Sommaire
Re mer c ie me nt s 4
Fau x et Fau ssa i r e s 1 9 3
P r é fac e s 6
Robert Irwin
Renaud Muselier Préside nt du Haut Conse il de l'Inst it ut du monde arabe Bruno Levallois Préside nt du Conse il d'admini st rat ion de l'Inst it ut du monde arabe
L e s M i l le et Deu x iè me s Nu it s : la f la m me i nq u iète 1 9 9 évanghélia Stead
L e s e x t ravaga nc e s de s Mill e e t Une Nuit s : de Ma r d r u s à Pa sol i n i, e n pa ssa nt pa r Poi r et 2 0 5
Mona Khazindar Direc t r ice gé né rale de l'Inst it ut du monde arabe
Edga r Weber
I nt r oduc t ion 1 1
. 3 . APRè S LE S N U I T S
André Miquel
Les voyages des Mille et Une Nuits
Essor et dé c l i n du c onte e nc hâ ssé 1 7
222
Claude Bremond
L a Ch i ne et le s Nuit s 2 2 5
.1 . L’AU BE DE S N U I T S
Zhitang Drocourt
L e Jap on et le s Mill e e t Une Nuit s 2 3 9
Q u’e s t- c e q ue le s Mill e e t Une Nuit s aujou r d ’hu i ? L e l iv r e, l ’a nt holog ie et la c u lt u r e oubl ié e 3 3
Yu r i ko Ya m a n a k a
Aboubakr Chraïbi
L e s Mill e e t Une Nuit s au Da ne ma rk 2 4 7 Peter Madsen
L a Bibl iot hè q ue a rabe de s Mill e e t Une Nuit s : le s ve s t ige s de la t rad it ion a rabe 4 3
L’A r ge nt i ne, Bor gè s et le s Mill e e t Une Nuit s 2 5 7
Ibrahim Akel
Ahmed Ararou
L a la ng ue de s Mill e e t Une Nuit s 5 5 Jérôme Lentin
Les Mille et Une Nuits dans les ar ts
. 2 . D ’ORIE N T E T D ’O CCI DE N T Gal land, les passerel les et les passeurs
260
L e s Nuit s et le s début s du t héât r e a rabe 2 6 3 ( x i x e -x x e siè c le s )
66
Monica Ruocco
E n pr é se nc e de l ’ét ra nge r : le s Mill e e t Une Nuit s et la l it té rat u r e mag h r ébi ne d ’e x pr e ssion f ra nça i se 2 6 9
L e s pa r te na i r e s s y r ie n s 6 9 Bernard Heyberger
Cyrille François
Ga l la nd , t raduc teu r et c r éateu r 8 1
L a Mill e e t Une Nuit s et la mu siq ue 2 8 3
Jean-Paul Sermain
Jean Lambert
L e s c onte s de Ha n nâ 8 7
Q ue lq ue s mu siq ue s de s Mill e e t Une Nuit s 2 9 1
Ulrich Marzolph
Les Mille et Une Nuits et le siècle des Lumières
Robert Irwin 96
De l ’Hi stoire d e l a s ultane d e Pe r se à la Suite d e s Mill e e t Une Nuit s : le s r e c ue i l s de c onte s or ie ntau x au x v ii I e siè c le 9 9 Raymonde Robert
L e c onte or ie nta l f ra nç a i s au x v i i i e siè c le apr è s Ga l la nd 1 0 5 Jean-François Perrin
L e s Mill e e t Une Nuits da n s le c i né ma a rabe 3 0 7 Ibrahim Akel
De Hol ly wood à Bol ly wood , et i nve r se me nt 3 1 1 Alain Désoulières
Jou r na l d ’u n c onteu r 3 2 3 N a c e r K h e m i r
L e s Mill e e t Une Nuit s à l ’aube du r oma n r u sse 1 1 5 Victoire Feuillebois
Réf le x ions
Wi l l ia m Be c k for d et le s Mill e e t Une Nuit s : s uite d e s conte s arabe s, Vathek et le s épi sod e s 1 2 9 Laurent Châtel
L’Orientalisme des Nuits
Pouvoi r et r e l ig ion da n s le s Mill e Une Nuit s 3 3 3 Aboubakr Chraïbi
138
De Ga l la nd à Ma r d r u s, ou du c la ssic i sme à l ’e spr it f i n - de - siè c le 1 4 1 Sylvet te Larzul
Hâ r û n a l- R a sh îd , du c onte au feu i l leton 1 4 7 Dominique Jullien
« Pe r son ne, voic i mon nom ». D ’ Ulysse à Si ndbâd : la q ue s t ion de l ’ide nt ité 3 4 5 Abdelfattah Kilito
