à la surface des choses. Quelques minorités activistes continuent de s’enflammer, qui pour Napoléon, qui pour la République, d’autres encore pour les rêveries utopistes des saint-simoniens.

La première ligne de chemin de fer, ouverte en 1839 entre Montpellier et Sète, aboutissait à une gare située à proximité de la place Delille, qui devint pendant plusieurs décennies le rendez-vous des fiacres et calèches 45


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Et le chemin de fer fut

La rue Nationale – aujourd’hui Honoré Euzet – devint à partir de 1839 la porte d’entrée de la ville, et une grande rue commerçante

La révolution parisienne des Trois glorieuses et la chute des Bourbons, en juillet 1830, n’enflamment guère la population : le conseil municipal débat sur le changement de drapeau et envoie une adresse respectueuse à Louis-Philippe, Roi des Français. Sans plus. Il faudra attendre 1883 pour qu’on baptise des Trois journées les anciennes rues Saint-Louis et de la Citadelle qui relient le Quartier haut et le centre-ville, et qui s’étaient appelées successivement rue de l’Égalité et rue de la Convention. En 1831, des rapports de police signalent la présence de nombreux agitateurs parmi les ouvriers du port. Mais la situation est si insaisissable que les fins limiers ne parviennent pas à savoir s’il s’agit de républicains, ou de légitimistes qui mijoteraient le débarquement de la duchesse de Berry ! La ville portuaire est le lieu d’une insaisissable effervescence : comme aux heures chaudes de la Révolution, la mairie temporairement dirigée par un certain Hilaire Delaret interdit les masques et les déguisements en mars 1832, pendant le Carnaval. Le 2 juillet, un excité monarchiste, tonnelier de son état, est tué par un garde national. Le 29 juillet, un cortège célébrant la gloire de Louis-Philippe est caillassé, par des légitimistes de la société de la Corde, lorsqu’il traverse le Quartier Haut. La routine en somme. La vraie rupture ne vint pas de la politique mais de la révolution industrielle. Il y eut de premiers signes avant-coureurs, par exemple la mise en service en 1832 de deux lignes de télégraphe, en direction de Lyon et de Toulouse. Un bouleversement prometteur pour le commerce, mais qui passa presque inaperçu. En revanche, avec l’ouverture en 1839 de la première ligne de chemin de fer, chacun comprit bien vite qu’on assistait à « la seconde 46

naissance de la ville »VI. Passons sur les montages financiers et les rivalités qui précédèrent cette réalisation. On trouve la banque Rothschild dans un premier temps, des financiers montpelliérains ensuite, un duc de Mecklembourg et un dynamique préfet nommé Achille Bège pour finir. Le roi Louis-Philippe en personne signa, le 9 juillet 1836, en son Palais de Neuilly, une loi autorisant « les sieurs Mellet et Henry – pour la Compagnie Paris-Lyon-Marseille -, à exécuter à leurs frais, risques et périls, un chemin de fer de Montpellier à Cette ». Les travaux proprement dits durèrent deux ans à peine. Le 9 juin 1839, on inaugura ce nouveau tronçon ferroviaire qui reliait les deux villes en cinquante minutes, avec un arrêt à Frontignan. Une ligne parallèle au Grand chemin des débuts, et qui aboutissait, jusqu’au creusement du canal maritime en 1859, à une gare voisine de la place Delille. Celle-ci avec ses belles façades en arc de cercle, devint pour plusieurs décennies un lieu de rassemblement des fiacres et calèches qui emmenaient la clientèle aisée en ville ou à la plage. On y ouvrit le Grand Café de la Paix, agrémenté d’une belle terrasse. La rue Honoré Euzet – alors Nationale – déclassa à jamais la rue du Grand Chemin (aujourd’hui Lazare Carnot), qui avait servi pendant 175 ans de porte d’entrée unique en ville. Le nouvel axe principal, qui menait de la gare à ce qui est maintenant le pont de la Civette, devint une grande artère commerçante, avec son salon de coiffure Villa-Durand, sa quincaillerie Mourgues, sa boutique de mode Vié, et de nombreux cafés ou restaurants : le Central Bar, l’Athénée, la Grande Brasserie Alsacienne. Même lorsqu’on fermera cette gare trois décennies plus tard pour regrouper le trafic ferroviaire à l’actuelle gare du Midi, la rue Nationale restera la voie d’accès naturelle vers le cœur de la ville. Jusqu’à ce mois de juin 1839, la ville portuaire se languissait dans la


Le pont Legrand, du nom du sous-secrétaire d’Etat aux transports, et qui fut construit dans les années 1840. Aujourd’hui pont de la Civette

préhistoire. Le Grand Chemin, cette chaussée consolidée en 1666 par Paul Riquet, était devenue le théâtre d’embouteillages monstres. Le service des pataches tirées par deux chevaux fonctionnait de nuit comme de jour. Faute d’aqueduc municipal, la ville devait être ravitaillée chaque jour en eau potable, à raison de 20 000 litres acheminés par bateau, et de 70 000 litres venus de La Peyrade par voie de terre. On comptait au début de 1839 quelque deux cents voitures de marchandises, et vingt voitures de passagers transportant chaque jour trois cents personnes. On imagine le bouleversement. Lors de la visite du sous-secrétaire d’État aux Travaux publics, Baptiste Legrand, en décembre 1839, le Courrier du Midi s’émerveille de constater que le nouveau tronçon peut transporter six mille passagers dans la journée. Les événements se précipitent. Le même sous-secrétaire d’État, diplômé des Ponts et chaussées, décide le déblocage d’importants crédits pour l’aménagement du port et de ses accès. On lance la construction de cinq ponts entre 1841 et 1848. Notamment le pont Legrand – aujourd’hui de la Civette – et le pont Royal (de la Savonnerie) – qui, terminés en 1842 et 1844, permettent une circulation continue entre le quartier du port et le centre-ville. Le vieux Pont de bois des origines, qui reliait la rue du Grand chemin à la rue des Hôtes – l’actuel emplacement de l’Hôtel de Paris -, est supprimé en 1860. La population de la ville monte en flèche : 10 000 habitants en 1826, 20 000 en 1856, 30 000 en 1878, 37 000 en 1886 et 40 000 en 1891.VII Sète a toujours connu une démographie en accordéon. Avec la crise du phylloxéra, en 1874, la moitié du millier de tonneliers se retrouve au chômage, certains « émigrent » pour chercher du travail. Quand la conjoncture est favorable, les ouvriers reviennent. En 1881, 49% des habitants ne sont pas nés à Sète, et 7% sont de nationalité étran-

gère, principalement des Italiens pauvres de la région napolitaine. On comptera 10,7% d’étrangers en 1886. Et puis ça repart à la baisse, sous l’effet conjugué de diverses crises. Après une croissance rapide jusqu’en 1891, la ville perd huit ou neuf mille habitants et n’en compte plus que 31 422 en 1896, avant de repartir lentement à la hausse. De la même manière, la paralysie quasi-totale du trafic en 1943 et 1944, puis les destructions massives du mois d’août 44 ramèneront la population à 31 203 personnes au recensement de 1946. Mais, malgré ces fortes variations, la ville connaît au milieu du 19e siècle une mutation, radicale et irréversible : « Avec 9 000 habitants en 1821, Sète était un gros bourg, de la taille d’Agde, la vieille rivale. Avec 27 000 en 1875, elle est portée au niveau de Narbonne ou de Béziers »VIII. Elle est désormais pour de bon « l’autre port » français en Méditerranée. En 1880, elle est, derrière Marseille, Le Havre, Dunkerque et Bordeaux, le 5e port français, grouillant d’ouvrierstonneliers, d’artisans, de dockers, de marins venus du monde entier. Sa configuration continuera d’évoluer sous l’effet de la poussée démographique, mais sans bouleverser le plan d’origine. Il y aura en 1850 l’aménagement de la Grande Esplanade (aujourd’hui Aristide Briand), complété en 1890 par le kiosque à musique offert par le négociant suisse Franke. La création à partir de 1901 de quatre lignes de tramway qui, relient le centre-ville, la gare, le môle, le pont de La Peyrade et la Corniche jusqu’à leur suppression en 1933. En 1862, les pompes du Château d’eau amènent les eaux d’Issanka à deux fontaines publiques dans le centre-ville. Puis à une quinzaine de bornes-fontaines. Il y aura enfin l’installation en 1858, sur des terrains remblayés au nord de la ville, de la nouvelle gare du Midi qui bientôt desservira à la fois la ligne PLM vers Montpellier, et la nouvelle ligne de la Com47


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Et le chemin de fer fut

La Gare du Midi voit le jour en 1858 avec l’ouverture de la ligne entre Sète et Agde. L’ancienne gare PLM des origines sera supprimée un quart de siècle plus tard

pagnie du Midi qui relie Sète à Agde et Béziers, il faudra attendre 1927 pour la route. En 1875, après que la ville de Béziers a été préférée en 1870 comme terminus de la ligne du Massif central, Sète aura droit à un modeste lot de consolation avec une liaison supplémentaire… en direction de Montbazin ! Ce branle-bas ferroviaire donne surtout l’occasion de terminer l’aménagement de l’îlot de la Bordigue dans sa forme actuelle. La majestueuse avenue Victor Hugo est inaugurée à la Saint-Louis de 1878. Le premier musée des Beaux-Arts est ouvert en 1891. Le théâtre municipal, dont le coûteux projet traînait dans les cartons depuis 1886, sera finalement achevé en 1904, après huit longues années de travaux. Le terrain était problématique : on y trouvait de l’eau, du sable, des débris de carcasses de bateaux. On construisait sur des marais, et il fallut des pilotis pour asseoir cet imposant théâtre à l’italienne. Une fois le bâtiment inauguré, le 9 avril 1904, devant 1041 distingués invités et notables venus applaudir une fois de plus l’incontournable succès de ces années-là, La Favorite de Donizetti, la ville de Sète avait trouvé sa forme définitive. 48

Titre du tableaux

Nom de l’Artiste - Musée Paul Valéry Sète - 1888


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Une ville du 19e siècle


Une ville du 19e siècle Voilà donc une ville de la deuxième moitié du 19e siècle où l’on chercherait en vain des vestiges gallo-romains d’importance ou de vieilles pierres datant du Moyen Âge. Dans le centre-ville on ne trouve même pas le dessin circulaire qui, partout ailleurs en France, dans les grandes villes comme dans les villages, rappelle le tracé des fortifications médiévales. Mis à part quelques rares cas d’espèce, les différents quartiers de Sète ont cette particularité d’avoir des rues parfaitement rectilignes et étonnamment longues, car elles étaient créées de toutes pièces et ne devaient rien à une urbanisation antérieure. Sète a peu ou prou l’âge de New York.

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Une ville du 19e siècle

Depuis le Château d’eau, sur une pente abrupte, la rue de la Révolution descend en ligne droite sur plusieurs centaines de mètres et croise une demi-douzaine de rues à angle droit. De même pour la rue Paul Valéry qui monte vers le lycée du même nom, et où l’inclinaison est si forte que chaque mois de janvier on la transforme en piste de ski artificielle pour une journée. Sur l’îlot de la Bordigue et dans une moindre mesure sur celui des Quatre Ponts, le plan des rues est également tiré au cordeau, comme on le voit dans les villes américaines du 19e siècle. Même la Pointe Courte, endroit poétique entre tous, a un dessin urbain tellement carré que, si vous examinez un plan de la ville, vous avez la certitude qu’il s’agit d’un quartier nouveau créé dans les années 70 ou 80. Dans la totalité de ses quartiers centraux, l’île est d’autant plus singulière que, malgré son âme populaire, son mode de vie parfois anarchique, sa propension au laisser-aller, elle semble sortie toute armée du cerveau de quelque Haussmann languedocien aux idées carrées. Si la ville de Paul Valéry devait être classée au patrimoine mondial de l’Unesco, ce ne serait certainement pas pour sa vieille décanale Saint-Louis – qui vaut essentiellement pour sa simplicité et sa position dominante comme celle de Notre-Dame de la Garde à Marseille – ou pour je ne sais quels joyaux architecturaux, mais en tant que parfaite illustration de la révolution industrielle. En guise de trésors, la ville propose de belles constructions généralement postérieures à 1880 : avenue Victor Hugo, il y a l’immeuble de la banque de France (1880), le premier musée municipal (1891), le théâtre de 1904, l’hôtel du Dôme, pour l’instant désaffecté, face à la Gare du Midi. En plein cœur de la ville, on trouve l’hôtel de l’Orque bleue, installé sur le quai Aspirant Herber, dans les murs d’une belle maison bourgeoise de 1821. Du même côté du canal de Sète, à 52


Déchargement des oranges sur les quais à Sète (détail) Anonyme

l’extrémité du quai Noël Guignon, au n° 27, l’un des plus beaux hôtels particuliers de la fin 19e, avec ses façades ouvragées, sa verrière avancée. À peu près en face, le Grand Hôtel, ouvert en 1882. Sans oublier l’extraordinaire villa Erialc (ou Chauvain) de 1827, sur le flanc de Saint-Clair, devenue en 1970 l’école municipale des Beaux-Arts. Ajoutons à cette liste incomplète le lycée Paul Valéry, achevé en 1895, dont le parvis domine largement la ville. La ville donne ainsi l’impression d’avoir été entièrement construite à la même époque, en l’espace de deux ou trois décennies à peine. Au milieu du siècle, la croissance de la population s’accélère, un prolétariat prend forme, mais Sète ne prend pas encore la mesure de ce qu’elle est en train de devenir. On est au beau milieu du règne de Louis-Philippe, pas féroce mais tout de même autoritaire. Les tonneliers, toujours eux, déclenchent une grève en octobre 1835 : les dirigeants de la « société » sont arrêtés, et celle-ci est dissoute. Ce n’est pas encore la démocratie. La révolution de février 1848 est accueillie avec guère plus d’émoi que celle de 1830, il n’y a pas d’insurrection en ville, et c’est un prospère et consensuel négociant, le protestant Charles Mercier, issu du clan des Grangent, que le pouvoir parisien impose à la mairie pour trois ans. Sans bouleversement majeur. Les Sétois n’ont pas le temps de méditer sur les charmes de la démocratie : la République a déjà trépassé au profit du Second Empire. À noter : lors du plébiscite du 20 décembre 1851, destiné à légitimer le coup d’État du 2 décembre et organisé avec des méthodes énergiques, le Non atteindra 60% des suffrages à Sète, alors que Montpellier a voté Oui à 67% et l’ensemble du pays à 91%. Ce sera l’une des seules villes françaises - il y en aura cinq en tout et pour tout - à refuser d’avaliser le coup de force. Aurait-elle déjà basculé dans le rouge dès 1851 ? En fait, si les 53


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Une ville du 19e siècle

ouvriers sont majoritairement républicains, il y a aussi beaucoup de légitimistes et d’orléanistes en ville. Et l’on garde de bien mauvais souvenirs de l’Empire. En tout cas, il fallait avoir de la suite dans les idées et un certain courage pour aller au bureau de vote s’opposer au futur Napoléon III, car les pouvoirs publics avaient interdit d’imprimer des bulletins négatifs, et fait voter par anticipation la troupe et les équipages des navires. À Sète, les sautes d’humeur sont imprévisibles. En février 1849, après que des républicains de droite eurent fait abattre l’arbre de la Liberté le 7 février, une violente manifestation contre le conseil municipal se terminait par une vingtaine d’arrestations et d’emprisonnements, mais aussi la révocation de Charles Mercier. Mais, après avoir voté Non au premier plébiscite, la ville se résignait à voter Oui au second, qui en novembre 1852 abolissait la République. Il s’agissait, il est vrai, d’un scrutin au vote censitaire. Et, comme cela s’était produit à la Restauration avec Étienne Ratyé, plébiscité par les électeurs pour ses bonnes relations avec la Cour, la ville s’était trouvé dès 1849 un nouvel homme fort qui avait l’oreille du pouvoir : Émile Doumet, converti au bonapartisme, triomphalement élu député en 1852 à l’Assemblée nationale, et chargé de défendre les intérêts de la ville portuaire dans la capitale. De 1849 à 1865, l’ancien officier de carrière fut donc le proconsul incontesté – sinon populaire - du régime bonapartiste, car on lui attribuait en partie la reprise des affaires. Comme partout ailleurs en France – et plus qu’ailleurs -, le Second Empire constitua à Sète une période de forte croissance. L’activité du port, qui s’élevait à 308 000 tonneaux en 1844, allait atteindre les 648 000 en 1865. C’est sous le Second Empire que la tonnellerie sétoise devient la plus importante au monde : le nombre d’ateliers passe à 80 en 1877, et ils emploient jusqu’à 1000 ouvriers.IX Le trafic avec l’Algérie prend son essor, malgré la concurrence toujours redoutable de Marseille. Sète voit passer sous son nez en décembre 1852 le contrat de quatre liaisons mensuelles avec l’Algérie au profit de la cité phocéenne, mais devient le premier exportateur de vin en direction du « royaume arabe ». En revanche, les tentatives de diversification industrielle – notamment vers la sidérurgie et la construction navale – tournent court. Et Sète restera une ville mono-industrielle, toujours à la merci des retournements de la conjoncture. Mais, au milieu du siècle, avec « une ville ouvrière de 5600 prolétaires ou domestiques sur une population active de 8500 personnes »X, le décor social est planté pour le grand basculement à gauche. 54

Quatre lignes de tramway furent mises en service au tournant du 20e siècle et fonctionnèrent jusqu’à leur suppression en 1933


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Virage Ă gauche


Virage à gauche À Sète, on déteste les guerres, car elles ruinent le commerce. On soutiendra donc les hommes qui ont le plus de chance de maintenir la paix et la libre circulation des bateaux et des marchandises. Et tant pis si ce sont des partisans de la Royauté ou de l’Église. Ainsi s’explique la persistance du vieux fond monarchiste. À la direction des affaires, on soutient par ailleurs les enfants du pays, quelle que soit leur obédience politique, parce qu’ils défendront « à Paris » les intérêts de la ville. Émile Doumet était un militaire, un homme de droite, un partisan de la manière forte, et un fervent soutien de Napoléon III. Il n’empêche qu’aux législatives de 1863, les électeurs sétois – du moins ceux qui ont droit de vote – lui font un triomphe romain face au candidat officiel du gouvernement, Pagézy, qui a le petit défaut d’être le maire de Montpellier : sur Sète, Doumet rafle 3909 des 4770 suffrages exprimés, contre 526 voix à Pagézy… et seulement 176 voix à un socialiste pur et dur, Chamaraule. La révolution ne semble donc pas être à l’ordre du jour.

