Genèse du patronat 1780 – 1880

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« Genèse du patronat 1780 – 1880 », Jean Lambert-Dansette, Hachette, Paris 1991 il est enfin des hommes et des familles qui quittent leur nation d'origine. Ceux-là acceptent une rupture radicale. Après avoir décidé de vivre sur un sol étranger, ils adopteront souvent la nationalité française. À première vue, le phénomène paraît banal: la France patronale ne fait que confirmer le tableau d'une société française de tout temps profondément brassée par les courants d'immigration. On peut pourtant tenter de cerner de façon plus précise les raisons de ces choix. Des trajets très divers David Haviland, né à Northcastle dans l'État de New York en 1814, commissionnaire en poteries à New York, fonde à Limoges, en 1842, une fabrique de porcelaines qui deviendra célèbre. L'atelier qu'il crée va sortir des produits dans les goûts de ses compatriotes. Fixé en France, Haviland fonde en 1855 une grande usine où seront réunies la fabrication de la porcelaine et la réalisation des décors; il exporte aux États-Unis les productions de sa ville d'adoption. David Haviland décède à Limoges en 1879. Charles, né à New York en 1839, et Théodore, né à Limoges en 1842, succèdent à l'Américain devenu un citoyen français. Charles Joya quitte Naples; gagnant le Dauphiné, il se fixe à Vizille. Johanny, son fils, y naît en 1840, apprend le métier de son père et devient chaudronnier. Il fait son tour de France, revient en Dauphiné et, en 1860, transfère l'atelier familial à Grenoble. Une firme d'origine italienne s'enracine en France. Traj et plus insolite du Polonais Alexandre Antuszewicz. Né à Grodno en 1807, il participe à la révolte de 1830, se réfugie en Alsace, s'y marie, se fait représentant en vins de Bourgogne, puis vire vers l'industrie. Devenu fondé de pouvoir du Mulhousien Fritz Koechlin, il est chassé par la guerre de 1870; parvenant à Remiremont à la fin de 1870 avec des ouvriers alsaciens, le Polonais construit, avec la famille Schwartz, une filature mise en route en 1872. L'exode est alors terminé. Trois histoires, trois trajets, trois nationalités qui, d'ailleurs, figurent l'exception dans le mouvement de l'immigration étrangère marquant le patronat à l'époque pionnière : le groupe américain ne sera pas légion dans l'entreprise française ; Haviland y est rejoint par le fabricant d'armes Hotchkiss' et par le couple des Hutchinson qui crée en 1858 à Langlée, près de Montargis, une entreprise dont le nom, lui aussi, est appelé à la notoriété'. Les Italiens (hormis dans nos ports du Sud) ne seront guère nombreux dans nos firmes nationales; l'exemple polonais, enfin, n'est là que pour rappeler la terre d'accueil aux réfugiés politiques qu'est la France de ce temps. Ces trois personnages ne suffisent pas à faire comprendre les forces d'aimantation qui mènent des étrangers à l'entreprise française. 73 1 BenjaminBerkeley Hotchkiss (1828-1885), ingénietr, installe à Vienne (Isère) une fabrique de munitions en 1867, transférée à Saint-Denis en 1870 et transformée en usine d'armement. 2 Fabrique de pneumatiques et de produits à base de caoutchouc.

Immigrés sur nos port) 0 uverts par nature aux échanges avec d'autres nations, accueillant des voyageurs venus de tous les horizons pour traiter leurs affaires, retrouvant après 1815 leur prospérité atteinte, un quart de siècle durant, par l'affaiblissement des échanges dû à la guerre, les ports attirèrent l'étranger. Nos places maritimes présentent en certains cas un condensé de toutes les nationalités qui, au XIX' siècle, viennent enrichir les rangs du patronat français. Les activités liées à l'armement, au commerce international, avant même l'industrie, révèlent cette présence. À Marseille, le grand négoce est marqué par des maisons d'origine méditerranéenne. L'Italie y a sa part : plusieurs familles venues de la région ligure tiendront une place notable dans l'économie phocéenne. Certaines sont arrivées à la fin de l'Ancien Régime, comme les Strafforello qui, établis à Marseille comme négociants vers 1750, proviennent de Port-Maurice, une ville des environs de Gênes'. Des Carsamillia, qui apparaissent presque en même temps, venus de la même ville, on comprend le trajet: Léonard Carsamillia dirige avec ses frères une firme de commerce prospère dans sa ville natale; il vient à Marseille en 1797, s'y fixe comme négociant-armateur, laissant à PortMaurice sa future femme: c'est par procuration donnée à un frère resté à Port-Maurice qu'il épouse Catherine Aquarone, d'une famille qui elle-même occupera à Marseille une position notable. Certaines de ces venues ne sont que temporaires : l'attraction du pays d'origine peut demeurer dominante. Le couple Carsamillia vit a Marseille jusqu'en 1830, puis regagne Port-Maurice où Léonard Carsamillia décède en 1844. Sur leurs neuf enfants, plusieurs vont se marier à Marseille et resteront français, les plus jeunes faisant souche en Italie où ils sont retournés avec les parents. La naturalisation, en nombre de cas, amarre décisivement ces immigrés a leur terre d'adoption. Cette mesure juridique n'allait pas de soi. La législation (notamment les lois du 3 décembre 1849 et du 29 juin 1867) en faisait une procédure pesante: un délai de plusieurs années devait s'intercaler entre l'autorisation des pouvoirs publics d'établir le domicile en France et la demande de francisation. La loi de juin 1867, en son article 2, substitue cependant, au délai de trois ans après l'admission au domicile, celui d'une année à l'égard des étrangers méritants. Ceux qui auront rendu à la France des services importants, introduit « soit une industrie, soit des inventions utiles », qui auront apporté des « talents distingués, formé de grands établissements... » pourront disposer du délai de faveur. Notre pays crée donc un appel d'air. Aux yeux des gouvernants d'une nation dont la modernisation réclame des talents, il paraît bon qu'une dynamique venue d'ailleurs renforce l'énergie des milieux autochtones. Parallèlement aux arrivés de provenance italienne, une colonie de Grecs rejoint les rangs de la bourgeoisie portuaire : Mavrocordato, Basily, Argenti, Zariffi, d'autres encore. L'île de Chio t - alors Scio - fournit ses contingents : c'est Pandia Zirinia, né à Scio en 1792, qui, dès 1832, est admis à jouir des droits de citoyen français; il est rejoint dans cette faveur, le 1er mars 1833, par un autre Zirinia Georges - né lui aussi à Scio, de deux ans plus âgé; ce sont trois Reggio : Nicolas et Georges-Jean, tous deux nés dans l'île en 1799 et 1793, et Jean-Dominique, né à Smyrne en 1800, qui, respectivement en janvier 1842, mai 1845 et octobre 1847, obtiennent leurs lettres de naturalisation. Citons encore Étienne Rodocanachi, né à Scio en 1796, qui bénéficie de cette même faveur le 6 novembre 1844. Toutes ces familles, généralement spécialisées dans le négoce des céréales, du blé notamment, déploient une 74 'Aujourd'hui Imperia, à l'ouest du golfe de Gênes. 2 On peut rappeler le massacre de la population grecque de Chio par les Turcs en 1822. intense activité et deviennent pour certaines, dès la première partie du XIXe siècle, des puissances sur le port où elles se sont fixées. C'est cependant au Havre que l'on peut trouver l'un des taux les plus remarquables de recrutements étrangers dans un patronat portuaire et l'un des échantillons les plus complets de populations de différentes nations convergeant sur un site. Les influences méridionales s'y font sentir, mais également les apports nordiques. Portugais, le vicomte de Ferreira Alvez, né à Coïmbra en 1787, habitant Le Havre dès 1825, qui, époux d'une nièce de Jacques Laffitte, y arme des navires et, comme consul, représente son pays de 1836 à 1871, date à laquelle son fils lui succédera. Danois, Frédéric de Conynck, né à Copenhague en 1805, venu au Havre en 1842,


qui, rapidement, s'y, affirme comme un remarquable armateur, crée en 1846 le grand dock flottant, devient membre du conseil municipal et de la chambre de commerce. Il est a ce point intégré au port qu'il s'est choisi que, en 1869, il voudra en écrire l'histoire. Les Suisses - fait qui, à première vue, peut paraître insolite - sont également représentés, en particulier dans le négoce des cotons. Les Delaroche y figurent à un rang éminent. Là encore, l'assimilation peut être totale: Michel Delaroche (17751852), président de la chambre et du tribunal de commerce, maire de la ville, conseiller général, député de la Seine-Inférieure, devient un des plus grands Havrais de sa génération. Une des colonies les plus fournies est constituée par les Américains. Ils sont quelque soixante-dix au Havre vers 1846 : négociants, armateurs, capitaines de navire, quelques hautes figures émergent de leurs rangs. Citons entre autres ce Jeremiah Winslow qui, dirigeant à Nantucket un bureau d'assurances, vient au Havre en 1817 avec un navire américain francisé - Le Bourbon. Disposant des meilleures équipes de baleiniers, il instruit du personnel français et, en 1830, arme - du Havre - huit navires. Naturalisé en 1821, c'est pourtant aux États-Unis qu'il se marie avec Sarah Norris, native du Havre. Leur fils épousera la fille du filateur Francis Courant. En 1846, la colonie britannique est toutefois la plus représentative des étrangers du port. Avec certains de ses membres, on touche en réalité à l'aristocratie locale. Appartenant aux professions les plus prisées, notamment le négoce du coton, occupant des bureaux qui se serrent près des quais, mais habitant la partie la plus choisie de la ville que l'on nomme « la Côte », quelques familles, parfois arrivées à la fin dux VIIIe siècle, occupent le devant de la scène. Citons les Latham, une des premières de la ville, où ils sont commerçants depuis 1819, et les frères Luscombe, fabricants de goudron mais également agents du Lloyd's au Havre dès 1822. L'immigration britannique sur la place havraise se tarit vers 1850. À côté du négoce, les grandes industries révèlent elles aussi la présence d'étrangers : certains vont y exercer une position dominante. À Marseille et dans les ports de la façade atlantique ou de la Manche - Bordeaux, Nantes, Le Havre -, ils sont ainsi présents dans une activité très liée aux échanges avec l'outre-mer: la raffinerie de sucre. Si les Italiens ne s'intéressent pas particulièrement à cette branche d'industrie, des influences nordiques, belges et hollandaises, s'y font par contre sentir. Presque simultanément (de 1853 à 1857), à Marseille, à Bordeaux et au Havre, un groupe d'industriels animé par le négociant Ramon de Zangroniz avec des amis belges - Ranscelot et Matthyssen - se manifeste en des réalisations ou des projets dont tous n'aboutissent pas, mais qui ne sont pas dénués d'envergure. L'immigration est parfois plus ancienne. D'origine hollandaise, établis en France dès la seconde moitié 1 Notamment après le traité de commerce franco-anglais de 1786. du xviiie siècle, les Haentjens se distinguent à Nantes: la maison d'armement Haentjens frères s'illustre dans le commerce des sucres des Antilles. Elle s'implante également au Havre. Henri Haentjens y reprend en juillet 1858 la raffinerie de l'Anglais Knight. Très dépendante des financements de la maison nantaise, cette entreprise, qui sera la plus grande raffinerie de sucre de la place, disparaîtra en 1872. Ind ustries demand euses : le cas de la métallurgie es milliers de techniciens et ouvriers anglais - quelque vingt mille sans doute - travaillent vers 1825 dans l'industrie française. Plus d'un industriel fait le voyage d'Angleterre pour mettre au jour des secrets techniques mais aussi pour tenter de ramener avec lui des hommes capables de monter des machines, de former des ouvriers d'introduire des procédés nouveaux. Ainsi peut-on comprendre la présence britannique dans l'entreprise française : un Anglais pouvait être incité à accepter les sollicitations formulées par des continentaux, tenté d'apporter savoir et savoir-faire, de résider chez eux et parfois d'y rester. Au premier rang des industries créant cet appel d'air, la sidérurgie. Bien des patrons français firent le voyage d'Angleterre pour étudier les fameuses « forges anglaises » constamment évoquées lors de la révolution de la sidérurgie : ces deux mots évoquaient l'avance indubitable - un demi-siècle au moins - que les Anglais avaient sur nous dans ce domaine. Certains faisaient l'économie du voyage en admirant sur place une usine phare établie en France par deux novateurs dont les noms dominent cette épopée étrangère sur le sol français: à Charenton, l'entreprise Manby et Wilson révèle aux visiteurs la raison de la présence anglaise, une avance technique considérable dont le maréchal Marmont - l'un de ces visiteurs - s'inspirera pour fonder sa forge de Sainte-Colombe, une avance dont un autre admirateur souligne l'ampleur en juillet 1824 : « Je suis sorti émerveillé de tout ce que j'ai vu », écrit le maître de forges Paillard-Ducléré à la suite d'un voyage à Charenton, « et je me suis dit cent fois que nous n'étions que des enfants ou que des imbéciles: nous sommes tellement en arrière qu'on rougirait de dire... qu'on suit la vieille et ancienne routine. » 1 L'usine Manby et Wilson, vitrine de la technique britannique, sera fermée en 1828 et transférée au Creusot où les deux Anglais avaient racheté la firme des héritiers Chagot en 1826. L'épisode français de Manby et Wilson ne se prolongera guère, sans doute à cause de l'échec du Creusot. En 1833, les Anglais, faillis, revendent la forge bourguignonne: les frères Schneider leur succéderont bientôt. Un des fils Manby, Charles, invité par Denys Benoist d'Azy (qui, en 1836, prend les rênes des Fonderies et forges d'Alais) à revenir au pays où son père a brillé, résiste à cette invite pressante sans cependant refuser son concours a son confrère français : « Il faudrait une offre bien tentante pour me résoudre à m'expatrier », lui écrit Charles Manby le 18 mars 1836. Maintes régions doivent a des insulaires la fondation de certaines de nos grandes entreprises. Dans la zone nantaise, trois familles de négociants de Cardiff - Davies, Thomas et Hugues - achètent en 1821 un chantier de constructions navales situé sur la Loire et y installent une « forge anglaise ». Les Davies revendent bientôt leurs parts, reprises par Pope et Brever, deux compatriotes. C'est le gendre 78 1 Cité par F. Dornic, Le Fer contre la forêt Ouest-France, 1984, p.107. français de l'un d'eux, Dobrée, qui reprendra l'affaire. Ainsi sont nées les Forges de Basse-Indre'. Il n'est pas que la sidérurgie de base pour nous valoir ces apports britanniques les autres activités liées à la fonte, au fer et à l'acier verront nos voisins s'établir dans des arts où ils sont passés maîtres. Paris accueille ainsi la grande fonderie Varrall, Middleton et Cie de l'avenue Trudaine. Mais ce sont surtout les villes de grande industrie qui vont, grâce à la présence anglaise, trouver les constructeurs et les mécaniciens dont elles ont besoin pour s'engager dans des activités réclamant de nombreuses machines. Des périples, dans ce cadre, peuvent être suivis. Celui de Philip Taylor, par exemple. Après la faillite de la British Iron Company, dont il était l'un des associés, celui-ci passe en France, s'établit à Marseille et y implante une minoterie dans des entrepôts du port avec le concours de capitaux locaux. Cette entreprise ayant fermé, l'Anglais se porte vers 1839 à La Seyne où il reprend une entreprise de constructions navales datant de 1788. S'adjoignant des ateliers en banlieue marseillaise, la firme connaît un quart de siècle de direction Taylor. Philip Taylor est aidé par ses fils, notamment Philip-Meadows qui, né à Londres le 12 juin 1817, sera admis à jouir des droits de citoyen français le 26 juillet 1848. Philip Taylor passera les dernières années de sa vie dans la région de Marseille où il décédera le 1er juillet 18702.


Même présence à Rouen : située faubourg Saint-Sever, la principale fonderie, Barker et Rawcliffe, est anglaise, comme le sont les constructeurs Attwood, Hall et Scott, Powell, Windsor et, surtout, Buddicom, dont les ateliers, créés en 1841 au Petit-Quevilly, transférés ensuite à Sotteville, s'illustrent dans la construction de locomotives. Les constructions mécaniques emploient aussi les Britanniques dans des domaines où ils excellent à un très haut degré: les machines à vapeur et les machines textiles. La tradition est ancienne : en 1802, William Douglas avait offert de faire profiter la France de ses connaissances mécaniciennes pour la construction de machines destinées à la filature de la laine et à l'apprêt des tissus. Il s'était installé vers cette date à Paris, île des Cygnes. Mais, plus tard, des Anglais, venus chez nous pour des missions ponctuelles de montage de machines, ne revinrent jamais dans leur pays d'origine. Ce fut le cas du technicien Boyer. Envoyé en 1818 à Lille par la firme qui l'employait pour monter la première machine à vapeur utilisée par l'industrie textile locale - celle du filateur de coton Auguste Mille -, il effectua plusieurs autres installations du même ordre, puis se fixa à Lille où il fonda son propre atelier. Deux de ses fils, Pierre-Auguste et Antoine-Édouard, nés a Lille en 1821 et 1824, seront, le 18 novembre 1848, admis à jouir des droits des citoyens français. D'autres Anglais s'illustrent à Lille: fabricants de métiers à filer, comme Windsor frères; fabricants de peignes, comme John Ward ou Harding et Coker. Vers 1860, sur soixante firmes lilloises de constructions mécaniques, dix sont anglaises ou d'origine anglaise. Nos voisins ont pu, en quelques décennies, susciter des disciples. ... ei celui du textile Ces constructeurs œuvrent au bénéfice d'une activité qui, elle-même, est largement redevable de l'apport des Anglais. Des Anglais qui, non pas mieux que nous mais avant nous, maîtrisent des procédés qui font défaut en France, viennent apporter leurs connaissances, implantent des 79 ' Eues deviendront, eu 1900, Carnaud-Basse-Indre. La firme, que Philip Taylor quitte en 1855, devient à cette finie les Forges et chantiers tle la Méditerranée. firmes et, pour certains, deviennent des Français. Les autres s'en retournent dans leur pays, une oeuvre majeure, entre-temps, réalisée chez nous. Cette immigration textile commence dès la fin du VIIIe siècle et parfois même avant. Pour ne citer que les dates les plus proches, on peut rappeler la fondation d'une filature de coton par l'Anglais Henry Sykes sur l'emplacement d'un ancien moulin à papier, à SaintRémy-sur-Avre (Eure) : celle-ci sera ensuite reprise par son gendre, Waddington, naturalisé en 1814. À Gisors, Frank Morris crée en 1795 une filature qui sera reprise par les Davillier en 1816; presque dans 1e même temps, Rawle, marié à une Rouennaise, crée deux filatures à Déville-lez-Rouen : en 1806, elles emploient mille deux cents personnes. On se souvient aussi des créations vosgiennes de l'Anglais John Hey wood. En bref, malgré l'état de guerre qui oppose les deux nations de 1792 à 1815, un courant permanent de recrutements anglais fait bénéficier notre industrie textile de l'apport mécanicien de nos grands adversaires. Une fois 1e conflit terminé, 1e retard subsiste entre les deux pays. Vu d'outreManche, il est dès lors singulièrement tentant de s'implanter en France, d'y exceller dans une branche d'industrie que l'Anglais maîtrise bien, d'autant que 1e protec tionnisme - une réalité très française jusqu'en 1860 - écarte une concurrence que les Britanniques en France n'ont plus à craindre de leur propre pays... Or les interdits en matière d'exportation de connaissances n'ont pas été levés immédiatement après 1e retour de la paix; certains sujets britanniques agiront ainsi aux franges de l'illégalité: en 1834, par exemple, l'Écossais David Dickson exporte irrégulièrement des métiers à tisser mécaniques et les fait fonctionner en région de Dunkerque. Mais en réalité, 1e caractère « héroïque » de telles situations disparaît rapidement. À Calais s'amorce dès 1816 un déferlement pacifique de Britanniques venus acclimater une industrie nouvelle : implantée à SaintPierre, localité jouxtant la cité artésienne, la dentelle doit tout de son premier essor à des techniciens venus de la côte d'en face. Ici, et pour des décennies, les noms britanniques s'avèrent dominants: Webster, Stubbs, Dobbs, d'autres encore font de Calais 1e centre principal, sur 1e continent, de la fabrication des dentelles au métier. Si la dentelle à Calais (mais également 1e tulle à Lille et Saint-Quentin) est congénitalement marquée par cette immigration, qui anglicise littéralement une cité comme Saint-Pierre, l'industrie linière bénéficie elle aussi des techniques insulaires. Situation vraiment paradoxale que celle de la filature de lin dans un pays, la France, qui, ayant eu Philippe de Girard, a perdu les résultats du génial découvreur au profit de l'étranger'. Des Anglais vont les ramener chez nous, comme ce John Maberly qui, avec l'appui financier de deux négociants parisiens, crée en 80 1 Philippe de Girard (1775-1845) avait réalisé en 1810 une machine à filer le lin, pour l'invention de laquelle Napoléon avait promis une récompense d'un million. Rue des Processions à Fives - commune périphérique rattachée à Lille en 1860 -, la chaudronnerie Meunier et Cie exprime les contraintes de l'aménagement de l'espace lors de la première révolution industrielle. Deux facteurs technologiques modèlent la forme de l'usine: la machine à vapeur dont on ne peut multiplier les exemplaires dans le bâtiment, en raison des économies d'échelle qu'une machine puissante permet de réaliser; les câbles ou courroies transmettant aux machines le mouvement du moteur, qui voient leur rendement diminuer en fonction des distances. 1838 la filature de lin d'Amiens, ou comme Dickson qui, à Dunkerque, développe cette industrie. Le même apport technique est réalisé pour l'industrie du jute. La filature de cette fibre exotique était pratiquée en Écosse depuis que, à Dundee en 1832, on avait eu l'idée de l'assouplir grâce à l'huile de baleine. En 1843, à Ailly, sur la Somme, près d'Amiens, les frères Baxter - des Écossais - et leur compatriote Carmichaël créent la première filature mécanique de jute du continent. En 1860, elle comptera trois mille broches. Le cas de l'Anglais Holden dans une autre industrie - 1e peignage de la laine - est également exemplaire. Né à Hurler, près de Glasgow, en 1807, d'un père ancien fermier devenu ouvrier dans une mine de plomb, Isaac Holden partage ses jeunes années entre une filature de coton (on y travaille quatorze heures par jour) et l'école où il peut acquérir sa première instruction. Enseignant lui-même par la suite, Holden monte un laboratoire: 1e sens de la recherche, déjà, 1e talonne mais il hésite sur sa carrière, songe à l'état religieux. L'industrie, finalement, triomphera de ses doutes: il va vivre seize années dans une usine textile où, passant des bureaux à l'atelier, il concentre ses forces sur un problème technique : 1e peignage mécanique de la laine. L'Écossais réunit tous les ouvrages traitant de la question, s'acharne, ne quitte plus l'atelier. Oeuvrant avec un autre chercheur, Samuel-Cunliff Lister, Holden réussit à mettre au point une machine automatique dont la capacité sera de vingt mille kilos de peigné par an, alors qu'un ouvrier en sortait manuellement trois cent cinquante kilos dans 1e même laps de temps. Holden prend des brevets en 1856, 1857, 1859, 1860. Les deux hommes se proposent par ailleurs de s'associer pour s'établir sur 1e continent. Holden y vient en 1835 et 1838 pour étudier les possibilités d'une implantation en Belgique ou en France. Finalement, c'est la France qu'il choisit. En 1847 - à quarante ans -, il ouvre une usine à Saint-Denis, qu'il exploitera treize ans, mais que, en 1860, les contraintes de voisinage l'obligeront à quitter'. Il ouvre sa deuxième usine à Croix, près de Roubaix, en 1851, la troisième à Reims, l'année suivante. À Croix travaillent dès 1858 trois cents


ouvriers. Ce peignage de laine, qui connaîtra l'apogée de sa prospérité vers la fin du siècle, sera considéré comme 1e plus grand du monde. Il bouleversera 1e destin de la bourgade de Croix. Jusqu'au bout, Holden y passera une grande part de sa vie. Il est pourtant demeuré un Anglais. Élu aux Communes en 1865, il passe en 1893 à la Chambre des pairs. Isaac Holden, à quatre-vingt-six ans, devient Lord Aston. L'ancien ouvrier meurt à Oakworth, en Écosse, 1e 13 août 1897, mais, derrière lui, une oeuvre remarquable se poursuit dans 1e Nord, À Croix, bourg textile qui jouxte la cité roubaisienne, un siècle durant, presque tout est Holden. 4 1 Il ne parvient pas à évacuer les eaux de lavage. Arrière-petit-fils de Martin Wendel, François de Wendel, né à Charleville en 1778, figure la quatrième génération des sidérurgistes de Hayange. Rentré en Lorraine après l'émigration, il reprend. la forge familiale mais meurt prématurément. Des raisons pour des suisses Une autre nation avait, et parfois de longue date, ses immigrés chez nous. On sait le rôle qu'eurent les Suisses dans la création de la haute banque en France. Mais un certain nombre de raisons - qui n'étaient pas toutes de nature technique - expliquent par ailleurs leur présence dans l'industrie française : on peut en relever au moins trois. Des troubles politiques, qui s'étaient déclarés dans leur ville à la fin du ,vme siècle, avaient occasionné une petite diaspora de Genevois appelés à quitter leur pays'. Ces Suisses prolongèrent chez nous le courant d'immigration qui, au XVIIIe siècle, avait enrichi la population de certaines de nos places, Rouen notamment. Mais, parvenus chez nous, les turbulences révolutionnaires les contraignirent à partir de nouveau. Certains mèneront une vie errante avant de rejoindre définitivement, la tourmente passée, leur pays d'adoption. Dans ce cadre s'inscrit le destin étonnant de la famille Odier. Lors de leur départ de Genève en 1782, les dirigeants d'une société de négoce international créée un an auparavant (et spécialisée notamment dans le commerce des toiles peintes) avaient donné procuration pour leurs affaires genevoises à un compatriote demeuré sur place, Jacques-Antoine Odier. Ce descendant d'une famille française allait rapidement se retrouver en orbite du pays de ses ancêtres : dès 1783, il fait partie. des dix associés d'une société dont la manufacture de Wesserling - dans le Haut-Rhin - constitue l'élément principal. Trois familles suisses - Gros, Roman, Odier convergent en fait sur cette fabrique d'indiennes, sans compter un quatrième partenaire qui s'effacera plus vite, Jacques Bidermann (celui-ci a épousé en 1781 l'une des filles de Jacques-Antoine Odier). Au cours des dernières années du XVIIIe siècle s'amorce (quant aux Odier, pour trois générations) l'étonnante domination de ce groupe de lignées helvétiques sur une des firmes textiles les plus marquantes d'Alsace. Négociant de niveau international impliqué dans la dernière Compagnie des Indes, homme d'un immense dynamisme mais durement touché par les suites de la Révolution, Jacques Bidermann meurt pratiquement ruiné en 1817 sans laisser de descendance dans la firme du Haut-Rhin. En revanche, Jacques Roman - autre gendre d'Odier - verra sa descendance régner sur Wesserling et un fils d'Odier, Antoine, y pénétrera à son tour. 4 1 En 1782, à Genève, des troubles fomentés par les « libéraux » contre les " patriciens » contraignent certains habitants à. l'exil. Eugène Schneider acquiert en 1835 avec son frère Adolphe les usines du Creusot. En août 1836, il devient associé gérant de Schneider frères et Cie, où lui-même et ses descendants exerceront le pouvoir pendant cent vingt-cinq ans. Né à Genève en 1766, celui-ci entre très jeune dans Senn, Bidermann et Cie, une des raisons sociales de la société fondée par les amis de son père en 1781. Il est appelé à diriger le comptoir d'Ostende, qu'il transfère à Lorient en 1791; on le trouve peu après à Hambourg mais, dès 1795, il figure parmi les principaux dirigeants de la fabrique de Wesserling. L'industrie, ici, complète le grand négoce d'exportation. Antoine Odier accomplit dès lors une étonnante carrière. Devenu français en 1791 par décret de la Constituante (qui réintègre dans leur nationalité les descendants des réfugiés pour raisons religieuses), il voit sa fortune considérablement accrue dès la Restauration. Il cumule les mandats et les titres : député de 1827 à 1837, pair de France cette année-là (distinction rarissime pour les industriels), membre de la chambre de commerce de Paris, vice-président du Conseil du commerce, et surtout censeur de la Banque de France de 1819 à sa mort. Antoine Odier décède à Paris presque nonagénaire, en 1853. Si son fils James (1798-1864) s'oriente vers la banque, un autre de ses descendants, Edmond-Louis, entre à son tour dans l'affaire haut-rhinoise. À des causes « politiques » qui, partiellement, rendent compte, dans la confusion d'une fin de siècle bouleversée, de la venue chez nous de familles helvétiques, s'ajoutent, à une période globalement plus tardive, des causes d'immigration distinctes tenant, celles-là, à l'existence de courants d'affaires traditionnels entre les deux pays, à la proximité de certaines villes françaises dynamiques. De ces motivations de nature économique, la région lyonnaise et le département du Haut-Rhin donnent des exemples précis. Il était logique que Lyon attirât certains de ces voisins, dans la mesure où la position géographique - exceptionnelle - de cette ville au carrefour de deux fleuves, le noeud d'échanges commerciaux qu'elle représentait, son dynamisme financier pouvaient susciter des candidatures à des créations - ou des reprises - d'entreprises. Plusieurs immigrés suisses accomplirent ainsi de remarquables carrières dans les industries liées aux transports. Contrairement à Antoine Odier, Jean-Jacques Breittmayer (1801-1865) n'était pas issu du patriciat genevois. Fils d'un charron, il quitte rapidement Genève, gagne Lyon et y travaille chez un transporteur. Comprenant l'exceptionnel intérêt d'une navigation rénovée en ce lieu de confluence de voies d'eau, il sera bientôt, trente années durant, l'âme des compagnies fluviales sur la Saône et le Rhône. C'est un atelier de construction de voitures et wagons que, pour leur part, les Frossard de Saugy (originaires du canton de Vaud) acquièrent en 1849 à Lyon. Ils en font l'importante Société de la Buire, dont Jules Frossard, l'un des trois frères, prend le contrôle complet en 1856. Dix ans plus tard, sous la houlette du Crédit lyonnais, l'affaire est fusionnée avec celle des Mangini, importants entrepreneurs régionaux de chemins de fer. Pour des raisons analogues, le Haut-Rhin, dont les villes les plus proches sont pratiquement enchâssées dans l'espace bâlois, fixa des Suisses sur le sol alsacien. 83 Au-delà de l'intense mouvement de capitaux qui rapprochait depuis longtemps, dans une sorte d'osmose financière, Mulhouse et le port rhénan, des déplacements « physiques » de Bâlois venus oeuvrer en France se soldèrent par des naturalisa tions. Les forges de Willer, en région de Belfort, et celles de Bitschwiller, dans le canton de Thann, sont au début du XIXe siècle la propriété de la famille Stehelin. Charles et Édouard Stehelin - nés à Bâle en 1805 et en 1809 - amorcent rapidement leur carrière française : Charles, élève de l'école des mines de SaintÉtienne, est admis, le 3 mai 1833, à jouir des droits de citoyen français. La firme des Bâlois déploie une activité remarquable dans les constructions mécaniques machines à vapeur dès 1830, locomotives dès 1838, moteurs pour paquebots après 1840. L'exceptionnelle technicité des Suisses en ces domaines s'affirme déjà.


Mais dans le Haut-Rhin, c'est l'industrie textile qui capta le meilleur de leurs forces. Les Suisses excellaient dans cette branche et les chefs d'entreprises textiles d'origine helvétique ne furent pas l'exception en Alsace. On peut en rappeler quelques noms. Celui, par exemple, de Barbara Burkhardt : ayant adjoint un commerce d'étoffes à l'hôtel qu'exploitait son mari près du lac de Zurich, elle envoya ses fils apprendre le tissage à Lyon. L'un d'eux, Hans-Heinrich, entré comme dessinateur à la fabrique d'indiennes de Wesserling, épousa en 1791 la Mulhousienne Anne-Catherine Kœchlin : en 1801 naquit du couple Jean-Jacques Bourcart (18011855), futur créateur d'une filature à Guebwiller. Plusieurs lignées - les Sandoz, les Haeffely, d'autres encore - suivront des routes semblables, fournissant au patronat régional certaines de ses plus brillantes recrues. L'effet de proximité n'explique pas, en revanche, la présence d'une famille vaudoise dans l'espace cambrésien. Avec les Seydoux se profile une dernière vague d'arrivants, mue davantage par les circonstances et les opportunités - sinon par le hasard, Charles Seydoux, né à Vevey en 1796, sert dans l'armée française de 1814 à 1823, y acquiert le grade de capitaine de cavalerie. À sa sortie de l'armée, il entre dans une grande entreprise de tissage de laine, fondée au Cateau par Jacques Paturle-Lupin (17781858). Celui-ci est également « importé ». Fils d'un orfèvre de Lyon (qui entretenait des rapports avec la Suisse), député et pair de France sous la Monarchie de Juillet, il n'a que des filles et, lorsque Seydoux vient le rejoindre vers 1825, sans doute se cherche-t-il déjà un successeur. À l'instar de Wesserling, on assiste à une étonnante greffe helvétique sur la firme cambrésienne: Charles Seydoux, qui dirige l'établissement jusqu'en 1849, se trouve relayé par son frère Auguste Seydoux, né à Vevey en 1801, qui rejoint son aîné au Cateau, comme le rejoint un autre Suisse de très haute stature, Sieber, qui dirigera également l'entreprise. Né en 1804 à Fluntern, Jean-Henri Sieber s'associe aux Seydoux dès 1837, avant d'épouser Angélique-Rosalie Seydoux - leur fille et nièce - en 1842. Curieux groupe que celui formé par les trois étrangers venus veiller aux destinées de la firme nordique. Si les Seydoux résident en Cambrésis, l'associé Sieber s'est fixé à Paris, près du siège de la firme Paturle-Lupin, Seydoux, Sieber, 23 rue Paradis-Poissonnière, d'où il assume les fonctions commerciale et financière. En 1849, Charles Seydoux - qui amorce une carrière politique importante' - s'éloigne de l'affaire. À la mort, en 1858, de Jacques Paturle, qui a gardé des intérêts dans la société, celle-ci (Auguste Seydoux, Sieber et Cie) est totalement contrôlée par les intérêts d'origine helvétique. Mais, entre-temps, les Seydoux sont devenus français. 84 1 Charles Seydoux - naturalisé en 1838 - est maire du Cateau, membre de l'Assemblée législative de 1849, puis du Corps législatif de l Empire. Commissionnaire en poteries à New York, David Haviland (1814-1879) s'établit à Limoges en 1842 et y crée un atelier produisant des décors sur porcelaine. Il fonde en 1855 une usine assurant la fabrication de la porcelaine et sa décoration. Haviland, qui va ouvrir le marché américain à la porcelaine de Limoges, fera travailler de très nombreux peintres encadrés par des instructeurs artistiques. Après sa mort, ses fils Charles (1839-1931) et Théodore (1842-1919) poursuivront son oeuvre. Un quart de siècle après leur rachat en 1835 par les frères Schneider, les forges du Creusot sont devenues une très grande entreprise. De 3 000 salariés environ vers 1840, la maind'œuvre employée est passée à 6 000 en 1860; de 1847 à 1865, les tonnages de fonte et de fer se trouvent quintuplés. À partir de 1860, une politique d'expansion accroît considérablement les capacités de production de l'entreprise, l'année même où, le traité libre-échangiste conclu avec l Angleterre génère les plus vrais vives alarmes chez les sidérurgistes français. L'effet frontière : le oas de la région lilloise agent recenseur qui, en 1841, 1846, 1851, au rythme quinquennal des comptes de la population, dénombre l'habitat de Roubaix et Tourcoing, peut y découvrir des rues entières habitées par des Belges. Dans ces cités en fièvre d'expansion, l'immigration en provenance de la nation voisine s'avère une réalité de très- grande amplitude. La population d'origine belge présente, dans la France du XIXe siècle, des proportions massives. On peut estimer à quelque quatre cent mille le nombre des émigrants qui quittent la Belgique pour se fixer en France pendant la seule seconde partie du siècle. En 1851, sur un total de 379 300 étrangers qui résident chez nous, 128 100 - 33 % du total - sont belges; en 1866, cette proportion s'élève a 41 % - 204 900 Belges pour 500 400 étrangers; elle culmine, en 1872, à 47 %. Mais le phénomène prend, dans le Nord, des dimensions spéciales. Pour la seule ville de Roubaix, le recensement de 1872 dénombre 55 % de la population municipale fournis par nos voisins! Cette situation totalement inédite - plus de la moitié des habitants d'une grande ville d'industrie faite d'étrangers -, qui touche avant tout le monde du travail, conserve en milieu patronal des proportions marquées. Une recension de trois cent douze familles, effectuée dans le milieu d'entreprises de Lille, Roubaix, Tourcoing et Armentières en 1928, montre que trente-six d'entre elles (soit pratiquement 12 % de l'ensemble circonscrit) trouvent - que l'on remonte au siècle précédent ou à la fin du XVIlle siècle - leur origine en Belgique. Ces estimations témoignent d'un phénomène. de première grandeur: il faut tenter d'en éclairer certaines causes précises. La coupure avec la France, après 1815, fut ressentie en Belgique à l'égal d'un désastre. Un pays qui avait été englobé pendant deux décennies dans l'espace français, dont l'économie avait bénéficié d'un stimulant effet de taille, d'un marché potentiellement étendu a une portion d'Europe, se trouvait ramené à des dimensions étriquées. La nation-mère, l'ancien partenaire privilégié se fermant aux produits étrangers, les provinces belges, bloquées sur leur aire commerciale exiguë, vécurent dans un marasme prolongé par une série de faits qui, vingt années durant, affectèrent profondément leur économie. Rattachée de 1815 à 1830 a l'espace hollandais, la Belgique connut, durant cet intermède et malgré les efforts de Guillaume 1er, de telles difficultés que toute une population - tisserands, fileuses, dentellières - répartie dans les campagnes proches de la frontière française fut tentée de quitter le pays. Toute une maind'oeuvre se trouva en état de pléthore là où, vingt ans plus tôt, avaient existé des centres textiles prospères. Gand, qui avait vécu grâce à Bauwens une flambée cotonnière, affrontait le marasme; le marché belgohollandais était envahi par les articles anglais; les exportations vers la France s'étaient effondrées. La décadence, en Flandres, de l'industrie linière, le déclin de la bonneterie en Tournaisis se 86 confirmèrent, prolongeant leurs effets après 1830. La crise frumentaire - la maladie de la pomme de terre, la rouille du seigle - ajouta au désastre en 1845-1848. Rongeant le pouvoir d'achat des masses laborieuses, elle acheva de déprimer l'économie de la nation voisine. En même temps que des travailleurs en quête d'un emploi et d'un salaire supérieur à ceux pratiqués en Belgique, nombre de Belges chefs d'entreprise ou candidats à l'être quittèrent leur pays et gagnèrent la France. Si les Anglais trouvaient dans leur savoir des


raisons de s'installer chez nous, les Belges étaient motivés, en quelque sorte, par une raison inverse : ressentant l'attrait de centres industriels en croissance, ils éprouvaient le désir de quitter des régions dangereusement atteintes pour venir s'établir là où l'avenir se présentait sous un jour meilleur. Dans ce mouvement d'attraction, les centres les plus proches jouaient le plus grand rôle. De l'autre côté de la ligne frontière, des dizaines de cheminées - dès 1840 - fumaient sur la plaine française. Il n'y avait aucun équivalent, en Belgique occidentale, au complexe industriel qui, à Lille, Roubaix, Tourcoing, dans la vallée de la Lys, affirmait son essor. À quelques kilomètres de Lille, à quelques dizaines de mètres d'Halluin ou Comines où la Lys sépare les deux pays, la ligne de douane passait, à Tourcoing et Armentières, par le sol communal! Ces centres français mirent en orbite toute la frange occidentale de la Belgique. Sur les trente-six familles patronales dénombrées en 1928, dix-huit, soit la moitié, étaient venues des communes immédiatement contiguës, d'une ligne allant de Mouscron (ville soeur de Tourcoing) a Menin, sur la Lys; la Flandre occidentale avait fourni son contingent trois familles en provenance d'Audenarde et trois venues de Gand; six de la région de Courtrai, deux d'Ypres et Bruges; quatre avaient leurs origines en Tournaisis et en région d'Ath. Dans les cas les plus éloignés - Gand ou Ath -, moins de cent kilomètres séparent le lieu du départ du lieu d'implantation. Si l'on affine l'approche, la densité de Belges varie selon les villes d'accueil. Ce n'est pas à Lille, moins exclusivement touchée par la mutation usinière, qu'elle est là plus élevée. La seconde partie du XVIIIe siècle et les toutes premières années du XIXe avaient connu des arrivées: les Wallaert, venus de la région de Courtrai, les Desmedt de Gand, les Vrau du Tournaisis. Mais à cette immigration relativement ancienne s'ajoutèrent des arrivées plus tardives, celles, par exemple, du filateur de lin David Van de Weghe, en provenance de Gand, du filateur de coton Edmond 6

De 1860 à 1867, Eugène Schneider adopte une politique d'expansion résolue des usines du Creusot, qui dilate l'espace de l'entreprise s'accroissant de dix hauts fourneaux, celle-ci va disposer d'une nouvelle forge aux proportions gigantesques: couvrant 12 hectares, d'une longueur de 500 mètres, Godefroid Cox, originaire de la même ville, de Steverlinck, fondateur d'une filature à Fives vers 1846, des Mamet en provenance de Bruges. Roubaix et Tourcoing furent les plus marquées par cette vague d'immigrants fondant des firmes en France. En ces villes, 1e patronat venu de Belgique fit souche de nombreuses familles. Les noms affluent: en provenance de Gand, les Heindrickx; de Zwevegem, près de Courtrai, les Van Outryve ; de Herseaux, les Duquennoy; de Hertain, les Lemaire. Immigrés, les Jacquard, en provenance de Mouscron, les Verhaeghe d'Oyghem, les Van den Berghe de Menin. Dans ces centres frontières, les Belges trouvaient la terre promise : un dynamisme incomparable, aux effets contagieux; la protection douanière abritant un marché étendu aux limites d'une nation importante; une main-d'ceuvre assurée (issue, en bonne part, du pays même qu'ils venaient de quitter). La filature et le tissage furent privilégiés par ces arrivants, mais d'autres métiers furent représentés. Né en 1809, originaire d'Audenarde, Jean-Baptiste Browaeys, époux en secondes noces de Nathalie de Gayter, originaire de Waregem, fonde vers 1840 une entreprise de teinturerie qui sera importante. Au recensement de 1851, tout le foyer Browaeys loge au 6 de la rue Saint-Maurice; tous ses membres sont recensés « Belges » et « catholiques romains ». Les Dujardin sont originaires de Warcoing, commune située au nord de Tournai. On peut situer leur départ: Jean-François Dujardin quitte Warcoing pour Roubaix en 1848. Le ménage et les cinq enfants s'y fixent et la famille, l'année suivante, s'accroît encore d'un fils. Dujardin fonde deux entreprises sur le sol français : un négoce de charbon et une brasserie. Au recensement de 1851, la famille demeure au 95 rue du Galon-d'Eau. Cette immigration trouve son intensité maximale de 1849 à 1870. Elle s'affaiblit ensuite. Ces patrons immigrés se sont intégrés rapidement dans leur milieu d'adoption. Une population patronale brassée par des arrivants de toutes origines, l'assez grande ouverture des familles arrivées de longue date, la profession commune exercée, les alliances nouées allaient permettre l'amarrage de cette bourgeoisie étrangère à la région. La naturalisation, pour certains, paracheva l'étape. Edmond-Godefroid Cox, né à Gand en 1803, résidant à Fives, obtient ses « lettres » le 18 septembre 1844. Steverlinck et Pascal Deren, qui crée l'un des premiers tissages mécaniques de toiles d'Armentières, deviennent français vers la fin du second Empire. Certaines demandes peuvent être suivies. Léopold Lambert, né à Dottignies (Flandres occidentales) en 1833, passe sa jeunesse en France, se fixe à Armentières en 1857 et obtient, le 4 août 1870, aux tout derniers jours de l'Empire, l'autorisation d'établir son domicile en France « pour y jouir de ses droits civils tant qu'il continuera d'y résider ». Cinq jours plus tard, le Belge, s'appuyant sur l'article 2 de la 6 loi du 29 juin 1867, demande sa naturalisation. La faveur lui sera accordée quatre ans plus tard. Tous ces immigrants symbolisent bien la grande errance qui marque en profondeur l'épopée pionnière : mouvement de destins qui se remettent en cause; brassage des êtres qui prennent la route, cherchant des sites où vivre 1e succès; départs et arrivées, déplacements et ruptures, dans une France en mouvement. C 504 e 17 août 1839, le préfet de la Côted'Or Achille Chaper écrit à un maître de forges de la région, Bordet-Jourd'heuil. La lettre du préfet souligne à son correspondant l'état d'esprit qui, en Bourgogne, règne dans la noblesse concernant les affaires. Comme le maître de forges veut exiger de la banque David (un important établissement de crédit régional) le paiement d'une créance qu'il détient sur cette banque - paiement qui pourrait mener l'établisse ment à la liquidation -, Achille Chaper conjure l'industriel de ne pas mettre oe projet à exécution. Les raisons du préfet sont des plus éclairantes. Vers 1840, la noblesse en Bourgogne s'est, çà et là, essayée aux affaires. La banque David a eu un rôle dans le développement économique de l'aire dijonnaise. Sa chute entraînerait de graves perturbations. Mais un des plus grands dangers que sa fin impliquerait serait de ruiner les espoirs de l'aristocratie à l'égard du négoce ou de l'industrie, la rejetant « avec plus d'obstination que jamais, dans sa haine et son dédain pour des occupations qui auraient trompé sa confiance »l. La « confiance trompée » : tel est bien le problème qui dépasse le seul oas bourguignon. L'aristocratie fait-elle crédit au monde contemporain? Veut-elle s'y engager avec résolution? Croit-elle a l'entreprise, elle qui, au cours du siècle précédent, a souvent témoigné d'attitudes, d'états d'esprit, de réflexes opposés aux credos que nourrissent ceux qui forgent l'avenir, en ce xix , siècle où un univers inédit, lentement, se fait jour? Pour le préfet du gouvernement de Juillet, cet engagement est d'importance décisive. La monarchie bourgeoise ne considère pas pour négligeable l'entrée d'aristocrates dans la voie du progrès: il faudrait les convaincre. Car, en boudant l'entreprise, en n'acceptant pas de mettre sa fortune au service de l'industrie, la noblesse peut contrer fâcheusement un régime qui place


l'enrichissement au sommet de la vertu civique. Par ailleurs, refusant son exemple, elle refuse aux carrières des affaires un lustre capable de créer des vocations utiles. Si, au contraire, cette classe traditionnellement dirigeante et encore prestigieuse au XIX e siècle adopte l'entreprise, entre en sidérurgie, en textile ou en d'autres industries, elle tire la région et le pays dans le sens de l'avenir. Ainsi, souligne Chaper - qui, avant d'être préfet, oeuvra en industrie' -, les occupations « utiles », méprisées ou dédaignées, reprendraient « sans contestation le rang qui leur appartient dans l'estime générale ». Achille Chaper pèche par pessimisme. Il est vrai que la recherche du profit ne figure guère dans le code de valeurs de l'aristocratie française. Il est vrai, par ailleurs, que même des nobles depuis longtemps adonnés à l'industrie peuvent s'interroger sur leur vocation. Les hésitations d'un Charles de Wendel à la mort de son père, en 1825, sont révélatrices. Pour être de petite noblesse, les Wendel sont, comme les Dietrich, de plain-pied en aristocratie. François de Wendel, prédécesseur de Charles, a songé à accéder à la pairie. Charles lui-même est divisé entre deux types de 93 1 P. Gonnet, Un grand préfet de la Côte-d'or sous Louis-Philippe la correspondance d'Achille Chaper (1831-1840), Dijon, Analecta Burgundica, 1970, p.223. a Achille Chaper (1795-1874), polytechnicien, a acquis en 1820 la forge de Pinsot, près d Allevard, puis a dirigé, dès 1825, les forges de Chaillot.

valeurs: le passé élitiste, ou l'avenir ouvert aux plus valables; un voyage en Angleterre, en 1830, le convaincra pourtant: il optera pour le monde nouveau. Mais d'autres resteront sur le bord du chemin. En fait, pour deux raisons essentielles, la noblesse, au XIX , siècle, n'est pas absente du milieu d'entreprises. D'une part, la Révolution dépassée, il faut qu'elle vive ou qu'elle survive : la mise en valeur de ses biens n'est pas une cause honnie. Il peut se faire - le progrès technique aidant - que ce soit l'industrie, implantée sur ses terres, qui s'avère le faire-valoir le plus prometteur et le plus efficace. Mais, d'autre part, certains nobles dépassent cet enjeu, somme toute patrimonial: on verra des descendants des plus vieilles familles prendre résolument la route vers le progrès. Ceux-là se jettent dans l'aventure avec plus d'« idéal ». Adoptant le futur comme une raison d'œuvrer suffisante, ils seront parfois aux avant-gardes : de réels novateurs ou d'authentiques savants. Ces deux voies sont distinctes, encore que les frontières n'en soient jamais totalement tranchées. Une logique domaniale étentrice d'une large partie du territoire national, la noblesse, amputée dans ses possessions par la Révolution, reconstitue largement ses domaines après 1815. Ainsi, l'aristocratie française, jusqu'au deuxième tiers du siècle, est loin de figurer un groupe dénué de puissance: par la maîtrise du sol, son pouvoir économique demeure considérable. Une partie de la noblesse l'accroît par la voie d'entreprises dont la vie s'articule en fonction du domaine. Dans ce cadre, plusieurs voies sont offertes. La noblesse forgeronne «Je possède, dans les communes de Montfort et Sainte-Colombe-sur-Guette, canton de Roquefort, quatre forêts de hêtre et sapin, d'une contenance de deux mille hectares environ; la moitié des bois à exploiter n'est propre qu'au charbonnage; la quantité peut s'en élever annuellement à 8 000 stères : 3 000 seulement trouvent leur emploi à la forge que je possède dans le village de Montfort... La population de Montfort est de plus de mille individus... et l'exploitation actuelle de mes propriétés est insuffisante pour... occuper les ouvriers et utiliser mes bois. Je sollicite l'autorisation d'établir... une forge catalane à deux fourneaux et à quatre marteaux. »l Tous les termes de cette demande, adressée par le comte de La Rochefoucauld au préfet de l'Aude le 26 août 1840, rappellent les fondements de la sidérurgie de ce temps. Autour de trois piliers - le bois, l'eau, le minerai - s'articule la logique de l'usine intégrée au domaine : la voie par laquelle une classe propriétaire détient, au XIXe siècle, une place en industrie. La noblesse, après l'Empire, désire du revenu de ses propriétés. Obligation beaucoup plus pressante qu'au siècle précédent: dans la mesure où les charges et les offices, les fonctions à la Cour ont disparu à jamais, les nobles savent qu'une exploitation rationnelle devient une exigence. II leur faut s'adapter aux circonstances et, quels que soient les réticences et le peu d'aptitude pour des tâches et 94 1 Cité par R. Cazals, Cours d'eau, moulins et usines „, Archives de l'Aude, direction de l'inventaire, ci 110e di , pf rw f, 1985, p.24

un système de valeurs qui ne sont pas les leurs, accroître le rendement de propriétés très étendues, infertiles parfois, et souvent peu exploitées. « Les produits du sol sont médiocres », écrit La Rochefoucauld, et l'exploitation de ses propriétés est insuffisante pour alimenter la population et occuper ses ouvriers. La forêt, elle, peut être mise en valeur. Le comte dispose annuellement de huit mille stères de bois; trois mille sont employés dans une forge qu'il possède déjà; il en reste cinq mille, qu'il peut carboniser. La nouvelle forge ajoute le postulant à l'appui de sa demande - en exige sept mille; le solde sera trouvé dans d'autre massifs boisés qu'il possède aux confins de Montfort. Le demandeur dispose de deux autres atouts procédant l'un et l'autre en droite ligne du domaine. Deux cours d'eau - la Boulzane et le Lagasté - traversent ses terres : c'est a leur confluent que le comte projette d'établir sa forge. Il faut de la force pour mouvoir les « marteaux ». À ce pouvoir essentiel sur l'eau s'ajoute - dernier élément de la trilogie de facteurs qui caractérisent ces usines antérieures à la « révolution des forges » - la présence du minerai qui se trouve également à portée. Les huit cent cinquante tonnes annuelles réclamées par l'usine seront prises, déclare La Rochefoucauld, dans des mines - guère éloignées - des PyrénéesOrientales; il se propose de continuer les fouilles qu'il a commencées sur ses propres terres, « et de faire de nouvelles recherches sur d'autres points non explorés ». Pour un demi-siècle encore, au temps d'une sidérurgie de transition basée sur le couple du haut fourneau et de la forge - presque toujours intégrés sur un site unique -, la noblesse maintient des positions non toujours dominantes, mais souvent influentes. Un La Rochefoucauld dans l'Aude, un Vogüe en Berry, les Marmier et Grammont en Haute-Saône, Broglie et d'Harcourt en Normandie, Mérode en Thiérache, tant d'autres noms encore (où la très haute noblesse semble même dominer) oeuvrent dans la sidérurgie. Certes, ces lignées sont souvent héritières : l'aristocratie contrôlait, avant 1789, l'essentiel de cette branche. Mais quelque chose a changé : le noble sidérurgiste se doit désormais d'apporter à la gestion une part plus notable de lui-même. Il doit s'impliquer plus avant dans son affaire, accroître la taille de ses installations, s'occuper plus activement de leur exploitation, composer avec l'inéluctable progrès technique, vaincre la concurrence, veiller à la défense de la profession. On verra par ailleurs des créations nobles s'opérer sur des bases inédites : n'en est-il pas ainsi en 1824, dans le Morbihan, pour le marquis de Malestroit de Bruc et le comte Emmanuel de Cossé-Brissac - aide de camp du duc de Bordeaux - qui, tous deux associés au banquier parisien Worms de Romilly, créent le haut fourneau de Pont-Calleck, entreprise appuyée sur une société anonyme, l'une des rares de ce type sous la Restauration? On voit aussi des aristocrates de haut parage s'occuper réellement et


en priorité de questions relatives à la fonte et au fer: ainsi, le marquis de Louvois, exploitant en Bourgogne, dont le rôle est notable dans les premiers organes de sauvegarde des intérêts de la sidérurgie. Âme, en 1840, du Comité des intérêts métallurgiques, il milite pour le métier où il s'est impliqué: on peut, en de tels cas, parler d'« industriels ». La classe récemment titrée par l'Empire rejoint en certains cas la noblesse des vieilles forges, dont elle adopte les types. Certains représentants de la sidérurgie, d'ailleurs, procèdent de l'une et l'autre des deux noblesses: tel, en Haute-Saône, Philippe-Gabriel de Marmier (1783-1845), comte de l'Empire par lettres patentes du 22 octobre 1810, chambellan de Napoléon, pair de France des Cent-Jours, dont le grand-père, en 1740, a obtenu l'érection en marquisat de ses terres de Seveux - sur 8

La cristallerie de Baccarat illustre un des cas les plus exemplaires de secteur industriel aristocratique et la survivance, en plein XIXe siècle, du caractère non dérogeant » pour la noblesse du métier de verrier. Créée par M. de Montmorency-Laval en vertu de lettres patentes du 1er juin 1765 qui confèrent à cet évêque de Metz l'autorisation de fonder• l'établissement, elle a pour copropriétaire Antoine Renault avocat au Parlement et conseiller du roi. A la fabrication du verre sera substituée celle du cristal à partir de 1816. lesquelles existe alors une forge - et qui, époux de Jacqueline de Choiseul, hérite en 1839 du titre ducal de son beau-père. Les Marmier seront, dans la sidérurgie de Haute-Saône, une puissance régionale, comme le sera, en Champagne, François, baron Lespérut (1813-1873), époux d'Émilie Sieyès, député de la Haute-Marne en 1849 et de 1852 a 1870 : figure notable et écoutée de la sidérurgie qui siégera un temps au Comité des forges. Des fi ières patriciennes [// ne logique analogue préside à l'implantation d'autres types d'entreprises qui, en aval des domaines forestiers, conduisent des nobles aux franges de l'« industrie ». Bois de feu ou bois destinés à la transformation forment une source de revenu primordiale pour des propriétaires dont les arbres sont souvent la ressource essentielle. Des lignées nobles subsistent ainsi dans la verrerie qui fut, sous l'Ancien Régime, métier de gentilshommes. Cette industrie doit jouxter la forêt : celle-ci, comme pour la forge, dispense le combustible. Mais la verrerie noble, au XIXe siècle, n'est plus qu'une survivance. La Thiérache boisée, à l'extrémité méridionale du département du Nord, en donne de rares exemples. À Anor, Albert de Hennezel (1742-1821) rachète en 18011a verrerie dont il a été dépossédé par la Révolution, mais il la revend bientôt et s'efface sans suite. À Fourmies, M. de Colney exploite une gobeleterie qui compte trente-cinq ouvriers en 1845. Le pays de Bray possède également des aristocrates verriers : à Bezancourt, arrondissement de Neufchâtel, Chagrin de Saint-Hilaire exploite à la même époque une fabrique de verre blanc qui emploie quatre-vingt-quatorze travailleurs. Aux Essarts-Varimpré, la verrerie à bouteilles de M. de Girancourt en emploie deux cent quatre. Comme à Anor ou à Fourmies, les grands gisements de bois ne sont pas éloignés : proches de la forêt d'Eu, les verreries sont assurées d'une source de combustible apparemment inépuisable. Une ambiance domaniale imprègne tard dans le siècle les contacts qui règnent parfois entre une noblesse verrière, qui brûle du bois, et une noblesse forestière qui, de la première, se fait le fournisseur. Rapports de « clientèle », circuits nobles d'apparence féodale, tels apparaissent les liens - maintenus ou établis - pouvant exister entre le verrier noble et le noble marchand de bois. L'exploitation de la forêt d'Eu en témoigne. La famille d'Orléans, rentrée eri possession de ses biens en 1815, restaure alors en forêt d'Eu la pratique des concessions de bois accordées aux verreries : sans que les verriers soient obligés de s'approvisionner chez eux en exclusivité, les Orléans leur offrent, avant les adjudications, des coupes à des prix déterminés. Le domaine - confisqué en 1852, rendu en 1875 - est l'objet, en 1878, d'un étrange litige où les Girancourt (propriétaires de Varimpré) et les d'Imblevalle (propriétaires d'une autre verrerie, à Romesnil) poursuivent en justice la famille d'Orléans, s'opposant ainsi durement à ceux dont, des siècles auparavant, ils eussent été les vassaux déférents. Actionnant devant le tribunal de Neufchâtel le duc d'Aumale et le comte de Paris, Girancourt et d'Imblevalle (ainsi qu'un troisième verrier, Massé) prétendent bénéficier du droit d'affouage en forêt d'Eu. Le tribunal leur donne raison, condamne les Orléans a fournir le bois! La cour d'appel de Rouen, le 26 août 1878, réformera le jugement : la forêt d'Eu n'est grevée d'aucune servitude perpétuelle à l'égard des verreries locales. Les gentilshommes verriers, pourvus en cassation, verront leur pourvoi rejeté... 98

L'industrie du papier, pour d'identiques raisons, n'est pas dénuée de tout caractère patricien : à Écharçon, en bordure du Hurepoix sur la rivière Essonne, à l'emplacement d'un moulin acquis en 1824, le comte de Maupeou crée une papeterie mécanique et une fabrique de pâte à papier, colle et carton. Il fonde en avril 1825 une société anonyme : une ordonnance du 28 décembre autorise sa naissance. Ambitieuse société, au capital formé de trois cents actions de dix mille francs : Maupeou, qui en souscrit soixante, est le plus gros actionnaire. Mais l'affaire connaît presque immédiatement de graves problèmes. L'exploitation de terres argileuses, susceptible d'appuyer une production de briques, conduisit d'autres propriétaires à la lisière de l'industrie. Mais c'est surtout la filière agro-alimentaire qui fit franchir le pas à des aristocrates désireux d'une gestion rationnelle. Nombre de nobles se retrouvèrent ainsi à la tête de moulins à céréales généralement actionnés par la force hydraulique et dont certains, incluant déjà quelque progrès technique, pouvaient prendre l'allure de petites entreprises.