Sha h râ z âd aujou r d ’hu i, f ig u r e d ’é ma nc ipat ion ou de l ’a nt i-fé m i n i sme ? 3 5 9 Ferial Ghazoul
L e s Mill e e t Une Nuit s et leu r s i mage s 1 6 3 Margaret Sironval
De s Lu m ièr e s au r oma nt i sme : le s Mill e e t Une Nuit s da n s la l it térat u r e a l le ma nde, de Wie la nd à Hof f ma n n 1 7 5 Richard van Leeuwen
L e s Nuit s c osmop ol ite s : R ic ha r d Bu r ton et le c onte d ’A ladd i n 1 8 7 Paulo Lemos Horta
.4 . C atalo gu e de l' e xpo si t ion Œuv r e s 3 7 0 Fi l mog raph ie 3 9 4 L i s te de s c onte s 3 9 4 Bibl iog raph ie 3 9 5 Cr é d it s photog raph iq ue s 3 9 9
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commentaires, les Nuits étaient réputées manquer du sérieux que l ’on assig nait a lors à la prose. Mais la norme est une c hose, et le goût une aut re. Semble-t-i l exc lues du pa lmarès lit téraire, les Nuits se f irent une ext raordinaire carrière, ric he de t hèmes,
André Miquel
t radit ions ou souvenirs por tés par les divers ac teurs de la vie socia le, et tout cela au f i l d ’une histoire en marc he. A insi vécurent-el les, nées sous le ca lifat de Bagdad et t ravai l lées ensuite, recomposées, reconst r uites jusqu’au x vııı e sièc le, de conteur en conteur, de scribe en scribe,
Introduction
ajoutant ici une nouvel le histoire, en ret ranc hant ai l leurs, ai l leurs encore développant, brodant, enjolivant de poèmes ou de prose rimée, se ret rouvant même au x vıı e sièc le dans les bibliot hèques de sultans t urcs car le succès des Nuits at teint les maît res de l ’Orient
N’importe qui d ’entre nous pourrait
de l ’époque, les Ot tomans.
assurer qu’ il connaît les Mille et Une Nuits, à ce simple
Qui s’étonnerait qu’ à ce t ravai l, cet te passion de
arg ument que le seul t it re lui suf f it, en lui disant la nuit,
plusieurs sièc les, les Nuits soient devenues t résor, miroir ?
espace et temps de tous les rêves, la nuit mult ipliée
Des scènes prises sur le vif, à Bagdad, au Caire ou ailleurs,
mil le fois, avec ce un de l ’absolu. Et pour tant, i l ne faut
des souvenirs d ’une histoire récente ou lointaine,
pas en rester là, il faut tenter de voir ce qui se cac he
des légendes se rassemblent ici pour évoquer le monde
derrière le t it re et, loin de ret irer quoi que ce soit
né avec l ’ islam, mais tout autant, sous forme de récits
de sa saveur, y ajoute au cont raire, comme autant
ent iers ou de simples t races, l ’Arabie des anciens temps,
de t résors qu’ il of f rirait à nos regards.
l ’Inde et la Perse, l ’Ég y pte des pharaons ou l ’ant ique
Premier étonnement : ce livre est né dans l ’anony mat,
Mésopotamie, l ’ histoire d ’A lexandre, les lut tes avec
comme nous le disent ceux qui l ’ont lu, au x sièc le de
Constant inople, l ’époque des croisades et la présence
not re ère, et son premier auteur – à supposer qu’ i l n’y
de l ’Europe marc hande jusqu’aux por tes du Levant.
en eût qu’un – f ut vite relayé par une foule d ’aut res,
Même ric hesse, et même plaisir d ’une lec t ure variée,
conteurs, écrivains, copistes, qui réaménagèrent le texte
dans les genres t raités. Qui dit Nuits dit contes de mag ie,
à leur façon. C ’est, au propre, d ’un recuei l qu’ i l faut
mer vei l leux, féeries, avec A laddin et bien d ’aut res.