Grues géantes : image emblématique d’une ville portuaire et industrielle 57


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Virage à gauche

Mais c’est un résultat en trompe-l’œil. L’agitation et le « mauvais esprit » reprennent aussitôt le dessus. Les nouvelles grèves des tonneliers, en 1866, cristallisent l’opposition républicaine au régime. Selon le commissaire de police, « la Saint-Napoléon de 1866 est mal fêtée : peu de maisons pavoisées, chant de la Marseillaise au Café des Sauveurs et rue de l’Hospice »…XI En février 1868, l’augmentation des prix aggrave la situation. Un cafetier dont l’établissement a été fermé par la police tire sur le nouveau maire. Une échauffourée dans une maison de tolérance tourne à la manifestation de rue, où quatre cents jeunes gens s’en prennent à la police, crient « Vive la République ! À bas la police ! Descendez donc qu’on vous foute au canal ! ». Sept d’entre eux – de jeunes tonneliers - seront condamnés à des peines de six à douze mois de prison. À la fin de 1868, les banquets républicains se multiplient. On peut lire sur une affiche : « Peuple, réveille-toi, cherche un fusil, une fourche, une pioche, un pavé, ce sublime insurgé qui broya tous les tyrans… ». Le négociant Fesneau organise des réunions publiques où le chef de file des républicains, Jules Simon, attire jusqu’à 3000 personnes. Au premier tour des législatives de mai 1869, le même Jules Simon, pourtant breton et résident parisien, obtient à Sète 4033 voix contre 881 au candidat gouvernemental Coste-Fleuret, massivement élu par le reste de la circonscription. Lors du nouveau plébiscite du 8 mai 1870, destiné à remettre Napoléon III en selle, l’Hérault vote Oui à une forte majorité, mais Sète vote Non par 4060 voix, contre seulement 1565 Oui. À partir de cette date, la ville bascule à gauche de manière irréversible, et la droite – bonapartiste, monarchiste ou républicaine est réduite à la portion congrue pour environ un siècle. Dans une région et un département à dominante pourtant radicale ou socialiste, elle fera figure de bastion « révolutionnaire ». Dès la proclamation de la République, le 5 septembre 1870, on porte à la tête de la mairie un républicain de gauche « radical » (gauchiste avant la lettre), le tailleur de pierre Noël Guignon. Celui-ci prend parti pour la Commune de Paris en mars 1871, fait hisser le drapeau rouge sur la mairie et, devant un millier de pro-communards, déclarera le 23 mars ne pas reconnaître le gouvernement de Versailles. Celui-ci démet de ses fonctions le conseil municipal, mais qui est aussitôt réélu. Le 16 mai Jules Guesde, qui sera par la suite un habitué de la ville, tient un meeting de soutien aux insurgés parisiens au théâtre de la Grand-Rue. La chute de la Commune donne le signal de la répression. Les communards les plus en vue s’exilent. Sous un prétexte fallacieux, le pouvoir versaillais fait révoquer Guignon le 6 décembre 1871. Le radical est triomphalement réélu, mais l’élection est de nouveau annulée le 13 mai 1872. Alors que la France a donné une majorité monarchiste à l’Assemblée nationale, la droite revient provisoirement aux affaires à Sète, avec des maires de compromis ou directement nommés par la capitale. Mais ce n’est qu’un sursis. Entre 1872 et 1878, toutes les circonscriptions de l’Hérault ont déjà basculé dans le camp républicain. Dans la ville portuaire, l’agitation sociale a repris. En liaison avec Barcelone, les cercles anarchistes prolifèrent dans les cafés et les milieux ouvriers. En 1880, les services de police dénombrent trente-cinq groupes ouvriers « révolutionnaires », autrement dit des syndicats, qui regroupent quelques 700 adhérents. 58

Au début du 20e siècle, une célèbre affiche de Toussaint Roussy vantait les charmes de Sète, « station balnéaire et climatique »


Ils se trouveront légalisés par la loi de mars 1884. Le 1er mai 1888, Baptistin Ploch devient le premier président de la Fédération des chambres syndicales de Sète : en fidèle disciple de Jules Guesde, il prône officiellement l’abstention ouvrière aux élections « bourgeoises ». Et la prise du pouvoir par la force. Mais cette intransigeance de façade n’empêche pas les petits arrangements électoraux, ni la gauche « de gouvernement » de remporter les élections municipales. Le 17 mai 1888, Antoine Aussenac, cordonnier de son état, membre du Parti ouvrier de Jules Guesde, s’empare de la mairie. En juillet 1890, il fait supprimer les subventions aux aumôneries. L’année suivante, en réponse au gouvernement qui a fait interdire la célébration du 1er mai, il supprime à son tour la célébration du 14 juillet dans sa ville. À plusieurs reprises, le préfet de l’Hérault fait annuler des « délibérations révolutionnaires » du conseil municipal. C’est sous le mandat d’Antoine Aussenac que le président de la nouvelle Union syndicale lance le projet d’une Bourse du travail subventionnée par la mairie, mais gérée en toute autonomie par les syndicats. Ce sera « un lieu de réunions et de conférences, un bureau de placement, un dortoir pour les syndiqués de passage, un restaurant en cas de grève, une salle de rédaction

pour les journaux syndicaux »XII. La création aux frais de la ville de ce futur foyer d’agitation ne plaît pas à tout le monde. Aussenac a bien sûr donné son accord. Mais il est justement battu en 1892 par un radical modéré situé à la droite de l’échiquier politique, Ernest Scheydt, de surcroît protestant et né de père allemand, qui promet le développement des affaires et du tourisme. Scheydt suspend les travaux de construction de la Bourse, ce qui suscite contre lui une violente campagne de presse. Trois ans plus tard, il est contraint de démissionner et Honoré Euzet, également socialiste, est élu sur la promesse d’achever les travaux. Mais, une fois la chose faite, il refuse de confier la gestion de la bourse aux syndicats. Nouveau conflit interne à gauche. Soutenu par le Parti ouvrier, un jeune avocat de 25 ans, Jean-Joseph L’Heureux Molle, remporte les élections municipales en 1902 et, le 16 mars, remet les clefs de la bourse à l’Union des syndicats et lui accorde une subvention annuelle de fonctionnement. En revenant au pouvoir en 1908, Honoré Euzet supprimera cette subvention, mais sans revenir sur la gestion syndicale du bâtiment. Le port de Sète compta jusqu’à mille tonneliers, qui furent à l’avant-garde des luttes syndicales

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Sous la IIIe République, Sète s’installe dans une situation que l’historien Jean Sagnes résume ainsi : « Variations à l’intérieur d’une gauche dominante, des années 1880 à 1940 »XIII. Effectivement, les principales forces qui s’affrontent sur le terrain électoral se réclament toutes de la gauche, même si elles sont en perpétuelle métamorphose, implosion et recomposition. Tous les « grands hommes » de cette époque ont commencé dans la mouvance guesdiste qui, à l’origine, ne prônait rien de moins que la lutte armée. Une fois arrivés au pouvoir, devenus maire ou député, ils se modéraient comme par enchantement. Et ne répugnaient pas à diverses combinaisons politiques sans rapport avec leurs professions de foi de départ. À Sète on jouait et rejouait sans fin Viva Zapata !, et on voyait les révolutionnaires de la veille s’embourgeoiser aussitôt installés dans un fauteuil confortable. Ainsi le Sétois Jacques Salis, d’abord maire pour quelques mois en 1890, puis député sans interruption de 1881 à 1910, fut à ses débuts le candidat des guesdistes, avant de rompre avec le Parti ouvrier, puis d’y revenir, puis d’en repartir à nouveau et d’adhérer au Parti radical. En 1910, aux élections législatives, il sera battu par le fringant Jean-Joseph L’Heureux Molle qui, après avoir battu Euzet à la mairie en 1902 en s’appuyant sur les syndicats… et la droite monarchiste, prend l’inamovible Salis sur sa gauche en se présentant sous l’étiquette SFIO. Avant de se faire réélire en 1914 en tant que socialiste indépendant. Quant à Honoré Euzet, on a vu qu’en arrivant à l’Hôtel de Ville en 1895, il avait perdu une partie de sa flamme révolutionnaire. Battu par Molle en 1902, il allait lui reprendre la mairie en 1908, toujours socialiste mais avec l’appui de la droite. Après la parenthèse de la Grande Guerre, Honoré Euzet allait faire un énième retour sur le devant de la scène, en 1919, à la tête d’une coalition comprenant des républicains-socialistes, des socialistes SFIO et des 60

radicaux socialistes. L’homme que n’aimaient pas les syndicats était redevenu le candidat de l’ensemble de la gauche et allait conserver la mairie jusqu’en 1931. Au-delà de ces péripéties à l’italienne, pour ne pas dire de ces combinazione, le corps électoral reste fortement ancré à gauche et même à la gauche de la gauche. Un état de fait qui durera pas loin d’un siècle. En 1919, au sortir de la Grande Guerre, les législatives du mois de novembre donnent 46% à la liste la plus à gauche - l’Union socialiste dominée par la SFIO -, alors que celle-ci plafonne à 32% dans le reste du département. À quoi s’ajoutent les 24% de l’Union républicaine (parti radical). La droite réunie sous l’étiquette Union nationale doit se contenter de 27%. La tendance se maintiendra, en gros, jusqu’au début des années 1980 et au retour de la droite à l’Hôtel de Ville en 1983. À la Libération, les premières élections générales, en octobre 1945, donnent au Parti communiste 51 % des voix, un chiffre stupéfiant qui représente le double du score national du PCF et vingt et un points de plus que sa moyenne dans l’Hérault. Jusqu’en 1958, ses résultats à Sète oscilleront entre 44 et 48% des voix. Paradoxalement, le recul – à 35% - qu’il enregistrera en 1958 avec le retour au pouvoir de De Gaulle lui permettra, grâce au report des voix socialistes de s’installer durablement à la tête de la mairie, de 1959 à 1983. En 1973 encore, aux législatives, il recueillera 36% des voix, seize points de plus que la moyenne nationale. Alors qu’en France le Parti communiste a pratiquement disparu - moins de 2% des voix à la présidentielle de 2007 -, il demeure à Sète le parti dominant à gauche, et en 2008, l’ancien député-maire François Liberti a fait un score honorable et recueilli près de 48% des voix au second tour des municipales. En-dehors des derniers lambeaux de la « ceinture rouge » de la région parisienne,


et de rares fiefs électoraux, Sète est l’un des derniers territoires où le PCF conserve un siège important, fièrement installé rue Honoré Euzet. Et L’Hérault du jour, édition locale de l’ancienne presse communiste du sud de la France, continue de se vendre – modestement – dans les kiosques à journaux. Mais la « Sète rouge » fut aussi, depuis les années 1880 et pendant près d’un siècle, le théâtre d’une effervescence syndicale à nulle autre pareille. Après l’ouverture de la bourse du Travail – dont on a parlé -, la ville dans les années 1905-1914 compte 4500 syndiqués, c’est-à-dire 28% du nombre de syndiqués de l’Hérault, alors qu’elle ne représente que 7% de sa population. Pour des raisons pas toujours très claires, le taux de syndicalisation s’effondre après 1918. Il remonte en flèche en 1936 à 7 000, mais de façon éphémère et les Sétois ne représentaient plus à la fin du 20e siècle que 14% de l’ensemble des syndiqués de l’Hérault. En revanche, pour les grèves, on a tenu le cap. Sète enregistre 18% des journées de grève du département entre 1890 et 1939. La poussée de fièvre atteint 57% en 1919 : les revendications salariales, à la sortie de la Guerre, entraînent la quasi-totalité des corporations dans le conflit, et on dénombre 9300 grévistesXIV. L’année suivante, ce sont les cheminots qui déclenchent le mouvement, suivis par les marins et les ouvriers du port. Comme la ville ne fait rien comme les autres, elle restera étonnamment calme en 1936 (10% des grèves du département). En revanche, lors des grandes grèves de novembre-décembre 1947, à la fois syndicales et politiques (c’est le début de la guerre froide, et les ministres communistes ont été exclus du gouvernement) la ville ne fera pas les choses à moitié : dès le 9 novembre, les arrêts de travail touchent les dockers, les ouvriers du port, du bâtiment, du bois et de la chimie. Les grévistes obtiennent

Activité portuaire sur le quai Vauban 61


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d’importantes hausses de salaire et divers avantages, et reprennent le travail le 16. Mais, deux jours plus tard, par solidarité avec les dockers de Marseille, la grève redémarre et s’étend à l’ensemble des salariés. Les autorités font appel à l’armée. Il y a des affrontements sur le port et dans le quartier de la gare. La reprise du travail n’aura lieu que le 10 décembre. Comme l’écrit Jean Sagnes « il faut noter la puissance du mouvement syndical et l’importance des grèves… de la fin du 19e siècle et à la Seconde Guerre et au-delà… mais bien peu de ports français, avec leurs grandes concentrations ouvrières, sont exempts de vigoureuses traditions syndicales »XV. Une tradition militante qui commence à appartenir au passé, et qui s’est progressivement étiolée, au fur et à mesure que l’emploi industriel diminuait au profit des services et du tertiaire. Les tonneliers ne sont plus qu’un lointain souvenir. Pour diverses raisons – l’automatisation des tâches, la rupture avec l’Algérie en 1962, la fermeture de la raffinerie de Frontignan en 1986, mais aussi les grèves à répétition qui ont nui au trafic portuaire – les dockers, qui avaient été eux aussi un millier, n’étaient plus que 120 à la fin de 2010. « Le climat social sur le port s’est apaisé il y a une quinzaine d’années », estime le maire François Commeinhes. « Il serait plus juste de dire que le combat s’est arrêté faute de combattants », ironise Claude Bonfils, longtemps président de la Chambre de Commerce et d’industrie, qui géra le port pendant plusieurs décennies. Il n’empêche : la mémoire anarcho-syndicale à Sète continue de flotter dans les têtes. 62


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Souvenirs de l’âge d’or


Souvenirs de l’âge d’or Pour les Sétois, l’Ancien Régime et même la première moitié du 19e siècle sont des périodes presque aussi abstraites que le sont pour les Français les faits et gestes de Vercingétorix, de Saint Louis ou du roi Dagobert. Imaginer que l’île ait pendant des siècles et jusqu’en 1789 « appartenu » à la seigneurie d’Agde demande un effort mental considérable. Les escarmouches de 1710 ou du début 18e siècle avec les Anglais sont des péripéties de peu d’intérêt. La famille Grangent a beau avoir tenu les premiers rôles sur une quarantaine d’années, de 1770 à 1815, puis avoir engendré une descendance influente associée aux Mercier, on s’intéresse bien peu à la personnalité de Jean Isaac Grangent, inspecteur des eaux-de-vie et premier consul de 1775 à 1779, ou de Mathieu Grangent, homme de loi, « subdélégué de l’Intendant » - une sorte de sous-préfet - à la fin de l’Ancien Régime, puis maire de la ville, de 1802 à 1815, sous l’Empire. Qui était cet Étienne Ratyé, fait vicomte de La Peyrade après sa conversion au monarchisme ? Le sujet ne préoccupe à peu près personne.

L’âge d’or de Sète est peuplé de dames à ombrelle et de messieurs en habit. On fait des sorties en bateaux-mouches sur l’étang de Thau ou l’on passe la journée à la plage de la corniche 65


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Souvenirs de l’âge d’or

Quand les Sétois songent à ce qui aurait été un âge d’or, les temps héroïques, ou simplement le bon vieux temps, ils évoquent immanquablement ce 19e siècle qui, au pied de Saint-Clair, commence vers 1840, se prolonge jusqu’à la guerre de 1914, et se perpétue vaille que vaille jusque vers la fin des années trente. C’est pendant cette période que se fait l’histoire de la ville, que sa physionomie urbaine se fixe, que se forgent sa légende, sa mentalité et son mode de vie. Un âge d’or où se retrouvent des images de chemin de fer et de voitures à cheval, d’opéras et d’opérettes au Théâtre Jeannin, dans la Grand-Rue, plus tard au Théâtre municipal de l’avenue Victor Hugo, de messieurs en habit et de dames en robe longue et ombrelle qui vont passer la soirée au Kursaal, de l’autre côté du pont de la Victoire qui s’appelait encore le pont d’Aumale. On louait, à la gare ou quai de Bosc, des voitures à un ou deux chevaux (deux ou quatre passagers selon le cas) qui coûtaient respectivement 2 et 3 francs de l’heure. Non compris le supplément pour le tarif de nuit. On trouvait également des « Voitures automobiles de place à 4 cylindres et à taximètre ». Pour une ou deux personnes, le tarif de jour s’élevait à 0,75 F pour les premiers 900 mètres, à quoi s’ajoutaient 1,10 F « par 300 mètres supplémentaires ». Il y avait également un service de bateaux-mouches sur l’étang de Thau. Le premier, géré par le Service maritime de Mèze, reliait la commune à Cette. Quant aux Bateaux La Licette et Le Donge, ils assuraient le service entre le quai de la Bordigue d’une part, Balaruc, Bouzigues et Les Usines de l’autre. « MM les voyageurs et baigneurs » fortunés prenaient leurs quartiers au Grand Hôtel, établissement tenu par les frères Chalavignac, qui proposait « ascenseur, salons de bains privés, cuisine soignée et service d’omnibus à tous les trains (jour et nuit) ». Man Spricht Deutsch et English Spoken ! proclamait l’encart publicitaire du Livret-guide illustré publié en 1913 (5e édition) par la Société des intérêts de Cette. De son côté, le Théâtre cinéma Pathé, au 15 quai de Bosc, promettait « Un Grand spectacle tous les soirs à 9 heures. Les Meilleures scènes ! Les Meilleurs Artistes ! Les Meilleurs Films ! ». Entre les mois de mai et octobre, le nouveau Kursaal, reconstruit sur les ruines du premier et « pas entièrement terminé », proposait tous les soirs Opéra et Opéra-Comique, Opérette et Comédie, Vaudeville, Drame etc. Le Kursaal avait, disait la réclame, « la plage de sable la plus belle du Midi », un « Grand garage d’automobile » et un « Restaurant de 1er ordre ». Numéro de téléphone : 1.39. L’époque était à la fois dure et effervescente. Les familles ouvrières s’entassaient dans de petits logements plus ou moins insalubres de la Consigne ou du Quartier Haut. Mais justement pour cette raison, les gens vivaient dehors et une foule animée remplissait en permanence les innombrables débits de boisson. Brasseries pour notables décorées de lustres comme le Grand Café Lutran du quai de Bosc, le Café de la paix de la place Delille ou le Café de la Bourse au Grand Hôtel de Paris. Bistrots de quartier où des sociétés littéraires tenaient des réunions passionnées, estaminets enfumés où des cercles anarchistes refaisaient le monde. Cet âge d’or, c’était aussi celui du Mont-Clair et des baraquettes. 66

L’Ecole des Beaux-Arts de Sète est installée depuis 1970 dans cette somptueuse villa construite dans les années 1820 sur le flanc du mont Saint-Clair. Peinte en 1871 par Antonin Marie CHATINIERE


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d’eau courante ne sera définitivement réglé qu’en 1924 -, le taux de mortalité est plus élevé que dans le reste du département. Il y a une épidémie de variole en 1882, de choléra en 1884, de typhoïde en 1898. En 1892, les portefaix du port ne touchent que six francs par jour et font une grève prolongée pour en obtenir huit (un billet de train pour Montpellier coûte entre 1,50 F et 3 F, et un dîner au Buffet de la gare 3 F). Mais il y a malgré tout une sorte d’optimisme dans l’air, typique de l’ère de la révolution industrielle et de ses progrès techniques. Installation du télégraphe en 1832. Première ligne de chemin de fer entre Sète et Montpellier en 1839. Liaison ferroviaire avec Agde en 1857. Arrivée de l’eau courante en 1862. Le 17 septembre 1847, des chantiers navals qui n’auront guère d’avenir lancent dans l’enthousiasme général le « Languedoc », premier bateau à vapeur construit à Sète. En 1854, on rêve de transformer la ville en station balnéaire et on crée une Société des bains de mer. Pendant ces années-là, Sète connaît une croissance économique « spectaculaire » . Sa tonnellerie, on l’a dit, devient la première du monde. Le tonnage annuel, qui s’élevait à 40 000 tonnes en 1780, atteint les 2 354 000 tonnes en 1895. L’économie sétoise est certes beaucoup trop tributaire du commerce des vins. Mais, malgré ce handicap, elle ne se débrouille pas trop mal. Au pire de la crise du phylloxéra, à la fin des années 1870, elle n’a plus de vin français à exporter ? Qu’à cela ne tienne : le port devient importateur, essentiellement de vins espagnols. De 150 000 hectolitres en 1877, on passe à 1 831 000 en 1880, puis à 3 892 000 en 1887. Un renversement de tendance qui se confirmera, même lorsque la production viticole du Languedoc reviendra à son niveau d’avant le phylloxéra. D’où les levées de boucliers chez les producteurs de vin de l’arrière-pays héraultais. Ils ont d’autres motifs de se plaindre : les importations alimentent les distilleries, les fabricants de liqueurs, de vins cuits et de mistelles, qui poussent comme des champignons et produisent « en-dehors de toute réglementation » toutes sortes de vins d’imitation, des portos, des xérès, des vermouths. De là à dire que Sète est la capitale languedocienne de la contrefaçon et de la concurrence déloyale, il n’y a qu’un pas, vite franchi chez les viticulteurs de Montagnac ou de Maraussan. Les ports de commerce ne s’embarrassent pas toujours de principes. Une querelle ancienne. Dès 1845, un certain Daruty, dans sa notice intitulée Cette, suivie de Détails statistiques sur le commerce et l’industrie de cette ville, écrit quelques lignes sans indulgence : XVII

Un passé qui aujourd’hui encore paraît proche. Christine Cavaignac se souvient parfaitement de sa grand-tante, qui avait racheté le Grand Hôtel dans les années 30. Hélène Aguilhon garde le souvenir de ce grand-père, Célestin Malrieu qui, dans les années 30, avait refusé de vendre un malheureux cheval en échange de dix mille mètres carrés de terrain au mont Saint-Clair, qui ne valaient pas grand-chose. L’artiste sétois bien connu Michel Mer Cross est revenu après de longues pérégrinations dans l’immeuble où son grand-père Aimé Cros tenait son magasin de musique et imprimait l’Armanac Cetori du début du 20e siècle. Le journaliste Bernard Baraillé, arrivé en 1957, et qui dirigea la rédaction locale du Midi Libre pendant 37 ans, a connu la fin de cette époque : « En 1957, dit-il, il y avait encore en ville ce qu’on appelait la plage du Kursaal, même si le casino du même nom avait été définitivement détruit au début de la guerre. Deux ans plus tard, cette zone sablonneuse était remembrée et remblayée pour aménager le nouveau bassin ». Bernard Baraillé a également fréquenté la villa surplombant le lycée Paul Valéry et qui abrite aujourd’hui l’École des Beaux-Arts : « À cette époque, elle appartenait encore à la famille Chauvain, qui recevait les artistes et les écrivains, et donnait de belles soirées habillées ». Mais, par-dessus tout, le journaliste se souvient du Mont Saint-Clair du début des années 60 : « Il y avait à l’époque tout au plus quelques grandes maisons du style Chauvain, principalement en bordure du chemin de Saint-Clair. Partout ailleurs, c’était encore le règne de la baraquette, où l’on allait faire la fête et camper à la bonne franquette ». Sète l’industrielle et l’urbaine avait encore sa campagne. La « belle époque » n’a pas que des aspects frivoles. En raison de la surpopulation urbaine qui culmine dans les années 1880, les conditions de logement sont déplorables – le problème de l’absence 68

Cette est une infernale officine de manipulation adultère où l’on tripote les vins de toutes les façons avec les drogues les plus délectables, bref où le vin est fait avec tout ce qu’il est possible d’imaginer, excepté avec le raisin. xviii

En 1901, on dénombre 123 maisons de négoce sur le port. Lorsque, pour favoriser les producteurs languedociens, les pouvoirs publics frappent lourdement les importations étrangères, Sète remplace les vins espagnols par les vins d’Algérie, contourne les barrières douanières, et obtient des tarifs préférentiels sur la ligne Sète-Paris du réseau PLM au profit exclusif de ses vins algériens. Ce commerce ne fournit peut-être que « l’illusion de la prospérité », comme l’écrit Alain Camelio, mais la croissance ne faiblit pas.