Dans les départements nordiques, l'industrie du sucre tenta de même des agriculteurs désireux de valoriser leurs récoltes betteravières. Alphonse-Pierre de Cardevac, marquis d'Havrincourt, en donne un éloquent exemple. Il est né le 12 février 1806 (son village natal, Havrincourt, qui abrite le château familial, est proche d'Arras) d'une famille qui a accédé à la noblesse à la fin du XVIe siècle et qui a obtenu en 1693 l'érection en marquisat de sa seigneurie d'Havrincourt. Le bisaïeul, Louis de Cardevac, marquis d'Havrincourt (1707-1767), fut ambassadeur en Suède en 1749, conseiller d'État et lieutenant général. Le grand-père, le marquis AnneGabriel (1739-1814), gouverneur de Hesdin en 1781, fut également lieutenant général. Le père, Anaclet-Henri (1777-1827), gentilhomme honoraire de la Chambre du roi Charles X, voit son marquisat confirmé en 1825; l'épouse de ce dernier, Aline-Charlotte de Tascher, est fille d'un pair de France : tout rattache Pierre d'Havrincourt - qui lui-même épouse en 1835 Henriette de Rochechouart de Mortemart - au monde nobiliaire, militaire et terrien de l'ancienne société. Il fera une remarquable carrière d'agriculteur-industriel en plein XIXe siècle. Ses activités politiques eussent pourtant suffi à plus d'un homme débordant d'énergie. Conseiller général et président du conseil général du Pas-de-Calais, représentant de ce département à l'Assemblée législative de 1849 à 1851, député du Nord au Corps législatif de 1863 à 1869, chambellan de Napoléon III, de nouveau député du Pas-de-Calais en 1877, il clôture cette étonnante carrière au Sénat, de 1886 à 1891. Il déploie, comme tête de file de l'agriculture régionale pendant un demi-siècle, un infatigable dynamisme qui en fait le phare, pour toute la région, de l'agriculture moderniste. Quand, en 1834, il reprend l'exploitation familiale, Pierre d'Havrincourt dispose d'un domaine qui, pour la région, est d'une belle étendue : 1 100 hectares, soit 730 hectares de bois et 370 de terres dont 240 sont affermés. Il s'axe sur l'élevage du bétail et la culture betteravière, applique systématiquement toutes les méthodes les plus modernes et les plus rationnelles; il utilise des batteuses à vapeur, pose des canalisations d'eau pour irriguer ses terres, met en place, en 1858, une comptabilité d'entreprise pour laquelle il utilise les services d'un employé à plein temps. En 1856, il s'adjoint une sucrerie; modernité ici encore : deux machines à vapeur, fabrication de gaz à partir de la houille. De 1850 à 1866, d'Havrincourt reçoit trente-sept médailles. Au Parlement, il se fait une spécialité de l'économie rurale et de l'industrie sucrière. Au Sénat, on le voit le 2 août 1890, à quatre-vingt-quatre ans, prendre énergiquement parti en faveur de cette industrie, se prononçant contre la hausse des droits. Le marquis d'Havrincourt disparaît le 19 février 1892. Par ses 99 remarquables dispositions d'esprit, cet authentique aristocrate venu à l'industrie est entré de plain-pied dans 1e monde moderne. Logique de l eau : noblesse textile en Normand ie Vers 1830 se produisit un étrange phénomène 1e long des affluents qui, du sud comme du nord, rejoignent 1e cours inférieur de la Seine. Se lançant dans une activité pratiquement inconnue de la noblesse, des aristocrates créèrent des usines textiles sur leurs domaines. Au sud, dans 1e département de l'Eure, 1e long de la Risle et de son propre affluent, la Charentonne, 1e marquis de Croix et 1e duc de Broglie, 1e comte Dauger et 1e comte de Revilliasse s'engagèrent dans cette branche d'industrie. Au nord, à hauteur de Rouen, deux affluents de la rive droite, 1e Cailly et, davantage, l'Andelle, connurent un mouve ment analogue: un Boissel de Monville et 1e comte de Milleville, les du Bose de Radepont et les d'Houdemare, les Montlambert, d'autres encore prirent la tête de filatures ou parfois de tissages. Une curieuse contagion semblait atteindre la noblesse riveraine. En fait, celle-ci tirait parti d'une contrainte propre à l'industrie textile : la nécessaire force motrice impliquait pour les usines des sites en bordure de l'eau. Les pouvoirs de l'aristocratie dont les domaines étaient baignés par ces rivières étaient à l'exacte mesure du pouvoir qu'avait l'eau d'actionner les machines textiles. Vers 1820-1840, cette industrie - la filature au premier chef - présente d'autres aspects spécifiques. Contrairement à la forge, à la verrerie, métiers pratiquement immobiles depuis des décennies, la filature mécanique du coton est une profession récente offrant des taux de profit attrayants pour des investissements qui, à l'époque, ne sont pas trop massifs. Elle peut tenter des propriétaires épris de rentabilité. Tout part des prairies traversées par ces rivières qui leur confèrent une plus-value certaine. Vers 1820, les propriétaires n'ont pas toujours conscience de l'intérêt qu'ils auraient à en tirer parti : 1e textile n'est pas un métier « noble » et ils peuvent hésiter à s'engager dans cette branche d'industrie. A défaut de 1e faire, certains vendent des parcelles de terrain qui donnent accès à l'eau. Des industriels les acquièrent, avant que les aristocrates, les yeux ouverts par 1e succès de cette activité qui, dans toute la Normandie, prospère et prolifère, ne s'y impliquent eux-mêmes. Certains partent d'une « industrie » qu'ils exploitent déjà; la transformation de celle-ci réalisera 1e passage au textile. Les Monville en témoignent: Thomas-CharlesGaston Boissel de Monville, né à Paris en 1763, fils d'un conseiller-secrétaire du roi, lui-même conseiller au Parlement de Paris en 1785, pair de France en août 1815, est propriétaire à Monville de prairies baignées par 1e Cailly. Des moulins y sont construits : en 1817, Monville demande au préfet de la Seine-Inférieure l'auto risation d'adjoindre un second moulin à blé à celui qu'il possède déjà. Mais bientôt, 1e pair de France songe à une autre industrie : associé à son fils Hippolyte de Monville (1794-1863), il transforme ses moulins en usines textiles; deux moulins à papier font l'objet d'une demande de transformation en 1825 et deviennent des filatures de coton. Gaston de Monville disparu en 1832, son fils, en 1847, convertit en tissage mécanique une autre installation - moulina huile cette fois. Mais 1e processus peut s'amorcer sans aucune industrie préalable. En 1825, Jean-Armand de Montlambert, maire de Portmort (Seine-Inférieure), demande à être autorisé à utiliser des chutes sises sur ses domaines: au hameau des Mouli neaux, commune de Perriers, des prairies traversées par l'Andelle sur plus d'un 100 kilomètre. La demande porte sur deux chutes. Les eaux impulseront des roues de très grande taille: six mètres cinquante de hauteur, quatre mètres de largeur, qui devront actionner deux filatures de coton. On perçoit ici - en plein XIXe siècle - l'exercice d'un droit d'apparence seigneuriale : Montlambert s'appuie sur un arrêt de 1665, qui confère au propriétaire du manoir de Paviot le droit de prendre à l'Andelle toute l'eau désirée. Mais les seigneurs, au Rixe siècle, doivent se plier au droit commun : une ordonnance du 22 mars 1827 lui donne l'autorisation pour l'une des deux usines seulement. Ce « droit d'eau », survivance domaniale, génère les plaintes répétées d'autres riverains qui se disent lésés. La noblesse, arcboutée sur ses prétentions, s'affronte parfois durement à des industriels « bourgeois » qui, eux aussi, sur les mêmes rives, sont tributaires de l'eau. On voit dès 1828, à Pont-Saint-Pierre, les deux barons d'Houdemare, Jean-Amédée et son fils Jean-Aimé, se heurter sur l'Andelle à leurs puissants voisins, les filateurs Levavasseur, pour le contrôle des eaux. Diverses industries sont concernées. L'indienne tente les Radepont. Fils d'un maréchal de camp de Louis XVI, Léonor-Victor du Bose de Radepont (1776-1847), créé marquis en 1822, pair héréditaire en 1827, époux d'Anne-Julie de Clermont Tonnerre, hérite, sur l'Andelle, des domaines de Fleury et Radepont. Il semble d'abord ne pas comprendre les pouvoirs dont il hérite et cède ses droits sur l'eau: il vend à Dutuit le moulin de Pont-Saint-Pierre; à Levavasseur, des portions de terrains en bordure de l'Andelle et la disposition de l'eau sur un segment du cours de la rivière. Mais Radepont finit par saisir qu'il y a mieux à faire : le pair de France


demande en 1841 l'autorisation de reconstruire un ancien moulin à blé et de le transformer en fabrique d'indiennes. Après sa mort, le marquis et la marquise de Radepont - son fils et sa belle-fille - achètent en 1848 avec leurs parents Clermont-Tonnerre une autre fabrique d'indiennes complétant la première. Certains s'adonnent même à l'industrie lainière. Mais la filature de coton polarise l'essentiel du mouvement. Dans cette branche qui, en Normandie, est la plus prestigieuse, certains nobles atteignent une réelle puissance. Jean-Armand de Montlambert, pour sa part, a visé haut. Des décisions de l'Administration, rendues de 1836 à 1840, le laissent libre d'exploiter tout au long de l'Andelle, dont il finit par contrôler, grâce à des acquisitions complémentaires, la rive gauche sur un kilomètre et la rive droite sur mille cinq cents mètres. Au terme d'une ambitieuse expansion, Jean-Armand de Montlambert dispose vers 1840 de quatre filatures sises sur ses terres, deux à Perriers et deux à Charleval : sans doute un cas extrême qui le fait se détacher de ses pairs et incarner le type du véritable « capitaine d'industrie »1. entreprise salvatrice Certains dépassent l'enjeu d'essence patrimoniale. Des descendants de très anciennes lignées empruntent des voies innovatrices pour des raisons différentes. Coupés d'un passé qu'ils jugent révolu, ils font des choix qui, à leurs yeux, valorisent des vies : l'industrie en est un. En rupture avec un passé qui ne reviendra plus, des nobles perçoivent dans de nouveaux métiers des possibilités d'agir, de se réaliser, de nouvelles raisons d'être, des motifs d'exister. L'entreprise s'inscrit dans une vision d'avenir qui se veut réaliste. 10 1 G. Richard, « La noblesse dans l'industrie textile en Ha u teNorma n die dan, M premiè re moitié du XIX e siècle ", in Revue d'histoire économique et sociale, 1968, p. 520. La vision réaliste L orsque, en février 1863, mourut, en son château de Thévalles, Henri-Michel-Scipion, marquis de La Rochelambert, plusieurs milliers d'habitants des six paroisses sur lesquelles s'étendaient ses domaines lui firent d'imposantes funérailles. Mais dans cette foule, il n'était pas que des paysans mayennais pour honorer le grand propriétaire. Ce furent des ouvriers qui portèrent à bras d'homme le haut seigneur devenu leur patron, du manoir familial jusqu'au cimetière, distant d'un kilomètre, du bourg de Chémeré. Ce descendant d'une antique famille - elle remontait sa filiation à la première croisade - témoigne d'une situation dans laquelle se trouve en plus d'un cas, après 1830, la noblesse française: celle d'un groupe social qui aborde l'avenir avec des vues teintées de pragmatisme. Les carrières à la Cour désormais disparues, l'accès à l'armée moralement impossible, la politique en principe refusée par fidélité à la branche aînée jugée seule légitime, une fraction de la noblesse - et surtout de la haute noblesse - embrasse le progrès et se lance en entreprise. La logique domaniale n'est pas toujours absente : cette marche vers le futur, néanmoins, la transcende. L'entreprise reçoit, ici, l'empreinte de vues nouvelles qui marquent sa naissance: volonté de progrès, désir de mieux exploiter des ressources régionales, souci d'être utile en donnant du travail, désir de retombées bienfaisantes pour la population. Elle bénéficie des talents d'organisateurs qui, à défaut des avatars vécus par la noblesse, fussent restés inemployés par l'industrie. Né en 1789, Henri de La Rochelambert, d'ascendance auvergnate, trouvait dans le Maine de plus récentes mais profondes racines du fait de son aïeul paternel Laurent-François de La Rochelambert, peu de temps après s'être marié - en 1747 - avec la fille d'un président de la Cour des monnaies de Paris, avait acquis le domaine de Thévalles près de Laval. Le père d'Henri, Gabriel de La Rochelambert, capitaine aux Dragons-Dauphin, épouse, en 1788, Charlotte de Dreux, sueur du marquis de Dreux-Brézé, qui fut maître des cérémonies de Louis XVI. Toute cette famille, étroitement liée à la vie de la Cour au crépuscule de l'Ancien Régime, se trouve brusquement touchée par la Révolution, émigre, rentre sous le Consulat. Quand 1814 ramène les Bourbons, Henri de La Rochelambert atteint ses vingt-cinq ans. Après 1815, cette société vit ses ultimes espérances. Capitaine de la garde nationale à cheval de Lyon, le marquis suit Louis XVIII à Ypres, la Semaine sainte 1815. La seconde Restauration le voit gentilhomme de la Chambre du roi, commandant des cuirassiers de la garde en 1822. La révolution de 1830 saccage ses espérances. Lieutenant-colonel au 6e cuirassiers, à la veille de passer colonel, les fatales journées démantèlent son avenir; il abandonne l'armée. Jeté hors des carrières où il eût pu briller, riche mais contraint à l'oisiveté, Henri-Scipion de La Rochelambert est exposé aux dangers de la passivité, aux amertumes, aux inutiles regrets. Il a quarante-deux ans. Sa réaction vaut d'être notée. II s'intéresse au progrès de ses propriétés : de nombreuses métairies qu'il gère minutieusement. Mais le soin de ses terres n'épuise pas son souci d'entreprendre. Au nord-ouest de Thévalles, à la Bazouge de Chémeré, il met en exploitation une mine d'anthracite qu'il s'est vu concéder en 1826. Elle occupera - en 1845 - deux cent vingt-neuf ouvriers. À Entrammes, les papeteries mécaniques de Sainte-Apollonie, qu'il crée parallèlement, emploieront à la même date quatre-vingt-un salariés. La Société des fours à chaux de Mayenne est également son oeuvre. Mais l'engagement industriel semble coïncider avec l'inflé102 chissement de la ligne politique. D'abord légitimiste intransigeant, l'aristocrate incurve sa position dès 1842 quand, manquant de peu une candidature à la Chambre des députés, il devient conseiller général. Il accepte alors un ordre politique vers lequel il ne penche pas par goût, mais qu'il pense durable. Ses associés à la mine d'anthracite - Société La Rochelambert et Cie - sont d'ailleurs des orléanistes patentés. En 1848, le marquis soutient le gouvernement de Juillet et, bientôt, le neveu du dernier maître de cérémonies de l'Ancien Régime devient sénateur de l'Empire. Le monde nouveau est accepté. Les voeux exprimés par le préfet Chaper seraient-ils exaucés? D'autres nobles leur donneront une réponse positive, acceptant non seulement un système constitutionnel d'essence renouvelée, mais encore se ralliant au progrès matériel qui - aux yeux des esprits éclairés - représente le seul futur possible. Achille-FrançoisLéonor de Jouffroy d'Abbans, qui ira jusqu'aux franges de la grande industrie, fait partie de ceux-ci. Né à Écully près de Lyon en 1785, issu d'une famille franccomtoise, Jouffroy d'Abbans reçoit l'éducation des jeunes aristocrates de son temps et cultive, tout enfant, les certitudes de sa classe, mais la Révolution, très vite, infléchit son destin. Après l'exil c'est, en 1798, le retour au berceau familial à Abbans. Une carrière d'ingénieur le fait a nouveau émigrer: il passe dix ans en Italie où il est notamment inspecteur de la marine à Ancône (1840). Waterloo (été 1815) le ramène en France. Comme tous ceux de sa société, Jouffroy se rend compte que sa classe comme telle n'existe plus en France : « Vous n'avez plus pour grand-père le seigneur suzerain de quatorze villages », s'est-il entendu dire, « ... les nouveaux enrichis vous primeront. »1 Il cherche sa voie, s'engage dans le journalisme politique, dans la diplomatie. On le trouve aux congrès de Leybach en 1821, de Vérone en 1822. La quarantaine proche, que va-t-il trouver? Le fond de sa mentalité vaut d'être précisé attaché aux valeurs traditionnelles, il a pourtant le goût des affaires et veut faire fructifier des gains obtenus dans la spéculation. En 1826, il acquiert - très loin de ses bases familiales la terre de la Jahotière, en Morbihan, deux cent cinquante hectares presque déserts mais jouxtant l'exploitation remarquablement gérée de la trappe de Melleray. Son domaine inclut des gisements de fer; des mines de houille sont toutes proches. Jouffroy projette


d'édifier deux hauts fourneaux au coke, une forge « à l'anglaise » et quatre feux d'affinerie. L'aristocrate incertain de son sort se lance dans la grande industrie. La tradition Buffon Si les résultats ne sont pas à la dimension des espoirs nourris, un tel exemple reflète des traits que l'on décèle chez d'autres aristocrates passant à l'entreprise. Épris de science, tournés vers la technique, ils témoignent d'un idéalisme que n'ont pas à ce point d'autres hommes d'industrie. Souvent étroitement conservateurs sur le plan politique, ils partagent pourtant - tôt ou tard - la vision réaliste: un ordre ancien disparaît; un monde nouveau se met en place. Perception pragmatique et poétique tout à la fois, qui fait la force et la faiblesse de cette famille d'esprits dont émanent beaucoup de visionnaires, et parfois des savants. Visionnaire, Jouffroy d'Abbans, mais avec un fonds non négligeable de connaissances précises. Quand il rentre d'exil, son père le forme à diverses techniques : un formateur exceptionnel, l'inventeur du bateau à vapeur. Claude de Jouffroy, qui a 11 1

J.-F. Belhoste et alii, « Les forges du pays de Chateaubriand », Cahiers de l'Inventaire 3, ministère de la Culture, Inventaire général; département LoireAtlantique, p. 201. quitté Abbans, proche de Besançon, pour se rapprocher de Lyon et de ses voies d'eau où il pense révolutionner la navigation grâce à son invention, initie son fils à la mécanique. Le séjour italien achève sa formation. Quand l'aristocrate parvient en Morbihan, il dispose d'un solide savoir technique. Jaillissent alors les idées novatrices qui, s'inscrivant dans un site désertique, ne subissent pas les contraintes du passé : de vastes ateliers sont édifiés, produisant des instruments agricoles perfectionnés. Le plan que, en 1827, Jouffroy trace pour sa forge s'insère dans une vue futuriste : architecture logique séparant les fonctions de l'usine; fabrication de la fonte au coke; emploi de la machine à vapeur. Toute cette création révèle des idées de progrès, un futurisme dont est imprégné l'esprit du fondateur. On détecte les signes d'une tradition analogue en Bourgogne, où des nobles illustres ont suivi la voie scientifique et partagé ce culte du progrès. Le rayonnement de Buffon à Montbard demeurait très vif. Sans doute explique-t-il en partie la venue à l'entreprise d'une aristocratie « éclairée », pétrie d'arts mécaniques, avide de nouveauté et de procédés modernes. Un personnage relativement tardif s'inscrit ainsi parmi les plus grands inventeurs: Louis-Marie-Hilaire Bernigaud, comte de Chardonnet de Grange. Né à Besançon 1e ler mai 1839, il est issu d'une famille originaire de Lyon, établie en Bourgogne au XVIIIe siècle : quand éclate la Révolution, 1e bisaïeul, Jean-Louis Bernigaud, né en 1740, seigneur de Grange et de Chardonnet, lieutenant général au bailliage de Chalon, devient député du Tiers aux États généraux. Les avatars politiques n'épargnent pas la lignée, ancrée dans son attachement royaliste. Arrêté 1e 21 avril 1793, libéré après Thermidor, de nouveau arrêté, Jean-Louis Bernigaud meurt à Paris 1e 29 mars 1798. Le grand-père, Louis-MarieHilaire (1777-1855), conseiller municipal de Chalon, commandant de la garde nationale, sous-préfet de Chalon en février 1815, est anobli par ordonnance du 6 septembre 1814: reconnaissance de Louis XVIII pour une indéfectible - et obscure fidélité. Mais c'est de son père que l'inventeur reçoit sa première formation. Docteur en droit, secrétaire général des Landes, sous-préfet de Prades, François-Marie-Gustave de Chardonnet nourrit sous la Restauration 1e même culte monarchiste que ses aïeux. La chute de Charles X ruine ses espoirs politiques. Doté d'une belle fortune, il vit à Besançon, dirige les études de son fils. Une tradition scientifique plane sur la demeure; on propose au jeune l'exemple d'Henri de Ruolz, inventeur de la dorure galvanique. Louis de Chardonnet est bachelier en 1855. Entré à l'université de Besançon en novembre de cette année, il est admis en 1859 au concours d'entrée de Polytechnique. Il a alors vingt ans. Admis dans les Ponts et Chaussées, il démissionne à la sortie de l'École pour ne pas prêter serment au pouvoir impérial. Nommé gentilhomme du comte de Chambord, il partage son existence entre deux centres d'intérêt: 1e service de la branche aînée exilée; les recherches scientifiques. C'est - ô paradoxe! - 1e comte de Chambord qui 1e charge en 1865 d'étudier les causes de la maladie dont souffrent les vers à soie dans la vallée du Rhône. En décembre 1866, il épouse Camille de Ruolz-Montchal, nièce du génial inventeur. La grande tradition de la noblesse savante entre dans son foyer. Le voyage de noces s'effectue à Frohsdorf... En 1873, la disparition de toute chance de restauration de la branche aînée vient tuer ses espoirs dynastiques. Et en 1883, la mort d'Henri V est un effondrement. C'est la fin d'un rêve pour lequel, depuis un siècle, se bat cette lignée monarchiste. Si l'on excepte les efforts dépensés au service des carlistesl, c'en est fini pour Chardonnet du combat politique. En 1883, il a quarante-quatre ans. 11 1 Partisans de Chartes VII de Bourbon (1848-1909), prétendant au trône d'Espagne. Louis de Chardonnet vivra quarante années encore. Il a du temps, du génie, de l'argent. Il passe les mois d'hiver à Besançon, le reste de l'année dans ses propriétés familiales. Dans ses divers laboratoires, il travaille dans plusieurs directions: la lumière, le téléphone. Il publie des études dans les comptes rendus de l'Académie des sciences. Mais la soie capte ses meilleures pensées : la fibre naturelle provenant de la digestion par le bombyx de la feuille du mûrier (de la cellulose), pourquoi ne pas reconstituer ce processus en se passant du ver? La première phase de l'invention date de 1883. L'aristocrate produit quelques fils en juillet; à Gergy (Saône-etLoire), où il passe une partie de l'année, il travaille dans une petite habitation au milieu des vignes; il reprend ses travaux à l'automne, au château du Vernoy, en Dauphiné. Le 12 mai 1884, le comte de Chardonnet 1 dépose un pli cacheté à l'Académie des sciences « sur une matière textile artificielle ressemblant à la soie ». Le nom du noble Bisontin fera le tour du monde. La noblesse des conseils aristocratie joue, enfin, un rôle dans les conseils d'administration ou de surveillance des sociétés anonymes ou des commandites par actions qui, dès le deuxième tiers du siècle, forment 1e soubassement des plus grandes entreprises. L'aristocratie, ici encore, fait montre de pragmatisme: la rentabilité de fonctions dirigeantes ne peut que tenter des hommes soucieux de maintenir leurs ressources, d'autant que ces fonctions, sauf exception, n'épuisent pas tout le temps disponible. La noblesse ne peut pas; par ailleurs, se montrer insensible aux appels dont elle est l'objet: un grand nom à la tête d'un conseil représente une caution d'un poids inestimable. A cet égard, en plus d'un cas, l'aristocratie se trouve sollicitée. Pour des raisons combinant l'histoire et l'hérédité, certaines affaires furent le lieu de rencontre des plus brillantes lignées. La verrerie constitue un de ces « secteurs nobles », et la Compagnie de Saint-Gobain - transformée en 1830 en société anonyme - en est le prototype : si le baron Mounier, le fils du constituant de 1789, croit devoir justifier son entrée, en 1834, au conseil de la société, une telle précaution paraît superflue, car les hommes qui s'y succèdent figurent un armorial. Le capital est contrôlé en large partie par l'aristocratie; les héritiers des quatorze associés de la Manufacture des glaces de 1702, passés au nombre de deux cent quatre au début du XIXe siècle (ils représentent alors les deux tiers du capital), voient dans leurs rangs la noblesse surabonder: au total, en 1830, les deux tiers des propriétaires français de Saint-Gobain sont membres de l'aristocratie antérieure à la Révolution. Premier en date des présidents après 1830, le marquis Mérigot de Sainte-Fère ; il descend par les femmes d'un fondateur d'origine.


Les deux noblesses - la nouvelle comme l'ancienne - administrent la compagnie. On y trouve deux Hély d'Oissel (une famille baronifiée par l'Empire en 1810) et, après la fusion de Saint-Gobain avec la Compagnie de Saint-Quirin (1858), les familles Roederer, Gourgaud et un baron Mercier. En 1841, le baron Mounier (1784-1843) remplace à la présidence Sainte-Fère, prolongé lui-même au conseil par son gendre, le vicomte de Malezieu. Sommant tous ces beaux noms, le duc Albert de Broglie présidera le conseil de 1866 à 1901. La sidérurgie - métier « non dérogeant » - peuplera également ses conseils de représentants d'une noblesse qui ne néglige pas des places fructueuses. Dès la Restauration, le nombre des pairs qui s'y rencontrent est significatif. On trouve trois 105 1 Titre conféré par Chartes X en exil d aon père et qui ne put être régularisé, pairs parmi les treize fondateurs de la Compagnie de Decazeville. Mais la présence noble ne s'atténue pas au cours du siècle: en 1860, le duc de Noailles préside le conseil des Forges de Montataire ; La Coste - un ancien pair de France - accède en 1860 au conseil de Decazeville; six des sept fondateurs des Hauts fourneaux de Marseille sont titrés; la Compagnie des forges et fonderies d'Alais rassemble quatre princes ou ducs - descendants de maréchaux d'Empire; la Compagnie de Commentry-Fourchambault se peuple elle aussi de familles titrées : elles rehaussent l'image de semblables entreprises. Les compagnies houillères connaissent la même tendance. Qu'elles soient héritières des propriétaires des droits fonciers qui ont accédé primitivement à l'exploitation du charbon ou qu'elles soient appelées a l'administration de houillères en raison de leurs relations et du parrainage que fournit leur présence, des lignées nobles figurent en certains charbonnages. Ainsi, la puissante Compagnie d'Anzin sera présidée en 1889 par le duc d'Audiffret-Pasquier, entouré des barons de Chabaud la Tour et de La Grange (ancien député du Nord). Mais le mouvement a commencé plus tôt. Qui, mieux que le comte Molé, aurait pu occuper à partir de 18461a présidence de la Compagnie des mines de la Loire, énorme conglomérat de houillères qui vient alors d'être formé? Mathieu-Louis Molé (1781-1855) apporte le prestige d'un vieux nom et d'une éclatante carrière. D'une famille célèbre dans les annales de la magistrature parisienne (son père, président à mortier du Parlement de Paris, a été guillotiné le 20 avril 1794), ce fils d'une Lamoignon est créé lui-même comte de l'Empire en septembre 1809; pair de France - aux Cent-Jours puis sous la Restauration -, il est plusieurs fois ministre et sera membre de l'Académie française. Cette histoire et ce destin apportent leur éclat à la société, mais Molé se retire du conseil en 1847, estimant ne pouvoir supporter les critiques dont l'entreprise fait alors l'objet. Les mêmes illustres parrainages soutiennent le lancement de la société qui, en 1856, reprend la houillère des Solages à Carmaux. Demi-frère de l'empereur et passionné d'affaires, Auguste de Morny avoue qu'il n'a été sollicité que pour prêter son nom. Dans la commandite par actions qui reprend le charbonnage, outre deux Solages et Morny qui préside, le conseil de surveillance comprend les comtes de Seraincourt, de Bray, de Monthiers et de Lagrange (ce dernier est propriétaire foncier du Gers et possesseur d'une verrerie). Lagrange, Monthiers et Seraincourt seront assidus aux séances; la présence de Morny sera épisodique'. Ces hommes des conseils forment un monde restreint qui recoupe ses destinées en plus d'une entreprise. Ainsi, ceux qui reprennent et administrent la houillère de Carmaux se trouvent ou se sont trouvés dans d'autres sociétés. Seraincourt figure parmi les créateurs de la Compagnie d'Aubin qui, après une faillite en 1848, se reconstitue en 1852 sous la présidence, derechef, de Morny. Mais Seraincourt est également présent - dans l'Allier - aux Mines de Fins et de Noyant. Les Hély d'Oissel, sous le second Empire, sont aux conseils d'au moins sept grandes sociétés. Un Sauvaire de Barthélémy occupe sept sièges, un Berthier de Wagram au moins cinq; Paul, duc de Noailles, administre trois sociétés, les Clary au moins quatre. Les chemins de fer et les assurances, notamment, sont attirants. Assez éloignés de l'exploitation pour ne pas devoir assumer la gestion quotidienne, bénéficiant d'avantages financiers appréciables, sensibles à l'éclat que confèrent leurs fonctions, ces hommes et ces familles découvrent, dans les enceintes dirigeantes du monde économique, une manière d'exister, une nouvelle raison d'être. 12 1 Morny et Lagrange étaient membres du Corps législatif, qne Morny présidait.

Les limites d'une présence G reffant sur ses domaines des entreprises qui valorisent les patrimoines fonciers ou s'adonnant à l'industrie parce que celle-ci lui semble représenter une nouvelle raison d'être, l'aristocratie s'implique, cepen dant, rarement corps et biens dans les affaires. Manifestant peu de goût - ou de dons - pour la gestion directe, la noblesse est privée, par ailleurs, de la vertu cardinale qui lui eût permis de jouer réellement un rôle en industrie : il lui manque la durée. Vocations de bailleurs - 9 I est malaisé de suivre la trace de la noblesse dans les rangs du patronat français. Les documents du temps laissent apparaître des notables titrés, « propriétaires » dont le rôle est souligné dans les assemblées régionales - conseils généraux, conseils d'arrondissement - ou dans les organes de représentation des milieux agricoles; en de très rares cas, le noble apparaît qualifié du titre d'industriel ou de manufacturier. La sémantique n'est pas sans importance, car cette invisibilité de l'aristocratie dans les éphémérides de l'industrie reflète comme un non-être qu'il faut bien expliquer: contrastant avec l'importance somme toute non négligeable des nobles dans le mouvement de création d'entreprises, leur rôle de manager semble en fait très réduit. La tradition avait été constante sous l'Ancien Régime : elle se remarquait de longue date dans la sidérurgie où les hauts fourneaux nobles étaient couramment confiés à des intermédiaires valorisant les actifs laissés à leur gestion. Cette tradition de rôle industriel « au second degré » se perpétue au XIX e siècle, d'autant que certains progrès techniques rendent alors l'exploitation plus compliquée. La régie ou la location de l'usine à des fermiers de forges furent des procédés couramment employés. Sous la Restauration, dans l'Eure la comtesse d'Osmond, la comtesse d'Harcourt, le duc de Broglie, propriétaires de hauts fourneaux, abandonnent à des régisseurs le soin de gérer leurs usines. Un Talhouet qui, à Dangu - arrondissement des Andelys -, apparaît nominalement, lors de l'enquête de 1847, à la tête de son usine (laminoir et fonderie de cuivre), représente dans le département une notable exception. Mais l'industrie textile rend compte plus éloquemment encore de cette distan ciation. Sur les affluents de la rive droite de la Seine où la force motrice de l'eau est mise a profit par des propriétaires qui valorisent la rente de situation dont ils bénéficient, l'aristocrate n'a pas, tant s'en faut, un rôle insignifiant en tant que promoteur: il s'implique dans la fondation des usines, apparaît comme le véritable concepteur des entreprises qui se créent, sollicite les autorisations nécessaires, fait ériger la filature ou le tissage, l'équipe de matériel. Mais son rôle, très souvent, s'arrête là. Dans la presque totalité des cas, un bail est consenti à un exploitant qui gère désormais à ses risques et figure seul sur les statistiques comme le maître apparent de l'usine. Dans l'arrondissement des Andelys, où se manifeste nettement l'émergence de semblables entreprises, l'enquête de 1847 - à Pont-Saint-Pierre, Charleval ou Fleury ne laisse paraître aucune famille titrée à la tête des usines, pourtant créées par la noblesse. Un Montlambert, ainsi, qui possède


quatre usines sur l'Andelle, est défini dans l'almanach de la ville de Rouen comme « propriétaire, membre de la Société centrale d'agriculture »; a contrario, à Radepont c'est le 107 locataire de l'indiennerie - Daliphard jeune et Dessaint - qui est cité dans les colonnes de l'industrie, laissant absent de la statistique le propriétaire, du Bose de Radepont. Le propriétaire demeure, au moins en certains cas, responsable des actifs affermés. La chronologie peut marquer le domaine juridique de chacune des parties. Par une convention du 18 décembre 1854, un ingénieur hydraulicien, Billeroy, entreprend à forfait, pour quatre-vingtquatre mille six cents francs, la construction - à Louviers - d'une usine à fouler 1e drap, pour 1e compte de Mme de Montalembert. Un an après, celle-ci laisse l'exploitation de l'usine à Guilbert. Il entre en possession 1e 1er janvier 1856. Huit ans plus tard, en 1864, l'exploitant locataire constate que les tourillons de l'arbre de la roue ont du jeu; l'arbre se trouve décalé. Il donne 1e 21 février 1865 avis à sa propriétaire, qui assigne Billeroy en tant que constructeur. Celui-ci sera jugé responsable pour l'édifice, mais aussi les machines. Une autre affaire dont fut saisie la justice souligne les bornes que la noblesse assignait souvent à sa présence dans l'industrie. CharlesFerdinand et LouisGaspard, comtes de Bourbon-Busset, deux frères jumeaux nés en 1819, donnent à bail 1e 23 janvier 1861, pour une durée de douze ans, aux époux Hardy et à leur fils, leur filature de coton des Grivats qu'ils exploitaient jusqu'alors par 1e biais d'un gérant. Les locataires s'engagent à apporter de l'argent frais pour alimenter le fonds de roulement et à payer aux bailleurs vingt-cinq mille francs par an. Les deux propriétaires, cependant, demeurent intéressés : une quote-part des bénéfices nets (un huitième pour la deuxième année, un quart pour les années suivantes) leur demeure acquise. Ont-ils voulu demeurer associés? Un accident survenu à l'usine donne une réponse et éclaire les mobiles réels d'une pareille convention : le 12 juin 1867, un incendie ravage la filature. Les locataires exploitants tombent en faillite. Le syndic prétend que l'accord de 1861 a fait des deux Bourbon des engagés solidaires à leur côté. Un arrêt de rejet de la Cour de cassation, du 9 novembre 1869, souligne qu'il n'en est rien: car les nobles jumeaux ont clairement exprimé leur désir de « se débarrasser de la gestion d'une usine qui leur avait toujours été à charge ». Les s y m p t ô m e s d u r c m a l a i s e Absence de désir gestionnaire; absence de dons pour les affaires: une lacune peut en révéler une autre, le manque d'attirance peut déceler la faiblesse. Il serait injuste d'imputer à l'aristocratie plus de ruines d'entreprises qu'aux autres « recrutements » ; l'échec noble, pour autant, dénote un tempérament peu fait pour la gestion, mal à l'aise dans l'exécution, qui parvient difficilement aux résultats durables. « Il a un coup d'oeil vif, il conçoit aisément, il saisit en un instant, mais il n'est nullement homme à exécuter », écrivait de son voisin l'abbé de la trappe de Melleray : Achille de Jouffroy d'Abbans, habité par 1e rêve sidérurgiste qu'il projette de traduire dans un Morbihan vide d'usines, a constitué en 1827 une société au capital de un million cinq cent mille francs divisé en actions de trois mille francs placées à Paris et dans le département. Un projet ambitieux servi par un ardent modernisme, mais dont des faiblesses marquent les prémices. A sa demande d'autorisation, les ingénieurs des Mines opposent des réticences. Le point faible leur semble l'approvisionnement en houille. Jouffroy s'appuie sur des engagements de fournitures pour l'alimentation de ses hauts fourneaux, mais l'Administration 13

exprime des doutes. Incité par les rapports des ingénieurs à n'accorder l'autorisation que pour un haut fourneau, le conseil général des Mines en autorisera finalement deux le 24 mars 1828. Or dès cette époque, Jouffroy d'Abbans n'a plus la foi. La moitié des installations de production de fonte est construite, mais rien n'est créé, en aval, pour produire du fer... L'entreprise, manquant de moyens financiers, chancelle avant d'avoir tourné. Jouffroy abandonne la région; en 1830, il s'exile à Londres, voyage, redevient journaliste. Étonnante lacune d'un homme pourtant servi par son passé de technicien et par une qualité qui fait les créateurs: la perception visionnaire. Dépassé par son rêve, il ne trouve pas en lui-même les ressources qui pourraient lui permettre de réaliser sa vision créatrice. Sans doute, « trop indolent pour en suivre l'exécution », explique l'abbé de Melleray, lui manque-t-il la volonté opiniâtre qui caractérise les vrais chefs d'industrie. Dans l'Eure, les entreprises du marquis de Dauvet paraissent également affec tées d'une infirmité congénitale : en 1826, création d'une filature qui sera revendue en 1841; en 1834, transformation du moulin de Mainneville, sur la Levrière (un affluent de l'Epte), en un laminoir de cuivre et de zinc qui sera arrêté dès 1835; cette même année, création sur l'Iton (un affluent de l'Eure) d'une usine à zinc sur le domaine de Navarre qu'il acquiert; l'usine sera cédée en 1841... Chacune de ces créations, suivie d'arrêt ou de revente, manifeste une inaptitude radicale à la stabilité. Si l'imagination et l'esprit d'entreprise du promoteur ne sont aucunement en cause, ils ne sont pas servis par une égale détermination à s'affirmer dans la durée. L'imprévoyance et la légèreté sont aussi à l'origine de l'insuccès. A Villelaure dans le Vaucluse, le marquis de Forbin-Janson édifie de toutes pièces, en 18321834, une installation de traitement de sucre de betterave, au moment où cette culture pose les bases d'une nouvelle industrie sucrière. Terrains à bâtir et sols à cultiver sont acquis en même temps. Un vaste ensemble de constructions - non dénué d'ambitieuses proportions - sort de terre. Le malheur veut qu'aucune étude approfondie sur la culture de la betterave dans ce département méridional n'ait été pratiquée : les espoirs du marquis sont ruinés. Échec plus grave dix ans plus tard à Marseille, où Forbin est raffineur de sucre (il serait même, en 1846, le premier raffineur de France) et où, également armateur, il achète des sucres bruts aux colonies, ses produits conquérant les marchés étrangers: à la fin de 1847, le marquis dépose son bilan. L'échec de Villelaure a précédé la ruine phocéenne. C'est sur deux générations que peut se manifester, assez désespérément, la difficulté de ces aristocrates à « être » en industrie : une sorte d'incapacité congénitale à maîtriser le succès... Pierre-Marie-Eugène Champion de Nansouty est autorisé, par une ordonnance du 6 septembre 1826, à établir une fabrique d'acier dans la commune de Précy-sous-Thil (Côte-d'Or). Dans cette usine de Maisonneuve et Rosay, Nansouty va accumuler les difficultés, les dettes, les faiblesses de gestion. Le voici débiteur de montants importants à l'égard de la banque David, l'établissement de crédit engagé, parfois imprudemment, dans de nombreuses tentatives d'industrialisation de la région dijonnaise. Le peu d'aptitudes que Nansouty révèle à la tête de l'usine ne permet pas d'augurer qu'il puisse honorer la créance de la banque. Ce qu'on ne peut espérer de la gestion du père, on escomptera l'obtenir de celle de ses enfants. Par convention verbale du 1er octobre 1836, Charles et Ulric Champion de Nansouty s'associent dans le but de liquider les affaires de leur père. Celui-ci leur remet les usines qu'il exploite avec leurs dépendances, à charge pour les deux fils de gérer ces actifs et d'employer les bénéfices à amortir les dettes. La banque David commandite l'opération à hauteur de cent quarante mille francs, accroissant 13 dangereusement le montant de sa propre créance. La gestion des deux fils s'avérera désastreuse : les ouvriers, pendant des mois, ne seront pas payés. La société est dissoute le 15 mai 1838 : l'ultime tentative n'a pas duré vingt mois. À la dissolution, la société est grevée - y compris la commandite David - d'un passif de huit cent mille francs. Le 2 décembre 1839, l'assemblée générale des actionnaires de Maisonneuve et Rosay révoque les Nansouty de leurs postes de gérants : épilogue d'un désastre en deux actes.


Des régions entières connaissent le « ratage » noble en industrie, l'incapacité d'opérer des choix judicieux, d'exploiter à temps les créneaux disponibles. La gestion de la terre - où la noblesse, en plus d'un cas, rencontre le succès et se montre novatrice - se transpose malaisément en gestion d'industrie. En Mayenne, par exemple, archétype d'une contrée où l'économie rurale est prospère et où la noblesse maintient au XIXe siècle des positions marquantes, les aristocrates manquent leur entrée en affaires. En 1862, la comtesse Émile de Robien née Marie-Berthe de Cossé-Brissac, fille d'un aide de camp du duc de Bordeaux et d'une Montmorency, est assez peu inspirée pour reprendre - pour plus de quatre cent mille francs - à la famille Bigot les forges de Moncors quelques années avant qu'elles ne s'arrêtent. Mme de Robien a pu croire aux atouts que certains pensent déceler dans les forges de la Mayenne : des gisements de fer, l'existence d'anthracite pour fondre les minerais. Mais, en 1862, les experts clairvoyants peuvent déjà percevoir que ce type d'entreprise est condamné: les techniciens leur donnent une espérance de vie d'une dizaine d'années. Même ratage en textile où, après 1870, Henri de la Broise engloutit sa fortune, aux portes de Laval, dans le tissage mécanique Notre-Dame d'Avesnières. L'aristocrate en entreprise paraît hors de son monde, un être déplacé... [//ne présence sans Lendemain Que l'entreprise soit aux yeux de l'aristo-crate un fardeau trop pesant, impliquant une gestion pour laquelle il ne se sent pas armé, ou que la crainte de l'échec lui fasse redouter un combat par avance perdu, l'aventure industrielle après la Révolution est pour lui, sauf exceptions notables, sans lendemain. En nombre de cas, le patron noble ressent vite le désir de prendre ses distances avec l'entreprise où il s'est engagé. La location - on l'a dit - est un moyen de rompre avec le poids d'une gestion quotidienne; la remise des actifs à une société en est un autre. Le trajet des Courtivron dans la sidérurgie illustre ce processus : Louis Le Compasseur, marquis de Courtivron - député légitimiste de la Côted'Or de 1824 à 1827 -, a hérité des hauts fourneaux et forges de Tarsul acquis par son père en 1817; il les apporte en 1854 à la Société des hauts fourneaux et forges de la Côte-d'Or en échange de quatre cents actions'. La présence directe de la lignée à la tête de ces forges n'aura duré qu'un peu plus de trente ans. Le patriciat le plus récent reproduit sur ce plan le modèle de l'ancienne noblesse : l'aristocratie d'Empire n'échappe pas à l'attrait d'un code de valeurs qui fait rapidement de ses descendants des copies d'anciens nobles. Le cas d'Eugène de Bassano (1806-1889) est éclairant à cet égard, Ce fils d'Hugues. Maret - qui, ministre-secrétaire d'État de Napoléon, fut créé comte en 1807, puis duc de Bassano, pair de France des Cent-Jours, et que son inconditionnelle fidélité à l'Empire mena aux plus grands honneurs, mais aussi à l'émigration après 1815 - s'associe en 1833 110 1 La société fera faillite en 1861. à son cousin germain Jules Chagot pour exploiter les mines de houille de Blanzy; sans doute doit-il cette orientation au désir de restaurer une situation familiale détériorée par les malheurs du père. Mais, devenu l'un des deux gérants respon sables de la société - chargé de la partie industrielle -, il s'en retire en 1836, après trois années de gestion. Il aura été le seul et éphémère industriel d'une famille vouée à de brillantes illustrations: son frère, le deuxième duc de Bassano, sera bientôt sénateur de l'Empire et grand chambellan de Napoléon III. Un fait majeur s'impose enfin, qui résume l'effacement: la ligne de partage qui sépare l'époque des créations d'usines nobles de celle où l'on observe le complet tarissement de celles-ci. Les années 1840 marquent ce clivage. Presque simultané ment (à une décennie près) s'observe la disparition des vieilles firmes - sidérur giques surtout - dont la noblesse a pu hériter ou qu'elle a reprises à l'aube du nouveau siècle, comme si le progrès technique, plus intensif dès 1850, ne laissait désormais aucune chance à l'aristocratie de jouer un rôle sur un terrain où sa place est occupée par des hommes plus pugnaces. L'effacement est très net dans l'industrie textile. Les filateurs nobles, après 1840, appartiennent au passé: dès lors que la force hydraulique, dispensée par les rivières qui donnaient toute leur valeur aux propriétés de l'aristocratie, est supplan tée par la machine de Watt, le « droit d'eau » qui, pendant quelques décennies, a curieusement prolongé en plein XIX' siècle la puissance seigneuriale n'est plus, de ce fait, un atout. Et les nombreux hauts fourneaux qui, avant la Révolution, mainte naient la noblesse à la tête de la métallurgie, passé le méridien du siècle, disparaissent sans appel : la révolution des forges dépasse les capacités gestionnaires d'une classe avant tout domaniale. Les Dietrich et Wendel sont en ce sens de remarquables exceptions. II subsiste vers 1860 quelques maîtres de forges issus de la noblesse, mais leur groupe est en voie d'une rapide extinction. À la fin du siècle, dans les rangs patronaux, le dirigeant titré devient une rareté. La noblesse revient sur ses terres, qu'elle a à peine quittées. De la gestion de la firme, le progrès, alors, l'a évincée. avant-dernière année de la Restauration, sous l'aspect d'un ouvrage de modeste format, qui sera bientôt suivi de deux autres, est publié un texte qui n'est pas sans importance: L'Économie industrielle de l'ouvrier et du fabricant, édité à Metz de 1829 à 1831 sous la plume d'un polytechnicien, est un des tout premiers - sinon, en France, le premier - ouvrages de littérature gestionnaire, un ancêtre des textes consacrés au « management ». L'auteur, Claude-Lucien Bergery, est un ancien officier des armées de l'Empire. Le milit aire et l'ent reprise Que des militaires se soient préoccupés d'industrie, qu'ils aient, comme Bergery, fait profession d'enseigner les rudi ments d'une « économie industrielle » en recherche d'elle-même, ou que, comme certains autres, ils aient embrassé l'état d'entrepreneur ne relève aucunement des effets du hasard. L'entreprise naissante bénéficierait-elle de trop de talents et de trop d'expérience pour refuser le concours d'hommes formés par le métier des armes aux techniques que l'industrie réclame? Les corps savants apportent des réponses à de difficiles questions. Claude-Lucien Bergery, mathématicien et polytechnicien, connu pour son savoir en fabrication de matériels de guerre, voit ses acquis transposables dans le domaine de l'usine : une sphère d'activité qui n'est pas sans présenter quelques analogies avec l'organisation militaire qu'a connue l'ancien officier des armées de l'Empire. On peut alors comprendre que Bergery - nommé en 1817 professeur à l'école royale d'artillerie de Metz - ait, dès 1825, donné dans cette ville des conférences consacrées à l'industrie et qu'il ait fixé par écrit les lignes maîtresses de son enseignement. Plus encore que des connaissances techniques, l'entreprise postule une disci pline et implique une organisation. Or l'armée lui en fournit un modèle. L'officier, par la discipline qu'il incarne, par l'habitude du commandement dont il témoigne à la tête de ses hommes, peut être un cadre précieux pour l'usine nouvelle. Il n'est pas jusqu'à l'idéologie - le patriotisme est exigé des soldats, le « bon » esprit est prêché aux ouvriers - qui ne crée certaines connivences entre les deux mondes. Que des militaires dépassent le rôle d'enseignant pour créer, reprendre et animer des affaires n'est donc pas illogique. En pareil cas, au profil du soldat compétent s'ajoute celui de l'homme d'initiative traduisant sa volonté d'entre prendre et, sans doute, son désir de profit: raison économique, plus que scientifique, qui peut mettre des militaires - ou d'anciens militaires - à la tête d'entreprises. 113


Offi ciers en demi-solde : des talents pour C usine La chute de l'Empire a brisé bien des carrières de soldats - parfois fulgurantes - suscitées depuis 1792 par les années de guerre. Et certains de ceux qui ont vécu d'innombrables combats trouvent dans le négoce ou l'industrie un métier de remplacement : pour la plupart, celui-ci est un moyen de survivre ; pour quelques-uns, il représente l'occasion d'exploiter enfin des talents d'animateur ou de créateur d'entreprise. Le oas de Jean-Baptiste Avril est exemplaire. Né à Bourges en juin 1778, il s'engage à quatorze ans, le 25 août 1792, comme tambour au 2e bataillon des volontaires du Cher, qui fait partie de l'armée de Moselle. Il est ensuite marin embarqué en 1796 sur La: Confiance - de Nantes - équipée pour la course, il croise sur les côtes scandinaves. Prisonnier des Anglais le 30 janvier 1799, il reste chez nos ennemis jusqu'en 1803 et en apprend beaucoup. Rengagé dans l'infanterie légère, il devient sergent-major en 1804. Il est à Austerlitz, à Eckmühl, à Wagram, à Essling. Lieutenant en 1809, il fait la guerre d'Espagne, est blessé en mai 1811. Capitaine le 5 mai 1812, la première Restauration n'arrête pas d'un seul trait sa carrière. En août 1814, Avril est à la tête d'une compagnie de voltigeurs du régiment Dauphin. Mais, le 27 juillet 1815, il est mis en demi-solde. L'officier de l'Empire revient pour un temps au service puis, proposé en 1820 au grade de chef de bataillon, sollicite sa mise à la retraite. Il quitte définitivement le métier militaire en 1822. Pour un soldat sans fortune s'impose, en pareil cas, la recherche de ressources. En 1821, Jean-Baptiste Avril - chef d'escadron honoraire, trente années de service - dispose de six cent quatre-vingt-dix francs de pension annuelle. Il cherche un emploi. Caissier dans une banque de Châteauroux, il a la chance d'hériter d'un oncle, propriétaire terrien en Nivernais. Il revient dans sa région natale, s'adonne à la culture et, bientôt, forme une société pour exploiter la fonderie de La Pique. Le voici chef d'industrie. Ces militaires soudainement rendus à l'existence civile, qui se montrent capables, instruits, expérimentés par la vie qu'ils ont eu à connaître, exercent dans les affaires des carrières très diverses. Le colonel Bro - héros de Waterloo - s'associe avec des amis pour exploiter un établissement de bains près de SaintDenis. Le colonel Touquet devient imprimeur à Paris et met ses presses au service des idées libérales. Le capitaine de frégate Baudin - fils de conventionnel -, mis à la retraite à trente-deux ans en 1816, sert comme capitaine au long cours à Saint-Malo et devient chef d'une maison de courtage et d'armement au Havre. Certains choisissent l'industrie textile. Joseph-Félix-Auguste Delesalle, né en 1773, entré au 3e régiment de dragons, blessé en Espagne en 1811, commande la citadelle de Lille, puis celle d'Hesdin. Retraité comme lieutenant-colonel, il s'établit fabricant de sarraus à Lille. Tous ne se reconvertirent pas avec le même bonheur, mais il y eut de très belles trajectoires. Charles-Alexandre de Saint-Cricq, dit Saint-Cricq-Cazaux, né à Orthez en 1774 dans une famille béarnaise, est le cinquième enfant d'un maréchal de camp et de la soeur de l'amiral espagnol Mazarredo. Rien ne le prédispose à l'industrie. À l'image de son père, il amorce une carrière militaire, interrompue le 24 septembre 1800 : Saint-Cricq est réformé. Il reprendra - temporairement - du service sous Louis XVIII : officier de la garde nationale à cheval de Paris d'avril 1814 à janvier 1815, puis chevau-léger de la garde du roi. Mais, entre-temps, l'industrie a changé son destin. Dès 1802, il acquiert des actions de la Manufacture de faïence de 114 Creil, en accroît le nombre en 1809, 1811, 1816, et se retrouve, cette année-là, seul propriétaire de la manufacture. Il lui donnera un remarquable essor. La sidérurgie fournit le terrain des meilleures réussites. Né à Lorient le 21 décembre 1775, Charles-Marie Villemain, engagé volontaire à quatorze ans, quitte le service au début du Consulat avec le grade de lieutenant et revient dans sa ville natale. Chef de la garde mobile de Lorient en 1814, il est arrêté, exilé dans le Midi, échappe, grâce à la protection du duc d'Otrante, aux dangers de la réaction blanche. Député du Morbihan en 1819, un échec électoral le rendra à lui-même en 1824 : il se lance alors dans l'industrie. Autorisé en 1823 à édifier sur ses terres des landes de Lanvaux une verrerie à deux fours, il crée en 1826, avec deux négociants de Lorient, un haut fourneau à Bénalec. Dans cette zone totalement déserte de Bretagne intérieure, l'Administration juge son projet favorable aux propriétaires des forêts. L'ardeur de l'ancien militaire se doit d'être notée : en 1826, Villemain a plus de cinquante ans. Jean-Baptiste Avril, quant à lui, a cinquante et un ans quand il vient a la sidérurgie. Mais, « bon administrateur », « extrêmement instruit », « très actif », « très zélé » - comme le note son supérieur, le lieutenant général Rey -, il dispose d'atouts pour réussir. Ayant formé en 1829 une société en nom collectif pour exploiter la fonderie de La Pique, proche de Nevers, il a la malchance de perdre l'un de ses associés, décédé dans l'année. En janvier 1834 - il a cinquante-cinq ans -, toujours entreprenant, il devient co-directeur de la fonderie qu'Émile Martin exploite à Fourchambault, en association avec la famille Boigues. Il y demeure pendant huit ans, s'y révèle un remarquable gestionnaire, relance l'affaire et ne démissionne - à soixante-quatre ans en 1842 - que par suite d'une mésentente avec un autre dirigeant. Une venue tardive aux affaires explique la brièveté de bien des carrières; plusieurs anciens militaires accomplirent néanmoins une oeuvre durable. PierreFrançois Dumont, né en 1789, engagé en 1808 à dix-neuf ans, nommé capitaine en 1811 sur le champ de bataille des Arapilles, sert pendant toutes les campagnes de la fin de l'Empire et aborde la sidérurgie sous la Restauration. Propriétaire de clouteries à Raismes, il émigre plus au sud, établit des hauts fourneaux et laminoirs à Ferrière-la-Grande, près de Maubeuge. Il sera en son temps un des principaux initiateurs de la sidérurgie du Nord, Gracchus Cabrol, surtout, fait à Decazeville une carrière remarquable. Né à Rodez en 1793, élève de Polytechnique, il rallie de justesse les armées de l'Empire, sert pendant la campagne de France, est blessé à Waterloo. Capitaine d'artillerie, il fait la campagne d'Espagne en 1823. II quitte l'armée, part pour l'Angleterre où il étudie la sidérurgie à la houille, rencontre Decazes, revient en Aveyron. Le capitaine d'artillerie dispense son grand talent pour surmonter les difficultés de toute nature qui s'imposent à la firme que le duc a créée. S'il n'en est pas l'initiateur, Cabrol est le véritable animateur de la grande entreprise que sera Decazeville. L armée en proie aux d outes : l industrie concurrente Passé le premier quart du siècle, d'autres motifs peuvent faire d'un militaire un candidat à la vie d'entreprise. Ces motifs ne procèdent plus - plus exclusivement au moins - d'événements qui, comme la fin de l'Empire, mettent un terme à une carrière pour raisons politiques, mais de la concurrence entre deux professions : d'un côté l'armée, auréolée d'honneur, susceptible encore de fasciner et d'ailleurs non dépourvue d'un potentiel d'élévation 115 Élie, duc Decazes (1780-1860), après l'interruption de sa vie politique en 1820, se tourne vers l'industrie. Il fonde en 1826 les Forges de l Aveyron, d'où naîtra Decazeville. sociale; de l'autre, l'entreprise, qui exerce après 1830 une séduction croissante. La carrière militaire, depuis 1815, est moins attirante. L'Empire tombé, l'armée se trouve moins employée; elle devient par conséquent l'objet d'une relative désaffection. Dans un ouvrage paru en 1826, le général Lamarque souligne le peu d'attrait qu'exerce désormais l'armée, la tentation que créent l'agriculture, le commerce, l'industrie, drainant des vocations qui, à défaut, fussent restées militaires. La Monarchie de Juillet constitue a cet égard une période de basses eaux où, si l'on excepte l'Algérie, le rôle du militaire marque une pause. Les mots d'ordre sont au progrès économique, à l'« Enrichissez-vous », cependant que le saint-simonisme - fait d'industrialisme - jette également ses feux et qu'un


Michel Chevalier, posant le problème de l'armée-école industrielle, souligne les tâches d'intérêt général qu'elle pourrait accomplir. Mais serait-ce encore l'armée? Pour apprécier les pressions opposées que peuvent exercer dans l'esprit de certains la vocation des armes ou la voie des affaires, les conditions morales et matérielles ont toute leur importance. Hormis le temps de certaines campagnes (Algérie, Crimée, Italie), les chances d'avancement dans l'armée sont devenues médiocres: avancement si lent - écrit l'officier Henri Brincourt le 4 septembre 1845 - « qu'il cause bien du tort à la presque totalité des officiers ». Les traitements, surtout, sont médiocres: « Notre solde est vraiment trop faible pour nos besoins », souligne Brincourt par le même courrier. Et ses termes n'induisent pas en erreur: de 1805 à 1868, les soldes des officiers supérieurs ne sont pratiquement pas relevées. Un lieutenant-colonel d'infanterie, en 1837, gagne annuellement quatre mille trois cents francs; un commandant se contente de trois mille six cents francs. Conditions bien modestes en regard des rétributions de certains cadres de la grande industrie qui gagnent de six à dix mille francs, auxquels s'adjoignent parfois des participations aux profits de la firme où ils sont employés. La grande industrie, précisément, est particulièrement tentante pour des officiers qui peuvent y faire valoir leur art d'administrer et de gérer la ressource humaine. Les industries minière et ferroviaire trouveront ainsi dans l'armée des recrues de valeur. Plus on avance dans le siècle, plus les élèves de Polytechnique sont sensibles à l'appel de ces secteurs économiques et tendent à délaisser la carrière militaire à laquelle l'École prépare prioritairement. Les lignes de résistance du militaire sont donc vulnérables. Vienne le milieu natal à afficher en industrie des succès marquants; vienne, pour d'autres, l'alliance qui fait entrer l'officier dans les sphères patronales, et c'en est fait d'une vocation mal assurée. Dans les régions où tout pousse au textile, par exemple, la contagion se fait sentir. Capitaine au 26e régiment de ligne et neveu du maréchal Mouton, une des gloires de l'Empire', le Vosgien Adolphe Forel quitte l'armée le 16 juillet 1837. Il va aider son frère, Napoléon Forel, qui vient de créer une entreprise textile à Rupt-sur-Moselle ; l'exemple de l'aîné, Carlos, associé à Mulhouse dans la fabrique de métiers de Nicolas Koechlin, n'est peut-être pas non plus étranger à une telle 116 1 Par sa mère, Catherine Mouton (1773-1852), soeur du général d Empire, maréchal de. la Monarchie de Juillet. démission. Adolphe Forel n'est pas le seul, dans sa commune, à quitter Éarmée pour rejoindre l'industrie du tissage, prédominante dans les Vosges. Il côtoie un autre militaire, le capitaine Jean-Pierre Lecomte - retraité celui-là - qui, originaire de Bussang, fonde en 1835 un tissage à Rupt, cependant qu'Eugène Charlot, fils de militaire, s'affirme de 1840 à 1860, à Moussey (également dans les Vosges), comme un grand notable de l'industrie locale'. L'influence de la région natale se lit nettement dans le cas d'Adelswärd, Né à Longwy en décembre 1811, Renauld-Oscar d'Adelswärd est le fils d'un officier suédois qui, prisonnier de guerre en 1793, a été interné à Longwy et a épousé une Française. Entré a Saint-Cyr en novembre 1831, sous-lieutenant au 201 régiment d'infanterie légère en décembre 1833, Oscar d'Adelswärd entre à l'École d'étatmajor en 1834, en sort lieutenant en 1836 et passe, comme capitaine, a l'état-major général en Algérie en février 1840. Il quitte l'armée en 1844, se lance dans la politique et fonde les hauts fourneaux de Briey. Il figurera bientôt parmi les pionniers de la sidérurgie lorraine. Sa mère et sa femme, toutes deux de la région, ne sont pas étrangères à cette « captation » d'une famille militaire passée à l'industrie. Des carrières personnelles, mais aussi des lignées voient en effet leur cours infléchi à la suite d'un mariage. Le cas des d'Osmoy illustre cette tendance. Né en 1806, fils d'un capitaine de cavalerie, Alphonse Leboeuf, vicomte d'Osmoy, entre le 25 mai 1825 au 5 1 régiment de chasseurs, passe en 1828 aux gardes du roi, compagnie de Grammont, accompagne en 1830 Charles X dans sa marche vers Cherbourg, puis démissionne du métier militaire. Deux ans plus tard, il épouse Aglaé Quesnel, d'une famille considérable du négoce et de l'armement de Rouen et du Havre. Vers 1850, comme entrant dans la logique de la famille où il s'est intégré, d'Osmoy s'adonne à la filature de coton en transformant un moulin qu'il possède à Perruel, sur un bras de l'Andelle. Son fils, Arthur-Louis (18361901), ne retournera pas à l'état militaire. À vingt-sept ans, en septembre 1863, constituant la société en commandite A. d'Osmoy et Cie, il fonde la sucrerie d'Étrépagny dont il est seul gérant et, en 1866, construit une seconde sucrerie. Il se retire de l'entreprise sucrière en 1883. L'industrie, pour un temps, a dérivé une lignée militaire. Gouvernants et fonctionnaires Si des soldats apportent leur contingent au milieu. patronal parce que, faits pour le commandement, ils incarnent une capacité d'organisation dont l'entreprise a besoin, la fonction publique, de son côté, peut aussi apporter à celle-ci des ressources précieuses. La rigueur acquise dans le service de l'État, l'exercice de fonctions où il faut témoigner de l'art d'arbitrer sont des qualités de poids. Par ailleurs, les relations 117 1 Né à Strasbourg en 1802, il est le fils du colonel Jean-Baptiste Claude Charlot qui, dans la nuit du 14 au 15 mars 1804, mit en arrestation le duc d 'Enghien. tramées dans les sphères d'influence, les amitiés cultivées jusqu'au seuil du pouvoir s'avèrent un levier très puissant en un temps où les autorisations qu'il faut solliciter, les protections qu'il convient d'espérer sont - surtout dans la grande industrie - une monnaie très courante. Si un fonctionnaire, franchissant le Rubicon, abandonne sa carrière et passe à l'industrie, ou même si, demeurant dans l'Administration, il s'intéresse au monde des entreprises, des chances de succès peuvent lui être promises. Au sommet de ces sphères du pouvoir, certains hommes démontrent ce poids de l'influence. Ministres en entreprise Decazes, Soult et quelques autres/ lie Decazes fut converti a l'industrie lors du séjour anglais que lui valut son ambassade à Londres. Le ministre de Louis XVIII a pu méditer outre-Manche, en 1821 et 1822, sur sa carrière publique, un trajet très brillant mais qui semble achevé. L'Empire a vu Decazes - né à Libourne en 1780 - chef de division au ministère de la Justice, conseiller à la cour d'appel de Paris, puis à celle de La Haye, et secrétaire des commandements de Madame Mère. La Restauration l'a fait ministre de la Police générale de 1815 à 1818, ministre de l'Intérieur en décembre 1818. Il est fait pair de France la même année. L'attentat perpétré contre le duc de Berry, héritier du trône, vaut à ce libéral la fin d'un cursus politique qui l'a mené - avant la quarantaine - jusqu'aux cimes du pouvoir. L'ancien ministre aurait été définitivement acquis à la sidérurgie - une industrie dont les formes modernes sont encore dans l'enfance en France vers 1825 - par François de Wendel, le patron d'Hayange. Decazes acquiert en 1825, près d'Aubin, village de l'Aveyron situé sur le Lot, deux concessions de houille. Le 17 juillet 1826, il se trouve le promoteur d'une ambitieuse affaire, la Société des houillères et fonderies de l'Aveyron, au capital, considérable pour l'époque, de un million huit cent mille francs. Des six cents actions du fonds social initial, le nouveau duc en souscrit cent soixante. Il est, dans son cas, difficile de mesurer l'apport à l'entreprise des dons remarquables qui l'ont mené, en politique, a de telles hauteurs. Un associé, Georges Humann, l'observe et le juge. On ne lui rend pas assez justice, souligne ce partenaire, « sa capacité est de tout premier ordre... Il sait prodigieusement. Son esprit vif, pénétrant et juste, va toujours droit à un but: il veut et sait ce qu'il veut. »1 Une seule ombre


au tableau laudatif: Decazes a besoin à ses côtés d'hommes qui modèrent sa fougue méridionale; sa volonté doit être encadrée par des collègues à l'esprit tempéré, sachant canaliser le bouillonnement de forces que contient difficilement le ministre promu industriel. S'il est malaisé d'apprécier ce que fut réellement l'oeuvre de Decazes dans une affaire dont le succès - à l'époque de son promoteur - ne fut jamais probant, il faut souligner le côté grandiose de la création: à la fin de 1828, les concessions houillères couvrent plus de neuf cent soixante-six hectares, les concessions de minerai de fer, trois mille huit cent quatre-vingt-trois. La première mise à feu est de décembre 1828. En 1829 et 1830, les équipements sont complétés: le premier site - la Forésie - comprend trois hauts fourneaux. Georges Humann et Cabrol jouent un rôle capital dans les premiers pas de la société; mais l'action de Decazes n'est pas pour autant négligeable: en 1830, on le voit proposer au conseil l'essai de la 118 1 F. Ponteil, Un type de grand bourgeois sous la monarchie parlementaire Georges Humann (1780-1842), Ophrys, 1977, p. 46. technique de l'air chaud, tentative que la situation financière - très aléatoire - de l'affaire ne permettra pas de réaliser. Mais l'expérience du pouvoir qu'a eue l'ancien ministre, l'influence considérable que lui-même et sa famille ont dans le Sud-Ouest font de sa présence un atout capital. Les relations qu'il entretient dans l'Administration sont de la plus grande importance dans une société où il faudra bientôt - au temps du chemin de fer - conquérir les marchés de rails. Le duc ne connaîtra pas vraiment le succès de sa grande entreprise, mais quand il quittera son conseil après trente-quatre années (1826-1860), invoquant son état de santé, il laissera cependant une trace derrière lui : on lui doit Decazeville. La sorte de boulimie industrielle dont fait preuve Nicolas Soult, après la grande époque de sa gloire militaire, témoigne d'une vocation nettement plus multiforme. Après son bannissement de 1816, qui le conduit en Allemagne, le maréchal est dès 1819 autorisé à revenir en France et, peu après, entame le rétablissement d'une situation compromise par ses liens avec l'Empire. Réintégré dans son grade en 1820, pair de France en 1827, Soult va, après 1830, commencer une carrière ministérielle plus durable, sinon aussi brillante, que celle d'Élie Decazes. Ministre de la Guerre en 1830, il est président du Conseil en 1832, 1839, 1840 et 1845. Soult est originaire du Tarn; ce département bénéficiera de l'intérêt du ministre pour la grande industrie. Au Saut du Tarn, à l'est d'Albi, un négociant de Toulouse, Garrigou, a fondé une entreprise de production de faux et de limes. Soult s'y intéresse et l'affaire passera sous son contrôle et celui des Talabot. Mais le maréchal transporte ailleurs sa soif d'entreprendre. Intéressé à des recherches houillères dans le département du Nord, il entreprend des sondages à Lourches, couronnés de succès. La compagnie à laquelle Soult est associé obtient la concession de Douchy en février 1832. L'action du maréchal se réalise en toute son ampleur dans le Gard où il nourrit son rêve le plus grandiose. Présidant le conseil du canal de Beaucaire, Soult manifeste un très grand intérêt pour la mise en exploitation du bassin d'Alais, où des mines de houille sont exploitées depuis le XVIIIe siècle. Le maréchal envisage le développement d'un complexe industriel au coeur de cette région, avec la pensée d'y englober les mines de charbon de La Grand-Combe. Soult voit même plus loin encore : un réseau de canaux - bientôt de chemins de fer - transportant les produits de l'énorme complexe vers les départements du pourtour méditerranéen. À cette époque (1827), Soult n'est que membre de la Chambre des pairs, mais les rapports avec le pouvoir sont, ici encore, d'une extrême importance, car c'est le gouvernement qui concède les droits houillers. Le 7 août 1827, une ordonnance de Charles X accorde au duc de Dalmatie la concession du charbonnage de Trélys et la mine de fer de Treseloup ; en 1828, la houillère de Rochebelle est acquise. En 1829, le maréchal d'Empire forme deux entités: une Société civile des houillères de Rochebelle et Trélys et la Compagnie des fonderies et forges d'Alais. On décide l'implantation de six hauts fourneaux. L'affaire, en fait, ne décolle pas et, en 1836, sera cédée en location au groupe Benoist d'Azy. Dernier exemple de ministre passé aux affaires : Hippolyte Jaÿr. À la suite de diverses préfectures, Jaÿr est ministre des Travaux publics de 1846 à 1848. Présidant le conseil d'administration de la Compagnie des mines de la Loire, il est administrateur des Chemins de fer de Rhône et Loire créés en décembre 1852, présidés par le duc de Mouchy et lancés par Morny. On peut remarquer que, au moment où la Compagnie des mines de la Loire subit de dures attaques, ses dirigeants s'en inquiètent peu, dans la mesure où H. Jaÿr - l'ancien ministre Jaÿr - figure dans son conseil: symptomatique aveu d'une très forte influence. 119