parler, ajusté pièce à pièce, sur la t rame fournie
Hâr ûn a l-Rashîd incarnerait le héros d ’un aut re t y pe
par les nuits de Sha hrâzâd.
d ’ histoire, autour d ’un personnage i l lust re, ca life comme
e
L’ histoire du texte s’ouvre, à la f in du ı x sièc le, avec un
lui, mais aussi commerçant, savant, vizir, musicien,
manuscrit de quat re feuil lets qui nous éclaire sur ce qu’ i l
poète. Et puis le roman, entendons par là le récit d ’une
est convenu d ’appeler le récit-cadre, à savoir l ’ent rée
avent ure personnel le, sing ulière ; les contes moraux,
en scène de Sha hrâzâd, héroïne et conteuse. Avant et
à l ’occasion rédigés en forme de fables anima lières ;
e
après, quelques ment ions, citat ions ou commentaires, at testent l ’ex istence du texte, jusqu’au manuscrit
Coupe à pied perse
du x v e siècle aujourd ’ hui conser vé à la Bibliot hèque
Période seljoukide, fin du x ııe ou début du x ıııe siècle Lisbonne, Museu Calouste Gulbenkian
nat iona le de France (Ar. 3609, 3610, 3611). Pourquoi cet te éclipse ? Sans doute parce que dans cer tains de ces
10 11
les épopées, d ’où émerge la haute f ig ure du roi ‘Umar
dont le premier tome paraît en 1704. Si l ’on peut parler
a l-Nu’mân : enf in, toute une série de contes t issés
de succès foudroyant, ce f ut bien celui-là : deux ans après,
dans la t rame quot idienne des divers ac teurs de la vie
c’est la t raduc t ion en ang lais, puis jusqu’ à la f in du sièc le
socia le, jusqu’aux plus humbles des mét iers, bout iquiers,
en d ’aut res lang ues, a l lemand, ita lien, hol landais, danois,
ouvriers, ar t isans por tefaix, et jusqu’aux t r uands mêmes,
r usse et yiddish. En 1793, les Nuits t raversent l ’océan,
emmenés par un c hef de bande, une femme parfois,
pour Mont réa l, et c’est le début de la carrière américaine,
en l ’occurrence Da lîla la Rusée. Bien des ric hesses,
avec Philadelphie, Boston et New York. Le reste du monde
on le voit, et d ’autant plus que tel le ou tel le histoire peut
suivra, avec un retour aux sources cet te fois. Tandis que
puiser à des genres dif férents. Le c ycle de Sindbâd par
l ’Europe du x ı x e sièc le voit les savants faire la c hasse
exemple, né à par t ir d ’une lit térat ure tec hnique de
aux manuscrits, l ’Orient, berceau des Nuits, ser vi par
marins marc hands en relat ions avec l ’Inde et la Chine,
le secours nouveau de l ’ imprimerie, fait paraît re, en 1835
nous les mont re avec leurs cout umes, prat iques ou codes,
et 1839, deux édit ions du cor pus, respec t ivement dites
tout en ouvrant sur le monde féerique d’un Orient
de Bûlâq, au Caire, et de Ca lcut ta, d ’après des manuscrits
transfiguré, étendu jusqu’aux limites mythiques de la terre.
ma l heureusement non conser vés. La première assurera
À ce trésor, il manquait une vraie carrière, qui le consacrât
peu à peu son stat ut de v ulgate des Nuits.