Les bateaux viennent d’un peu partout dans le monde. À un rythme assez soutenu pour que les pays étrangers concernés disposent d’une représentation consulaire qui gère leurs intérêts. Les consuls sont des Sétois, parfois de souche, généralement d’origine étrangère, installés de plus ou moins longue date. Le guide publié par le Syndicat d’initiative en 1908 nous apprend que C. Scheydt (famille protestante d’origine allemande), au 23 quai du Nord, représente l’Allemagne et l’Autriche-Hongrie, mais que Scheydt fils, rue des Postes et Télégraphes, défend les intérêts du Brésil. Un certain P.J. Nahmens, au 7 quai Commandant Samary, tient consulat pour la Suède, le Danemark et la Norvège. Et M. De Lucchi, rue de Montmorency, pour l’Italie. Les Etats-Unis, le Chili, l’Argentine, la Turquie ont aussi leurs représentants. Sète est en liaison avec l’Afrique du nord, le Proche-Orient, l’ensemble de l’Europe, l’Amérique du nord et du sud. D’où la présence continuelle d’une foule de marins étrangers, surtout dans le quartier des Quatre Ponts, avec ce que cela suppose de débits de boisson et de maisons de passe. Le port de Sète a donc mauvaise réputation auprès des tenants de l’ordre, et un célèbre « criminologue » avant la lettre, Jules Joly, écrit en 1899 dans La France criminelle, un ouvrage qui ne recule pas devant un certain racisme social :

Dans une ville, il y a une population qui gâte tout. Ici la ville, je ne dirai pas maudite, mais chargée de tous les péchés d’alentour, c’est la ville de Cette… Vérification faite, elle donne environ la moitié des affaires correctionnelles jugées par le tribunal de Montpellier. Cela tient au grand nombre de repris de justice qui stationnent sur les quais de la ville et qu’on appelle les couche-vêtus. L’un de ces quais a même été surnommé Cayenne…

À noter : le surnom de Cayenne ne faisait pas référence à l’on ne sait quelle absence de moralité ouvrière méritant les travaux forcés, mais au travail exténuant de déchargement qui s’apparentait au bagne. On y transbordait du charbon, mais aussi des engrais et des produits toxiques en tout genre. Le maire François Commeinhes se souvient encore de ces ouvriers de « Cayenne » qui travaillaient dans des conditions affreuses : « Je n’avais pas dix ans, et je voyais ces hommes forcés de travailler avec des cagoules pour se protéger et qui rentraient chez eux à vélo, entièrement noircis par le charbon, avec seulement les yeux qui brillaient dans les trous des cagoules ». Mais, de fait, la ville est en perpétuelle ébullition. Le développement des affaires et le manque de main-d’œuvre attirent une forte immigration italienne entre 1890 et 1910. Ce ne sont plus les prospères patrons de pêche ou commerçants génois du 18e siècle, mais de simples pêcheurs ou journaliers poussés par la faim, et qui viennent du Mezzogiorno. À l’échelle de Sète, il s’agit d’une immigration massive et, surtout, concentrée : au cours du quart de siècle précédant la guerre de 1914, ces Italiens représentent la quasi-totalité des immigrants. En 1896, sur 2565 étrangers recensés, 2136 sont Italiens, contre 377 Espagnols. C’est une immigration « de voisinage », où les premiers migrants entraînent à leur suite d’autres hommes de leur village. Si l’on consulte la liste de naturalisations précédant la Grande Guerre, on dénombre une cinquantaine de Calabrais, mais surtout 126 « Cétaresi », venus de Cetara, petit village de la côte amalfitaine, et 419 natifs de Gaeta, autre port de pêche, situé

au nord de Naples. Ces immigrants pauvres s’installent dans le quartier de la Consigne, « où il n’y a ni eau, ni gaz ni égouts » , et dans deux portions du Quartier haut. Ils apportent avec eux la « tiella » qui deviendra l’un des plats emblématiques de la ville. Fraîchement naturalisés, ils paieront leur tribut à la patrie : sur la plaque aux morts de la guerre 14-18, les 86 noms d’origine italienne représentent dix pour cent des disparus. En 1919, Sauveur Liparoti sera le premier Sétois d’origine italienne à remporter le trophée de la Saint-Louis, signe par excellence de l’intégration de la nouvelle communauté, qui donnera à l’histoire politique et culturelle de Sète les Biascamano, Di Rosa, Giordano, Cosentino, Lubrano, Martelli, Di Tucci ou Liberti. 69


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Au sein d’une région languedocienne où les immigrants espagnols forment une majorité écrasante, la « presqu’île » a l’originalité de constituer une enclave italienne. Les arrivants italiens sont, sans surprise, victimes d’un certain ostracisme. Ils sont affublés de vilains surnoms : ce sont des bàbis (crapauds) ou des piafis (vauriens). Ils s’expriment dans un sabir mélangé de patois du sud de l’Italie et de setori qui fait écrire au régionaliste Joseph Soulet :

Ici on parle toutes les langues, Espagnol, génois, calabrais, Patois de Sète et des gavachs, Parfois on y parle français.

Les préjugés anti-italiens du début du 20e siècle inspireront en 1907 à Jean-Joseph L’Heureux Molle, le jeune et bouillant maire socialiste, une version sétoise de Roméo et Juliette, où une « pichina de la Peiriera » (une jeune fille du quartier italien) tombe amoureuse d’un « vrai » Sétois. Un drame théâtral dont le texte a été perdu mais qui, selon le critique du Journal de Cette, « déchaîne l’enthousiasme »XIX au nouveau Théâtre municipal. Mais on est entre Méditerranéens, et l’ostracisme ne prend jamais un tour extrême. Le 24 juin 1894, le Président Sadi Carnot est assassiné à Lyon par un anarchiste italien de vingt ans, Santo Caserio Ieronimo. Originaire de la région de Milan, il s’était installé dans l’île un an plus tôt, avait trouvé un emploi d’apprenti dans le quartier de la Bordigue, à la boulangerie Viala, dont le patron lui-même professait 70


des idées anarchistes. Le petit cercle fréquenté par Caserio avait ses habitudes au Café du Gard, ou « Café de la veuve Goulet », du nom de sa propriétaire. Au procès qui s’ouvrit à Lyon le 3 août 1894, on entendit égrener les noms d’anarchistes sétois amis de Cesario : Saurel, Mourgue. Lacroix. Des jeunes gens qui nourrissaient leurs discussions de la lecture de La Révolte, journal publié en Suisse par le célèbre Pierre Kropotkine. L’arme du crime provenait du coutelier Gardette, proche des Halles. Avec un mélange d’exaltation et de dignité, l’accusé déclara avoir agi seul, démentit toute influence de la part de ses camarades sétois, revendiqua l’entière responsabilité de son acte, refusa de plaider le déséquilibre mental, comme le lui suggérait son avocat. Il fut guillotiné le 16 du même mois. La France entière eut pendant un moment les yeux braqués sur les « anarchistes sétois », dont six avaient été arrêtés par la police. Ayant été lavés de tout soupçon par l’accusé lui-même, ils furent rapidement libérés, mais l’un d’entre eux s’était suicidé entre-temps. L’assassinat de Sadi Carnot, avait provoqué de violentes manifestations contre les immigrés italiens, notamment à Lyon et à Paris. Mais aucune à Sète, d’où venait pourtant le meurtrier. L’ébullition sétoise était également culturelle et festive. Dans une version populaire. La ville comptait une bourgeoisie, essentiellement commerçante, de dimension modeste, et une population ouvrière considérable. En 1872, 48% des adultes étaient analphabètes, et jusqu’à l’ouverture du collège en 1895, les fils de famille et de rares boursiers devaient aller au lycée de Montpellier pour décrocher le baccalauréat. Paul Valéry se souvient qu’à l’âge de treize ans, à la veille de quitter sa ville natale pour le lycée montpelliérain, il était dans des classes de quatre élèves. La vie théâtrale pendant cet âge d’or relevait davantage d’un music-hall du quartier de la gare comme on peut

Affiche de Toussaint Roussy en couverture du guide touristique de 1913

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le voir dans Fellini-Roma que de premières de Richard III ou de Lorenzaccio mis en scène par Jean Vilar dans la Cour d’honneur du Palais des papes en Avignon. On avait ouvert en 1788 une première salle de spectacles baptisée La Comédie dans la Grande Rue Haute, à l’emplacement actuel de la crèche municipale. Un règlement en dix-huit articles stipulait entre autre que son accès était interdit aux spectateurs sans billet, aux chiens et aux enfants à la mamelle. À l’intérieur, il était également interdit de fumer, de tourner le dos à la scène, de garder son chapeau. Pendant la Révolution, on y joua des pièces d’inspiration patriotique. Et le reste du temps, de joyeuses comédies ou des mélodrames typiques de cette époque. Le détail de la programmation semble s’être perdu. Tout au plus peut-on affirmer que Talma, le grand tragédien de son temps, y fit au moins une apparition. Le théâtre fut démoli vers 1840. Une baraque en planches fut installée rue de l’Esplanade, mais on y offrait « des spectacles médiocres », et elle eut une existence éphémère. En revanche, à peu près à la même époque, un riche négociant, Jules Liechtenstein, conseiller municipal, improvisa une salle dans un vaste grenier du quai de Bosc. On y organisait des soirées réservées à « l’élite ». Le 9 février 1845, une cantatrice célèbre, Lisa Puget, « la reine de la romance », y donna un récital. Quelque six mois plus tôt, le 18 août 1844, une salle bondée avait acclamé la vedette de ces années-là, le compositeur et pianiste virtuose Franz Liszt. Commentaire du journal La Méditerranée : « Cette soirée a été pour Liszt un continuel triomphe, une immense ovation. Jamais peut-être il ne lui était arrivé de passionner plus vivement un auditoire, de le subjuguer jusqu’à un tel degré d’exaltation ». Mais la grande aventure fut celle du Théâtre construit en 1846 à l’emplacement de l’actuel numéro 70 de la Grand-rue Mario Roustan. Ou Théâtre Jeannin, du nom de son troisième propriétaire, qui régna sur les lieux de 1868 à 1889. La salle changea plusieurs fois de mains, et elle était louée à la Ville pour un loyer annuel qui 72

Ce grand théâtre à l’italienne fut inauguré le 9 avril 1904 devant 1031 invités venus applaudir La favorite de Donizetti, incontournable succès de ces années-là

atteignit les 5000 francs au début des années 1890. Sans compter la subvention annuelle de 20 000 à 25 000 francs pour le fonctionnement de la troupe. Il s’agissait d’un théâtre à l’italienne, avec un parterre en hémicycle et trois galeries, dont la première comportait des loges numérotées, le tout pour une capacité de 950 places assises. Dans les grandes occasions, 1500 spectateurs pouvaient s’y entasser. L’existence de ce théâtre fut toujours chaotique. La subvention publique n’était pas négligeable, mais la Ville imposait à la direction d’avoir un orchestre permanent de 28 musiciens. Le cahier des charges pour la saison 1891-93 donne une idée des contraintes. La troupe, y est-il précisé, doit comporter « un fort 1er ténor de grand opéra et traduction, un 1er ténor léger, un 2e ténor, un baryton d’opéra comique et d’opérette, une basse noble (grand opéra), une 1ère basse de grand opéra (…) un trial, un laruette, un coryphée ténor, une forte chanteuse, une 1ère chanteuse légère, une 1ère dugazon… une 1ère duègne, des chœurs de 12 hommes et 10 femmes, 3 danseurs dont une maîtresse de ballet… ». Une affaire des plus sérieuses, on en conviendra. Les titres les plus populaires de l’opéra sont au répertoire. Entre 1880 et 1902, on joue La Favorite de Donizetti 54 fois, Lucia di Lammermoor 40 fois, Faust de Gounod 48 fois. Le public raffole de Meyerber, de Rossini, de Verdi. Mais aussi des opérettes : La Fille du tambour major, Les Mousquetaires au couvent, La Juive et Les Mousquetaires de la Reine d’Halévy. Pour ce qui est du théâtre, on trouve les grands titres de l’époque : Jean Pomarède (1887), drame judiciaire dont le héros est un bandit de grand chemin qui finit guillotiné à Pézenas, Les Fantoches de John Holden, Le Juif errant, Les Deux gosses. En 1872, Mademoiselle Agar, célèbre tragédienne, interprète Phèdre, Horace et Tartuffe. Sarah Bernhardt donnera La Dame aux camélias en 1899. Peut-être parce que dans cette ville fébrile les autorités redoutent les débordements politiques ou les atteintes aux bonnes


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mœurs, le cahier des charges des années 1880 précise : « Il est interdit au directeur de représenter des pièces qui n’auraient pas été visées par M. le Préfet ». Une bonne recette peut s’élever à 1200 francs pour la soirée, mais le théâtre peine à faire ses frais. Peut-être souffre-t-il d’une mauvaise gestion qui s’ajoute à « l’infériorité notoire des interprétations artistiques », selon une délibération municipale du 8 avril 1885. Entre 1882 et 1898, treize directeurs se succèdent, certains résilient leur contrat au milieu de la saison, il arrive que le théâtre soit fermé, ou que la direction soit reprise en catastrophe par les comédiens de la troupe. En désespoir de cause, on confie parfois la gestion de la salle au directeur du théâtre de Béziers. La salle elle-même est dans un état pitoyable : « Le théâtre est dans un état de délabrement total… tous les visiteurs ont pu se rendre compte du vice rédhibitoire de cet édifice et ont manifesté la crainte d’un désastre fatal en cas d’incendie… M. l’architecte n’hésite pas à conclure à la fermeture immédiate du théâtre »XX… Il arrive par extraordinaire que la presse locale daigne louanger le théâtre Jeannin : « Pour une fois, la direction du théâtre mérite des éloges, écrit L’Indiscret du 28 février 1847. Jusqu’ici tous ses actes semblaient émaner d’une seule pensée, celle d’éloigner le public ». Le 9 janvier 1882, à propos d’un opéra, L’Éclair commente : « Après une série de mauvaises représentations, qui ont fortement indisposé le public, nous sommes heureux de pouvoir enfin faire quelques éloges de notre troupe théâtrale ». Trois jours plus tôt, le ton était plus sévère : « Notre théâtre donnait hier La Muette de Portici, cette représentation a été l’une des plus mauvaises de la saison. On nous avait promis une réorganisation de la troupe, et nous n’avons toujours pas de ténor d’opéra comique… Ce n’était pas la peine que notre conseil votât un supplément de subvention de 7000 francs pour arriver à un tel résultat ». Au milieu des années 1890, le théâtre Jeannin entamera sa descente aux enfers : la subvention annuelle est supprimée au profit de subventions à la représentation. Le Kursaal, qui ouvre ses portes en 1893, donne lui aussi des opéras et des opérettes. À partir de 1884, le casino municipal propose des spectacles de music-hall. Les théâtres et les cirques ambulants multiplient les représentations sur les places publiques. En 1907, les salles de cinéma font leur apparition. En 1904, l’ouverture du Théâtre municipal de l’avenue Victor Hugo, porte le coup de grâce. Au tournant du siècle, les activités du théâtre Jeannin deviennent intermittentes. On accueille des troupes de passage. La Société des concerts classiques, formée d’ « amateurs professionnels », y donne épisodiquement des concerts. Avocat et rentier, M. Albert Dugrip tient la baguette, et dirige de distingués instrumentistes : MM. Isenberg, consul de Belgique, Muchel, président du Tribunal de commerce, et autres notables. Dans un registre plus trivial, Georges Barthélémy, auteur prolifique de comédies et de revues – V’là la Joconde ! -, prolongera la survie du théâtre jusqu’en 1926. Dans sa période faste, le théâtre Jeannin est également au centre de la vie publique. En 1870-1871, c’est là que se tiennent de grands meetings de soutien à Noël Guignon, candidat « radical » à la mairie. Le 16 mai 1871, Jules Guesde vient y défendre la Commune de Paris. On y verra Louise Michel, de retour de son exil en Nouvelle-Calédonie. Mais aussi Jean Jaurès, qui fait un premier triomphe le 27 mai 1894, et revient le 30 juin 1898 pour plaider la cause de Dreyfus.