Jean-de-Dieu dit Nicolas Soult (1769-1851), maréchal d Empire, duc de Dalmatie, banni en 1816, est en 1819 autorisé à revenir en France et réintégré dans son grade en 1820. Il est nommé pair de France en 1827. Ce retour en grâce se poursuivra sous Louis-Philippe qui, en 1830, le nomme ministre de la Guerre, président du Conseil des ministres en 1832 et plusieurs fois ministre de 1839 à 1845. Cette étonnante carrière s'accompagne d'un remarquable passage par la grande industrie, notamment aux Fonderies et forges d'Alais. Soult eût souhaité rapprocher ces usines du charbonnage de La Grand-Combe créé en 1833: ce projet échoua. En 1836, les Forges d Alais passèrent au groupe Benoist d Azy. Les « administrateurs " : talents et influences Le monde des affaires, cependant, recrute aussi plus bas. À un échelon du pouvoir immédiatement inférieur - mais pour la plupart assurés de durer - les membres de l'Administration, auxiliaires obligés des gouvernants, figurent, quand ils passent dans les sphères d'entreprises, un cas différent. Mais si les grandes affaires souhaitent leur présence, c'est que ces hommes, par la pratique des grandes fonctions qu'ils ont exercées, peuvent eux aussi apporter des services d'un poids considérable. Ainsi doit-on comprendre les sollicitations de certaines entreprises. L'intégration d'un membre du conseil de Saint-Gobain, au début de la Monarchie de Juillet, en témoigne. Claude-Philibert Mounier, né en 1784, a été secrétaire du Cabinet de l'empereur, directeur


général de la police en 1820: il incarne 1e type même du haut commis que les grandes entreprises cherchent pour leur conseil. La compagnie approche 1e fonctionnaire: Mounier entre au conseil en 1833. Pour détacher de l'Administration ces hauts fonctionnaires qui incarnent 1e savoir, la rigueur, la compétence et, en nombre de cas, un appréciable potentiel de relations avec les gouvernants, il faut qu'une occasion précise permette leur passage au privé. Car 1e prestige de la fonction publique et les traitements qui y sont appliqués placent l'Administration dans une position bien plus enviable que l'armée dans la France du XIXe siècle. Un conseiller d'État, qui gagne quinze mille francs sous la Monarchie de Juillet (vingtcinq mille sous 1e second Empire, un président de section percevant alors trente-cinq mille francs) doit être l'objet d'offres attrayantes. Mais des jeunes n'atteignent pas ces hauteurs et sont sans doute tentés plus facilement. Lorsque, à vingt-cinq ans, Jules Hochet quitte l'Inspection des finances pour gagner Fourchambault dont il devient gérant, son traitement de quatre mille francs ne soutient pas la comparaison avec 1e salaire qu'on lui offre dans la firme nivernaise: douze mille francs annuels, auxquels s'ajouteront un logement de fonction parisien et une part de 10 % des bénéfices réalisés. Toutes sortes de circonstances, en fait, peuvent mener certains membres de l'Administration à passer aux affaires au cours de leur carrière. Les options politiques sont déterminantes. Né en 1807 à Paris, Jules-Adrien Basset est employé au ministère de la Guerre quand surviennent les journées de juillet 1830. Garde national, fidèle à Charles X, il défend une barricade contre des insurgés. La chute de la branche aînée va infléchir sa vie. Basset ne veut pas servir 1e régime de Juillet. Il accepte une position à la manufacture d'armes de Saint-Étienne, ce qui l'amène à amorcer dans la grande industrie une brillante carrière. L'évolution est identique pour Denys Benoist d'Azy. Né en 1796 à Paris, il entre dans l'Administration oh son père a occupé des postes éminents. Inspecteur des finances à vingt-trois ans, il devient une des figures les plus brillantes de la fonction publique. Mais la chute de la royauté légitime ruine à ses yeux sa carrière publique. Trop jeune pour rester inactif, il se lance en 1836 dans la sidérurgie en reprenant l'entreprise de Soult dans 120 1e bassin d'Alais. De même, l'instauration du second Empire incitera plusieurs hauts fonctionnaires orléanistes à abandonner leur poste pour rejoindre 1e monde de l'entreprise. L'alliance explique aussi ces revirements qui font bifurquer des fonctionnaires vers la grande industrie. Ainsi, Denys Benoist doit à son mariage avec la fille du maître de forges nivernais Brière d'Azy (en 1822) la possibilité de côtoyer un monde que ses attaches familiales ne lui auraient a elles seules pas permis de connaître. Et c'est aussi par alliance que deux hommes - de grands commis passent dans l'orbite de Fourchambault dont ils deviennent les dirigeants : 1e conseiller d'État Claude Hochet (1773-1857) qui., en 1806, a épousé Gabrielle Boigues, s'est intéressé à l'industrie sous la Restauration, a exploité dès 1824, avec son beau-frère Louis Boigues, un haut fourneau a Torteron et une forge au Fournay. Il accède à Fourchambault en 1838, à la mort de Boigues. Son beaufrère Jaubert, époux de Marie Boigues, passe à la direction de la firme nivernaise pour d'identiques raisons. De quelles branches de l'Administration proviennent ces « transfuges »? Il est difficile, à première vue, de détecter des veines de recrutement privilégiées. On trouve 1e comte de Saintignon qui, après dix années passées dans l'Administration comme sousinspecteur des forêts, devient (lui aussi à la suite d'un mariage) gérant d'une firme sidérurgique en Lorraine, qu'il reprend sous son nom par la suite. Jules Basset est commis au ministère de la Guerre comme l'ont été, avant lui, son père et son grand-père. Mais les grands corps constituent sans doute 1e gisement de choix. L'Inspection des finances fournit quelques recrues. Jules Hochet - fils de Claude Hochet - la quitte très jeune pour gérer Fourchambault. Jaugeons au passage 1e poids des relations de la nouvelle recrue : ancien chef de cabinet de Duchatel - ministre de l'Intérieur puis du Commerce du gouvernement de Juillet -, il devient gendre de Dumon, ministre des Travaux publics en 1843. Jules Hochet sera gérant de Fourchambault de 1854 à 1867. Les directeurs de cabinet, mais surtout les titulaires de grandes directions au sein des ministères forment une catégorie prestigieuse. Denys Benoist d'Azy fut 1e plus jeune directeur de la Dette inscrite avant de passer à la sidérurgie. Le chef de la division des mines au ministère des Travaux publics, de Cheppe, sera administrateur de la Compagnie des mines de la Loire. Les préfets alimentèrent également les transferts au privé. Le cas d'un Hippolyte Jaÿr, à cet égard, est très éloquent : préfet de l'Ain, puis de la Loire (1837), de la Moselle (1838) et du Rhône (1839), il est - on l'a vu - 1e dernier ministre des Travaux publics de la Monarchie de Juillet. Mais 1e Conseil d'État emporte la palme du recrutement des hauts fonctionnaires par 1e secteur privé. Certains de ses membres purent marquer un intérêt pour l'industrie sans, pour autant, quitter la carrière : un maître des requêtes, de Formont, propriétaire des terres et de la forêt de la Bretèche, fonde en 1827-1828 un haut fourneau près de La Roche-Bernard, et Caroillon de Vandeul - qui est simple auditeur - s'intéresse a la forge de son père 18 située en Champagne. Mais les cas de Claude Hochet et de Jean-Jacques Bande, de Mounier et Jaubert - qui, tous, passent par 1e Conseil d'État - expriment mieux un investissement personnel dans la gestion des affaires où ils sont amenés. Des juges en industrie L orsqu'un magistrat arrive en entreprise, il n'apporte pas les atouts dont disposent souvent ces très grands fonctionnaires. Le juge n'exerce guère - pas au même point au moins - 1e commandement des hommes, n'a pas acquis des vues sur la gestion des grands services publics; il n'a pas accumulé la somme de relations utiles dont disposent ceux-là qui, placés à l'ombre des gouvernants, ont détenu une parcelle du pouvoir. Le tropisme portant un magistrat vers l'entreprise a sa logique propre : on peut tenter d'en éclairer les termes. Les traitements dont dispose la magistrature au XIX' siècle ne placent pas cette carrière aux échelons supérieurs des rémunérations de la fonction publique. La plage des traitements réservés à ses membres est en fait étendue. Si 1e premier président de la Cour de cassation se voit allouer - sous la Monarchie de Juillet - quarante mille francs par an, un juge de tribunal de première instance gagne mille huit cents francs en 1846; les neuf dixièmes des présidents et des procureurs touchent moins de cinq mille francs annuellement: ainsi, les magistrats sont, sauf exception, par rapport à la mission qu'ils remplissent, parmi les titulaires les moins rémunérés de la fonction publique. La carrière bénéficie par contre, dans son ensemble, d'une réputation d'honorabilité à laquelle sont sensibles la plupart de ses membres; elle offre d'indéniables satisfactions intellectuelles et laisse une part de temps que les magistrats peuvent consacrer à des centres d'intérêt extérieurs. En fait, l'exercice de la magistrature suppose des ressources personnelles, au point que l'avancement ou la promotion aux postes élevés sont conditionnés par l'existence d'une fortune. De là, sans doute, 1e réflexe de certains magistrats personnellement aisés et bénéficiant d'un excédent 18


Deux très grandes expositions internationales se tinrent à Paris, en 1855 et 1867 L Exposition de 1855 fut conçue comme la manifestation, aux yeux du monde, du prestige de la France, pourtant engagée à l'époque dans l'incertaine guerre de Crimée. Le palais de l'industrie en fut le cadre: dû au polytechnicien Alexis Barrault, sa construction fut décidée par un décret du 27 mars 1852. Édifice de 250 mètres de longueur, 180 mètres de largeur et 35 mètres de hauteur, le fer et la fonte y étaient employés, malheureusement noyés dans une maçonnerie classique qui en dissimulait l'emploi. LExposition universelle de 1867 fut le signe de l'apothéose du second Empire: alors que la manifestation de 1855 s'était déroulée essentiellement sur le site des Champs-Élysées, l'Exposition de 1867 se donna pour théâtre le Champ-de-Mars. L'espace fut occupé par des jardins, des pavillons, la partie centrale étant couverte par une vaste construction de forme ovale: le nouveau palais de lIndustrie, édifice de fer et de verre dont la construction fut réalisée par le polytechnicien Krantz. Fantastiques foires aux produits et aux idées, les expositions du XIXe siècle exprimaient la créativité des entreprises françaises et étrangères, cependant qu'elles donnaient aux visiteurs la possibilité de connaître le progrès disponible. de ressources susceptible d'être placé, qui envisagent des prises d'intérêt dans l'industrie. D'autres, allant plus loin, changent de profession. C'est donc moins par actions de débauchage que par voie de candidatures spontanées que des magistrats allèrent à l'entreprise. L'ambiance des régions où la magistrature était socialement minoritaire au sein d'une classe dirigeante adonnée a l'industrie put notamment exercer ses effets tentateurs. Voici, dans 1e Nord, un oas de « captation » par 1e textile d'une lignée qui eût pu se perpétuer dans la magistrature : Jean-François Woussen (1765-1823), avocat au parlement des Flandres en 1786, puis président du tribunal d'Hazebrouck - député suppléant à l'Assemblée législative où il ne siège pas, puis membre des Cinq-Cents en l'an IV -, juge au tribunal d'appel de Douai en 1800, conseiller à la cour impériale de Douai à dater de 1811, habite Houplines - un bourg sur la Lys, en lisière d'Armentières - avec ses deux fils, Honoré-Bonaventure (1792-1848) et Pierre-Jean (né en 1791). En 1802, 1e magistrat fonde une filature de coton contiguë a son château du Pont-Cazier, ses enfants l'exploiteront sous la raison sociale Woussen frères. Comme pour les fonctionnaires, toutefois, l'alliance semble exercer un effet dominant. Le niveau d'intégration à l'entreprise peut alors être très divers. Certains se contentent de prendre un intérêt dans une société; d'autres s'y associent plus étroitement; d'autres encore apportent une part déterminante au sort de l'entreprise où ils viennent s'intégrer. Émile Dagallier monte très haut sur l'échelle de la profession: né à Dijon en 1802, substitut du procureur du roi à Mâcon, avocat général à la cour de Dijon, premier président de la cour de Rouen, il devient conseiller à la Cour de cassation. Il épouse, à Montigny-sur-Aube, 1e 24 avril 1832, Céline Leblanc, fille d'un maître de forges de la région. Sa femme apporte une part d'intérêt dans des forges du Châtillonnais dont, en avril 1836, elle hérite de son père. En pareilles circonstances, on n'est pas étonné de voir 1e magistrat figurer en 1845 parmi les associés à l'acte de constitution de la grande société qui hérite de forges mises en commun: Châtillon-Commentry. L'évolution est analogue pour Gabriel de Monicault : né en 1801, fils d'un directeur général des postes aux armées, il épouse en 1839 une Humbert, elle aussi d'une famille de maîtres de forges de la région. Monicault est, en 1845, procureur du roi mais, cette année même et pour la même raison, figure lui aussi sur la liste des premiers associés de ChâtillonCommentry. La soeur de Mme Dagallier, Élise Leblanc, épouse en 1829 James Landel celui-ci est sur 1e point d'accomplir une carrière d'homme de loi. Né à Selongey (Côte-d'Or) en 1803, avoué près 1e tribunal de première instance de Dijon en 1829 puis, en 1831, juge de paix du canton de Recey-sur-Ource, son alliance le place dans l'orbite de ce groupe de familles - Humbert, Leblanc et d'autres - parentes, alliées ou associées, qui exploitent des hauts fourneaux et des forges et vont mettre en commun leurs actifs dans un projet plus vaste. Landel dirigera l'usine de Buffon près de Montbard, puis celle de Sainte-Colombe-sur-Seine en 1833, et deviendra associé-gérant d'une société, Bougueret, Couvreux, Maître et Cie, qui, créée en 1840, est en fait une étape de transition vers la constitution de Châtillon-Commentry. Le juge de paix s'est fait maître de forges. Mais un des oas les plus étonnants de reconversion de magistrat - d'ailleurs effectuée à un âge tardif - est fourni par J. Palotte dont les conceptions, les initiatives, l'activité révèlent de remarquables capacités d'homme d'affaires qui eussent pu, sous l'homme de loi, ne jamais apparaître. Né en 1769, J. Palette - de son vrai nom, Jean-Auguste Jacques-Palette - est nommé juge à Tonnerre en 1828 : il a cinquante-neuf ans. Il est l'époux d'une Humbert et, de ce fait, beau-frère 126 de Monicault. Le magistrat a des intérêts dans les mines de charbon d'Ahun (Creuse) et dans l'usine métallurgique d'Anzy-le-Franc proche de Tonnerre, propriété des frères Martenot. Dès 1840, une grande pensée l'habite : il songe à implanter une entreprise métallurgique à Commentry, où la visite de la houillère locale - propriété des frères Rambourg - l'a conquis. Palotte va associer une famille de sidérurgistes du Bourbonnais, les Dechanet (des alliés des Rambourg), à ces vues ambitieuses. Le vieux magistrat se fait fédérateur d'usines : les trois Martenot, Dechanet et lui-même prennent contact avec les Rambourg et créent, le 3 août 1843, une société exploitant des hauts fourneaux et forges a Commentry. L'ancien juge, allant plus loin, rapprochera cette usine de Commentry des forges du Tonnerrois et du Châtillonnais. On lui donnera la charge du siège parisien de la grande société qu'il a ainsi contribué à créer. En 1845, il a soixante-seize ans: son fils, Charles-Auguste, fera carrière en industrie. n 1858, Xavier Rogé est un jeune homme de vingt-trois ans. Originaire de Lille, sorti à dix-huit ans de l'école des arts et métiers de Châlons, il travaille alors dans une firme de constructions de la Meuse, pour laquelle il surveille le montage du troisième haut fourneau d'une entreprise sidérurgique à ses débuts. Celle-ci, Pont-à-Mousson, a en effet été créée en 1856 pour exploiter au nord de Nancy du minerai de fer découvert par hasard. Son dirigeant, Frédéric Mansuy, remarque Rogé, apprécie ses qualités de technicien et le recrute pour sa firme. Nommé en janvier 1859 directeur de l'usine, Xavier Rogé va accomplir à Pont-à-Mousson une carrière exemplaire. En janvier 1862, le tribunal de commerce de Nancy prononce la liquidation de la première société de Pont-à-Mousson l'équipe des fondateurs initiaux s'efface avec Mansuy. Mais Xavier Rogé parvient à attirer de nouveaux capitaux, sarrois en l'occurrence. Il assure en fait le vrai départ de la firme. Débordant le terrain de la technologie, il s'avère un réel gestionnaire et un remarquable chef d'entreprise. Entré sans apport d'argent dans la société, il en deviendra en 18861e principal actionnaire (avec 1049 actions sur 2 925). Très rapidement, il est le décideur unique; mais des ennuis de santé l'incitent prématurément à se prévoir un remplaçant. Curieusement, l'histoire de la firme va se répéter: Rogé recrute Camille Cavallier, qui a emprunté les mêmes chemins que lui.


Né en 1854 d'un garde forestier du Bois-le-Prêtre (massif boisé qui, sur la côte de Moselle, s'étend au-dessus de Pont-à-Mousson), Camille Cavallier a lui aussi suivi les cours de l'école de Châlons. Grâce à Rogé, dont il devient le protégé - et même quelque peu le pupille -, il entre à la Compagnie de Pont-à-Mousson en 1874: il a alors vingt ans. Chargé en 1877 d'organiser le service commercial, il est dès 1882 considéré comme le successeur de son protecteur qui atténue progressivement le poids de sa présence. Après Camille, deux générations de Cavallier régneront pratiquement sans partage sur la firme sidérurgique devenue entre-temps une très grande entreprise. Une demande de progrès - 9 I est logique que des hommes possédant le profil d'un Rogé ou d'un Cavallier réalisent dans l'industrie du XIXe siècle des percées remarquables. Si l'entreprise pionnière postule une organisation, si elle recherche des capacités lui permettant d'assumer l'impératif gestionnaire - exigence à laquelle purent répondre, en raison de leur formation première, des représentants de l'armée et des fonctions publiques -, elle a également besoin de techniciens. La difficulté de trouver des solutions pratiques à des problèmes de 129 production, la nécessité de répondre à des contraintes purement techniques impliquent la présence dans l'entreprise d'ingénieurs, de découvreurs ou, plus simplement, d'excellents praticiens : des hommes capables d'innover et qui, surtout, s'appuyant sur l'acquis de leurs connaissances théoriques et pratiques, appliqueront le progrès aux firmes débutantes. Plusieurs niveaux de savoir sont en fait concernés. Les sommets du lavoir Une définition de 1837 nous décrit l'ingénieur dans une acception qui, aujourd'hui, paraît restrictive: « Ancien élève de l'École polytechnique, il fera carrière dans l'un des corps de l'État où il aura, grâce à son intelligence et à ses exceptionnelles qualités de caractère, une fonction de premier plan dans le domaine de la Défense nationale, aussi bien que dans tous les autres rouages administratifs. »1 Acception que reprendra Littré quarante années plus tard, pour qui l'ingénieur - également élève de la grande école - est attaché à la fonction publique, encore que certains soient attelés à des tâches productives dans l'industrie privée. Polytechnique, effectivement, recrute au service de l'État. L'École n'a pas été créée pour fournir un vivier de dirigeants à l'industrie privée. De 1830 à 1880, 63,5 % des effectifs s'en vont vers l'armée, 25 % vers les corps civils de l'État, 11,3 % seulement des diplômés se dirigeant vers le secteur privé. L'École ne donne donc quantitativement qu'un mince affluent à l'entreprise pionnière; mais ces chiffres traduisent mal l'influence qu'eurent plusieurs polytechniciens sur l'essor de certaines industries. La sidérurgie, notamment, sera redevable a quelques-uns d'entre eux de progrès décisifs. Au premier tiers du siècle, celle-ci est pratiquement stagnante : les maîtres de forges sont incapables de soulever le poids d'inerties séculaires. Vienne une poignée d'hommes supérieurement formés à imaginer de nouveaux procédés, à les expérimenter et à les mettre en oeuvre, un rôle déterminant leur sera réservé. Né en 1777, Georges Dufaud fait partie de la première promotion - 1794 - de l'école voulue par la Convention pour donner à la nation ces hommes de haut savoir. Dufaud s'avérera un véritable découvreur dans l'art de la métallurgie, publiant - notamment en 1808 et 1812 - plusieurs travaux sur la fabrication du fer. Son idée-force porte sur la nécessité de rompre avec le charbon de bois. Selon lui, l'affinage de la fonte pour fournir du fer sera dans l'avenir tributaire de la houille. Il faut donc affranchir cette production des liens millénaires qui l'attachent à la forêt - l'immense mais épuisable forêt française -, dépendance qui rive la profession dans la léthargie des techniques inchangées. Il faut rompre l'enchaînement qui, décimant à la longue les massifs boisés, handicape le métal français par de trop hauts prix de revient. À partir de 1815, l'ingénieur est convaincu que la situation nouvelle de la sidérurgie, confrontée désormais a la concurrence étran gère, entraînera sous peu le changement décisif. Polytechnique confère d'immenses atouts à un homme comme Dufaud. D'exceptionnelles relations sont nouées dans ce creuset de science que représente l'École: Dufaud sera lié à des savants comme Chaptal, Monge, Thenard (le grand chimiste est exactement son contemporain). D'autres relations se forment avec les milieux de l'Administration, dans cette école qui recrute avant' tout pour les carrières publiques : trois mois après une faillite qui s'abat sur Dufaud en 1808, l'ingénieur bénéficie de crédits gouvernementaux pour repartir vers de nouvelles 20 1 Charles Martin, vocabulaire de la langue française, cité par Terry Shinn, L'École polytechnique - 1794-1814 -, Presses de la Fondation nationale des sciences politiques, 19S0, p.189. activités. Des contacts, enfin, se maintiennent avec d'anciens élèves passés, eux aussi, au privé: en 1813, Dufaud a bénéficié d'une commandite des frères Mertian; l'un d'eux était son condisciple. Plusieurs étapes jalonnent le parcours de Dufaud. Dès 1800, le polytechnicien exploite une forge au sud de Nevers : début infructueux; la faillite - on l'a dit - vient en 1808. Si Dufaud cherche, sa vie durant, à appliquer de nouveaux procédés, il est, dès cette époque, doué également d'un flair commercial hors de pair, d'un sens exceptionnel des anticipations : mandataire d'une grande maison de négoce de fers parisienne (Paillot et Labbé) , il pratique, en 1817, de massifs achats de fers - huit mille tonneaux acquis en Angleterre - gagnant de vitesse, dans ce véritable corner, des concurrents de la même profession, les Riant. Un an auparavant - été 1816 - Dufaud a édifié pour Paillot et Labbé une usine sidérurgique où il utilise les procédés anglais, à Trézy dans le Cher. La grande oeuvre de Dufaud sera pourtant Fourchambault dont, dès 1821, il est - pour le compte des Boigues - le réel concepteur et où il accomplit désormais le reste de sa longue carrière. À Fourchambault, une véritable hérédité Dufaud - hérédité polytechnicienne - tend à s'organiser. À Georges Dufaud qui décède en 1852 vient s'adjoindre son fils Achille (1797-1857) : élève à Henri IV, puis à Polytechnique, Achille Dufaud entre à Fourchambault, mais en démissionne en 1853, en opposition avec les vues des associés qui veulent fusionner la firme nivernaise avec la houillère de Commentry. Sa lutte contre Paul Benoist d'Azy - polytechnicien lui aussi - se solde par un échec, mais celui-ci amène d'Alais à Fourchambault Alfred Saglio - gendre d'Achille Dufaud et... polytechnicien de la promotion 1841. La boucle se referme. Fourchambault hérite surtout de l'immense talent d'Émile Martin, gendre de Georges Dufaud. Né à Soissons en 1794, François-MarieÉmile Martin est le fils d'un ingénieur des Ponts et Chaussées qui accompagna Bonaparte en Égypte et fut ingénieur à Pontoise, puis Arras. Émile Martin baigne dès sa jeunesse dans une ambiance de haute technicité et de service d'État: un frère de sa mère, née Bron, polytechnicien (il fut le condisciple de Georges Dufaud dans la promotion de 1794), commandant du génie à Saint-Domingue de 1802 à 1809, attaché en 1814 à l'état-major de l'Empereur, a pris sa retraite, après la campagne d'Espagne, comme lieutenant-colonel. Émile Martin, admis à Polytechnique en 1812 puis entré en 1814 à l'école d'artillerie de Metz, se trouve, au sortir de celle-ci, à la demisolde, suit un temps des cours à Paris, puis est affecté au 6e régiment d'artillerie à La Fère. L'armée ou la fonction publique eussent eu une recrue d'une immense qualité en la personne d'Émile Martin si, vers 1820, il n'avait rencontré Georges Dufaud dont il épouse la fille. Dufaud est à la veille d'édifier l'usine de Fourchambault; Martin va y créer, en 1824, une fonderie qui, en association avec la maison mère mais dans une relative autonomie, va s'adonnera des fabrications extrêmement diverses, où le matériel ferroviaire aura une place de choix.


Émile Martin sera un infatigable chercheur. Il découvre ainsi - avant 1830 - l'influence bénéfique du maintien des hautes températures au sein des hauts fourneaux, saisit, dès cette époque, l'intérêt qu'aura - un quart de siècle plus tard - le procédé Siemens. La construction d'usines pour le compte d'autrui sera une de ses occupations essentielles. Son entreprise fonctionne comme un bureau d'études concevant et créant des usines complètes. Avec Riondel - polytechnicien lui aussi -, Martin établit notamment en 1827, près de Nevers, la fonderie d'Uxeloup. Decazes le charge en 1829 d'installer l'usine de Firmy - fonderie et laminoirs - qui sera une des premières implantations de la firme de l'Aveyron qu'a décidée le duc. Il faut tout créer: Émile Martin s'engage à fabriquer les pièces de fonderie nécessaires 21 à l'usine, à procurer la main-d'oeuvre pour la firme. L'usine fonctionnera à la fin de 1831. La réputation de Martin est telle qu'on l'invite à diriger l'atelier de fonderie d'Alais : il pourra y travailler au côté des Benoist d'Azy... et de son neveu, Alfred Saglio, gendre d'Achille Dufaud. Ingénieurs de haut rang attelés à une industrie en quête d'avancées techniques. Découvreurs en chimie Complexité des processus aboutissant aux formules recherchées; grande variété des productions qu'attendent d'elle les autres industries : si une branche d'activité postule des inventions et les apports de la science pour exister, c'est bien l'industrie chimique. Cette demande de progrès plus pressante que dans d'autres secteurs rend compte d'une veine de recrutement spécifique : celle des découvreurs et parfois des savants. La découverte, sur le plan théorique, d'un produit nouveau ou d'un procédé permettant d'obtenir autrement un produit qui existe déjà n'implique pas nécessairement que l'inventeur veuille ou sache passer au stade industriel. Se faire industriel ne va pas de soi pour un homme de science. Pourquoi un découvreur déciderait-il d'assumer les risques de l'entreprise et de la production, quand il peut se contenter de céder ses inventions à un fabricant? Il n'est donc pas inutile de chercher à comprendre comment, en certains cas, s'est opéré le passage du laboratoire à l'usine. Jean-Baptiste Guimet, né à Voiron en 1795, doit son implantation lyonnaise à un fait de hasard: à sa sortie de Polytechnique, il a été nommé ingénieur des poudres dans la capitale rhodanienne. Mais c'est à Toulouse qu'il fait sa découverte la Société d'encouragement pour l'industrie a organisé un concours destiné à récompenser l'invention d'un colorant à l'usage des peintres. Guimet se met à l'oeuvre, multiplie les essais: en 1828, il reçoit le prix de six mille francs. Une analyse du chimiste Clément-Desormes l'a mis sur la voie d'un produit qui bouleverse les coûts de production : le bleu outremer artificiel. Revenant à vingt-cinq francs l'once, celui-ci supplante son homologue naturel qui vaut cent vingt-cinq francs. Jean-Baptiste Guimet eût pu vendre son invention. Il se fait industriel. Recevant, le 8 septembre 1831, l'autorisation de fonder une usine à Fleurieux, sur la Saône, il la met en exploitation, entame la production. En 1855, l'usine assume plus de la moitié de la fabrication française de bleu outremer. Elle occupe, en 1858, une centaine d'ouvriers. Le parcours de Guinon et Marnas est un peu différent. Nicolas Guinon eût sans doute pu devenir un savant. Il reçoit en 1828, à la première distribution de récompenses de l'école de la Martinière - établissement récemment créé à Lyon pour donner un enseignement technique -, le premier prix de chimie: il demeurera, sa vie durant, tourné vers la science, contribuant notamment à vulgariser les travaux du chimiste Laurent. Mais la science ne l'aura pas à part entière : il passe à l'industrie. Son entreprise, fondée en 1831, est une firme de teinture, une des branches dominantes de l'industrie lyonnaise, au service du textile régional et très proche de l'industrie chimique. La firme se développe avec une centaine d'ouvriers dès 1834. Guinon maintient une ambiance de recherche et améliore en 18391e bleu Napoléon, aidé par des auxiliaires de valeur au rang desquels se trouve Étienne Marnas. L'entreprise Guinon fonctionne à la fois comme une unité de production et un laboratoire où s'opèrent les trouvailles qui enrichissent la gamme des produits 132 tinctoriaux nécessaires à l'industrie des soies. En 1847, Guinon découvre un colorant artificiel pour la teinture des soies unies, qui sont alors en passe de devenir l'article dominant du textile rhodanien. Peu de temps après cette découverte - le jaune à l'acide picrique -, en 1849, l'inventeur implante une usine destinée à livrer ce produit. La fabrication assure des profits importants qui permettent à Nicolas Guinon - en 1859 - d'exploiter la « pourpre française » qu'entre-temps est parvenu à extraire de l'orseille son associé Marnas (1857) : la firme Guinon, Marnas, Bonnet dispose ainsi de deux colorants dont elle est conceptrice et dont elle s'assure l'exclusivité. La pourpre française appliquée aux soieries connaîtra les faveurs de l'impératrice des Français. Ce type de recrutement se rencontre parfois tardivement dans le siècle. Né en 1834, Prosper Monnet, dauphinois d'origine, fait ses études au collège de Vienne. Comme Guinon il manifeste de précoces aptitudes : on l'y surnomme Lavoisier... À seize ans, en 1850, il entre comme préparateur à la faculté de médecine de Lyon où il peut notamment approfondir les propriétés de la benzine. À vingt-six ans, en 1860, il entre dans un atelier de La Guillotière - rive gauche du Rhône - où il oeuvre, associé à Dury, livrant des produits de synthèse, dont l'azaléine, un rouge artificiel qui le fait condamner, en 1860, pour contrefaçon d'un produit disposant déjà d'une protection légale. Une étonnante interaction entre recherche et industrie, une alternance entre périodes de découverte et périodes d'exploitation caractérisent la carrière de Monnet. En consacrant les années 1865-1868 à la société La Fuchsine, il passe à l'ennemi : cette S.A.R.L. a été créée en 1863 par Renard et Franc, ceux-là mêmes qui, disposant du monopole du rouge inventé en 1859 par le Lyonnais Verguin, avaient mis en cause Monnet comme contrefacteur. Puis il s'installe en 1868 a La Plaine, près de Genève, pour quinze années durant lesquelles il met au point différents colorants, s'intéressant par ailleurs aux propriétés anesthésiques du chlorure d'éthyle, produit qui, à la fin du siècle, connaîtra le succès. La société Monnet et Cie (Monnet revient en France en 1883) deviendra Rhône-Poulenc. Le passage à l'industrie d'un autre grand chimiste relève d'une démarche distincte: Jean-Baptiste Guimet, Guinon et Marnas créent ou animent une firme pour appliquer et exploiter leurs découvertes; Kuhlmann, quant à lui, est « invité » à se faire fabricant. Né à Colmar le 22 mai 1803, Charles-Frédéric Kuhlmann est, très jeune encore, orphelin de père et doit assumer par lui-même sa carrière. Après des études dans sa ville natale et au lycée de Nancy, il part pour Paris où il devient préparateur du grand chimiste Vauquelin. Il entend en ce temps travailler dans l'industrie de la teinture; dès 1823, il publie un mémoire consacré à l'analyse chimique de la garance. Mais une occasion l'appelle dans le Nord où, désormais, s'écoule son existence : en 1824, le physicien Charles Delezenne (1776-1866), créateur à Lille d'un cours de physique public et gratuit, invite Kuhlmann à venir occuper une chaire de chimie appliquée aux arts. L'Alsacien répond à l'offre, vient à Lille et amorce un enseignement qu'il assurera pendant trente ans. Kuhlmann affirme des talents de chercheur et de vulgarisateur; il sera un découvreur de premier ordre, rendant à de très nombreuses industries des services éclatants. Il n'est pratiquement pas une branche d'activité du Nord


industriel - à l'exception, semble-t-il, de la métallurgie - qui ne soit redevable à Kuhlmann de notations, voire de découvertes, d'un intérêt capital. Kuhlmann fût demeuré seulement un chercheur de grande classe si une nouvelle circonstance n'avait infléchi le cours de ses travaux. Les « élèves » du chimiste lui exposaient leurs difficultés à se procurer les produits nécessaires à 133 leurs industries : l'acide sulfurique, notamment, leur manquait; la fabrication des produits chimiques était inexistante dans 1e Nord sous la Restauration. En 1825, répondant à leur invite, Kuhlmann forme, avec quelques-uns de ses auditeurs, une société en commandite pour assurer une production d'acide sulfurique. Implantée à Loos, dans la banlieue ouest de Lille, l'usine fonctionne dès 1826. Deux années plus tard sont assurées la fabrication de la soude et celle de l'acide muriatique. En 1834, celle du noir animal, nécessaire a l'industrie sucrière, est lancée à son tour. En 1847, une seconde usine - à Amiens - pour l'huile de vitriol augmente les capacités de la firme que complètent, en 1847 et en 1852, deux autres implantations à La Madeleine et à Saint-André. Une nouvelle commandite est venue entre-temps (en 1842) appuyer ces premiers développements. On ne peut qu'être étonné par ces hommes qui savent marier l'attitude du savant et celle du producteur. Frédéric Kuhlmann fait d'incessants allers et retours entre les deux : les faits et les contraintes de la fabrication 1e font remonter à des considérations théoriques; a l'inverse, les découvertes de laboratoire 1e mènent à des applications industrielles du plus grand intérêt. Autre trait remarquable: la capacité de ces personnages a dépasser leur propre spécialisation pour s'intéressera des domaines scientifiques et industriels étendus. Jean-Baptiste Guimet, ainsi, découvre les travaux d'Henri Merle: ayant besoin, pour sa fabrication de bleu outremer, de sulfate de soude et de carbonate de soude, il appuie les projets de ce jeune ingénieur qui étudie la création d'une usine à Salindres. Guimet sera très largement - au côté de Nicolas Guinon - associé à l'essor de la Compagnie des produits chimiques d'Alain et de la Camargue, la future Péchiney. Frédéric Kuhlmann étend l'attention qu'il porte a l'industrie de l'acide sulfurique à d'autres très nombreuses productions: prenant part à toutes les enquêtes économiques et industrielles (il dépose, notamment, lors de l'enquête douanière de 1860), il intervient sur les sucres, les céruses, publie sur la production des ciments, invente un procédé pour la protection des chaudières à vapeur... Il œuvre passionnément au développement économique et industriel de sa région d'accueil. La voie des techniciens Polytechnique n'a pas l'absolu monopole des ingénieurs de tout premier plan. Certes, les Dufaud, Martin, Mertian, Saglio, Riondel ou Cabrol, quelques autres encore illustrent la percée des élèves de l'École à la tête de très grandes entreprises; mais d'autres filières offrent elles aussi un recrutement de choix aux firmes pionnières. La définition du Littré est par trop restrictive : on peut "être ingénieur sans sortir de Polytechnique et, en quelques cas, d'excellents praticiens, venus par des voies plus modestes, fournissent à l'industrie un patronat de choix. On a déjà évoqué les parcours de Xavier Rogé et de Camille Cavallier; on peut en retracer d'autres, tout aussi brillants. Gustave Eiffel naît 1e 15 décembre 1832. Son père a été un acteur de la toute proche épopée militaire de l'Empire : engagé en 1811 à seize ans - au régiment des hussards de Bercheny, François-Alexandre Eiffel, deux fois blessé, adjudant en 1814, licencié de l'armée impériale après Waterloo, s'est rengagé ensuite. En 1824, F.-A. Eiffel épouse Catherine-Mélanie Moneuse : devenue dépositaire unique de la houillère d'Épinac, celle-ci implante des dépôts de charbon sur 1e quai du canal à Dijon. En onze années, de 1832 a 1843, 1e couple Eiffel (le mari a démissionné en 1825 de l'état militaire, puis rejoint sa femme dans cette activité) voit la fortune 1e 134 combler; son patrimoine s'élève à trois cent mille francs, chiffre respectable au deuxième tiers du siècle. Sa mère est donc peut-être à l'origine du trajet qui va conduire Gustave Eiffel à l'industrie privée; mais c'est d'abord le savoir technicien qui fait la carrière de celui-ci. Refusé en 1852 à l'École polytechnique, il est admis à Centrale et en sort diplômé en août 1855. Il recherche dès lors sa voie par paliers successifs. Un beau-frère, Joseph Collin, est directeur du haut fourneau de Châtillon-sur-Seine : le jeune diplômé y passera quelque temps. Au début de 1856, il entre en contact avec Nepveu, constructeur de machines à vapeur installé à Paris, 36 rue de la Bienfaisance. L'ingénieur Eiffel devient secrétaire de Nepveu au très modeste traitement de cent cinquante francs par mois. Mais son employeur suspend ses paiements et Eiffel passe à la Compagnie dés chemins de fer de l'Ouest, puis au service des Pauwels, constructeurs belges établis à Paris. Ses appointements mensuels ont fait un bond chef des études et des travaux, il touche deux cent cinquante francs. Les constructions métalliques vont, dès 1856, orienter le destin de Gustave Eiffel : la Compagnie Pauwels est chargée, notamment, de la construction du pont de Bordeaux. À la fin de 1862, il prend la direction des ateliers de Clichy à côté d'Édouard Pauwels qui représente à Paris la firme bruxelloise. Mais la crise de 1863 décide de la carrière d'Eiffel comme constructeur privé et comme chef d'entreprise les Pauwels sont en difficulté; en 1866, il va prendre sa liberté; il fonde ses propres ateliers, 48 rue Fauquet à Levallois-Perret et, en octobre 1868, G. Eiffel et Cie - société en commandite - voit le ,jour. Pour la construction de viaducs à piles métalliques sur la ligne Commentry-Gannat, les offres de l'ingénieur de trentequatre ans sont acceptées au côté de celles (les plus puissants : Gouin, Cail, Schneider. Eiffel a une part des travaux et Cail construira sur des plans d'Eiffel bien avant la tour qui, en 1889, immortalise son nom, c'est, pour le centralien, la percée décisive. Il est un recrutement centralien comme il existe un recrutement polytechnicien : on peut y percevoir des marques de cooptation. Voici à Paris, en 1845, l'atelier de Périn, rue du Faubourg-Saint-Antoine : la petite entreprise fournit alors les artisans ébénistes en bois blanc et en bois de placage; cinq compagnons œuvrent au côté de Périn et de son associé. La firme vend également des machines à travailler le bois: ses scies à ruban lui donnent une excellente réputation. L'entreprise grandit dans les cours des immeubles voisins: il faut des techniciens. En 1867, Périn engage le centralien René Panhard et, bientôt, s'associe avec lui. En 1873, la firme s'accroît encore. Est alors décidée l'acquisition de huit lots de terrains, 19 avenue d'Ivry, pour la construction d'une nouvelle usine : bâtiments de briques et charpentes métalliques a rivets. C'est Émile Levassor, un ancien camarade de Centrale de Panhard, qui dirige les travaux. Il est, à son tour, embauché par Périn et Panhard. Quinze ans plus tard, l'automobile... D ans une France aux deux tiers terrienne mais où quelques industries commencent à faire miroiter des promesses de succès, certains ruraux prennent conscience que le salut n'est plus réservé à la terre et qu'il existe des carrières plus lucratives que celles de l'agriculture. Pour deux raisons au moins un agriculteur peut songer dès les années 1830 à quitter le secteur primaire. La première raison se trouve dans l'affaiblissement du rendement des capitaux placés dans le secteur agricole. Le Capitaliste, un périodique lancé en 1838 et portant le sous-titre de « Journal des intérêts de l'industrie et des actionnaires », fait le constat suivant dans les colonnes de sa parution initiale : les propriétés foncières laissent un faible rapport, et les fermiers sont souvent insolvables; les fonds confiés à l'industrie rapportent bien davantage. De fait, la terre est chère et, corollaire incontournable, le rendement des


capitaux y apparaît très faible. À l'enquête économique de 1860, un déposant souligne le fait pour la Haute-Marne' : la terre arable y a des prix élevés; eu égard à l'importance du capital que sa propriété postule, le rendement du sol a chuté, tombant à 1 ou 1,5 %. De ce fait, d'autres placements s'avèrent plus profitables : le déposant évoque les forêts dont la région est riche, mais l'industrie, elle aussi, peut retenir l'attention. Elle est susceptible de la retenir en d'autres régions, le Nord par exemple. À la fin de la Révolution, la baisse des prix des terres y a diffusé l'accès à la propriété. On part, vers 1800, de prix bas, mais qui, jusque vers 1850, s'inscrivent sur une courbe très nettement ascendante. En pays de Saint-Amand, dans le Valenciennois, entre 1801 et 1852, l'hectare de labours de première catégorie passe de 1 723 francs à '4 828 francs: triplement de valeur en un demi-siècle. La hausse des prix procède d'une recherche des fermages, d'une sollicitation des locataires en quête de parcelles cultivables, intensifiant, dans un premier temps, la hausse des rendements locatifs. Pas au point, pourtant, que ces rendements suivent la hausse des prix du sol. La rentabilité ira en s'affaiblissant. Dans cette région, le rendement locatif passe de 3,6 % en 1801 à 2,4 % en 1852 pour les terres de labours; dans le même temps, la rentabilité des herbages s'affaiblit également. L'« entrée » dans la terre devient donc onéreuse. Au début du siècle, un capital égal à huit mois de salaire suffit en industrie pour mettre un actif au travail; l'agriculture, pour le même résultat, postule un investissement huit fois plus important. Appel d'air créé par le secondaire. Les physiocrates s'éloignent dans le passé... Mais une seconde raison peut incitera glisser vers cet autre secteur. L'activité agricole est un métier où les efforts de l'exploitant butent sur des limites: celles-là mêmes qu'impose la nature. Peu de choses s'y passent, au cours d'une existence, qui soient totalement sous l'empire de l'énergie humaine. La pleine occupation du sol une fois réalisée, l'amélioration des rendements peut seule accroître le taux de profit; la technique, le savoir-faire y exercent moins qu'ailleurs une pesée totale 137 1 Déposition PeltereauVilleneuve, Enquête traité de commerce avec l'Angleterre Imprimerie impériale, t.I, p.140. ment décisive. La tentation peut s'opérer dès lors sur des tempéraments empreints de dynamisme : augmenter leur emprise sur des exploitations, modeler le futur avec plus de netteté, entreprendre avec plus de succès. Ls « e n t r e p r i s e s » t e r r i e n n e s 7 Tout commence par un changement d'état d'esprit. L'adoption d'un esprit d'entreprise marque le passage d'une agri culture figée dans l'immobile à un type d'exploitation que modèle l'innovation. Procédant, au départ, d'améliorations radicales des méthodes de culture, le changement débouche sur des « industries de la terre » qui, en ultime dérive, donnent naissance à la grande entreprise. Le domaine-entreprise - 9 I n'est pas nécessaire aux plus entreprenants de quitter leurs domaines. Pour ceux-là, la terre devient une entreprise. Acclimatant de nouvelles variétés ou lançant des cultures inédites, employant un matériel totalement renouvelé, ils adoptent un style de gestion de type industriel; l'objectif est d'accroître l'emprise sur la nature, d'inverser les causes (le rendements médiocres, d'améliorer le taux de rendement des capitaux investis dans le sol. Des régions permettent, par l'étendue et la richesse des sols, une révolution des modes de faire-valoir que certains exploitants vont vivre d'une manière exemplaire. Ils prolongent cette action vers l'aval en accroissant la valeur ajoutée des produits de leurs terres, intégrant la chaîne agro-alimentaire qui se développe dès cette époque. Les départements septentrionaux - Oise, Somme et Aisne, Nord et Pas-de-Calais - en offrent des exemples. À Masny, près de Douai, les Fiévet vivent cette mutation. D'une lignée de terriens implantée dans la région depuis plus d'un siècle, Constant Fiévet prend en 1831, à l'âge de dix-huit ans, la tête du domaine familial: deux cent trente hectares de sol fertile aux portes d'une agglomération importante où tout l'acquis du progrès des usines pourra s'appliquer à la culture du sol. Constant Fiévet accède à une propriété cultivée jusqu'alors selon des méthodes traditionnelles : il les boulever sera. Adoptant une attitude qui tranche résolument sur la mentalité de l'immense majorité des exploitants, bannissant la routine, il ne se contraint pas à attendre, au gré des rythmes qu'impose la nature, un produit dont le rendement s'avérerait immuable, mais voit dans son exploitation une entreprise qui doit affronter le changement. L'innovation est systématiquement cultivée sur de tels domaines. L'exploitant adopte un nouveau procédé de fertilisation, inondant ses terres avec les eaux résiduelles d'une sucrerie qu'il implante par ailleurs. Tout en se mettant à l'abri des récriminations des riverains à l'endroit d'une industrie particulièrement polluante (il évite d'altérer par ses rejets les eaux de la Scarpe voisine), il utilise les vinasses pour inonder ses parcelles en aval de l'usine et obtient rapidement des rendements remarquables. Le progrès s'applique au matériel: dès 1840 est adoptée une des premières batteuses. En 1836, un four à chaux est établi. Produisant dix mille hectolitres de chaux par an (employés sur les terres), il sert l'idée maîtresse qui 138 règne sur le domaine : améliorer systématiquement le rendement de ces sols déjà riches. Le cas de Ghislain Decrombecque est le plus exemplaire. II naît à Lens en 1797 dans une famille de très petits cultivateurs. À son mariage, il possède mille francs et soixante-quinze ares de terres de labours, une maison et un jardin; en 1849, il cultivera deux cent cinquante hectares avec vingt-cinq chevaux de trait. Extraordinaire réussite qui vaut le commentaire. L'agriculteur adopte l'attitude du chercheur: placé devant une nature ingrate - le sol crayeux de la plaine de Lens -, il analyse les causes de son infertilité et tente d'y remédier. Il se livre à des expériences, en tire des conclusions. L'amélioration passe par l'emploi d'engrais nouveaux : les cendres de houille, le noir animal. Les techniques de culture, surtout, sont modifiées. On adopte l'assolement biennal ou triennal, la culture sur billons - des éminences obtenues par un labour profond et qui, distantes de quatre-vingts centimètres, permettent un nettoyage du sol beaucoup plus efficace. En 1858, Decrombecque utilise une moissonneuse qui fauche quatre hectares par jour; en 1868, il introduit le labourage à vapeur: cinq hectares sont traités en douze heures. De 352 hectares - dont 90 en location - en 1862, le domaine passe à 400 hectares en 1866, a 450 en 1868. L'agriculteurentrepreneur a acquis la puissance. Des usines sar la terre Le glissement vers l'industrie s'inscrit dans la logique des comportements qui viennent d'être évoqués. Les productions susceptibles de servir le domaine agricole peuvent ainsi être annexées. Chez Decrombecque, un four à chaux, une briqueterie, un gazomètre manifestent - en amont - l'intégration d'activités qui fournissent l'exploitant; vers l'aval, une boucherie, une brasserie, une sucrerie, une raffinerie amorcent la chaîne agroalimentaire. Par les ateliers, voire les usines, qu'il érige sur son sol, l'agriculteur parvient, en adjoignant une valeur ajoutée aux produits de la terre, à accroître son emprise sur le taux de profit. L'inertie de contraintes millénaires s'en trouve infléchie. Plus encore que la minoterie ou la brasserie, l'industrie du sucre de betterave va insérer ceux qui s'y livreront dans les rangs d'un patronat rural. Cette activité est née sous la Restauration. Dans le seul Pas-de-Calais, on dénombre 8 sucreries en 1824,18 en 1828, 36 en 1829. De janvier à mai 1836, 36 nouvelles fabriques y sont créées. En 1839, 103 usines à sucre sont implantées dans ce département. Dans le Nord, l'Aisne, la Somme et l'Oise, cette industrie connaît un essor analogue.


Le domaine de la betterave et l'industrie qui la traite sont deux réalités imbriquées : les sites de la fabrique sont ceux de la culture. Dans la partie artésienne du Pas-de-Calais - la région centrale avec les cantons de Cambrin, Marquion, Vimy, notamment - qui représente 41 % de la superficie cultivée en betteraves du département, on note une proportion analogue - 42 % - du nombre total des usines. Là se situe l'épicentre de l'agriculture betteravière qui se diffuse, avec une inégale intensité, dans le reste du département. L'agriculteur y est, en nombre de cas, l'exploitant de la fabrique. La sucrerie, produisant de la pulpe, nourrit le bétail de la ferme; élaborant un produit destiné à la consommation, elle désenclave le domaine, l'intègre à l'économie de marché. Sur 103 sucreries et distilleries du Pas-de-Calais dénombrées en 1839, 45 sont exploitées par des agriculteurs. 139 Se développant à partir de 1810 pour traiter la betterave, l'industrie sucrière fut, dans les cinq départements du nord de la France (Aisne, Oise, Somme, Pas-de-Calais et Nord), l'industrie agro-alimentaire la plus typique du =siècle. Le seul département du Nord comprend en 1869 quelque 150 sucreries. L'émergence de cette activité revêtit un caractère explosif dans le Pas-de-Calais: de janvier à mai 1836, 36 nouvelles sucreries furent crées dans ce seul département qui, vers 1860, comptait les fabriques les plus modernes de cette industrie. À noter, sur le tableau de Desavary, la cheminée de section quadrangulaire typique de nombreuses usines jusqu'au milieu du siècle. À remarquer également, l'espace considérable qu'occupe cette fabrique de sucre. On peut suivre chez certains le passage. À l'origine, Constant Fiévet ne songe à la sucrerie que pour traiter les betteraves de son exploitation; sa fabrique transformera ultérieurement des récoltes extérieures. L'exploitant de Masny, dès lors, changera d'horizon; la fonction commerciale sera plus exigeante, mais les problèmes techniques surgiront en même temps : il faudra les résoudre. Le passage à la dimension industrielle ne s'opère qu'à ce prix. De laborieux débuts. Ces sucreries, à l'instar des premières filatures, toutes proches, de la région lilloise, fonctionnent à l'époque sans machine à vapeur. On construit une sorte de hangar où est installé un « manège » ; des boeufs l'actionnent, une grande râpe de bois broyant les tubercules. Préalablement nettoyées par des femmes maniant des couteaux de bois, ou lavées dans des cuves au moyen de balais, les racines, poussées par un ouvrier, s'en vont vers la machine. Mais il faut surmonter un grand nombre d'obstacles: la sucrerie pionnière est handicapée par le goulet d'étranglement de machines déficientes et d'une main-d'ceuvre manquant de connaissances. À des ouvriers ignorants s'ajoute le manque de surveillants formés. À tour de rôle Constant Fiévet et son frère se relaient pour les nuits à l'usine. Les deux premières années - la campagne 1837-1838 surtout - sont un pas difficile à franchir, avant que des changements décisifs ne soient apportés aux machines employées. En 1840, une machine à vapeur est montée, ainsi que trois nouveaux générateurs; de grands filtres sont installés pour épurer les j us. En 1860, des chaudières tubulaires sont montées pour produire la vapeur : l'exploitant rural est bien devenu un industriel. Dynasties sucrières L'industrie sucrière connaît donc au XIX' siècle, dans les départements nordiques, une fortune étonnante. Mais si des dizaines de fabriques, à dater de la Restauration, y sortent littéralement de terre, stimulées par les promesses d'une production pratiquement inédite, la fragilité de ces firmes minuscules apparaît éclatante. Une législation aux contours erratiques favorise tantôt l'industrie du sucre « indigène » (c'est le nom que l'on donne au sucre de betterave), tantôt la production de sucre de canne issue d'une culture pratiquée outre-mer, mettant à mal un patronat récent, peu armé pour faire face à des contraintes totalement nouvelles. Il existe en 1869 150 sucreries dans le seul département du Nord. Parmi ces unités de tailles très diverses, la concentration s'est déjà fait sentir et l'arrondissement de Lille en marque la mesure: si, en 1845, 52 fabriques y sont répertoriées, leur nombre passe à 25 en 1869; il en subsiste 20 en 1882. Une impitoyable sélection naturelle opère un effet destructeur. Certaines lignées échappent à l'hécatombe. Thumeries, canton de Pont-à-Marcq, à l'extrémité sud des Flandres, en 1821. En ce bourg de sept cent soixante et onze habitants, à quelques kilomètres de la butte de Mons-en-Pévèle où Philippe IV le Bel remporta une victoire éclatante, dans un bâtiment de ferme datant de l'an X est installée cette année-là une petite sucrerie. Un manège de boeufs écrase les tubercules. Personne n'eût pu prédire à cette modeste fabrique, parmi tant d'unités qui vont éclore sur les plaines du Nord, un éclatant destin. Pourtant, dans cet incognito rural naît une firme appelée à entrer dans l'Histoire. Au plus loin que l'on remonte dans le passé, les Coget vivent à Mons-en-Pévèle. Au XVIIe siècle, ils sont cultivateurs et laboureurs c'est-à-dire propriétaires - là où le roi de France a vaincu les Flamands en 1304. Mais l'un d'entre eux, 142

Jean-Baptiste, né à Mons-en-Pévèle en 1735, s'implante à Thumeries où il mourra le 18 avril 1808 : il y est arpenteur juré, fermier et marchand; sa femme, CatherineJoseph Carpentier, qu'il épouse en 1769, est la fille d'un charron, échevin et collecteur de Thumeries. Une bourgeoisie en lente mais très sûre ascension. Parmi les nombreuses pépinières qui, en 1789, sont exploitées en Flandres, la principale est celle des Coget de Thumeries.


La famille continuera, au XIX` siècle, d'oeuvrer dans cette spécialité; mais elle va aussi se révéler dans l'industrie. En trois villages du Nord, trois branches de la famille créent presque simultanément trois fabriques de sucre. On peut suivre, dans l'hécatombe qui ravage les rangs des recrues en provenance de la terre, l'irrésistible avancée de la famille Coget. Le plus jeune des trois fils qu'a eus l'arpenteur juré, Jean-Baptiste (1777-1846), quitte Thumeries et s'installe à Phalempin, un village situé à quelques kilomètres au nord en direction de Lille. Le cadet des Coget y est fabricant de sucre. Lorsqu'il décède à Phalempin en 1846, il laisse une usine de 40 ouvriers, équipée d'une machine à vapeur et effectuant 76 804 francs de production annuelle. C'est la plus modeste des trois unités qu'érigeront les Coget. Mais, à Phalempin, la branche cadette monte au rang des notables : l'industriel Coget est maire de sa commune; son fils Jean-Baptiste-Joseph (1829-1913), qui lui succède dans la fabrique de sucre, lui succède également à la mairie : maire de Phalempin de 1870 à 1913, il aborde la politique a l'échelon national'. Une autre branche s'implante a Marquillies. Les raisons qui poussent Alexandre Coget - cousin du précédent - à se fixer beaucoup plus au nord, dans le canton de La Bassée, s'inscrivent dans la logique de ces lignées terriennes s'attachant depuis des siècles à une patiente et sûre transmission de leurs terres. La mère d'Alexandre, Marie-Françoise Chombart, née à Marquillies en 1783, descend d'une famille de terriens aussi ancienne au moins que la lignée des Coget et qui, dès le XVIIe siècle, y exploite la Cense du Faux. Son unique frère, Pierre-François Chombart (1787-1870), sans postérité, laissera l'exploitation du Faux à son neveu Coget. Alexandre Coget va, dans le bourg de sa mère, déployer une énergie peu commune. Tenace et novateur, l'exploitant du domaine familial lui a adjoint en 1837 une fabrique de sucre: cette unité est conçue initialement comme une suite de l'exploitation agricole. Derechef, un décor de cet âge : le manège de boeufs actionne la machine; unité primitive que pourra balayer la conjoncture contraire. Mais Coget, qui s'attache à améliorer la densité en sucre de ses betteraves, réussit à passer le cap des années dif'f'iciles. L'enquête industrielle restitue les contours de sa firme dix ans après sa fondation : 65 ouvriers, une machine a vapeur (6 chevaux et mulets, 12 boeufs sont aussi recensés au titre des moteurs) et, avec 112 925 francs de fabrication annuelle, une production très supérieure à celle de Phalempin. Un portrait haut en couleur pourrait être brossé du maître de Marquillies. L'homme - qui mourra en 1908 quasiment centenaire - est certainement habité par l'intense désir de la durée qui règne au tréfonds de l'âme paysanne. Il n'aura pourtant aucun fils pour lui donner une suite. Mais une succession d'alliances, sur deux générations, prolongera sa lignée: sa fille Claudine épouse en 1864 Maxime Brame (1840-1900). Ce Lillois vient seconder son beau-père, se fixe à Marquillies, habitant la maison construite par Coget en 1853, juste en face de l'usine. En 1882, il lui succède à la tête de l'affaire et fait de son domaine un modèle d'exploitation industrielle. Maxime Brame meurt en 1900: lui aussi n'a qu'une fille; son gendre Gustave Barrois (1860-1920) reprend l'exploitation. Quand Alexandre Coget décède 1 Au premier tour des élections législatives de 1893, il est élu député dans la cinqu i me cire("", ript inr, Lille. Son rote à la b a mbre demeurera. effacé. 2 Fils du ministre du cabinet Palikao (9a4,,,( 1870), Jules Brame. qni dét nait le portef uille de l'Instruction publique dans le dernier ministère du second Empire. 143 en 1908, il peut savourer ce double sauvetage, par les femmes, de l'oeuvre entreprise. La sucrerie de Marquillies, toujours debout, a presque trois quarts de siècle. C'est pourtant à Thumeries que l'œuvre de la famille prend toute son ampleur. DeuX fils de l'arpenteur sont demeurés au berceau familial. Alexandre (1774-1844) a un rôle de grand notable local. Maire de Thumeries, conseiller général, il est député du Nord de 1831 à 1844. H est aussi industriel : avec son frère Joseph, il est le créateur, en 1821, de la sucrerie de Thumeries. Mais il reste célibataire. Quant à Joseph, né en 1771- l'aîné des trois Coget -, il ne connaîtra guère l'essor de l'usine familiale. Celle-ci devient une unité de moyenne importance; 51 ouvriers, une machine à vapeur, 114 754 francs de produit annuel : elle est, en 1845, à la hauteur de celle de Marquillies. Joseph Coget décède en 1827 en laissant cinq enfants. Son fils Alexandre partant pour Marquillies, ne restent que deux fils et deux filles. Trois de ces quatre enfants seront célibataires. Il s'en faut d'assez peu que la sucrerie de Thumeries ne tombe en déshérence. En fait, les deux fils non mariés, Henri et Joseph, cultivateurs et un temps sucriers, sont avant tout des pépiniéristes dans le droit fil de la tradition familiale. La fabrique de sucre de leur père va changer de lignée. Leur soeur aînée, Henriette (1807-1896), épouse en effet Ferdinand Béghin. Une lignée qui appartient également à la bourgeoisie rurale : Antoine-Ferdinand (1739-1816) est brasseur; son fils Jean-François-Léonard (1773-1847), cultivateur, est aussi brasseur. Du premier de ses deux mariages, ce dernier a un fils, Antoine - dit Ferdinand - (1804-1867), l'époux d'Henriette Coget. Quittant Fâches-Thumesnil, le berceau de sa famille, celui-ci se fixe à Thumeries : il entre en orbite des Coget, mais demeure un brasseur. Les deux pépiniéristes décèdent sans descendance : Joseph en 1891, Henri en 1898. Mais bien avant leur mort, leur neveu Henri Béghin est appelé à reprendre leur firme sucrière: Ferdinand Béghin, né en 1840, sera un grand industriel; son oncle Alexandre - le maître de Marquillies - l'initie aux mystères du traitement des betteraves. Avec lui c'est le changement d'échelle : le jeune industriel a l'idée de donner à l'usine une dimension nouvelle; il conçoit une raffinerie qui pourra recevoir directement le sucre provenant des betteraves sous forme de sirop. Mais la mort frappe prématurément le neveu des Coget. Les plans seront repris par ses deux fils qui réaliseront le désir paternel : en 1898, la raffinerie est construite, et la Société F. Béghin est créée par les deux frères; leur nom, en quarante ans, fera le tour du monde'. 1 A la veille de 1914, la sucrerie, modernisée, traitera annuellement cent cinquante mille tonnes de betteraves. La Société Bégh i n dr n nue Bégh n'est, d nos jours, pratiquement plv, n ne Pf rno f a m i l i a l e . 25 R ura li tés texti les L'usine textile ne sort pas au même point de la terre. En nombre de cas, pourtant, elle prend son essor dans un contexte rural intégrés à l'espace campagnard, le tissage et même la filature compteront, dans leur patronat, des recrues de la terre. Pratiqués jusqu'au milieu du XIXe siècle dans des bourgs ruraux, les métiers du textile s'en distancient ensuite en se concentrant dans les sites urbains. Le paysan-fabricant devient alors un patron dans la ville. La chaîne agro-industrielle Si la connotation terrienne se perçoit moins nettement que dans l'industrie sucrière, la complicité de la toile ou du fil avec l'agriculture existe cependant. Deux textiles au moins procèdent en droite ligne d'une production rurale: le chanvre et le lin. Une notable proportion de ces fibres, traitées par l'industrie, provient des campagnes françaises. Le tissage, surtout, apparaît comme le prolongement d'activités terriennes : dans les départements de l'Ouest, ainsi, la culture du lin et celle du chanvre sont associées à la fabrique de toiles. La Mayenne figure la zone du lin et celle des toiles fines; la Sarthe et l'Orne, celle du chanvre et des tissus plus lourds. La culture de ces textiles s'y fait en connexité avec des activités de production qui, en aval, mènent la fibre jusqu'au produit fini.