au premier plan de la scène, d ’une scène devenue
En Europe cependant, le regard sur l ’Orient, vrai ou de
internat iona le. El le vint d ’Europe, sous la plume d ’un
convention, et avec lui sur les Nuits, connaît un tournant
savant aussi modeste que parfait ér udit en lang ues
décisif à l ’aube du x x e siècle. La traduction de Mardrus,
orienta les, A ntoine Ga l land. À par t ir d ’un manuscrit
parue en seize volumes, de 1899 à 1904, déclenchera
reçu de Syrie, il ent reprend la t raduc t ion du recuei l,
l ’enthousiasme des milieux lit téraires, de Mallarmé à Gide,
Grenade
Iran, fin du Xv ıııe siècle Collection particulière
POIRE
Iran, X ı Xe siècle Collection particulière
en passant par Pierre Louÿs, Proust, Va lér y et bien d ’aut res. Se voulant œuvre autant que traduction, la version Mardrus accent ue de ci de là, jusque dans le texte, l ’exotisme et l ’érotisme de l ’original : toutes choses dans l ’air de son temps, celui de la Belle Époque. L’emballement saisira une foule d’artistes, peintres, graveurs, musiciens, avec la Shé hérazade de Rimski-Korsakov ou Marouf, savetier du Caire, l ’opéra d ’Henri Rabaud, et puis le théâtre, le cinéma, jusqu’à aujourd ’ hui. Tout s’est passé f ina lement comme si le long c heminement des Nuits dans l ’ histoire avait été prév u pour faire de cel le-ci une produc t ion de rêve, et d ’un rêve assuré par le stat ut et la pérennité d ’un monument de la lit térat ure universel le. Les br umes mêmes dont cet te histoire s’enveloppe, et que les savants ne par viendront peut-êt re jamais à dissiper jusqu’au bout, ne seraient là que pour protéger l ’espace de ce rêve, tout en l ’ invitant à voir c haque fois au-delà. Rêvons donc, en commençant par l ’ héroïne, Sha hrâzâd, ast reinte à conter, de nuit en nuit, sous peine de perdre la vie. On l ’oublie t rop souvent, por té que l ’on est par le récit, et l ’on saute même, dans la lec t ure, les deux formules rit uel les qui scandent la f in de la narrat ion et sa reprise à la nuit suivante. On oublie, oui, que ces histoires relèvent d ’une seule et unique, du dest in qui assig ne à la jeune femme, avec l ’aube, sa mor t ou sa sur vie. Et l ’on oublie aussi toute la maît rise qu’el le doit déployer pour que, d ’une façon ou d ’une aut re, son cr uel auditeur souhaite à c haque fois ne pas en rester là, en la t uant. L’aube, comme nous dit le texte, vient-el le réel lement saisir Sha hrâzâd ? Mais non : quoi
Le livre des Mille Nuits et Une NuiT
qu’ il en soit, el le a tout fait pour que, en suspendant
Illustration de Léon Carré 1926-1932 Paris, Institut du monde arabe, collection du musée
le plus judicieusement possible son récit, el le laisse le désir du roi suspendu lui aussi, suspendu à la suite. A lors, héroïne de roman, Sha hrâzâd ? Sans doute, mais pas seulement. Un modèle de beauté, d ’ intel ligence et de savoir ? Assurément, et pour tant, les deux personnages se conjug uent en un aut re, celui de la femme, por teuse, autant que d ’enfants, de parole et de droits. Le message était d ’autant plus clair qu’ il se formulait dans le f lux d ’un nouveau langage, simple et sans aut res ef fets que
12 13
ceux ex igés par le récit lui-même : c’était pour Sha hrâzâd une ver t u de plus, que de parler comme tout le monde, ou plutôt à tout le monde, en faisant à son public, par endroits, l ’ honneur de l ’élever à l ’écoute d ’un st yle noble, jusqu’ à la poésie, ou de sujets que l ’on eût pu croire, avant el le, réser vés aux seuls savants. Mais à quoi sert de parler, sinon pour la vie, à commencer par celle qui réclame ses droits en notre corps ? Dans toutes les histoires, ou les simples passages, où il s’exalte aux gestes de l ’amour, tout est dit, et parfois proclamé, pour que, à l ’égard de la libre parole de Shahrâzâd, la vie occupe tout l ’espace qui lui a été concédé dans la création. Alors, débridé, cet amour ? Sans doute, mais pour