Le Théâtre sert de lieu de réunion lors des élections. Aux législatives de 1910, un débat épique oppose le vétéran Jacques Salis, inamovible député de gauche depuis trente ans, et le jeune maire sortant de la ville, Jean-Joseph L’Heureux Molle, qui s’appuie sur les « radicaux » et les syndicats. Le débat se déroule dans un climat de foire d’empoigne, on échange des insultes et quelques coups de poing. À la fin des discours, les partisans de Molle entonnent sur l’air de l’Internationale :

Debout, les partisans de Molle, Debout les désintéressés, Le peuple a donné sa parole, Les salistes sont terrassés… XXI

Avec de pareils supporters, Jean-Joseph L’Heureux Molle ne pouvait pas ne pas triompher de Jacques Salis. Ce qui fut fait. À Sète, on avait l’art de ne pas s’ennuyer, même et surtout pendant les campagnes électorales. La culture populaire de cette époque était elle-même un joyeux mélange de politique, de débats philosophiques de bistrot, de cercles littéraires et musicaux amateurs. On décernait généreusement l’étiquette « anarchiste » à divers cercles non-conformistes ou bruyants, plus bavards qu’autre chose. Une vie culturelle et sociale qui se déroulait généralement dans les cafés. Ainsi le Café de la paix, rue de l’Hospice, est un lieu de rencontre pour les anarchistes « et les libres-penseurs » : on y discute ferme d’athéisme, du refus de toute autorité et d’égalitarisme. On trouve également Le Bar des jouteurs

ou le Bar un soir, qui accueillent des cercles du même genre, tels L’Émile, la Société de l’Ours, Coeurs de chêne ou Misère. Même les fanfares ont parfois la fibre politique : en 1883, on relève que la société musicale de L’Orphéon donne un concert au cercle du travail en faveur d’anarchistes emprisonnés à LyonXXII. On suppose que le club de L’Hallali cettois, qui regroupe les amoureux des trompes de chasse, est plus apolitique. En revanche, malgré sa dénomination facétieuse, le Bigophone Club, fondé en 1903, « a pour but de propager les idées syndicales », ce qui n’empêche pas les bonnes manières comme le stipule l’article 9 de sa charte : « Tout sociétaire tenant des propos obscènes sera exclu ».XXIII Mais la forme d’expression la plus emblématique de cette époque, c’est la « littérature de la baraquette ». À la fois mode de vie et genre littéraire en soi. Au 19e siècle, le Mont Saint-Clair est pratiquement inhabité. Au recensement de 1824, quelques 430 propriétaires se partagent des parcelles de dimension variable, dépourvues de source ou de ruisseau, et recueillent l’eau de pluie dans des citernes. Les plus chanceux ont fait creuser un puits. Ils ont fait pousser quelques vignes, construire une cabane de pierre pour y ranger les instruments agricoles et les réserves, abriter un puits ou une citerne. Certaines de ces baraquettes ont deux pièces et font jusqu’à 40 mètres carrés, beaucoup se prolongent en tonnelle où l’on peut déjeuner à l’ombre. En 1850, un rapport de police – toujours ! - évalue leur nombre à 500. Cet intérêt des autorités s’explique sans doute par le fait que la plupart des propriétaires de ces parcelles sans valeur sont des tonneliers, maçons, boulangers et autres simples travailleurs, qui aiment s’y réunir le dimanche ou pendant les vacances et tenir de grands discours,

Il y avait alors la « plage en ville », jouxtant le port de commerce et dominée par le célèbre Kursaal sétois (voir la réclame page suivante) 75


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ce qui est toujours suspect. Il faut grimper à pied des chemins très escarpés affublés de noms familiers : la Craque, la Pipe, le chemin des Ivrognes. On traîne avec soi la nourriture et parfois l’eau potable. Longtemps la baraquette a été un lieu de réunion réservé aux hommes. Autour d’une table chargée de nourriture et de vin, les convives se lancent dans des joutes oratoires, déclament des monologues rimés et des histoires grivoises, poussent la chansonnette. Le setori, version sétoise de l’occitan et qui reste largement répandu jusqu’à la fin du 19e siècle, est la langue d’usage à la baraquette. L’instituteur Gustave Thérond, futur fondateur du Parti communiste sétois, est avec Joseph Soulet le chef de file de cette école régionaliste baptisée Encolla felibrenca de Sent Cla. Ils se réclament de Frédéric Mistral, qui viendra célébrer avec eux en 1906 la Santa Estella, jour anniversaire de la fondation du mouvement Felibre. De 1894 à 1913 paraîtra avec un certain succès l’Armanac Cetori, almanach rédigé en occitan et qui comporte des éphémérides, des calendriers culturels, des poésies, des contes. La culture de la baraquette aura une

plus grande longévité que la culture occitane elle-même, et restera l’un des piliers de la vie sétoise, dans les milieux populaires et au-delà, jusque vers la fin des années 1950. À quoi d’autre ressemble la vie sociale pendant ces décennies de l’âge d’or ? 76

Pendant un temps, Sète fit mine de se passionner pour les courses de taureaux. Ou plutôt des promoteurs tentèrent d’y intéresser les Sétois. Avec des résultats très mitigés. Car il n’y avait ici pas la moindre tradition d’élevage. Mais à la fin du 19e siècle, Nîmes ou Béziers, toutes proches, étaient déjà de grands centres de tauromachie, et entendaient évangéliser d’autres villes de la région. À Palavas ou à Lunel, la greffe réussit et une tradition s’installa. Mais nullement dans l’Île singulière malgré la multiplication de spectacles taurins entre 1881 et 1926. En 1905, la ville se retrouve même avec deux arènes concurrentes, l’une à la Corniche, l’autre sur la route de Montpellier. Mais il s’agira toujours d’arènes en bois, parfois démontables, ou alors de simples gradins autour d’un espace palissadé. On est loin des arènes de Béziers. Le spectacle est rarement de haut niveau. La première corrida, le 22 mai 1881, attira sur ce qui est aujourd’hui la place Stalingrad, dans l’avenue Victor Hugo, une foule « considérable », mais « n’obtint pas tout l’attrait escompté à cause du bétail pour ainsi dire immobile ». XXIV Deux ans plus tard, le 22 juillet 1883, sur la même place, l’accueil est encore plus frais : « Le public impatient et furieux par les mauvais toros avait fini par jeter sur la piste les bancs et les chaises. Pour apaiser la bronca, Galibert (le directeur) fit distribuer des billets pour une corrida de compensation qui eut lieu le dimanche suivant, sans incident ». En 1889, le 25 mai selon la chronique, le scénario se répète : on doit rembourser le public « tellement les toros manquaient de vigueur ». Et ainsi de suite. Les aficionados ont plusieurs motifs de s’indigner : le plus souvent il n’y a même pas de mise à mort, les bestiaux sont de qualité médiocre, ils arrivent « très fatigués par un voyage de six jours et un stationnement de deux jours sur les quais pour des opérations de douane ». Mais y a-t-il vraiment beaucoup d’aficionados dans la ville ? La corrida est une grandmesse (barbare ou sublime, peu importe), et les Sétois n’ont pas le sens du sacré. L’affaire tourne parfois à la farce. Les taureaux sont parfois d’inoffensives vachettes. Le 7 août 1898, on annonce la tenue d’une corrida où « le taureau sera travaillé à la bicyclette ( ?) par le torero Chiclanero ». Un autre fantaisiste fait fureur : un certain Kregel, torero d’opérette né en Aragon, qui se fait passer pour un redoutable Boer du Transvaal et danse « la matchiche » devant des taureaux médusés. En 1906, une temporada s’ouvre sur le défilé des « taureaux savants » d’un éleveur, Manuel Fernandez Cuevas. Tant qu’à donner dans le burlesque, autant y aller franchement. Le 23 octobre 1905, la ville de Sète vit débarquer pour un immense show à l’américaine le mythique Buffalo Bill et sa troupe. Le Buffalo Bill’s Wild West Show était une troupe monumentale, qui comprenait 800 hommes et 500 chevaux, sans compter l’intendance et le matériel nécessaire à l’installation rapide d’un chapiteau capable d’accueillir jusqu’à dix mille spectateurs. Il fallait trois trains spéciaux pour transporter tout ce beau monde. Ils arrivèrent l’un après l’autre en gare de Sète à partir de trois heures du matin. Cavaliers, figurants, ouvriers et employés divers prirent la route d’un certain champ de manœuvre, aujourd’hui disparu, situé aux Métairies. La chronique ne dit pas combien de spectateurs assistèrent à ce spectacle « grandiose », qui programmait entre autres la bataille de Little Big Horn, dernière victoire indienne sous la conduite de Sitting Bull, et où fut tué le général Custer. On sait seulement que les billets pouvaient être achetés à l’avance 2, quai de Bosc, chez


Dans cette ville densément peuplée, les rues, les places et les innombrables cafés grouillaient d’une foule animée

Monsieur Aimé Cros, marchand de musique dont on a déjà parlé. Les meilleures places se vendaient 8 francs. Dépêchés sur place, les journalistes de Sète et de Montpellier s’émerveillèrent de la rapidité avec laquelle ces Américains montaient et démontaient dans la même journée le chapiteau géant. À la fin du spectacle, William Cody, monté sur son cheval blanc, vêtu de sa veste à franges et coiffé de son célèbre Stetson, laissa la troupe à ses travaux de démontage et retraversa la ville en direction de la gare où il remonta dans son wagon personnel somptueusement aménagé pour continuer sa route vers Narbonne et Perpignan. Ignorant du fait que les Américains seraient un demi-siècle plus tard de vilains impérialistes, le maire Molle, pourtant tenant de la gauche « radicale », accueillit la troupe avec bonhommie. Toutefois, face à cette invasion du Nouveau Monde, il prévint la population de se tenir sur ses gardes car « une nuée de pickpockets suit le sillage (sic) de Buffalo Bill’s (resic) et se livre à la vente de faux billets ». Revenons à la culture. Malgré un niveau d’instruction moyen fort bas, la presse est abondante. Elle est le pendant naturel de la vie de café et de ses discussions enflammées, sur le gouvernement des hommes, les dernières péripéties municipales, la nouvelle opérette au théâtre Jeannin. Les journaux, souvent éphémères, ont des titres étonnants : Le Bleuet, Le Brise-Lame, La Vague, Le Bavard Cettois, Cette comique, Cette musical. Les guides et critiques des spectacles y tiennent une place majeure : la population se passionne pour le théâtre, mais davantage encore pour l’opéra et l’opérette. « Chaque spectacle est prétexte à une bataille d’Hernani journalistique ».XXV Les publications à dominante culturelle sont les plus nombreuses. Mais la presse généraliste a également une audience importante. Les deux grands quotidiens régionaux publiés à Montpellier ont de

nombreux lecteurs. La ville aura de surcroît pendant plus de trente ans deux quotidiens locaux : Le Petit Cettois, plus tard Le Journal de Cette, de 1878 à 1919. Et le Journal commercial et maritime de Cette, de 1875 à 1911. Sans oublier les nombreuses et souvent éphémères publications politiques : Le petit socialiste cettois, L’avant-garde, L’action socialiste et bien d’autres. Quand on a fini de refaire le monde au comptoir, il est temps de se tourner vers cet élément qui est constitutif de l’âme sétoise : la mer. Jusqu’à la fin des années 1950, Sète a le privilège d’avoir une plage « en ville ». On y va à pied ou en calèche. Au Kursaal, la terrasse du restaurant donne sur la plage. On y loue des transats et des cabines de plage, on y vient dîner ou prendre le thé. Les serveurs sont nombreux et en tenue, gilet noir et long tablier blanc. On y propose des spectacles. C’est pendant une représentation de Carmen, le 24 juillet 1910, qu’un incendie détruit entièrement l’immeuble, sans faire de victimes. Reconstruit en briques et ouvert en 1911, le second Kursaal est rasé pendant la guerre suite à la faillite de ses propriétaires. Le troisième, ouvert en 1919, durera jusqu’à la Deuxième guerre mondiale. Après quoi s’estompe le rêve de « Sète, station climatique et balnéaire », un fantasme bien peu adapté à la réalité de ce port de commerce, et de sa population ouvrière. Sète avait peu de chances de devenir Cannes ou Menton. Mais cette fantaisie touristique a laissé de belles images de messieurs en habit et de dames à ombrelle. Cet âge d’or a pris fin pour l’essentiel sur le désastre européen de la Grande Guerre. Mais dans la mémoire collective de Sète il se prolonge de deux décennies, car s’y attache un événement grandiose, plus proche de l’ère de la révolution industrielle que de celle de la télé, des scopitones ou d’Internet. C’est le doublé historique réalisé en 77


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1934 par le Football Club de Sète, premier club français à remporter à la fois le championnat de France et la Coupe de France. Un exploit aujourd’hui inimaginable pour une ville de 40 000 habitants, sans moyens pour rivaliser avec les grands clubs qui s’achètent les plus grandes vedettes du ballon rond à coup de millions d’euros. L’épopée du FCS dans les années 1930 est emblématique à la fois de cet âge héroïque et de la réalité sociologique de Sète. Introduit en France à la fin du 19e siècle, le football fut longtemps épargné par le sport business. Les équipes n’étaient pas nombreuses, et on était encore – en principe – dans l’amateurisme. Sète avait le profil idéal pour produire une équipe championne, à l’image de Sochaux ou de petites villes industrielles anglaises à forte concentration ouvrière. Comme en Angleterre, des patrons éclairés avaient compris que ce sport d’équipe pouvait constituer un élément de cohésion dans une communauté où le climat social était souvent tendu. Dans cette aventure, on retrouve une figure vénérée, un certain Georges Bayrou, qui avait pris la direction sportive du FCS, lui-même successeur de l’Olympique Cettois, déjà finaliste du Championnat de France en 1914. Mais il y a aussi une forte touche étrangère dans cette affaire. Sète était devenu le port officiel de la Suisse pendant la guerre de 14-18. C’est donc un négociant suisse, Koster Benker, qui finance les débuts du FCS. Un autre Suisse, Schlegel, propriétaire du Grand Hôtel de Paris, est lui aussi de l’aventure. Et c’est un Britannique, Victor Gibson, qui préside le club. Dans l’équipe, ils font entrer des étrangers, dont la plupart prendront racine dans leur ville d’adoption : des Hongrois, des Tchéques, des Autrichiens, un Algérien, trois Anglais et un Égyptien. Bayrou et Gibson font dans la bonhomie et le paternalisme. Ils achètent aux Métaries une vigne qu’ils 78


L’un des mythes fondateurs : en 1934, le Football club de Sète remporte à la fois la Coupe et le championnat de France L’INFORMATION MERIDIONALE (extrait) Journal de Sète Montpellier, Béziers et la Région Edition de 5 Heures , Mardi 8 Mai 1934

transforment en camp d’entraînement. Ils sont parmi les premiers à fournir aux joueurs des vestiaires, de l’eau chaude et des douches. Le foot est introduit dans les écoles et les patronages et devient un sport populaire. Bayrou est alors un personnage de premier plan dans le football français et mènera la bataille pour faire passer la discipline au professionnalisme en 1931. Sète deviendra pour tous les aficionados la Mecque du football pendant toute la décennie. Le FCS avait déjà été finaliste en 1930 en Coupe de France. Et en 1934, il réussit l’exploit qu’on a dit : après avoir remporté le Championnat de France, il s’impose le 6 mai 1934 lors de la finale de la Coupe au stade de Colombes devant 40 500 spectateurs. Et c’est un Sétois arrivé en 1928 de sa Yougoslavie natale à l’âge de 17 ans, Yvan Beck, qui reçoit la Coupe des mains du président Albert Lebrun. Aussitôt la nouvelle connue dans la ville portuaire, c’est le délire. Georges Bayrou ramènera la Coupe par le train de nuit. Refusant de se séparer du précieux trophée comme le contrôleur le lui demande, il préfère lui payer une place de passager à côté de lui pour le voyage. À dix heures et demie du matin, le train arrive en gare de Sète, où trois mille supporters attendaient les héros pour leur faire un triomphe. Le 6 mai 1934 fait également partie des mythes fondateurs de l’Île singulière. En 1939, les joueurs sétois devaient remporter une fois de plus – la dernière - le Championnat de France. Après quoi on bascula dans un autre monde. 79


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Une île ?

L’envers du décor : à la Pointe Courte comme dans les autres quartiers populaires, les conditions de vie étaient dures et l’habitat insalubre

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Joutes ĂŠternelles


Joutes éternelles Le 2 septembre 2008, un événement aurait dû provoquer une petite émeute : Sète faisait parler d’elle à la une du Los Angeles Times : un long reportage qui se poursuivait sur deux pages intérieures. Le sujet : les jouteurs. L’article fit son petit effet, mais sans plus. Si grands soient-ils, les journaux américains passent, les joutes de la Saint-Louis demeurent.

Sète n’a pas le monopole des joutes nautiques, mais les joutes sétoises sont de loin les plus grandes, les plus célèbres. « Les seules vraies », disait Jean Vilar 83


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Joutes éternelles

Comme le dit Germinal Rausa, alias Minal, l’un des grands ordonnateurs des joutes de la Saint-Louis depuis vingt ans, redoutable maître de cérémonies qui tutoie et rudoie les grands de ce monde – y compris en son temps un certain Georges Frèche, baron du Languedoc – du moins lorsqu’ils ont le privilège d’être invités en bord de canal Royal pour les célébrations annuelles, « nous sommes heureux que l’on parle de nous et que des étrangers viennent pour la SaintLouis. Mais, même s’ils ne venaient pas, ça ne changerait rien et nous continuerions de la même façon. Les joutes, c’est une passion sétoise ». Chaque année autour du 25 août, les joutes nautiques enflamment l’île singulière et le reste du bassin de Thau. Pour la fatidique journée de la finale où s’affrontent les « poids lourds », on compte autour du Cadre royal bordé par les ponts de la Civette et de la Savonnerie pas moins de 20 000 spectateurs, entassés dans les tribunes, massés sur les ponts, sur les quais, devant les écrans géants. La moitié de la population de la ville. Les joutes sétoises sont depuis longtemps les plus célèbres en France - et en Europe - même si d’autres joutes nautiques se pratiquent à Lyon, en Dordogne, à Neubourg sur le Danube. À tel point que, consécration ultime, la finale est depuis plusieurs années mentionnée au Journal télévisé de France 2. Vu cette notoriété, les responsables locaux du tourisme auraient pu faire pression pour avancer les fêtes de la Saint-Louis de deux ou trois semaines de manière à bénéficier à plein de la foule des estivants. Mais ce serait un sacrilège que personne n’oserait envisager : même si pour célébrer la pose de la première pierre du môle, les toutes premières joutes se sont déroulées un 29 juillet 1666, les joutes de la Saint-Louis se déroulent invariablement autour du 25 août, et 84


Pendant les fêtes de la Saint-Louis, autour du 25 août, la vie s’arrête presque totalement en ville. Le lundi, jour traditionnel de la finale, on compte quelques 20 000 spectateurs autour du cadre royal

les flux touristiques, aussi alléchants soient-ils pour les affaires, ne vont pas modifier le calendrier d’un événement aussi fondamental. D’autres villes en France pratiquent des jeux régionaux traditionnels dont l’origine remonte à la nuit des temps. Mais ils ont généralement le charme de la simplicité : on tire sur une corde, on tape sur une balle ou un ballon. Alors que les joutes sétoises ont cette particularité d’être à la fois codifiées, complexes et théâtralisées. Elles constituent par elles-mêmes un grand spectacle. Qu’elles aient eu un rapport à l’origine avec la chevalerie et les tournois équestres ne paraît pas faire de doute : les barques à dix rameurs, les lances, les pavois, tout ce lourd équipement n’étaient pas à la portée des simples gens aux 17e ou 18e siècle. Il n’empêche que la passion sétoise à cet égard est depuis toujours éminemment populaire. Une raison à cela : même aux débuts de la ville, dans les années 1660, les équipes des Mariés ou des Célibataires qui s’affrontaient n’avaient rien d’aristocratique. Aujourd’hui encore – et malgré l’hyperpuissance de la télévision et d’Internet -, on dénombre quelque 1200 licenciés des joutes sur l’ensemble du bassin de Thau, toutes classes sociales confondues. « Pour les gamins, me dit un bon connaisseur de la ville, les champions des joutes sont des vedettes, au même titre que les matadors en Espagne ou les sumotori au Japon. » Les joutes n’ont rien à voir avec on ne sait quelle activité folklorique encouragée et maintenue en vie par l’office du tourisme local. C’est une affaire très sérieuse, où, forcément, les candidats à la plus haute marche du podium sont des costauds et des poids lourds qui s’entraînent toute l’année, tandis que des anciens préparent les futurs champions dans des écoles fréquentées par des gamins de dix ou douze ans. Nous voilà bien

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loin des tournois de chevalerie sponsorisés et reconstitués à l’ombre des châteaux de la Renaissance avec des mordus d’Histoire, des costumiers et des figurants. On n’est pas au Puy-du-Fou. À Sète, les jeunes gaillards du Quartier haut ou de la Marine s’entraînent pour les joutes aussi naturellement qu’ils tapent dans un ballon de football. Pendant la Saint-Louis, à mesure qu’on avance dans la compétition, l’effervescence continue de monter. Comme le disait Jean Vilar, le Cadre Royal devient, surtout à la nuit tombée, le lieu clos d’une véritable dramaturgie, d’un ballet nautique. Le jour de la finale, on a l’impression que tout le peuple est descendu vers le canal. Le brouhaha et les acclamations semblent ne jamais s’interrompre. En bord de canal, gamins et adolescents agglutinés sur des pontons flottants ou des zodiacs en profitent pour plonger dans l’eau et faire quelques brasses. Les affrontements sont ponctués par les morceaux de bravoure pétaradants de la fanfare. Il y a de la densité humaine dans ce spectacle, qui est aussi une grande fête. Les Sétois n’ont pas inventé les joutes nautiques. Si les premières ont pu se dérouler en juillet 1666 le jour de la fondation du port, c’est qu’elles existaient déjà, notamment à Agde où on en trouve des traces au 16e siècle. Puis, de façon très soutenue, à Frontignan dès le début du siècle suivant. Il y en eut également sur les fleuves ou sur les canaux du nord de l’Europe. Pour ce qui est du sud de la France, où les joutes ont leurs règles propres, la question des origines donne lieu à de furieux débats d’historiens, qui tournent parfois à la querelle de théologie. On suppose que la pratique remonte au 13e siècle, à Aigues Mortes, où les Croisés qui attendaient de s’embarquer pour la Terre sainte, avaient décidé de s’affronter sur l’eau pour passer le temps. 86


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Joutes éternelles

Au fil du temps, les joutes de la Saint-Louis ont pris une dimension historique et ont relégué les tournois rivaux au second plan. Des gravures représentent les festivités de 1765 qui coïncidaient avec le 50e anniversaire du début du règne de Louis XV. Un tableau rappelle la visite pour la Saint-Louis de la duchesse d’Angoulême, fille de Louis XVI, en 1823. Depuis une époque lointaine, les grands champions font partie de la légende de la ville. Il y eut au 17e siècle Aubenque dit le Diable, qui allait jusqu’à s’attaquer au pont de bois. Audibert dit L’Esperança, qui remporta sept fois le tournoi. Tout comme Martin dit lou Gauche. Et Louis Vaillé dit lou Mouton, 148 kilos, qui gagna dix fois entre 1904 et 1923. En 2008, autre grand homme, Aurélien Evangelisti, 29 ans, colosse débonnaire de 160 kilos, en était à son cinquième titre de champion : « L’adresse et la force mentale jouent un rôle déterminant, et je joute depuis l’âge de 14 ans. Mais il est vrai qu’à talent égal, le poids est important : un gagnant pèse rarement moins de 120 kilos », explique-t-il. Le rituel n’a pas varié. À tour de rôle en duel singulier, plusieurs centaines de jouteurs vêtus de blanc s’affrontent, armés d’une lance de plus de deux mètres et portant un bouclier de bois (le pavois), juchés sur la « tintaine », plate-forme surélevée à l’arrière de grosses barques actionnées par dix rameurs et guidées par un barreur. À l’avant, deux musiciens manient le hautbois et le tambour. Le premier jouteur qui tombe à l’eau est purement et simplement éliminé. Le bout de la lance est un trident acéré destiné à se ficher dans le pavois adverse, mais qui peut blesser grièvement. En juin 2010, un jouteur a perdu un œil, mais a tenu à participer à la Saint-Louis deux mois plus tard, pour l’honneur. Evangelisti, lui, comptabilise une lance dans la bouche, une sur le nez, l’autre dans l’orbite de l’œil. Les champions sont couturés de cicatrices. Mais, en ville, il est rare de trouver un mâle adulte qui n’ait pas, à quelques reprises, dans un passé lointain, participé à ce rite d’initiation. La joute sétoise ne rapporte rien, sauf l’honneur. Et peut-être la cooptation définitive au sein du panthéon sétois. Un jeu des plus sérieux, on l’aura compris. Et sur lequel le temps n’a pas de prise.