On comprend dès lors comment des familles rurales passent à la fabrication. Né de parents cultivateurs, Louis Richer-Lévêque continue d'exploiter quatre-vingts hectares de terres à Fyé, un village situé entre Alençon et Beaumont-sur-Sarthe. Mais le terrien est au centre d'une production importante, faisant oeuvrer à Alençon et dans les campagnes environnantes - dans l'Orne et dans la Sarthe - de nombreux ouvriers à domicile : ils sont près de mille cinq cents en 1855. La fabrique de toiles s'accomplit en osmose parfaite avec la vie des champs. RicherLévêque regroupe en fait les toiles tissées dans les campagnes sur des métiers à bras. Fournisseur, en amont, de fils de lin de culture locale aux paysans-tisseurs, le paysan-patron confère, en aval, en blanchissant les toiles, une valeur ajoutée aux produits fabriqués pour son compte. Seul le stade initial du cycle productif - le tissage - est « délégué » aux tisserands en chaumières. 145 L'effet d'appel de l'industrie textile, en milieu agricole, peut s'avérer sensible. Le patronat s'y acquiert à bon compte. Un bon métier à bras, au milieu du siècle, coûte quelque cinquante francs; encore le patron-fabricant ne le fournit-il pas en chaque casa l'ouvriertisseur. Les profits d'une semblable fabrique, en fonction des actifs investis, peuvent être considérables. Une phase d'accumulation parfois très intensive - fait sentir ses effets : premier enrichissement susceptible de conduire à un niveau supérieur. En 1839 à Azé, un faubourg d'Alençon, Richer-Lévêque fonde la première filature mécanique de chanvre française; l'usine traite d'importantes quantités de cette fibre en provenance de la Sarthe. En 1853, à Yrié-L'Évêque, aux portes du Mans, Richer implante une seconde filature de chanvre. Le cas d'Eugène Bary (1822-1883), plus tardif, n'est guère différent. Fils et petit-fils de cultivateurs implantés dans le Perche, on le trouve dès 1846 à La Ferté-Bernard (Sarthe), marchand de toiles tissées en campagne, associé à un frère plus âgé. Il se fixe par la suite dans la ville du Mans. Eugène Bary y représente un type éminent de patronat proche encore de ses racines terriennes avec lesquelles il prend, cependant, peu à peu des distances. En 1860, il n'emploie encore que des métiers a bras : cent quatre-vingts de ceux-ci sont regroupés en trois ateliers; mais l'essentiel de sa force textile est disséminé : deux mille trois cents personnes tissent à la main pour lui dans de nombreuses communes rurales de la Sarthe et - plus à l'ouest - dans l'arrondissement de Fougères; au total, mille cent à mille deux cents métiers, réunis ou isolés, tissent le chanvre et le lin pour son compte. Les fils de chanvre viennent de la Sarthe, de l'Orne, de la Vienne, du Maine-et-Loire et même du Puy-de-Dôme; les fils de lin sont tirés de Normandie et de Picardie, mais aussi d'Angleterre. Le matériel - dont Bary n'est pas toujours propriétaire - est vétuste certains métiers ont cent ans d'existence; on les a seulement modernisés en leur adaptant la navette volante. Après 1860, Bary implante au Mans un tissage et une filature de chanvre. Ces usines mécaniques et urbaines tendent à gommer les liens avec la terre. Le coton échappe à la filière qui, de l'agriculture au tissu, caractérise longtemps les industries linière et chanvrière. Mais dès son apparition en France, au XVIIIe siècle, des fabricants ruraux se sont également emparés du travail de cette fibre exotique. Des paysans ou des fils de paysans viennent donc à l'industrie cotonnière dans la mesure où elle est liée à la campagne depuis l'origine. Le patronat des Vosges donne des exemples précis de ce lien entre coton et espace rural. Laurent Perrin, ancien cultivateur et fromager, exploite à Cornimont1, au début du XIXe siècle, soixante métiers à bras; certains sont groupés dans un atelier; d'autres, dispersés dans des fermes alentour. Laurent Perrin meurt en 1838. Son fils aîné à son tour disparu, c'est le cadet, Victor, qui passe à l'industrie. Celui-ci édifie une usine. Bâtiment à étages, soixante-cinq métiers mécaniques et les préparations, le tout mû par la force hydraulique : c'est l'usine du Grand Meix; on y tisse le coton et le lin. Les origines terriennes s'éloignent progressivement. Contrairement à tant d'autres, balayées par la crise cotonnière des années 1860, l'entreprise Perrin se maintient et s'accroît: quatre-vingt-un métiers en 1861, soixante-deux ouvriers et une machine à vapeur adjointe à la roue hydraulique. L'accumulation primitive permet l'achat, en 1864, d'un second tissage plus au nord, à La Bresse, l'usine du Viau : cette unité - d'une valeur de cent cinquante mille francs - comprend cent cinquante métiers mécaniques et les préparations; deux turbines actionnent ces matériels. Victor Perrin décède en 1878 : l'année suivante est fondée la firme Les Fils de Victor Perrin. Un grand groupe cotonnier naît alors; il ne cessera de s'étendre par la suite. 1 Au sud des Vosges, sur la Moselotte - affluent de 1a Moselle. 26 Fabrican ts-laboureurs : pa ys de Caux Né à Bolbec en 1740, Daniel Lemaître est marchand-laboureur. On le trouve, en 1777, imprimeur en indiennes a Gruchet-leValasse, un bourg presque contigu à sa ville natale. L'entreprise (créée par un frère, Jean-Baptiste) est, en 1785, la plus importante de sa spécialité en région de Bolbec. Daniel Lemaître fait faillite en 1788, puis, se déplaçant vers l'ouest, en 1790 il devient filateur à Montivilliers, au nord du Havre. Il revient à Gruchet où il est à nouveau indienneur. Sa condition le laisse proche de la terre: le 19 juillet 1794, il acquiert vingt-quatre acres de terre de l'abbaye du Valasse et, à la fin de sa vie, il est « cultivateur ». Il décède à Bolbec en juin 1809. Socle de craie recouvert de limons, le pays de Caux connaît de date ancienne la symbiose de deux économies: la profession de marchand et celle d'agriculteur y vivent en harmonie. Les frontières des deux états sont durablement imprécises : à l'aube du XIX' siècle encore, quatre frères Besselièvre sont à la fois indienneurs, laboureurs et marchands. Une « industrie » affiche sa primauté : le travail du coton. Connu en Normandie depuis le XVe siècle pour la fabrication des mèches de chandelles, le coton s'affirme dès 1700. Il tuera la draperie, longtemps dominante dans le textile normand, mais coexistera avec le lin : les « siamoises » - des tissus trame coton et chaîne lin dont la fabrication est concentrée autour d Yvetot et qui servent notamment comme doublure de vêtements -, une fois imprimées, portent le nom d'indiennes. Au XVIIIe siècle, la terre demeure la richesse principale. Mais, pour autant, les laboureurs n'ont pas les yeux rivés sur le seul domaine. Les états de successions, au dernier tiers du siècle, révèlent des fortunes mixtes : patrimoines composites incluant, à la fin de la vie, des terres mais aussi, parfois, des milliers de douzaines de mouchoirs, des pièces de siamoises, des balles de coton entreposées au Havre, voire des intérêts dans des navires de mer. Économie rurale, mais ouverte vers le large; mentalité terrienne, mais pétrie du désir d'entreprendre. La terre, finalement, reculera dans la vie de certaines lignées qui franchissent le pas vers les affaires. Suivons, en descendant le temps, l'évolution d'un rameau d'une famille innombrable. Des onze enfants de Pierre Fauquet, né en 1727, laboureur et marchanda Saint-Eustache-la-Foret, quatre décéderont ,jeunes. Sur les sept survivants, trois filles épousent des laboureurs, mais les fils marquent déjà la sortie de la terre. L'un d'eux, Jean (1764-1801), est « fabricant » à la Mare-Carrel (aujourd'hui un faubourg de Bolbec) : filature et tissage, indiennage, commerce de laines, chanvres et lins font une entreprise composite - non encore industrialisée. Un autre fils, PierreAbraham (1751-1824), reprend en 1781 un atelier d'indiennes à Bolbec. Un troisième, François-Abraham (1753-1794), demeure cultivateur à Saint-Eustache; pourtant sa descendance passera partiellement au textile. La dérive dans le temps s'accompagne d'un mouvement dans l'espace; un tropisme vers l'est draine des familles cauchoises. C'est au Houlme - au nord de Rouen - que se fixe Jacques Lemaître (1777-1862), un des fils de Daniel Lemaître; filateur de coton en vallée du


Cailly, il le sera plus tard à Montville. L'attraction rouennaise s'exerce depuis longtemps : dès 1784, l'un des sept enfants de Guil laume Barbet (fermier à Saint-Eustache-la-Forêt), Jacques-Juste, monte à Deville une fabrique d'indiennes avant d'implanter en 1795, rue de Fontenelle à Rouen, une maison de commerce. Vers 1840, le seul arrondissement de Rouen compte 124 filatures de coton, 161 tissages de « rouenneries » et autres articles, 26 indienneurs, 62 teintureries-blanchisseries... La capitale normande affirme son primat. 147 Quelles raisons, à tout le moins quelles circonstances précises amenèrent ces familles à choisir entre deux conditions et à opter décisivement pour l'industrie? Il s'agit souvent de lignées prolifiques. Des problèmes successoraux purent ne pas être étrangers à certaines options. Dans ces fratries extrêmement étendues (les dix enfants ne sont pas l'exception), les impératifs de partage incitent certains à racheter des terres à leurs frères ou beaux-frères qui eux-mêmes remploient leurs fonds dans des affaires textiles. On voit Jacques-Abraham Besselièvre (1747-1821) - marchand-teinturier à Bolbec, mais qui désire probablement demeurer « laboureur » - racheter leurs terres à ses trois frères, fournissant à ceux-ci une porte de sortie. Ainsi se créent des familles mixtes, où certains émigrent vers l'industrie, d'autres demeurant voués à la condition de leur père. Les premiers firent le bon choix. Les branches évadées vers les carrières textiles se hissent à des niveaux de prospérité économique et d'évolution sociale qu'atteignent rarement les rameaux attachés à la condition paysanne. Dans la famille Fauquet, où les cultivateurs ont des descendances relativement stagnantes, les rameaux optant pour l'industrie s'élèvent plus brillamment sur l'échelle sociale. Exemple entre autres: la branche Fauquet-Lemaître - issue de l'alliance de deux des plus vieilles familles rurales du pays de Bolbec - engendre une descendance brillante et une puissance industrielle longtemps remarquable'. Un effet de contagion pouvait se faire sentir: la réussite en elle-même créait un appel d'air, pouvait convaincre des indécis. Car certains paysans du pays de Caux passés à l'entreprise connurent des succès éclatants. Henri Barbet (1789-1875), qui reprend l'affaire de Jacques-Juste Barbet avec ses deux frères, reçoit de la Monarchie de Juillet une distinction rare: grand industriel et éminent notable, il est créé pair de France en 1847. Augustin-ThomasJoseph Pouyer-Quertier, industriel et futur ministre, effectue lui aussi un parcours remarquable. Son grand-père, Joseph-Nicolas-Thomas Pouyer (1767-1813), labou reur-siamoisier à Étoutteville - probablement illettré - a eu cinq enfants de Catherine Thomas, tisserande : Auguste-Florentin Pouyer (1794-1873), « fabricantcultivateur », est l'un d'eux. D'abord fabricant de rouenneries à Étoutteville, il épouse en 1819 Euphrasie-Félicité Quertier (1802-1874), fille de Pierre, cultivateur et maire d'Étoutteville. Augustin-Thomas-Joseph Pouyer-Quertier naîtra de cette alliance. À vingt et un ans - en 1841 -, il loue une usine à Fleury-sur-Andelle : une filature-tissage mécanique disposant de la force hydraulique. Son associé Palier se retirant, il décide son père à le remplacer. Pouyer père n'aura pas à se repentir de ce choix : très gros imposé en 1847 avec mille cent dix francs de cens, il laisse à sa mort quelque trois millions de fortune. Le cultivateur-fabricant vivra assez âgé pour connaître le triomphe de son fils. À Perruel, puis à Vascceuil et enfin à Rouen, le fils Pouyer-Quertier se bâtit un empire. L'ascension, en trois générations, a été éclatante. ' O e s v i l l e s â l a c a m p a g n e : R o u b a i x - To u r c o i n g Vers 1750, Roubaix compte 7 400 âmes et Tourcoing 12 000. Ces chiffres ne doivent pas nous tromper: sur une superficie roubaisienne de 1025 hectares, 28 seulement sont couverts de constructions diverses, et 71 fermes peuvent y être dénombrées. Enchâssées dans la campagne flamande, villes-campagnes où de larges coulées de nature persistent sur le terri toire communal, les deux cités textiles, à douze kilomètres au nord-est de Lille, s'affirment dans une ruralité qui persistera longtemps. Sur 8 703 habitants que 1 Alliance, en 1814, de PierreAbraham Fauquet (1797-1858) et d'Adèle Lemaître, créant la branche FauquetLemaître: dès 1834, en quatre établissements, la firme Fauquet Lemaître dispose de quarante-cinq mille broches de filature. compte Roubaix l'année 1804, 4 430 relèvent du « bourg », 4 273 du secteur campagnard. En 1869, on dénombre 58 cultivateurs a Roubaix et 115 à Tourcoing. Au début du XIX' siècle, à l'endroit même où, trois décennies plus tard, écloront les premières usines, des lignées paysannes figurent un milieu aux contours inchangés depuis parfois des siècles. Laboureurs ou fermiers, exploitant des domaines d'une étendue restreinte', certains passent a l'industrie textile. Mais, à la différence de ce qui se produit dans le pays de Caux, ils se déplacent sur une aire minuscule pour rejoindre les deux « villes » et pour changer d'état. Le trajet des Delattre est exemplaire à cet égard, Passés de Hem à Sailly-les-Lannoy au XVi e siècle, revenus à Hem au XVIIe siècle, établis à Wasquehal au siècle suivant en raison d'un mariage, une partie d'entre eux réalisent enfin - jusqu'à Lompret et Linselles - une avancée un peu plus à l'ouest. Pendant trois siècles, ainsi, au gré des alliances, des fermages, des partages, cette lignée se déplace de village en village, mais à peine hors la vue du clocher de Roubaix... Plusieurs domaines sont par ailleurs absorbés par la ville; les usines des enfants s'édifient là où se trouvaient les fermes des pères, des oncles et des grands-pères. Né en 1778, Pierre-Joseph Pollet est venu de Sainghin-en-Mélantois exploiter la ferme de la Pontenerie, située sur le territoire de Roubaix: trente-sept hectares d'un seul tenant; un quart en prairies et en bois, trois quarts en terres à labours. En 1798, Jean-Philippe Libert tient en fermage le domaine de Charles de Lespaul, ancien seigneur du lieu, qui habite le château. Le fermier disparaissant en 1802, son épouse apporte le bail a son second mari, Pierre-Joseph Pollet. Né à la Pontenerie en 1806, leur fils Joseph n'aura pas a migrer pour venir à l'industrie textile. La Pontenerie va disparaître, gommée par les premières fabriques. La crainte de voir l'agriculture mangée par l'industrie, exprimée par les cultivateurs dès le XVIIIe siècle, se manifeste encore un siècle plus tard : en novembre 1831, Roubaix-campagne demande - vainement - d'être séparée de Roubaix-ville. La population, de plus en plus agglomérée, augmente jusqu'à la fin du siècle. Roubaix compte 35 460 habitants en 1850, et 52 037 en 1869; Tourcoing, entre ces deux mêmes dates, passe de 26 838 a 38 262 habitants. Le prix du sol s'élève en flèche : à Roubaix - en 1860 - jusqu'à douze francs vingt-cinq le mètre carré en certaines zones proches du canal; c'est un boom immobilier sans aucun précédent. Bien des familles, menacées d'être expropriées par les tentacules que la ville pousse vers la campagne, auraient pu partir vers d'autres terres et demeurer paysannes. Mais une sorte d'intuition leur fait accepter et même désirer le change ment. Une nouvelle mentalité se fait ,jour. Quand, en 1816, Jean-Baptiste Motte2 gagne Roubaix à pied pour rendre visite a sa future femme, il croise la ferme des Ducatteau. La fille de ces cultivateurs aisés reçoit un jour les conseils du jeune industriel: « Marie-Rose, vous êtes trop maligne pour demeurer fermière... Vous devriez vous marier avec un fabricant; vous feriez belle carrière. » Ce sera fait. c Marie-Rose Ducatteau épouse le négociant Florentin Lefebvre, dont elle aura dix a enfants. Après la mort de son mari, en 1833, la jeune veuve Lefebvre se révèle une e extraordinaire femme d'affaires, fondatrice de famille, créatrice d'industries. L'enthousiasme s'empare donc de ces familles rurales et leur fait comprendre l'avenir qui peut s'ouvrir à elles. Et l'exemple sert de catalyseur. Louis Delattre a vingt-sept ans quand il perd son père. Celui-ci, cultivateur à Linselles, a ajouté au n domaine familial une importante briqueterie. Le fils tourne le dos à cette ruralité, gagne Tourcoing en 1815. Un oncle de sa femme, Louis Delobel, y est fabricant de nankins et molletons et filateur de coton sur la place de l'église. Louis Delattre e


1 La grande propriété est rare, dans l Flandre française. JeanBaptiste Motte (1794-1S64), de Tourcoing, épouse e 1S16 Paulin Bréda (1795-1871), de Roubaix. 149 apprend le métier de ce précieux parent qui se fait le mentor de ses jeunes neveux. Lorsque le cadet des Delattre, Henri - né en 1805 -, songe également a passer au textile, son aîné de treize ans ne l'en dissuade pas. L'oncle Delobel prend cet autre jeune comme stagiaire dans sa filature. Les deux frères quittent bientôt Tourcoing pour Roubaix et fondent chacun leur propre entreprise. Suivant l'exemple de ses deux jeunes parents, Joseph Pollet vient lui aussi apprendre le métier chez l'oncle Delobell puis, dès 1830, amorce une carrière remarquable. Quand Floris Toulemonde épouse Amélie Destombe en 1823, le couple qui se forme plonge des deux côtés ses racines au plus profond du passé régional. Le père, Jean-Baptiste Toulemonde (1760-1838), est propriétaire des terres qu'il exploite aux confins de Roubaix et Tourcoing : une partie de celles-ci sera plus tard vendue pour bâtir une usine. Dans un bal à la ducasse de Mouvaux, Floris rencontre celle qui deviendra sa femme. Le couple abandonne la terre, gagne Roubaix, se met à l'industrie. Un travail acharné leur permettra de franchir le cap des premières années. A la fabrique de tissus s'ajoutera une filature. Quatorze enfants naissent au foyer des Toulemonde; la réussite économique couronnera le succès dynastique. L'aptitude de ces lignées à intégrer rapidement un nouvel univers est remarquable. Dans l'ensemble, leur réussite s'avère exceptionnelle. Si l'on considère leur niveau d'instruction initial (certains pères des « fondateurs » étaient des illettrés), le succès des ruraux, à Roubaix et Tourcoing, ne laisse pas d'étonner. L'industrie locale - filature de coton ou de laine, peignage de laine, fabrique de tissus - trouve dans ce vivier terrien une part de ses meilleures recrues : Delattre et Pollet, Mulliez et Lefebvre, Dubar, Delannoy et Flipo, d'autres encore - patronymes moins connus - réalisent des percées décisives. La reconversion à partir de la terre a été réussie l'usine, désormais, est le nouveau domaine. oLi s t a g e s p r é a l a b t e , Si l'on excepte les industries agro-alimentaire, chanvrière, linière ou cotonnière, qui entretiennent une parenté avec la terre, d'autres causalités doivent être recherchées pour expliquer le passage de l'agriculture à l'entreprise. Dans certains cas, les mariages ont pu appuyer et accélérer la dérive vers l'industrie. Dans d'autres a joué l'effet d'attraction d'une activité à l'échelon d'une région. Les industries lyonnaises ont ainsi suscité des vocations parmi les ruraux (ceux-ci constituent vers 1830 l'écrasante majorité de la population française, il faut le rappeler). François Gillet, par exemple, né en 1813 à l'Arbresle, part en 1830 pour la métropole rhodanienne, y reçoit une formation avant de s'illustrer dans la grande industrie des produits tinctoriaux. Dans le Valenciennois, où la production des chaînes connaît un grand développement, l'entreprise Plichon, fondée à SaintAmand en 1829 par le fils de riches cultivateurs de la région, relève elle aussi d'un tel cas de figure. L'entrepreneur est dynamique : dès 1839, Plichon occupe cent cinquante ouvriers; il est l'un des premiers à produire de la chaîne calibrée. Mais il est plutôt rare que des paysans accèdent aussi vite à l'entreprise. En général, un stage intermédiaire « écluse » la famille en marche vers l'entreprise : les sabots n'entrent pas souvent de plain-pied dans la cour de l'usine. ' Né en 1806 à la ferme de la Pontenerie, Joseph Pollet a pour mère l,, ~ ~ Delobel de Louis Delobel et veuve en premières noces de J.-P. Libert. Les frères Delattre ont tous deux épousé ses dew « -soeurs Libert. Toutes ces familles sont déjà souvent imbriquées par la voie des alliances. 28 Le stage peut s'étaler sur une génération. Né en 1752 à Cunfin, à la limite du plateau de Langres, Jean Maître est d'abord laboureur à Germaines (Haute-Marne), avant de se fixer en 1779 à Lignerolles; cette commune au bord de l'Aubette, un affluent de l'Aube, est nantie d'une forge appartenant à l'abbaye de Longuay. Il s'y marie, continue de travailler la terre tout en développant le négoce de son beaupère, le marchand de bois Bernard Chameroy. Un tel commerce met en relation - dans une région vouée à la sidérurgie - avec les milieux de la forge. Jean Maître, maire de Lignerolles en 1791, devient propriétaire de la forge peu de temps après la vente des biens nationaux. Plus tard, il louera des usines dans le Châtillonnais. Ses descendants rompront définitivement avec la terre. Cette préparation plus ou moins prolongée se perçoit encore en Lorraine, dans le cas de Ferry. D'abord cultivateur, puis courtier en grains, Joseph Ferry se lance dans la sidérurgie à l'âge de quarante-cinq ans: s'associant à É. Curicque, notaire à Villers-laMontagne, il fonde au sud de Longwy l'entreprise qui deviendra les Aciéries de Micheville. Si l'évolution d'un autre Lorrain, JeanJoseph Labbé, est plus rapide, c'est que son histoire personnelle est préparée par l'histoire familiale antérieure. D'origine terrienne, Labbé est notaire quand il fonde en 1832 - il a alors trente ans - les Forges de Gorcy. Il faut noter la richesse de cette bourgeoisie encore proche de la glèbe : le père de sa mère possédait à la fin du XVIIIe siècle cent trente hectares en quatre fermes. Par ailleurs, la profession notariale, promotionnelle et formatrice, est un tremplin idéal pour accéder à la vie d'entreprise. Il faut parfois remonter davantage dans le temps pour trouver les racines rurales. Prenons l'exemple des Schneider. Parmi les ancêtres d'Adolphe et d'Eugène Schneider, qui reprennent Le Creusot en 1836, on rencontre d'abord Antoine (1758-1828), propriétaire terrien et notable lorrain; puis, en remontant le temps, Jean-Jacques Schneider (1708-1802), dont la très longue vie révèle l'évolution quittant le village dé Honskirch, où ses parents sont des cultivateurs aisés, il s'installe à Dieuze et s'y fait fabricant d'huiles. Le recrutement terrien est donc le plus souvent « médiatisé » : avant d'entrer dans la grande industrie, la famille Schneider passe par deux générations de petite puis de bonne bourgeoisie. Courtier en grains ou marchand de bois, notaire ou petit fabricant, en nombre de cas devenu citadin - au moins d'une petite ville -, le paysan fait ses armes pour aborder un nouvel univers aux contours inédits : le monde de l'entreprise. 151 négocier n'est pas produire: la fonction commerçante n'implique pas l'action de fabriquer. Parmi les voies qui conduisent à l'entreprise de l'époque pionnière', le négoce présente un aspect spécifique et même paradoxal. Pourquoi vouloir devenir patron d'industrie quand le négoce suffit à conférer la puissance? À l'aube du XIXe siècle, en effet, le négoce affirme son antériorité, sa préséance et son autonomie. « Fabriquer n est rien... » Si le maître de forges ou le patron de filature - et à plus forte raison l'entrepreneur de grands travaux publics ou le créateur de lignes ferroviaires - n'apparaissent guère chez Balzac ou chez Stendhal, c'est que ces acteurs de l'économie n'ont pas encore imprimé leur marque sur la toile de fond de la vie nationale. Dans la littérature contemporaine de la révolution industrielle, le manufacturier, l'industriel, l'entrepreneur s'effacent derrière l'archétype du bourgeois de ce temps: le négociant. À cet aspect diachronique s'ajoute un trait distinct: la domination que le commerce exerce sur la fabrication. Le fait d'acheter et de vendre - à grande échelle au moins - révèle la puissance. À l'aube de la révolution industrielle, « fabriquer n'est rien, vendre est tout »'. Au moment même où, sur les villes d'entreprises, s'élèvent des cheminées qui fument, le négociant dicte sa loi à celui qui produit. Primauté du comptoir


« Maître marchand»: ainsi s'appelle, à Lyon, le fabricant de soieries. Personnage central du cycle productif, il est tout sauf un fabricant; c'est un négociant, intermédiaire tout-puissant, dont l'activité relationnelle s'avère prédominante. Il doit, avant tout, recueillir les « ordres » de la clientèle en présentant des échantillons des produits qu'il propose - produits dont il ne dispose pas au moment où il les montre. Pour assurer la production des articles placés, il distribue des ordres de fabrication auprès de façonniers: ceux-ci réaliseront, sur ses indications, les pièces de soie destinées aux clients. Enfin, pour subvenir à ces deux fonctions primordiales, le maître acquiert les fils qu'il livre aux façonniers, s'assurant par des contrats avec les fournisseurs - « mouliniers » et filateurs - les livraisons de matières qui lui sont nécessaires. La fonction de négociant implique donc, aux deux bouts de la chaîne productive, des réseaux de contacts divers, des correspondants, parfois à l'échelle de l'Europe. Cette caractéris 1 Dont, à nos yeux, la firme industrielle figure l'aspect le plus achevé. 2 P. Barberis, Le Monde de Balzac, Arthaud, 1973, p. 227. 153 tique souligne les exigences de cette activité : la capacité relationnelle est le fait d'une élite. La primauté du négoce va marquer toute une partie du siècle. Dès lors, pourquoi le négociant lyonnais, pourvoyeur de commandes à une foule de petits fabricants - souvent disséminés - et donc placé en position de force, intégrerait-il la production, qui postule de lourds investissements? Pourquoi ne préserverait-il pas l'avantage de la fluidité extrême de ses actifs - de l'argent et des soies susceptible d'appuyer a tout moment la mise en fabrication des tissus demandés? Ce qui est vrai à Lyon l'est aussi dans les autres places où domine le négoce. Presque tous les grands négociants de Bordeaux boudent la révolution industrielle, demeurent aux portes de la grande entreprise: en 1862, le président de la chambre de commerce l'avoue sans réticence au préfet. Au Havre, les raffineries de sucre qui se créent sont l'oeuvre de familles étrangères à la ville, où le haut négoce et l'armement tiennent sans ambiguïté le haut du pavé. [//ne " culture » d ifféren te Sans patrimoine immobilisé (hormis ses bâtiments) , sans parc de machines, ignorant les contraintes des coûts de production, ne subissant pas - au même degré au moins - l'impératif du progrès technique et de l'innovation, le négociant, avant tout un acheteurrevendeur, se sépare du fabricant dans sa mentalité d'homme d'affaires. Ces spécificités éclairent également la résistance qu'il oppose au passage à l'usine. Deux « cultures » s'opposent en fait. Cette opposition est d'ailleurs inscrite dans la géographie française : à l'aube du XIX' siècle, la carte de l'industrialisation et celle du grand commerce ne coïncident pas. D'un côté, Le Havre, Bordeaux, Dunkerque ou La Rochelle; de l'autre, les pôles de production que sont sans équivoque Roubaix, Tourcoing, Mulhouse et Saint-Étienne; certaines villes, enfin, parmi lesquelles Paris, procèdent des deux ordres. Lyon, où la profession de la soie met en évidence le primat du négoce, connaît en d'autres industries ce maintien des distances entre les deux fonctions : témoin cet engagement à long terme souscrit en juillet 1817 par un négociant en produits chimiques, Mallard, avec un producteur, Cottin. Le premier s'engage à livrer les matières premières et fournit des crédits; le second réserve la totalité de sa production - cent trente mille francs par an - au négociant qui est le donneur d'ordres. Un contrat d'approvisionnement est préféré au privilège onéreux de produire par soi-même : on voit de quel côté se situe la réelle puissance. La réserve vis-à-vis de la fabrication peut rejoindre l'inaptitude : le passage du comptoir à l'usine, en pareil cas, se solde par l'échec. Félix Penet grand notable grenoblois (il est maire de la ville en 1830-1831), un des fondateurs et gérants d'une très importante entreprise de négoce de gros - Penet, Dufay, Philibert et Cie -, reprend en 1831 les Forges d'Allevard. Sans doute la « culture » acquise dans une firme d'importation-exportation est-elle malaisément transposable à la sidérurgie l'effort de Penet sera sans lendemain. La famille conserve des intérêts à Allevard un fils détient 96 actions en 1859, 224 en 1868; mais il ne s'agit plus d'une présence gestionnaire. Ce même comportement de simple investisseur s'observe en d'autres lieux. Les grands négociants havrais placent des capitaux dans l'industrie locale, répartissant leurs mises entre les entreprises. Il s'agit en général de participations capitalistes, de commandites, mais non d'une volonté de jouer un rôle direct dans les firmes 29 concernées. Un exemple tardif: fondée en 1877 pour exploiter une fonderie de fer, la société Alix et Cie regroupe parmi ses commanditaires les plus importants armateurs et négociants de la place. À Lyon, vers 1830, l'intérêt du négoce pour les nombreuses sociétés industrielles qui se créent prend les mêmes formes : les négociants demeurent dans l'ensemble des partenaires passifs. Autre signe de la réticence du négoce à l'égard du cycle productif : la connivence qui le lie à une activité non productive mais susceptible de donner naissance à de grandes entreprises : les compagnies de navigation. Dans la mesure où le négociant doit s'adresser à des intermédiaires pour acheminer les biens sur lesquels il commerce, il peut être tenté d'intégrer la fonction de transport. Parce que des firmes de navigation veulent parfois dicter leur loi en imposant des conditions au mouvement des biens, objet même du commerce, des négociants peuvent être amenés à créer leur propre force navigante, maritime ou fluviale. Cette interface négoce-navigation se repère notamment dans les ports. Sous l'Empire, la firme Quesnel frères se livre, de Rouen, au trafic des cotons et des laines d'Espagne; elle est une des premières - sinon la première - des entreprises de ce type à Rouen. François-Prosper Quesnel (1750-1817) aurait eu, en 1810, un million cinq cent mille francs de fortune et cent mille francs de revenu annuel: une base patrimoniale qui permet d'ultérieurs développements. Un de ses deux fils, Édouard Quesnel (1781-1850), se déplaçant de Rouen vers Le Havre, y devient armateur. À Nantes, François Polo (1790-1868) s'initie très jeune au commerce des draps, crée sa maison de négoce de gros en 1821 puis, avec l'assistance de son frère Auguste (1802-1889) qui lui sert de commis voyageur, et ensuite de ses deux fils, François (1814-1881) et Henri (1824-1898), traite des affaires avec Cayenne et les Antilles. Comme beaucoup de Nantais, il touche à l'armement en prenant des parts d'intérêt dans des navires. Le passage à l'industrie, tardif, sera des plus discrets : Henri Polo s'intéresse en 1864 a une firme sucrière, la S.A.R.L. Les Raffineries nantaises l'affaire est au bord de la faillite et l'essai s'avère sans lendemain. Une dernière raison explique que les lignées du négoce ne donnent qu'un recrutement partiel au patronat des industries naissantes : leur évolution sociale a déjà poussé certaines d'entre elles hors du monde des affaires lorsque vient l'heure de la manufacture. À Rouen, plusieurs familles négociantes ont amorcé à l'extrême fin de l'Ancien Régime un cursus qui les éloigne de leur activité d'origine. La famille Cureter, dont on trouve des traces en région de Pont-Audemer dès la fin du XVIIe siècle, poursuit au XVIIIe siècle une lente et sûre évolution. Mais Jean-Baptiste Curmer (1724-1796) achète en 1787 un office de conseiller-secrétaire du roi au parlement de Normandie. Une évolution identique se produit a Grenoble où un noyau de familles, au crépuscule du Xwi' siècle, dérive hors du commerce. Jean Réal, marchand de toiles à Grenoble, achète une charge de trésorier-receveur en la chancellerie du Dauphiné; son fils André devient avocat au parlement. La grande famille Perier, elle aussi, semble subir cet effet de dérive. Jacques Perier (1702-1782), marchand mercier qui fait travailler des ouvriers ruraux pour sa fabrique de toiles, négociant de haut rang, commerce avec Londres, Livourne, Winterthur. S'étant associé avec son neveu Perier-Lagrange (1729-1805) et son fils Claude Perier (1742-1801), il laisse sa fortune à ce dernier, qui donne la puissance à l'affaire dont il a hérité : commerce de toiles et banque, intérêts dans une maison de négoce marseillaise, participation à la


création de notre institut d'émission en 1800 et, la même année, suprême consécration, un des tout premiers fauteuils de régent de la Banque de France. Ici encore, le processus qui draine des familles du négoce 30 eût sans doute abouti à l'aristocratie si l'Ancien Régime avait eu un sursis : Jacques Perier, en 1778, postule des lettres de noblesse, exposant qu'il s'adonne au négoce depuis un demi-siècle et qu'il pourra maintenir le rang que sa situation lui donne. La démarche - demeurée sans succès - caractérise un milieu qui, en certains cas, tend à quitter les lieux de son enrichissement. Des Ira jets très divers Le temps de l'industrie verra pourtant des recrues du négoce grossir les rangs du premier patronat. Si, au XVIIIe siècle, d'importantes lignées bâtissent leur ascension sur l'acte de l'échange, le siècle qui va suivre voit s'atténuer l'initiale primauté : le commerce est désormais moins capable de servir de support aux très grandes réussites; la production, par contre, offre de plus en plus la possibilité d'accomplir des percées décisives. Dans ce contexte, des courants très divers portent de la maison de commerce à la manufacture. Dérive par mariage : le cas Feray Epousant Marie-Julie Oberkampf en floréal an V, Louis Feray (1772-1836) infléchit soudainement le trajet d'une lignée qui s'adonnait, depuis des décennies, aux plus importantes et lucratives transactions commerciales de son temps. Le grand négoce international base en effet la prospérité de cette famille puissante et déjà fortunée. Le bisaïeul Jacob Feray (16711759) est la tête d'une lignée aux alliances prestigieuses qui apparentent les Feray aux plus brillants milieux d'affaires de l'Ancien Régime. Deux des filles de Jacob Feray épousent des Van Robais, de cette famille qui s'illustra dès Colbert à la tête de la manufacture d'Abbeville1 ; Samuel Van Robais, l'un des deux gendres, est, en 1725-1726, engagé avec son beau-père dans d'importantes affaires d'importation de blés et de farines d'Angleterre pour l'approvisionnement de la ville de Paris. Jacob Feray (1700-1747), l'aïeul de Louis - dit Feray l'aîné pour le distinguer de ses frères -, demeure basé au Havre, comme Jean et Daniel, cependant qu'un autre frère, Pierre (1707-1781), établi à Rouen, conserve des parts d'intérêt dans l'armement havrais. Jean-Baptiste Feray (1739-1811) - fils de Feray l'aîné -, anobli par lettres patentes de 1775, poursuit pourtant au Havre l'entreprise de son père, qu'il a à peine connu. Associé à un beau-frère, Dangirard (qui sera, en 1785, administrateur de la dernière Compagnie des Indes), il prolonge la firme havraise qu'eurent en charge sa mère, Anne Massieu (1705-1762) et son oncle, Daniel Feray. Après 1776, JeanBaptiste Feray anime seul cette affaire qui a placé les siens au faîte de la puissance, toutes branches confondues; en 1766, il épouse sa cousine germaine, MarieHenriette Feray, la fille de l'oncle établi à Rouen. Cette formidable acquisition de relations commerciales, de savoir et de savoir faire va être versée au crédit d'une carrière accomplie dans l'industrie textile. En épousant en 1797 Marie-Julie Oberkampf (1777-1843), née du premier des deux mariages de Christophe Oberkampf (1738-1815) - le fondateur de la manufacturé de toiles imprimées de Jouy -, Louis Feray renverse le destin de sa famille. 1 Dont on a dit qu'ils quittèrent l'industrie à l'aube du XIXe siècle. 30 En 1805 est créée à Essonnes, sur un bras de la rivière, une filature de coton qui vient accroître l'empire Oberkampf : Chantemerle. Associé aux affaires de son beau-père, Louis Feray est inclus à la mort de celui-ci dans une indivision qui exploite l'ensemble des actifs Oberkampf. Héritier - par son épouse - du quart de l'ensemble industriel laissé par le créateur de Jouy, il entre en pourparlers avec ses indivisaires, à la fin de 1821, pour reprendre à son compte la filature de Chantemerle. Pour un peu moins de sept cent mille francs, le fils de l'armateur du Havre devient titulaire d'une des premières en date et des plus importantes filatures françaises de coton; l'usine d'Essonnes, acquérant son autonomie, se confond désormais au destin des Feray. Créée à partir de moulins servant à la tannerie, Chantemerle est une puissante unité: environ quinze mille broches pour le coton en février 1822, une usine essentiellement conçue pour fournir des fils de qualité adaptés aux tissages que réclame l'impression des belles toiles de Jouy. Louis Feray, du temps même d'Oberkampf, est conscient des difficultés du groupe; affinant la gestion, tentant d'abaisser le poids des charges de l'entreprise, le fils de l'armateur se montre industriel. À la filature - mise en activité en 1810 - est jointe une activité de tissage : dès la fin de 1812, l'affaire compte plus de sept cents ouvriers à l'intérieur de l'entreprise; mille quatre cents ouvriers employés au-dehors travaillent également pour la firme. À partir de cette base et pour trois quarts de siècle, l'empire textile Feray va s'établir en force. Ernest Feray (1804-1891), l'un des deux fils de Louis, sera une sommité du textile de son temps. Filateur de coton, filateur de lin et fabricant de tissus, il est aussi un fondeur de fer, un constructeur de moulins à papier et d'équipements pour diverses usines1, Des négoces de départ quelle que soit la façon dont s'effectue l'entrée en industrie, le négoce s'avère une bonne carrière de départ dans la mesure où il permet la réalisation d'une utile accumulation préalable. La période révolutionnaire et impériale fut ainsi porteuse d'occasions de réaliser d'ultimes profits de « comptoir » avant d'aborder la fabrique. Mais une question s'impose : quels négoces jouèrent avec le plus d'efficacité ce rôle de tremplin? Car multiples étaient les professions où se pratiquaient les actes de l'échange et diverses les conditions dans lesquelles s'exerçait ce métier. Le grand négoce international et l'armement maritime forment sans doute une des zones les plus favorables pour une telle préparation. C'est la zone de départ des Feray. Avant le mariage de l'an V, Christophe Oberkampf est en relation avec les Feray qui, du Havre, lui permettent l'importation des produits exotiques2 dont il a un impérieux besoin. Oberkampf, sous l'Empire, utilise encore le réseau des Feray pour s'approvisionner en toiles écrues d'origine étrangère : l'entrée en France se fait en partie par le canal de Jean-Baptiste Feray, le père de son gendre Louis. Le négoce de terre peut fournir également de solides points de départ. « Le commerce de mon père », écrit plus tard Jean-Baptiste Say - qui va être pour un temps filateur de coton -, « consistait à envoyer des soieries de Lyon à l'étranger. » Jean-Estienne Say (17391806), négociant lyonnais, les expédie en Hollande, Allemagne, Italie, Turquie, et ses comptes débiteurs recouvrent une partie de l'Europe. Certains commerces pratiqués - apparemment au moins - à une échelle plus hexagonale constituent aussi une efficace préparation. Né à Paris le 20 mars 1752, Jean-François Chagot est issu d'une famille de marchands de vin de la capitale: un 1 Conseiller général de la. Seine-et-Oise, député, sénateur, il sera. l'un des fondateurs de la troisième République. 2 De la gomme du Sénégal, notamment. 30 milieu en rapide ascension, au point que, lorsque la Révolution survient, le phénomène d'« évasion » peut être pressenti : en 1786, Jean-François et son frère sont avocats au Parlement, et la fortune du premier est déjà très notable. On sait pourtant que Chagot va finir par entrer dans l'industrie houillère: pendant trois quarts de siècle, sa famille régnera pratiquement sans partage à Blanzy. Industries arrivée -Autre question : une fois acquise la puissance, selon quelles modalités 'ces négociants abordent-ils l'industrie? Deux types de comportement principaux peuvent être distingués. Les uns s'intéressent à plus d'une entreprise, la pluralité de leurs choix révélant


davantage une politique de participations que la volonté de jouer un rôle direct dans une firme; les autres assument un rôle gestionnaire plus réel dans les affaires dont ils deviennent les maîtres. Au premier type d'approche semble se rattacher le trajet des Perier. Les fils du négociant Claude Perier entrent dans une pléiade d'affaires, dont certaines prestigieuses. Les Mines d'Anzin représentent la perle de leur couronne: sur les vingt quatre « sols » qui, en l'an X, constituent le capital de la compagnie, 9 % appartiennent à Scipion Perier qui, sous le Consulat, en est le régisseur. Deux des frères, Scipion et Casimir, incarnent essentiellement ce rôle industriel : ils accroissent ultérieurement leur part dans le grand charbonnage, des associés leur cédant des « deniers » (en 1816, le denier vaut trente-cinq mille francs). Jusqu'à la fin du siècle, les descendants Perier gardent des intérêts à Anzin. La famille s'intéresse à d'autres entreprises dont les résultats s'avèrent, parfois, moins prometteurs. Avec un de leurs associés d'Anzin, Louis-Hyacinthe Thieffries, ils constituent une société qui acquiert le domaine et la concession houillère de Noyant, en Bourbonnais: les Perier prennent une part de 15 %. Cette participation sera bientôt cédée. L'industrie textile représente le pilier traditionnel d'une famille dont le négoce des toiles est l'activité originelle: à côté de l'entreprise familiale - Vizille, manufacture de papiers peints, créée en 1775, transformée en 1779 en fabrique de toiles imprimées -, les Perier commanditent Henry Sykes, filateur de coton à Saint-Rémy-sur-Avre, et acquièrent en 1805 - pour cent vingt mille francs - une filature de coton à Amilly, près de Montargis. Enfin, prise d'intérêt qui mène la famille vers un secteur de pointe de l'industrie naissante : Scipion, en 1818, acquiert de Jacques-Constantin Périer' la fabrique de machines à vapeur de Chaillot; sa mort prématurée l'empêche d'y donner sa mesure. Les Perier sont déjà une lignée quand ils réalisent en industrie ces percées prometteuses; c'est par lui-même que Georges Humann y accomplit sa propre trajectoire. Né à Strasbourg en 1780, on le trouve, à quatorze ans, apprenti dans une 1 JacquesConstantin Périer (1742-1818), homonyme non parent des Perier de Grenoble31 fabrique de tabacs; il se lance dans le commerce de l'épicerie puis, vers l'âge de vingt ans, s'établit commissionnaire de roulage. Il s'enrichit lors du blocus continental grâce au commerce des denrées coloniales. Strasbourg est en effet sous l'Empire une place commerciale de tout premier plan : on y importe le coton, le poivre, le cacao; or Georges Humann est, avec les Saglio auxquels il s'associe, le plus gros importateur de la place en coton et produits alimentaires exotiques. Le profil culturel du négociant Humann n'aurait pas dû logiquement le conduire à l'industrie. Le commerçant éprouve de l'aversion pour la fabrication : les manufacturiers sont pour lui des êtres d'avidité; ils fixent d'autorité le prix de ce qu'ils achètent et celui des produits qu'ils fabriquent, exerçant un monopole à ses yeux détestable. L'évolution douanière l'oblige pourtant à mener ses pas hors du seul commerce. L'Empire tombé, la prohibition tend à paralyser l'activité de maisons comme la sienne. La loi du 28 avril 1816 interdit l'entrée des denrées coloniales par voie de terre et Strasbourg voit décliner ses fonctions d'emporium. On comprend dès lors que le négociant s'intéresse a d'autres entreprises, dont certaines ambitieuses. La Compagnie du canal Monsieur doit réaliser la jonction du Rhône au Rhin et joindre Marseille a Strasbourg: on y trouve, en 1821, les capitaux réunis de Humann, Renouard de Bussierre et Florent Saglio, tous trois négociants et tous trois députés. D'autres affaires - comme la Compagnie des salines de l'Est (Humann, Saglio, Paravey) - révèlent l'intérêt pour une industrie extractive; deux participations, enfin, marquent l'attrait de Humann pour des entreprises qui le font pénétrer au sein de la grande industrie. Les Forges d'Audincourt, rachetées dès 1809 à la vieille lignée des Rochet, placent Humann - et ses associés Saglio - au coeur de la sidérurgie. La société en nom collectif, Humann, Gast, Saglio, est transformée en 1824 en société anonyme, la Compagnie des forges d'Audincourt, dont les associés sont, avec Humann, Michel Saglio, Florent Saglio et François-Pierre Gast. Humann est administrateur de 1824 à 1842. L'effort industriel du Strasbourgeois n'en est pas épuisé : le 17 juin 1826, quand se forme - à l'initiative de Decazes la Société des houillères et fonderies de l'Aveyron, Humann souscrit soixante-seize des six cents actions du capital initial: il est membre du conseil d'administration qu'il préside de 1827 à 1832. Second groupe de négociants passant à l'industrie : ceux dont une affaire dominante retient l'énergie, même si une activité multiforme au départ montre que le management n'est pas leur vocation première. Originaire de Normandie, Jean Lebaudy vient à Paris sous l'Empire et s'y enrichit dans le négoce; en 1825, il dispose d'un patrimoine de sept cent mille francs. Ses fils, Jean, Guillaume, Adolphe, poursuivent à Paris et au Havre l'oeuvre entreprise ; opérations de négoce 31 multiformes où voisinent la banque, la commission, la fourniture de linges à pansements pour les hôpitaux maritimes, assorties bientôt d'une entrée - décisive et durable - dans l'industrie du sucre. Les Lebaudy tendent de fait à investir l'essentiel de leurs forces dans la raffinerie de sucre de La Villette, où Guillaume Lebaudy puis ses fils développent une très grande unité; en 1849, la sucrerie de la rue de Flandre fabrique annuellement deux millions six cent mille francs de produits; elle traite en 1860 dix mille tonnes de sucre brut par an. La trace de Louis Lebeuf sera elle aussi durable. Né à L'Aigle en 1792, Louis-Martin Lebeuf vient à Paris et fait preuve dès sa prime jeunesse de remarquables dispositions commerciales. On le trouve, le ler janvier 1814, associé au négociant César Roumage dans un commerce étrangement composite où les soieries en tous genres et articles de Paris côtoient les tôles, les fils de laiton et de fer. Marié en 1822 avec la fille d'un ancien négociant parisien, Lebeuf dispose alors de cent cinquante mille francs: base patrimoniale appréciable qui va lui permettre d'aborder l'industrie. La production de faïence fera sa carrière. Toujours négociant à Paris, 27 rue de Cléry, Lebeuf est associé à l'exploitation de la manufacture de faïence de Montereau : le 9 octobre 1833, une société est créée avec Saint-Cricq-Casaux - de la manufacture de Creil - pour exploiter Montereau sous la raison sociale Louis Lebeuf. À cette association qui prend fin au début 1840 succède, le 18 février, une commandite réunissant Louis Lebeuf, son cousin Jean-Baptiste-Gratien Milliet et Saint-Cricq-Casaux pour exploiter cette fois les deux établissements de Creil et Montereau. Le négoce garde une place durable chez cet homme qui reste un généraliste (il dispose aussi d'une banque qui soutient diverses industries). Mais Lebeuf n'en est pas moins un patron novateur. À Montereau puis à Creil et Montereau, il saura installer un matériel perfectionné et restera la pointe du progrès. Le négociant Lebeuf devient pleinement un industriel. Commission, « épicerie " et industrie du sucre E n février 1869, Georges Halphen, d'une famille de grands diamantaires parisiens, reprend une raffinerie de sucre jusqu'alors exploitée par le commissionnaire Moitessier, le négociant John Knight et Auguste Guillemin : il crée la société anonyme La Raffinerie parisienne. Comment la joaillerie peut-elle mener à l'industrie du sucre? Cette interrogation renvoie à une question plus générale : tous ees parcours, qui conduisent du secteur tertiaire au secteur secondaire, relèvent-ils du hasard ou, au contraire, d'une logique précise? En fait, un examen de ces itinéraires permet de découvrir certaines correspondances entre le négoce de départ et l'industrie d'arrivée. Reprenons le cas de la famille Halphen. Anselme Halphen (1797-1853), un des six fils de Salomon Halphen (1773-1840) - notabilité marquante du grand commerce parisien et qui laisse dix millions à sa mort -, fait partie des associés de l'affaire familiale, Les Héritiers de Salomon Halphen : il anime une entreprise commerciale de très grande envergure, entretient des relations avec des places


étrangères, occupe, pour les travaux de joaillerie, de nombreux artisans à façon. L'agilité relationnelle, le dynamisme et l'extraordinaire gisement de connaissances accumulés pendant cette période seront virés plus tard au crédit de l'industrie du 160 L'industriel et négociant Nicolas Cézard (1798-1891) exerça, entre autres activités, le métier de raffineur de sucre. En 1852, il racheta à Nantes une usine après s'être adonné pendant trente ans à des activités commerciales et maritimes. Cézard racheta une seconde raffinerie en 1855 à Nantes, ses deux unités traitant 24 000 tonnes de sucre en 1857 Ses opérations spéculatives sur cette denrée étaient très importantes. sucre, qui demande des capitaux mais aussi du savoir. Un fait, surtout, doit être noté: un des fils d'Anselme, Joseph Halphen, fonde des établissements à l'étranger pour la joaillerie, mais aborde également le négoce des denrées coloniales; il commerce avec Batavia, a des représentants en Inde, une maison au Brésil qui l'approvisionne en diamants: cette extension d'un commerce à des dimensions quasiment planétaires explique en partie l'entrée de Georges Halphen, cousin de Joseph, dans l'industrie du sucre. Le commerce de l'« épicerie », trafic en grand des denrées coloniales - celui-là même auquel finissent par se livrer les Halphen -, prépare donc à l'exercice d'une fabrication où les atouts acquis dans de telles pratiques s'avèrent d'un poids précieux. Les places de mer, surtout, témoignent des liens privilégiés unissant le commerce des denrées coloniales à l'industrie du sucre. À Nantes, où la raffinerie de sucre se reconstitue sous la Restauration, la majorité du patronat de cette branche se recrute dans le négoce voué à l'épicerie. Au Havre et à Harfleur, à partir de 1837, des épiciers en gros sont candidats à la raffinerie de sucre. À Honfleur, la même attirance peut être remarquée : elle incitera l'épicier en gros Lecarpentier à créer en 1823 une raffinerie, en association avec le négociant-banquier A. Coudre-Lacoudrais. Le grand négoce, la « commission » y conduisent aussi. Exemples: les Lebaudy à La Villette, Louis Say à Nantes. Le départ, pour Say, procède des Delessert : Michel Delaroche et Armand Delessert ont créé une maison de commission au Havre en 1802; ils l'implantent à Nantes en 1804 et y réalisent des gains très importants. Leur commanditaire, Benjamin Delessert - parent d'Armand Delessert - leur souffle l'idée d'aborder l'industrie du sucre « indigène » (c'est-à-dire de betterave). C'est Louis Say - cousin de Delaroche - qui, en 1812, transforme une fabrique d'indiennes en sucrerie; il y traite des betteraves avant de se séparer de son parent et de fonder, en 1814, sa propre entreprise. L'armement maritime affirme aussi ses liens avec l'industrie sucrière. Mais l'esprit négociant de départ, chez ces hommes qui intègrent la fabrication d'un produit sur lequel, en bien des cas, ils commerçaient déjà, reste souvent présent, sinon prédominant. L'industriel demeure un commerçant. Camille Clerc, commissionnaire au Havre qui, dès 1829, s'adonne à la raffinerie du sucre, n'oublie pas sa vocation première quand, après 1830, il crée à Paris un bureau pour l'achat et la vente de sucres de betterave. Il mènera sa carrière sur deux fronts. En 1841, après un séjour prolongé aux Antilles, il prend à bail une raffinerie à Ingouville, dans la banlieue du Havre; il la développe avant de la racheter en 1857 à son propriétaire, le banquier parisien Thurneyssen. Son fils Camille prenant la relève et s'occupant principalement de la raffinerie, le père peut se fixer à Paris en 1858 pour prendre en charge le secteur commission. Il demeurera toute sa vie un très grand négociant'. La branche industrielle peut n'être qu'un département d'affaires demeurées avant tout commerçantes. La spéculation reste une fonction éminente dans une industrie qui met en oeuvre des produits dont les cours fluctuent. Gustave et Jules Lebaudy - les deux fils de Guillaume - s'adonnent à d'importantes opérations sur le marché à terme. Leur confrère, Constant Say- - animateur, après Louis Say, de la raffinerie familiale entre-temps implantée à Ivry -, est lui aussi un grand spéculateur. Après être passé du comptoir à l'usine, le négociant conserve sa culture antérieure : ce sera la force - mais également la faiblesse - d'une veine de recrutement menant à une industrie où les entreprises disparaissent souvent après une brève existence. 1 il fut question de sa nomination, en 1838-1839, comme ministre du Commerce. It dev int président de la chambre de commerce havraise de 1853 à 1S59. 162 Le trajet qui mène François Cossé-Duval à la fabrication ne procède pas des milieux du négoce portuaire. Vers 1825, il quitte Angers pour entrer chez Duval, un confiseur nantais dont il épousera la fille. Cossé-Duval rencontre un jour le négociant champenois Saturnin Irroy. Entré chez Duval pour acheter de l'angélique, Irroy y remarque des candis, ces sucres à gros cristaux qui font l'objet d'une consommation directe, mais sont aussi utilisés pour le sucrage des vins mousseux. La demande champenoise de candis suscitera le passage à l'usine. François Cossé, aidé par sa belle-mère, se lance en 1837 dans la fabrication : un premier achat - trente tonnes de candis - de Clicquot-Ponsardin va faire décoller l'affaire. En 1860, Cossé-Duval cédera le magasin ; c'est un agent commercial qui l'aidera au placement des candis. L'industriel tend ici à faire oublier le négociant qu'il fut. Le filières logiques Au-delà des simples correspondances entre le négoce et certaines industries, on peut relever des démarches plus précises menant l'intermédiaire au rôle de producteur. La démarche descendante : L industrie en aval T raiter une marchandise en lui conférant, par un stade en usine, une valeur ajoutée : telle est la démarche de certains négociants qui se lancent vers l'aval dans la fabrication. Le courtier en coton qui se fait filateur; le négociant en huiles brutes qui devient raffineur : ces filières « descendantes », de ces commerçants, font des industriels. Le négociant en grains peut se faire minotier : l'exemple de Darblay illustre éloquemment une semblable dérive. Au sud de l'Ile-deFrance, aux limites du Hurepoix et du Gâtinais, les Darblay figurent, dès le XVIIe siècle, une lignée d'hôte liers, d'aubergistes, de marchands de chevaux montant avec sûreté les degrés qui les mènent aux franges de la notabilité. Simon-Rodolphe Darblay, à l'aube du XIX' siècle, est aubergiste, meunier et maître de poste à Étréchy. Ses deux fils vont conforter ces bases, accomplissant une étape qui les conduit, en guère plus de deux décennies, dans les rangs des plus grands hommes d'affaires de leur temps. C'est un trajet sans faute qu'accomplit vers l'industrie Aimé-Stanislas Darblay. Né en 1794 à Auvers-SaintGeorges, il s'engage durant les Cent-Jours dans les gardes nationales mobilisées. Il en est capitaine en 1816, quand son père lui transmet sa charge de maître de poste. Pour cause d'opinions politiques (le bonapartisme, à cette date, n'est guère récompensé), le cadet des Darblay ne peut exercer cette fonction : il s'en trouve révoqué. C'est sans doute une grâce pour la grande industrie. Avec son frère Rodolphe (1784-1873), il se lance dans le grand négoce des grains. Rodolphe Darblay devient, en 1827, fournisseur de l'administration des subsistances militaires. Quant à Aimé-Stanislas, il amorce une carrière qui en fera un puissant négociant : la firme A.-S. Darblay - 1 rue du Louvre à Paris - achètera dans toute l'Europe de massives quantités de blé, acquérant (non sans témoigner d'un flair remarquable qu'on critiquera parfois) des céréales quand les prix lui sembleront être l'objet d'une hausse imminente ; mais simultanément, il devient un très grand minotier. 32 succession souhaitée. L'épouse de Jean-Thiébault Gehin avait à son veuvage, en 1843, assuré la relève. C'était une énergique femme d'entreprise : à la filature mécanique de Saulxures-sur-Moselotte (près de Remiremont) et aux deux tissages fondés par son mari, elle ajouta une filature qui, en 1845, comptait vingt mille broches. Cette veuve courageuse allait perdre ses deux fils en 1868 et 1869. Nous savons qu'elle prit alors comme associé Nicolas Claude qui avait été le précepteur de ses garçons, puis était devenu un des


contremaîtres de l'affaire, et enfin directeur général. Lorsque la veuve Gehin décède à quatre-vingts ans, en 1876, là pérennité de la firme semble bien assurée. L'entente étant décidée selon des modalités qui s'avèrent très diverses, puis l'association mise sur pied (fréquemment sous la forme d'une société de personnes), la gestion de l'affaire pourra s'organiser. On perçoit ainsi, à la mine de Blanzy, ce que donne une parfaite synthèse du talent de deux hommes. Perret prend en main la partie commerciale, étend considérablement l'aire des ventes de la mine. On le voit mettre sur pied une flotte fluviale et implanter des dépôts : le charbonnage disposera en 1861 de quatre cents bateaux de canaux et de six remorqueurs à vapeur alimentant quatorze dépôts. Perret vend ce dont Chagot assure l'extraction. Les deux hommes se complètent totalement. Chez Haeffely, la nouvelle association prévoit aussi une répartition des tâches. Schaeffer sera à la fabrication, Auguste Lalance à la mécanique et à la fonction commerciale. Henri Haeffely - célibataire sans descendance et initiateur de l'entente - s'occupera « de ce qu'il [veut] »... La distinction essentielle, en bien des cas, suivra la logique fonctionnelle séparant la production de la vente, les missions comptables, administratives et financières étant réparties, elles aussi, selon les aspirations et les capacités des divers associés. On comprend ici l'enjeu des ententes bien conçues et l'attirance que révèlent des fondateurs de firme à l'égard de personnes qui leur sont étrangères, mais dont la venue peut revêtir, pour eux, un intérêt providentiel. Dès lors, si ces rencontres sont bien souvent le fruit de circonstances aléatoires, elles résultent aussi, parfois, d'une politique délibérée. Le comportement du Roubaisien Alfred Motte en témoigne nettement. A l f r e d M o t t e c h a s s e d e s IAI e 4 « Etudiez bien mon projet, étudiez-vous vous-même. Avant toutes choses, il me faut un homme très expert dans son industrie et très honnête. Je m'efforcerai de lui apporter au moins la seconde des qualités que j'exige de lui... » Le 22 février 1877, Alfred Motte écrit, de Roubaix à Nancy, à un homme qu'il n'a jamais rencontré : il le sollicite pour l'aider dans une usine qu'il envisage d'édifier. On trouve ici une formule gestionnaire qui révèle en toute clarté un besoin de ce temps : l'impératif technique, la nécessité de s'entourer de compétences, le désir, chez des hommes entreprenants mais conscients de leurs limites, de détecter les talents qui pourront leur permettre de créer l'entreprise. Elle explique - en contrepoint - l'émergence d'un patronat aux origines modestes qui trouve dans ce cadre la chance, avec l'actif de ses seules connaissances, de s'associer à ceux qui, 234 jouissant de la fortune, sont animés du désir d'entreprendre. Alfred Motte s'associera tour à tour avec plusieurs techniciens dans toute une gamme de firmes auxquelles son nom demeurera associé. Le Roubaisien avait connu un échec marquant dès le début de sa carrière. En 1852, une firme lainière qu'il aurait voulu voir couvrir, de l'amont à l'aval, l'ensemble du traitement de la fibre, n'avait pas fait long feu. Cet insuccès lui permit toutefois de forger son credo : mieux valait maîtriser parfaitement chaque stade de la production, spécialiser, pour ce faire, des établissements distincts jouissant d'une autonomie juridique et comptable, que de donner à une firme unitaire la mission de couvrir la filière tout entière. Mais cette « filialisation » impliquait que fussent trouvés, à tous les niveaux de la chaîne, des partenaires de choix possédant parfaitement chaque métier. La conception d'ensemble, la fourniture du site, les bâtiments, l'appareillage, la force motrice reviendraient a Motte, les associés-gérants (il employait ce terme) apportant, pour leur part, leur savoir: dans le domaine technique, il leur donnerait carte blanche. Dès 1868, Alfred Motte - la quarantaine animée d'un immense dynamisme - incarne cette attitude : « Il cherchait partout des as », rappellera son fils, « et n'avait rencontré ,jusque-là que des comparses. » Il se renseignait en toutes occasions, enquêtait dans les milieux textiles, se servait d'indicateurs variés. À l'empirisme qui marquait fréquemment la composition des équipes plurifamiliales, Alfred Motte préférait un processus de recherche quasi organisé, comme si le recrutement d'associés revêtait à lui seul l'aspect d'une « fonction » digne de toute son attention. Ce fut un de ses clients, Grisy, qui, cette année-là, lui signala la famille Meillassoux : des techniciens en teinturerie qui, à Suresnes, n'étaient pas appréciés à leur juste valeur dans la firme Bernadotte où ils travaillaient depuis quelques années. « Mon père sauta jusqu'à Paris et eut tôt fait d'engager par un contrat d'association les frères Meillassoux. » C'était une étonnante équipe: cinq frères de vingt-trois à quarante ans, « disciplinés, admirables de tenue », obéissant comme un seul homme à Jacques, leur aîné, et n'ayant qu'un désir: par un travail opiniâtre s'assurer le succès. Ils vinrent se fixer à Roubaix. Quand Alfred Motte écrit à Nancy, il témoigne neuf ans plus tard du même comportement. Il recrute un nouvel associé. C'est, cette fois, pour une filature de coton qu'il se met en campagne. La mission est confiée au directeur des ateliers de construction de Bitschwiller, Peters, de lui trouver un directeur. Mais un autre correspondant l'a entre-temps mis sur la piste d'un technicien, Blanchot, qui, au Logelbach dans les Vosges, s'est révélé un dirigeant de classe. Il lui écrit alors « Monsieur Mann m'a informé aujourd'hui que vous seriez assez disposé à vous mettre en rapport avec moi pour diriger, à titre d'associé, la filature de coton que j'ai résolu de monter. » En 1877 naquit la firme Motte et Blanchot, une filature de coton de vingt mille broches: l'homme de l'Est - comme les gens de Suresnes - avait acquiescé. La nature des engagements conclus précise les contours de semblables formules. En 1868, Jacques Meillassoux, quelques semaines après avoir rencontré Alfred Motte, fait le voyage de Roubaix. Il y rappelle les propositions formulées à Suresnes : « ... nous donner 20 000 francs d'appointements par an, à répartir entre nous cinq selon notre décision, mais à la condition de consacrer tout notre temps et notre savoir à la nouvelle entreprise ». Il y a plus: Alfred Motte - qui fait figure de demandeur - a proposé une association faite d'un salaire forfaitaire auquel doit s'ajouter une part dans les résultats de la nouvelle affaire. 235 Les contrats d'Alfred Motte contiendront pratiquement toujours les mêmes termes : il n'est pas besoin pour l'associé-technicien d'apporter des capitaux. « Avant toutes choses », explique-t-il à Blanchot, « il me faut un homme. très expert... » « Avec un associé capable », précise-t-il au correspondant inconnu, « je n'ai pas peur d'entreprendre la filature de coton. Le tout est de trouver la personne à laquelle il ne manque, pour acquérir la fortune, que les capitaux nécessaires à toute industrie. » Et la question est posée, percutante : « Quels appointements fixes demanderiez-vous? Quelle part exigeriez-vous dans les bénéfices? » Car il faut compromettre le nouvel associé. Ses appointements forfaitaires doivent être réduits autant que possible « pour développer son zèle à obtenir des bénéfices annuels ». « Mon but », poursuit Alfred Motte en développant sa charte, « est d'entraîner le plus possible mon associé-gérant vers les bénéfices; ce que je recherche c'est un filateur de premier mérite, ayant la volonté de conquérir un bâton de maréchal. » Le bénéfice global sera partagé entre les partenaires. En 1868, les Meillassoux ont pu être étonnés qu'on leur propose de choisir eux-mêmes la part de profit laissée à Alfred Motte. La clause, sans doute inespérée pour les nouveaux venus, éclaire l'exceptionnelle lucidité du patron roubaisien qui, avec de telles formules, s'assure de durables concours, d'indéfectibles amitiés. Une clause de sauvegarde est cependant prévue. L'industriel du Nord place une barre aux pertes envisageables. C'est le seuil de cinquante mille francs qui, avec les Meillassoux, se trouve ainsi fixé: somme maximale susceptible d'être perdue, au-delà de laquelle le promoteur se réserve expressément le droit de rompre les accords. « Tous mes contrats d'association ont une sanction », écrit Motte à Blanchot, « je me réserve le droit de les dissoudre quand une perte déterminée est atteinte. » Il fallait se plier à des comptes mensuels,


les contrôler par un inventaire chaque semestre : tous les associés savaient qu'une perte égale ou supérieure au montant indiqué au contrat déclencherait la mesure de sauvetage. La rupture, alors, pourrait être décidée. Fondé sur semblables ententes, le succès d'Alfred Motte s'avéra remarquable. Ce fut une efflorescence de raisons commerciales où les patronymes des nouveaux arrivants se joignirent au vieux nom roubaisien. Aucune inégalité dans les rapports ne venait entacher l'équilibre des accords : les nouveaux partenaires avaient tous les pouvoirs, y compris, au besoin, celui de commander des Motte. Aux Meillassoux et à Blanchot se joignirent d'autres partenaires - Legrand, Marquette, Porisse, Bourgeois - qui vinrent agrandir l'empire d'Alfred Motte. Tous les horizons sociaux furent représentés. En 1872, Motte élève au rang d'associé son contremaître Henri Delescluse, un collaborateur depuis vingt ans. Le nouveau partenaire - un illettré - signe d'une croix le contrat qui en fait uII patron... Contremaîtres, directeurs, techniciens peuvent être remarqués par le patron roubaisien. Le « bâton de maréchal » est à portée d'efforts. Après que, en 1874, Motte a créé une nouvelle entreprise - une filature de laine peignée - avec Gustave Legrand pour associé, et que, sous la boulette de cet ancien directeur de filature, vingt-huit mille broches ont été mises en route, on le voit intégrer à la raison sociale Motte et Legrand un autre patronyme, celui de son placier pour la teinture des laines et cotons, Bertin Mille; Motte, Legrand et Mille : la firme, jusqu'en 1892, arborera les trois noms accolés. Si le Roubaisien fut un enthousiaste lanceur d'affaires, un entrepreneur soucieux d'être le meilleur à tous les stades de la fabrication textile, ce furent ces techniciens venus de tous les horizons qui, incontestablement, lui ouvrirent le succès. Mais, pour les détecter, son flair a été infaillible. « Quel est votre âge, s'il vous 34 plaît? Quand seriez-vous libre? » porte eII post-scriptum la lettre écrite à Nancy au futur associé. Les deux hommes qui s'ignoraient feront bientôt équipe. Raisons sociales â plusieurs noms L à où ne jouait pas le poids des parentés, le bon accord des gestionnaires reposait sur la justesse du choix qui les réunissait. L'entente entre étrangers n'était pas en elle-même plus facile qu'entre des associés unis par des liens de famille. Les Chagot et Perret, longtemps associés dans la mine de Blanzy, entretinrent des relations qui furent souvent tendues. Si l'on excepte l'équipe très soudée formée par Jules Chagot et Étienne Perret, l'association évoque plus d'une fois un « mariage de raison »1 plutôt qu'une alliance d'amour. D'ailleurs, les rapports d'association pouvaient se fortifier par les liens de l'alliance. Nicolas Claude, l'associé de la veuve Gehin, épousera la nièce de celle-ci, Marie-Anne Géhin, qui, à la mort de sa tante, héritera de la firme. Alfred Motte, surtout, considérait sa « famille industrielle » au même titre que sa famille par le sang. Jacques Meillassoux avait remarqué dès 1868 que, aux yeux du Roubaisien, il ne s'agissait pas de conclure un contrat strictement limité dans le temps. Les Motte tenaient beaucoup à ce que, dans l'acte d'association, fût spécifié que « si de part et d'autre, on jugeait utile de créer d'autres industries », il était « obligatoire de s'offrir pour y participer ». Aussi, en 1880, lorsque fut créé un peignage, les Meillassoux furent priés de s'y intégrer. André Meillassoux (le plus jeune des cinq frères) y entra en 1884 et ne quitta plus une usine qui devint toute sa vie. Gabriel, son neveu (fils de son frère JeanBaptiste), sera placé à la tête de la partie technique, oeuvrant au côté d'Eugène Motte - second fils du fondateur - en charge de la clientèle. Bientôt, l'alliance renforcera l'union des deux familles, Louise Meillassoux - fille aînée de Jacques - épousant le neveu d'Alfred Motté. A la deuxième génération, les techniciens de Suresnes se trouvent totalement intégrés a la dynastie roubaisienne. L'hérédité de certaines firmes plurifamiliales pouvait apparaître au terme de deux, trois, quatre générations. Des cas particulièrement éclairants en témoignent, mettant en lumière la pérennité de ces raisons sociales à plusieurs patronymes. On peut en citer, en Dauphiné et dans les Flandres, deux exemples précis. Quand, en février 1820, Didier Kléber, fabricant de papier a Paviot près de Voiron, s'associe a Augustin et Victor Blanchet - se rapprochant ainsi de confrères de Rives -, il ne se doute pas de la longévité de l'entente qui se scelle. Les profils sont pourtant différents : Didier Kléber, protestant alsacien, s'allie aux Blanchet, catholiques dont les origines s'inscrivent dans le plus ancien passé dauphinois. La raison sociale qui les lie désormais va, pour des décennies, soutenir une remarquable firme papetière. Il était dans la nature de ces ententes - presque toujours dcs sociétés en nom collectif - de mourir au décès d'un associé ou lors de son départ. Aussi verra-t-on, comme si la firme renaissait à chacune de ces « morts », de nouvelles associations de Blanchet et de Kléber reconduire leur équipe initiale, les descendants des deux familles signant à intervalles périodiques de nouveaux contrats qui prolongent leur union. En 1840, une deuxième société prend la suite de celle qui avait été constituée en 1820 : Didier Kléber et Victor Blanchet y demeurent, côtoyant Léonce Blanchet, 1 R. Beaubernard, Un laboratoire social au XIXe siècle, de ci vry, 1981, p. 66. Louise Meillassoux (1861-1S89) épouse en 1883 Étienne Motte (1852-1919). 34 fils d'Augustin. Didier Kléber se retirant en 1855 après une longue carrière, ses fils Alphonse et Alexandre (le second se révélera un remarquable technicien du papier) font à leur tour leur entrée dans l'affaire. Cette deuxième génération Kléber aura pour partenaire la troisième des Blanchet, Paul Blanchet - fils de Léonce - rejoignant la firme en 1867, à la mort de son père. En 1875, un nouveau contrat réunira Alphonse et Alexandre Kléber, Émile et Gaston Kléber, petits-fils de Didier, Augustin Blanchet, vingt-quatre ans, qui rejoint son frère Paul: plus d'un demisiècle après sa fondation, deux Blanchet et quatre Kléber administrent la firme. Il n'y avait rien de plus différent à certains égards - les origines, le milieu familial, les profils de jeunesse - que les deux hommes qui, à Armentières, dans une demeure des bords de la Lys parafèrent leur entente le 17 août 1862. Pourtant, Henri Coisne et Léopold Lambert créèrent ce jour-là une raison sociale appelée à transcender largement leurs propres carrières. Les « histoires » des nouveaux partenaires étaient très différentes. Né en 1821 dans une solide famille de la bourgeoisie rurale (son père, propriétaire, était maire de Lomme, une commune de la périphérie lilloise), Henri Coisne était, par son mariage, allié à une famille de notables de Fleurbaix, aux confins de l'Artois. Plus jeune de douze années, le Belge Léopold Lambert, arrivé à Armentières en mai 1857, nanti d'une bonne formation technique mais sans aucune fortune, était socialement plus fragile que son partenaire qui, par surcroît, exerçait la profession de fabricant de toiles à Armentières depuis plusieurs années. Les deux hommes n'étaient liés par aucune parenté. Mais, le 2 septembre 1862, Léopold Lambert épouse Camille Peucelle, née en 1833 au foyer d'un tanneur d'Armentières. Il entre de ce fait dans un milieu de notables originaires du Pas-de-Calais; trois générations de tanneurs, de père en fils, y précèdent le textile témoin à son mariage, un beau-frère, Louis Cardon (en 1851, il a épousé la sœur de la mariée), est fabricant de toiles; des cousins de ce couple, les Debarge, exercent aussi cette profession. Léopold Lambert, par son alliance, se rapproche d'Henri Coisne, les parents des deux épouses étant cousins germains. Quelques jours avant ses épousailles, dans la maison de son futur beau-père, Léopold Lambert - vingt-neuf ans - signe avec Henri Coisne son association en nom collectif pour une fabrique de toiles. L'association est conclue pour dix ans. L'entreprise est à l'image de celles nombreuses - qui font alors la prospérité d'Armentières : un tissage de toiles disséminé au domicile des travailleurs, une maison de négoce abritant les préparations, une blanchisserie de fils et - dès 1866 - une usine de tissage mécanique : l'ensemble occupera, à la veille de la guerre franco-allemande, deux cents à deux cent cinquante ouvriers.