autant qu’il ne déborde pas des limites que lui trace l ’ordre sacré et nat urel des choses, jusqu’à faire ce qui est mal. A insi serait dévolu à Sha hrâzâd un dernier rôle, plutôt inat tendu, de por te-parole d ’une mora le, cel le-là même qui, selon les premiers lec teurs des Nuits, faisait ranger le recueil au répertoire des œuvres édifiantes, dont le goût aurait été encouragé à l’époque et à l’instigation d’Alexandre. Si loin que l’on se situe de ce supposé modèle, il reste que les Nuits, à leur manière et avec toutes les ressources du conte, nous invitent au spectacle d’un monde où l’amour, le sexe, la recherche du bonheur, l’envie de la richesse et tant d’autres désirs débouchent finalement sur une fin juste, qui voit parfois le héros mourir pour la bonne cause, mais jamais le méchant triompher. Parei l t résor repoussera toujours plus avant not re besoin de bon heur. On croit l ’avoir épuisé à la simple lec t ure, et pour tant, dès que le conteur ent re en scène, sa parole vient y ajouter plus de rêve encore. Et quant au regard… Proust, qui découvrit, enfant, les Nuits sur les vig net tes coloriées de viei l les assiet tes de fami l le, lut le recuei l Alf layla wa-layla
Manuscrit turc des Mille et une Nuits Turquie, Constantinople (?) Début du XV ıe siècle Collection particulière
toute sa vie, à t ravers Ga l land et Mardr us, et se prit à rêver êt re l ’un de ses personnages, promeneur noc t urne, tel Hâr ûn a l-Rashîd, dans les r ues de Paris ou de Venise. Nous n’aurons pas à aller si loin : là, à deux pas, les Nuits nous at tendent, comme un f lori lège de souvenirs, de rêves, de réponses, aussi, à ce que demande, par-delà les limites de not re quot idien, la par t la plus ex igeante, la plus fer t i le, de nous-mêmes.
Las mil y una noches [Les Mille et Une Nuits]
Illustration de José Segrelles 1932 Paris, Institut du monde arabe, fonds de la documentation
.1.
L'AUBE DES . NUITS
mère, obtenant ainsi la vie sauve. L’essent iel des Mille et Une Nuits est là : un ancrage dans la lit térat ure persane écrite, et dans le genre du miroir des princes ; une adaptation ingénieuse par un anonyme, dans une nouvelle lang ue, sous une nouvel le ident ité ; une usine
Aboubakr Chraïbi
à récits, qui va générer sa propre lit térat ure, sous les sig nes du pouvoir polit ique sans par tage, de la just ice et de l ’ injust ice, de la vie et de la mor t, de la passion et de la raison, de la procréat ion (Sha hrâzâd devient mère ! ) et d ’un éternel recommencement.
Qu ’e st ˜ce qu e le s M ille et U n e N u its aujou rd’hu i ? Le li vre , l’a nthologie et l a cultu re oubliée
Quels récits la conteuse a-t-elle choisis pour le roi ? Impossible à dire. Deux hypothèses : selon les commentateurs arabes du x e siècle, il s’agirait de récits didactiques semblables aux fables de Kalîla wa Dimna ; selon un poète persan du xı e siècle, Qatrân al-Tabrîzî, ce seraient des récits épiques semblables à ceux du Shâh-Nâme. Mais rien ne correspond ! Nous avons peu d ’ histoires de ce genre dans les manuscrits des Nuits qui nous sont par venus. La comparaison avec les Cent et Une Nuits montre que l ’on peut vider le récit-cadre de tous ses contes et le remplir d ’une nouvelle matière, de façon à faire raconter autre chose par Shahrâzâd au roi.
Au départ, le cas des Nuits n’avait rien
Le remplissage peut se faire de manière réfléchie ou
de mystérieux. Les auteurs arabes des i x e et x e sièc les
aléatoire. Les versions disponibles des Mille et Une Nuits
renvoyaient unanimement vers les Mille Contes, un livre
semblent avoir subi une première transformation réfléchie,
persan, du même genre que Kalîla wa Dimna ou Sindbâd
suivie d ’une autre plus aléatoire. Autrement dit, les Mille
le sage, qu’un adaptateur un peu orig ina l avait int it ulé,
et Une Nuits sont aujourd ’ hui composées d ’un premier
lors de sa t ransposit ion en arabe, Mille et Une Nuits.