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Les premières joutes se déroulèrent le 23 juillet 1666 le jour de la pose de la première pierre du môle


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Les nouveaux visages de Sète


Les nouveaux visages de Sète Née à Paris en 1935, dans le quartier populaire de Mouffetard, Anne Lordon s’est retrouvée pendant une année entière à Sète en 1950. Par la suite, longtemps après son mariage avec le cinéaste néerlandais George Sluizer et son installation à Amsterdam, elle gardait un souvenir très vif de ce séjour. Et pas seulement parce qu’il lui rappelait son adolescence. Au risque d’exacerber le nationalisme local, constatons que l’Île singulière ne laisse pas indifférents ceux qui y ont vécu, ne serait-ce que de façon passagère. Ce qui n’est pas le cas des 36 500 communes en France.

La promenade du Lido et le nouveau quartier de Villeroy, une jolie réussite architecturale de la fin des années 2000 91


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« Mon père se trouvait entre deux situations professionnelles, raconte Anne Lordon, et on m’avait confiée à une tante, qui s’était remariée à Sète avec un Monsieur Biella. Il tenait un restaurant italien quai de Bosc, juste au-dessus du Prisunic, me semble-t-il ». C’est à dire cette portion du quai de Bosc rebaptisée de la Résistance depuis lors. Anne Lordon a connu la toute fin de l’âge d’or dont on vient de parler. Cette époque où le trafic intense avec l’Algérie colorait toute la vie portuaire : Pépé le Mocko n’était pas loin. Elle se souvient d’avoir gardé la fille aînée de Jean Vilar et Andrée Schlegel. D’être allée à la plage « en ville » - qu’on appelait encore la plage du Kursaal avec une copine qui s’appelait Saint-Saëns. Née dans une famille protestante, elle vouait « une admiration sans borne » à Elisabeth Schmidt, première femme pasteur en France en 1949, et qu’on avait surnommée Minerve. Avec sa tante, elle allait aux Halles qui étaient encore celles de Baltard. Au fabuleux marché aux poissons qui se tenait en plein air quai de la Consigne. Il lui arrivait d’aller jusqu’à la plage de la Corniche, ou sur le Mont Saint-Clair, encore largement inhabité. « Je ne suis jamais retournée à Sète, dit-elle, sauf vers 1990, pour un bref séjour. Bien entendu, j’ai été un peu déçue par ce que j’ai vu. Parfois il vaut mieux ne pas revenir sur les lieux de son enfance… ». Et puis, à la réflexion elle nuance : « Je dis ça, mais c’est ridicule. Quand je vois 92

ce qu’on a fait à Paris, y compris dans « mon » quartier Mouffetard, ou partout sur la côte méditerranéenne, il est possible finalement que Sète ait été moins abîmée que bien d’autres villes en France ». Pour les amateurs de nostalgie et des temps anciens, dont je suis, aucun doute là-dessus : à Sète, 1950 était mieux que 1990, et 1910 mieux encore. Le temps des calèches fait davantage rêver que celui des 4 x 4. Et les mots doux écrits à la main sont plus charmants que les SMS. Mais la machine à remonter le temps n’existe que dans les contes. En tout cas, pour moi qui ai découvert la ville, pure coïncidence, en juin 1990, je me souviens d’avoir constaté que la ville avait été globalement préservée des horreurs du modernisme, infiniment plus que la plupart des villes en bord de Méditerranée. Et cela parce qu’il y avait un noyau dur consistant. Bien sûr, il y avait ici et là quelques constructions récentes, pas très nombreuses, certaines d’autant plus laides que l’architecte mandaté par on ne sait qui, au lieu d’essayer de se fondre dans le décor, s’était autorisé des fantaisies qui juraient encore davantage avec la perspective générale, mais il y avait heureusement beaucoup de constructions contemporaines sobres et sans prétention qui avaient le bon goût de ne pas se faire remarquer. Il se voyait à l’œil nu qu’à partir de la Corniche et en direction de Marseillan et Agde, on avait affaire à des quartiers récents, apparemment construits sur d’anciens terrains vacants. Mais le cœur de


Sète est un territoire entièrement urbanisé, qui compte 1775 habitants au kilomètre carré

la ville donnait l’impression d’avoir gardé sa forme originelle. Autant que Marseille ou des villes portuaires italiennes, Gênes, Salerne ou Naples. Vous regardiez une carte postale de 1910 – une photo prise pendant la Saint-Louis – et vous constatiez que près d’un siècle plus tard le canal Royal et la belle enfilade des maisons sur les quais n’avaient pas trop changé, mis à part le fait que les grands panneaux publicitaires vantant les Vins d’Algérie n’étaient plus de saison. Sète était demeurée une ville portuaire de dimension moyenne, grouillante de population et bourdonnante d’activité dans le centreville, où le tourisme saisonnier était resté à l’échelle humaine. Rien à voir, encore une fois, avec le bétonnage systématique de la côte méditerranéenne qui, de Menton à Perpignan, a englouti ou momifié à jamais de vastes espaces naturels et des villages de bord de mer sous l’accumulation des grands ensembles géants, des centres commerciaux et des réseaux autoroutiers. Dans un style architectural navrant, à quelques exceptions près. Sète a donc, pour l’essentiel et mieux qu’ailleurs, sauvegardé son authenticité. Entre autres parce qu’elle faisait partie de ces villes épargnées par la « pression touristique », ainsi que l’ont écrit des historiens. Dans les derniers mois de la Guerre, elle a échappé au pire, mais pas au drame. C’était un port de mer et donc un site militaire stratégique. On y a compté des réseaux de résistance, mais leur action était

forcément limitée, dans cette « île » - souricière, sans arrière - pays pour se cacher - et où la plupart des gens se connaissaient. On prenait des photos, on distribuait des tracts, on rassemblait des informations sur les mouvements du port. Mais lorsque, le 18 décembre 1943, suite à la déportation de trois jeunes militantes communistes, un chef de la collaboration est abattu chez lui par un commando de résistants venu de l’extérieur de la ville, un patriote du Groupe franc est aussitôt enlevé et exécuté, une douzaine de ses camarades arrêtés, les autres réussissant à s’échapper. À Sète, on pouvait difficilement prendre le maquis, mais plusieurs dizaines de citoyens de la ville rejoignirent la résistance dans l’arrière-pays. Bilan de la guerre, modéré si l’on ose dire : 202 morts, dont 101 marins et soldats, 60 victimes civiles des bombardements, 15 déportés, 15 résistants d’obédience diverse et 11 déportés au titre du STO. Les pertes civiles auraient pu être beaucoup plus lourdes si, dès le printemps de 1943, on n’avait commencé à évacuer la population en prévision des affrontements à venir. Le 25 juin 1944, un violent bombardement allié sur le port et les installations industrielles faisait 47 victimes. Le 18 août, avant de se replier, les Allemands minaient et détruisaient les installations encore intactes : 80% des quais, trois ponts, le môle Saint-Louis, la plupart des grues. En mars 1945. la ville était officiellement déclarée « sinistrée ». Un immeuble sur dix avait été détruit, la moitié des autres avaient été endommagés. Rien 93


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La maison de la santé, au quai de la Consigne, fut démolie dans les années 60 pour laisser place à la nouvelle criée aux poissons

à voir avec la destruction presque totale des grands ports bretons et normands, Brest, Lorient ou Le Havre, dont on sait comment ils ont été reconstruits par la suite. Mais les dégâts étaient quand même importants : après 1945, Sète avait perdu plusieurs milliers d’habitants, et la population était retombée à 31 000 personnes à peine. Retour à 1990. Les destructions de 1944 expliquent - en partie - les mutations urbaines en bord d’étang de Thau. Il fallait bien remplacer les immeubles en ruines. Revenant en pensée à cette année passée à Sète en 1950, Anne Lordon ne se souvient pas d’avoir constaté de traces visibles de la guerre. En quelques années à peine, les quais, le môle, le port avaient été remis en état de marche, et les trous béants dans le tissu urbain avaient été comblés. Les transformations majeures sont venues pour l’essentiel de la modernisation - inévitable - de la ville. Un processus qui, pendant vingt-cinq ou trente ans, s’est déroulé selon les canons de l’époque. Paris, on l’a vu, donnait l’exemple : on détruisit les Halles de Baltard parce que c’était plus « pratique » pour creuser le sol en profondeur, on construisit Maine-Montparnasse et sa fameuse tour parce que cela « faisait moderne ». Georges Pompidou avait le projet d’aménager une deuxième voie rapide sur la rive gauche, et certains grands esprits songeaient à recouvrir ce qui restait du canal Saint-Martin pour y faire passer les voitures. À Sète, les administrations successives ont mis la main à la pâte. À l’exception, peut-être, des mandats de Gaston Escarguel qui, de 1947 à 1959, se contenta, selon un bon connaisseur, d’expédier les affaires courantes et - tout de même - de réparer les dommages de la guerre. 95


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En 1959, une coalition de gauche dominée par le Parti communiste s’installe à la mairie. Beaucoup d’habitations anciennes sont dans un état inacceptable. Les deux tiers datent d’avant 1914 : 70% d’entre elles n’ont pas de salle d’eau, 8% même pas l’eau courante. Il faut construire de nouveaux logements, y compris des HLM. La ville a ainsi continué de s’étendre dans une sorte de mouvement tournant, en remontant vers le nord, puis en repartant vers l’ouest, avant de compléter la boucle. De l’avis général, le secteur contemporain du Château vert constitue une assez jolie réussite, car l’ensemble se fond dans le paysage. Plus tard, à partir de 1968, il y aura le nouveau quartier de l’Île de Thau, vaste cité HLM gagnée sur l’étang, et qui n’est pas du goût de tout le monde : si on a l’esprit mal tourné, on dira que son style est-berlinois, vaguement surréaliste dans le décor, ne vieillit pas si mal, y compris la couleur des façades qui en se patinant vous renvoie en pensée à Alexanderplatz ou Prenzlauerberg. Autant dire en pleine Ostalgie ! À cette nuance près que, contrairement à ce qu’on voit en RDA ou en banlieue parisienne, les barres HLM – à dimension humaine d’ailleurs – ne donnent pas sur des zones industrielles ou commerciales, mais sur l’étang de Thau, ce qui change bien des choses et adoucit le tableau. Juste à côté, on trouve, sur la pointe du Barrou, une zone pavillonnaire récente qui ressemble à beaucoup d’autres du même genre dans le sud de la France, mais qui a elle aussi le privilège d’être entourée d’eau. En poursuivant le mouvement tournant, on traverse le quartier des Métairies, d’origine ancienne, et qui est passé tout doucement du stade semi-urbain à l’urbanisation complète. Entre-temps, à partir de 1960, le Mont Saint-Clair s’est couvert de nouvelles habitations. Adieu les baraquettes et les déjeuners sur l’herbe du dimanche, ce que beaucoup regrettent : désormais les anciens sentiers se faufilent entre les 96

hauts murs de discrètes propriétés privées. Mais on a sévèrement réglementé l’attribution des permis de construire : ni lotissements ni bâtiments en hauteur – à une exception près -, et chaque maison doit justifier de mille mètres carrés au minimum. S’il n’y a pas de style architectural propre au Saint-Clair, on y trouve quelques magnifiques demeures anciennes, pas mal de « maisons d’architecte » de très bonne facture, des constructions plus banales, mais pratiquement aucune faute de goût majeure. Pendant ces trois décennies, dont un quart de siècle de gestion communiste, le cœur de la ville a été à peu près préservé, comme on a dit. Redoutable exception : la destruction en 1970 des Halles de Baltard et la construction d’un bunker de béton gris surmonté de trois étages de parkings, qui obstrue la place et masque la vue du mont Saint-Clair. Dans le livre de référence sur l’histoire de Sète, paru en 1991 aux éditions Privat, les auteurs semblent considérer que ces nouvelles Halles, ouvertes en juillet 1972, constituaient un formidable progrès sur la voie de la modernité. Aujourd’hui, beaucoup de gens, à commencer par le maire François Commeinhes, estiment qu’il s’agit d’une « verrue ». Une patronne de fromagerie, arrivée dans les anciennes Halles en 1968, peu avant leur destruction, regrette vivement cette décision, même si elle soutenait la municipalité de l’époque : « Les commerçants faisaient pression pour avoir ces parkings, dit-elle, mais on n’aurait jamais dû accepter. Il y avait des moyens de faire autrement. Même à Béziers, où je suis née, on a préservé les anciennes Halles ». Faute de pouvoir démolir la Chose, la mairie a aujourd’hui dans ses cartons un projet de rénovation architecturale plutôt séduisant, avec un mélange de verre, d’acier et d’aluminium. Un projet majeur qui devrait voir le jour dans deux ans, à condition que le financement soit complété.


Quelques années plus tôt, en 1966, on avait commis une autre faute de goût irréparable : sous prétexte d’édifier une nouvelle criée aux poissons électronique, la destruction quai de la Consigne de la Maison de la santé, que l’on appelait « le petit palais vénitien » à cause de ses arcades tournées vers la mer. « On aurait pu trouver une solution en conservant la bâtiment », estime aujourd’hui José Linarès, le patron du port de pêche. Bien entendu, il y avait plusieurs intervenants dans cette décision : la Chambre de commerce et d’industrie qui gérait le port, l’État qui restait le seul pourvoyeur de subventions, mais aussi la Ville. « Jamais je n’aurais laissé faire cela », dit aujourd’hui François Commeinhes. Les temps et les mentalités ont changé depuis une vingtaine d’années. Ìl est devenu quasiment impensable – et parfois illégal lorsque les bâtiments sont classés – de raser des morceaux du patrimoine. Sur le quai d’Alger, on avait allègrement démoli les anciens chais pour construire des immeubles d’habitation qui ont au moins le mérite de la banalité. Aujourd’hui, il ne reste comme témoin de la grande époque du commerce du vin qu’une maison de négociants

du 19e siècle. Ou plutôt sa façade, dont les Bâtiments de France interdisent la destruction. Les mœurs urbanistiques ont décidément changé. L’équipe arrivée aux commandes en 2001 a tourné le dos à la rénovation au bulldozer et on ne détruit plus rien dans le centre historique. Grâce à des aides spécifiques de l’État, les programmes de réhabilitation, notamment dans le Quartier haut et ailleurs dans le centre historique, visent à remettre en état de simples maisons un peu délabrées, et parfois de beaux immeubles de la fin du 19e siècle qui tombent en ruine. Les 24 ans de « communisme municipal » n’ont certes pas été marqués par un souci extrême d’esthétique urbaine. En revenant au pouvoir en 1983, la droite menée par Yves Marchand n’a pas tout à fait rectifié le tir. En direction des plages, le nouveau quartier des Quilles – « audaces » architecturales et marina bas de gamme - , conçu sous la gauche et exécuté sous la droite, constitue un bon exemple de la médiocrité architecturale qui a proliféré à une époque le long des plages du Languedoc-Roussillon. Bernard Baraillé, qui s’était battu à l’époque pour sauver le « petit palais vénitien », mais 97


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Sète est encore aujourd’hui le premier port de pêche français en Méditerranée. Tous les jours en milieu d’après-midi les bateaux rentrent au port pour la vente à la criée

juge avec indulgence le complexe d’habitations construit sous Yves Marchand au Souras bas, considère que la construction du quartier des Quilles a été une faute de goût presque aussi grave que la destruction des vieilles Halles. De là à dire que les maires communistes qui se sont succédé n’ont été « que » des bétonneurs, des distributeurs d’aide sociale ou des constructeurs de HLM, il y a un pas que Bernard Baraillé se garde bien de franchir. « Sur le plan d’ensemble, dit-il, il faut mettre à leur crédit l’aménagement du Théâtre de la mer en 1960, qui reste une merveilleuse salle de spectacle à ciel ouvert ». Ensuite l’ouverture en 1970 du musée Paul Valéry dont la directrice souligne la « très belle architecture de style Corbusier ». Et un emplacement grandiose, juste au-dessus du cimetière marin. Tout près de la maison moderne que s’est construit Pierre Soulages en 1959. Tel est en gros l’état des lieux lorsque la droite revient de nouveau aux affaires, en 2001, sous la direction de François Commeinhes, gynécologue, patron de clinique, alors « non-inscrit » et issu, selon l’expression consacrée, de la société civile. On pensait qu’il laisserait le plus gros de la gestion à quelques vétérans de la scène municipale devenus ses adjoints. Ce ne fut pas le cas. « Bétonneur » et « ami des promoteurs » aux yeux de l’opposition, « bâtisseur visionnaire et respectueux de l’environnement » selon ses partisans, le nouveau maire en tout cas ne s’est pas contenté d’expédier les affaires courantes. Il est vrai que dans cette ville « sociologiquement pauvre » où 56 % des ménages fiscaux ne paient pas l’impôt sur le revenu, il y a eu en début de premier mandat une augmentation des impôts locaux, dont

le niveau élevé s’explique à la fois par l’importance des équipements publics (trois piscines, deux stades, deux théâtres, trois musées, une médiathèque) et le fait qu’une petite moitié des foyers sont dispensés d’impôts locaux pour cause de bas revenus. Globalement, il n’y a pas eu de coupes sombres dans les subventions aux nombreuses associations, encore moins à la culture, dont on reparlera plus loin. En revanche, et pour nous montrer à la hauteur du lexique de notre époque, on a eu droit depuis une décennie à un ambitieux programme de « relookage ». La rue Honoré Euzet était et reste la porte d’entrée obligée pour les touristes néophytes. Elle était particulièrement délabrée : on l’a réhabilitée et plantée de palmiers. Début 2011, on en était à rénover la Grand-Rue Mario Roustan, autre passage obligé pour les automobilistes, et qui était également en fort mauvais état. À l’autre extrémité de la ville, entre la Corniche et le Théâtre de la mer, le même visiteur se retrouvait dans un no man’s land, sur une route sans marquage ni trottoir, bordée par des rochers et de la boue, et ne savait plus s’il était encore en ville. La nouvelle promenade aménagée pour les promeneurs et les cyclistes – dont les plans existaient mais étaient restés dans les cartons de l’administration précédente – a rétabli la continuité entre le quartier de la Corniche et le centre-ville et connaît un grand succès de fréquentation. Au sommet du mont Saint-Clair, le panoramique se résumait à une aire de stationnement aux contours flous : il a été joliment redessiné par l’architecte Pierre Di Tucci, avec un monolithe noir de l’artiste François Michaud, des palissades en bois et des gradins où s’asseoir. 99