On voit alors s'organiser une équipe exemplaire. Devant réserver tout leur temps et leurs soins à l'objet social - clause classique des contrats de l'époque - « sans pouvoir se livrer, ni directement ni indirectement, a aucune autre opération industrielle ou commerciale pour leur compte particulier », ils se partagent les tâches. L'aîné se réserve la direction générale, la fabrication et les achats de matières, ainsi que la tenue des livres et de la caisse; la vente est assurée par les deux associés, le plus jeune, cependant, s'en chargeant spécialement. On peut être frappé des risques que, solidairement responsables sur leurs biens propres, de tels partenaires se font mutuellement courir. Aussi les statuts de 1862 précisent-ils que les associés ne feront usage de la signature sociale que pour les 35 affaires concernant l'entreprise, tous les engagements devant « exprimer la cause pour laquelle ils auront été souscrits ». Aucun emprunt ne pourra être contracté sans le concours des deux associés. Ce n'était pas ces clauses strictement juridiques qui faisaient pourtant le ressort de semblables ententes. L'association entre Coisne et Lambert sera durable. Trente ans après sa fondation, une nouvelle société sera conclue, les jeunes des deux familles s'unissant à leur tour'... On perçoit à quel point la famille et la firme font corps dans de telles équipes. D'autres formules gestionnaires marquent, à ce point de vue, une régression certaine. On peut aussi les évoquer. En 1893. Depuis cent vingt-cinq ans et cinq générations, les deux familles sont. 1/! m urées uridiquement associées, sans d'ailleurs qu'aucun mariage ne vienne resserrer les tiens de parenté - assez lâches - créés à l'origine. 35 L L 20 juin 1833 à Lille, JulienRomuald Thiriez et Théophile-Eugène Destombes reconnaissent, par un acte sous seing privé, avoir contracté une association - Thiriez et Cie - pour une période de neuf années débutant le ler août 1833 pour finir le 29 juin 1842. Leur société est une commandite simple: Destombes, commanditaire, s'engage à fournir dix mille francs en plusieurs versements; son associé-commandité, Thiriez, effectuera - en nature essentiellement - un apport d'une valeur de deux mille francs. Exemple éclairant' d'une formule qui, sans l'impécuniosité de nombre de fondateurs, eût été plus rare qu'elle ne le fut en fait. Car, avec la commandite - qu'il s'agisse de la commandite simple ou de la commandite par actions -, une restriction est imposée à l'indépendance du gestionnaire. Celui-ci adopte un ou plusieurs partenaires qui, non intégrés à la gestion quotidienne, peuvent surveiller celle-ci. L'association se compose de deux cercles distincts : l'administration d'une part, à la charge des gérants commandités qui sont les associés actifs; les partenaires passifs d'autre part, commanditaires dont le rôle essentiel est d'apporter aux premiers les fonds qui leur sont nécessaires, associés financiers qui peuvent avoir un droit de regard sur la gestion d'autrui. La commandite simple Parmi les formules qui se développèrent à l'époque pionnière, la commandite simple est minoritaire. Si l'on ventile par catégories juridiques les 2 599 sociétés commerciales recensées aux greffes des tribunaux de commerce français en 1847, on relève 408 commandites simples pour 1952 sociétés en nom collectif - environ cinq fois plus. Neuf ans plus tard, en 1856, il y en a 616 sur un total de 4 142 actes, nombre à confronter aux 3 063 socié tés en nom collectif de cette année. 1867 fait apparaître, sur un total de 3 801 actes enregistrés, 530 commandites simples pour 3 084 associations en nom collectif. En vingt ans, de 1847 à 1867, la proportion de commandites simples ne varie pas - environ 15 %. On créera encore de telles commandites plus tardivement au cours du siècle : 312 en 1881, 433 en 1882, 668 en 1885. Ce type de structure, pour hybride qu'il apparaisse, demeure imprégné des traits des sociétés aux formes « personnelles ». Les relations entre associés y procèdent normalement de liens d'amitié, d'affinité, parfois de parenté : Julien Thiriez et Théophile Destombes sont ainsi des cousins. L'intuitus personae y reste très marqué. Les commanditaires et les commandités - qui se sont choisis mutuellement - ne peuvent se substituer à d'autres personnes sans le consente ment de tous les associés. La considération de la personnalité des commanditaires, tout associés passifs qu'ils apparaissent, demeure primordiale : c'est la différence, 1 Quoique exprimant ici d s grande r, rs v, es particulière-ment faibles. 35 mais elle est radicale, avec la commandite par actions que d'autres entreprises choisiront pour formule. Cette commandite simple demeure également proche de la société en nom collectif pour une raison précise; lorsque plusieurs associés commandités se répartissent la gestion, l'association procède alors de deux essences distinctes qui convergent en elle : au regard des associésgérants-commandités, la société est en nom collectif; à l'égard des bailleurs de fonds, elle est en commandite. Deux étages d'associés cantonnés dans des sphères bien distinctes; les commanditaires - qui ne sont responsables qu'à hauteur de leur mise - sont frappés d'interdits : ils ne peuvent apparaître en nom dans la raison sociale, ne sont pas commerçants', mais cette restriction peut parfois être utile. Théophile Destombes, qui est employé à la Régie, se doit, comme fonctionnaire, d'exercer une activité en affaires « officieuse » : il n'eût pu être gérant. Les commanditaires, surtout, ne peuvent aucunement s'immiscer dans la gestion. Ils ont seulement le droit de donner des avis et conseils et, à partir de 18632, d'être employés dans l'entreprise, à condition de ne pas y exercer une influence prépondérante. La formule put subir toutes les évolutions, connaître tous les climats. Théophile Destombes, qui s'est engagé à verser à Thiriez la moitié de son traitement tant qu'il sera fonctionnaire, a un réflexe qui n'est pas exceptionnel à l'époque; retenu par une carrière publique en dehors de l'industrie, il voudrait s'y intégrer d'une manière plus concrète : il précise dans l'acte de 1833 que la raison sociale deviendra Destombes et Thiriez dès le terme de sa carrière de fonctionnaire. Effectivement, deux années plus tard, il quitte la fonction publique et rallie la firme avec le plein statut d'associé gestionnaire. Mais ce type d'accord, séduisant dans la mesure où, hors des circuits bancaires, il apporte un appoint financier parfois décisif, n'est pas dénué de fragilités. L'obligation de financement, à la charge des commanditaires, ne leur confère qu'un droit de surveillance. Les documents, à l'établissement desquels ils ne peuvent participer, seront parfois insuffisants, inexacts. Le commanditaire, intéressé aux profits de la firme - justification de son association à une entreprise à la gestion de laquelle il n'est pas autorisé - détient une créance d'information qui ne sera pas toujours honorée par les commandités. L'exemple d'une commandite dissoute après de nombreuses années de fonctionnement prospère met en lumière les termes de cette précarité. Le 31 juillet 1842 est formée à Lyon une société en commandite pour la fabrication de soies unies. Les deux protagonistes en sont François Poujoulat, l'associé commanditégérant, et Tuffier, commanditaire. La durée initiale est fixée à six ans : elle va en durer vingt. Prorogée en 1848 et en 1855, elle est à nouveau prolongée en 1860 jusqu'au 31 décembre 1870. Elle n'ira pas à ce terme: la fin de la société donnera lieu à un litige qui mettra en évidence les dissensions entre les associés. À l'origine de la commandite lyonnaise, le fonds social fut fixé a 50 000 francs. Poujoulat en apportait 15 000, Tuffier 35 000. En plus de cette dotation de base au capital social, ce dernier devait alimenter un compte courant « obligé »3 à hauteur de 10 000 francs. Les augmentations successives de fonds propres révèlent le rôle de Tuffier, financièrement prioritaire. À la dissolution, suivie de reconstitution, de 1848, le capital est porté à 150 000 francs - dont 50 000 au compte de Pouj oulat et 100 000 à celui de Tuffier (qui


devra par ailleurs faire un effort pour porter le compte courant à 50 000 francs). En 1860, le fonds social atteint enfin 400 000 francs, dont 100 000 au compte du commandité, Poujoulat, et 300 000 à celui de Tuffier. Celui-ci doit compléter sa mise à hauteur de ce chiffre. 1 d moins, évidemment, qu'ils ne le soient en raison d'une participation dans une autre entreprise. 2 L o i d u 6 moi 1 8 6 : 3 . 3 iar opposition au compte huc 36 De cette dernière augmentation de fonds propres va naître le litige. En décembre 1862, en effet, la société est dissoute et un liquidateur nommé. Des créanciers (parmi lesquels la grande firme lyonnaise Arlès-Dufour) actionnent Tuffier. Celui-ci, allèguent les demandeurs devant la cour de Lyon, n'a pas intégralement assumé son obligation, souscrite en 1860, de porter sa commandite jusqu'au niveau promis. Il doit, soutiennent-ils, s'acquitter de cette dette : elle augmentera la masse active dont ils pourront disposer comme créanciers de l'affaire liquidée. Jusqu'à cette liquidation, la société avait connu le succès. À l'exception d'un exercice - 1857 -, les comptes avaient été bénéficiaires. L'année 1860, notamment, avait crédité Tuffier de cent quatre-vingt-seize mille francs. C'est sur la base de ces résultats, prouvés par les inventaires qu'on lui soumettait, que Tuffier s'était engagé a augmenter sa commandite ,jusqu'au montant - relativement élevé - de trois cent mille francs, lors du renouvellement de 1860. Pour se défendre, celui-ci porta les accusations les plus graves contre son associé Poujoulat. Selon lui, son droit à l'information n'avait pas été satisfait: il s'était engagé sur la foi de chiffres inexacts. Il qualifia l'inventaire de « frauduleux et mensonger », évoqua un déficit provenant de « détournements ou de fraudes ». En 1865, la cour de Lyon jugera ces accusations insuffisamment fondées. Elles ont néanmoins le mérite de souligner une des faiblesses de ce type d'association : la précarité de la surveillance, dont pâtissent les apporteurs de fonds. Une autre formule gestionnaire veut précisément remédier à ce défaut: la commandite par actions. La commandite par actions On quitte l'entreprise personnelle ou purement familiale. À des associés unis par des liens très intimes succède un patronat d'un nouveau type. Quand, dans la commandite simple, coexistent deux groupes de partenaires - commandités, commanditaires personnellement liés par le pacte social, la commandite par actions montre la cohabitation d'un ou de plusieurs gérants en principe inamovibles et en tout cas responsables, et d'actionnaires interchangeables, pouvant se succéder dans l'anonymat, au moins relatif, des sociétés de capitaux. Cette formule se développe en France a cause d'une incohérence législative. Faites pour être le support d'entreprises déjà importantes - sensiblement plus étendues que ne l'étaient la majorité des sociétés en nom collectif ou en commandite simple -, les commandites par actions remplissent le rôle des sociétés anonymes : elles jouissent en effet d'une totale liberté quand ces dernières font l'objet, jusqu'en 1867, d'un rigoureux encadrement. À la différence des sociétés anonymes, aucune condition restrictive ne venait entraver la constitution et le fonctionnement des commandites par actions: ces dernières connurent par conséquent un très net succès jusqu'aux années 18701. Mais de tels abus se manifestèrent dans la constitution de ces sociétés que les pouvoirs publics s'apprêtèrent dès 1838 à les supprimer. Il fallut deux textes importants - les lois du 17 juillet 1856 et du 24 juillet 1867 - pour les réglementer et atténuer leurs inconvénients, voire leurs dangers. 1 Le nombre moyen des com mand i l,8 par 1u1 ions et des socié tés annonymes constituées chaque, année en France de 1841 li 1865 marque cette divergence, la, période 1S81-1885 voyant ta proportion 7811.1°,3.,.14,., 24 1856-1850 ,, 16 1851-1855 -•61.? Ia,o-IS6n alz Iz 1861-1885 115 16 1881-1885 1111 577 36

Si Rodolphe se tourne principalement vers l'agriculture et la vie politique, Aimé-Stanislas s'intéresse en effet de près aux nouveaux procédés de la meunerie, un métier qu'a exercé son père, mais qui évolue alors grâce aux progrès techniques. Le moulin d'Ormoy, proche d'Étampes, puis les moulins de Corbeil, vendus par les Hospices à la famille de Noailles et que, avec son frère, il prend en location, forment le premier champ d'expérimentation du négociant en grains qui se fait fabricant. En 1840, l'acquisition, à Corbeil, d'une propriété - moulin, huilerie, grand magasin - vient étendre cette base de départ. L'achat de Corbeil est suivi d'une cascade d'acquisitions supplémentaires: à Essonnes, en 1855, les Moulins d'Angoulême avec dix paires de meules; la même année, une usine à Saint-Maur qui met Darblay aux portes de Paris; un autre moulin à Corbeil, en 1858. En 1863, enfin, Darblay achète au duc de Mouchy - un Noailles - les moulins des Hospices de Corbeil, qu'il louait jusqu'alors; cinquantehuit paires de meules accroissent, en pleine propriété, la force de frappe du minotier. Les unités qu'il anime disposent d'un équipement remarquable. Employant la force hydraulique - ses usines bénéficient de la présence de l'eau - et celle de la vapeur, utilisant les méthodes américaines de fabrication des farines, étendant ses activités minotières en Turquie et songeant à l'Égypte, A.-S. Darblay, associé en 1868 à son gendre A. Béranger et à son fils Paul Darblay, va se diriger bientôt vers de nouveaux horizons. Constituant avec ses partenaires une société en nom collectif pour exploiter la fabrique de papier d'Essonnes - rachetée l'année précédente -, il se lance dans cette autre industrie.


La filière du blé, dès lors, est rompue. Le papier n'est pas intégré au cycle céréalier, et Paul Darblay, en 1881, abandonne la meunerie. Mais c'est bien, au départ, en aval de la chaîne du blé que s'est fait le trajet qui mène à l'industrie. Devenu minotier, l'industriel Darblay est le client du marchand de grains Darblay. En d'autres filières, par contre, l'industrie - en amont cette fois - va fournir ses produits à celui qui diffuse. Fabriquer ce qu'on vend: telle sera la démarche ascendante. La démarche ascendante : l industrie en amont E n 1836, une usine proche de Nantes, la forge de Basse-Indre - sur l'île du même nom, en face de l'île d'Indret - change de propriétaire. Ensemble de laminoirs actionnés par une machine à vapeur et de fours à puddler, l'entreprise, conçue quelques années plus tôt sur des bases très modernes, utilise exclusivement la houille pour affiner la fonte et en faire du fer. Dépourvue de hauts fourneaux, elle acquiert des fontes d'origine régionale et provenant de Dordogne. Ses capacités de production s'élèvent à trois mille tonnes de fer par an. Le 31 mars 1836, une société au capital de trois cent mille francs acquiert cette unité: des négociants en fer - les Riant et Nicolas Poupillier - et le banquier Adolphe Lebaudy s'y trouvent associés. Le grand négoce exerce une action dominante dans le cycle de la métallurgie ,jusqu'au deuxième quart du XIXe siècle. Quand on sait la dispersion extrême des fourneaux et des forges, usines généralement de faible dimension, atomisées par dizaines d'unités dans les départements où cette industrie prolifère, on comprend ce primat: de grandes maisons de commerce, peu nombreuses, disposant d'une clientèle étendue qui fait leur puissance, occupent, comme acheteurs de métal, une 164 position d'oligopsone, voire même de monopsone. Face aux producteurs, elles sont en position de force. Acquérant du métal, parfois par quantités massives, les négociants exonèrent des contraintes de la vente des fabricants de fer dont l'isolement est facteur de faiblesse. Consignataires de leurs produits, les marchands de fer font aux maîtres de forges l'avance des frais de transport et de magasinage, se chargent du recouvrement des ventes effectuées, fournissent des crédits à hauteur des envois que les forges effectuent. En échange de ces services, une commission de 2 à 4 % sur le montant des ventes génère des profits qui, en quelques décennies, peuvent faire des plus importants de ces intermédiaires des puissances véritables. Certains d'entre eux ont une telle force de vente que les grands producteurs eux-mêmes leur confient la diffusion de leur fabrication. En 1829, le marchand Thomas Nodler vend les fers de Châtillon; Nicolas Poupillier est agent des Wendel; Holagray - de Bordeaux commercialise les fers de Decazeville; les Riant tiennent le dépôt de Manby et Wilson. Certains s'engagent à diffuser la production d'une usine tout entière. Sous la Restauration, cette fonction négociante va tendre à s'effacer. La réforme douanière de 1822, diminuant les possibilités de ces firmes qui opèrent largement en dehors des frontières, resserre leur espace d'influence. La France métallurgique devient un hexagone. Une autre évolution met en péril de mort les firmes négo ciantes. Certains maîtres de forges (qui, eux-mêmes, parviennent à une réelle puissance) se passent du marchand pour placer leurs produits: des producteurs de fer court-circuitent le négoce. Sous peine de perdre leur place, les firmes de commerce doivent s'adapter: quelques-unes, remontant la filière du métal, intègrent la fonction de produire. Ainsi peut-on comprendre le trajet des Riant qui reprennent Basse-Indre. À la fin du XVIIIe siècle, Jean-Marie Riant, négociant lyonnais, a plusieurs fils: l'un sera notaire, mais deux autres, Joseph-Ferdinand et Jean-Louis, vont exercera Paris le négoce des métaux. Le 1er mars 1816, les deux Riant s'associent à Louis-Victor Moreau. Leur entreprise, rue Saint-Antoine, commerce sur les fers, les aciers, les tôles et les clous. Moreau disparaît la même année et les Riant se retrouvent à la tête de l'affaire. Mais dès 1825, ils passent du commerce aux usines. Un essai dans l'Allier va précéder Basse-Indre. En 1825, le comte Serre de Saint-Romans vend son domaine de Fins qui inclut une houillère et une mine de fer. Une compagnie formée par les Riant s'en porte acquéreur. Ceux-ci, qui veulent y édifier des hauts fourneaux, sont effectivement autorisés - par une ordonnance du 16 février 1827 - à en établir trois sur la commune de Châtillon. Manby et Wilson sont, dans cette affaire, les conseils des Riant. Mais l'essai n'a pas de suite: Fins est revendu en 1831 à Narcisse Lafond qui n'y réussit guère mieux que les frères Riant. Basse-Indre représente pour eux une étape plus durable: Joseph-Ferdinand Riant dirige la forge de 1836 à 1847 et s'y montre un réel novateur. Comme l'entreprise doit acheter ses fontes, Riant, poussant d'un degré l'intégration en amont, loue ou acquiert, en Morbihan et dans les Côtes-du-Nord, des hauts fourneaux qui alimentent l'usine : le négociant, en un premier temps, s'est fait fabricant de fer; ultérieurement, il devient producteur de fonte. Mais Basse-Indre n'étanche pas la soif d'entreprendre des commerçants devenus fabricants: les Riant fondent en 1845 dans l'Aveyron la Compagnie des mines, fonderies et forges d'Aubin, au capital - considérable - de dix millions. La société acquiert trois concessions, mais un seul haut fourneau fonctionne en 1848. L'affaire est liquidée en 1851. Le rôle direct des Riant dans la sidérurgie n'est donc pas très durable. Les Riant sont devenus parisiens; Pierre Paillot (1763-1831) demeure un 37 provincial. Né à Magniville dans la Meuse, il commerce sur les fers et les bois à une échelle qui ne cesse de s'accroître. Son association, à Bar, en l'an VI, avec un négociant parisien, Alexis Robert, souligne pourtant le rôle que la capitale assume dans ce type de négoce. Émerge de l'accord une affaire bicéphale : Robert, Paillot et Cie se spécialise en achats de fer et constitue la branche provinciale; implantées Paris, Moreau, Thomas, Desnoeux et Cie se consacre à la vente. L'entreprise monte alors en puissance : en 1800, la branche de Bar devient Paillot frères, fils et Labbé. Pierre Paillot (1786-1863) - le fils - est associé dès son plus jeune âge. Lorsqu'il épouse, en 1813, Émilie Lafond (la soeur de Narcisse Lafond), il fait en mariage l'apport important de deux cent quatre-vingt-cinq mille francs dont sa mise sociale de cent cinquante mille francs dans l'affaire familiale. À la fin de l'Empire et au début de la Restauration, la firme atteint une telle puissance qu'elle peut littéralement « déformer » le marché; dans les derniers jours de mars 1817, plusieurs négociants viennent à Londres et Cardiff: ils achètent d'énormes quantités de métal. Georges Dufaud, qui travaille alors pour Paillot et Labbé, acquiert pour le compte de ceux-ci huit mille tonnes de métal qu'il souffle de justesse à ses confrères Riant. Une spéculation qui a un double objet: faire une opération, en elle-même profitable, d'achat et de revente; mais, par ailleurs - à un niveau plus nettement stratégique -, raffermir le marché à tel point que des investissements dans la fabrication puissent devenir rentables. En fait, la hausse des prix, au début de 1817, s'avère considérable. Les Paillot sont venus à l'industrie dès 1813; en Berry, mais surtout en Lorraine, des actifs ont été acquis ou loués: le long de la Saulx, de l'Ornain, de la Meuse, des installations de broyage de minerais, des fourneaux et des forges élaborent les fers diffusés dans la capitale. Paillot fils, accaparé par ses fonctions largement parisiennes (il est censeur de la Banque de France de 1832 à 1860), confie à des régisseurs l'exploitation de ces établissements. L'ensemble n'est guère concentré ni d'ailleurs très moderne : la vapeur n'y est pas employée. Maître de forges, Paillot fils demeure avant tout un très grand commerçant. Tel n'est pas le cas d'un autre marchand de fer appelé à devenir un grand fondateur d'industrie. Né à Lascelle (Cantal) en 1784, aîné des sept enfants du négociant Pierre Boigues (1752-1823), qui exploite à la fin du XVIIIe siècle à Paris un comptoir de métaux, Louis Boigues - comme Paillot fils - entre très tôt dans 166 l'affaire paternelle. Il s'initie à la métallurgie par des voyages en Styrie et en Carinthie, a l'occasion de visiter la tôlerie de Dillingen, dans la Sarre, à laquelle il souhaite s'intéresser. Les actifs de Dillingen étant transportés dans la Nièvre, ce transfert vaudra a Louis Boigues de figurer, en 1816, parmi les repreneurs de la forge d'Imphy.


Ailleurs, pourtant, sera l'oeuvre maîtresse. En 1817, Louis Boigues rencontre Georges Dufaud à Nevers. À cette date, celui-ci travaille pour Paillot et Labbé, qui exploitent en Berry les hauts fourneaux de Grossouvre et Trézy dont ils sont locataires. En 1819, Louis Boigues s'entend avec les négociants lorrains pour reprendre les baux de ces installations, mais c'est sur la Loire, au nord de Nevers, qu'il fait le choix décisif: ce sera Fourchambault. Les actifs du Berry y sont transférés et Boigues amène à Fourchambault les Paillot et Labbé : en 1819, ceux-ci prennent dans la société qui se forme la moitié du capital social. Mais les négociants de Lorraine ne vont pas demeurer dans l'affaire. Ils s'en retirent respectivement en 1822 et 1824, alors que Boigues et ses frères demeurent à la tête de l'usine qui devient une très grande entreprise. Ici, le commerçant fait oeuvre de créateur. Louis Boigues s'impose comme une recrue de choix dans la grande industrie. Du vieux M é t a l â ta grande industrie U n sous-sol obscur, un entrepôt parfois servent de local à de curieux commerces. Une véritable cour des miracles, extraordinaire ensemble de choses hétéroclites, paraît aux yeux de qui pénètre dans de telles entreprises : des objets de toute nature sont stockés avant le dépeçage; enclumes et soufflets, presses et étaux, une grue pour les plus ambitieux forment l'outillage de ces semblants d'usines, où un capital de départ de quelques milliers de francs suffit pour débuter. On accède ici à l'un des plus vieux métiers du monde : la récupération. Certains de ceux qui s'adonnent à cette activité vont y trouver une base pour l'accès aux plus grandes entreprises. Désosser des objets de toute sorte - un vieux carrosse peut en donner un exemple -, en extraire les métaux, assurer leur classement, les diriger vers les consommateurs, les fondeurs notamment: il s'agit, au départ, d'une activité stricte 38 ment négociante. Le terme de ferrailleur ne convient guère : 1e cuivre et 1e laiton, 1e plomb et l'étain forment l'essentiel des matières stockées. Une subtile gradation marque les rangs de l'étrange profession. Certains ramassent à la base, pour revendre à des confrères placés plus haut dans la hiérarchie. Ceux-ci font la collecte par quantités massives et revendent aux fon deurs; ils achètent également du métal neuf qu'ils redistribuent aux nombreux « industriels » - taillandiers, potiers d'étain - qui, au faubourg SaintAntoine ou au faubourg du Temple, représentent l'essence de la métallurgie légère de la capitale. Une dizaine de familles - dont les frères Maury, Joseph Réveilhac, Michel Bessière, Louis Debladis -, pratiquement toutes d'origine auvergnate, illustrent la profession à Paris. Une mention spéciale peut être faite de plusieurs Laveissière. Jean-Joseph Laveissière, né à Mendailles en 1771, épouse à Versailles, en l'an IV, la fille d'un marchand forain. Ses deux fils, Jean-François (1800-1876) et Guillaume (1802-1879) seront de très grands négociants; mais lui-même, avant sa mort en 1824, aura pu s'affirmer comme l'un des plus puissants représentants de la colonie auvergnate. Un autre Laveissière, Louis - décédé en 1842 - donne l'exemple d'un négoce important de métaux en tout genre. On trouve chez lui clous, grelots, robinets de cuivre, cuillers d'étain, déchets d'épingles, vieux outils et aussi des stocks qui marquent la surface commerciale, les échanges hors récupération lingots d'étain venant d'Angleterre, lingots de cuivre, chutes de métal; on touche là 1e commerce en très grand des métaux non ferreux. L'échelle des transactions oblige, en pareils cas, à disposer d'espace; il faut des entrepôts : il en existe dans les cours du XIe arrondissement, mais aussi - après 1840 - aux barrières de Paris car 1e sol se renchérit à l'intérieur des murs. Le tissu des quartiers laborieux de Paris reflète 1e mouvement vers l'industrie de telles entreprises. La logique les porte à traiter les produits sur lesquels elles commercent. Une « usine » Laveissière en donne un exemple éclairant. En 1836 fonctionne, rue de la Verrerie proche de l'Hôtel de Ville, une entreprise aux franges de l'industrie: laminage de métal, production de tuyaux de plomb, cuivre et laiton. Mais ces fabrications, stimulées par la fièvre de construction dont Paris est saisi, vont prendre de l'ampleur. Il faut s'étendre et donc déménager. En 1867, l'immeuble parisien de la rue de la Verrerie devient un entrepôt; l'usine Laveissière, rue de la Gare à Saint-Denis, est affectée à la production de tubes, de plaques, de laiton et de cuivre; on y trouve des tours, des laminoirs, cinq machines à vapeur donnant la force motrice: tout un équipement en passe de former une très grande entreprise. Vers 1880, par la voie d'une fusion, celle-ci donnera naissance à une firme nouvelle'. Une croissance externe, très distanciée celle-ci du négoce des métaux - vieux ou neufs - dont elles partent, prolonge l'ascension chez les plus ambitieuses des familles du métal. Elle efface chez elles tous les traits que leur conférait 1e commerce initial. Les Laveissière témoignent de cette évolution d'une manière éloquente. Dès 1846, Jean-François Laveissière crée, avec l'aide du financier F.-A. Seillière et de capitalistes allemands, la Compagnie des mines et fonderies de l'Alliance, près d'Aix-la-Chapelle, et celle d'Eischweiler : on touche là aux industries du charbon et du zinc. Le fils de Jean-François, Émile, et son neveu, Jules Laveissière (1831-1885), vont, dans 1e Nord, entrer dans la grande industrie. À Anzin, en 1881, les deux cousins germains créent la Société d'Escaut et Meuse : l'affaire deviendra, dans la production de tubes, une très grande entreprise. Émile Laveissière en préside 1e 1 Se rapprochant à cette date de la firme Secrétan, fondée en 1847 et spécialisée dans les mêmes activités, elle donne naissance à la Société industrielle et commerciale des métaux, future Compagnie française des métaux. 38 conseil jusqu'à sa mort (1899) ; quatre générations de Laveissière animeront la firme jusqu'à ce qu'elle disparaisse. Ces descendants de marchands de métaux figurent, pendant trois quarts de siècle, parmi les quelques noms du club fermé des grands sidérurgistes. Négoce et industrie textile En plus d'un cas, l'industrie textile a procédé du négoce. Dans ce domaine encore, l'échange devance la fabrique; si bien que les commerçants ont parfois tardé à aborder l'usine. " Son principal commerce est fa spéculation » l'extrême fin du XVIIIe siècle et, plus encore, à l'aube de celui qui suit, quelques villes deviennent les plaques tournantes d'un très puissant commerce, où les contraintes du conflit - une guerre de vingt années créent (la contrebande, parfois, apportant son aide) des occasions de profits inespérées. Sur ces places apparaissent des viviers de familles opulentes, dont certaines passeront au patronat textile. Lille, devenue pour un temps un entrepôt de denrées exotiques transitant par Ostende, connaît des firmes purement négociantes où les transactions sur les cotons et les sucres, les huiles et le poivre, assorties parfois d'opérations bancaires, enrichissent des lignées. À Strasbourg, des familles réalisent en trafics divers (la frontière est toute proche) des fortunes importantes qui passent, en certains cas, à l'industrie textile. Plus généralement, jusqu'au milieu du XIXe siècle, le négoce des textiles exerce une fonction d'importance primordiale. Intermédiaire pratiquement obligé entre des producteurs atomisés et une clientèle qui devient plus exigeante, le négociant centralise la production de plusieurs fabricants, assumant une fonction de groupage et assurant aux clients une gamme entière de produits très variés. Le Nord donne de cette fonction des exemples précis: Armentières, jusque vers 1860, connaît de tels intermédiaires; parcourant la campagne dans un rayon de quelque trente kilomètres de la ville, 1e négociant en toiles achète la production de paysans-tisseurs. Simple acheteur d'un produit dans la fabrication duquel il n'intervient nullement, le négociant exerce à l'égard du marché une fonction de contact que 1e fabricantpaysan ne saurait assumer. À Rouen, à Lyon, à Mulhouse, ce rôle s'avère pratiquement analogue. À Tourcoing, la filière de la laine révèle aussi ce maillon primordial du négoce dans un contexte technique néanmoins différent. Le négociant, qui achète ses laines en Hollande, en


Picardie, dans les Flandres, se rend en voiture - ou parfois même à pied - jusqu'au lieu des achats; ceux-ci effectués, il confie la marchandise à un transporteur qui l'achemine à Tourcoing. La laine va être alors triée et peignée manuellement avec l'aide d'une équipe restreinte de salariés assistant le patron. Avant l'apparition - au milieu du XIXe siècle - du peignage mécanique, cette activité marchande exerce sa primauté sur la chaîne lainière. Une véritable accumulation préalable de bénéfices commerciaux met certains négociants en position de force. Mulhouse a ses grands négociants en coton, comme Daguenet, Courant et Cie, qui font, vers 1835, un chiffre d'affaires annuel de sept 169 millions de francs; la ville compte aussi des négociants en toiles comme Élie Lantz, à la tête d'une firme de commerce créée en 1818, qui, associé à Mathias Paraf, diffuse des toiles peintes; d'autres encore, comme Laederich, vendent des produits très variés, allant des filés aux calicots écrus. En 1835, la cité haut-rhinoise abrite quinze à vingt marchands d'indiennes et une trentaine de négociants en filés, calicots et cotons. Comme s'ils voulaient camper durablement sur ces gisements de profits, des négociants effectuent tardivement leur passage a l'usine. Malgré leur dilection pour la fonction d'échange (qui peut satisfaire, jusque vers 1850, de très grandes ambitions), ils abordent la fabrique pour trois raisons au moins. Peu après 1800, quelques filatures de coton sont déjà en action; le progrès technique désormais disponible en fait des firmes dont la maîtrise peut sembler désirable, d'autant que le prix des équipements ne rend pas encore les devis inabordables. Par ailleurs, le blocus continental - qui, pour plus d'un négociant, fut une heureuse surprise - prenant fin, les occasions de profits purement spéculatifs viennent à se tarir dès 1815. Enfin, les. contacts pris par le négociant avec ses fournisseurs (qui vont devenir de plus en plus de vrais industriels) peuvent créer des occasions de s'intéresser à des reprises d'usines. À Lille, François Barrois atteint la cinquantaine quand il passe à la filature. Né en 1759, il a derrière lui toute une carrière de fructueux échanges exercée pendant un quart de siècle avec l'aide de sa femme et sous la raison sociale de sa mère, Veuve Barrois. L'enquête du préfet du Nord a l'intention du ministre de l'Intérieur nous révèle en 1810 - avec un pittoresque de langage sans doute involontaire que « son principal commerce... est celui de la spéculation... il fait aussi la commission des étoffes de laine et des toiles de coton » ; quoi qu'il en soit, en 1813, il est l'un des plus imposés de la ville de Lille : lorsque vient pour lui le moment de passera l'usine, les moyens financiers sont largement rassemblés. Dès 1808 et jusqu'en 1817, François Barrois acquiert des matériels, passe à la filature de coton, produit des articles très fins : son entreprise (investissement de quelque cent cinquante mille francs; une quarantaine d'ouvriers qui, en 1808, œuvrent sur mule-jennys) figure à cette date parmi les premières filatures de coton de la capitale des Flandresl. Associé à ses fils dès 1818, le négociant lillois vivra la rapide expansion de cette unité. À Amiens, chez les Cosserat qui achetaient depuis des décennies des velours et articles d'Amiens aux tisserands picards, on voit Eugène Cosserat construire en 1840 une filature à Saleux, avec une main-d'ceuvre et des matériels venus d'Angleterre. Le passage à la fabrication ne gomme pas d'un seul trait le profil commerçant. Né en 1820, Amédée Prouvost, négociant en laines roubaisien, crée en 1851, avec trois frères Lefebvre, un peignage mécanique de laines qui va prendre une très grande importance. On perçoit ici la démarche spécifique du négociant qui passe à l'industrie: les clauses de l'association entre les partenaires prévoient qu'Amédée Prouvost s'emploie à alimenter en laines - à traiter à façon - le peignage mécanique; les Lefebvre, quant à eux, se chargent de l'usine. La tâche du commercial se trouve nettement clivée de celle du producteur. Pour l'Est aussi, le même trait apparaît. En 1865, I. et L. Lantz fondent à Mulhouse, avec S. Dreyfus, une filature de coton : les capitaux émigrent vers l'industrie presque cinquante années après la fondation, en 1818, de la firme négociante, qui subsiste d'ailleurs. Certains négociants ne viennent en fait à l'industrie - dans le cas de reprise d'usines préexistantes - que poussés par des 1 La force motrice de la vapeur ne sera, cependant, utilisée qu'après 1S20. 39 circonstances accidentelles. Pour valoriser des créances détenues sur leurs fournisseurs, par exemple, ils rachètent des fabriques qui viennent à défaillir: Daniel Linck, commissionnaire mulhousien, associé a D. Scherer, négociant à Paris, rachète en 1837, en adjudication, une filature Hartmann. Mécanisée plus rapidement que les autres branches de l'industrie textile - la filature de lin et surtout le tissage -, la filature de coton paraît la première en date à avoir « recruté » dans les rangs du négoce. Des négociants intégrèrent cependant d'autres points de la filière textile. À Mulhouse, ainsi, les Paraf, spécialisés dans le commerce des toiles peintes, achetèrent l'indiennerie Huguenin qu'ils accrurent par la suite. À Héricourt, la firme Schwob jeune et fils', qui diffusait des tissus, racheta une entreprise en difficulté qu'elle modernisa en tissage mécanique. Schwob allait devenir l'une des plus puissantes firmes de tout l'Est textile. Mais ce processus de passage - quasiment en direct - du commerce au tissage mécanique ne reflète pas une évolution classique: un « stage » intermédiaire intervient plus souvent. Il faut s'y arrêter. L exempte du limage Le vendredi 13 mai 1870, à l'enquête parlementaire pour le régime économique, la séance est ouverte à 11 h 45. Le premier à déposer, un patron de Laval, le tisseur Bellanger, témoigne : « Nous n'avons, dans notre circonscription, que des tissages à bras... Nos ouvriers-tisserands travaillent tous chez eux, payés au mètre tissé. » La production toilière de la région, explique le déposant, rend compte de la situation: « Notre fabrication d'articles de fantaisie, impliquant de très nombreux dessins, rend difficile le tissage mécanique. » Débordant largement le seul cas de Laval évoqué par le déposant, nombre de chefs d'entreprise textile, dans la branche du tissage, paraissent refuser l'industrie en plein XIXe siècle. Le tissage témoigne d'une situation étrange, sinon paradoxale des négociants - car, pour l'essentiel, leurs fonctions sont d'essence commerciale - font faire les tissus qu'ils diffusent chez des travailleurs disséminés. Sans équipements fixes, sans machine à vapeur, sans métiers lui appartenant en propre, le « fabricant » (car on l'appelle ainsi), en fait, ne fabrique pas. Ce patron-tisseur préindustriel2 n'assume pas la production. Maîtrisant le marché, faisant oeuvrer, pour son compte et parfois par centaines, des travailleurs - ruraux pour la plupart - souvent propriétaires de leurs métiers a bras, l'entrepreneur ne produit pas : il fait seulement produire. Ses fonctions ne sont néanmoins pas négligeables. Achetant le fil, le fabricant fournit la chaîne et la trame au tisserand, attend que celui-ci ait terminé sa pièce, la contrôle, en paie le prix de façon et vend le tissu fabriqué. Mission distincte de celle du simple marchand de toiles: le fabricant, par la fourniture de la matière, par les instructions données aux tisserands, par le contrôle qu'il exerce sur les pièces fabriquées, s'insère effectivement dans la filière textile. Il lui manque une usine. Cette formule, qui se développe entre la fin du XVIIIe siècle et le milieu du XIXe, est le fruit d'une évolution : un marché déjà très étendu, en raison notamment de l'amélioration des moyens de transport, des filatures, dont certaines mécanisées, fournissant en amont des filés en quantités accrues font de la proto-entreprise de tissage une structure qui se distingue nettement de la simple activité de travail manuel exercée de temps immémorial par des tisseurs ruraux. 1 Née en 1859 de la fusion de deux firmes commerciales Stanislas Schwob et fils, de Lure, et Schwob aîné et fils, de Belfort. 2 Gu, mieux, protoindustriel. Le concept a été wis en lumière, par Mr u dels, .. Proto Industrialization: the First Phase of the Process of Industrialization », in Journal of Economic History, mars 1972, vol. XXXII, pp. 241-261. 39


Un capitalisme commercial s'y épanouit parfois en toute puissance. La généalogie de firmes de ce type peut en rendre compte. Vers 1750, René Cohin est marchand de toiles à l'est du Mans, au bourg de Thorigné, et tient magasin et blanchisserie à La Ferté-Bernard. A la veille de la Révolution, ses trois fils se livrent au négoce des toiles : Pierre-François, né en 1768, à Nantes; Pierre-Louis, d'un an plus jeune, à Bellème-au-Perche; Armand - le cadet né en 1771 - à Thorigné. La famille - fait capital qu'il faut retenir - va trouver dans les guerres de la Révolution un élargissement considérable de son horizon commercial. Pierre-Louis Cohin fait partie des volontaires qui, en septembre 1791, rejoignent l'armée du Nord, Son uniforme ne lui fait pas oublier les affaires familiales : en décembre de la même année, il est envoyé à Lille, Arras, Valenciennes, pour acheter du drap pour le corps dont il fait partie. En décembre 1792 débute pour lui une intense activité dans les fournitures militaires. Il sème pour le futur, car c'est ce réseau de contacts avec une clientèle puissante (l'Administration et la Guerre y occupent une place éminente) qui fera encore, trois quarts de siècle plus tard, la puissance des Cohin. Les Cohin dominent ce que seuls les grands négociants peuvent contrôler: un marché étendu. La firme va se développer, pendant un demi-siècle, sur un double registre. Les Cohin sont marchands de toiles - qu'ils achètent et revendent - mais également donneurs d'ouvrage à des tisserands dispersés, auxquels ils fournissent les fils de lin et de chanvre. Ainsi verra-t-on, vers 1840, leur entreprise acheter par quantités massives des toiles sur les marchés du Mans, de Mamers, d'Alençon, et, par ailleurs, faire travailler des tisseurspaysans autour de La Ferté-Bernard. L'affaire acquiert une telle puissance qu'elle peut, en 1841, fournir au ministère de la Guerre deux cent mille mètres de toile à doublure, cependant qu'elle fait tisser - sur métiers dispersés - trente mille mètres pour des sacs à campement. Un comptoir à Paris, rue des Bourdonnais, met l'entreprise en contact avec les donneurs d'ordres'. La formule est à ce point attirante que, tard dans le siècle, nombre de patrons répugnent à l'abandonner. L'enquête de 1870 donne, à cet égard, de nombreux témoignages. Les arguments avancés ne manquent pas: il est malaisé, dit-on, de réaliser sur métiers mécaniques certaines variétés; le tissage à la main offre la possibilité de varier à l'infini les genres de production que demandent les clients; en cas de difficultés conjoncturelles, la production peut être réduite. Les conditions sociales sont aussi évoquées : le contexte rural dans lequel s'exerce le tissage manuel est préférable au climat confiné qui règne dans l'usine. L'investissement, enfin, s'avère des plus modestes. Il n'est guère de comparaison possible entre le « devis » d'un tissage mécanique qui, pour cent métiers, peut exiger vers 1860, toutes charges incluses, un investissement de 150 000 à 200 000 francs, et un tissage manuel du même ordre d'importance où le métier à bras - d'un coût unitaire de 40 à 50 francs - n'implique, par essence, aucun bâtiment, aucune force motrice, aucune transmission. Aussi longtemps que le taux de profit demeurera satisfaisant dans le tissage a bras, le négociant sera peu incliné au groupage onéreux des métiers en usine. L'aspect physique de semblables entreprises révèle la modestie des actifs engagés. Entrons, en 1853, à Armentières, chez BenauxPortebois : ce patrontisseur est un de ces fabricants dénués de fabrique. Il fait travailler cent vingt-neuf métiers à son compte. Sur deux étages, chez lui, on trouve un crémage2, un séchoir, deux magasins. Trois métiers à tisser se trouvent dans le crémage, auxquels s'ajoutent - dans le grenier - trois ourdissoirs3 : dix ouvriers au total oeuvrent dans ces locauX; les autres travailleurs sont au-dehors de la firme. Les tâches de 1 Le comptoir s'adonne également à l'importation de lins russes, une des bases de ta prospérité de la firme. a Local où sont blanchis les fils et tes toiles. 3 L'ourdissoir est un cylindre de grande taille sur lequel est préparée la chaîne. 40 management sont réduites à l'extrême : un garçon de magasin vérifie les toiles qu'apportent les tisserands, et les paie en effectuant la retenue de l'avance qu'a faite le fabricant. Le nombre des métiers peut être considérable. En 1860, la firme Bertrand Milcent a son siège à Cambrai. Toutes les pièces sont tissées à la main aux environs de la ville; mais l'entreprise a une annexe belge : à Courtrai, un second établisse ment fait travailler, dans les mêmes conditions, des tisserands à la main. Durant l'hiver - où le maximum de tisserands, non retenus par les travaux des champs, se trouvent à leurs navettes -, la firme fait travailler 700 métiers en Cambrésis et 350 en Belgique. En 1848, pour ses fabrications de toiles de lin et de chanvre, la firme des Cohin fait oeuvrer dans un vaste rayon : aux confins du Perche et du Maine, au Breil, à Bouloire, à Connerré, à Dollon, à Thorigné, à Beaumont, à Fresnay, à Saint-Paterne, 1460 tisserands travaillent pour elle, auxquels s'ajoutent 3 850 fileuses : au total, 5 505 personnes - la plupart disséminées - sont employées par l'entreprise sarthaise... Des régions entières, après 1850, maintiennent et même étendent l'emploi de là formule. L'industrie de la soie elle-même en use à grande échelle. En 1858, dans la région lyonnaise (Lyon, Saint-Chamond, Saint-Étienne), 5 000 métiers seulement sont regroupés dans des usines ou dans des ateliers. En 1873, sur 120 000 métiers à tisser les soieries lyonnaises, on n'en compte que 5 000 à 6 000 mécaniques. Dans la Loire, en Flandres et Cambrésis, dans l'Orne, la Sarthe et la Mayenne, le tissage reste durablement contrôlé en grande partie par les négociants sans usine. En 1869, dans la circonscription de Flers-de-l'Orne, 14 000 métiers à bras battent, pour 500 métiers mécaniques. En région de Rouen, le tissage des articles dits « rouenne ries » se fait en quasi-totalité sur des métiers a bras. À Laval, la déposition du tisseur Bellanger évoque en 1870 une industrie qui, vieille d'un demi-millénaire, ne disparaît pas, malgré l'avènement des métiers mécaniques. Ne disparaît pas ou refuse de disparaître? Une phrase du même déposant n'est pas sans laisser percer une pointe d'inquiétude : « Il ne faut pas laisser mourir cette petite industrie. » En fait, le tissage à la main vit alors ses dernières années. Il faut, pour le patron tisseur, regrouper les métiers, les atteler à la force motrice, adopter la vapeur. Sous peine de disparaître, le négociant doit se faire industriel. L industrie malgré eux C e passage à l'industrie s'opère au forceps. Les résistances ne s'effondreront que progressivement. Jusqu'à la veille du premier conflit mondial, on trouvera des tisserands à la main; mais, après 1880, la firme proto-industrielle n'est plus qu'une survivance. Les fabricants sans fabrique - les plus entreprenants au moins - deviennent des patrons de tissages méca niques. Les chiffres, dans leur sécheresse, marquent l'évolution. À Armentières, où le premier tissage mécanique date de 1855, 3 unités de oe type fonctionnent l'année suivante, pour 61 fabriques à la main. En 1862, les 15 000 métiers à bras de la cité de la toile coexistent avec 1500 métiers mécaniques. En 1869, la ville compte 36 tissages mécaniques, c'est-à-dire autant d'usines où les métiers se trouvent concentrés. À Bessé-sur-Braye, dans la Sarthe, selon les indications du patron Vétillart qui dépose à l'enquête de 1870, le tissage à la main dispersé représente les trois 173 huitièmes de la production totale des tissus de coton; les métiers mécaniques sont donc majoritaires. La même année, dans la région de Roanne où battent encore 22 000 métiers à bras, les ouvriers travaillant aux étoffes écrues sont, selon un déposant, « dépossédés par les tissus mécaniques ». À la fin du second Empire, les arguments techniques opposés au tissage en usine deviennent moins recevables. Certes, des fabricants maîtrisent mal les métiers mécaniques: c'est ce qu'affirment en 1870 un déposant de Condé-sur Noireau et le tisseur Bellanger, selon lequel trois patrons de Laval ont essayé sans succès le tissage mécanique. Pourtant, en bien des cas, le métier mécanique produit de meilleures qualités que le métier à bras. En fait, les avantages du tissage en usine paraissent de plus en plus décisifs : faute de le reconnaître, des fabricants devront quitter la scène.


Grâce au tissage mécanique, la productivité effectue un bond, Alors qu'un métier à bras occupe en moyenne près de 2 ouvriers, un métier mécanique en demande moins de 1 : chez Seillière, au tissage mécanique de Senones (Vosges), 73 ouvriers font battre 100 métiers en 1873. Lors de l'enquête de 1870, un déposant de la région de Rouen fait cet aveu encore plus convaincant: 10 000 ouvriers à la mécanique feraient ce que 85 000 font alors à la main. La régularité de fonctionnement des métiers mécaniques est l'envers bénéfique de la discipline usinière : la constance de leur marche (les ouvriers, soumis à un horaire, ne peuvent plus arrêter le tissage pour travailler aux champs) leur donne la capacité de faire face à la demande d'un marché qui s'amplifie sans cesse. Certaines usines sont à elles seules un exemple : le plus grand tissage d'Alsace, en 1870, comprend 1 580 métiers mécaniques. Dès lors, peu à peu, les plus clairvoyants des patrons de la proto-fabrique franchissent le Rubicon. La proto-entreprise peut se greffer sur une firme industrielle : en 1844, l'entreprise Cohin s'associe a un groupe qui exploite une filature mécanique de lin et de chanvre à Frévent (Pas-de-Calais). L'entreprise se dilue dans un ensemble plus vaste. Elle conserve pourtant bien des traits de l'affaire initiale en 1860 encore, la majeure partie de son chiffre d'affaires sera faite de négoce. Le passage peut se faire par une acquisition. À Vimoutiers, les Laniel, qui œuvrent depuis des décennies dans le tissage à bras et qui sont les plus importants négociants en cretonnes de l'Orne, achètent en 1844 - au sud de Lisieux - un tissage mécanique : cette unité sera jusqu'en 1859 le seul tissage mécanique normand, Mais, devenus industriels dans le Calvados, les Laniel demeurent entrepreneurs de tissage à la main dans l'Orne. Le tissage mécanique prendra de l'extension : 100 métiers en 1844, 150 en 1852, 178 en 1875. Il s'équipe, en 1855, d'une machine à vapeur. Le passage résulte également de la construction d'une usine. À Armentières, Coisne et Lambert - une firme de tissage manuel fondée en 1853 - édifie en 1866 un tissage mécanique à l'ouest de la ville; l'affaire a donc effectué un stage de treize années dans la proto-fabrique avant de se doter d'une usine mécanique. Innovation totale et changement de « culture ». L'entreprise conserve toutefois, a quelques centaines de mètres du tissage mécanique, sa « maison de commerce » spécialisée dans la vente des toiles; celle-ci demeure même le siège de l'entreprise. Au comptoir s'est, en pareil cas, ajoutée une usine. 41 Le changement est à ce point profond que d'anciens négociants passés à l'industrie paraissent regretter l'état qu'ils ont quitté. Mlillescamps - un ancien négociant devenu associé de la firme Cohin -, qui dépose à l'enquête parlementaire de 1860 sur les traités de commerce, exprime un point de vue révélateur alors qu'il évoque les difficultés de l'industrie textile: « Nous ne serions pas émus », déclare ce grand industriel, « sauf à débaucher 4 000 ouvriers de nos filatures et de nos tissages, de nous contenter de faire nos efforts avec 40 commis, comme nous l'avons déjà fait dans le passé. » Retourner au comptoir? Deux cultures s'opposent: la culture du négoce, tardivement, fait encore sentir sa pesée. 41 autres groupes fournissent des recrues à l'entreprise pionnière. À défaut d'un terme plus précis, on les rattachera aux « classes moyennes ». Ce classement est sans doute arbitraire, car on aborde ici un milieu foisonnant et divers, un éventail sociologique largement déployé. Par-delà cette variété, voire même en découlant, une remarque s'impose: on accède aux franges de l'insolite. L'étrangeté des destins, en bien des cas, va frapper le regard, B o u r g e o i s i e s d u s a v o i r ijon, 1866. Joseph Villard, ex-agriculteur, ex-notaire, et Lucien Villard, son fils - polytechnicien, officier d'artillerie -, fondent une société en participation dans le but d'exploiter leur commune invention: le « semoir-rayonneur » Vil lard, La machine a fait l'objet d'un brevet pour la ,j France et l'étranger. L'affaire associe divers partenaires en plus des deux Villard. Microcosme étonnant : un autre ancien notaire, un médecin, un receveur de la Caisse d'épargne, un rentier. Le contrat est renouvelé en 1868 et en 1869 ; la participation devient commandite par actions; le gérant est Joseph Villard et son autre fils Albert est « dessinateur de machines »1. Si l'on excepte le cas de l'artilleur, qui nous renvoie aux sphères du savoir technique, la palette sociale présentée par cette entente témoigne d'un dénominateur commun : insérés dans les rangs de la bourgeoisie, possédant la culture qui les place dans l'élite sociale, les membres fondateurs de l'affaire dijonnaise appartiennent à la classe du savoir. Aucun d'eux ne travaille de ses mains. Mais un second trait commun les caractérise : une distance à première vue très grande entre leur profession et le lieu vers lequel ils convergent. Pour gagner l'atelier ou l'usine, quelles voies ont emprunté les juristes, les médecins, les avocats ou les professeurs qui, au siècle dernier, décidèrent de devenir chefs d'entreprise? De la basoche dux tabellions L es raisons expliquant pourquoi la gestion de la forge d'Indret fut confiée en l'an II à François Demangeat sont sans doute de deux ordres : idéologique, car les convictions de cet avocat de Colmar, parent du conventionnel Rewbell, favorisèrent certainement sa nomination à la tête d'une usine de l'État; professionnel, car le juriste sut démontrer qu'il était capable de gérer une importante usine. La Convention lui donna la mission de doubler la production des pièces d'artillerie fournies par la forge. Devenu par la suite locataire de l'usine, Demangeat demeura à sa tête jusqu'en 1815. L'histoire n'eût été, somme toute, qu'un épisode si l'Alsacien venu sur les bords de la Loire n'avait acquis pour son compte, par achats et par baux, des forêts et des forges formant l'amorce d'une famille de la forge : François-Xavier Demangeat, le fils d'un de ses frères, devint en 1821 fermier des Forges de Riaillié, avant de prendre la direction - avec un cousin par alliance - d'une entreprise personnelle. Une lignée du métal, ainsi, se faisait jour. Si Demangeat se voit confier les destinées d'une firme déjà créée, Bouloumié, un autre avocat, fonde ex n i h i l o une vaste entreprise. Né à Rodez en 1812, Léon-Joseph-François-Louis Bouloumié fait ses études au lycée de sa ville. Le père, ingénieur-vérificateur en chef du cadastre de l'Aveyron, maire de Rodez, voudrait faire de son fils un polytechnicien. Révélant peu de dons pour les mathématiques, celui-ci fait à Paris des études de droit. Un court temps magistrat (d'abord substitut du procureur du roi a Villefranche d'Aveyron, il démissionne alors qu'il est procureur du roi à Béziers), Bouloumié devient avocat à Rodez puis, en 1842, à Toulouse, avant d'opter finalement pour le barreau de sa ville natale. Des circonstances dramatiques infléchissent brutalement son destin. Le coup d'État de décembre 1851 fait de ce républicain fervent un opposant marqué : ayant protesté à la préfecture de Rodez contre ce qu'il juge être une usurpation, il est mis en prison; évitant de peu la déportation algérienne, il est exilé en Espagne. Sa santé réclamant des soins, on l'autorise en juillet 1852 à venir dans les Vosges, où il est admis de nouveau à séjourner l'année suivante. Cette résidence surveillée s'avère providentielle : l'avocat va fonder la station de Vittel. Il est difficile d'apprécier les aptitudes de robins passés à l'entreprise. La famille Demangeat se perpétue un temps dans la sidérurgie, mais les carrières juridiques 1 F. Caron, " Commer-ants et industriels de Côte. d'Or au XIXe siècle, a travers les actes des sociétés », in Études d'histoire économique au XIXe siècle en Côte- d'Or, Société des Annales de Bourgogne, 1984, p.117, 178 continuent d'être suivies par plusieurs de ses membres. La réussite de Bouloumié et de sa descendance prouve pourtant l'aptitude d'hommes de loi à s'adonner avec brio à la vie d'entreprise. Les circonstances politiques expliquent ces carrières subitement infléchies; l'alliance a également provoqué de soudaines déviations vers la vie des affaires. Mais d'autres types de carrière libérale ont offert des voies de passage plus directes, en raison de leur


proximité avec les entreprises. De graves difficultés peuvent expliquer la venue de « sauveurs » : 1e Dauphinois Charrière dirige un cabinet d'affaires lorsque, peu après 1830, les propriétaires des Forges d'Allevard viennent 1e chercher pour 1e placer à la tête de la firme. Charrière saura la redresser et la gérer pendant un demi-siècle. L'entreprise, en certains cas, se trouve aux abois : quand, en 1851 à Givors, la Compagnie des hauts fourneaux et fonderies du Rhône et du Gier, créée en 1846, connaît de graves problèmes, c'est un des liquidateurs, Bod'huile, qui, en septembre, reprend à son nom l'entreprise défaillante. Des agents de change - peu nombreux - passèrent à l'entreprise : la connexité, en ce cas, est visible, dans la mesure où les transactions financières dominent la profession. En région lyonnaise, l'Angevin Vétillard du Ribert, ancien titulaire d'une charge, se lance en 1835 dans l'exploitation d'une faïencerie avec des associés, avant d'investir deux cent mille francs dans la tréfilerie d'Oullins en 1838, puis d'aborder la navigation a vapeur. Mais il s'agit plus de placements de capitaux que d'animation d'entreprises au sens strict du terme. Un autre cas, dans 1e Rhône, s'avère plus remarquable : Émile Ferrouillat, agent de changea Lyon, abandonne sa charge, devient en 1844 président du conseil des Fonderies et forges de l'Horme, amorçant une carrière qui 1e met à la tête d'une série de puissantes entreprises Ferrouillat montrera des aptitudes remarquables pour les grandes affaires; son rôle au Crédit lyonnais sera non moins marquant. Les transactions sur lesquelles porte leur ministère, les opérations immobilières dans lesquelles ils interviennent purent inciter des notaires à aborder l'industrie. Prototype du notaire passé à la grande entreprise: François Paillard, Né à Laval en 1746 d'un père luimême notaire, il exerce dès 17741e métier familial. En 1790, on 1e trouve notaire royal de Laval, mais également marchand drapiermercier et fermier des octrois de la ville. Déchu un temps de son office, il est réintégré en l'an VII. La même année - 1799 -, 1e notairenégociant acquiert les Forges de Port-Brillet. Ses deux fils, Constant Paillard-Ducléré (1776-1839) et Joseph PaillardDubignon (17781848), y feront de fructueuses carrières. L'ambitieuse politique d'achats de biens nationaux pratiquée par 1e père (les forges, on l'a dit, ont essentiellement un support domanial) explique ici 1e passage à la forge. En bien des cas, toutefois, seul 1e hasard peut être invoqué. On sent souvent, en fait, 1e poids d'un environnement influent: la culture d'entreprise qui, dans les bassins d'industrie, commence à se faire jour, exerce son attirance. Dans les Vosges, où presque chaque vallée connaît l'aventure cotonnière, voici sourdre une vocation relativement tardive. Né en 1803 a Saint-Dié, Alcide Febvrel est notaire a Remiremont, puis agriculteur à Saint-Nabord, avant de se faire industriel. À Jarménil au bord de la Moselle, en 1852, il fait construire une usine avec un associé. Il a alors presque la cinquantaine mais l'ambition n'est pas morte pour autant; en 1861 (il a quitté son associé), la filature compte 15 540 broches et 356 métiers à tisser mécaniques. Trois enfants de Febvrel prendront la succession. 179 Le pasteur et C enseignant n peut rechercher les raisons pour lesquelles une longue suite de ministres clu culte luthérien donna naissance, au pays de Montbéliard, à une famille de l'industrie textile. Pasteur à Héricourt en 1788, Georges-Frédéric Méquillet descendait d'une lignée de pasteurs ininterrompue pendant uII siècle. Depuis 1696, l'arrière-grand-père, 1e grand-père et 1e père avaient exercé leur fonction à Chagey, à Blamont, à Glay, puis Héricourt. EII 1801, Georges-Frédéric Méquillet acquiert à Héricourt (les bâtiments affectés à la production de toiles et, l'année suivante, constitue avec son fils et un Jeune parent, Louis-David Méquillet, une société vouée au tissage. La raison sociale porte le nom du fils : J.-F. Méquillet fils et Cie; 1e pasteur n'est que commanditaire. La trajectoire familiale, pour autant, se trouve subitement infléchie : une famille du textile est fondée. De tels débuts éclairent ce qu'a de spécifique ce type de recrutement. Une solide culture : Méquillet ministre (comme on l'appelle familièrement à Héricourt) a suivi les classes (lu gymnase de Montbéliard, puis a étudié la théologie à Tubingue; un milieu déjà affiné : 1e pasteur a épousé la fille du receveur du prince Palatin des Deux-Ponts à Wihr; mais un patrimoine de faible importance : les trois Méquillet feront chacun un apport (le dix-huit mille francs à l'entreprise naissante. C'est 1e succès de l'indienne qui, sur ces franges des Vosges et du Jura, auX confins (le la Suisse où elle réussit brillamment, est. ici déterminant. Le pasteur a peut-être craint pour l'avenir (lu culte après la tourmente jacobine : à ses quatre fils, il a donné une éducation qui, aux antipodes de celle que lui-même a reçue, peut les mener à l'industrie; l'un d'eux a été formé cn Suisse, les trois autres à Strasbourg. Non moins curieux, à première vue, 1e trajet qu'accomplirent des familles d'enseignants dont les enfants parvinrent à la vie des affaires. Le cas de Gustave et d'Alfred Desseilligny trouvant métier dans la sidérurgie illustre cette étrange inflexion. Leur père, normalien, professeur de rhétorique puis proviseur du lycée Louis-Le-Grand, n'a rien, apparemment, qui puisse 1e rapprocher de la grande entreprise. En 1827, pourtant, ce traducteur d'auteurs latins épouse MadeleineCatherine Schneider, soeur aînée d'Adolphe et d'Eugène, qui deviendront les maîtres du Creusot. En 1827, les Schneider sont au degré zéro - ou presque - de la fortune; il faut attendre 1837 pour comprendre la venue aux affaires des fils du proviseur: dans l'orbite de leur oncle, Eugène Schneider devenu un grand industriel, Gustave et, surtout, Alfred Desseilligny (1828-1875) accomplissent de brillantes carrières Gustave, uII travailleur opiniâtre, uII silencieux qui sait approfondir les questions qu'on lui pose, devient sous-directeur du Creusot avant d'entrer, en 1871, au conseil du Crédit lyonnais. Alfred est directeur du Creusot de 1853 à 1866. Maire du Creusot de 1855 à 1866, il trouvera clans ce mandat la base d'une carrière politique'. Les doux frères acquièrent en novembre 1867, pour trois millions cent mille francs, l'usine de Decazeville et deviennent les maîtres de la société qui reprend cette affaire en faillite. Plus encore que l'alliance, l'environnement exerce sur ces familles l'effet d'entraînement. Né à Aire-sur-la-Lys, aux limites des Flandres et (le l'Artois, directeur de collège, officier d'académie, Antoine-Joseph Hacot (1800-1872) épouse à Armentières Clara Pouchain, soeur du banquier Damas Pouchain qui enseigna lui-même avant d'aborder la finance. Dans la ville d'adoption, leurs deux fils sont immergés clans un milieu qui s'enflamme pour la fabrique de toiles : la cité des 180 1 Député de l'Aveyron en 1S69, deux fois ministre en 1873-1874. bords de Lys se couvre hcu à heu d'entreprises de tissage. En I860, très,jeunes tous deux, Gustave et Arthur Hacot s'associent pour fonder une fabrique. de toiles; ,jeunes au point que le cadet, Arthur, encore chineur, est spécialement autorisé har son père, le 19 décembre 1860, à exercer l'industrie. Certains fils d'enseignants abordent l'entreprise avec une telle ardeur qu'ils trouvent à peine le temps de suivre les études auxquelles se dévouent leurs parents. À Armentières, Arthur Hacot a dix-neuf ans quand il devient uII patron de tissage; mais, à Marseille, Verminck est presque un enfant quand il entre eII affaires. Charles-Auguste Verminck (1827-I911) est le fils d'un instituteur belge établi à Fuveau, village des Bouches-clu-Rhône. Sa carrière est fulgurante : en I841, a quatorze ans, il est employé à Marseille, dans une maison de commerce; en 1843, il s'embarque pour l'Afrique occidentale, où il poursuit sur le terrain sa formation de commerçant. EII 1855, il s'associe avec Antoine Rouvier, achète des voiliers avant d'adjoindre, en I862, une huilerie à sa flotte. Sous le second Empire, la trentaine de heu dépassée, Charles Verminck est armateur, négociant, fabricant d'huiles. En 1870, à quarante-trois ans, le fils de l'instituteur dispose d'une fortune de l'ordre de trois millions. Il va fonder en 18811 'une des plus ambitieuses compagnies commer-ciales marseillaises'. Mais, plus encore quc ces enfants d'enseignants qui viennent à l'entreprise, les éducateurs qui, en cours de carrière, deviennent eux-mêmes chefs d'industrie connaissent ull étrange destin. Situation presque surréaliste : quittant le magistère, ils abordent un métier auquel rien ne les a préparés.


