CHAÏM
SOUTINE
Ill. 1 A me d eo M o d i g l i a ni , C h a ï m S o u t i n e , 1917, huile sur toile, 91,7 × 59,7 cm Washington, Chester Dale collection, National Gallery of Art
SOUTINE ET LES DÉBATS DE SON ÉPOQUE
N
ombre de commentateurs au cours de la vie de Soutine ont tenté de nous faire accroire que jamais un artiste n’a autant ressemblé à son œuvre. Ses tableaux si déroutants, cette laideur si repoussante ne pouvaient qu’être le fruit d’un individu au comportement anormal, d’une personnalité psychologiquement perturbée. Ce que nous savons de lui ne laisse pas présumer ce lien de cause à effet. Du point de vue clinique, nous savons que Soutine avait un ulcère à l’estomac dès son arrivée à Paris, maladie dont il succombera en 1943. Le stress engendré par son immigration, sa survie de chaque jour, ses difficultés d’intégration, ajoutés à l’inquiétude propre à son projet artistique, ne firent qu’accentuer, voire favoriser sa maladie, mais n’ont pas « déterminé » les contours de son œuvre. Quant à sa folie supposée, tout au plus pouvons-nous avancer une timidité maladive, une certaine misanthropie, voire une originalité avérée. Cela ne justifie pas que Soutine ait été un peintre expressionniste. Ni son ulcère, ni sa folie ne sauraient expliquer cette peinture violente, instinctive et déséquilibrée, où le peintre lutte avec la matière. Non, l’œuvre n’est pas le miroir de l’homme. Si l’on dissocie au contraire l’homme à la vie peu banale de son œuvre, on a plus de chance de mieux comprendre l’un et l’autre. Et puis, il faut bien l’avouer, nous savons peu de choses sur l’homme tant il a fait l’objet de légende, en réinsufflant le mythe du peintre maudit ou du génie. Il y a là tous les ingrédients du roman d’artiste. Avouons aussi que nous n’en savons pas davantage sur son œuvre : datations inexistantes, lieux de création approximatifs, collections plus ou moins recensées, déficit d’expositions personnelles durant sa vie – ce qui n’aide pas l’historien d’art à en déterminer le corpus précis –, peu ou pas de documents ni de correspondances. Ces approximations préparent le terrain à tous les fantasmes sur l’homme et l’œuvre dont la fiabilité reste sujette à caution.
PAR SOPHIE KREBS
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sur la connaissance qu’avait Soutine de ces artistes. Tout juste peut-on prudemment avancer que, quand il arrive en France, il n’est pas expressionniste. Ses premières œuvres montrent un peintre réaliste mais qui ne déforme pas et dont la couleur est encore balbutiante. C’est à partir de son séjour à Céret qu’il le devient. Le plus souvent dans cette période de l’entredeux-guerres, Soutine est comparé par la critique à l’artiste autrichien Oskar Kokoschka42. Par Waldemar-George bien sûr mais aussi par Wilhelm Uhde 43 et par bien d’autres Allemands qui, lors de l’exposition en 1931 à Paris à la galerie Georges Petit, relancent le débat. Soutine est-il influencé par Kokoschka ou inversement ? La critique allemande 44 soutient que Soutine doit tout à l’artiste autrichien tandis que les Français pensent que Soutine l’emporte. Certains, comme Basler, l’accusent de réintroduire la peinture allemande en France, la peinture « boche ». Mais comme toujours, on ne peut rien affirmer ou confirmer sinon une proximité artistique (coups de brosse expressifs, voire gestuels ?), encore que les rapprochements soient difficiles : périodes, lieux, cultures et contextes différents… Kokoschka ne déforme pas ses portraits et il ne traduit pas cette instabilité qu’exprime Soutine dans ses paysages. Quant aux natures mortes, peu nombreuses il est vrai chez l’Autrichien, tout les oppose (ill. 3). Le symbolisme des objets, et notamment celui du crâne écorché, véritable vanité chez Kokoschka, n’a pas grand-chose à voir avec les dépouilles (bœuf écorché ou lapin ouvert), presque palpitantes de vie et comparables à une autopsie, à une leçon d’anatomie si chères à Soutine45, comme si l’artiste recherchait le mystère de la vie. Cet art ne pouvait que venir de l’étranger tant il différait de ce que d’aucuns associaient à l’art français. Ce n’est que sporadiquement et tardivement qu’on fit allusion à Rouault, que Soutine confia
Ill. 4 J e a n F a u t r ie r , L e G r a n d S a n g l i e r n o i r , 1926, huile sur toile, 195,5 × 140,5 cm Paris, musée d’Art moderne de la Ville de Paris
plus qu’une école artistique mais un état d’esprit, codifié a posteriori. […] Ces figures : pâtissiers, communiantes, jeunes garçons ou jeunes filles sont de douloureuses effigies, où apparaissent, bien mieux que dans les autres tableaux, le pessimisme de Soutine et son penchant pour la déformation dans le sens dramatique. C’est là surtout qu’il est gothique d’esprit, sinon de forme, encore qu’il ait tendance à étirer les personnages qu’il peint40. » Pour faire accroire ce lien entre Soutine et les Allemands, on a même imaginé un voyage à Berlin41. En fait, on ne peut que faire des conjectures
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Ill. 5 R e mb r a nd t, L e B œ u f é c o r c h é , 1655, huile sur bois, 94 × 69 cm Paris, musée du Louvre
PORTRAITS
Autopor t rait , vers 1918, 54,6 × 45,7 cm, The Henry and Rose Pearlman Foundation, en depôt au Princeton University Art Museum Cat. 2
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Cat. 3
Madeleine C a staing , vers 1929, 100 × 73,3 cm, New York, The Metropolitan Museum of Art Cat. 4 Por t rait de Maria L ani , 1929, 73,3 × 59,7 cm, New York, The Museum of Modern Art
Cat. 7 Por t rait du sculpteur Oscar Miestchaninoff , vers 1923-1924, 83 × 65,1 cm, Paris, Centre Pompidou, Musée national d’art moderne
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NATURES MORTES
Cat. 29
Natur e mor te aux har eng s , vers 1916, 64,5 × 48,6 cm, collection Larock-Granoff
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Cat. 30
L es Glaïeuls r ouges , vers 1919, 54,6 × 45,7 cm, Detroit Institute of Arts
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Cat. 35
Natur e mor te au faisan , vers 1924, 64,5 × 92 cm, Paris, musée de l’Orangerie
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Cat. 36
L a Ta ble , vers 1919, 81 × 100 cm, Paris, musée de l’Orangerie
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