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Les nouveaux visages de Sète

En direction des plages, les travaux ont été et sont beaucoup plus importants. La route vers Marseillan a été décalée de quelques dizaines de mètres vers l’intérieur pour donner plus de profondeur aux plages, menacées par la mer. La promenade du Lido, piétonne et cyclable elle aussi, borde sur un kilomètre des plages de sable fin parmi les moins surpeuplées de la côte méditerranéenne, et des restaurants que l’on démonte entièrement à l’automne pour rendre le site à son état naturel. Les préoccupations écologistes sont passées par là, et de ce point de vue l’équipe Commeinhes est globalement irréprochable. Dans le dépliant touristique de 1913, le syndicat d’initiative vantait la performance du tout-à-l’égout sétois qui rejetait « les eaux résiduaires » dans la mer et « dans un étang salé de 6000 hectares ». Les temps changent. Derrière la promenade, on a achevé le nouveau quartier Villeroy – des maisons-cubes évoquant le Grèce ou l’Afrique du nord – qui est l’une des plus jolies réussites architecturales contemporaines en bord de mer entre Marseille et Perpignan même si, pour les rats de ville dont je suis, Villeroy reste un quartier résidentiel qui manque un peu de bistrots et de lieux de rencontre. Pas plus d’ailleurs que le Mont Saint-Clair ou le Barrou : pendant quatre ou cinq mois dans l’année, ses habitants ont accès aux restaurants de plage à deux pas de chez eux. Cette absence relative de convivialité pourrait trouver sa solution avec l’achèvement dans un avenir proche d’un autre grand projet voisin de Villeroy : le futur quartier des Salins, 100


Douze kilomètres de plages depuis Sète jusqu’à Marseillan

construit sur les anciens marais du même nom devenus depuis longtemps un grand terrain vague. Quelque 500 nouvelles habitations – dont une centaine de logements sociaux -, avec groupe scolaire, commerces et services de proximité, bref un ensemble harmonieux et « vert ». Autre et dernier développement urbain prévu pour les années à venir : la construction d’un nouveau quartier de part et d’autre du canal de La Peyrade, pour l’instant bordé de hangars et de terrains plus ou moins à l’abandon. M. Commeinhes ne s’en cache pas : « Le potentiel de la ville, dit-il, se situe dans les emplois d’un nouveau type : des petites entreprises tournées vers le high-tech, le télétravail etc. Avec cet atout majeur que constitue le TGV et qui permet, comme ce fut le cas à Marseille, l’installation de bureaux pour des gens qui se partagent entre la Méditerranée et Paris ». Selon le maire, l’usine d’engrais qui a survécu jusqu’à maintenant dans ce secteur, à proximité des habitations, et qui a un temps été classée Seveso, « n’a pas vocation à y rester », mais la Ville ne peut exercer que d’amicales pressions pour arriver à ses fins. Ajoutons à cela le projet de la construction d’un centre de congrès du côté du port. Il ne s’agit pas de concurrencer Montpellier ou le cap d’Agde, qui disposent de structures d’accueil beaucoup plus importantes. Le projet, dont la réalisation n’est toujours pas programmée avec précision - consisterait à attirer, en-dehors de la saison estivale, des colloques et congrès de quelques 500 participants. 101


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Les nouveaux visages de Sète

Sète fut longtemps une ville essentiellement portuaire. Il y eut un millier de tonneliers. Plus tard un millier de dockers. Tout cela appartient au passé : selon les chiffres de l’INSEE pour 2007, les ouvriers ne représentent plus que 19% de la population active contre 59,8% d’employés et de « professions intermédiaires ». Même si le tonnage annuel augmentait de façon spectaculaire, le nombre d’emplois dans le port resterait modeste, en raison de l’automatisation des tâches. Certes, si l’on additionne tous les emplois liés directement ou indirectement à la vie portuaire – salariés de Port du sud, employés de bureau, pêcheurs, mareyeurs etc. – on dépasse largement le millier d’emplois : avec le centre hospitalier et la mairie (1400 salariés), le port demeure tout de même l’un des trois gros employeurs de la ville. Et un acteur économique important : « C’est le poumon de la ville et de la région, dit le maire, car l’activité portuaire non seulement crée des emplois directs, mais fait tourner les commerces, les restaurants et l’hôtellerie. Le poumon s’était un peu atrophié au fil des ans. On a touché le fond il y a trois ou quatre ans. Aujourd’hui ça remonte ». Sète n’est plus aujourd’hui que le onzième port français pour le commerce. Très, très loin de Marseille ou Barcelone, avec un peu plus de trois millions de tonnes de marchandises par année. Victime de sa spécialisation, le port avait subi un premier coup dur avec l’arrêt brutal du trafic avec l’Algérie. La fermeture de la raffinerie de Frontignan en 1986, avait été un nouveau choc : sur un trafic de huit millions de tonnes, le pétrole comptait pour cinq millions. Par ailleurs, la gestion des installations portuaires avait été confiée par l’État à la Chambre de commerce et d’industrie de Sète, qui ne disposait d’aucun moyen financier pour investir dans les travaux de modernisation et n’obtenait pas de Paris les subsides nécessaires. « Pendant cinquante ans, dit le président de Port du sud, Marc 102

Chevallier, l’État n’a rien fait pour le port de Sète ». Un constat que nuance Claude Bonfils, dirigeant de la CCI pendant vingt-quatre ans, dont douze années de présidence : « Le port avait d’importants revenus qu’il réinvestissait, nous avons refait les quais, créé le bassin Colbert. Entre autres ». Quoi qu’il en soit, lorsque le contrat avec la CCI est arrivé à son terme en 2007, la décentralisation était passée par là et l’autorité sur les ports avait été transférée aux régions. « Nous avons estimé que la région, qui disposait de budgets, était mieux placée que la ville pour gérer le port et investir », dit le maire Commeinhes. À elle seule la région Languedoc-Roussillon a déjà programmé de gros investissements : 200 millions d’euros sur dix ans pour la modernisation des bassins de manière à faciliter l’accueil des plus gros cargos. Dans un avenir proche, la gare maritime qui accueille les passagers en partance pour le Maroc sera déplacée pour l’éloigner des transports de marchandises et de bestiaux. Depuis que la région a repris la direction des affaires, on vise l’expansion tous azimuts, notamment du côté du transport passagers, de la plaisance et des croisières, pour lesquelles Sète pourrait être à tout le moins un port d’escale sinon de départ. Pour ce qui est du trafic commercial, Marc Chevallier estime qu’il pourrait atteindre les huit millions de tonnes en 2020. Il s’agit d’un ordre de grandeur, qui dépend de la qualité des installations – à peu près à la hauteur -, et de la capacité des responsables à attirer de nouveaux clients. « Notre ambition n’est évidemment pas de concurrencer Marseille ou Barcelone, dit M. Commeinhes, mais plutôt de trouver des niches rentables, en attirant à notre profit une partie du trafic maritime qui va de Gênes à Barcelone. Le plus important, ce n’est pas le tonnage en soi, car une tonne de charbon ou de pétrole ne rapporte pas beaucoup, mais de traiter des produits à forte valeur ajoutée ».


Le phare du môle et le brise-lames

Pour un non-initié dans mon genre, le dossier portuaire apparaît d’une haute technicité. Des quais immenses qui paraissent vides tournent en fait à pleine capacité, car ils attendent le débarquement des voitures de marque Hyundai et Logan, dont Sète a obtenu le marché. Un peu plus loin, un autre quai attend l’arrivée de centaines de bestiaux que, pour des raisons qui elles aussi m’échappent, on envoie régulièrement au Liban. Le port a également d’importants contrats avec Israël. Le maire me parle du transit de mystérieuses éoliennes ou de têtes de forage haut de gamme qui représentent une importante valeur ajoutée. En concurrence avec les ports géants de la Méditerranée, Sète a fait de sa faiblesse un atout de vente. Pour les transporteurs, l’accès au port est indéniablement plus simple qu’à Marseille ou Barcelone. Small is beautiful. Et, ne le dites à personne, mais les lancinants conflits qui paralysent à longueur d’année le port de Marseille (encore 80 millions de tonnes par année) auraient plutôt tendance à arranger les affaires de Sète. Sans viser le gigantisme, qui est hors de portée, le port paraît reparti sur la voie de la croissance. Pour Christophe Naigeon, directeur du magazine Cabotages, « Sète a un potentiel considérable, d’abord comme port de commerce parce qu’il dispose désormais d’un équipement à la hauteur, et que les investissements publics sur les dix prochaines années dépasseront les 400 millions d’euros, si l’on additionne toutes les contributions à celles de la région ». À court et moyen terme, estime-t-il, « Sète a les moyens techniques et l’espace suffisant pour développer de manière foudroyante son port de plaisance. Une activité qui rapporte immédiatement de grosses sommes, d’autant plus qu’en Méditerranée, les listes d’attente pour la plaisance comptent des dizaines de milliers de demandes ». 103


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Les nouveaux visages de Sète

Reste la pêche. Et cette fois, cela se passe sous nos yeux. Au quai de la Marine, les gros chalutiers reviennent s’amarrer en fin de journée. Le retour de la pêche s’effectue vers 15 ou 16 heures. La criée de 1966 a ceci de commun avec les Halles que l’activité fébrile qu’on y découvre à l’intérieur des murs est aussi fascinante que le bâtiment est affreux de l’extérieur. Le patron du secteur pêche, José Linarès, est installé dans un vaste bureau dont les baies vitrées donnent de trois côtés sur l’entrée du port, comme dans une cabine de pilotage. Sur un grand tableau au mur, des graphiques incompréhensibles. Au téléphone, il a de sombres conciliabules avec des collègues de je ne sais quelles villes portuaires. Quelle est la nouvelle réglementation et le montant minimum des ventes pour l’admission des mareyeurs à l’intérieur de la criée ? Et comment vont les affaires ? « Ça va, dit Linarès, si ce n’est que j’ai trois patrons pêcheurs en train de vendre leur maison pour payer les traites sur le bateau ». Sète est de loin le premier port de pêche français en Méditerranée. « L’année dernière, m’explique M. Linarès, on en était à 3 400 tonnes de poissons de fond, ou blanc. C’est le poisson noble, qui vaut le plus cher. On a eu également 2 000 tonnes de poissons bleus, c’est-à-dire de surface : anchois, sardines. Le port de pêche ne se porte pas mal du tout. Mais les bilans annuels sont en dent de scie. La pêche c’est aléatoire : une année, les bancs d’anchois disparaissent sans qu’on sache pourquoi. L’année suivante, ce sont les sardines… Et entre-temps, le prix du carburant augmente… ». Dans le cœur du réacteur, c’est-à-dire la salle des enchères électroniques, les gradins sont remplis. Une petite centaine de mareyeurs, bien à leur affaire, un gobelet de café dans la main gauche, le buzzer dans la droite, regardent défiler les bacs de plastique pleins de poissons dont ils ont l’air de tout savoir : le poids, la qualité, la texture. Le tapis roulant tourne à plein régime, les enchères descendantes défilent sur un tableau lumineux, on entend un buzz qui succède à un autre, et un employé de la criée accroche une étiquette à chaque bac, peutêtre pour identifier le prix ou l’acheteur. Un spectacle fascinant que l’Office du tourisme propose aux touristes, mais au compte-goutte : « sur réservation individuelle pour un maximum de vingt personnes ». La criée aux poissons de Sète est un lieu étrange fermé « aux personnes étrangères au service », où l’on n’entre pas sans montrer patte blanche. Dehors les camions frigorifiques alignés dans la cour attendent la livraison du précieux produit. Principale destination l’Espagne. Les mareyeurs de Sète ont autre chose à faire que de se donner en spectacle sauf à très petite dose. Ici on travaille et on gagne de l’argent, à tout le moins sa vie. La salle des machines de la criée est un spectacle réservé à quelques privilégiés qui en font la demande, ce n’est pas une carte postale. 104


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L’ombre des grands hommes


L’ombre des grands hommes Le sort frappe où il veut. Certaines villes françaises, pourtant honorables et chargées d’histoire, n’ont pas produit de grands hommes. Arras doit se contenter de Robespierre et Guy Mollet, ce qui n’est pas de chance. La ville de Sète a le privilège de compter - entre autres - dans son arbre généalogique Paul Valéry, Georges Brassens et Jean Vilar, ce qui est mieux. Trois grands personnages du monde culturel, dans des registres fort différents. Une figure altière de la première moitié du 20e siècle, statue de commandeur des lettres ; un géant du théâtre de la seconde moitié du siècle ; un poète issu du peuple, resté immensément populaire dans tous les sens du terme. Sète aurait pu donner à la France un secrétaire général du Parti communiste vu son attachement à Jules Guesde et son penchant pour l’anarchosyndicalisme, de grands navigateurs vu sa symbiose avec la mer, des ténors du barreau car on y aime les joutes oratoires, des capitaines d’industrie car les négociants sur le port pouvaient être parfois de sacrés flibustiers. Elle a opté – sans l’avoir prémédité – pour la poésie, la littérature et le Théâtre national populaire. Un signe du destin sans doute.

L’ancien fort Saint-Pierre, transformé en 1960 pour faire place au Théâtre de la mer. Au-dessus : la partie basse du cimetière marin 107


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L’ombre des grands hommes

Paul Valéry. Autoportrait

La France n’est pas l’Italie ou l’Allemagne des régions : elle est jacobine. Pour devenir de grands hommes, les enfants du pays doivent d’abord quitter le pays et « monter à Paris ». C’est le passage obligé. Le paradoxe dans cette histoire, c’est que les trois héros de la ville de Sète l’ont quittée très jeunes. Paul Valéry à treize ans pour poursuivre ses études à Montpellier. Georges Brassens à 19 ans – au début de 1940 - pour aller à Paris faire oublier quelques frasques de jeunesse. Vilar à 20 ans – en 1932 – pour suivre à Paris des études de lettres puis des cours de théâtre chez Charles Dullin. Après quoi, de mauvaises langues diront que les trois se sont empressés de faire carrière un peu partout sauf à Sète, et qu’ils n’y sont guère revenus de leur vivant. « C’est une remarque vide de sens, dit un bon connaisseur de l’histoire de la ville, d’abord parce que Jean Vilar a toujours gardé ici une maison où il revenait au moins un mois par année. Paul Valéry et Georges Brassens, c’est autre chose : ils étaient devenus tellement célèbres que, lorsqu’ils revenaient, ils ne pouvaient pas faire un pas dehors sans avoir une foule d’admirateurs et de nouveaux amis à leurs trousses. Quand ils descendaient ici, c’était dans la plus grande discrétion, et la chose n’apparaît guère dans les biographies. Georges Brassens venait voir ses copains, allait à la Corniche prendre un verre chez Germaine et Attila, célèbre bistrot pour habitués où se réunissaient les artistes du groupe Montpellier-Sète, Desnoyer, Couderc, Puyuelo ou Blondel. Pour les trois hommes, Sète avait une grande importance dans leur vie personnelle et a constitué une source d’inspiration ». On ne saurait douter de l’attachement de l’auteur de Cimetière marin pour sa ville, même si à l’âge adulte ses apparitions publiques y ont été rares. Le 28 novembre 1925, le conseil municipal et la ville le reçoivent avec solennité au lendemain de son élection à l’Académie française, alors un événement de première importance. Deux semaines plus tard, il envoie un mot de remerciement : « Je dois à mon port natal, écrit-il, les sensations premières de mon es108

prit, l’amour de la mer latine, et des civilisations incomparables qui se fondèrent sur ses bords. Il me semble que toute mon œuvre se ressent de mon origine ». Le 7 février 1935, le grand homme revient pour donner une conférence au Comoedia, qui était alors un théâtre. Le 8 février, ses amis lui offrent un banquet au Grand Hôtel, à l’issue duquel Valéry confie sa passion pour l’épopée du Football club sétois : « Ses joueurs peuvent désormais se dire, aux soirs de leurs victoires, qu’un académicien les applaudit du fond de son cabinet d’études ». Dès le mois de juillet suivant, il est de nouveau en ville et préside la distribution des prix au collège qui ne porte pas encore son nom : « Regardez par-dessus les toits, dit-il aux élèves, vous avez une grande chance dans ce collège. Si vos yeux s’élèvent du livre ou du cahier, ils se posent sur la mer. J’ai eu moi aussi la chance d’avoir, comme à la disposition de ma distraction, la vue de cette mer et de ce port tourné vers l’Orient ». Deux ans plus tôt, dans une conférence donnée en novembre 1933 dans le cadre de l’École des Annales, et intitulée Inspirations méditerranéennes, il développait les mêmes idées avec lyrisme :


Je suis né dans un port de moyenne importance, établi au fond d’un golfe, au pied d’une colline, dont la masse de roc se détache de la ligne générale du rivage. (…) Tel est mon site originel, sur lequel je ferai cette réflexion naïve que je suis né dans un de ces lieux où j’aurais aimé naître, Je me félicite d’être né en un point tel que mes premières impressions aient été celles que l’on reçoit face à la mer et à l’activité des hommes. (Depuis ce poste privilégié) l’œil peut se reporter à chaque instant à la présence d’une nature éternellement primitive, instable, inaltérable par l’homme, constamment et visiblement soumise aux forces universelles (…) Mais ce regard, se rapprochant de la terre, y découvre aussitôt, d’abord, l’œuvre irrégulière du temps, qui façonne indéfiniment le rivage, et puis l’œuvre réciproque des hommes dont les constructions accumulées, les formes géométriques, la ligne droite, les plans ou les arcs s’opposent au désordre et aux accidents des formes naturelles, comme les flèches, les tours et les phares qu’ils élèvent opposent aux figures de chute et d’écroulement de la nature géologique la volonté contraire d’édification, le travail volontaire, et comme rebelle, de notre race. L’œil ainsi embrasse à la fois l’humain et l’inhumain.