Certes, tous IIe surent has s'adapter; des espoirs furent déçus. Mais d'autres furent comblés. La confiance quo manifesta pour l'éducateur de ses fils une femme d'entrepreneur valut à celui-ci unc brillante réussite. L'exemple qui suit témoigne de l'extraordinaire capacité d'adaptation d'un enseignant à la vie d'entreprise. En 1825, à Saulxures-sur-Moselotte dans les Vosges, Jean-Tli iébaut Gehin a fondé une entreprise qui devient rapidement importante : une filature mécanique et deux tissages sont édifiés en 1828 et 1835. L'industriel ne voit qu'à peine le fruit de ses efforts : il disparaît le 5 janvier 1843, âgé de quarante-trois ans. Sa veuve poursuit son oeuvre et l'amplifie, fondant une seconde filature en 1845. Elle a deux fils, à l'époque âgés d'à peine dix ans; retenue par l'entreprise qui accapare son temps, elle veut se faire aider pour la formation de ceux-ci. Nicolas Claude entre alors dans la vie des Gehin. Né à Celles-sur-plaine en 1821, dans une famille modeste, un séminaire de la région l'accueille pour ses études. Il devient ensuite précepteur des deux fils Gehin. Déjà, l'homme affirme les idées qui guideront son existence : adepte des principes républicains, il accueille avec joie la révolution de 1848, préparant dès ce moment le rôle politique qu'il aura par la suite2. Mais lni passage har l'industrie le retient tout d'abord. Les enfants ont grandi. Nicolas Claude les accompagne à Strasbourg où les attendent les études à poursuivre.. Mine Gehin appelle le précepteur dans l'entreprise. Nicolas Claude gravit tous les échelons : contremaître d'abord dans l'une des usines, puis directeur de toute l'entreprise. Le gestionnaire se double d'un leader de la profession :I 'ancien précepteur devient en effet l'âme de la résistance du patronat des Vosges au libre-échangisme menaçant. Après avoir participé, en mars 1869, à la fondation clu syndicat des industriels cotonniers de l'Est, il dépose en termes remarquables à l'enquête de 1870 sur l'industrie textile. Sa valeur professionnelle est partout. reconnue. Les deux fils Gehin meurent tous deux a l'âge de trente-trois ans, en 1868 et 1869. La veuve fait de leur professeur son associé d'abord, son légataire quasi 1 La Compagnie du Sénégal et de la Côte occidentale d'Afrique qui devient, en 1887, Compagn S,: française d, l'Af rique oc cide Maire d Saulxures en 1870; député des Vosges en février 1871; sénate t, r le 30 jan , ier 1876. 181 universel ensuite. Elle décède eII I876. Héritant de la quasi-totalité efe son patrimoine et de l'entreprise de Saulxures, Nicolas Claude épouse Marie-Anne Gehin, nièce de son employeuse. L'ancien précepteur a réussi, grâce a des circonstances inattendues et à son étonnante valeur :l'étrange peut s'accompagner d'une certaine logique. Des médecins â l usine Le 20 avril 1866, tune plaque fut retirée d'une demeure lilloise, au 56 de la rue d'Angleterre : Camille Féron, docteur en médecine âgé de trente-quatre ans, professeur adjoint de clinique médicale a l'hôpital Saint-Sauveur, chargé de cours â l'école de médecine, démissionnait d'une profession qu'il servait depuis plus de quinze ans. Il entrait dans une firme de filterie de Lille à laquelle, cinq ans plus tard, il serait associé. Un tel cas touche le fond du paradoxe. Totalement étranger au monde des affaires, détenteur d'un savoir imposant acquis au terme d'années d'études dont la seule perspective implique une vocation, le médecin, homme voué à l'art de guérir, parait parvenir sur une autre planète lorsqu'il accède à celui de produire. Le milieu des médecins passés à l'entreprise présente des traits spécifiques. Hommes de science et d'influence, n'oubliant pas le rôle traditionnel du médecin au sein des villes moyennes, ils complètent volontiers la carrière des affaires par uII engagement dans la vie publique. Ainsi, Jules Leurent (1813-1883), fils de médecin, un temps médecin lui-même, est fabricant à Roncq et Halluin, membre de la chambre de commerce de Tourcoing, niais aussi conseiller général du Nord et député à l'Assemblée de 1871. Un profil auquel s'apparente celui d'Auguste Lepoutre (1825-I905), autre grand fondateur de lignée du textile, qui, né d'un père officier de santé, sera lui aussi, en 1871, membre de l'Assemblée de Versailles. Mais leur culture est centrée sur dcs objectifs très précis. Pour passer du métier médical à la carrière d'affaires, toutes sortes de réflexes doivent être abandonnés, des modes renouvelés de penser et d'agir vont devoir être acquis. L'exercice quotidien des soins prodigués aux malades, la nature des profits réalisés dans un art libéral, tout sépare le médecin d'une carrière commerciale où il faudra gérer, diriger, financer et prévoir. Pour mieux saisir la capacité d'adaptation dont ces hommes durent faire preuve, on peut suivre le cheminement de quelques existences. DeuX cas situés dans le Nord, deux ruptures de carrière suivies d'un passage à l'industrie textile, nous fournissent leurs exemples. Né à Menin le 30 décembre 1803, Hubert-Joseph Dansette voit sa famille se fixer eu 1812 à Houplines, aux portes d'Armentières : son père y exploitera des moulins établis sur la Lys. En 1824 - il a vingt ans -, le tirage au sort le dispense du service militaire. La Restauration nous le montre à Paris où il fait ses études de médecine. L'étudiant, sa vie durant, pourra se souvenir d'années où son existence a croisé des destinées illustres. Ses professeurs de la faculté parisienne portent des noms qui s'inscrivent dans l'Histoire : Cruveilhier enseigne l'anatomie; Orfila, la chimie médicale; Marjolin, la pathologie chirurgicale; Baudelocque et Velpeau sont alors professeurs agrégés. Le 4 janvier 1830, à vingt-six ans, il soutient sa thèse « Propositions de médecine, de chirurgie et sur l'art des accouchements ». Il est reçu docteur. Ne s'attardant pas à Paris, il revient au pays, se fixe à Armentières en mars 1830 et épouse une cousine, Élisabeth Leblon, de deux ans son aînée. Il est alors attaché au service public des vaccinations d'Erquingheni et Houplines. Chirurgien-major de 43 la Garde nationale, praticien en I835, il figure encore, en 1839, sur la liste des « admis à pratiquer l'art de guérir » de l'arrondissement de Lille. Pourtant, deux ans plus tôt, 1e destin du médecin s'est trouvé subitement bouleversé. Le 7 novembre I837, son beau-père, CharlesLouis Leblon, industriel armentiérois, disparaît à l'âge de soixante-sept ans. Ses deux fils ayant quitté Armentières, Leblon est resté jusqu'au bout sur la brèche. Son gendre est l'unique descendant qui puisse reprendre la firme. C'est pourquoi 1e médecin a été associé à l'entreprise Leblon 1e 30 septembre 1837. Une firme vraiment pionnière pour la région : en mai 1812, Charles-Louis Leblon, son beau-frère Louis-Joseph Dansette et un troisième partenaire, Bacon, se sont associés pour exploiter une filature. En 1817, cette première société dissoute, Leblon s'est retrouvé seul. L'usine, rue du Chauffour, au bord de la Lys, a été développée : en 1824, Leblon est autorisé à installer une machine à vapeur, une des toutes premières de l'industrie textile de la région lilloise. La filature armentiéroise se double de nombreux métiers à bras à tisser 1e coton établis dans des bourgs ruraux. En 1837, l'entreprise est une des firmes notables de l'industrie cotonnière régionale. Hubert Dansette, médecin de trente-quatre ans, devra la gérer. À la mort du beau-père, le gendre plonge dans un monde inédit. Il imprime à la firme une grande impulsion : en février 1840, il dépose une demande d'autorisation d'agrandissement de l'usine de la rue du Chauffour, y implante en 1841 uII tissage mécanique, dispose en 1847 de deux machines à vapeur et emploie à cette date quatre cent cinq ouvriers. En 1850 - douze ans après l'accession à la tête de l'affaire - l'ancien médecin fait battre quatre cents métiers. Semblable adaptation trouve plusieurs explications. Une affaire déjà importante quand vient 1e repreneur; la valeur de celui-ci : jugement, bon niveau de culture, sens (les contacts acquis dans la première carrière; le poids de l'environnement : une cité s'ouvrant dans l'enthousiasme à l'industrie textile. Mais un autre facteur doit être souligné : l'aide d'un collaborateur d'une valeur remarquable,


son contremaître Wable1 à qui Hubert Dansette peut confier une large part de la direction de son établissement, ce qui lui permet de tenir un rôle politique important au niveau régional2. Pour Camille-Édouard Féron, né à Lille 1e 23 juillet 1831, la décision d'abandonner la médecine fut sans doute déchirante. Ses études à Paris hti ont donné les meilleurs professeurs : chimie avec Oifila, clinique avec Velpeau. Il a vingt-sept ans quand, en 1858, il est reçu docteur. Il vient alors s'établir dans sa ville natale. De brûlantes aspirations charitables lui font consacrer ses débuts à la médecine des pauvres; mais, remarqué pour sa valeur professionnelle, Féron est attaché comme chef de travaux anatomiques à l'école de médecine. EII novembre 1861, il se fixe rue d'Angleterre, dans 1e beau quartier nord de la capitale des Flandres. « J'ai sacrifié sans hésiter et sur premier appel mon travail et mes espérances. » Dans les tout premiers jours de janvier 1866, sa bellemère l'a mandé : son mari, chef d'une importante filterie lilloise, est âgé; leur unique fils, Philibert, est surmené par la direction de la fabrique qui devient importante. L'affaire est prospère, mais elle postule une aide, et une aide familiale. Le gendre ne viendrait-il pas seconder leur fils? Le jeune médecin accepte, non sans plaintes discrètement proférées: « S'il ne s'agissait que de moi seul, je resterais médecin, mais toute la famille me paraît intéressée à mon changement de carrière. » Camille Féron se démet de ses fonctions à l'école de médecine; il entre dans l'entreprise où il est chargé de la partie commerciale. Le 22 mars 1871, il devient associé de la firme Philibert Vrau et Cie 3. 1 Entré chez Charles-Louis Leblon en. juin 1824, fileur de coton de cette date à 1S27, surveillant de 1827 à 1832, puis contremaître, Wable se vit confier, tte 1&'37 à 1S53, la direction principale de l'usine Dansette et apporta des améliorations notables à la. fabrication. z Maire d'Armentières de 1846 à 1S69; conseiller général du Nord de 1S48 à 1S70. 3 Camille Féron a épousé le 29 juillet 1861 Marie Vrau, sœur de Philibert Vrau, resté célibataire, dont il devient l'associé. Féron et sa descendance porteront, à. dater de 1873, le nom de Féron-Vrau. Gn sent, dans un tel cas, tout le poids d'influence de la famille d'alliance 44 Dès 1844, d l'âge de vingt-quatre ans, Félix Potin ouvre une boutique - sur 25 mètres de. façade - portant son enseigne personnelle, rue Veuve-Coquenard. En. 1850, i/. reprend la suite de /a Maison Bornerat rue du Rocher et, en 1859, fonde un « grand. magasin » boulevard Sébastopol. Intégrant - en amont - la chaîne alimentaire, il crée l'usine. de la Villette et, pendant le confl % f de 1870, prend i t i n 1 ire d'un système de répartition et de ratio n nement. Alfred Decaen, Attente devant Félix Potin, Bd Sébastopol, pendant le siège de Paris, 1870. Paris, musée Carnavalet.

La rigueur de la formation, alliée au sens des relations humaines, ici encore, aident l'insertion dans un monde totalement étranger. Son rayonnement charitable va faire de Féron-Vrau une des têtes pensantes et agissantes du catholicisme social. Dérive vers la chimie : le cas des pharmaciens A Sainte-Catherine, puis à Briançon, dans les Hautes-Alpes, Jean Chancel (1714-1793), maître chirurgien et apothicaire, Jean-Louis Chancel (1751-1825), maître chirurgien et pharmacien, et Jean-Joseph Chancel (1779-1837), pharmacien et chimiste, forment une longue lignée médicale que rien, à première vue, ne dispose à passer au textile. Lignée de notables Jean-Louis Chancel est maire de Briançon sous la Révolution et le Consulat; famille du savoir : Jean-Joseph met au point un « briquet oxygéné ». Un patrimoine non négligeable (en 1859, à la mort de leur mère, les six héritiers de Jean-Joseph Chancel recueillent un actif de quelque cinq cent mille francs) permet de comprendre, au moins partiellement, le passage des trois fils Chancel à la grande industrie : Paul, Évariste et Marius, d'abord avec leur beau-père Adolphe Arduin, puis seuls, animeront une importante firme de traitement des déchets de la soie qui deviendra la Schappe1. C'est à partir de ce qu'on nomme les « drogues » au XIXE' siècle débutant que se perçoit un point de passage entre la pharmacie et l'industrie. À cette époque, la fabrication et le commerce des poudres médicamenteuses livrent au public des produits dont la qualité laisse à désirer, posant de sérieux problèmes à la médecine dont les prescriptions s'en trouvent compliquées. Le commerce et la production des substances médicamenteuses - ou de leurs composants - laissent ainsi toutes leurs chances à ceux qui sauront maîtriser parfaitement la qualité et diffuser des produits aux spécifications rigoureuses et constantes. Cette profession confine à la chimie. Une telle filiation apparaît dans une des branches de la famille Chancel. Si les fils de Jean-Joseph Chancel passent à l'industrie des déchets de la soie, un de leurs oncles s'adonne plus logiquement au commerce des drogues : deux des frères de Jean-Joseph Chancel, en effet, ont quitté Briançon et se sont fixés à Marseille vers 1815. Épousant tous deux des héritières d'une lignée marseillaise', s'ancrant de ce fait au tréfonds de la bourgeoisie phocéenne, ils se livrent au grand négoce : l'un d'eux, Guillaume (17891881), est négociant en drogues, métier qui n'est pas sans rapport avec la carrière exercée par le frère et les aïeux de la cité alpestre. Les Poulenc illustrent mieux encore ce type de parcours. Créée en 1816 à Vaugirard, l'entreprise de pharmacie familiale est transférée en 1862 à Ivry, boulevard Sadi-Carnot. Gaston Poulenc, sorti de l'école supérieure de pharmacie de Paris, la reprend en 1878 : autant chimiste que pharmacien, il conduit la firme à la prospérité grâce au succès massif qu'obtiennent les produits photographiques et les


oxydes colorants destinés aux industries de la céramique et de la verrerie. À l'aube du xXe siècle, l'affaire connaîtra une très grande expansion. L'évolution des Menier est elle aussi exemplaire. Jean-Antoine-Brutus Menier naît à Germain-de-Bourgueil en mai 1795. Un oncle, Antoine Menier, est chirurgien. Est-ce l'influence de ce parent qui amorce dans la famille la chaîne des métiers voués aux soins du corps 9 L'enfant entre, en 1804, au prytanée de La Flèche qui, en 1811, devient prytanée militaire. Il y reste jusqu'en 1811 : sa vocation semble déjà s'affirmer car, de 1811 à 1813, le pharmacien du prytanée le prend comme stagiaire. 186 1 Leur mère, Marina Brian, s'est remariée au banquier Adolphe Arduin (1803-1S63) qui prend le contrôle de , ette entreprise, C,', , e a Sain t-Véran en 1840, puis implantée à Briançon en 1842. Guillaume chancel épouse en 1819 Honorine Paranque; son frère, Jean,JosephAugustin, épouse Marguerite Paranque. Le 1" octobre 1813, Jean-Antoine Menier devient parisien et entre au Val-de-Grâce sous les ordres du pharmacien-chef Antoine. Le 21 août 1814, l'Empire tombé, il est licencié et renvové chez lui. Il a dix-neuf ans. L'avenir n'est plus, sous la Restauration, a la pharmacie militaire. Brutus Menier se tourne vers la drogue, s'installe dans le Marais, 37 rue du Puits. Il y dispose d'une meule a bras pour préparer les poudres. Il n'est pas diplômé et empiète sur la sphère pharmacienne. Fort heureusement, ses relations le servent; il a les commandes du Val-de-Gräce. La perfection qu'il donne à ses produits lui vaut le succès. Il s'installe rue des Lombards et, en 1825, acquiert dans la Marne le moulin de Noisiel. Il n'est toujours pas pharmacien; s'étant remis aux études, il obtient le diplôme le 21 décembre 1839. Il a quarante-quatre ans. Commence alors pour les Menier une trajectoire en tous points remarquable. En 1846, le pharmacien acquiert à Saint-Denis des terrains sur lesquels il édifie une usine. Il est à la fois fabricant de produits chimiques et producteur de chocolat, spécialité qu'il s'est ajointe car la confiserie, en ce temps, est utilisée pour enrober les médicaments difficiles à ingérer. En 1849, la firme est déjà importante : le laboratoire parisien fournit tous les produits pharmaceutiques; il a sur ses livres les comptes de huit mille pharmaciens. Menier, cette année-là, obtient une médaille d'or. Entre-temps, son fils Émile (1826-1881) est venu le rejoindre. Celui-ci, très peu de temps après son père, fait ses études de pharmacie : Orfila, Pelouze, Balard sont ses maîtres. Diplôme obtenu, il se voit confier l'usine de Saint-Denis. Il est médaillé pour ses produits pharmaceutiques à l'exposition de 1855, fonde en 1859 le Prix Menier pour favoriser la recherche, engage en 1860, comme conseil, l'illustre Marcellin Berthelot. En 1867, Émile Menier se séparera de son unité chimique de Saint-Denis. L'ayant cédée à Dorvault, il se spécialise dès lors dans la production chocolatière qui, à Noisiel, assure la percée décisive de la firme. Les pharmaciens Menier ont créé une très grande entreprise. vvhdf et ie ma gndfn tat civil de Tourcoing, 23 août 1807. Naissance de Louis-Jérôme-Joseph Duvillier, futur filateur de coton dans la cité nordique : l'enfant déclaré est le fils de Jean-Baptiste-Joseph Duvillier, âgé de vingt-neuf ans, marchand boucher domicilié à Tourcoing, et de MarieThérèse Desrousseaux. La déclaration est effectuée en présence de Pierre-Joseph Suin, vingt et un ans, et de Georges Duvillier, trente-huit ans, tous deux marchands bouchers. Un tel acte de naissance, à la charnière des deux siècles, renvoie à une zone d'origines bien distincte des bourgeoisies du savoir: on côtoie ici les milieux populaires, une petite bourgeoisie dont le niveau de culture et le prestige social apparaissent inférieurs. C'est pourquoi le parcours qui a mené certains de ses représentants jusqu'aux sphères patronales ne laisse pas d'étonner. Un PierreAlexandre Sommier (le fils d'un boulanger), un Nicolas Cézard dont le père est un petit mercier, le Lyonnais Claude-Marie Perret l'enfant d'un coiffeur du quartier de Saint-Jean - effectueront en industrie de brillantes trajectoires. En fait, l'étonnement de départ doit être atténué, car les particularités du monde de ce temps éclairent ces destins : pour paradoxal que cela puisse paraître, la boutique s'avère souvent plus proche de l'entreprise que les carrières libérales. I87 De ta boutique â gfh entreprise : de rapic es promotions Le commerce, même très humble, accoutume en effet a la loi du profit, bien plus que les honoraires dont vivent médecins ou avocats. Certains détaillants réalisent d'ailleurs des gains très substantiels et bâtissent l'amorce d'un patrimoine qui sera à la base d'ultérieures avancées. En outre, le commerce n'a pas alors la même place - sur l'échelle des valeurs économiques et sociales - que celle qu'il occupe dans le monde d'aujourd'hui. Des clivages assez nets traversent d'ailleurs le monde de la boutique. Les débitants de boissons y figurent sans doute le niveau inférieur. Des personnages tels que JeanLouis Bethfort, Henri Carissimo ou Victoric Valentin sauront pourtant s'arracher à leur état initial pour devenir chefs d'entreprise. Jusqu'au début, voire jusqu'au milieu du XIXe siècle, les bouchers-charcutiers constituent en revanche, avec les boulangers-pâtissiers, une sorte d'aristocratie du milieu. Si aucune formation technique n'est requise des cabaretiers, une qualification réelle est demandée à ces derniers. Les bouchers ont notamment, dans une économie à dominante rurale, une puissance commerciale souvent supérieure à celle qu'ils auront plus tard au sein d'une profession qui s'urbanise progressivement: l'étal peut être le prolongement vers l'aval d'une chaîne alimentaire allant de l'élevage de bestiaux au débit de la viande, et englobant l'abattoir. Né vers 1760, Anselme-Louis Longhaye est, en 1824, charcutier à Lille, rue des Douze-Apôtres. II a eu deux fils: l'un est commissaire central de police; le plus jeune - né en 1802 - est épicier. La génération suivante, dans les deux branches, connaît une rapide ascension: Auguste Longhaye, un fils du commissaire, né en 1809, est fabricant de fils, puis négociant en fils de lin; son cousin germain, le fils de l'épicier, Édouard Longhaye - né en 1824 -, est négociant, administrateur de la Banque de France, grand notable lillois. Deux générations ont été nécessaires pour parvenir aux sphères patronales. Des familles de boulangers témoignent d'ascensions tout aussi remarquables. Né en 1803 et fils d'un boulanger de Villeneuve-le-Roi, Pierre-Alexandre Sommier crée en 1829 une raffinerie de sucre à La Villette, la développe, devient un grand industriel. Nicolas Cézard, qui sera raffineur de sucre à Nantes, mais également armateur, est issu d'un milieu analogue: son père, Sigisbert Cézard, a tenu une petite mercerie; son grand-père a été boulanger. Comment de telles ascensions sociales purent-elles se produire? La société d'affaires de l'époque donne au moins une réponse partielle: accueillante aux succès, tolérante envers les rapides promotions, elle respecte la fortune acquise, même quand elle est très récente; l'apparente humilité des origines sociales s'estompe de ce fait rapidement. L'alliance, forme ultime de l'accueil, achève la symbiose. Un jour où l'industriel tourquennois Philippe Motte rencontre Louis-Jérôme Duvillier et lui fait l'amical reproche de demeurer célibataire, son interlocuteur lui répond que seul un parti recueillerait ses suffrages : la propre fille de Motte. Celui-ci donne son consentement au nouveau filateur. En 1849, l'énergique parvenu épouse la fille de l'héritier. Les deux cousins Longhaye épousent deux soeurs Van de Weghe, d'une famille du patronat lillois. Il est d'autres alliances nettement plus illustres : le 6 juin 1872, le fils d'Alexandre Sommier, Alfred, épouse Jeanne Brugière de Barante, petite-fille d'un pair de France; la fille de Nicolas Cézard, Malvina, épouse en 18571e petit-fils du maréchal Molitor.


46 En plus d'un cas, ces mariages sont d'ailleurs, autant qu'une réconpense, l'explication d'une rapide promotion. Henri Deren (18231884), le plus jeune des enfants de Félix Deren (1764-1838), marchand boucher à Armentières, épouse Michelle Béghin le 22 avril 1845. Ce faisant il s'allie à une famille fortunée de la fabrique de toiles. « Commis négociant » au temps de son mariage', Henri Deren peut, grâce à sa belle-famille, entrer dans le monde du textile auquel les siens sont restés étrangers. La firme de son beau-père lui sert de point de départ; vers 1860, on le retrouve patron de tissage, 16 Marché-aux-Toiles à Armentières; ses fils et petits-fils continueront dans cette voie. L'aisance des parents, le dynamisme personnel et l'entrée dans une « vieille famille » ont conjugué leurs effets pour assurer la promotion sociale d'Henri Deren. dsfbsd « cdtoix» des commerçants : des options variees -9I est souvent difficile d'établir un lien logique entre l'état initial et le lieu d'arrivée de ces commerçants et fils de commerçants. Le fils du boulanger Edmé Sommier, Pierre-Alexandre Sommier (1803-1867) s'en va vers l'industrie du sucre... Il n'y a pas davantage de lien visible entre la boulangerie ou la mercerie des ascendants de Nicolas Cézard et les très grandes affaires que brasse celui-ci : en 1816, il s'embarque pour l'outre-mer et se voue à des opérations de type colonial qui sont à la base de sa fortune; quand, en 1837, il revient en France et se fixe à Nancy, Cézard crée un ensemble d'affaires d'une vaste envergure : il devient à la fois armateur, négociant et industriel. Le tropisme n'est guère plus apparent entre les commerces pratiqués dans le Nord et la filature ou le tissage vers lesquels s'effectue la dérive. Louis-Jérôme Duvillier (1807-1897) devient filateur de coton, rue du Tilleul à Tourcoing. Il entre de plain-pied en milieu patronal: ses huit enfants (alliés notamment aux Motte, Desurmont et Lefebvre) lui font une flatteuse descendance. Ce dernier exemple fournit toutefois une piste : dans le Nord, des familles commerçantes passent en orbite de l'industrie textile quand celle-ci, à l'aube du nouveau siècle, voit s'ouvrir le créneau du succès. Parfois le passage est partiel et l'entreprise côtoie le commerce initial: parmi les enfants du marchand boulanger Jean-Charles-Joseph Destailleurs (1754-1824) - une famille d'Esquermes, bourg rural proche de Lille -, deux fils, Adrien (1793-1877) et Henri (1801-1880), passent au textile et font souche de familles patronales; le premier devient fabricant de toiles, et Henri crée en 1832, à Lille, une fabrique de fils. Mais l'un de leurs frères, leur aîné Jean-Baptiste - peut-être né trop tôt, en 1784 -, est resté boulanger. Ailleurs, une autre industrie motrice peut exercer un effet analogue. À Lyon, l'ascension d'un Perret témoigne de l'effet d'attraction exercé par l'industrie chimique. Né à Lyon le 21 juin 1789, Claude-Marie Perret est le fils d'un coiffeur du quartier de Saint-Jean. Lorsqu'il décède le 3 janvier 1860, il est à la tête d'une considérable firme de produits chimiques, qui détient un quasi-monopole en France sur la production des pyrites et dont la puissance est telle qu'elle dicte ses conditions à la Compagnie de Saint-Gobain. S'intéressant de plus à la navigation sur le Rhône, Perret, devenu un immense homme d'affaires, est marqué lui aussi par les traits de l'économie régionale. Enfin, la logique n'est pas toujours absente. Le commerce d'alimentation conduit ainsi Félix Potin à intégrer, vers l'amont, l'activité de production. Dès l'âge de vingt-quatre ans, en 1844, il anime sa première boutique de produits alimentaires - vingt-cinq mètres de façade. Située rue Veuve-Coquenard à Paris, elle 189 Le terme recouvre ia. situation d'employé ventes. est exploitée à son enseigne. Six ans plus tard, Félix Potin prend la suite de Bonnerat, rue du Rocher; en 1855, boulevard Sébastopol, il fonde son premier « grand magasin ». Croissance interne d'une boutique qui devient « grande surface ». Félix Potin crée ensuite une usine à La Villette : en 1870, son chiffre d'affaires dépasse six millions'. Si elle est distincte de celle de Potin, l'évolution de Duval n'en est pas moins cohérente. Né en 1811 à Montlhéry, Pierre-Louis Duval est d'abord boucher. Mais lorsque, 1e 23 décembre 1867, est constituée une société anonyme en vue d'exploiter ses actifs, 1e capital social de trois millions cinq cent mille francs - dont cinq mille actions de cinq cents francs, sur sept mille, lui sont attribuées comme priX de son apport - révèle l'étendue de l'affaire : des boucheries, des écuries, des lingeries, sans omettre les restaurants a prix fixe où, pour un ou deuX francs, sont servis 1e boeuf et 1e bouillon. En s'étendant dans l'espace, mais aussi en se développant vers l'aval (du bétail abattu au couvert du client), 1e boucher a acquis la dimension de la grande entreprise. sdfvsd de « nouveautés » : le trajet fe moins Long Le lundi 25 octobre 1824, au coin des rues de la Lanterne et du Haut-Moulin, près du marché aux fleurs, face au pont Notre-Dame, dans l'île de la Cité fut ouvert un magasin de tissus et de nouveautés. Le magasin, portant l'enseigne de La Belle Jardinière, vendait à bon marché et pratiquait les prix fixes. Ce point de vente, débutant sur des bases modestes, était promis à une remarquable expansion: du magasin de Pierre Parissot, inséré dans un des plus anciens quartiers de Paris, procéderait une très grande entreprise. À l'époque pionnière, 1e secteur des « nouveautés » permet des promotions rapides et directes. Diversifiant ses assortiments, modernisant ses méthodes commerciales, diminuant ses prix pour décupler son chiffre de vente, la boutique devient « grand magasin ». L'évolution, amorcée vers 1840, trouve toute son amplitude - à Paris notamment - sous Napoléon III. La profession puise dans 1e vivier des familles boutiquières. Pierre-Jacques Parissot (1772-1843) est vendeur de nouveautés et de rouenneries, 260 rue SaintMartin. Il a six enfants, dont quatre fils. Pierre, l'aîné de ceux-ci, est d'abord mercier, 5 rue du Faubourg-Saint-Antoine, à l'enseigne de La Belle Fermière: c'est lui qui, changeant de rive de Seine, inaugure en 1824 La Belle Jardinière de l'île de la Cité. Ses frères, Guillaume (1794-1866) et Denis, s'adonnent eux aussi au commerce des étoffes. Lorsque Pierre Parissot, extrêmement jeune encore, épouse Marthe-Brigitte Moreau, deux oncles de l'épouse sont présents au contrat de juillet 1809 : l'un est épicier; l'autre, ancien marchand de nouveautés. La dot de la future est de cinq mille francs; celle de l'époux s'élève à huit mille francs: on est en présence d'un 190 1 Quarantecinq millions en 1890. milieu modeste, incontestable petite bourgeoisie commerçante. En 1809, rien ne laisse présager l'ascension fulgurante de Parissot. Les actifs croissent a la mesure des surfaces, qui se dilatent. Six années après les débuts de La Belle Jardinière, le succès commercial s'avère tel que Pierre Parissot achète les immeubles voisins : de proche en proche, la totalité des maisons acquises atteint, en 1856, le nombre de vingt-cinq. L'augmentation du chiffre des ventes soutient l'intense croissance interne : quand se forme, le 19 avril 1856, une commandite par actions entre Pierre Parissot, son neveu Adolphe et quelques autres, pour donner suite à la firme de l'île de la Cité, le capital social - trois millions en soixante parts de cinquante mille francs - étalonne la croissance réalisée depuis 1824. Pierre Parissot, trois décennies durant, a vendu des toiles de toute espèce, des calicots et surtout des vêtements confectionnés chemises, blouses, redingotes, uniformes et livrées - pour la fabrication desquels il a monté des ateliers. La machine à coudre de Thimonnier est venue conforter l'expansion de l'affaire.


Les exercices sociaux sont révélateurs: au cours des années 1840, le taux de croissance des ventes de La Belle Jardinière est, annuellement, de l'ordre de 30 %, diminuant ensuite, au cours de la période 1856 à 1875 (où la croissance annuelle évolue de 1 à 10 %, avec des exceptions comme en 1867 où elle est de 24 %). Les parts de La Belle Jardinière s'avèrent être un pactole: leur rapport 20 % de la valeur nominale dans les premières années - est de plus de 40 % en 1867! De 1856 à 1888, la valeur nominale du capital quintuple sans apport, pratiquement, de capitaux nouveaux. Bien avant la fin du siècle, les Parissot ont acquis une très grande fortune. Cette croissance qui soutient l'émergence de nouvelles dynasties s'accomplit sur un rythme à ce point rapide que certains s'en effraient. A l'extrémité de la rue du Bac, sous la Monarchie de Juillet, un modeste magasin de mercerie est tenu par Wideau. À l'enseigne du Bon Marché, la boutique a pour adeptes les élégantes du faubourg Saint-Germain. En 1852, Wideau propose à un vendeur du Petit SaintThomas, Aristide Boucicaut (1810-1877), fils d'un chapelier de Bellême, dans le Perche, une association. Le projet se réalise et le petit magasin prospère : le chiffre des ventes est multiplié par quinze de 1851 à 1863. Cette année-là, comme effrayé par les audaces de son partenaire, Wideau cède son fonds à Aristide Boucicaut pour un million cinq cent mille francs. II ne connaîtra pas une immense réussite : de 1863 à 1869, le chiffre d'affaires du Bon Marché passe de 7 millions à 20 millions de francs! Dans le nouveau Bon Marché dont les premières pierres sont posées a la fin de 1869, Aristide Boucicaut va trouver la fortune et la gloire. Ces ascensions ne vont pas toutes sans connaître d'obstacle : la hardiesse et la nouveauté des méthodes employées rendent la réussite aléatoire. Pierre Parissot connaît trois faillites, en 1821, 1830 et 1833 : la vente par grandes quantités avec de faibles marges n'est pas une évidence. On perçoit l'inquiétude au départ d'une très 191 Cette enseigne de tapissier rappelle les innombrables métiers qui, dès la fin du XVIIIe siècle, malgré leur apparente modestie, tendent à conférer à leurs titulaires un début de puissance et à déboucher, en certains cas, vers la notabilité. Exemple parmi d'autres, Casimir Chevreux-Aubertot (1767-1846), fils de tapissier qui, venu jeune à Paris, fera dans le grand négoce une carrière remarquable, acquérant par ailleurs une position sociale de premier plan. Son fils sera associé dès 1822 - dans le négoce - à Legentil, futur pair de France. grande entreprise, où l'insuccès initial entraîne un retrait d'associé : successeur de Parissot à La Belle Fermière, Léonce Faré commandite Alfred Chauchard et Auguste Hériot dont, en 1855, sont inaugurés les Magasins du Louvre; découragé par l'insuccès relatif de ses commandités, il retire deux ans plus tard ses cent mille francs de l'affaire débutante. Pour accéder à ce niveau de réussite, il fallait en fait vaincre des inerties. Le succès était à la mesure des plus grandes audaces; de la boutique au très grand magasin, le passage impliquait une vision futuriste. Celle-ci pouvait ne pas suffire ; les faillites de Parissot, chaque fois surmontées, révèlent une qualité supérieure : la réussite finale se basait sur la pugnacité. dfv sdvfv des Métiers T ravailleur exerçant pour son compte un métier manuel; spécialiste bénéficiant d'un corps de connaissances acquises par un apprentissage et que la maîtrise de son art distingue de l'ouvrier; témoignant enfin d'une intelligence de sa tâche qui lui permet et de concevoir et de réaliser l'ouvrage qu'il doit fournir: tel - aux premières années du XIX` siècle - apparaît l'artisan. S'insérant dans le cycle productif par la valeur qu'il ajoute aux biens qu'il réalise, il se distingue du commerçant dont la tâche essentielle se résume à l'échange. Quelques chiffres soulignent la distance qui sépare le monde des métiers du monde de l'entreprise. En 1860, le nombre moyen d'ouvriers employés par patron d'industrie est de 14,5; il est inférieur à 1 dans le secteur artisanal. D'un côté, d'infimes producteurs travaillant eux-mêmes avec un ou deux auxiliaires, mêlant l'œuvre de conception et l'œuvre d'exécution; de l'autre, l'entreprise où les fonctions sont séparées et où le chef, pour l'essentiel, ne fait que diriger. Globalement, la présence artisanale reste considérable : vers 1860, les 2 350 000 actifs - maîtres et compagnons - du secteur des métiers surpassent nettement en nombre les 1200 000 actifs que compte l'industrie. Le poids des artisans est cependant en baisse : entre 1840 et 18601, leur part dans l'ensemble du revenu industriel glisse de 68,5 % à 58,9 %. L'industrie mord - de dix points - sur le monde des métiers. Cette inflexion des chiffres laisse percevoir une évolution inéluctable. Laminé par l'évolution économique, perdant des effectifs par faillite ou prolétarisation, le monde artisanal s'évapore par le bas. Mais il peut aussi s'évader par le haut: accéder au monde - qui n'est pas un monde clos - des patrons d'entreprise. Il convient maintenant d'observer les voies de ce passage. Le m é t i e r l i g o t é : l e c a s d e fa c o r p o r a t i o n J usqu'à l'extrême fin de l'Ancien Régime, la corporation fournit un cadre à une part notable de l'économie nationale. S'opposant à la manufacture qui implique la production sur une vaste échelle, la corporation s'apparente au monde des métiers du siècle qui va suivre : à la fin de l'Ancien Régime, le terme d'« artisan » qualifie maîtres et compagnons, encore que la sémantique, à cet égard, soit assez fluctuante. I94 1 Décennie 1835-1844 comparée à da décennie 1855-1864. Le maître est un travailleur manuel : dans la sayetterie lilloise', le maître se met à l'outil avec ses ouvriers, qui ne sont pas dans une situation financière très différente de celle des maîtres les plus modestes. Ceux-ci sont « patrons » et travailleurs manuels tout à la fois; ourdissant la chaîne, le maître laisse le tissage aux ouvriers mais il ne s'immisce guère. dans les tâches commerciales, dévolues au « marchand » qui diffuse ses produits et connaît la puissance. Un mémoire de la chambre de commerce de Lille de 1776 affirme la modestie du statut des maîtres sayetteurs : « Ils sont des quasi-ouvriers. » Des règlements drastiques enserrent la profession. Dans la filterie lilloise, une organisation bizarrement minutieuse fixe la composition des écheveaux, le nombre de tours qu'il faut donner aux fils. Mais, a côté de cet encadrement aux effets bienfaisants, car visant la qualité des produits fabriqués, le statut réglemente l'ensemble du personnel - maîtres comme apprentis. La limitation du nombre des métiers, surtout, empêche tout accroissement de taille de chaque unité productive. La réglementation - et le fait est plus grave - est enfin une mauvaise école pour l'esprit d'entreprise. Dans la sayetterie lilloise, jusqu'à la fin de la corporation, peu de maîtres paraissent ressentir le désir de briser le carcan de la limitation. Lorsque, à Lille, deux cent trente-neuf maîtres sont convoqués à une assemblée le 21 décembre 1775 - cent six se rendant à la convocation -, tous les projets de réformes sont rejetés, notamment celui de travailler sur un nombre illimité de métiers. C'est seulement le 27 novembre 1777 - l'arrêt du Conseil enregistrant la liberté du commerce dans la Flandre wallonne - que la sayetterie est délivrée des contraintes de taille : les maîtres ne sont pas tous les avocats d'un pareil changement.


Étranglées par leurs structures, corsetées dans les interdits empêchant d'acquérir la dimension qui confère la puissance, les activités régies par la corporation n'eussent pu, à défaut de leur abolition, donner naissance à de vraies entreprises. Des généalogies de familles patronales révèlent des parcours s'amorçant dans la corporation. Mais leur étude exhaustive ne saurait être abordée ici. Retenons seulement certains traits. De génération en génération, ces lignées paraissent vouées a reconduire des existences pratiquement immobiles. Elles peuvent seulement s'affirmer, s'affiner, voire même s'enrichir: en fait, attendre qu'une mutation survienne et se préparer à fournir des cadres à la révolution industrielle qui viendra recruter les meilleurs. Une des grandes familles de l'industrie textile du Nord trouve d'anciennes racines dans la filterie lilloise. Thomas Descamps - mort avant 1698 - est maître-filtier, bourgeois de Lille par achat du 17 août 1668. Viennent ensuite Jean-Augustin, puis Pierre-Joseph, tous deux également bourgeois de Lille. GuillaumeJoseph Descamps - décédé en 1783 ou 1784 -, fils du précédent, est derechef filtier rue des Tanneurs. Aux générations suivantes, libérés des contraintes, les Descamps abordent la grande industrie et deviennent filateurs. Le milieu (où règne parfois une endogamie qui accentue la fixité) semble en fait se débloquer en immédiat amont de la Révolution. Né à Lille, Alexandre-Joseph Fauchille (1730-1782), fils et gendre de maîtres sayetteurs, exerce lui-même la profession, comme l'exercent deux de ses fils. Est-ce le fait du statut aboli? L'un d'eux, Louis (1758-1790) - qui a également épousé une fille de maître sayetteur -, sera « mécanicien » en fin de carrière. Son frère, Georges Fauchille (1767-1847), est d'abord sayetteur, ensuite « fabricant de camelots ». Alors se confirme l'ère des grands changements: Alexandre Fauchille (1779-1853), neveu des précédents, devient la tête d'une dynastie du patronat textile de première importance. 195 1 La sayetterie est m fabrication de tissus de la i ne. Elle disparaît de Lille après la Révolution. Le métier dépassé : la Iorce promotionneCle lors que, sous l'Ancien Régime, les potentialités d'ascension de la corporation sont dans l'ensemble limitées, l'artisanat du XIXe siècle témoigne d'une puissance d'enrichissement parfois considérable. Le milieu recèle des sites d'accumulation intensive qui jouent un rôle de tremplin. Quelques décennies peuvent suffire à bâtir des fortunes. Le cas de Jean-Jacques Staub, en ce sens, apparaît exemplaire. Né en 1783 d'un boucher de Richterswill (Suisse), il devient en 1812 marchand tailleur à Paris. Dans le petit monde de la mode masculine, il se hisse jusqu'au rang des meilleurs. En 1816, il est cité en douzième place dans l Annuaire deS modes; en 1821, une source analogue - l'Almanach des modes et dés mœurS parisiennes - le classe, cette fois, en première position. La renommée est là: la même année, le costume des chambellans de la Cour lui est confié. L'artisan reconnu s'établit 92 rue de Richelieu. Se confirme à cette date l'irrésistible ascension du tailleur J.-J. Staub. Quand, le 13 février 1824, après une liaison dont est née une fille, il épouse la Tournaisienne Félicité-Joseph Bourgeois, Staub, qui fait l'apport en mariage de sa « maison de commerce », dispose d'actifs - cinq cent à six cent mille francs - déjà considérables. Si, à partir de 1828, sa renommée d'habilleur semble quelque peu s'estomper, la fortune que, le 29 janvier 1852, il laisse a son décès (l'état de tailleur alors abandonné) révèle l'étonnante promotion de l'ancien artisan : un patrimoine de quelque deux millions, dont la composition laisse deviner une carrière d'homme d'affaires en train de s'amorcer. Des titres de rente voisinent avec des actions de la Banque de France; une activité de prêteur, ainsi que des participations dans diverses industries : créance et intérêts chez Braendlin frères, filateurs de coton en Suisse; un paquet d'actions au porteur de la société Richer et Cie, entreprise de vidanges inodores constituée le 28 avril 1847, dont le capital de cinq millions de francs, en dix mille actions de cinq cents francs, révèle l'envergure. Staub, enfin, s'est lancé dans des opérations foncières et immobilières : il a acheté en 1819 la terre de Brèche (Saône-et-Loire) qu'il a revendue à l'industriel Humblot-Conté; il a acquis pour deux cent cinquante mille francs un hôtel rue Chantereine, envisageant en 1837 de lotir une partie du jardin (dont il cède effectivement mille cinq cents mètres carrés). Consécration sociale, surtout, de cette ascension financière: une de ses filles épouse un inspecteur des finances, HenriPierre de Bonnemains ; une autre s'allie en 1853 au grand banquier Armand Donon. Deux fois millionnaire, l'artisan J.-J. Staub, devenu promoteur, actionnaire et prêteur, s'est hissé jusqu'à côtoyer - sans entrer tout à fait dans leurs rangs - les milieux des plus grandes affaires. La mémoire du métier : le tour c le main acquis ans la zone resserrée du quartier SaintLaurent, le plus populeux de la ville de Grenoble, à l'extrême fin de l'Ancien Régime, vit tout un monde d'artisans - tonneliers, gantiers, vanniers - aux conditions d'existence précaires. Dans ce quartier coincé entre la montagne et la rive de l'Isère s'épanouissent les débuts d'une grande lignée gantière : celle-ci n'a pas à émigrer du métier pour devenir une famille patronale. Lorsque, le 8 décembre 1801, Xavier Jouvin voit le jour au 57 de la rue Saint-Laurent, son milieu d'origine dénote typiquement ce monde des métiers aux franges du populaire: fils de Claude Jouvin, peigneur de chanvre, et de Rose Rey, I96 Xavier a pour témoins de naissance le tonnelier Claude Rey - son aïeul maternel -, qui signe avec le père, et une tante paternelle, Magdeleine David, qui, elle, ne peut marquer son nom. L'enfant fait des études chez les frères des Écoles chrétiennes jusqu'à l'âge de douze ans. Commence alors une existence qui, s'amorçant en artisanat, se prolonge en entreprise sans changer de filière. L'assimilation du métier trouve ici tout son poids; le jeune entre comme apprenti chez un grand-oncle, Hugues Jouvin, qui a abordé la fabrique de gants à la fin du siècle précédent et qui s'est établi depuis 1810 dans la rue Saint-Laurent. Le stage se prolonge avec ses père et mère : accompagnant à Versailles ses parents, épiciers qui adjoignent à leur commerce dans la cité royale un négoce de gants, Xavier Jouvin va les suivre à Paris, rue Saint-Denis, au début de 1818, reviendra à Grenoble, puis se fixera dans la capitale en 1820. Son esprit inventif l'incline alors vers l'industrie textile; mais, en 1825, revenant pour un temps à Grenoble, il coupe des gants chez un frère de son père, Jean-Baptiste Jouvin, avant de regagner Paris en 1829. Il met alors au point la « main de fer », un emporte-pièce qui permet la production de gants en série. On peut percevoir dans ce cas l'évolution qui s'opère dans la fidélité au métier d'origine: du fait d'un savoir transmis en milieu familial des connaissances acquises dans un art qui est resté un métier manuel -, les Jouvin1 amorcent la création de ce qui, de proche en proche, va devenir une très grande entreprise. Le « tour de main » mémorisé caractérise ici le trajet menant à l'entreprise. La facture instrumentale fait apparaître une même filiation : les maîtres des fabriques d'instruments de musique sont, a l'aube du nouveau siècle, restés des artisans. Tous connaissent personnellement le travail manuel. Leurs firmes, le plus souvent, sont de faible ou de très faible taille : à Paris en 1847, la branche compte 373 patrons, employant 4 216 ouvriers, soit une moyenne de 11 travailleurs par firme, mais avec des différences sensibles par spécialité : 15 par patron dans la production des pianos, I3 dans les cuivres, 10 dans la facture d'orgues, 5 chez les fabricants d'accordéons, 2 seulement dans la lutherie. La condition de certains chefs d'entreprise est quasi ancillaire: en 1847, dans l'industrie des pianos, 13 % du nombre total des fabricants (soit 26) travaillent seuls, et 9 % (soit 18 fabricants) se font aider par un seul ouvrier. La chambre de commerce de Paris appelle de tels entrepreneurs des « ouvriers-patrons »...


Mais de ce monde émergeront de réelles entreprises. Érard, Gaveau et Pleyel, dans l'industrie des pianos, Alexandre dans les orgues, le Belge Sax dans les cuivres vont se distancier de la condition d'artisan. Chez Érard, la taille d'une entreprise est atteinte dès le début du siècle: en 1802-1803, une trentaine d'ouvriers eeuvrent dans les ateliers de la rue du Mail, une centaine de pianos en sortent annuellement; une amorce de travail en série est organisée. En 1827, Érard occupe 150 travailleurs, et Plevel 65; mais, sept années plus tard, celui-ci dépasse son confrère avec 300 salariés. oLe métier transposé : Pes détoura du chemin En d'autres circonstances, le trajet menant au patronat est jalonné de tournants successifs. Ceux-ci caractérisent par exemple les premiers pas d'une firme bicentenaire, l'entreprise Piollet. En 1781, Gilles Duval est porteur d'eau: il crée à Paris une affaire de plomberie; marié en 1773, il a trois filles qui épousent respectivement un couvreur, un fondeur en 197 1 Quatre Jouvin exccent le. Métier de gantier au début du XIXe siècle. cuivre et un maçon. Deux de ces gendres artisans vont marquer l'entreprise : en 1818, Duval cède son activité à l'un d'eux, le couvreur Pelcerf; en 1833, c'est l'autre gendre. J.-E. Marie, qui reprend l'entreprise. D'abord distributrice d'eau dans les immeubles (on voit l'influence du porteur d'eau Duval), l'affaire, qui fabriquera des pompes, des accessoires de fontainerie et de robinetterie, se lance dès 1818 dans la couverture des immeubles: on perçoit alors le rôle du couvreur Pelcerf. L'entreprise va réaliser la couverture de SaintÉtienne-du-Mont, de la Madeleine, de l'Hôtel de Ville, du palais de la Légion d'honneur; le dôme en cuivre de Notre-Dame-de-Sion à Jérusalem, préfabriqué à Paris en 1880, sera envoyé avec notices et plans pour être monté sur place. Une subtile évolution conduit les meilleurs hommes de l'art vers des productions de plus en plus évoluées, où la valeur ajoutée de l'inventivité est appelée à s'accroître. Né à Lavau, près de Saint-Fargeau, François Guilliet (1823-1901), fils d'un maréchal-ferrant, songe, a l'âge de douze ans, à devenir boulanger. Mais il est placé chez un menuisier de 1835 à 1837, puis employé chez un fabricant de billards; ces deux apprentissages infléchissent son destin : vers 1838-1840, il fait son tour de France et se fixe a Auxerre. Guilliet acquiert en 1847 - à l'âge de vingt-quatre ans - un fonds de fabricant de billards, aidé par ses parents qui lui avancent six mille trois cent soixante-dixsept francs. L'industrie du bois constitue l'axe central de ses activités : en 1862, l'Auxerrois montera une fabrique de parquets à Lavau. En quelque trente-cinq années, François Guilliet évolue de l'industrie des meubles - qu'il répare également - vers la production d'outils pour travailler le bois, puis vers celle de machines-outils pour ses propres ateliers et pour la clientèle. Fait à noter, l'artisan se montre inventif : il conçoit une machine à mortaiser (1854), un outil à rainurer les parquets (1862), divers appareils pour évider le bois, une machine à faire des moyeux de roues... L'ancien fabricant de meubles, dans son catalogue de 1874, présente quatorze machines-outils. Autre type de parcours : celui qui conduit de la réparation à la fabrication. Issu d'une lignée de Saint-Victor-de-Cessieu installée à Vienne vers 1775, le menuisier Jean Jouffray répare les machines de papeteries, les marteaux et roues a aubes des ateliers métallurgiques de la région. Sous l'Empire, Jouffray produit des métiers à draps, des ourdissoirs, des cylindres de papeterie. Antoine Jouffray, son fils, produit des moteurs hydrauliques, des appareils pour la meunerie, les huileries, les papeteries, les laminoirs, l'industrie des ciments... En pareil cas, l'invention est un catalyseur. En 1827, J. Béranger fonde au centre de Lyon un petit atelier de réparation de bascules; mais il réalise plusieurs innovations: bascule romaine en 1840; « balance Béranger » ou balance pendule en 1847. Son gendre, Bernard Trayvou (propriétaire de terrains de La Mulatière où Béranger s'implante en 1848), qui donnera en 1865 son nom à l'entreprise, perfectionne les modèles Béranger. 198 La machine à coudre dut sa réalisation à. plusieurs inventeurs, l'apport du Français Barthélémy Thimonnier (1796-1857) qui en breveta un modèle en 1830 - étant un des plus notables. La ma b i n e d c Thimonnier, ou couso-brodeur, réal isa it la couture par point de chaînette; /e système à, point de navette le supplanta rapidement. L'industrie américaine (la firme Singer notamment) devança longtemps l'industrie européenne dans ce secteur de la construction mécanique. De Céchoppe â lentrepride : les pointa de non-retour -A supposer que l'entreprise procède du « métier » sans changer réellement de filière, à partir de quel seuil l'artisan fait-il place au chef d'entreprise? Le changement d'état peut être mesuré tout d'abord par des chiffres : simple critère du nombre qui, à défaut d'une plus fine analyse, donne des points de repère. Benoît Gardon (1772-1835), fils d'un forgeron de Lyon, crée vers 1786 une petite fonderie de bronze à Mâcon: elle débute avec un artisan, c'est-à-dire lui-même. Son fils Jean-Baptiste (1799-1870) lui succède en 1835, spécialise la firme en robinetterie et fabrication de cloches. De 30 ouvriers en 1815, elle passe à 60 en 1825, à 100 en 1834, 180 en 1866, 200 en 1880. L'affaire devient la plus importante entreprise industrielle de l'aire mâconnaise. Le point de non-retour semble atteint dès 1e début du siècle. Le clivage des fonctions au sein de la firme est une autre balise. Les ateliers implantés au Havre pour fournir en pièces d'accastillage les navires de mer - treuils, cabestans, pompes, câbles et chaînes - sont, dans leurs origines, d'essence artisanale. En 1786, Michel Nillius crée un de ces ateliers de « serrurerie » dans 1e quartier Notre-Dame, Charles, son fils (1798-1884), reprenant l'entreprise en 1822. L'affaire va se subdiviser en fonctions distinctes : atelier de fonderie, atelier de mécanique, atelier de forge de marine; en 1834, elle aborde la production de machines à vapeur. Les chiffres, ici encore, expriment la mutation :104 ouvriers en 1842; 400 en 1847. Le seuil de passage a été atteint bien avant ces deux dates. L'« usine », lors de sa création, témoigne du changement d'état: l'image de l'usine - bâtiments alignés à l'équerre, sommés de l'incontournable cheminée - distingue l'industrie du monde des métiers. L'usine à vapeur figure sur les documents publicitaires du patron d'industrie; l'artisan ne peut s'en prévaloir. L'éclatement du site correspond lui aussi à une évolution signifiante. Cette extension spatiale retranche fatalement 1e maître des taches d'exécution auxquelles il s'adonnait lui-même. Dès 1844, la firme parisienne de Jouvin emploie plus de I99 1000 ouvriers. De la rue Saint-Denis, l'entreprise passe au boulevard BonneNouvelle, dans des locaux plus vastes, entièrement mécanisés. Mais la dispersion des travailleurs frappe surtout les regards : en 1849, sur 1 100 ouvriers, 250 travaillent en Dauphiné, 220 dans l'Orne, 180 dans l'Eure, 270 dans l'Oise, 60 en Seine-et-Oise. Cet espace éclaté implique une gestion de la ressource humaine et une stratégie globale de direction: on imagine sans peine la mutation que, en un demi-siècle, une famille d'artisans aura dû surmonter. En devenant patrons, les chefs d'atelier doivent en fait changer de profil et d'attitude. L'encadrement fait son apparition: à Châtellerault, vers 1810, PagéGallois travaille avec trois ou quatre compagnons à la production de couteaux. En 1845, son fils Eugène Pagé assure


la relève, mais 1e chef d'atelier va faire place au patron qui saura « déléguer » ; en 1853, Eugène Pagé acquiert un manège mû par des chevaux et installe une fabrication de lames de couteaux de table : il en confie la direction au Nogentais Picquette. Une autre usine, au moulin de Môllé, est ouverte en 1859. Le recul que prennent les artisans devenus chefs d'entreprise dénote 1e changement d'état. Le passage de l'atelier à l'entreprise n'implique pas seulement un changement de taille; il nécessite également un saut qualitatif. Ainsi s'explique l'énorme déchet qui affecte les rangs des artisans en marche vers l'état patronal : seule la minuscule pointe des plus doués parvient à l'entreprise. Le cas des ~â1iJJe"rB La construction résidentielle et les travaux publics vont, pendant des décennies, offrir une chance inespérée à de jeunes ambitions. La fièvre de constructions civiles, l'urbanisation dés plus grandes cités, les travaux d'édilité de toute nature, l'amélioration de l'habitat rural, la construction et la réfection d'ouvrages d'art font de la France un immense chantier; ils offrent un inappréciable créneau à des artisans munis, pour tout actif, de leur seule ardeur. De rapides promotions trouvent ainsi leur explication. Contrairement à l'usine, l'entreprise de bâtiment - voire de travaux publics - tolère un agrandissement par étapes successives. L'aventure peut débuter par quelques ouvriers fédérés par un homme qui, au départ, ne possède que sa seule volonté et quelques pelles et brouettes. L'unique actif, en fait, est la force de travail que 1e maçon regroupe au service de son donneur d'ouvrage. Le maçon, qui contracte en son nom, assume une tâche pour un coût à débattre: question de prix de revient qu'il n'a qu'à établir; 1e montant des salaires journaliers à payer sera affecté d'un laps de temps qu'il peut supputer, la marge bénéficiaire calculée par surcroît. Cette « intermédiation » - l'écran qu'il interpose entre 1e donneur d'ordres et les ouvriers qui accomplissent la tâche - fait du fédérateur un « entrepreneur ». Vienne l'un de ses compagnons à nourrir une ambition égale, celui-ci, à son tour, peut devenir un patron d'entreprise. La construction de maisons bat son plein pendant des décennies. Dès la Restauration, à Paris notamment, maçons, entrepreneurs de terrassement ou de menuiserie se font entrepreneurs de bâtiment. Cette fièvre se poursuit tardivement dans 1e siècle. C'est l'état de maçon qui, en nombre de cas, constitue 1e point de départ. Ayant quitté en 18701a Creuse où il est né, Émile Devillette, lorsque la paix revient, est appelé dans la capitale par un oncle qui travaille dans 1e bâtiment; il entre dans une entreprise de construction, Sudrot et Perier. Il apprend 1e métier sur les chantiers parisiens de la firme. Le terrain d'observation est prometteur: en 50 Les travaux publics donnèrent lieu, dès la Restauration, à la naissance d'innombrables entreprises et générèrent de colossales fortunes, à Paris notamment. Venant au deuxième rang des industries parisiennes - après le vêtement - pour le nombre d'ouvriers employés, la construction occupait 41 603 ouvriers en 1847 et 71242 en 1860. Elle venait. à la quatrième place pour le nombre d'entreprises (4 061 en 1847 et 5 378 en 1860). 1876, c'est la construction de l'immeuble du Crédit lyonnais, boulevard des Italiens; en 1885, les magasins du Printemps. La même année, Devillette, au décès de Perier, est associé à l'affaire qui bientôt deviendra son entreprise personnelle. En certains cas, 1e mécanisme de la réussite apparaît dans sa limpidité. Sous 1e second Empire, 1e Creusois Magnard quitte sa province natale, un sac sur l'épaule et des sabots aux pieds, part pour la capitale, s'arrête dans 1e bourg de Montreuil. Le jeune homme va bâtir des maisons dans ce qui deviendra un faubourg de Versailles. Du client au maçon 1e dialogue s'établit à peu près en ces termes : « Pouvez-vous me construire une maison et pour quel prix? » Le maçon calcule les salaires à payer; il prend un engagement verbal, obtient des avances du client et commence 1e chantier. Un jour, Magnard empruntera deux mille francs à un voisin pour finir une maison. Héroïques débuts, bientôt transformés: Auguste Magnard, 1e fils, ayant interrompu ses études au lycée Hoche dès 1885, à la mort de son père, dirige l'entreprise pendant un demi-siècle; elle bâtira d'innombrables demeures. Certains maçons obliquent vers les travaux publics. Les canaux, les ouvrages d'art, les ponts impliquent une maîtrise des problèmes sans doute différente, mais, ici encore, la faiblesse initiale n'interdit pas la réussite; 1e même regroupement de travailleurs sous la houlette d'un homme à poigne peut soutenir une rapide promotion. L'ingénieur en chef des Ponts et Chaussées en service au canal du Nivernais certifie, 1e 3 octobre 1844, que 1e maçon Philippe Fougerolle a exécuté différents travaux sur 1e canal, soit comme associé d'entrepreneur, soit comme entrepreneur en nom : il « paraît susceptible d'être admis à soumissionner de nouvelles entreprises d'ouvrages d'art ». Le tout est d'atteindre la surface suffisante pour paraître fiable : en 1861, Fougerolle est de ceux qui s'attaqueront au tunnel du Gothard. Le chemin de fer, pendant quatre décennies, se présente lui aussi comme unc chance à saisir. Une particularité des constructions de voies ferrées ajoute son facteur spécifique. Les compagnies - celle du Nord, notamment, après 1852 - pulvérisent les marchés : les bénéficiaires des contrats de terrassement, de surface restreinte, peuvent ainsi être soumis à un contrôle étroit. En nombre de cas, les compagnies attribuent des travaux à des « tâcherons », entrepreneurs de terrassement qui n'ont à supporter aucuns frais généraux. Leur modestie est telle, en certains cas, qu'ils ne peuvent, faute de réserves financières suffisantes, terminer les travaux. Le marché demeure donc capillaire et permet des « entrées » tardives. En 1869, Auguste Guiraudie, âgé de quatorze ans, se trouve sur la route avec cent francs à partager avec ses deux frères, et la bénédiction de leur père, un paysan aveyronnais qui a voulu que ses enfants soient rapidement à l'œuvre. Ils entrent aux mines de Decazeville, mais Auguste décide de se tourner vers les travaux publics. Avec ses frères, il parvient à exploiter des carrières pour fournir du ballast aux chantiers ferroviaires; ainsi gagnent-ils la confiance des ingénieurs qui leur confient certains travaux. IIs fondent en 1875 leur propre entreprise; leur activité se déplacera bientôt des voies ferrées vers les travaux maritimes et fluviaux. Une autre spécificité du monde des bâtisseurs est que l'entreprise peut procéder, par glissements successifs, d'une des fonctions du cycle productif: dans la construction résidentielle, ainsi, il arrive que 1e travail du bois conduise à l'entreprise générale. Né à Marcq-enBaroeul, Jacques-Joseph Despinoy (1741-1816) est charpentier. Il se fixe ensuite plus à l'ouest, à Esquermes, une commune rurale en bordure de Lille. Son fils Jean-Baptiste (1785-1858) est, lui aussi, charpentier, comme après lui Désiré Despinoy (1816-1894), « menuisier-charpentier ». Le 202 milieu est proche du monde des ouvriers: Jean-Baptiste Despinoy est illettré; lorsqu'il meurt le 4 août 1858, ce sont deux amis du défunt, ouvriers menuisiers, qui annoncent le décès. Mais la famille est en pleine ascension: Désiré Despinoy est en 1849 l'entrepreneur chargé de construire l'église d'Esquermes. Son fils Alphonse - le dernier de la chaîne -, « entrepreneur-charpentiermenuisier » rue de Canteleu à Lille, dispose en 1887 d'ateliers mécaniques. Au crépuscule du siècle, les Despinoy sont intégrés à la bourgeoisie de la métropole lilloise.