segment que l ’on peut interpréter comme un livre avec
La nouvel le version du livre a donné lieu à un nouveau
un début et une fin, puis d ’un second, assez hétérogène,
t it re, et le nouveau t it re, désormais emblémat ique,
instable, qui relève de la compilation. Le livre réunit
marqué par le ta lent de son créateur anony me, a été
le récit-cadre et les cinq premiers cycles ou histoires
à l ’orig ine d ’une nouvel le mat ière, at testée à par t ir
qui lui succèdent : 1. « Le Marchand et le démon » ;
du x v siècle. Du x au x v siècle, nous ig norons quel les
2. « Le Pêcheur et le démon » ; 3. « Le Portefaix » ;
aut res t ransformat ions le texte a subies. Le récit
4. « Les Trois Pommes » ; 5. « Le Bossu »1. Un élément
e
e
e
fondateur ou générateur des Nuits, ce que l ’on appel le le récit-cadre, a quant à lui peu c hangé, et ce quel les que soient les versions : un roi prend c haque jour une femme
Dessin de costume pour la danse sacrée du Dieu bleu
et la met à mor t le lendemain, jusqu’ à ce qu’ i l en épouse
Léon Bakst 1912 Paris, Centre Pompidou, Musée national d’art moderne – Centre de création industrielle
une, Sha hrâzâd, qui, par tageant sa couc he et le tenant en ha leine par les histoires qu’el le lui raconte nuit après nuit, épisode après épisode, tombe enceinte et devient
32 33
Un jeune homme ruiné est contraint de vendre l ’esclave qu’il aime passionnément ; il échange avec elle un dernier poème ; l ’acheteur, comprenant par le poème qu’il est en train de séparer des amoureux, rend généreusement la fille à son maître et leur laisse l ’argent. On peut cer tes rencont rer cet te anecdote dans les Nuits, mais el le a peu à voir avec les Nuits, c’est-à-dire avec la par t ie la plus carac térist ique et la plus représentat ive des Nuits ; en revanc he, el le est en parfaite adéquat ion avec l ’adab et la lit térat ure arabe c lassique. D’ai l leurs, cet te même anecdote se t rouve dans une douzaine de livres savants dont la plupar t sont antérieurs à nos manuscrits des Nuits. C ’est de là qu’el le provient. El le développe deux t hèmes dist inc t ifs des t radit ions savantes : le devoir mora l de ne pas séparer deux amoureux sincères (selon les cont raintes propres au ‘i shq, à l ’amour passion, car leur vie en dépend) ; la générosité comme qua lité individuel le ult ime (selon une ét hique préislamique qui a fait débat, pour f inir par t riompher, au i x e sièc le). C ’est en rappor t avec la lit térat ure c lassique et son contexte que cet te pet ite anecdote t rouve tout son sens. Par ai l leurs, dans cet te anecdote, le poème n’est pas un simple ornement mais possède une fonc t ion narrat ive sans laquel le le récit n’aurait pas été compris : i l a permis à l ’ac heteur d’appre ndre la vé r ité sur la relat ion qui lie les deux jeunes gens, d ’où son ac te de générosité. Si l ’on examine l ’ut i lisat ion qui est faite de la poésie dans le noyau stable des Nuits, on s’aperçoit qu’ i l est souvent fait appel à l ’un des t raits que l ’on vient de constater : la t ransmission d ’une infor mation vé r idique ! De ce point de v ue, lit térat ure c lassique et lit térat ure médiane Hezâr-o y ek shab [les mille et une nuits]
Calligraphie par Mohammad Ja‘far al-Golpâyegâni Illustration de Mirzâ Hasan ibn Âqâ Seyyed Mirzâ Téhéran, 1275 / 1858 Collection particulière
se rejoig nent, avec, pour cet te dernière, un st yle cer tes moins soutenu (s’adressant à ceux qui désirent non pas s’ inst r uire mais se dist raire). Dans tous les cas, la poésie est supposée reproduire f idèlement ce que pense tel ou tel personnage, ou bien une vérité généra le sur la vie et les c hoses, ou bien encore des descript ions que l ’on ne met t ra point en doute, sans que cela af fec te nécessairement, comme dans l ’anecdote ci-dessus,
la prog ression du récit. Ce rôle dévolu à la poésie,
En somme, à côté des t ravaux t rès impor tants sur
por teuse de vérité, se t rouve encore dans la lit térat ure
la st r uc t ure ou le st yle, les t raduc t ions ou l ’ impac t
