"DESOBEISSANCE CIVILE ET NON-VIOLENCE"1 Mathieu Vernerey INTRODUCTION En 1995 émerge le projet d'un mouvement de désobéissance civile - à l'instar de celui qui fut mené par Gandhi et qui participa, sans pour autant en être la cause réelle, à l'indépendance de l'Inde vis-à-vis de l'Angleterre - s'appliquant cette fois-ci à la lutte du peuple tibétain dans le contexte de l'occupation coloniale chinoise actuel. L'initiative de ce projet, même s'il semble a priori paradoxalement ne pas avoir eu beaucoup d'échos auprès des Tibétains eux-mêmes, a suscité à la fois une certaine perplexité et une certaine admiration dans les milieux de soutien occidentaux. Le silence des Tibétains est en fait issu d'un malaise à parler de ce sujet car, outre la divergence de la ligne politique de ce projet avec la ligne officielle des autorités tibétaines en exil, le caractère non-violent de l'application dans les faits d'une telle entreprise pouvait être sérieusement discuté. Ce malaise provenait aussi en grande part du fait que le Dalaï Lama, garant moral de l'unité du peuple tibétain et de la nature non-violente de son combat, n'avait justement donné aucun aval explicite à cette entreprise, ne garantissant ainsi pas son caractère de nonviolence aux yeux d'une majorité, silencieuse, de Tibétains. La réserve du Dalaï Lama, ainsi que la perplexité suscitée en occident, sont assurément inspirées du même type de considérations que pouvait porter Hannah Arendt à l'égard du mouvement de Gandhi : la Chine à laquelle ont affaire les Tibétains n'est pas "l'Angleterre" de Gandhi, mais ressemble bien plus dans son rapport à la violence à "la Russie de Staline, l'Allemagne de Hitler ou même le Japon d'avant-guerre". Il en découle une difficulté de taille. Peut-on désobéir à un État qui a recourt à la violence pour dissuader de désobéir? Peut-être le Dalaï Lama était-il gêné par le caractère illégal de la désobéissance civile - qui permettrait au régime chinois d'en prétexter le caractère criminel et d'en justifier ainsi la répression, ou encore, d'en prétexter la nature terroriste pour justifier de ne pas dialoguer avec les autorités tibétaines en exil - par la certitude en tous les cas des représailles chinoises aussi bien sur ceux qui en feraient actes que sur le peuple tibétain lui-même, ou bien encore par le même type de considération qui amena Hannah Arendt à dire que la volonté de se sacrifier soi-même est "une forme de fanatisme uniquement tendue vers son objectif, qui est en général le fait d'excentriques et de toute façon a pour effet de rendre impossible une discussion rationnelle des données du problème". Le caractère illégal de la désobéissance civile semble souvent marquer les esprits de ceux qui se soucient avant tout de la moralité d'un acte ou qui se cachent derrière ce prétexte pour d'autres raisons. C'est pourquoi on dira de la désobéissance civile qu'elle constitue ou bien un crime ou bien un acte de conscience. On sera tenté alors de se référer à la conscience civique pour l'accabler ou au contraire pour la justifier. Il est pourtant une autre manière de poser la question de la justification de la désobéissance civile. La non-violence permet-elle de justifier l'infraction à la loi dans la désobéissance civile? Il convient d'éviter de donner un contenu moral à la non-violence, et de la considérer au contraire froidement comme un moyen au même titre que la violence. Il est d'ailleurs très instructif de demander à quelqu'un d'attentif à la voix de sa conscience de considérer que la non-violence peut être beaucoup plus violente qu'il ne le pense et qu'elle peut même s'avérer sous certains aspects plus terrifiante que la violence elle-même. C'est du moins ce que nous serons amenés à considérer à travers son application dans la désobéissance civile et à travers sa confrontation à la violence. A travers la violation de la loi d'un État, la désobéissance civile semble représenter pour celui-ci une affaire de politique intérieure et relever ainsi de ce qui fonde par ailleurs sa souveraineté. Or, c'est précisément la souveraineté de l'Angleterre sur les Indes qui était contestée par Gandhi, de la même manière que les Tibétains qui projetèrent de désobéir à la domination chinoise contestaient la souveraineté de la Chine sur le Tibet. Il en découle que la désobéissance civile peut être amenée à remettre en question
1 Mémoire de philosophie morale et politique (maîtrise de philosphie - Lyon3) Année univesitaire : 1998-1999