La fonction de réparation et de maintenance - le ravalement et l'entretien des façades notamment - montre également de brillantes ascensions. Mais le peintre Edmé Leclaire est peut-être l'exemple le plus éloquent du processus de promotion propre au monde des bâtisseurs. Né à Aisy-sur-Armançon dans l'arrondissement de Tonnerre, en mai 1801, Edmé-Jean Leclaire quitte l'école primaire à dix ans, sachant lire et écrire, devient berger puis, de douze à dix-sept ans, exerce divers métiers : il est notamment apprenti maçon. Il arrive à Paris et devient - un peu par hasard - apprenti peintre en bâtiment, puis parvient à être chef d'atelier. À vingt-six ans, en 1827, rue Cassette, pour trois cents francs de loyer annuel, l'ouvrier s'établit à son compte, devient entrepreneur peintre-vitrier : il n'a pas mille francs de capital, mais il galvanise de son énergie les compagnons qui oeuvrent à ses côtés. En 1829, il a l'audace de soumissionner - pour vingt mille francs - les travaux de peinture de sept maisons rue Bourg-l'Abbé. On lui dit qu'il est fou. Il exécute les travaux, en offrant à ceux qui vont y travailler cinq francs de salaire au lieu de quatre. Leclaire va retirer de l'opération six mille francs de bénéfice net. Il pourra de ce fait développer son activité : en 1838, il occupe soixante à quatre-vingts ouvriers; la montée en puissance est amorcée. Jc ean-François Deninger - dit Denière -, né à Paris en 1775, volontaire aux armées en 1795, envoyé à Constantinople où il est tourneur mécanicien, revenu dans la capitale en 1798, travaille comme ouvrier tourneur en cuivre et, en 1804, à l'âge de vingt-neuf ans, s'établit à son compte, comme fabricant de bronzes dans le quartier du Marais. Plus tard, en 1838, sur le lieu où il a débuté, sera édifiée une importante usine: quatre cents ouvriers y produiront de l'argenterie et y travailleront le bronze. Guillaume Denière, le fils, né à Paris en 1815, poursuivra l'entreprise. Partis des marches les plus basses de l'échelle sociale, plusieurs représentants du monde ouvrier ont aussi été capables d'atteindre les rangs patronaux. Ce dernier type de recrutement est sans doute le plus spectaculaire d'entre tous. Quels en sont les mécanismes? Quels sont les processus qui ont présidé à de telles ascensions? u n e U O L e U e r i l e J a u o i f E ntre les ouvriers et le monde des métiers (maîtres et, compagnons), la distance n'est en fait pas si grande. En se méfiant des mots qui ont changé de sens au fil du temps, il convient de cerner au plus près la réalité ouvrière au début du XIXe siècle. état transitoire A l'aube du XIXe siècle, on naît rarement « fils d'ouvrier »; le fils d'un artisan peut, quelques années durant, revêtir cet état. De futurs chefs d'entreprise vivent un temps cette condition sans être fatalement d'ascendance ouvrière. L'ouvrier d'usine - qui caractérise une période plus tardive - fournit peu de recrues pour les rangs patronaux: nous n'emploierons jamais, dans les lignes qui suivent, le terme de prolétaire. Deux mondes, alors, sont imbriqués. À peine franchies les limites basses de la sphère des métiers (qui s'insèrent eux-mêmes dans les rangs inférieurs du groupe des classes moyennes), on pénètre en milieu ouvrier: ce qui rapproche le monde des artisans du monde des ouvriers, c'est le rapport « physique » que les uns et les autres entretiennent avec la matière qu'il leur faut travailler; c'est l'usage personnel des outils qui façonnent celle-ci. Ce corps à corps avec la matière brute ou partiellement finie - le bronze ou le fer, la laine, le coton ou le cuir -, cette complicité entre l'homme et le produit unissent les deux sociétés. Les ascensions ouvrières trouvent une partie de leur explication dans cette parenté. La relative aisance avec laquelle de simples salariés entrèrent dans les rangs patronaux procède d'un trait qui marque les années de l'époque pionnière. Plus que 205 dés diplômés, il faut, au temps des changements techniques qui créent 1e décollage, des hommes capables de maîtriser les contraintes de la fabrication. L'entreprise débutante postule des hommes qui possèdent une pratique, un savoir-faire concret, une habileté physique - il faudrait dire tactile -, une ingéniosité mécanicienne pouvant efficacement servir, voire même améliorer, les processus de la fabrication. Qui, mieux que celui qui est 1e plus proche, dans l'atelier, des outils ou des premières machines, pourra acquérir, pas à pas ou parfois rapidement, un pareil savoir? Pour paradoxale que l'affirmation puisse paraître, l'état d'ouvrier, dans une telle optique, peut devenir un atout: un stage préalable. Né en 1814 à Sainte-Jamme - au nord du Mans -, Victor Doré entre encore très jeune comme apprenti aux Forges d'Antoigné implantées dans cette commune, sur une rive de la Sarthe. Le savoir qu'il acquiert, l'ardeur et l'intelligence qu'il révèle lui permettent d'accéder à la position de maître fendeur. Connaissances, talents et première promotion : cette marche gravie permet ou catalyse l'ultérieure ascension. Victor Doré quitte les Forges d'Antoigné, qui connaissent des problèmes (elles s'arrêtent en 1843), et, avec un ami associé, Chevé, crée au Mans, en 1841, la Fonderie Saint-Pavin. Il y emploie bientôt de nombreux ouvriers. Ainsi se tracent des cursus ouvriers où s'acquiert un savoir. Un savoir-faire plutôt. Un cursus scolaire peut, en certains cas, conforter 1e savoir acquis sur 1e terrain. Fils d'ouvrier en soies, Antoine Blanc, né en mai 1858 - on est en présence d'une promotion tardive -, suit à Lyon les classes de l'école élémentaire et reçoit à douze ans la médaille d'or de l'instruction primaire. Suivant les cours d'une école spéciale, il est successivement apprenti puis contremaître avant ele fonder - à Lyon, en 1881 - un atelier d'apprêts et de moirage de tissus qui deviendra une grande entreprise. La promotion ouvrière, surtout, s'accomplit par paliers. Une suite de degrés bien définis jalonnent en effet l'ascension de l'ouvrier. Les métaux fins rendent compte de cette hiérarchie : 1e Parisien Lambert, d'abord ouvrier, est ensuite chef d'atelier, avant de s'établir; étendant son affaire, il emploie en 1846-1847, 25 rue Notre-Dame-de-Nazareth, soixante ouvriers dans la production de plaqué. La fabrique d'instruments de musique témoigne avec une particulière netteté de la série très complète de ces marches qui font passer 1e salarié par les divers stades de la dignité ouvrière. Apprenti, manoeuvre, ouvrier, premier ouvrier, contremaître ou chef d'atelier: ces degrés ascendants mènent les plus ambitieux jusqu'aux rangs patronaux. Le passage à son compte est la dernière marche à franchir. Une marche séparant deux états qui, malgré leur apparent voisinage, diffèrent totalement: la condition de l'ouvrier (ou de ses homologues plus élevés de l'échelle ouvrière) travaillant pour un autre, et l'état d'« entrepreneur » - au besoin, très modeste - qui oeuvre pour lui-même, à ses risques et périls. 'es voies de l in ven tion Si, à la parfaite connaissance de la profession acquise sur 1e terrain par cette confrontation intime de l'homme, de l'outil, de la matière, s'ajoute chez l'ouvrier la faculté de créer, une capacité de concevoir et de mettre en oeuvre de nouveaux agencements, de nouveaux processus, voire d'inventer des produits, les chances de promotion s'accroissent évidemment. L'ouvrier capable d'innovation dispose d'un atout que ne possède pas l'ouvrier doté de sa seule maîtrise. 206 Un fils d'entrepreneur n'eût jamais pu effectuer des stages aussi complets ni aussi formateurs que ceux dont bénéficia, comme ouvrier, le jeune François Cavé. Né au Mesnil-Conteville (Oise) en septembre 1794, fils de cultivateurs, Cavé commence son


apprentissage chez un oncle, Pecquet, qui exerce les métiers de charpentier-menuisier et de fabricant de moulins et tarares. En 1811, le jeune complète à Paris cette première formation en entrant chez un menuisier-modeleur. Ce patron est dur envers son ouvrier, qui connaît la misère. En 1812, la conscription appelle Cavé qui deviendra sergent. Revenu en 1814 au village natal, il repart pour Paris avec un écu et son chien, Argus, qu'il fait jouer dans une pièce de théâtre... Cavé achète quelques outils, se présente chez John Collier, constructeur d'origine britannique qui, dès la Restauration, est considéré comme un des meilleurs mécaniciens de la capitale. Collier l'admet chez lui et le charge de faire des portes et des armoires pour un pavillon en construction, proche de son atelier. L'ouvrier y parvient en copiant ce qu'il peut voir des immeubles voisins, manifestant un sens de l'observation qui servira ensuite. Trois fois ouvrier déjà, François Cavé vivra chez son quatrième employeur les années décisives. Il devient contremaître (on note la gradation) chez Hindenlang, filateur de cachemire à Clignancourt. C'est dans cette entreprise qu'il donne toute sa mesure. Cavé persuade son employeur de remplacer le manège qui actionne les métiers par la force de la vapeur. On livre au filateur une machine exécrable, « une forêt de tringles grossièrement ajustée »l. Le contremaître assume un audacieux pari: « Laissez m'en faire une à mon idée. » Avec deux frères, Louis et Aimable, venus se joindre à lui, François Cavé réalise un moteur inédit dont le cylindre pivote autour d'un axe : la machine à vapeur à cylindre oscillant. Le contremaître entre ainsi au rang des inventeurs. On pressent ici ce que le génie de la mécanique - sans doute de longue date sous-jacent, mais nourri par la somme d'observations faites chez les quatre employeurs - peut apportera la promotion ouvrière. La soif de matériels valables est alors telle chez les industriels, pour lesquels tout progrès est conditionné par l'emploi de machines fiables, qu'un bon mécanicien (à condition que les productions auxquelles il s'adonne puissent être abordées par paliers progressifs) peut accéder à la création de sa propre entreprise. En 1825, près de la Bastille, François Cavé crée son atelier, qu'il développe par la suite au faubourg Saint-Denis, dessinant et exécutant lui-même les machines-outils qui lui sont nécessaires, à l'exception de deux limeuses qu'il acquiert chez son confrère Calla. Cavé va y produire de 1830 à 1840 cent vingt exemplaires de machines à vapeur à cylindre oscillant. Ce sens mécanique - souvent très empirique - transparaît chez d'autres ouvriers, capables d'innover en plusieurs directions. Rien ne semble, au départ, prédisposer Hippolyte Marinoni à l'invention: appartenant à une famille de dix enfants, il est placé, à l'âge de huit ans, à la campagne où il apprend à traire les vaches. Puis, envoyé à Paris, deux stages ouvriers lui permettent d'acquérir la maîtrise d'un métier: il fait son apprentissage chez un fabricant de composteurs avant d'être ouvrier chez un fabricant parisien de presses à bras, Gavault. Ayant réalisé à dix-sept ans une machine à décortiquer le coton, il en a trente quand, en 1853, il s'installe à son compte. Quelques années plus tard, il vend à Émile de Girardin - le magnat de la presse de l'époque - sa première presse à cylindres qui révolutionne l'imprimerie. Les idées foisonnent chez l'ancien ouvrier Fichet. Né à Étrépilly, près de Meaux, Alexandre Fichet (1799-1862), d'abord ouvrier serrurier dans son village, crée dès 1825, à l'âge de vingt-six ans, un atelier de serrurerie à Paris, rue Rameau, puis rue 207 1 J Gaudry, Notice sur François Cavé, Paris, 1S75.

de Richelieu, employant par ailleurs une quarantaine d'ouvriers dans son village natal. Esprit fécond, Fichet invente de nombreux procédés de fermeture pour les coffres-forts, prenant, le 21 mars 1829, son premier brevet pour une serrure de sûreté à garnitures mobiles et à délateur - une pièce signalant tout essai d'effraction. En 1836, c'est l'invention de la combinaison à décompte, perfectionnée en 1846, puis celle, en 1849, d'une machine à voter. S'ils ne sont pas des inventeurs au sens fort du terme, d'autres ouvriers introduisent des processus de fabrication nouveaux. Leur promotion s'accomplit alors parfois au sein même de l'entreprise où ils se montrent innovateurs. Tel est le cas d'Henri Gallant, ouvrier dans la fabrique de rubans de Lauwick, à Comines1 comme il suggère plusieurs perfectionnements, cette mentalité novatrice lui vaut d'être promu par son patron au rang de contremaître. L'ouvrier de talent, ainsi devenu cadre, continue d'innover, applique le moteur et la navette volante à la production rubannière, perfectionne le métier à tisser, en accroît la productivité. Après 1870, Lauwick récompense le talent par une part de profits. Associé au patron, Gallant poursuivra ses travaux. L'employeur a eu ici un rôle déterminant par la confiance accordée au collaborateur. La promotion s'est appuyée sur un allié. oL.Jes allies objectils « ai été ouvrier comme vous; avec l'aide de Dieu et le travail, vous pouvez aspirer comme moi à devenir patrons. » Lors du banquet qu'il offre au personnel de ses usines pour la remise qui lui est faite, en 1850, de la croix de chevalier de la Légion d'honneur, Antoine Herzog, grand patron du textile alsacien, évoque les potentialités d'une société ouverte, qui offre aux meilleurs ouvriers l'accès à l'entreprise. Une série de facteurs et d'acteurs favorables catalyse la montée ouvrière jusqu'aux rangs patronaux. LO' « exemplaire » : ley éloges publics Les pouvoirs publics figurent une des alliances. L'Administration - mais aussi les gouvernants eux-mêmes - ne manque pas une occasion de mettre en lumière les hommes qui, venus des couches les plus modestes, ont réussi à créer une entreprise ou à en prendre la tête. Deux régimes au moins, la Monarchie de Juillet et la deuxième République, magnifient la réussite de l'ouvrier parvenu grâce à son énergie : il donne l'exemple à suivre dans une société en complète mutation, où un reclassement des valeurs s'opère, qui brasse en profondeur les composantes de tout le corps social. 208 1 À dix-sept kilomètres de Lille, sur la Lys.


Chaque village de France ou presque avait son maréchal ferrant. Vienne. un serrurier ou un maréchal à témoigner d'une certaine ambition - et à pratiquer des " anticipations» -, une entreprise métallurgique pouvait alors voir le jour. Issus de. ce milieu typique d'une économie préindustrielle, les Japy, au pays de Montbéliard. constitueront une étonnante dynastie. Plusieurs thèmes peuvent se lire derrière l'apologie du « soldat de. l'industrie ». L'un de ceux-ci est celui du patron, fils de ses ceuvres, modèle proposé pour un temps où l'entreprise réclame des vocations; les messages émis par les instances officielles, louant son ascension sociale, susciteront des émules, augmentant d'autant le taux de création d'ateliers et d'entreprises, enrichissant le tissu industriel des meilleurs éléments ouvriers. Les expositions des produits de l'industrie qui, à intervalles alors très rapprochés, mettent en lumière les progrès de nos entreprises, réservent une part de leurs éloges aux ouvriers devenus chefs d'entreprise. « En commençant par être simple ouvrier », commente le rapport du jury qui le distingue à l'exposition de 1834, « M. Biétry, grâce à ses efforts persévérants, à son génie industriel, prend aujourd'hui place aux premiers rangs parmi les filateurs de cachemire. Depuis 1827, sa fabrique offre un accroissement considérable et s'est de plus en plus élevée dans l'estime des connaisseurs. » Et le jury de la même exposition signale à propos de François Cavé qu'il est parvenu « à force d'économie, d'ordre et d'intelligence » à créer une très grande entreprise et même à se hisser au rang des inventeurs. Un second thème se devine derrière les hymnes décernés aux ouvriers parvenus à s'insérer dans la sphère patronale. Au milieu du siècle, à une époque où les pouvoirs publics - mais aussi le patronat lui-même - craignent le retour de conflits violents (le souvenir des journées parisiennes de juin 1848 pèsera longtemps sur les esprits), le salarié valeureux, qui emploie son énergie à atteindre le niveau le plus élevé de la hiérarchie, socioprofessionnelle plutôt qu'à exprimer des revendications, devient une figure exemplaire. À cet égard, les termes de certaines citations sont éclairants. D'Adrien Grenier qui, né à La Bassée en 1813, est devenu patron d'une firme de tissage de toiles à Armentières, les appréciations du jury de l'exposition de I849 soulignent et l'ascension brillante et le sens social : « M. Adrien Grenier s'est, élevé en peu d'années au rang des industriels les plus distingués du département du Nord, Ouvrier avant 1834, il a créé le tissage d'Armentières qu'il dirige avec une rare habileté. Il emploie aujourd'hui plus de 1 000 ouvriers. » Le rapport n'omet pas de souligner sa qualité d'employeur social et paternel, connotant ainsi la figure du bon patron, fils de ses ceuvres : « Il a si bien compris les besoins de la consommation qu'il a pu traverser la crise de 1848 sans retirer à aucun le salaire qui le faisait vivre dans ces temps difficiles. » Mêmes qualités - ardeur, énergie, soutenues pendant des décennies - mentionnées pour l'Alsacien Herzog : « Filateur de coton au Logelbach », commente le décret du 10 décembre 1849 qui confère au patron haut-rhinois la croix de la Légion d'honneur, « qui, de la position de simple ouvrier, a su s'élever lentement, par une carrière industrielle soutenue et constamment progressive pendant trente années, au rang des manufacturiers de premier ordre. » Dans ce contexte, deux groupes se distinguent par la taille de leurs entreprises l'ouvrier qui devient un grand chef d'industrie figure l'aristocratie ouvrière, surgissant du plus bas de la pyramide pour atteindre les plus hautes destinées; le petit chef d'entreprise issu des milieux ouvriers illustre quant à lui la démocratie industrielle où le « soldat » parvient aux grades médians des cadres de la nation. Les uns comme les autres vont dans le sens souhaité. Adrien Grenier, Antoine Herzog, d'autres encore représentent les ouvriers parvenus à la grande entreprise. Du patron parisien Charrière, installé 7 rue de l'École-de-Médecine en 1834, le jury de l'exposition de cette même année précise que « simple ouvrier coutelier, il est devenu chef de la plus grande et de la plus importante fabrique d'instruments de chirurgie ». Quant à François Cavé, il est parvenu au rang de chef d'un atelier « qu'il 53 a constamment agrandi pour fabriquer par degrés tous les genres de machines ». Les petits ou moyens patrons ont également leur lot d'éloges publics. D'Alexandre Delespaul, qui a fondé son établissement à Roubaix en 1843, « ancien ouvrier, puis contremaître, puis intéressé dans une des premières fabriques de Roubaix », on souligne qu'il est parvenu « par son intelligence et ses capacités, à fonder l'établissement dont nous avons a juger les produits ». Son succès est rapide dans les tissus nouveautés pour pantalons en laine et laine et coton fabriqués à des prix modérés. Une médaille d'argent récompense, à l'exposition de 1849, ce débutant qui n'a alors que six années d'existence patronale mais qui emploie plus de cent ouvriers. Pour Gustave Hess qui, avant 1844, était à Paris un bon ouvrier tisseur, une « ambition bien légitime l'a poussé à devenir fabricant » ; il possède, en 1849, vingt métiers et occupe trentecinq ouvriers produisant des étoffes pour gilets. Volonté de « récupération » par les pouvoirs publics des meilleurs éléments d'un milieu ouvrier parfois incontrôlable, ou stimulation de la créativité de ces hommes qui, parleur position au sein des ateliers, sont les artisans privilégiés d'une production nationale qu'il faut encourager? Quelles que soient les intentions, le résultat est le même : une ambiance favorable à l'ascension sociale. Les qualités soulignées s'inscrivent dans un registre qui ne varie guère « efforts persévérants », « écmnoinie, ordre, intelligence », « ambition légitime », « génie industriel » parfois. Couronnant Laurent Biétry cn 1834, lors d'un de. ces comices de l'industrie qui distinguent les combattants des batailles menées par l'entreprise française (cette année-là, le fabricant de cachemire obtient une médaille d'or), le jury mentionne qu'il récompense. l'industriel « en faisant appel à l'émulation, à l'espérance de tous ses camarades, les ouvriers français... ». Un modèle est proposé. Un appel d'air se trouve créé. [//ne aide â t oullrier : le patron protecteur Par-delà oet appel formulé par les pouvoirs publics, l'aide des employeurs favorise certains de ceux qui, partis de très bas dans la hiérarchie, vont devenir leurs pairs. Le monde de l'entreprise ne se présente pas comme une sphère totalement hermétique vivant en autarcie. Il accepte d'être renforcé par les éléments ouvriers les plus talentueux. Les arrivés accueillent les nouveaux venus : se révèle, dès lors, un second type d'alliances - endogènes celles-ci - jouant puissamment en faveur de la promotion ouvrière. Plus qu'un simple esprit d'accueil, une aide positive et concrète, qui honore autant ceux qui en sont les auteurs que ceuX à qui elle est adressée, est prodiguée à certains ouvriers jugés dignes de se hausser au niveau des meilleurs dans le monde du travail : le plus souvent, parce que la présence de salariés doués enrichit l'entreprise, mais, en d'autres cas, d'une manière plus désintéressée. Le 15 août 1810, Claude Verpilleux - douze ans, fils d'un débardeur du canal de Givors - descend au puits Montjoin, des mines de Rive-de-Gier, pour un salaire journalier d'un franc. Un des exploitants des concessions houillères, Fleurdelix, frappé par les dons de ce jeune ouvrier - intelligence, habileté - le désigne pour participer au montage d'une. machine à vapeur de provenance britannique, dont le fonctionnement n'est pas satisfaisant. Verpilleux, sans aucune préparation technique, devinant « spontanément ce que l'on ne comprend généralement qu'après de longues études »', est âgé de seize ans quand, en 1814, lui est confiée la conduite de ce moteur médiocre: il l'examine minutieusement, l'améliore et, surtout, en construit un modèle de sa propre conception qui donne satisfaction. 2I1 1 C. Chomienne, Histoire e, ra ville de Rive-de-Gier. saint-Étienne , 1912, p. 34o.


Le corps-à-corps de l'ouvrier et de la matière brute, illustré avec une étonnante vigueur par Bonhommé, révèle l'irruption de l'usine dans les thèmes de la peinture, une des grandes mutations de l'histoire de l'art au cours du xt.' siècle. Ici une quarantaine d'hommes, répartis autour de l'arbre d'hélice d'un navire à vapeur, manoeuvrant dans une te mpérature sans doute difficilement supportable. On «perçoit le marteau -pilon; en arrière plan des travailleurs, un cadre surveille la manoeuvre : directeur ou contremaître. incarnant le savoir. La forge, le chemin de fer, la navigation à vapeur vont fournir autant de sujets picturaux. Des scènes dramatiques retiennent également l'attention : le double incendie de l'usine Jourdain à Louviers donne à Renoult l'occasion de réaliser deux huiles peintes en 1870. Outre-Manche, Turner s'est déjà .saisi du thème de la vitesse et Pissaro se complaira dans des C'est alors que l'aide de Fleurdelix s'avère capitale. Ressentant pour Verpilleux une amitié sincère, pressentant ses remarquables aptitudes, devinant l'assistance qu'un habile praticien pourrait apporter à toute une région en ces temps de misère mécanicienne, le patron de charbonnage suggère à l'ouvrier de monter un atelier dans lequel seraient améliorés les moteurs britanniques, déjà nombreux en région stéphanoise. Claude Verpilleux réalise ce projet à Rive-de-Gier dès 1820. Sa remarquable carrière est alors amorcée. Sa réputation d'habile mécanicien le fait recruter par la Compagnie de Terrenoire qui lui confie l'amélioration des machines soufflantes du site de La Voulte. Verpilleux parvient par ses propres moyens à les mettre au point. Il conserve cet emploi d'expert mécanicien de 1825 à 1832 tout en maintenant en activité son propre atelier (grâce à la présence d'un associé, Baldeyrou) auquel, dès 1832, il donne de nouveau tout son temps et ses soins. L'ancien ouvrier s'associe avec son frère et les fils de sa femme, Jean-Claude et François Baldeyrou'. Au milieu du siècle, l'ascension personnelle se trouve confirmée. Si, dans un cas semblable, un patron clairvoyant a favorisé par ses conseils - et par son parrainage - la venue aux affaires d'un homme de talent, les employeurs qui proposent dans leur entreprise des conditions de travail privilégiées allant jusqu'au partenariat donnent une chance inespérée à certains salariés. Pour Jean-François Cail, l'homme providentiel s'appelle Charles Derosne. Né en 1780, celui-ci a fait des études de pharmacie puis, en 1806, s'est associé à son frère aîné, le chimiste François Derosne (1774-1855), pour gérer avec lui, à Paris, la pharmacie CadetDerosne. Charles Derosne est un savant. Il travaille sur l'acide pyro-acétique fourni par la distillation de l'acétate de cuivre, s'occupe de raffinage de sucre, de son blanchiment par l'alcool, tente de produire du sucre de betterave et, en 1817, invente pour la distillation un appareil à fonctionnement continu. Cette invention va être la chance du jeune Jean-François Cail. Le pharmacienchercheur a monté en 1818, a Chaillot, un atelier de chaudronnerie pour produire l'appareil. Jacques Cail, un frère aîné employé chez Derosne, recommande son cadet. Celui-ci a fini son tour de France et vient de travailler chez Pauwels, un des tout premiers exploitants d'entreprises d'éclairage par le gaz : il est embauché par Derosne en 1824; à cette date, Cail est simple ouvrier, Il apporte à l'atelier - comme nombre de bons ouvriers clé ce temps - une première expérience, un tour de main mécanicien qui manque cruellement à l'industrie naissante. Charles Derosne lui fait gravir tous les degrés du salariat contremaître, directeur, intéressé à la marche de l'affaire; en 1836, Cail devient l'associé du patron. Le fils du charron de Chef-Boutonne a alors trente-deux ans. À l'époque même où Cail fait ses débuts dans l'entreprise Derosne, trois médailles d'or - distinction assez exceptionnelle' - témoignent en 1827, 1834 et 1839 du succès de la firme. Quand, en 1846, Charles Derosne disparaît, Jean-François Cail est apte à prendre la relève. Il est à l'aube d'une carrière industrielle d'exceptionnel niveau. Dans l'industrie textile, trois patrons successifs sont les auxiliaires de la réussite de l'Alsacien Herzog. Né à Dornach - une banlieue de :Mulhouse - le 25 janvier 1786, Antoine Herzog est en 1804 simple ouvrier fileur dans une filature de coton (la seconde plus ancienne filature mécanique de l'Alsace) créée cette année même à Bollwiller, dans les dépendances de l'ancien château de Voyer d'Argenson par Lischy et Dollfus. L'influence d'un des associés va être décisive sur l'avenir de Herzog : il remarque l'ouvrier, l'envoie faire des études a Paris. Arrivant dans la capitale, le salarié est en bas de l'échelle du savoir. Le ,jeune Alsacien ne connaît pas un mot de français. 214 1 Verpilleux a. épousé la veuve de son associé Baldeyrou. z La firme l'avait déjà obtenue en 1S17; elle l'obtiendra encore - sous Cail - en 1S44 et 1849. L'associé clairvoyant est Jean-Henri Dollfus. L'intelligence, l'ardeur au travail, la régularité de la conduite du jeune Antoine Herzog ont frappé le manufacturier. C'est au Conservatoire des arts et métiers que Jean-Henri Dollfus envoie étudier, à ses frais, l'enfant de Dornach. Après des études de mécanique, ce dernier fait un stage dans une filature de Saint-Quentin puis regagne l'Alsace. Mais l'aide de Jean-Henri Dollfus (qui sans doute a misé sur le jeune comme collaborateur) apparaît sans retour; vers 1810, peut-être un peu avant, Herzog entre dans une autre filature de coton, à Guebwiller cette fois : la deuxième rencontre - très fructueuse - que fait Antoine Herzog est celle de Nicolas Schlumberger. Immense figure du patronat textile : c'est un ancien associé d'une firme de Mulhouse - Jean Hofer et Cie; il est le gendre de JeanHenri Bourcart, industriel d'origine helvétique qui, à partir de 1808, cherche un site pour établir une filature mécanique de coton. Guebwiller fait l'objet de son choix. Vers 1810, l'entreprise s'y implante; il semble qu'Antoine Herzog ait participé au montage de cette unité, appelée à devenir l'une des plus remarquables de toute l'Alsace. En 1813, l'affaire prend le nom de Nicolas Schlumberger et Cie. Antoine Herzog y passe quelque dix ans. Il est « chef de travaux », c'est-à-dire pratiquement directeur. Le lieu d'observation dut être passionnant. La filature mécanique du coton vit alors, en France, ses toutes premières années. L'entreprise emploie six cents ouvriers dès 1814; plus de mille en 1826; en 1817, Nicolas Schlumberger y introduit la filature des numéros très fins. En 1832, avec cinquante-cinq mille broches, le gendre de Bourcart devient le plus grand filateur de coton français. Mais, à cette date, Antoine Herzog a quitté Guebwiller. La rencontre décisive - celle qui scelle le destin - est pour lui la troisième. Quittant en 1818 Nicolas Schlumberger, Herzog entre chez un autre Schlumberger qui, à Wintzenheim, près de Colmar, exploite une filature de laine bientôt trans formée en filature de coton. Cette fois, c'est le partenariat: Jean Schlumberger offre l'association. Un ancien ouvrier et un grand patricien, de 1818 à 1828, se trouvent réunis par une communauté d'intérêts dans une grande entreprise. Le tandem est prospère; dès 1819, les deux filateurs exposent des fils d'excellente qualité; ils emploient six cents ouvriers en 1826, exploitent l'année suivante seize mille broches de coton. En janvier 1828, un dernier acte intervient pour propulser Herzog. La société dans laquelle il est associé à Jean Schlumberger se trouve alors dissoute; Antoine Herzog se charge de la liquidation, puis demeure seul à la tête de l'affaire. À l'âge de quarante ans, le fileur de Bollwiller peut mesurer le trajet accompli : patron à part entière, à la tête d'une belle unité cotonnière (vingt mille broches


en 1834), il est devenu le pair des meilleurs et des plus anciens industriels de l'aire alsacienne. L'ancien ouvrier ne diminue certainement pas à ses yeux ses mérites quand il évoque les trois patrons providentiels - les trois maîtres à penser, à s'instruire, à agir - qui croisèrent son chemin. Ouvriers en bourgeoisie : un monde sans exclusive Cette fluide société montre peu d'esprit d'exclusive. L'ascension vers l'entreprise est facilitée parce que les employeurs sont heureux de promouvoir les talents dans leurs firmes, mais aussi parce que les membres du milieu patronal assimilent les familles fondées par ceux-là même dont, en certains cas, ils ont aidé l'ascension. 215 Se révèle ici un troisième groupe d'alliés : les éléments du patronat eux-mêmes, leur milieu familial et social. Non seulement ils admettent - ou aident - le succès des nouveaux arrivés mais, de plus, ils intègrent dans leurs rangs des lignées d'origine ouvrière. Le monde de l'entreprise de la première partie du XIXe siècle, en ce sens, s'avère plus perméable que. cette même société au cours des décennies suivantes : une ossification du milieu, alors, produira ses effets. Quelques trajectoires exemplaires permettent d'éclairer ce processus d'assimilation. Mais elles montrent cependant à quel point il importe que les succès initiaux soient durables pour que se confirme la promotion sociale. L'ascension ouvrière (mais la remarque vaut pour toutes les recrues les plus humbles, partant les plus fragiles) ne devient une réalité sociale que si se produit un « effet dynastie », que si l'actif est transmis à un successeur valable et désigné. En milieu d'origine ouvrière, il faut, plus qu'ailleurs, une volonté très ferme, une solide ambition, de la persévérance, une dose de réalisme et sans doute de tact, pour transformer le succès viager et en faire le succès d'une lignée. La réussite est perceptible dans le cas des Herzog. L'ascension initiale s'appuie sur la valeur du père : patron cn titre d'une firme cotonnière dès 1828, à l'âge de quarante ans, Antoine Herzog continue sur sa lancée; en 1836, ses deux filatures de coton en région de Colmar représentent seize mille et quarante-huit mille broches. L'homme est reconnu par ses pairs et les pouvoirs publies: il obtient une médaille d'argent à l'exposition de 1834, est créé chevalier de la Légion d'honneur en décembre 1849. Mais cette montée personnelle impressionnante n'eût pas fait une histoire familiale si, de son union avec Françoise Ehret, Antoine Herzog n'avait eu cinq enfants qui vont le prolonger en réelle bourgeoisie. Son fils Antoine - études au lycée de Strasbourg, auditeur libre à l'École centrale - peut mesurer en 1860 l'empire dont il va hériter: plus de soixante mille broches de filature de coton. Il l'augmente encore en acquérant ou louant des affaires atteintes par la crise cotonnière. En 1870, témoignant à l'enquête parlementaire, Antoine Herzog jeune déclare faire tourner plus de cent seize mille broches: le fils de l'ouvrier de Bollwiller a doublé en dix ans sa puissance en filature, a triplé sa force de tissage. H emploie à cette date deux mille ouvriers, égalant ou dépassant les familles de tradition. Succès doublement remarquable de cette intégration, dans la mesure où le recrutement salarié - exceptionnel dans le Haut-Rhin à l'époque pionnière - s'accompagne de l'appartenance à la religion catholique, tout à fait atypique dans le milieu patronal haut-rhinois. Pour réaliser leur assimilation, deux tiers de siècle ont été nécessaires aux Herzog. L'assimilation se fait aussi par le biais des fonctions qui confèrent à leur titulaire un rôle dans la cité. Des « charges anoblissantes » complètent le succès dans la firme. Claude Verpilleux est maire de Rive-de-Gier, membre de la chambre de commerce de SaintÉtienne de 1853 à 18661. Laurent Biétrv - officier de la Légion d'honneur - préside en 1855 le conseil des prud'hommes de la Seine. Jean-François Derrière révèle un échantillon de rôles qui marquent l'accueil des pairs dans des postes réservés en général à l'élite du monde industriel ou commercial : membre du Conseil général des manufactures de 1824 à 1829, il est, de 1833 à 1837, juge au tribunal de commerce de la Seine. Les mariages des enfants révèlent un autre signe - capital - de l'assimilation. Antoine Herzog fils épouse Ernestine Kohler, d'une famille de Colmar (leur fille épousera un conseiller à la Cour de cassation); un de ses neveux, Henry Herzog, 2I6 de l'Ass mblée constitua nte de 1848. épouse Mlle de Montrémy; la soeur d'Antoine Herzog, Adèle, prend pour mari Eugène Lefébure, d'une vieille famille normande. Un des fils de Jean-François Cail, Alfred Cail (décédé en 1889), créateur de sucreries en Égypte et fondateur, en 1873, des usines de Melle, épouse Marie-Agnès de la Chevrelière; le fils de Derrière, Guillaume, époux d'une Callou, devient le beau-frère de Romain-Frédéric Jourdain, grand manufacturier de Louviers. Claude Verpilleux a pour gendre Adrien de Montgolfier, qui sera directeur des Forges de la Marine : l'ancien rouleur de bennes est devenu l'allié d'une famille de noblesse papetière de vieille illustration... D'autres mariages, « fonctionnant » sur un mode différent, produisent aussi un effet dynastique. Jean-François Cail assure la promotion de son gendre, Alexandre Halot : cet ancien ouvrier d'Indret prend en 1844 la direction d'une des composantes de Derosne et Cail, l'usine de Denain. Cail fait pour Halot (avec l'alliance en plus) ce que Derosne a fait pour Cail. Ce phénomène se remarque aussi dans le cas de Doré. Victor Doré, devenu patron au Mans de la Fonderie Saint-Pavin puis locataire, quelques années plus tard, des Forges d'Antoigné où il fut apprenti, voit arriver en 1856 a Antoigné le Parisien Armand Chappée (1835-1922). Recruté comme chef comptable, Chappée épousera la fille aînée de Victor Doré. Quand celui-ci est atteint par la maladie, en 1867, Chappée assure la succession : le gendre amorce alors une carrière exemplaire. Ces mécanismes de l'assimilation ne minimisent pas la somme d'énergie, la volonté obstinée que l'ouvrier - ou le fils d'ouvrier - doit manifester pour s'imposer dans l'entreprise, dans la profession, dans le milieu. Les ouvriers devenus chefs d'entreprise forment la pointe de l'immense pyramide des salariés demeurés anonymes: ceux-ci ne peuvent ou ne veulent pas changer de condition, ou encore disparaissent rapidement des rangs du patronat, balayés par la conjoncture qui annule leurs efforts avant que ne soit confirmée leur percée initiale. Mais leurs qualités mêmes suffiraient-elles longtemps à assurer la promotion de salariés doués? Le « sillon » ouvrier pourrait-il fournir durablement son contingent de recrues patronales? L'« aide de Dieu » et le travail, qu'évoquait en 1850 l'Alsacien Herzog, seraient-ils suffisants? 'es fimiles clu Aon T out progrès a ses contreparties. Vers le milieu du siècle, le passage à l'industrie et surtout à la grande industrie engendre ainsi des problèmes. Parmi les inconvénients de ce temps, l'un des plus fâcheux aurait été « la difficulté qu'éprouve à s'établir et à devenir chef d'entreprise un ouvrier rangé, laborieux, intelligent, mais sans fortune... » : lors de la séance du 30 mai 1860 de la société industrielle de :Mulhouse, un rapport établi par Auguste Dollfus et Charles Thierry-Mieg - deux patriciens du textile haut-rhinois - évoque en ces termes le blocage de la promotion ouvrière. Les deux industriels posent le problème de la difficulté - financière surtout - de la création d'entreprise ou, au cas où celle-ci existe, de sa prise en charge par un candidat ouvrier. La question est au coeur de la condition ouvrière : quels sont les « lieux » et les « temps » où cette promotion pourra s'effectuer? Comment, aux acteurs mêmes de l'époque pionnière, peuvent apparaître les limites - et les fragilités - de ce recrutement salarié? 55


L O u v r i e r " s a n s 1 0 1 - t u n e » : C e - 4 i n c l u s t r i e s L é g è r e s Contrairement à l'artisan dont, par certains aspects, il est pourtant si proche, l'ouvrier du XIXe siècle se trouve, à la place qu'il occupe dans le processus productif, en principe incapable d'une accumulation lui permettant d'envisager l'évasion vers une sphère supérieure. Les trente ou quarante francs que - dans les cas les meilleurs - il obtient chaque semaine le maintiennent dans un état en principe immuable. L'ouvrier « sans fortune » qu'évoque la société savante haut-rhinoise peut-il nourrir l'espérance d'accéder un jour à la condition patronale? L'accès est soumis à une condition primordiale : il faut entrer dans les industries non frappées d'un péage trop élevé. Certains secteurs voient vers le milieu du siècle leur accès se bloquer. Toutes les industries - poursuit le rapport de la société industrielle de Mulhouse - « exigent à présent de grands capitaux et un matériel coûteux, de jour en jour plus considérable ». La candidature ouvrière doit se porter de préférence vers les secteurs peu capitalisés : il faut se glisser dans les industries les moins chères. Deux types d'activités se distinguent à cet égard, Les métiers d'une certaine nouveauté, d'une part : en un siècle de changements techniques et commerciaux accélérés, les productions nouvelles sont souvent réalisées par des unités dont la taille est réduite. Le rapport des deux industriels mulhousiens cite à ce propos l'exemple de l'ouvrier Rollin. Natif de Cernay, celui-ci travaille comme imprimeur d'indiennes, puis devient ouvrier dans une fabrique de caoutchouc - une industrie nouvelle - fondée en 1844 par Risler à Cernay. Rollin quitte cette fabrique, accomplit son service militaire, gagne Paris où, grâce à son travail, il peut réaliser quelques économies. En 1853, il a deux mille francs. Avec un associé, Rollin aborde à Paris la fabrication des manteaux en caoutchouc, puis rachète en juin 18571a fabrique de Cernay où il fut ouvrier. Un autre gisement de professions « ouvertes » est fourni par des industries traditionnelles en cours de modernisation, mais dont la transformation n'a pas encore entraîné un changement d'échelle interdisant toute possibilité d'accession ouvrière. Il s'agit d'industries proches des arts, contiguës auX métiers, là où les limites des deux états - patronal et ouvrier - sont assez floues. La grande ville favorise l'existence de ce genre de petites entreprises. Dans les grandes cités, la division du travail est encouragée; elle multiplie les ateliers voués à une fonction précise dans la chaîne productive. À Paris, à Lyon ou à Lille, un patron menuisier peut s'adonner à la fabrication des pieds de chaise et non à la production de la chaise tout entière. La fabrique d'instruments de musique pousse cette parcellisation jusqu'à son point ultime; en de nombreux cas, un fabricant produit un élément de l'instrument: un fabricant de cordes fournit ainsi le facteur de pianos, assembleur terminal de composants multiples. Cette atomisation des tâches tolère - voire encourage - la micro-entreprise. L'ébénisterie, la petite métallurgie, la construction mécanique, le travail des métaux fins, les productions d'art en général se satisfont pendant une large partie du siècle de ce type d'unité. En certains de ces métiers traditionnels, mais qui se modernisent, le passage par l'état salarié n'est pas véritablement un handicap social. La production de pianos ou d'instruments à vent, les fabriques d'orgues connaissent un nombre significatif d'accessions à l'entreprise par un stage ouvrier. Le « tour de main » s'avère, dans ces 218 métiers, d'importance primordiale. La lutherie ne fait pas exception, où il convient (même si l'on est fils de luthier) d'être ouvrier chez un ou plusieurs maîtres - si possible réputés - avant de se lancer à son compte dans la fabrication. L'atelier du luthier Nicolas Lupot accueille des ouvriers qui, après quelques années, s'installent à leur compte; Malou Haine' cite le cas de Charles Mennegand : originaire de Nancy, apprenti à Mirecourt - alors berceau (le la lutherie française -, il entre en 1840 comme ouvrier chez Rambaux, à Paris, où il reste dix ans, travaille chez un autre employeur, puis se met à son compte, à Amsterdam d'abord, de 1852 à 1857, avant de se fixer à Paris. Quels sont les moyens financiers, dans l'un et l'autre de ces groupes d'industries, dont disposent les ouvriers qui accèdent à la condition patronale? Ces moyens s'avèrent souvent infimes. En 1853-1854, l'ouvrier Rollin qui - on l'a dit - dispose de deux mille francs unit ses efforts à ceux d'un associé qui apporte la même somme. Les premiers profits vont être réinjectés : l'actif des deux associés en 1860 se chiffre à près de quarante mille francs, sans compter les constructions. Le style de vie est fruste: Rollin ne renie pas ses habitudes passées (il travaille lui-même) et sa femme est à la tête d'une dizaine de couturières. Le chiffre d'affaires, en 1859, est de cent cinquante mille francs. Aux apports des ouvriers s'ajoutent parfois les dots de leurs épouses : dans la fabrique instrumentale de Paris, les sommes additionnées dépassent rarement dix ou quinze mille francs. L'ouvrier Kutt, ainsi, a économisé cinq mille francs lorsqu'il se marie - en 1850 - avec une femme qui lui en apporte six mille: ces sommes permettent la création, en 1851, d'une fabrique de mécaniques pour pianos à laquelle se joindra le frère de l'ancien patron. D'autres ouvriers font des emprunts pour lesquels un parent, éventuellement, se porte garant. L'accès à ces types d'entreprise se fait selon divers schémas. Certains procèdent par rachat de l'affaire qui les a employés : Tessereau travaille pendant seize ans chez Montal puis, au décès de celui-ci en 1865, rachetant le fonds grâce à ses économies, devient producteur de pianos. Nestor-Dominique Audinot est pendant cinq ans ouvrier dans les ateliers du luthier J.-B. Vuillaume dont, en 1875, il prend la succession. D'autres sont associés à l'affaire du vivant du patron : Jean-Frédéric Ziegler, engagé comme ouvrier dans plusieurs fabriques de pianos, devient contremaître chez Aury; celui-ci l'associe en 1846. Certaines promotions sont assez tardives. H.-D. Villette travaille chez Louis Lot depuis déjà vingt ans quand, en 1875, son patron se retire et lui cède ses ateliers. À son tour, Villette passe l'entreprise à l'un de ses ouvriers : nous sommes en 1882. Augustin Brisset, entré en 1869 comme apprenti chez Déjardin, succède à ce fabricant d'orgues en 1883. Mais l'accessibilité de ces industries a son revers : leur grande précarité. Fonds de roulement insuffisant, actifs trop développés par suite d'ambitions excessives, gestion malencontreuse marquent souvent ces firmes. Vienne une crise à s'abattre sur elles, la faillite fera disparaître à jamais ce qui fut un témoin de la promotion ouvrière. D'une manière plus générale, et même à l'écart des turbulences économiques qui peuvent les atteindre, ces firmes présentent une autre caractéristique : leur faible croissance. La « fabrique », note avec justesse Jeanne Gaillard, « se renouvelle par le bas; c'est pourquoi elle ne va pas très loin ni très haut. » Ces entreprises, qui n'ont notamment pas le moyen d'assumer par elles-mêmes la vente de leurs produits, sont aux mains de négociants ou de commissionnaires qui leur dictent leur loi. Le petit atelier se multiplie en nombre : il est « voué à la chétivité ». 56 Malou Haine, Les Facteurs d'instruments de musique à Paris au 19` Siècle: des artisans face à l'industrialisa tion, Édiü.,,s de 1 o'lir, ,:.gii. de Br,, '=lies, 1985. J Gaillard, Paris ra Ville (1852-1870), champion, 1976. L accès ~ sala,iés au patronat textile T rès différentes par leur nature, les industries donnant naissance à de grandes entreprises. L'industrie textile est de celles-là, qui eut, elle aussi, ses recrues d'origine ouvrière.


Si l'on cherche les causes de la relative accessibilité de l'industrie textile aux plus humbles, une explication peut être trouvée dans le fait que, pendant les premières décennies du siècle, cette industrie n'a pas atteint un niveau de capitalisation trop élevé. Le « ticket d'entrée » n'y est pas coûteux au point de dissuader des candidats sans fortune. L'entreprise textile présente notamment la caractéristique de pouvoir se constituer par paliers progressifs, un métier à tisser s'ajoutant à un autre métier. Ainsi vit on se créer des unités appelées à atteindre une taille importante, avant que l'effet « tout ou rien » ne fasse peser trop nettement ses contraintes : dès qu'apparurent les impératifs de taille (la force motrice de la vapeur impliquant le regroupement des métiers dans de grands ateliers), la veine des recrutements ouvriers tendit à se tarir. C'est - dans le Nord et l'Ouest notamment - le tissage des toiles qui, non mécanisé durant une large partie du siècle, reflète le mieux cette accessibilité. En Flandres, en Cambrésis, dans la Sarthe, en Mayenne, cette activité tolère longtemps l'ascension par paliers progressifs. L'ouvrier tisserand, travaillant chez lui pour le compte d'un négociant, est en nombre de cas propriétaire de son métier, voire de plusieurs métiers. Pour peu qu'il veuille s'affranchir de la tutelle du donneur d'ordres, l'ouvrier tisserand a la possibilité de changer d'état. Soit qu'il monte lui-même une petite unité de quelques métiers manuels moyennant un investissement qui reste modique', soit qu'il se fasse « proto-entrepreneur », se contentant de faire travailler pour son compte ces tisserands dont il faisait partie jusqu'alors, il accède au « patronat » dans l'un et l'autre cas. Les ascensions d'un Delespaul ou d'un Adrien Grenier ne se comprennent pas autrement. L'abaissement du droit d'entrée peut "être obtenu grâce à une opportunité qui, au XIXe siècle, n'est pas exceptionnelle : la location d'usine. Né à Chomérac en 1837, engagé comme apprenti aux moulinages de soie que Chabert exploite dans cette commune, Marins Bouvier décide en 1861 - à l'âge de vingt-quatre ans - de louer à son compte, dans la Drôme, un moulinage à Saillans, près de Die, puis un autre à Die même. Il en devient rapidement propriétaire puis, de proche en proche, accroît son entreprise. L'ascension sociale accompagne la promotion en affaires : l'apprenti de Chomérac marie sa fille, en 1872, à Joseph Chabert (le fils de son ancien patron) ; et Joseph Chabert succèdera à Bouvier. Une seconde explication éclaire certaines promotions ouvrières dans l'industrie textile. Vienne le salarié doué, apporteur de projets, d'idées, de procédés nouveaux, voire d'inventions ou simplement possesseur d'un grand sens de l'organisation, à se faire remarquer par l'employeur qui offre de l'intégrer plus étroitement à la marche de l'affaire, alors le prix de l'entrée est reporté sur celui-là qui formule une telle offre. C'est dire le caractère « aristocratique » de telles promotions qui, dans les cas les plus favorables, conduisent à l'association. En Alsace, au Logelbach - commune de Witzenheim -, Jean Schlumberger s'associe avec Antoine Herzog; dans le Nord, le rubannier Lauwick s'associe avec son contremaître Gallant et l'industriel Alfred Motte pousse à son degré ultime la formule de l'association capital-travail, en offrant leur chance à des ouvriers - ou des fils d'ouvriers - valeureux : à la fin du siècle, un bon ouvrier apprêteur, Deleseluse (devenu contremaître, mais resté illettré), 220 1 En 1S69, un métier à tisser ma n nel „ , i ;~, à quac'd, ou. ein quanle francs. t'n ensemble de quelques dizaincs de métiers ne représente donc pas u.n investissement. ~rucssif puis le fils d'un trieur, Porisse, deviennent l'un et l'autre associés dans deux entreprises du patron de Roubaix. L'état de contremaître, dans ce cadre, apparaît comme le grade à atteindre pour avoir toutes ses chances. Aux franges de la condition ouvrière (dont, souvent mais pas toujours, il procède), le contremaître constitue un rouage central de la fabrication textile. Dans le cas du tissage, notamment, avant que celui-ci ne soit concentré en usine, le contremaître organise et surveille le travail des tisserands à domicile pour le. compte du négociant dont il est, bien souvent, l'unique « cadre ». Distingué pour son savoir-faire et son autorité, il jouit d'un salaire (deux à trois mille francs par an) qui lui permet de saisir les opportunités de se mettre à son compte. Dans la région lilloise, en Normandie, dans les Vosges, certaines des firmes que fondent de tels cadres deviennent très importantes. À Roubaix, les frères Dillies, contremaîtres qui débutent en 1853 avec 26 métiers, accroissent leur tissage, faisant battre 400 métiers dans un seul atelier en 1860; ils deviennent par ailleurs filateurs de coton et de laine. Sur les 27 industriels que compte en 1870 le secteur du Thillot, dans les Vosges, 19 sont d'anciens contremaîtres ou employés de fabrique « arrivés, par leur travail, leur économie et leur intelligence, à pouvoir fonder ou acquérir une usine ». Si des ouvriers accèdent à l'entreprise par la ligne de moindre pente du « péage » le plus bas; si d'autres, par leurs mérites, se font désirer par leurs employeurs au point d'être associés aux chances - et aux risques - de l'entreprise et, de ce fait, accèdent sans débours personnel à l'outil de production, certains, enfin, utilisent avec éclectisme ces deux méthodes. Né à Brethel (Orne) en 1830, Auguste Badin voit sa famille émigrer à Barentin où son père trouve une place d'ouvrier dans une filature de lin. À l'âge de douze ans, il est embauché comme rattacheur dans cette même entreprise. Rapidement remarqué par son patron, Dutuit, Auguste Badin gravit au pas de charge toutes les marches de la promotion ouvrière : contremaître à quinze ans, directeur à dixhuit, il peut en 1852 se porter locataire de l'usine qui l'a employé jusqu'alors. L'exploitant à son compte grâce à cette prise à bail (il louera également une usine à Rouen), il profite d'une autre occasion providentielle : en 1860, des crédits sont ouverts, pour l'industrie textile, aux entrepreneurs désirant investir. Il se porte acquéreur - pour cinquante mille francs - de l'ensemble des actifs dont il est locataire. La spirale ascendante est dès lors amorcée. Il s'appuie sur la conjoncture économique troublée des années 1860, rachète trois petites filatures, en construit une nouvelle : à la fin de l'Empire, cet Herzog normand est devenu - à moins de quarante ans - une puissance textile. Mais ce type de parcours tendra à se faire rare. En dehors du tissage, durablement épargné par le mouvement de concentration dans de grandes unités, la filature de coton et surtout celle du lin, ainsi que la filature et le peignage de laine (mécanisés après 1860 dans leur totalité), seront bientôt interdites à de tels candidats. À la fin du second Empire, le devis d'une filature de coton de dix mille broches dépasse six cent mille francs, celui d'une filature de lin de cinq mille broches côtoie le million. Les branches les plus « lourdes » de l'industrie textile ferment leurs portes aux recrues ouvrières. Un mur d'argent s'est élevé. 221 Haute-Marne, vers 1840. Louis-Toussaint Bordet-Giey s'impose sur les rives de l'Aube. Attachante physionomie, restituée par un portrait du temps : un visage volontaire, front large surmontant les sourcils broussailleux, nez fort. Traits énergiques, cadrés dans le vêtement bien marqué par l'époque : haute cravate noire mangeant en partie ce visage énergique, redingote à larges revers laissant voir le gilet à carreaux. L'homme ne manque pas d'allure et, sans doute, d'autoritaire présence. C'est un maître de forges, chef du haut fourneau d'Auberive et, à quelques kilomètres au nord - également en bordure de l'Aube -, patron par surcroît de l'usine dite de la Forge qui fait du fer à partir de la fonte de l'usine qui se trouve en amont. Contours très classiques d'une moyenne entreprise : Bordet règne sur ces deux usines (auxquelles s'ajoute, un peu plus loin encore, un lavoir de minerai) fort ressemblantes à celles qui, par dizaines, s'étagent sur les bords de l'Aube ou sur ceuX de la :Marne. Za geilLOf2 unitaire -Au début, en de très nombreux cas, un homme. Un homme seul, gestionnaire, faisant régner, par-delà l'aspect juridique de la propriété qu'il exerce sur l'outil de production, une autorité quasi régalienne sur son affaire.


Il faut se remettre en mémoire, la dimension physique de nombre d'entreprises de l'époque pionnière. L'étendue des ateliers, le nombre des ouvriers, le « domaine » à parcourir, la complexité des équipements ne sont pas tels, en bien des cas, qu'un homme, au besoin assisté d'une équipe très restreinte, ne suffise à assurer l'animation des êtres et la gestion des choses. L'industrie sidérurgique elle-même put assez longtemps se contenter d'un encadrement réduit. Avant que la révolution des forges ne vienne, au cours des décennies 1860 et 1870, étendre la taille des unités et accroître la complexité des fonctions qu'elles assument, l'usine sidérurgique demeure une petite entreprise. En Jura ou en Champagne, en Avesnois ou en Bourgogne, le haut fourneau, la forge forment des domaines encore assez limités pour ne pas postuler à leur tête un patronat nombreux. La Thuillière, l'une des deux usines que gère Bordet-Giey, rend compte de cette dimension restreinte. Produisant cinq cents tonnes par an en 1818, le haut fourneau est reconstruit en 1836 d'une manière plus moderne, avec une soufflerie mue par une roue hydraulique assistée d'une machine a vapeur en cas de sécheresse : vingt mineurs, trente-deux forestiers, trente charretiers assurent les approvisionnements et les transports, sept ouvriers seulement servant le haut fourneau. 1.000 225 Ce type de firme est répandu par dizaines d'unités dans la France de ce temps. Avant que la sidérurgie au coke, les procédés modernes - Siemens, Martin, Bessemer et surtout Thomas - et l'apparition de l'acier ne mènent au succès décisif les grandes régions gagnantes (la Lorraine et le Nord), démantelant des rangs entiers de ces microfirmes, radiées à jamais de la France des usines, de telles entreprises peuvent se satisfaire d'un unique patron. La grande roue sur le cours d'eau, la machine à vapeur parfois, si la force hydraulique est pa r trop paresseuse, le magasin à charbon de bois, le lavoir de minerai, la halle de coulée et, au noeud de ces légers complexes, le haut fourneau, tour d'une dizaine de mètres, pièce élémentaire à produire de la fonte : immuable tableau, bucolique parfois, de cette primo-industrie. Les fonctions techniques - deux coulées de métal par vingt-quatre heures - sont les impératifs essentiels à la charge des « maîtres » de ces forges. Le fait est encore plus frappant dans l'industrie du tissage. Avant que la fabrique de toiles ou de tissus ne soit, vers 1860 ou 1870, mécanisée, cette industrie, décentralisée au domicile des travailleurs, fonctionne comme si la production avait été « déléguée » à des exécutants extérieurs. Dans le Nord, le rôle patronal, outre la commercialisation des tissus, est essentiellement, dans ce contexte, l'approvisionnement des tisserands en matières premières que le chef d'entreprise prépare à leur intention. Le maître de la firme achète le fil, le teint, l'ourdit, et le tisserand vient le chercher dans un local, l'ouvroir, qui ,jouxte le plus souvent la demeure patronale. Lorsque le tissage se sera mécanisé, abandonnant cette première forme de production, la fabrication étant « rapatriée » dans les murs d'une < usine », les dimensions de la firme - considérablement accrues déjà - ne seront pas telles encore, en bien des cas, que des contraintes de gestion trop sévères poussent immédiatement à l'éclatement de la fonction patronale. Prenons l'exemple de ce tissage vosgien, reconstruit après un incendie en 186I, qui donne une bonne image des premières unités mécaniques. Un grand bâtiment à trois niveaux : les salles du rez-de-chaussée et du premier étage contiennent chacune quatre-vingt-dix métiers. La préparation est au second étage : un bobinoir vertical de cent broches, deux ourdissoirs, une encolleuse située à l'aplomb de la roue hydraulique. Les dimensions physiques d'un tel ensemble ne semblent pas dépasser les forces d'un patron assisté de quelques auxiliaires. Car l'émergence et la permanence, dans les rangs patronaux, de ce premier type gestionnaire que constitue la firme personnelle reposent aussi sur la présence d'un encadrement - extrêmement léger, mais efficace - qui en démultiplie les forces. Au coeur de cet encadrement, personnage clé du premier management, le contre226 maître. La première littérature de gestion lui fait une place éminente. Il surveille et se sait surveillé; il fait régner l'ordre et la discipline dans les ateliers. Dans la région lilloise, le contremaître principal est en fait un directeur responsable, aux niveaux technique et humain, de l'ensemble des fabrications; le contremaître en second, chargé de la surveillance d'une salle, répercute les consignes données par l'échelon supérieur; le « surveillant », enfin, fait respecter les ordres aux exécutants. La fonction du contremaître est donc plus importante que celle que le mot évoque de nos,jours. L'exemple, à Armentières, de Julien Wable, contremaître chez le filateur de coton Hubert Dansette, en fait un archétype. Cet homme démontre d'éminentes qualités. Ignorant au départ la mécanique, il se l'est assimilée au point que l'industriel en fait son principal adjoint. De 1837 à 1853, année où il est proposé pour une distinction accordée par la chambre de commerce de Lille, il améliore la fabrication, veille à la qualité des produits, mais aussi à la sécurité des travailleurs, menacés à l'époque par les dangereuses transmissions. Wable a franchi tous les échelons : entré à vingt-six ans chez son patron comme fileur de coton, surveillant au bout de trois années, il est, après cinq ans, devenu contremaître. On comprend mieux, au prisme de cet exemple, comment et pourquoi certains de ces cadres, n'arrêtant pas leur course promotionnelle, entrèrent dans le patronat. Dimensions restreintes du domaine, encadrement d'auxiliaires peu nombreux mais compétents, présence physique de tous les instants du chef d'entreprise qui dans ce genre de gestion se trouve quotidiennement immergé dans la réalité de la firme : tels apparaissent les paramètres de ce type patronal. Il se caractérise par la somme de labeur que, pr i m us i nter pares, le patron, travailleur parmi les travailleurs, s'impose dans la firme. Travail interminable, Journées épuisantes parfois. Le patron se doit pour l'essentiel à l'entreprise. La renonciation à la carrière des affaires, à laquelle certains se décideront pour s'adonner à une activité plus conforme à leurs goûts, semble être en partie une conséquence de cette exigence. ~a firme au léminin ans les entreprises au climat très intime qui, dans le tissage notamment, caractérisent la période transitoire, en ces « ouvroirs » qui, dans la région lilloise, avoisinent fréquemment la demeure patronale, c'est la femme et l'homme qui, en nombre de cas, préparent tous deux les matières que les 227 travailleurs à domicile viendront chercher. Floris Toulemonde et Amélie Destombe, à peine mariés, s'installent à Roubaix (1823). « Artisans, écrira leur petit-fils, l'homme et la femme travaillaient tous deux autant et plus que leurs ouvriers. » L'époque génère un patronat féminin. Les dimensions de l'entreprise, qui ne s'est pas encore réellement dissociée - nij uridiquement ni physiquement - de la personne de ses animateurs, impliquent une cogérance des époux sur la firme. La même réalité s'impose dans les affaires de négoce qui voisinent avec les entreprises vouées à la fabrication. Cette cogérance peut aussi se remarquer en des unités importantes. À Rupt-sur-Moselle, le grand tissage de Saulx (qui compte en 1845 quatre cent trente-trois métiers regroupés et trois cent trente-huit ouvriers) est géré en 1857 par Michel Antoine (1796-1870) et Marie-Rose Collin, sa femme. On comprend dès lors que des femmes aient pu prendre la relève après le décès de leur mari. Lorsque le Vosgien Jean-Thiébault Gehin, qui a fondé en 1825 à Saulxures une filature comprenant bientôt dix mille broches, puis deux tissages mis en activité en 1828 et 1838, disparaît en 1843, sa veuve lui succède. Parfois, c'est une gérance temporaire qu'assure une épouse frappée par la perte de son conjoint. Quand Pierre-Claude Pinot, qui exploite, aidé par son fils aîné, trois cent vingt métiers à tisser à Rupt-sur-Moselle,


décède à l'âge de cinquante-quatre ans, en janvier 1878, la veuve, Marie-Victorine Parmentier, qui a quarante-huit ans, doit administrer l'entreprise en attendant la majorité de ses autres enfants. Ce fut encore parce que les circonstances mirent sans préavis des femmes à la tête de familles nombreuses qu'elles devaient élever, que certaines se révélèrent des créatrices de firmes. Lorsque, le 23 juillet 1833, à huit heures du soir, Camille Nicolet épousa Auguste Perrin, notaire à Nantes-en-Ratier, la jeune femme ne se doutait certainement pas qu'elle allait devenir une « patronne ». Née le 17 mai 1812, Camille Nicolet était la fille d'un gantier de Grenoble. Son mari ayant fait de mauvaises affaires, le couple s'installa à La Mure à la fin de 1855. Le notaire y mourut en mars 1857. La veuve Perrin se trouvait seule avec ses sept enfants. Sur les conseils de son frère, marchand de fer à Grenoble, elle revint se fixer, en novembre 1857, dans la cité des siens. En février 1860, elle commença - à quarante-huit ans - la fabrication des gants. On raconte que tout le lot des premières peaux tenait sur une des chaises de l'appartement. L'équipe gestionnaire était aussi à la taille de la firme naissante : au côté de Mme Perrin, un vieil ouvrier, Rocco, et deux des fils : l'aîné, Ferréol, âgé de vingt ans, et Paul, dix-sept ans. Mais, bientôt, d'autres fils viendraient rejoindre leur mère, fondatrice d'entreprise. L'équipe familiale, alors, verrait le jour. 59 Les equipes dY ~ t ast iques Célestin-Napoléon Réal, né à Solesmes en 1808, a songé un temps à entrer en prêtrise. La mort prématurée de ses parents l'incite à abandonner ses projets. Il aborde la production textile. À l'instar de nombreux entrepreneurs du Cambrésis, Réal fait d'abord tisser des toiles à la main, avant de monter à Solesmes un tissage mécanique. Renonçant au célibat, il épouse en 1835, au bourg de Briastre - à trois kilomètres de sa ville natale -, Catherine Charlet, originaire du Cateau. Son épouse lui donnera une fille et trois fils : tous les trois - et le gendre - entreront dans la firme paternelle. Seconde naissance d'une création qui eût pu demeurer viagère : la firme s'érige sur des bases dynastiques. Pendant tout le XIXe siècle, le modèle de l'entreprise familiale va se perpétuer. Voici Joanny Joya (1840-1910). Fondateur dé 1860, il fait entrer son fils Régis dans son usine grenobloise. Celui-ci, né en 1865 - au temps des débuts balbutiants de la firme -, va se spécialiser dans le domaine de l'hydraulique et des fondations à l'air comprimé. En 1891, la raison sociale sera modifiée pour devenir Joanny Joya père et fils. Le « dauphin » s'est intégré à la création dynastique : fait fondamental dans une telle affaire, type de ce que l'on peut appeler le modèle familial. Pour l'heure, ce modèle figure comme un des schémas - le plus simple et le plus logique - de l'évolution d'une firme à ses débuts: un premier type d'équipes gestionnaires, les familiers eux-mêmes assumant l'essentiel des fonctions. Si les aînés ont besoin des plus jeunes pour assurer la continuité de leur entreprise, la réciproque est également vraie. Le tissage vosgien du Prey - à trois kilomètres du Thillot - a été fondé, un peu avant 1845, par Joseph Thimont. En 1857, ses fils Gustave et Paul en sont propriétaires. Ce n'est pas un établissement de médiocre importance : il exploite, cette année-là, cent soixante métiers et emploie cent vingt ouvriers. Le père s'est retiré a Rupt-sur-Moselle, où il décédera en 1876, à l'âge de quatre-vingt-cinq ans; mais, durant sa retraite, il aide ses fils à gérer leurs affaires, notamment les filatures de coton que ceux-ci exploitent en association avec la famille Forel depuis 1865. Ainsi put se réaliser, par symbiose familiale, une sorte d'autoformation patronale. Mais à côté de ce rôle de conseil, deuX fonctions essentielles - la production et la vente - se distinguèrent pour constituer les pôles majeurs de la répartition des taches au sein de la famille. Les fils de Floris et d'Amélie Toulemonde témoignent à 59