indienne, où, par exemple, les ma x imes et paroles
ext raordinaire des Nuits sur la lit térat ure et les ar ts
de sagesse qui accompag nent les fables du Panchatant ra
du monde, i l reste un vaste c hant ier qui concerne tout
sont en forme de stances, pour mieux en soulig ner
simplement les sources des Nuits, la lit térat ure médiane
l ’ indépendance. Mais ce rôle véridique du poème, que
qui les por te et, au-delà, la cult ure qui por te à son
l ’ islam a tenté de réduire, s’enracine t rès profondément
tour cet te lit térat ure. Où tout reste à découvrir. Ce sera
dans la cult ure arabe et dans la cult ure arabe
précisément, dans les années qui viennent, l ’objec t if
préislamique, où poète et prophète se confondent
en France du projet ANR rat tac hé à l ’Inst it ut nat iona l
et où l ’émotion et la diction sing ulière (parler
des lang ues et civi lisat ions orienta les 5 . En at tendant,
en rimes et en r y thme) sont l ’expression d ’une
la présente exposit ion permet d ’apprécier, ent re aut res,
instance qui dépasse les paroles ordinaires des hommes
suf f isamment de manuscrits pour que l ’on puisse se
et qui ne peut donc mentir. Bien entendu, cela a été
rendre compte de la ric hesse du fonds ; el le nous incite
une source de malentendus pour les traducteurs
peut-êt re aussi, au passage, à renouveler not re regard
des Nuits, qui recherchaient d ’abord dans le poème
sur l ’ islam arabe médiéva l, dans sa g loba lité, en tant
une valeur esthétique.
que civi lisat ion (et non pas seulement comme relig ion),
En ce qui concerne les contes populaires adaptés
avec ses textes ét ranges et sur prenants, et son étonnante
aux Nuits, on peut évoquer le cas de l ’« Histoire de
ouver t ure, el le aussi, un peu oubliée aujourd ’ hui.
Hasan, le garçon dont tous les souhaits se réa lisent », d ’après un manuscrit inédit de la Bibliot hèque nat iona le universitaire de St rasbourg (Ar. 4278, f o 552a). Il s’appuie sur un t hème célèbre du fol k lore (du t y pe ATU 652) qui relève du conte mer veil leux. Cependant, comme cela arrive presque systémat iquement, il a subi un t raitement qui tend à le rapproc her d ’une lit térat ure médiane : sa tail le a été aug mentée (de deux pages généra lement à une ving taine de pages ! ) ; il est rappor té par écrit dans un arabe moyen ; en out re, sur le plan dramat ique, il s’est v u ajouter les avent ures couleur loca le d ’un vieux hasc hisc hin qui se promène dans les r ues du Caire coif fé d ’une demi-pastèque. Cet épisode supplémentaire
1. Les points de convergence et de divergence ent re ces cinq c yc les sont t raités par Claude Bremond dans le tex te q u’ i l consacre dans le présent ouv rage à l ’enc hâssement, p. 17.
t ranc he par son reg ist re comique, son carac tère citadin, et cont raste par rappor t à l ’aspec t mer veil leux (et t rès sérieux) du t hème de dépar t. C ’est aussi une manière
2. Voir dans le présent ouv rage le tex te de Claude Bremond, p. 17.
de faire évoluer prog ressivement un récit d ’une lit térat ure (populaire) vers une aut re (médiane). Le même phénomène a été constaté, rappelons-le,
3. Voir dans le présent ouv rage le tex te de Jérôme Lent in, p. 55.
lors de la t ransformat ion d ’une fable en l ’ histoire 4. Voir Mille e t Une Nuits, éd. Benc hei k h et Miq uel, 2005-2006, II, p. 139.
du « Cinquième Frère du barbier ». Cependant, nous avons af faire ici à un conte qui a été adapté aux Nuits mais qui est resté inconnu du public.
5. Voir dans le présent ouv rage le tex te d ’Ibra him A kel, p. 43.
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Bol au chameau
Inde, Samarra Époque abbasside, ı Xe siècle Londres, Furusiyya Art Foundation
Boîte
Égypte ou Syrie, vers 750-850 Londres, The Victoria and Albert Museum
Bol en forme de mortier avec décor végétal
Irak, ı Xe siècle Oxford, The Ashmolean Museum of Art and Archaeology
Aquamanile
Syrie, Raqqah, X ıııe siècle Paris, musée du Quai Branly
Flacon en forme d’âne
Syrie, Alep, vers le ı Xe-Xe siècle Londres, The British Museum