Le cimetière Saint Charles fut rebaptisé cimetière marin en l’honneur de Paul Valéry, qui y fut enterré le 27 juillet 1945

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Paul Valéry, de toute sa vie, n’a même pas gardé de résidence dans sa ville natale. Mais celle-ci n’a jamais quitté son esprit. Le grand homme de Sète était devenu à la sortie de la Guerre un héros de la nation, en raison de sa poésie altière, mais aussi de sa stature morale d’humaniste à la fois lucide et pessimiste. Le 9 janvier 1941, au début de l’Occupation, il avait prononcé un magnifique éloge du philosophe Henri Bergson, d’origine juive, à qui on aurait sans doute fait porter l’étoile jaune s’il n’avait eu l’idée de décéder six mois après l’entrée des Allemands dans Paris. Valéry le célébra en public. Pendant la Guerre, lui qui avait dépassé le cap des 70 ans, fut également, avec François Mauriac et Georges Duhamel, l’un des rares membres de l’Académie française à se ranger avec constance et clarté du côté de la Résistance. Comme dans un ultime clin d’œil à l’histoire qu’il savait tragique, Paul Valéry mourut à la toute fin de la Guerre, le 20 juillet 1945. Le général de Gaulle, qui avait du respect pour les écrivains, assista en personne aux funérailles solennelles données place du Trocadéro en l’honneur du « plus grand écrivain français vivant ». Mais c’est à Sète, dans ce cimetière Saint-Charles qu’on allait rebaptiser cimetière marin, que Paul Valéry fut enterré, le 27 juillet, dans le caveau familial portant le nom de sa mère, née Grassi. 110

Quelques jours plus tard, dans une lettre de remerciement adressée à la ville, sa veuve évoquait « l’empressement à la fois familier et respectueux de tout un peuple pour celui qui s’était éveillé à la vie et à la pensée au milieu de ces vieilles maisons et dans ces rues, devant la mer qu’il aimait…. Sète était bien pour mon mari le terme du voyage et le cimetière marin le site de son repos ». Il n’y a aucun rapport entre les deux événements : quarante ans après Valéry, Jean Vilar naissait lui aussi au pied du mont SaintClair, en 1911. À partir de l’âge de 21 ans, après des études au même collège que son illustre aîné, il entamait à Paris une carrière théâtrale qui allait exploser dans l’immédiat après-guerre. Fondateur du Théâtre national populaire puis du Festival d’Avignon, Vilar aura été l’une des figures culturelles marquantes de son époque. Loin de Sète. Mais, contrairement à Valéry ou à Brassens, il gardera toujours des liens étroits, une maison, et l’essentiel de sa famille dans l’Île singulière. À plusieurs reprises il parlera des joutes de la Saint-Louis « où le canal Royal, fermé de part et d’autre au pont de la Savonnerie et au pont de la Civette, se transforme en scène de théâtre ». Une dramaturgie qui inspirera certaines de ses mises en scène dans la Cour d’honneur du palais des Papes à Avignon. Dans une interview radiophonique de 1957, il parle de sa ville natale et de ce collège d’où l’on voyait la mer :


De passage dans sa ville natale où il garda toujours une maison, Jean Vilar, grand homme du théâtre de la seconde moitié du 20e siècle

La ville de Sète est l’un des rares lieux habitables en bord de mer Méditerranée, passé Marseille. C’est le seul port qui, jusqu’à Perpignan, soit encore vivable, où il y ait encore un centre. J’ai donc fait mes études, et non seulement au collège je dois dire, mais par cet enseignement vivant que donne cette ville qui ne cède pas au tourisme. (Mes professeurs) aussi vivaient dans cette ville qui est à la fois balayée par le mistral, face à la mer, accotée à la colline. C’est la raison pour laquelle l’enseignement qu’on nous donnait tenait plus du vrai esprit d’Euclide, celui du soleil…

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L’ombre des grands hommes

Le plus connu des trois – plébiscité par un public immense – est celui qui aura le moins parlé de sa ville natale. Quand vous évoquez Sète, que ce soit à Paris, à Montréal ou ailleurs, on vous répond immanquablement : « Ah oui, la ville de Georges Brassens ! » Mais le principal intéressé n’aura jamais abordé le sujet, sauf – de manière très elliptique - dans cette belle chanson intitulée Supplique pour être enterré sur la plage de Sète. Normal : Brassens aura été toute sa vie un être secret et pudique. On n’aura presque jamais rien su de sa vie privée et intime, de sa compagne Pupchen qui a partagé son existence. L’homme des copains d’abord aura été discret même sur ce chapitre et n’a pas dit grand chose sur la personnalité de ses meilleurs amis. Dans la chanson qu’on vient de mentionner, il est tout au plus question d’un « voyage en sleeping sur le Paris-Méditerranée, terminus gare de Sète », de « la plage de la Corniche où même Neptune ne se prend jamais au sérieux ». Brassens parlait fort peu de Sète, mais a souhaité s’y faire enterrer, ni sur la plage, ni à côté de Valéry et Vilar : dans le caveau familial du cimetière Le Py, moins célèbre et qui ne surplombe « que » l’étang de Thau. Peutêtre n’avait-il d’ailleurs aucun besoin de s’épancher sur ses origines : un certain esprit sétois, à la fois anar et mécréant, hostile à tous les enrégimentements, parlait par sa bouche. Et le documentaire réalisé en 2011 à partir de ses propres films en super-8 et de ceux de son vieil ami Vicor Laville le montre pour l’essentiel en été, sur les plages de sa ville natale. 112

Georges Brassens sur la plage de la corniche

L’existence de ces personnages relève des caprices du sort, comme on l’a dit. Mais, semble-t-il, leur irruption successive n’est pas seulement due au hasard. Ou alors peut-être les morts illustres ont-ils un effet mystérieux sur les vivants. Non seulement la ville de Sète a produit trois grands acteurs de l’histoire culturelle contemporaine – et quelques-uns non négligeables, comme le cinéaste Henri Colpi ou le journaliste et grand collectionneur Roger Thérond, entre autre – mais encore elle en a attiré et séduit quelques autres, tout aussi importants, et qui étaient « nés quelque part », c’est-à-dire ailleurs.


Le premier jour de tournage de La pointe courte, célèbre film d’Agnès Varda, sorti en 1854

Ainsi Agnès Varda, dont le nom est associé à jamais à celui de Sète. Elle avait douze ans en juin 1940 lorsque, née à Ixelles dans la banlieue de Bruxelles, elle débarquait en bord de canal Royal avec sa famille, qui fuyait l’occupation allemande de la Belgique. À 26 ans, elle tournait La Pointe courte, un film austère et à petit budget qui deviendra une œuvre-culte, annonciatrice de la Nouvelle vague. Toute sa vie elle est restée attachée à cette ville, et lui a consacré l’un de ses plus beaux films, Les Plages d’Agnès, sorti en 2007. On ne saurait exagérer le pouvoir de fascination de Sète, sur elle comme sur d’autres visiteurs. « Je suis née à Sète et non pas à Ixelles, sur le quai Louis-Pasteur et non pas avenue de la Couronne, en plein midi et non pas à sept heures… » écrivait-elle en 1965 dans un petit ouvrage collectif illustré par le peintre Albert Masri. La cinéaste, qui a le goût du détail et de la finition, préfère aujourd’hui oublier ce joli texte de jeunesse. En lieu et place elle nous a fait parvenir avec gentillesse quelques paragraphes où elle évoque le tournage de ce célèbre premier film.

Mercredi 11 août 1954 - Premier jour de tournage de mon premier film, La Pointe Courte. J’avais décidé de commencer par les scènes les plus difficiles, c’est-à-dire celles chez « la Cormacci » avec ses enfants. Un plan devait traverser toute la maison, découvrant les petits grouillant autour de et sous la table de la cuisine et plus loin, un petit malade couché dans une caissette. Plus loin encore, on ressortait de la maison pour découvrir l’enclos et l’étang. Dans une autre scène, un docteur venait voir le petit. C’était Etienne Schlegel, qui avait sa boutique de meubles sur les quais de Bosc (et père de trois filles qui étaient mes amies). Et quand le petit était (soi-disant) mort, il fallait que la Cormacci pleure, mais les larmes ne venaient pas. Courageusement, la Birbe a pressé des oignons dans ses yeux, et là, oui, elle a pleuré, plissant même ses paupières tant ça la piquait. Sur la photographie, on voit Carlos Vilardebo qui m’assistait et Jane sa femme, Monsieur Birbe qui était facteur …et la caméra qui allait devenir mon outil de travail…pour des années ! C’est bien à Sète qu’a commencé ma vie de cinéaste. Agnès Varda 113


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L’ombre des grands hommes

On me disait souvent : à Sète, il y a Pierre Soulages. L’un des plus grands peintres français vivants. Mais, vérification faite, Soulages est né à Rodez et depuis un demi-siècle, vit principalement à Paris. Pourtant ses liens avec Sète n’ont rien de banal. Je vais le voir dans cette maison de rêve qu’il a fait réaliser en 1960. Une épaisse plaque de béton et de verre fichée dans la colline de Saint-Clair, presque invisible de la mer. Une maison de plain-pied, conçue avec une précision diabolique, de telle façon que le soleil d’hiver y pénètre profondément, mais qu’elle reste à l’abri de ses rayons pendant l’été. Elle est entourée d’une végétation dense qui élimine tout obstacle éventuel à la contemplation de la mer. Un pin fort ancien passe au travers de la terrasse de calcaire. Les autres pins sont taillés de manière à dégager très précisément la vue sur la Grande bleue et rien d’autre. « Ma rencontre avec Sète ? Cela se passait en juin 1940, après la défaite, dit Soulages. J’étais un jeune soldat de 21 ans. Dans des wagons à marchandises, on nous ramenait de Bordeaux vers des chantiers de jeunesse à Nyons. Une nuit sans nuages où la lune éclairait le paysage, notre train a longé à petite vitesse l’étang de Thau. Les portes coulissantes du wagon étaient ouvertes et, devant le spectacle qui s’offrait à eux, mes compagnons m’ont réveillé. Ils savaient que j’étais peintre et m’ont dit : regarde, c’est pour toi. Il y avait une colline, la lune qui se détachait. Et, devant nous, cette étendue d’eau calme. Ce spectacle d’une grande simplicité était si magnifique que j’ai demandé comment s’appelait cet endroit. On m’a dit : Sète. Je me suis dit qu’un jour j’y reviendrais forcément ». La prophétie se réalisa dix ans plus tard. Étudiant aux Beaux-Arts de Montpellier, il était en effet revenu en bord de canal en 1950. Y avait rencontré une jeune fille – Colette – qui allait devenir sa femme. Une authentique Sétoise dont un ancêtre, Georges Combes, avait été le président du premier Tribunal de commerce, en 1791. Entre autres. Une petite décennie plus tard, en quête d’un lieu pour y installer une maison et un atelier, « pour pouvoir travailler, loin des obligations parisiennes », il avait fini, avec sa femme, par s’informer auprès des agences de la ville de Sète. « Non pas parce que ma femme en était originaire, bien au contraire : je cherchais une retraite solitaire ». On leur avait finalement montré une vieille maison bourgeoise délabrée à la décoration prétentieuse, juste au-dessus du cimetière marin : « Elle ne nous plaisait pas du tout, mais l’emplacement jouissait d’une vue exceptionnelle : une ligne d’horizon d’une beauté stupéfiante, qui dégageait un sentiment de vastitude. Nous avons fait démolir la maison et en avons fait construire une nouvelle. J’ai dit à mes amis : j’ai acheté un horizon vide ». Pierre Soulages, nonagénaire en étonnante forme, est depuis longtemps un homme discret. « Je viens ici pour travailler et être seul », répète-t-il. On ne le voit pratiquement jamais en ville, même s’il adore les Halles et s’y hasarde encore parfois. Des observateurs attentifs auront tout au plus noté au cours des dernières années ses apparitions officieuses au vernissage des photos anciennes de Roger Thérond puis à l’exposition Raoul Dufy. Il a quelques relations de longue date en ville, mais ne fréquente vraiment personne. Pour Pierre Soulages, le cœur du monde est son atelier, qu’il soit à Paris ou à Sète. Un espace géométrique, lumineux et presque immaculé, installé à proximité de la végétation et à l’abri des regards. De grandes toiles 114

Pierre Soulages dans sa maison, face à la « ligne d’horizon »

vierges sont rangées contre le mur, des brosses et des pinceaux de toutes dimensions attendent dans leurs pots ou accrochées au mur. À l’arrière de l’atelier, un espace a été dégagé pour la destruction des œuvres dont le maître n’est pas satisfait. Son attachement à Sète ne se résume pas à cette fascination pour « un horizon vide ». En cinquante ans, le métaphysicien de la peinture a quand même eu l’occasion de se pénétrer de l’esprit des lieux. « Ce n’est pas un site touristique, envahi l’été et désert le reste de l’année, dit Pierre Soulages. Sète est une vraie ville. Et surtout, extraordinairement diversifiée : les Catalans, les Italiens, les Pieds-Noirs et tant d’autres, y sont venus mélanger leur culture aux vieilles traditions languedociennes. Sète est un melting pot extrêmement vivant et réjouissant à côtoyer. Et quand je rentre chez moi, je retrouve cette ligne d’horizon. Interrompue par rien ».


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La gloire de Sète


La gloire de Sète En ce mois de juillet, nous voilà sur le toit du monde sans aucun doute possible. Plus exactement sur le parvis de la décanale SaintLouis, vers onze heures du soir, sous une lune parfaite. On a installé une soixantaine de transats en toile pour les spectateurs. Face à eux le chanteur Patrick Chénière, alias général Alcazar, a disposé autour de lui divers instruments anciens, exotiques et bricolés dont je serais bien en peine de vous donner le nom. Par exemple un étrange violon-mandoline à deux cordes sur lequel un archet tire des sons lancinants. À côté de lui, un traducteur de l’arabe, car le héros de la soirée est un poète des Émirats arabes unis qui ne pratique guère le français. Le seul problème, c’est qu’il est onze heures passé de dix ou quinze minutes, et le troubadour venu de ses lointaines terres sablonneuses n’est toujours pas là. À la guerre comme à la guerre : Alcazar amorce la musique, et le traducteur la version française des poèmes prévus au programme, d’ailleurs fort beaux. Dix minutes de plus, et le poète fait son apparition. Manifestement il avait eu le temps, depuis 18 heures, de se perdre dans les bodegas et le rosé. Il s’y met enfin, et des mots magiques s’élèvent dans la nuit. L’église SaintLouis n’est sans doute pas un chef d’œuvre d’architecture, mais la vue qu’on a depuis son parvis est elle-même un chef-d’œuvre.

Le Théâtre de la mer, qui accueille les grands festivals de l’été 117


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La gloire de Sète

Il s’agissait de l’un des événements de Voix vives, festival de poésie méditerranéenne que la nouvelle directrice du musée Paul Valéry a emmené dans ses bagages en 2010 lorsqu’elle est arrivée de Lodève. Pendant dix jours, une centaine de poètes occupent les rues du centre-ville et du quartier haut, entre la place Léon-Blum où des tentes avaient été dressées, la rue des Trois Journées où l’on improvise des buvettes et des cantines, le Château d’eau, la place de l’Hospitalet. Quelques rues stratégiques du quartier haut sont provisoirement bloquées pour permettre d’y installer ici une petite scène, là des oliviers, ce qui ne manque pas de provoquer des remous divers. Mais bon. Ce foisonnement poétique est ponctué de quelques grands spectacles au théâtre de la Mer : lectures de poésie par Jean-Louis Trintignant, tour de chant de Sapho. Pour l’édition 2011 : Fanny Ardant, Carole Bouquet, Arthur H, la chanteuse Juliette et de nouveau Sapho, qui interprète Oum Kalsoum. Dans une ville de tradition ouvrière, où, selon un rapport de l’INSEE de 2007, seulement 16% des adultes de plus de 15 ans ont un niveau d’études égal ou supérieur à bac + 2, on organise ainsi un festival de poésie, alors qu’il serait si simple d’inviter Jean-Marie Bigard ou Patrick Sébastien. Et le plus surprenant, c’est que pour une forme d’expression exigeante - et de plus en plus confidentielle, si l’on fait le compte des recueils en vente dans les librairies -, il y a un peu partout un public assez nombreux. Je ne me souviens plus si les spectateurs étaient cinquante ou quatre-vingts pour venir écouter un poète des Émirats arabes unis à 23 heures sur le parvis de la décanale, mais cela reste un beau succès. Paradoxe d’une ville populaire de dimension moyenne où la culture tient une place majeure. On dénombre trois véritables librairies, qui ont le label du Centre national du livre : La Nouvelle librairie sétoise, 118

L’Échappée belle et Le Flot des mots. Quelques galeries d’art, dont celles de Martin Bez et Yves Faurie. La ville compte également trois musées. D’abord le musée Paul-Valéry, qui a connu un coup de jeune, récemment, avec la nomination à sa tête de Maïthé Vallès-Bled. On a ressorti des œuvres qui sommeillaient dans la réserve. On a monté des expositions qui ont eu un certain retentissement : Raoul Dufy, Valtat, Juan Gris. La fréquentation – en forte hausse – est sur une pente à 80 000 visiteurs par année. On a ouvert un restaurant avec terrasse qui jouit de la plus belle vue qui soit sur la Méditerranée. Le Centre régional d’art contemporain – le Crac – relève de la région, mais il est au cœur de la ville, au bout du quai Aspirant Herber. Un bel espace, où les expositions sont souvent originales et de très bon niveau. Un autre enfant du pays devenu célèbre sur le marché de l’art, Hervé Di Rosa, qui se partage entre Paris, Séville et sa ville natale, a ouvert il y a dix ans le curieux Musée international des arts modestes – le Miam - dont les activités ne manquent pas d’intérêt. Ajoutons à la liste l’Espace Georges-Brassens, situé dans une zone improbable, mais qui a le mérite de se trouver à peu près en face du cimetière Le Py, devenu véritable lieu de pèlerinage. Ce musée Brassens voit donc défiler quelque 50 000 visiteurs dans l’année. En cette année de double anniversaire – la naissance de Georges en 1921, sa mort en 1981 -, on mijotait une programmation exceptionnelle. La ville de Sète a ouvert en 1970 une école des Beaux-Arts, installée sur le flanc du Mont Saint-Clair dans la Villa Erialc, anagramme du prénom de Claire Chauvain, dont la famille posséda pendant plus d’un demi-siècle la maison déjà mentionnée : c’est également une


Fiesta Sète, Jazz à Sète ou Voix vives connaissent un grand succès, à la fois public et médiatique

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La gloire de Sète

La nouvelle figuration sétoise : Robert Combas

école préparatoire aux écoles supérieures des Beaux-Arts et on y a un temps accueilli des artistes en résidence. Le Conservatoire de musique, rénové dans les années 60, joue un rôle équivalent. L’ancien musée municipal, créé en 1891 et situé en face du théâtre Molière, est désormais réquisitionné pour offrir une quinzaine d’ateliers à des artistes locaux. Sans compter les subventions de la région ou de l’État, toute cette activité représente de la part de la ville un effort de 9 millions d’euros (sur un budget annuel de 70 millions), et génère une activité artistique importante. Celle-ci est nourrie par la présence - silencieuse – de Pierre Soulages. Par le souvenir et les visites d’Agnès Varda. Par l’histoire récente et l’existence, dans la seconde moitié du 20e siècle, d’un groupe d’artistes, certes moins illustre, baptisé Montpellier-Sète : Gabriel Couderc, François Desnoyer, Lucien Puyuelo, André Blondel et quelques autres. Aujourd’hui, la ville peut se vanter d’avoir produit deux célébrités de la scène picturale : Robert Combas et Hervé Di Rosa. Sans oublier André Cervera, un créateur talentueux et original qui émerge et, ces jours-ci, passe une partie de son temps en Chine. « Cette effervescence artistique n’est pas due au hasard, estime 120

un bon connaisseur de la scène culturelle. Je pense que les efforts consentis de longue date par les pouvoirs publics, et notamment la création d’une école des Beaux-Arts de qualité et le maintien d’un important Conservatoire de musique, ont joué un rôle dans cette cristallisation. C’est un ensemble ». Certains estiment à 150, d’autres à 300 le nombre d’artistes vivant actuellement à Sète. Un chiffre qu’on trouvera réjouissant ou terrifiant selon le point de vue. Mais, ironie mise à part, il est certain que cette forte concentration de talents (inégaux) crée un bouillon de culture susceptible de faire naître de nouveaux plasticiens de premier plan. Il n’y a pas que les arts plastiques. Le somptueux théâtre Molière de 1904, qui somnolait depuis plusieurs décennies, a connu en 1993 une véritable renaissance : la ville – aujourd’hui l’agglomération lui verse des subventions conséquentes, ce qui a permis de monter une programmation substantielle et d’obtenir le label de « scène nationale » lequel, à son tour, donne droit à des aides du ministère de la Culture. Avec un budget avoisinant les 4 millions d’euros par année, le théâtre dirigé depuis 2004 par Yvon Tranchant, a proposé pendant la saison 2010-2011 cinquante-quatre spectacles


André Cervera

différents, produit quelques spectacles en propre, et attiré quelques 80 000 spectateurs payants, entre les mois de septembre et mai. Un cocktail réussi où l’on trouve des spectacles musicaux, des pièces de théâtre grand public, des productions d’avant-garde et des pièces pour enfants. Pendant l’été, outre Voix vives, les nombreux festivals prennent le relais. Cela commence au mois de mai, avec Images singulières, événement consacré à la photo sur une quinzaine de sites urbains différents, et qui en est désormais à sa troisième édition. Puis arrivent, principalement au théâtre de la mer, les festivités musicales qui commencent en juin avec Quand je pense à Fernande, une semaine vouée à la chanson d’auteur française et qui met à son programme chaque année de grandes vedettes de qualité, tels Alain Souchon, Jacques Higelin ou Zazie. Suivent, presque sans interruption, World Wild, une série de spectacles de musique techno qui font salle comble tous les soirs et attirent des milliers de fans venus de l’Europe entière, puis Jazz à Sète, qui met à l’affiche des vedettes de haut niveau, enfin Fiesta Sète voué aux musiques du monde.

En France, on le sait, les grandes carrières artistiques se décident à Paris. C’est-à-dire dans la « presse nationale », sur les chaînes de télé « nationales » et, sauf cas d’espèce, dans les grands théâtres et musées parisiens. C’est là également que se forge l’image des villes de province. Faire parler de Sète - ou de Montpellier, ou de Toulouse -, cela suppose d’avoir accès aux médias nationaux. De ce point de vue, il faut convenir que la ville de Sète, depuis plusieurs années, se débrouille étonnamment bien. Ayant pratiqué pendant trois décennies le journalisme « culturel » en France, j’ai eu mille occasions de voir d’un côté les quelques rares événements culturels qui faisaient accourir la totalité de la presse nationale, et de l’autre d’innombrables festivals ou salons dont la gloire ne dépassait pas les limites de la ville ou du département, ou du pâté de maisons si l’événement avait lieu dans un arrondissement de Paris. Parfois il se produit un miracle. Un jour le festival de théâtre d’Avignon devint l’événement théâtral le plus important de l’année, et depuis cette époque la presse parisienne se déplace en masse. Mais qui a entendu parler des festivals de théâtre de Pau, de 121


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La gloire de Sète

Carpentras ou de Limoges (s’ils existent encore) ? Un jour le (très riche) festival d’opéra d’Aix en Provence devint célèbre, et il l’est resté. Un jour le petit monde de l’édition parisienne eut la fantaisie de tenir un grand congrès mondain annuel à la Foire du livre de Brive-la-Gaillarde, et depuis ce temps tout Saint-Germain des Prés descend comme un seul homme le même jour par « le train du cholestérol » (foie gras et confit à volonté), pour aller fêter la Toussaint à l’hôtel de la Truffe noire. La ville d’Angoulême, dont plus personne n’avait parlé depuis que Lucien de Rubempré et Rastignac étaient « montés à Paris » au milieu du 19e siècle, redevient chaque année célèbre un long week-end en janvier à cause de son festival de la bande dessinée qui, pour diverses raisons et avec un peu de chance, devint il y a vingt ans le premier festival des « bulles » et le resta. Le festival de danse de Montpellier fait également partie de ces success stories. Or, depuis un certain nombre d’années, la ville de Sète obtient à cet égard des succès dont la majorité de ses citoyens ne mesurent peut-être pas l’importance. À Sète, des équipes des journaux télévisés viennent régulièrement faire le reportage traditionnel sur la crise de la pêche : comme par hasard les journalistes préfèrent descendre dans le sud plutôt que d’aller à Boulogne sur mer. Un ou deux journaux télévisés de première importance (il y en a trois) font le déplacement vers la fin août pour tourner des images de la finale des joutes à la Saint-Louis. Mais le plus souvent, la couverture des événements sétois par les grands medias a trait à la culture. Il y a quelques mois, je zappe sur France 3 (national), et je vois au journal télévisé un long reportage sur Hervé di Rosa et les dix ans du Miam. Un anniversaire qui a été largement célébré au travers de la presse nationale. Mieux encore : le festival Voix vives en juillet 2010 a obtenu notamment un important article dans Le Monde, une couverture à France Culture, ce qui n’était pas gagné à l’avance, et un dossier de huit pages dans le Magazine Littéraire. De son côté, le Nouvel Observateur faisait une pleine page sur l’édition 2010 de Fiesta Sète. Et Télérama a publié des articles à plusieurs reprises, ces derniers temps, sur le musée Paul Valéry ou le Miam. Sans oublier le hors série de BeauxArts sur l’exposition Valtat. Puis un autre, plus général, sur Sète et les artistes, produit par Connaissance des arts. Depuis sa première édition en 2009, Images singulières bénéficie d’une couverture de presse extraordinaire. Pour l’édition 2010, on a recensé des articles louangeurs dans Libération, L’Express, Fémina, VSD, un portfolio de plusieurs pages publié dans Le Monde magazine, un reportage sur France 3. Situé à mi-chemin entre Arles et Perpignan, qui bénéficient d’une incontestable ancienneté, Images singulières a été sacré dès ses débuts comme « le troisième festival » de photo. Emporté par l’enthousiasme, le journaliste de L’Humanité a même écrit : « Sète s’impose comme capitale de la photo ». 122

Hervé di Rosa


Déesse de marbre, Richard di Rosa

Cette couverture « nationale » n’est certes pas venue toute seule. Un succès s’est ajouté au précédent, et la mayonnaise a peu à peu monté au fil des années. Tout cela donne de l’Île singulière une image extrêmement flatteuse comme beaucoup de villes importantes rêveraient d’en avoir. Marseille a toujours eu la cote d’amour auprès des Français. Mais Pagnol est mort, la bouillabaisse sur le vieux port n’est plus ce qu’elle était et on serait bien en peine de citer des événements récents qui n’aient pas trait aux lancinants conflits syndicaux, à des affrontements dans les quartiers nord ou à des règlements de compte mafieux. Contrairement à ce qui se constate dans beaucoup de villes de la région en matière de criminalité, et bien qu’elle ait eu jadis la réputation d’un port de mer forcément malfamé, Sète est globalement épargnée par les problèmes d’insécurité, et fait rarement la une à la section des faits divers. Cela se voit à l’œil nu et à l’usage : hiver comme été, il n’y a pas de quartier à Sète qui soit, même la nuit, désagréable ou infréquentable. L’ironie de l’histoire, c’est qu’une ville moyenne, au départ aussi rude et industrielle que La Seyne sur mer ou la Ciotat – dont les grands médias parlent assez peu - soit en train d’acquérir l’image d’un centre de culture. Aucun événement culturel sétois n’a sans doute à lui seul une visibilité comparable à celle d’Avignon ou Angoulême, mais l’ensemble de cette effervescence culturelle aboutit à la fabrication d’une indéniable notoriété nationale. Et d’une image franchement positive. Une spécialisation culturelle qui peut se révéler en effet profitable à long terme : une vraie ville portuaire, mais à dimension humaine, très vivante même les mois d’hiver, peut également amener des gens à y créer un bureau d’architecture ou de design, de petites ou microentreprises. À côté d’un TGV qui vous conduit à Paris en 3h40. Au soleil, face à la mer « toujours recommencée » et à dix minutes des plages. Mais la ville de Brassens et Paul Valéry excelle aussi dans une autre culture : celle de la fête et des apéritifs à rallonge, bref de l’art de vivre. Au mois d’août, on se retrouve sous la nuit étoilée tout en haut des gradins du théâtre de la Mer, pour l’un de ces merveilleux spectacles de musique latino, gitane ou venue des Balkans, à proximité du bar où un certain Claude Herzog vous sert des mojitos. Lui-même tient la Ola, plage pour habitués sétois, où l’on continuera la fête après le spectacle. À noter cependant que d’autres plages ont leurs fidèles : la Voile Rouge et l’ACD avec leur clientèle « bourgeoise », les Trois Digues, simple baraque de bord de mer à mi-chemin en direction de Marseillan, pour les amateurs de plage à l’état naturel. Et quelques autres, qu’il serait difficile de toutes mentionner ici. 123


13.

La gloire de Sète

Sète pratique une réjouissante convivialité, mais à la méditerranéenne. Les visiteurs ou les nouveaux venus en ville sont instamment priés de ne pas tenter de forcer la porte des habitants de souche. Tout s’organise autour de petits cercles concentriques, où l’on pénètre par affinités ou par cooptation. Le temps d’apprivoiser cette réalité sociale méridionale, insulaire et complexe, vous finirez par comprendre que la vie sociale réelle se déroule dans des lieux pour initiés, parfois dissimulés dans des recoins sombres. Vous saurez qu’il est formidable d’aller traîner le dimanche matin aux puces de la Révolution, où les deux cafés débordent d’une foule bigarrée, joyeuse et bruyante. Vous apprendrez que le restaurant d’Yves Faurie, The Marcel, est un carrefour majeur. Que de petits bars installés à l’écart, pratiquement invisibles à l’œil nu pour un promeneur distrait – le Baratcho au pont de pierre ou le Baratin, quai d’Alger, parfois le Bobar à la Consigne - sont des lieux de rendez-vous intermittents mais non-négligeables. Que, bien sûr, le Social, dans le Quartier haut, est un incontournable pendant les mois d’été. Que Chez Lulu, ancien bar pour marins du quartier du port, est une valeur indémodable. Et lorsque, au gré de vos recherches et de vos rencontres, vous aurez enregistré et testé ces informations, vous finirez par comprendre que vous n’en êtes qu’au début de votre exploration. Après plusieurs années, on vous aura mis dans la confidence : si les Frontignannais ont de grandes oreilles, c’est parce que, dès l’âge de raison, les mamans les soulèvent par les oreilles et leur disent : regarde comme c’est beau Sète. Il vous faudra deux ans de plus pour comprendre qu’il s’agit d’une blague de cour de récréation. Sète a une réalité mouvante, ce qui ajoute à sa complexité congénitale : songez que pendant une bonne quinzaine d’années et jusqu’à sa disparition, la plage de la Voile bleue exerça une hégémonie sans partage et qu’une nuit pleine de bruit et de fureur, elle disparut corps et biens. Dans l’Île singulière, méfiez-vous du mouvement des plaques tectoniques. Ce qui était vérité d’évangile en 2007 ne le sera pas forcément en 2015. Qui sait si, dans dix ans, la Ola ne sera pas détrônée à son tour par un nouveau restaurant de bord de mer ! Quand vous aurez pris la mesure de l’opacité du secret, après de longues années d’observation patiente, vous saurez alors qu’il vous reste tout à apprendre sur la nature profonde de cette ville petite, contemporaine de New York et parfois aussi compliquée qu’une grande capitale. C’est la Méditerranée en somme, dans toute sa gloire. 124


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Liste des tableaux

Liste des tableaux

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François DESNOYER (1894 - 1972) Le Port de Sète, 1948

Huile sur toile, 54,5 x 82 cm Musée Paul Valéry, Sète

Gabriel COUDERC (1905 - 1994) L’Entrée du port de Sète en 1942 Huile sur toile, 82 x 109 cm Musée Paul Valéry, Sète

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Liste des tableaux

EGO La Fête de la Saint-Louis en 1850 Huile sur toile, 70 x 118 cm Musée Paul Valéry, Sète

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ANONYME Le Port de Sète vu de la mer Huile sur toile, 130 x 290 cm Musée Paul Valéry, Sète


Gabriel COUDERC (1905 - 1994) Le Port de Sète le matin, 1948 Huile sur toile, 81 x 100 cm Musée Paul Valéry, Sète

Robert MOLS (1848 - 1903) Port de Sète, 1891 Huile sur toile, 110 x 210 cm Musée Paul Valéry, Sète

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Liste des tableaux

Antoine ROUX (1765 - 1835) Joutes en 1823

Gouache sur papier collé sur carton, 60,6 x 88,5 cm Musée Paul Valéry, Sète

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ANONYME Déchargement des oranges sur les quais à Sète, 1930 Huile sur toile, 51 x 80 cm Musée Paul Valéry, Sète


Raymond ESPINASSE (1897 - 1985) Chargement de Bauxite, Sète 1950

Huile sur papier marouflé sur isorel, 52,5 x 62,5 cm Musée Paul Valéry, Sète

Antonin Marie CHATINIERE (1828 - 1916) Personnages dans un parc, 1871 Huile sur toile, 111 x 151 cm Musée Paul Valéry, Sète

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Liste des tableaux

Paul Valéry (1871 –1945) Autoportrait Huile sur carton, 33 x 25 cm Musée Paul Valéry, Sète

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Robert COMBAS (1957) Le Contournement de Sète par Hannibal, 2000 Acrylique et huile sur toile, 200 x 240 cm Musée Paul Valéry, Sète


André CERVERA (1962) La Danse macabre de Kali, 2005

Acrylique et technique mixte sur toile, 190 x 210 cm Musée Paul Valéry, Sète

Hervé DI ROSA (1959) Les Joutes, 1992 Huile sur toile, 81 x 65 cm Musée Paul Valéry, Sète

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1.

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Une île ?


rédits photographiques

Patrice THEBAULT, 6, 8, 15, 18, 38, 98, 115, 125, 134, 138, 140 Service Communication, 13, 20, 22, 26, 27, 37, 73, 85, 86, 87, 88, 89, 92, 93, 97, 100, 103, 105, 106, 111, 116, 119

Julie CANARELLI, 63 Jean Loup Gautreau, 90 Eric TEISSèDRE, 109 Espace GEORGEs BRASSENS, 112 Agnès VARDA, 113 Philippe CHANCEL, 114

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ibliographie - Histoire de Sète,

de Jean Sagnes, Jean-Jacques Vidal et Alain Degage, qui constitue l’ouvrage de référence par excellence, et nous a servi de point de repère. 336 pages, éditions Privat, Toulouse 1991.

- Les Rues de Sète, 238 pages Ed. Ville de Sète 1988.

Malgré son aspect laborieux, ce livre fourmille de renseignements exacts et précieux sur l’histoire de la ville.

Autres sources : - Revue d’histoire d’archéologie de Sète et de sa région :

o o o o o o o o o o o o o

F, Massabiau : Les troubles politiques de 1830-1834, Tome XI, 1980 L. Bourgue : Naissance et croissance du quartier de la Bordigue, Tome XII, 1983 Bazalgues : La littérature populaire à Sète, Tome XII, 1983 L. Bourgue : Le quartier des Quatre Ponts, Tome XIV, 1986 J.-C. Gaussent : Les protestants et l’Église réformée de Sète, Tome XIV, 1986 F. Massabiau : Petite histoire du Théâtre de la Grand-Rue, Tome XVI, 1991 L. Bessière : L’activité économique à Cette durant le dernier quart du XIXe siècle, Tome XVI, 1991 C. Lopez-Dréau : La conquête de Saint-Clair, Tome XVI, 1991 J. Dalquier : La tauromachie à Sète, Tome XXVI, 2003 M. Llopis : Histoire d’une immigration : la colonie italienne de Sète (fin XIXe- début XXe) F. Malachanne : Un spectacle américain à Cette en 1905 : le Buffalo Bill Wild West Show, Tome XXIX, 2008 H. Rispoli : L’émeute du 15 avril 1789 à Sette, tome XXXIV, 2010 A. Lalanne : Caserio, l’anarchiste cettois qui a tué le Président Carnot, Tome XXXIV, 2010

- Thèses de maîtrise :

o o o o

P. Lafranchi : Sète, vainqueur de la Coupe et du Championnat de France de football en 1934, Montpellier, 1982 F. Martin : La vie culturelle à Sète de 1880 à 1905, Montpellier III, 2000 M.P. Taibo : La vie politique sétoise et ses aspects sociaux sous la IVe République, Montpellier, 1997 J.J. Taillade : La vie politique à Sète de la crise boulangiste au premier conflit mondial, Montpellier, 1992

Le port de Sète le matin (détail) Gabriel Couderc 137


1.

Une île ?

Détail de la façade du Grand hôtel, quai de Bosc 138


otes I II III IV V VI VI

VII IX X XI XII XIII XIV XV XVI

XVII XVII XIX XX XXI XXII XXIII XXIV XXV

Alain Degage,. In Histoire de Sète, Privat 1991., p. 132 Alain Degage, op.cit., p. 161. Louis Bourgue, Le Quartier des Quatre-Ponts, Revue d’archéologie et d’histoire de Sète 1986. Jean-Jacques Vidal, Histoire de Sète, op.cit., p. 150. Alain Degage, op.cit., p. 170. Jean-Jacques Vidal, op.cit., p. 182. Louis Bourgue, Naissance et croissance du quartier de la Bordigue, Revue d’histoire et d’archéologie de Sète et de sa région, Tomes XII et XIII, 1983. Jean-Jacques Vidal, op.cit., p. 198. Jean-Jacques Taillade, La vie politique à Sète de la crise boulangiste au premier conflit mondial, mémoire de maîtrise, Montpellier 1992. Vidal, op.cit., p. 200. Ibid., p. 208 Jean Sagnes, « Mouvements sociaux et luttes politiques » in Histoire de Sète, op.cit, p. 245 Ibid., p. 250. Ibid., p 247 Ibid., pp. 248-249 Esquisse de l’histoire d’un port, Louis Dermigny, cité par Louis Bourgue in Le quartier des quatre ponts, Revue d’histoire et d’archéologie, Tome 14-15, 1986, p. 15 Cité par Alain Camelio, Sur les chemins de l’identité, Revue d’Histoire et d’archéologie…, Tome 24-25, Sète 2010. Magali LLopis, La colonie italienne de Sète (fin 19e, début 20e ), Revue d’histoire et d’Archéologie, T. 26-28, 2003. Alain Camelio, op.cit., p. 112. Florence Martin, La vie culturelle à Sète de 1880 à 1905. François Massabiau, Petite histoire du théâtre de la Grand-Rue, 1846-1926, Revue d’histoire, op.cit., 200 Jean-Jacques Taillade, op.cit Florence Martin, op.cit, Jacques Dalquier. La tauromachie à Sète, Revue d’histoire, 2003 Jean-Jacques Vidal, op.cit., p. 203. 139


1.

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Une île ?


able des matières Page 7

Préface

Page 11

1. Une île ? 2. Les Halles, pôle magnétique 3. La ville qui n’existait pas 4. L’histoire immobile de l’Ancien Régime 5. La Révolution ignorée 6. Et le chemin de fer fut 7. Une cité du 19e siècle 8. Virage à gauche 9. Souvenirs de l’âge d’or 10. Joutes éternelles 11 . Les nouveaux visages de Sète 12. L’ombre des grands hommes 13. La gloire de Sète

Page 17 Page 25 Page 31 Page 39 Page 45 Page 51 Page 57 Page 65 Page 83 Page 91 Page 107 Page 117 Page 127 Page 135 Page 137 Page 139

Liste des tableaux Crédits photographiques Bibliographie Notes

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Editions Au fil du Temps Route de Trinquies 12 330 SOUYRI (France) www.fil-du-temps.com Direction artistique : SICHI Stéphane Relecture & Corrections : CAYZAC Maryze N° ISBN : 978-2-918298-09-0 Dépot Légal : Juin 2011


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Achevé d’imprimer en juin 2011 sur les presses de Graphi Imprimeur à Rodez , Aveyron 145


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« Île singulière ». a écrit Paul Valéry de sa ville natale. Pendant des siècles, Sète resta un territoire vierge, une boule de calcaire couverte de pins et entourée de sables marécageux, qui servait de refuge aux pêcheurs et aux corsaires. Son accès y était malaisé, par terre ou par mer. Il fallut la décision de Louis XIV et de grands travaux d’aménagement pour que soit créé de toutes pièces en juillet 1666 ce nouveau port de mer qui avait vocation à desservir les États de Languedoc. Mais la seconde et véritable naissance de la ville date de l’arrivée du chemin de fer en 1839 qui la reliait enfin au reste du pays. La population et l’activité portuaire grimpèrent en flèche en quelques décennies. La vraie nature de Sète – qu’on appela généralement Cette jusqu’en janvier 1928 – est donc celle d’une ville du 19e siècle. Une ville de canaux et d’îlots artificiels reliés par ses ponts de pierre ou de métal. Un port de commerce où venaient s’amarrer de grands voiliers puis des cargos venus du monde entier. La bourgeoisie se composait de grands négociants souvent protestants et originaires du nord de l’Europe. Sa tonnellerie, qui employa jusqu’à mille artisans à la fin du 19e siècle, fut la plus importante au monde. Ville de dockers et de commerçants, Sète fut et resta une ville fiévreuse, traversée par les passions politiques et l’effervescence d’une vraie culture populaire qui s’exprimait au théâtre de la Grand Rue ou au travers de la littérature de « baraquette ». Écrivain et journaliste canadien, Louis-Bernard Robitaille s’est installé à Sète en 2001. Il s’est pris de passion pour cette ville qui ne ressemble à aucun autre en France. Et qui a l’âge de New York.

ISBN : 978-2-918298-09-0

Prix de vente : 24 €


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