Roubaix de ce phénomène. L'aîné des fils, Jules, sera l'industriel gérant méthodiquement « l'intérieur ». Il commande notamment outre-Manche les premiers métiers mécaniques de la firme et, pratiquant les fournisseurs avec une grande maîtrise, assure également la l'onction des achats. Henri - prématurément disparu en 1875 -, bon fabricant lui aussi, sera le vendeur de grande classe, réservant par ailleurs une part de son temps aux très utiles activités extérieures : dès 1864, à la chambre consultative des arts et manufactures dont il est le secrétaire de 1868 à 1872 - et, dès 1868, au conseil municipal de Roubaix. La vente prenait en certains cas une telle importance qu'elle amenait les gestionnaires en charge de cette fonction à changer d'horizon. Alcide Réal - l'un des quatre enfants de Célestin Réal -, de retour de séjours d'apprentissage en Angleterre (1866) et aux États-Unis (1868), rejoint le tissage mécanique familial de Solesmes, y est chargé d'abord de la comptabilité, puis se voit confier le comptoir de vente de Roubaix. Il émigre alors durablement du Cambrésis pour la région lilloise. Mais le Grenoblois Valérien Perrin l'un des trois fils de Mme veuve Auguste Perrin, fondatrice d'entreprise - voit quant à lui l'espace de sa firme s'étendre aux dimensions planétaires : ayant achevé ses études à Lyon, il propose à sa mère et à ses frères d'explorer le marché américain, s'embarque pour New York en janvier 1873 et, après s'être engagé dans des emplois subalternes - balayeur de magasin, employé de bureau -, obtient d'importantes commandes de gants, ouvre un atelier et demeure outre-Atlantique pendant, douze ans... Une autre spécialisation peut s'établir dans certaines entreprises, en fonction des lignes de produits. Dans la firme vosgienne des Fleurot, créée au Val d'Ajol en 1834, où la laine et le coton étaient simultanément mis en oeuvre, la troisième génération illustre ce clivage : Ernest-Joseph Fleurot, qui a acquis de solides connaissances techniques à l'école industrielle de Nancy, se voit vers 1880 confier par son père, Ernest Fleurot, la direction de la filière coton, ce dernier se réservant le département lainier. À la spécialisation par fonctions ou au clivage par lignes de produits, on pouvait préférer une organisation spatiale. Les Chagot adoptèrent ce dernier modèle vers 1825. On comprend pourquoi le fondateur, Jean-François Chagot, voulait s'entourer de ses fils : son entreprise était aux confins de la grande entreprise. Claude, l'aîné, fut à la tête de la succursale de Paris; Henri géra la cristallerie du Creusot et le charbonnage de Blanzy; Hippolyte, la fonderie et l'usine du Creusot; un gendre, Andrieu, prit la charge de la fonction transports - et notamment des équipages de 230 Samuel Kœchlin (1719-1776), un dés fondateurs de l'industrie de l'indienne à Mulhouse, créa. etz 1746, en association avec JeanHenri Dolfus (1724-1802). ame fabrique d'impressions, la plus ancie nnr d'Alsace. Samuel Koechlin. Jean-Henri Dollfus. Chez Dollfus-Mieg, dont la fabrique d'indiennes est créée era 1800, une ouvrière opère des « réserves» en recouvrant de vernis certaines parties de son rouleau en fonction des dessins d réaliser. Ouvrière peignant des réserves, Etablissement Dollfus et Mieg. chevaux -, un autre gendre, Degournay, s'occupant de la comptabilité. Mais le cadet, Jules Chagot (né en 1801), sera en fait le réel successeur à la tête de Blanzy. Chez les Herzog, au Logelbach, la gérance de l'affaire est ordonnée autour d'une idée simple : les fils viennent s'intégrer à la firme, mais le développement extérieur est confié au gendre, Lefébure : c'est à Orbey que celui-ci s'installera vers 1843 pour prendre en main une nouvelle entreprise. Ces attelages familiaux avaient toutefois leurs limites. L'appartenance à une même descendance ne protégeait pas les équipes des mésententes et des ruptures. Ainsi, la répartition entre ses descendants de la gestion de l'ensemble des entreprises qu'avait réunies Jean-François Chagot ne put, malgré son désir, se réaliser. Elle eût exigé la compatibilité des tempéraments des frères et des


gendres : la société Chagot frères fut dissoute le 31 mars 1829. En certains cas, la cohésion fut même meilleure entre partenaires de lignées étrangères : on pouvait subir des frères et élire des amis. je dis à M. Haeffely : vous avez fait connaître à mon oncle que vous cherchiez un associé. Me voici. H m'objecta : mais vous n'êtes pas chimiste. Je lui répondis: qu'à cela ne tienne; il y a M. Gustave Schaeffer, qui vient de quitter la maison Dollfus-Mieg pour vivre de ses rentes et qui est encore trop actif pour ne plus travailler. M. Haeffely accepta très volontiers cette combinaison et m'autorisa à en parler à M. Schaeffer, qui accepta lui aussi... » L'auteur de ces lignes écrites en 1914 est Auguste Lalance. H rend compte d'un entretien qu'il a eu en 1870 avec Henry Haeffely, industriel à Pfastatt (au nord de Mulhouse) en quête d'associés; le technicien Gustave Schaeffer, comme Lalance, viendra s'intégrer à la firme de Haeffely. Cet insolite dialogue dévoile l'existence d'une sorte de « marché » de partenaires possibles pour l'entreprise débutante ou déjà confirmée, d'un vivier dans lequel puiseront certains pour compléter leur équipe gestionnaire. La parenté, ici, n'intervient plus. Sans que les liens de famille ne viennent, au premier chef au moins, expliquer leur rencontre, des équipes aux profils différents, parce que formées au gré d'événements très divers, vont se forger pour sous-tendre les firmes pionnières. Ainsi s'expliquent, héréditaires parfois, des raisons sociales à plusieurs patronymes, dont certaines sont parvenues jusqu'à nous. -As4Ot^tit des talents Le lignage, ici, n'imprime plus le poids de son histoire. La vie de la famille ne dicte plus la démarche de base. La différence est très nette entre ce type d'entente et la formule plus purement dynastique : l'élection d'un associé marque, dans ce cadre, le choix d'un partenaire que la parenté n'est plus là pour imposer. L'option revêt, de ce fait, une importance encore plus capitale. Quand une nouvelle société est constituée pour exploiter la houillère de Blanzy, le 17 octobre 1836, Jules Chagot préfère une présence étrangère à son cousin Bassano, qui quitte alors l'affaire. Il prend pour associé Joseph-Marie Perret, un homme beaucoup plus âgé que lui et non apparenté.Ce choix sera heureux: le jeune chef d'entreprise trouvera en son aîné un partenaire de poids qui fera de leur entente, et pour de longues années, une totale réussite. Les circonstances pouvaient créer de tels rapprochements. Les Perret et les Chagot se connaissaient depuis plusieurs années. Joseph-Marie Perret et Jules Chagot avaient notamment travaillé en commun, dès 1827, dans l'exploitation d'une verrerie, et la famille Perret avait été associée à diverses tractations qui, quelques années auparavant, avaient clarifié les frontières du domaine des Chagot. La venue d'associés adventices dans des firmes familiales s'explique aussi par la vieillesse ou la mort atteignant les chefs avant que la lignée n'ait pu assurer la 233

succession souhaitée. L'épouse de Jean-Thiébault Gehin avait à son veuvage, en 1843, assuré la relève. C'était une énergique femme d'entreprise : à la filature mécanique de Saulxures-sur-Moselotte (près de Remiremont) et aux deux tissages fondés par son mari, elle ajouta une filature qui, en 1845, comptait vingt mille broches. Cette veuve courageuse allait perdre ses deux fils en 1868 et 1869. Nous savons qu'elle prit alors comme associé Nicolas Claude qui avait été le précepteur de ses garçons, puis était devenu un des contremaîtres de l'affaire, et enfin directeur général. Lorsque la veuve Gehin décède à quatre-vingts ans, en 1876, la pérennité de la firme semble bien assurée. L'entente étant décidée selon des modalités qui s'avèrent très diverses, puis l'association mise sur pied (fréquemment sous la forme d'une société de personnes), la gestion de l'affaire pourra s'organiser. On perçoit ainsi, à la mine de Blanzy, ce que donne une parfaite synthèse du talent de deux hommes. Perret prend en main la partie commerciale, étend considérablement l'aire des ventes de la mine. On le voit mettre sur pied une flotte fluviale et implanter des dépôts : le charbonnage disposera en 1861 de quatre cents bateaux de canaux et de six remorqueurs a vapeur alimentant quatorze dépôts. Perret vend ce dont Chagot assure l'extraction. Les deux hommes se complètent totalement. Chez Haef%ly, la nouvelle association prévoit aussi une répartition des tâches. Schaeffer sera à la fabrication, Auguste Lalance à la mécanique eta la fonction commerciale. Henri Haeffely - célibataire sans descendance et initiateur de l'entente - s'occupera « de ce qu'il [veut] »... La distinction essentielle, en bien des cas, suivra la logique fonctionnelle séparant la production de la vente, les missions comptables, administratives et financières étant réparties, elles aussi, selon les aspirations et les capacités des divers associés. On comprend ici l'enjeu des ententes bien conçues et l'attirance que révèlent des fondateurs de firme à l'égard de personnes qui leur sont étrangères, mais dont la venue peut revêtir, pour eux, un intérêt providentiel. Dès lors, si ces rencontres sont bien souvent le fruit de circonstances aléatoires, elles résultent aussi, parfois, d'une politique délibérée. Le comportement du Roubaisien Alfred Motte en témoigne nettement. . C~red Motte chasse des tetes « Etudiez bien mon projet, étudiez-vous vous-même. Avant toutes choses, il me faut un homme très expert dans son industrie et très honnête. Je m'efforcerai de lui apporter au moins la seconde des qualités que j'exige de lui... » Le 22 février 1877, Alfred Motte écrit, de Roubaix à Nancy, à un homme qu'il n'a jamais rencontré : il le sollicite pour l'aider dans une usine qu'il envisage d'édifier. On trouve ici une formule gestionnaire qui révèle en toute clarté un besoin de ce temps : l'impératif technique, la nécessité de s'entourer de compétences, le désir, chez des hommes entreprenants mais conscients de leurs limites, de détecter les talents qui


pourront leur permettre de créer l'entreprise. Elle explique - en contrepoint - l'émergence d'un patronat aux origines modestes qui trouve dans ce cadre la chance, avec l'actif de ses seules connaissances, de s'associer à ceux qui, jouissant de la fortune, sont animés du désir d'entreprendre. Alfred Motte s'associera tour à tour avec plusieurs techniciens dans toute une gamme de firmes auxquelles son nom demeurera associé. Le Roubaisien avait connu un échec marquant dès le début de sa carrière. En 1852, une firme lainière qu'il aurait voulu voir couvrir, de l'amont à l'aval, l'ensemble du traitement de la fibre, n'avait pas fait long feu. Cet insuccès lui permit toutefois de forger son credo : mieux valait maîtriser parfaitement chaque stade de la production, spécialiser, pour ce faire, des établissements distincts jouissant d'une autonomie juridique et comptable, que de donner à une firme unitaire la mission de couvrir la filière tout entière. Mais cette « filialisation » impliquait que fussent trouvés, à tous les niveaux de la chaîne, des partenaires de choix possédant parfaitement chaque métier. La conception d'ensemble, la fourniture du site, les bâtiments, l'appareillage, la force motrice reviendraient à Motte, les associés-gérants (il employait ce terme) apportant, pour leur part, leur savoir: dans le domaine technique, il leur donnerait carte blanche. Dès 1868, Alfred Motte - la quarantaine animée d'un immense dynamisme - incarne cette attitude : « Il cherchait partout des as », rappellera son fils, « et n'avait rencontré jusque-là que des comparses. » Il se renseignait en toutes occasions, enquêtait dans les milieux textiles, se servait d'indicateurs variés. À l'empirisme qui marquait fréquemment la composition des équipes plurifamiliales, Alfred Motte préférait un processus de recherche quasi organisé, comme si le recrutement d'associés revêtait à lui seul l'aspect d'une « fonction » digne de toute son attention. Ce fut un de ses clients, Grisy, qui, cette année-là, lui signala la famille Meillassoux : des techniciens en teinturerie qui, à Suresnes, n'étaient pas appréciés à leur juste valeur dans la firme Bernadotte où ils travaillaient depuis quelques années. « Mon père sauta jusqu'à Paris et eut tôt fait d'engager par un contrat d'association les frères Meillassoux. » C'était une étonnante équipe : cinq frères de vingt-trois à quarante ans, « disciplinés, admirables de tenue », obéissant comme un seul homme à Jacques, leur aîné, et n'ayant qu'un désir: par un travail opiniâtre s'assurer le succès. IIs vinrent se fixer à Roubaix. Quand Alfred Motte écrit à Nancy, il témoigne neuf ans plus tard du même comportement. Il recrute un nouvel associé. C'est, cette fois, pour une filature de coton qu'il se met en campagne. La mission est confiée au directeur des ateliers de construction de Bitschwiller, Peters, de lui trouver un directeur. Mais un autre correspondant l'a entre-temps mis sur la piste d'un technicien, Blanchot, qui, au Logelbach dans les Vosges, s'est révélé un dirigeant de classe. Il lui écrit alors « Monsieur Mann m'a informé aujourd'hui que vous seriez assez disposé a vous mettre en rapport avec moi pour diriger, à titre d'associé, la filature de coton que j'ai résolu de monter. » En 1877 naquit la firme Motte et Blanchot, une filature de coton de vingt mille broches: l'homme de l'Est - comme les gens de Suresnes - avait acquiescé. La nature des engagements conclus précise les contours de semblables formules. En 1868, Jacques Meillassoux, quelques semaines après avoir rencontré Alfred Motte, fait le voyage de Roubaix. Il y rappelle les propositions formulées à Suresnes : « .., nous donner 20 000 francs d'appointements par an, à répartir entre nous cinq selon notre décision, mais à la condition de consacrer tout notre temps et notre savoir à la nouvelle entreprise ». Il y a plus : Alfred Motte - qui fait figure de demandeur - a proposé une association faite d'un salaire forfaitaire auquel doit s'ajouter une part dans les résultats de la nouvelle affaire. Les contrats d'Alfred Motte contiendront pratiquement toujours les mêmes termes: il n'est pas besoin pour l'associé-technicien d'apporter des capitaux. « Avant toutes choses », explique-t-il à Blanchot, « il me faut un homme très expert... » « Avec un associé capable », précise-t-il au correspondant inconnu, « je n'ai pas peur d'entreprendre la filature de coton. Le tout est de trouver la personne à laquelle il ne manque, pour acquérir la fortune, que les capitaux nécessaires à toute industrie. » Et la question est posée, percutante : « Quels appointements fixes demanderiez-vous? Quelle part exigeriez-vous dans les bénéfices? » Car il faut compromettre le nouvel associé. Ses appointements forfaitaires doivent être réduits autant que possible « pour développer son zèle à obtenir des bénéfices annuels ». « Mon but », poursuit Alfred Motte en développant sa charte, « est d'entraîner le plus possible mon associé-gérant vers les bénéfices; ce que je recherche c'est un filateur de premier mérite, ayant la volonté de conquérir un bâton de maréchal. » Le bénéfice global sera partagé entre les partenaires. En 1868, les Meillassoux ont pu être étonnés qu'on leur propose de choisir eux-mêmes la part de profit laissée à Alfred Motte. La clause, sans doute inespérée pour les nouveaux venus, éclaire l'exceptionnelle. lucidité du patron roubaisien qui, avec de telles formules, s'assure de durables concours, d'indéfectibles amitiés. Une clause de sauvegarde est cependant prévue. L'industriel du Nord place une barre aux pertes envisageables. C'est le seuil de cinquante mille francs qui, avec les Meillassoux, se trouve ainsi fixé : somme maximale susceptible d'être perdue, au-delà de laquelle le promoteur se réserve expressément le droit de. rompre les accords. « Tous mes contrats d'association ont une sanction », écrit Motte à Blanchot, « je me réserve le droit de les dissoudre quand une perte déterminée est atteinte. » Il fallait se plier à des comptes mensuels, les contrôler par un inventaire chaque semestre : tous les associés savaient qu'une perte égale ou supérieure au montant indiqué au contrat déclencherait la mesure de sauvetage. La rupture, alors, pourrait être décidée, Fondé sur semblables ententes, le succès d'Alfred Motte s'avéra remarquable. Ce fut une efflorescence de raisons commerciales où les patronymes des nouveaux arrivants se joignirent au vieux nom roubaisien. Aucune inégalité dans les rapports ne venait entacher l'équilibre des accords : les nouveaux partenaires avaient tous les pouvoirs, y compris, au besoin, celui de commander des Motte. Aux Meillassoux et à Blanchot se joignirent d'autres partenaires - Legrand, Marquette, Porisse, Bourgeois - qui vinrent agrandir l'empire d'Alfred Motte. Tous les horizons sociaux furent représentés. En I872, Motte élève au rang d'associé son contremaître Henri Delescluse, un collaborateur depuis vingt ans. Le nouveau partenaire - un illettré - signe d'une croix le contrat qui en fait un patron... Contremaîtres, directeurs, techniciens peuvent être remarqués par le patron roubaisien. Le « bâton de maréchal » est à portée d'efforts. Après que, en 1874, Motte a créé une nouvelle entreprise - une filature de laine peignée - avec Gustave Legrand pour associé, et que, sous la houlette de cet ancien directeur de filature, vingt-huit mille broches ont été mises en route, on le voit intégrer à la raison sociale Motte et Legrand un autre patronyme, celui de son placier pour la teinture des laines et cotons, Bertin Mille; Motte, Legrand et Mille: la firme, jusqu'en 1892, arborera les trois noms accolés. Si le Roubaisien fut un enthousiaste lanceur d'affaires, un entrepreneur soucieux d'être le meilleur à tous les stades de la fabrication textile, ce furent ces techniciens venus de tous les horizons qui, incontestablement, lui ouvrirent le succès. Mais, pour les détecter, son flair a été infaillible. « Quel est votre âge, s'il vous plaît? Quand seriez-vous libre? » porte en post-scriptum la lettre écrite à Nancy au futur associé. Les deux hommes qui s'ignoraient feront bientôt équipe. k a h o n s s o c i a l e s cc p l u s i e u r s n o m s L à où ne jouait pas le poids des parentés, le bon accord des gestionnaires reposait sur la justesse du choix qui les réunissait. L'entente entre étrangers n'était pas en elle-même plus facile qu'entre des associés unis par des liens de famille. Les Chagot et Perret, longtemps associés dans la mine de Blanzy, entretinrent des relations qui furent souvent tendues. Si l'on excepte l'équipe très soudée formée par Jules Chagot et Étienne Perret, l'association évoque plus d'une fois un « mariage de raison » l plutôt qu'une alliance d'amour. D'ailleurs, les rapports d'association pouvaient se fortifier par les liens de l'alliance. Nicolas Claude, l'associé de la veuve Gehin, épousera la nièce de celle-ci, Marie-Anne Géhin, qui, à la mort de sa tante, héritera de la firme. Alfred Motte, surtout, considérait sa « famille industrielle » au même titre que sa famille par le sang. Jacques


Meillassoux avait remarqué dès 1868 que, aux yeux du Roubaisien, il ne s'agissait pas de conclure un contrat strictement limité dans le temps. Les Motte tenaient beaucoup à ce que, dans l'acte d'association, fût spécifié que « si de part et d'autre, on jugeait utile de créer d'autres industries », il était « obligatoire de s'offrir pour y participer ». Aussi, en 1880, lorsque fut créé un peignage, les Meillassoux furent priés de s'y intégrer. André Meillassoux (le plus jeune des cinq f'r'ères) y entra en 1884 et ne quitta plus une usine qui devint toute sa vie. Gabriel, son neveu (fils de son frère Jean-Baptiste), sera placé à la tête de la partie technique, oeuvrant au côté d'Eugène Motte - second fils du fondateur - en charge de la clientèle. Bientôt, l'alliance renforcera l'union des deux familles, Louise Meillassoux - fille aînée de Jacques - épousant le neveu d'Alfred Motte 2. À la deuxième génération, les techniciens de Suresnes se trouvent totalement intégrés à la dynastie roubaisienne. L'hérédité de certaines firmes plurifamiliales pouvait apparaître au terme de deux, trois, quatre générations. Des cas particulièrement éclairants en témoignent, mettant en lumière la pérennité de ces raisons sociales à plusieurs patronymes. On peut en citer, en Dauphiné et dans les Flandres, deux exemples précis. Quand, en février 1820, Didier Kléber, fabricant de papier à Paviot près de Voiron, s'associe à Augustin et Victor Blanchet - se rapprochant ainsi de confrères de Rives -, il ne se doute pas de la longévité de l'entente qui se scelle. Les profils sont pourtant différents : Didier Kléber, protestant alsacien, s'allie aux Blanchet, catholiques dont les origines s'inscrivent dans le plus ancien passé dauphinois. La raison sociale qui les lie désormais va, pour des décennies, soutenir une remarquable firme papetière. Il était dans la nature de ces ententes - presque toujours des sociétés en nom collectif - de mourir au décès d'un associé ou lors de son départ. Aussi verra-t-on, comme si la firme renaissait à chacune de ces « morts », de nouvelles associations de Blanchet et de Kléber reconduire leur équipe initiale, les descendants des deux familles signant à intervalles périodiques de nouveaux contrats qui prolongent leur union. En 1840, ume deuxième société prend la suite de celle qui avait été constituée en I820 : Didier Kléber et Victor Blanchet y demeurent, côtoyant Léonce Blanchet, 1 R. Beaubernard, Un laboratoire social au XIXe siècle, de civry, 1981, p. 66. 2 Louise Meillassoux (1861-1889) épouse en 18S3 Étienne Motte (1S,52-1919). fils d'Augustin. Didier Kléber se retirant en 1855 après une longue carrière, ses fils Alphonse et Alexandre (le second se révélera un remarquable technicien du papier) font à leur tour leur entrée dans l'affaire. Cette deuxième génération HIéber aura pour partenaire la troisième des Blanchet, Paul Blanchet - fils de Léonce - rejoignant la firme en 1867, à la mort de son père. En 1875, un nouveau contrat réunira Alphonse et Alexandre HIéber, Émile et Gaston Kléber, petits-fils de Didier, Augustin Blanchet, vingt-quatre ans, qui rejoint son frère Paul: plus d'un demisiècle après sa fondation, deux Blanchet et quatre Kléber administrent la firme. Il n'y avait rien de plus différent à certains égards - les origines, le milieu familial, les profils de jeunesse - que les deux hommes qui, à Armentières, dans une demeure des bords de la Lys parafèrent leur entente le 17 août 1862. Pourtant, Henri Coisne et Léopold Lambert créèrent ce jour-là une raison sociale appelée à transcender largement leurs propres carrières. Les « histoires » des nouveaux partenaires étaient très différentes. Né en 1821 dans une solide famille de la bourgeoisie rurale (son père, propriétaire, était maire de Lomme, une commune de la périphérie lilloise), Henri Coisne était, par son mariage, allié à une famille de notables de Fleurbaix, aux confins de l'Artois. Plus jeune de douze années, le Belge Léopold Lambert, arrivé à Armentières en mai 1857, nanti d'une bonne formation technique mais sans aucune fortune, était socialement plus fragile que son partenaire qui, par surcroît, exerçait la profession de fabricant de toiles à Armentières depuis plusieurs années. Les deux hommes n'étaient liés par aucune parenté. Mais, le 2 septembre 1862, Léopold Lambert épouse Camille Peucelle, née en 1833 au foyer d'un tanneur d'Armentières. Il entre de ce fait dans un milieu de notables originaires du Pas-de-Calais; trois générations de tanneurs, de père en fils, y précèdent le textile témoin à son mariage, un beau-frère, Louis Cardon (en 1851, il a épousé la sœur de la mariée), est fabricant de toiles; des cousins de ce couple, les Debarge, exercent aussi cette profession. Léopold Lambert, par son alliance, se rapproche d'Henri Coisne, les parents des deux épouses étant cousins germains. Quelques jours avant ses épousailles, dans la maison de son futur beau-père, Léopold Lambert - vingt-neuf ans - signe avec Henri Coisne son association en nom collectif pour une fabrique de toiles. L'association est conclue pour dix ans. L'entreprise est à l'image de celles nombreuses - qui font alors la prospérité d'Armentières : un tissage de toiles disséminé au domicile des travailleurs, une maison de négoce abritant les préparations, une blanchisserie de fils et - dès 1866 - une usine de tissage mécanique : l'ensemble occupera, à la veille de la guerre franco-allemande, deux cents à deux cent cinquante ouvriers. On voit alors s'organiser une équipe exemplaire. Devant réserver tout leur temps et leurs soins à l'objet social - clause classique des contrats de l'époque - « sans pouvoir se livrer, ni directement ni indirectement, a aucune autre opération industrielle ou commerciale pour leur compte particulier », ils se partagent les tâches. L'aîné se réserve la direction générale, la fabrication et les achats de matières, ainsi que la tenue des livres et de la caisse; la vente est assurée par les deux associés, le plus jeune, cependant, s'en chargeant spécialement. On peut être frappé des risques que, solidairement responsables sur leurs biens propres, de tels partenaires se font mutuellement courir. Aussi les statuts de 1862 précisent-ils que les associés ne feront usage de la signature sociale que pour les affaires concernant l'entreprise, tous les engagements devant « exprimer la cause pour laquelle ils auront été souscrits ». Aucun emprunt ne pourra être contracté sans le concours des deux associés. Ce n'était pas ces clauses strictement juridiques qui faisaient pourtant le ressort de semblables ententes. L'association entre Coisne et Lambert sera durable. Trente ans après sa fondation, une nouvelle société sera conclue, les jeunes des deuX familles s'unissant à leur tour1... On perçoit à quel point la famille et la firme font corps dans de telles équipes. D'autres formules gestionnaires marquent, à ce point de vue, une régression certaine. On peut aussi les évoquer. 1 En 1893. Depuis cent vingt-cinq ans et cinq générations, les à, ux familles sont jle ,'n/ iqu me assoc d'ailleurs qu un mae iage ne vienne resserrer les liens de parenté - assez lâches - créés à. l'origine. Cspw.. e 20 juin 1833 à Lille, JulienRomuald Thiriez et Théophile-Eugène Destombes reconnaissent, par un acte sous seing privé, avoir contracté une association - Thiriez et Cie - pour une période de neuf années débutant le 1er août 1833 pour finir le 29 juin 1842. Leur société est une commandite simple: Destombes, commanditaire, s'engage à fournir dix mille francs en plusieurs versements; son associé-commandité, Thiriez, effectuera - en nature essentiellement - un apport d'une valeur de deux mille francs. Exemple éclairant' d'une formule qui, sans l'impécuniosité de nombre de fondateurs, eût été plus rare qu'elle ne le fut en fait. Car, avec la commandite - qu'il s'agisse de la commandite simple ou de la commandite par actions -, une restriction est imposée à l'indépendance, du gestionnaire. Celui-ci adopte un ou plusieurs partenaires qui, non intégrés à la gestion quotidienne, peuvent surveiller celle-ci. L'association se compose de deux cercles distincts : l'administration d'une part, a la charge des gérants commandités qui sont les associés actifs; les partenaires passifs d'autre part, commanditaires dont le rôle essentiel est d'apporter aux premiers les fonds qui leur sont nécessaires, associés financiers qui peuvent avoir un droit de regard sur la gestion d'autrui. ~a C O I Y L m G U 2 G L L t e J C M p L e Parmi les formules qui se développèrent à l'époque pionnière, la commandite simple est minoritaire. Si l'on ventile par catégories juridiques les 2 599 sociétés commerciales recensées aux greffes des tribunaux de commerce français en 1847, on relève 408 commandites simples pour 1952 sociétés en nom collectif - environ cinq fois plus. Neuf ans plus tard, en 1856, il y en a 616 sur un total


de 4 142 actes, nombre à confronter aux 3 063 sociétés en nom collectif de cette année. 1867 fait apparaître, sur un total de 3 801 actes enregistrés, 530 commandites simples pour 3 084 associations en nom collectif. En vingt ans, de 1847 à 1867, la proportion de commandites simples ne varie pas - environ 15 %. On créera encore de telles commandites plus tardivement au cours du siècle: 312 en 1881, 433 en 1882, 668 en 1885. Ce type de structure, pour hybride qu'il apparaisse, demeure imprégné des traits des sociétés aux formes « personnelles ». Les relations entre associés y procèdent normalement de liens d'amitié, d'affinité, parfois de parenté: Julien Thiriez et Théophile Destombes sont ainsi des cousins. L'intuitus p e r s o n a e y reste très marqué. Les commanditaires et les commandités - qui se sont choisis mutuellement - ne peuvent se substituer à d'autres personnes sans le consentement de tous les associés. La considération de la personnalité des commanditaires, tout associés passifs qu'ils apparaissent, demeure primordiale : c'est la différence, 1 Quoique exprimant ici: des grandeurs financières particulièrement faibles. mais elle est radicale, avec la commandite par actions que d'autres entreprises choisiront pour formule. Cette commandite simple demeure également proche de la société en nom collectif pour une raison précise; lorsque plusieurs associés commandités se répartissent la gestion, l'association procède alors de deux essences distinctes qui convergent en elle : au regard des associésgérants-commandités, la société est en nom collectif; à l'égard des bailleurs de fonds, elle est en commandite. Deux étages d'associés cantonnés dans des sphères bien distinctes; les commanditaires - qui ne sont responsables qu'à hauteur de leur mise - sont frappés d'interdits: ils ne peuvent apparaître en nom dans la raison sociale, ne sont pas commerçants', mais cette restriction peut parfois être utile. Théophile Destombes, qui est employé à la Régie, se doit, comme fonctionnaire, d'exercer une activité en affaires « officieuse » : il n'eût pu être gérant. Les commanditaires, surtout, ne peuvent aucunement s'immiscer dans la gestion. Ils ont seulement le droit de donner des avis et conseils et, à partir de 1863, d'être employés dans l'entreprise, à condition de ne pas y exercer une influence prépondérante. La formule put subir toutes les évolutions, connaître tous les climats. Théophile Destombes, qui s'est engagé à verser à Thiriez la moitié de son traitement tant qu'il sera fonctionnaire, a un réflexe qui n'est pas exceptionnel à l'époque; retenu par une carrière publique en dehors de l'industrie, il voudrait s'y intégrer d'une manière plus concrète : il précise dans l'acte de 1833 que la raison sociale deviendra Destombes et Thiriez dès le terme de sa carrière de fonctionnaire. Effectivement, deux années plus tard, il quitte la fonction publique et rallie la firme avec le plein statut d'associé gestionnaire. Mais ce type d'accord, séduisant dans la mesure où, hors des circuits bancaires, il apporte un appoint financier parfois décisif, n'est pas dénué de fragilités. L'obligation de financement, à la charge des commanditaires, ne leur confère qu'un droit de surveillance. Les documents, à l'établissement desquels ils ne peuvent participer, seront parfois insuffisants, inexacts. Le commanditaire, intéressé aux profits de la firme - justification de son association a une entreprise à la gestion de laquelle il n'est pas autorisé - détient une créance d'information qui ne sera pas toujours honorée par les commandités. L'exemple d'une commandite dissoute après de nombreuses années de fonctionnement prospère met en lumière les termes de cette précarité. Le 31 juillet 1842 est formée à Lyon une société en commandite pour la fabrication de soies unies. Les deux protagonistes en sont François Poujoulat, l'associé commanditégérant, et Tuffier, commanditaire. La durée initiale est fixée à six ans : elle va en durer vingt. Prorogée en 1848 et en 1855, elle est à nouveau prolongée en 1860 jusqu'au 31 décembre 1870. Elle n'ira pas à ce terme: la fin de la société donnera lieu à un litige qui mettra en évidence les dissensions entre. les associés. À l'origine de la commandite lyonnaise, le fonds social fut fixé à 50 000 francs. Poujoulat en apportait 15 000, Tuffier 35 000. En plus de cette dotation de base au capital social, ce dernier devait alimenter un compte courant « obligé »3 à hauteur de 10 000 francs. Les augmentations successives de fonds propres révèlent le rôle de Tuffier, financièrement prioritaire. À la dissolution, suivie de reconstitution, de 1848, le capital est porté à 150 000 francs - dont 50 000 au compte de Poujoulat et 100 000 à celui de Tuffier (qui devra par ailleurs faire un effort pour porter le compte courant à 50 000 francs). En 1860, le fonds social atteint enfin 400 000 francs, dont 100 000 au compte du commandité, Poujoulat, et 300 000 à celui de Tuffier. Celui-ci doit compléter sa mise à hauteur de ce chiffre. moins, évidemment, qu'ils ne le soient en raison d'une participation dans une autre entreprise. 2 Loi du 6 nai 1S63. rar opposition au compte libre De cette dernière augmentation de fonds propres va naître le litige. En décembre 1862, en effet, la société est dissoute et un liquidateur nommé. Des créanciers (parmi lesquels la grande firme lyonnaise Arlès-Dufour) actionnent Tuffier. Celui-ci, allèguent les demandeurs devant la cour de Lyon, n'a pas intégralement assumé son obligation, souscrite en 1860, de porter sa commandite jusqu'au niveau promis. Il doit, soutiennent-ils, s'acquitter de cette dette : elle augmentera la masse active dont ils pourront disposer comme créanciers de l'affaire liquidée. Jusqu'à cette liquidation, la société avait connu le succès. À l'exception d'un exercice - 1857 -, les comptes avaient été bénéficiaires. L'année 1860, notamment, avait crédité Tuffier de cent quatre-vingt-seize mille francs. C'est sur la base de ces résultats, prouvés par les inventaires qu'on lui soumettait, que Tuffier s'était engagé à augmenter sa commandite jusqu'au montant - relativement élevé - de trois cent mille francs, lors du renouvellement de 1860. Pour se défendre, celui-ci porta les accusations les plus graves contre son associé Poujoulat. Selon lui, son droit à l'information n'avait pas été satisfait: il s'était engagé sur la foi de chiffres inexacts. Il qualifia l'inventaire de « frauduleux et mensonger », évoqua un déficit provenant de « détournements ou de fraudes ». En 1865, la cour de Lyon jugera ces accusations insuffisamment fondées. Elles ont néanmoins le mérite de souligner une des faiblesses de ce type d'association : la précarité de la surveillance, dont pâtissent les apporteurs de fonds. Une autre formule gestionnaire veut précisément remédier à ce défaut: la commandite par actions. Za COmmanclite paN actiof26 O n quitte l'entreprise personnelle ou purement familiale. À des associés unis par des liens très intimes succède un patronat d'un nouveau type. Quand, dans la commandite simple, coexistent deux groupes de partenaires - commandités, commanditaires personnellement liés par le pacte social, la commandite par actions montre la cohabitation d'un ou de plusieurs gérants en principe inamovibles et en tout cas responsables, et d'actionnaires interchangeables, pouvant se succéder dans l'anonymat, au moins relatif, des sociétés de capitaux. Cette formule se développe en France a cause d'une incohérence législative. Faites pour être le support d'entreprises déjà importantes - sensiblement plus étendues que ne l'étaient la majorité des sociétés en nom collectif ou en commandite simple -, les commandites par actions remplissent le rôle des sociétés anonymes : elles jouissent en effet d'une totale liberté quand ces dernières font l'objet, jusqu'en 1867, d'un rigoureux encadrement. À la différence des sociétés anonymes, aucune condition restrictive ne venait entraver la constitution et le fonctionnement des commandites par actions: ces dernières connurent par conséquent un très net succès jusqu'aux années 1870 1. Mais de tels abus se manifestèrent dans la constitution de ces sociétés que les pouvoirs publics s'apprêtèrent dès 1838 a les supprimer. Il fallut deux textes importants - les lois du 17 juillet 1856 et du 24 juillet 1867 - pour les réglementer et atténuer leurs inconvénients, voire leurs dangers.


' Le nombre moyen dcs commandites par actions et des sociétés anonymes constituées chaque année 1m France dc, 1841 à 1S65 marque cette divergence, ta période 1881-1885 voyant la. proportion s'inverser: années Conzniara-A..1. er,, lsI-184, ` M1~ , 24 181,;.1,l M 18,51 1-1 _, 18y; 186() 12 Ixn'laxhs 116 16 1881-1xss 119 577 [//ne Iormule introuvable Le grand avantage de la formule résidait dans la possibilité de réunir des moyens financiers importants, sans commune mesure avec ceux que groupaient, dans la plupart des cas, les sociétés de personnes. Quand, le 19 avril 1856, est formée pour quinze ans, par Pierre, Denis et Adolphe Parissot associés à Grandin, Lizé et Honoré, la société de La Belle Jardinière, c'est un fonds social de non moins de trois millions qui est mobilisé : soixante parts de cinquante mille francs, dont trente attribuées aux frères Parissot, en principe incessibles; l'acte qui, en janvier 1866, proroge la société pour trente ans à dater de février 1871, prévoit cependant que ces fractions de capital seront à l'avenir transmissibles à certaines conditions. On est, en pareil cas, devant des sociétés de capitaux aux potentialités décuplées par rapport à celles des affaires basées sur les ressources de leurs seuls associés. Le fonds social était, de plus, susceptible de s'accroître dans la mesure où les actionnaires pouvaient ultérieurement souscrire d'autres titres. Ces avantages firent de la commandite par actions une veine spécifique de naissances d'entreprises. Elle fut utilisée, avec des fortunes variables, dans des cas très divers. La banque en fit un usage fréquent, de nombreux « comptoirs » ou « caisses d'escompte » l'adoptèrent L'industrie lui fit un accueil inégal. Dans les centres sucriers, par exemple, Bordeaux et Nantes l'employèrent avec réticence, alors qu'elle séduisit Le Havre et Marseille, places de raffinage où la commandite, communément utilisée après 1848, permit auX industriels de réunir des moyens importants. L'Alsace et le Nord n'y eurent pas souvent recours. L'abondante jurisprudence concernant la commandite par actions témoigne en fait d'une formule assez spéculative, pleine d'attraits et de dangers, susceptible d'abus'. Elle ne pouvait convenir aux mentalités prudentes et conservatrices de certains patronats. Elle convenait en revanche à des entreprises formées par des rapprochements successifs de composants distincts. Le 6 avril 1844, Amand, Jules et Athanase Cohin (les deux premiers sont négociants en toiles à Paris, le troisième dans la Sarthe) s'associent aux frères Bocquet (Ferdinand demeure à Lille et Anselme, rue des Bourdonnais à Paris). C'est la première étape d'un processus qui mènera à une fusion beaucoup plus ambitieuse: deux ans plus tard, par actes des 26 et 27 juin 1846, est constitué pour vingt-cinq ans le Comptoir de l'industrie linière. Aux cinq partenaires initiaux se joignent deux autres Parisiens, le négociant Louis de Saint-Évron et l'industriel Millescamps. Les sept protagonistes font apport de divers actifs qui seront reconnus en actions du Comptoir. Les Cohin et les Bocquet apportent leurs fonds de commerce. Sur les 13 600 titres de 500 francs du capital de départ, leur groupe en reçoit 4 200. Saint-Évron en touche 1400; Millescamps, qui fait entrer dans la société sa filature de lin et de chanvre de Rollepot-lez-Frévent (Pas-de-Calais) pour un montant de 3 300 000 francs, reçoit 8 000 actions. Une gérance pluricéphale est instaurée : les statuts de 1846 prévoient cinq gérants, Amand Cohin, Ferdinand et Anselme Bocquet, Millescamps et Saint-Évron, seuls « associés responsables solidaires ». Ils seront quatre en 1852, après la démission de Saint-Évron, et trois en 1865, après celle de F. Bocquet. L'évolution est analogue dans la sidérurgie où, en nombre de cas, l'entreprise adopte ce modèle quand l'entité nouvelle procède du rapprochement d'établissements multiples. 1 Même après la loi de 1S56, qu i vient pourtant en r "forcer ment L'industrie lourde, par l'importance des investissements qu'elle impliquait, fut le domaine privilégié des sociétés de capitaux. En échange de son apport - en nature, en capitaux ou en activité -, le détenteur d'actions bénéficiait d'un titre représentatif de ses droits sur l'entreprise. Le terme < action », qui remonte au début du xvzf siècle, fut repris par l'article 34 du code de commerce: le capital de la société anonyme se divise en actions. Les actions de certains charbonnages furent l'objet d'intenses spéculations et donnèrent parfois lieu à d'étonnantes plusvalues. Un exemple en est donné par les actions de la Compagnie des mines de Bruay: en 1853, leur valeur était de 1 OOOfrancs; en 1875, elles valaient 17000franes à la Bourse de Lille. Leur cours retomba à 7000francs deux ans plus tard, Action de 1856, Paris, bibliothèque des Arts décoratifs. ~edtionnaired sous luiei, C~ est à regret que l'entreprise du XIXe siècle choisit l'anonymat. Le nom des hommes importe encore. Le gérant commandité de la commandite par actions incarne l'être physique dont l'associa tion a besoin pour avoir vie et donner confiance aux tiers. La commandite repose sur le crédit d'un homme. Elle se personnifie en lui. Si la formule est pendant longtemps gratifiée de l'inappréciable cadeau de la liberté, c'est grâce à cette présence d'un gestionnaire totalement responsable qui polarise la confiance accordée à la société. Il est pénalement et civilement comptable de ses actes. La raison sociale porte son patronyme. S'il a des responsabilités, il a de grands pouvoirs. De nombreuses commandites par actions doivent leur naissance à ces commandités. Animés par un projet d'entreprise précis, s'entourant d'actionnaires, ces gérants-fondateurs trouvent dans ce modèle le moyen de satisfaire rapidement des ambitions qu'une société de personnes aurait mis des décennies à réaliser. Dans les cas, plus rares, où le gérant commandité n'est pas le réel fondateur, il n'en reste pas moins la vitrine nécessaire à ceuX qui choisissent de rester dans l'ombre. Prêtant son nom à la société, responsable solidairement et indéfiniment de sa gestion, le gérant bénéficie en contrepartie d'avantages conséquents. Ranscelot, fondateur-gérant d'une raffinerie de sucre créée en septembre 1859 à :Marseille, la Société belgemarseillaise, dispose d'un traitement annuel de 30 000 francs, d'un logement à la charge de la société et d'un pourcentage de 20 % sur les bénéfices. Traitement de 24 000 francs pour le gérant du Comptoir d'escompte de Strasbourg, une commandite bancaire créée en 1853; dans la sidérurgie, Antoine Vautier, gérant unique des Hauts fourneaux et forges de Franche-Comté, a un salaire annuel de 36 000 francs, un logement gratuit au « château » de la gérance et une indemnité de 100 000 francs en cas de liquidation de la société; de plus, ses deux cents actions statutaires lui seront en pareille occurrence remboursées au pair. Personnage considérable par les avantages pécuniaires dont il dispose fréquemment, le gérant l'est surtout par la somme d'attributions qui lui sont confiées. Cet homme est souvent tout-puissant. Les commanditaires ne peuvent s'immiscer dans sa gestion. Paul Thoureau, gérant des Hauts fourneaux et forges de la Côte-d'Or créés en 1854, dispose de prérogatives quasi régaliennes : il peut acquérir', aliéner, émettre des emprunts obligataires jusqu'à concurrence d'un million et, sans en référer à quiconque, émettre du papier commercial, passer tous les marchés. Les pouvoirs financiers des gérants sont non moins étendus. Une de leurs tâches est de fixer le montant des dividendes conférés aux actions. Mission redoutable, car revenant à établir la réalité des profits effectués par la société, un gérant émargeant aux bénéfices n'ayant pas intérêt à les minimiser. Une part appréciable de la jurisprudence suscitée par les commandites tint au problème des bénéfices fictifs donnant lieu à d'abusives répartitions de dividendes. Pouvoir sur les biens, pouvoir sur les finances, pouvoir sur les hommes : le gérant peut nommer et révoquer le personnel au service de la firme. Il a la haute main sur le choix et la nomination, la révocation et le remplacement des employés et de l'encadrement. Le cadre


fût-il un actionnaire, le gérant, en le révoquant, n'outrepasse pas ses droits. Un personnel souvent en expansion, en raison des dimensions croissantes de nombre de ces firmes ; aussi peut-on comprendre que des commandites aient eu plusieurs gérants. 1 Avec le simple avis du conseil de surveillance Au Comptoir de l'industrie linière (où l'entreprise est géographiquement distendue de l'Ouest jusqu'à la capitale et - avec la filature de Frévent - jusqu'aux confins de l'Artois), les statuts de 1846 prévoient cinq gérants. Il en reste trois lors de la retraite de Ferdinand Bocquet : un d'entre eux s'occupe de la partie industrielle, les deux autres étant respectivement en charge des négoces de fils et de toiles. Et cependant, ces hommes puissants sont juridiquement des gérants sous tutelle : si, le plus souvent, ils sont des actionnaires, si leur nom, incorporé à celui de la firme, paraît en faire des chefs inamovibles, ces gérants commandités sont surveillés par les commanditaires, apporteurs de capitaux pouvant perdre leur mise, qui exercent sur eux un pouvoir de contrôle. L'assemblée générale des actionnaires n'était pas un organe gestionnaire. Elle n'était pas pour autant dépourvue de tout rôle : elle prenait les grandes options concernant l'entreprise, agréait éventuellement de nouveaux actionnaires', votait le dividende proposé par la gérance. Mais le contrôle des actionnaires avait quelque chose d'irréel : ils ne pouvaient exercer une tutelle très précise. Ils étaient souvent beaucoup plus nombreux que ne l'étaient les commanditaires de la commandite simple : entre 1848 et 1864, les assemblées générales des actionnaires du Comptoir de l'industrie linière regroupent annuellement, au mois d'août, de trente-deux à quatre-vingtseize personnes. Durant parfois moins d'une demi-heure, elles semblent n'avoir été qu'un organe de pure forme. Deux rapports y étaient lus : celui de la gérance et celui du conseil restreint que les actionnaires se donnaient pour exercer la tutelle effective, le conseil de surveillance. Il faut, sur cet organe, s'arrêter un instant. surveifLa.t3~ durveiiéi « Un conseil de surveillance, composé de cinq actionnaires au moins, est établi dans chaque société en commandite par actions. Ce conseil est nommé par l'assemblée générale des actionnaires avant toute opération sociale; il est soumis à la réélection tous les cinq ans. » Ainsi disposait pour l'avenir l'article 5 de la loi du 17 juillet 1856, venu remédier au laxisme qui régnait dans ces sociétés. L'originalité de la commandite par actions, comparée à la commandite simple, fut d'organiser, par un texte à dire vrai très tardif, un contrôle des actes des gérants. Car ces patrons, nantis de pouvoirs étendus, ne pouvaient être les maîtres absolus qu'étaient les dirigeants des affaires personnelles ou purement familiales, dans la mesure où une bonne part des capitaux dont disposaient leurs firmes était propriété d'autrui. La loi de 1856 n'avait pas totalement innové. Avant qu'elle n'intervînt, la plupart des commandites s'étaient dotées d'un organe de contrôle. Il ne semblait pas pour autant très utile. Désignés souvent - dans les statuts - par les gérants eux-mêmes qui désiraient éviter toute tutelle véritable, ses membres pouvaient être des hommes négligents, voire complaisants. Les surveillés choisissaient les surveillants, qu'ils fussent bons ou médiocres; la famille du gérant pouvait, en leur sein, avoir une place de choix. Le nouveau texte, précisant le mode d'élection des conseils, voulut clarifier cette question. Mais d'autres abus se manifestèrent. A défaut de la famille des gérants, c'était des « grands noms » que les actionnaires pouvaient être tentés de choisir pour remplir cette mission. Il s'agissait alors de procurer confiance. mot, „t. dès 186'6 d, La. Belle Jardinière, ou il fallait l'accord d'actionnaires représentant le quart du capital pour que des titres puissent être cédés à des étrangers, Les tâches des conseils exigeaient des réunions normalement rapprochées. Au Comptoir d'escompte de Strasbourg, deux des membres du conseil exercèrent leurs fonctions de juillet 1854 à septembre 1863; ils siégèrent environ quarante fois, soit un peu plus d'une fois par trimestre. Responsables solidairement avec les surveillés, les surveillants remplissaient des fonctions exigeantes; bien qu'en principe gratuites, elles faisaient régulièrement l'objet d'une rémunération. Si tout acte d'immixtion dans les tâches de la gestion leur était formellement interdit (ils avaient cependant le droit de prodiguer des conseils), les surveillants devaient - c'était leur mission explicite - contrôler les gérants. Au-delà des mots, la fonction pouvait s'avérer redoutable. Dès la naissance de la société, elle revêtait un aspect capital : à la Société belge-marseillaise, le conseil, qui se réunit une première fois le 7 octobre 1859, s'attache à vérifier l'état des souscriptions, à recueillir des données sur la solvabilité des souscripteurs. Une deuxième réunion, le 19 novembre, est essentiellement consacrée à la question cruciale du versement du solde sur les actions. Ces premiers pas franchis, les tâches des surveillants consistaient à vérifier les livres, la caisse, le portefeuille, les titres détenus par la société. Un rapport était fait à l'assemblée générale où devaient être signalées les irrégularités ou inexactitudes dont les surveillants auraient été témoins. Parfois, le conseil déléguait un point de sa mission à l'un de ses membres, chargé d'effectuer les contrôles nécessaires, mais cela n'évitait pas les écueils d'une fonction difficile. De fait, ces organes de contrôle se rendaient souvent coupables de négligence - ou de complicité. Au Comptoir d'escompte de Strasbourg, où se produisirent de très graves irrégularités, l'un des surveillants, Wenger, « n'a rien vu, rien vérifié, rien surveillé ». Certains membres du conseil ont, quant à eux, « éprouvé des scrupules » : deux d'entre eux, entrés au conseil en février 1862, en sont sortis en janvier et juin 1863. Dès la première séance, ils ont été frappés de l'habitude qui semble s'être prise dans la société de ne rien véritablement examiner. Sur leur remarque, un de leurs collègues leur a fait cette étonnante réponse: « Tout, ici, se passe en famille »... Christophe-Philippe Oberkampf (1738-1815), originaire d u Würtemberg, se fixe d'abord à Paris puis, dès 1760, à Jouy où il fonde la manufacture d'impressions qui devient au début du XIXe siècle la plus importante d Europe. Christophe Oberkampf. Tous les conseils de surveillance n'ont pas été à ce point défaillants. Ils durent être plus vigilants, les surveillants des Forges de Franche-Comté, qui dénoncèrent l'inadaptation de la gestion aux impératifs de la société : un rapport présenté à l'assemblée générale des actionnaires de 1859 souligna les pertes des usines placées sous la coupe du gérant. Les conseils avaient au moins cette attribution - en elle-même redoutable - de pouvoir provoquer, en le demandant aux actionnaires, le départ d'un gérant. En janvier 1860, Antoine Vautier démissionna. 0e fragiies monarchies La moindre cohérence de la commandite par rapport aux formes plus purement dynastiques fut en plusieurs occasions la rançon des moyens financiers importants qu'elle donnait à la firme : marquée par la présence de deux étages de pouvoirs - exécutifs prenant les décisions, actionnaires les tenant sous tutelle -, la commandite pouvait voir la méfiance s'installer entre ces partenaires. L'irrévocabilité des gérants était, en bien des cas, un dogme battu en brèche. En accord avec la jurisprudence, les statuts pouvaient prévoir que leur départ - volontaire ou forcé - n'entraînerait pas la fin de la société. On vit ainsi de multiples raisons sociales se succéder à de brefs intervalles. Aux Forges, fonderies et hauts fourneaux de Franche-Comté, la raison Vautherin, Guénard, Regard fait d'abord place à Vautier et Cie (1854) puis, en 1860, à S. Menans et Cie. Car un vent de fronde soulève les actionnaires contre Vautier. En décembre 1859, une motion en forme de compromis reconnaît l'a honorabilité » de Vautier et les efforts qu'il a prodigués pour diriger l'affaire : il n'en doit pas moins remettre sa démission. À l'exécutif unitaire qu'il a représenté fait suite une gérance tricéphale, Simon Menans étant responsable de Fraisans et des établissements du Doubs, Jules Dubost de ceux de l'Ain, Jules Vautherin - gérant de la première heure - du groupe de la Loue. Mais ces hommes ne trouvent guère un climat plus serein que celui connu par leurs prédécesseurs: dès 1866, des reproches sont émis contre la nouvelle équipe, la hargne des actionnaires semble se prolonger. Le climat de l'affaire est empoisonné. Démission - forcée ou volontaire - de gérants, dissolution de la commandite, ou prolongation basée


sur une nouvelle gérance: la crise du leadership met en cause la pérennité de ce type d'entreprise. Comme dans une monarchie parlementaire, l'accord des deux pouvoirs - l'exécutif commandité, les capitalistes commanditaires - est parfois difficile, voire même impossible. À la filature de lin La Continentale, constituée en 1838 à Boulogne-sur-Mer à l'initiative d'un Britannique, Hopwood, le fils d'un courtier de commerce de la ville, Bosson, est le premier gérant. Des difficultés économiques graves assaillent la filature qui doit arrêter son activité en 1848. Le gérant se plaint d'une insuffisance de fonds propres; or les actionnaires s'opposent à une souscription. Une deuxième société est formée en juin 1851 sous la raison Chauveau et Cie; celle-ci ne dure pas puisqu'en 1857 lui succède Huret, Lassalle et Cie. En décembre 1860, une assemblée générale, longue et tumultueuse, doit faire face à l'annonce du départ de cette troisième gérance. Le fait le plus frappant est qu'aucune politique cohérente n'ait jamais pu "être adoptée. En cette fin de 1860, un dialogue de sourds s'instaure entre des gérants responsables et des commanditaires qui n'exposent que leurs mises. Les premiers, auxquels on demande de revenir sur leur décision de départ, acceptent de rester mais dictent leurs conditions : réduction du capital social, liberté d'apporter des modifications aux moteurs et amélioration de la productivité, abandon par les actionnaires du dividende de 1860 pour en affecter le montant à des travaux éventuels; tel est l'ultimatum. Ce bras de fer s'achève par la défaite des gérants qui, dans l'isolement où ils se trouvent, ne peuvent qu'être découragés. Ils sont bientôt remplacés par une nouvelle équipe: quatre gérances, en quelque trente années, se seront usées à faire vivre une firme qui, en 1870, s'arrêtera pour ne plus repartir. L'effacement des processus dynastiques constitue une dernière caractéristique de la commandite par actions. Dans les meilleurs des cas, les fonctions des gérants sont viagères. La régression des traits héréditaires est patente par rapport aux structures plus purement personnelles. Au Comptoir de l'industrie linière, par exemple, SaintÉvron s'est retiré en 1852; en 1860, Millescamps s'en va, remplacé par Pouilly qui depuis diX ans dirige une filature à Amiens; en 1864, A. Cohin quitte à son tour l'entreprise, un ancien employé de la société, Brunet, prenant sa place. Lorsque F. Bocquet, le dernier fondateur, quitte le Comptoir en 1865, il ne demeure pratiquement plus rien de l'équipe d'origine. C.~ 14~ existence des affaires à structure familiale reposait sur trois éléments : le relatif manque de concurrence, laissant des marges de profit élevées; l'absence de fiscalité, permettant, hors impôt, un réinvestissement des profits par ailleurs facilité par la faiblesse des dividendes tolérée par les associés dynastiques; la modestie des investissements nécessaires en nombre d'industries légères. Mais ce genre d'affaire, fondé sur l'association d'intérêts familiaux ou de quelques personnes liant leur fortune pour courir l'aventure, n'était pas adapté à des groupes entiers d'activités particulièrement exigeantes en hommes et en capitaux. L'industrie lourde en témoignait. c>ect C9ené"4e dii~ëirente -Aveyron, 1825. Élie, duc Decazes, durant son ambassade à Londres - prix de consolation d'un renvoi comme ministre - a pu connaître l'essor brillant de la sidérurgie britannique. Il a fait le projet d'une puissante entreprise conçue sur le modèle anglais. Il veut qu'elle produise - conception alors très neuve chez nous - de la fonte à base de coke et non de bois. Le duc acquiert des concessions. En juin 1826, la Société anonyme des houillères et fonderies de l'Aveyron est créée pour cinquante ans. Cette date marque la genèse d'un type d'entreprise alors très rare en France. Il faut regarder le bilan de pareilles sociétés pour comprendre à quel point elles s'éloignent des modèles précédents, d'un patronat pratiquement autarcique où l'autorité et la technique demeuraient familiales, comme l'étaient presque exclusivement les titres de propriété sur la firme. Le capital de départ des Houillères et fonderies de l'Aveyron s'élève à un million huit cent mille francs. Decazes n'est pas le seul apporteur: souscrivant cent soixante des six cents actions de trois mille francs du capital initial, il côtoie notamment un groupe de représentants de la banque protestante, les puissances financières de l'époque. Si de tels ensembles apparaissent çà et là sur la première carte de la France d'entreprises, nés ex nihilo du rêve de quelques hommes aux ardeurs dévorantes, la très grande entreprise procède, ailleurs, d'une tout autre logique. Lorsque, vers le milieu du siècle, la Compagnie de Saint-Gobain se rapproche d'une affaire concurrente, Saint-Quirin, la grande firme a derrière elle un passé déjà long. Ces deux firmes verrières fusionnent en fait en 1858 pour éviter de coûteuses batailles. Le rapprochement sera en d'autres lieux le prix à payer pour atteindre des structures rationnelles ou des économies d'échelle : fondées en 1834, autorisées l'année suivante, les Forges de Denain connaissent, dans le Nord, quinze années d'existence autonome avant de se réunir en 1849 aux Forges et laminoirs d'Anzin, entreprise voisine ayant exactement le même âge. Le désir d'intégration - ascendante ou descendante - produit également ses effets : l'usine de Fourchambault, celle d'Imphy et la mine de Commentry créeront, en se rapprochant, une énorme entreprise. La généalogie de ces exploitations tranche radicalement sur celle des centaines d'autres firmes, petites ou moyennes, qui font la toile de fond de la France d'entreprises; leurs dimensions les singularisent tout autant. Dimensions physiques tout d'abord: aux Houillères et fonderies de l'Aveyron - future Decazeville -, quelques chiffres donnent une idée des problèmes qui se posent: 966 hectares de concessions houillères; 3 883 hectares de concessions de minerai de fer; 9 hauts fourneaux, 2 fonderies, l forge capable de produire annuellement 10 000 tonnes de fer, des routes tracées, des travaux souterrains. Dimensions sans doute dépassées par les concessions de la Compagnie d'Anzin, qui couvrent un polygone irrégulier allant du village de Somain ,jusqu'à la frontière belge : longueur, 30 kilomètres; largeur, 7 à 12 kilomètres. Dérive dimensionnelle, mais aussi financière. Les décisions que doivent prendre les gérants de semblables ensembles ne sont plus à l'échelle d'un homme seul. Durant les quatre années de sa première exploitation, Decazeville dépense 3 millions. Le capital est portée à 3 600 000 francs en février 1829, puis à 5 400 000 francs en février 1832. Mis au sommet de la firme pour défendre les intérêts de ceuX qui les y ont placés, des patrons d'un nouveau type apparaissent. Obligés de se doter d'un encadrement susceptible de faire passer leurs décisions jusqu'aux points les plus reculés de leurs exploitations, ils exerceront un pouvoir au style très spécifique. Un pouvoir qui se eollégialise : en nombre de cas, le souverain est un souverain collectif. dfv Jouveraiu Co tié9~iaC es mandataires de la société. Ainsi sont définis les membres des conseils. Dirigeants collectifs des plus grandes entreprises, nommés par les bailleurs de fonds qui forment l'actionnariat, ils sont révoqués par ceux-là qui les ont placés au sommet du pouvoir. Le sacre des gestionnaires passe par l'onction du capital, en principe au moins. ~xécuti~~ « éLus » A lire à la lettre l'agencement juridique des sociétés de capitaux (on pense à la société anonyme - qu'elle soit antérieure ou postérieure à la loi de 1867 - mais aussi à la société civile, fréquente dans l'industrie minière), les administrateurs, eux-mêmes détenteurs d'une partie du fonds social, sont nommés par leurs pairs pour les représenter et faire valoir leurs droits. La lettre fut sans doute respectée, mais des styles de nomination bien plus autoritaires eurent également cours. On peut, avant de les noter, faire une distinction entre deux cas d'espèce : celui de l'entreprise créée par une équipe relativement restreinte et encore proche des origines, dont l'équipe dirigeante procède en droite ligne de son actionnariat, à défaut de totalement s'y confondre; celui, par ailleurs, de l'entreprise déjà ancienne, présentant un capital diffus, dont le conseil diffère nettement de son actionnariat. La Compagnie des mines de Lens illustre le premier cas. Un groupe d'hommes d'affaires lillois - Bigo, Danel, Casteleyn, Tilloy, Scrive avait en 1849 effectué un sondage à Courrières, un autre à Annay puis, en juillet 1849, dans le bois de Lens. Au début de décembre


1850, celui-ci atteignit le charbon. Lorsque, par actes des 11-12 février 1852, fut constituée la société d'exploitation, le nombre des promoteurs était des plus restreints. Le capital de trois millions était réparti entre une poignée d'hommes : J. Casteleyn, Scrive-Labbe, Tilloy-Casteleyn, Désiré Scrive, Alfred Descamps et quelques autres se partageaient les trois mille titres qui formaient celui-ci. Administration et capital tendaient à se confondre : les mandataires tenaient leurs mandats comme d'eux-mêmes. Dans le cas, exactement inverse, de la Compagnie de Saint-Gobain qui, au premier tiers du siècle (quand, en 1830, elle devient une S.A.), a déjà un passé derrière elle, on ne retrouve pas la même coïncidence : après la fusion de 1858 avec Saint-Quirin, les onze administra teurs ne représentent que 6 % du capital de la grande entreprise. Qu'ils soient l'émanation d'une fraction notable ou négligeable du capital, les administrateurs s'organisent en nombre de cas pour garder le pouvoir. L'histoire des conseils au XIX`' siècle souligne cette aspiration très humaine à la stabilité. Plusieurs procédés étaient utilisés pour parvenir au but. La nomination par les premiers statuts de la société en cours de formation relativisait, tout d'abord, le « sacre » par l'élection. Les administrateurs, dans ce cas, étaient les fondateurs. Ils apportaient aussi les capitaux; mais, sur ce terrain, ils étaient rarement seuls. Ces pionniers ne voulaient pas se décharger sur d'autres du soin de décider. Ainsi, aux Mines de Bruay, les trois membres du conseil sont nommés à vie dès 1852, dans l'acte constitutif de la société. La cooptation a été un procédé en honneur dans de nombreux conseils. Cooptation pratiquée par d'anciennes entreprises - on pense à Saint-Gobain - où la haute administration fournissait notamment le vivier de talents dans lequel puisaient les membres du conseil pour se remplacer, se compléter, se rajeunir. Cooptation dans des sociétés récentes, où les conseils semblent, par ce moyen, avoir assuré pareillement la maîtrise de leur recrutement. Aux Mines de Béthune, la vacance d'un administrateur entraînait son remplacement par les administrateurs restants. Si l'on songe que des membres de conseils étaient nommés à vie, on peut situer le niveau de pérennisation du pouvoir où parvenaient certaines sociétés. La bourgeoisie du Nord tint ainsi dans les houillères régionales une place durable qui s'explique par le rôle souvent éminent que ses aînés avaient eu dans le lancement du bassin artésien. En 1888, près de quarante années après la création des Mines de Lens, les noms du conseil de ce grand charbonnage reproduisent pratiquement ceux des découvreurs de 1849. Héritiers du risque, les administrateurs s'étaient perpétués. Ici encore, l'hérédité tendait à affirmer son rôle. Sinécure ou ctrc eau etons de présence de vingt francs don nés aux administrateurs par séance de travail; 10 % accordés au conseil sur le volume des dividendes distribués (après le paiement des intérêts au capital et le prélèvement pour la réserve) ; 5 % en plus sur la fraction dépassant 200 000 francs tels étaient les avantages accordés par les statuts aux administrateurs des Mines de Dourges. Certaines sociétés accordaient des bonus sous forme de titres distribués

aux administrateurs. On voit que ces fonctions, en principe gratuites, pouvaient être l'objet d'un généreux dédommagement. De telles rétributions rémunéraient-elles plus que symboliquement de flatteuses sinécures ou restaient-elles en deçà d'une mission exigeante et difficile? La réponse doit être nuancée. La cadence des réunions, variable, pouvait être élevée. Les douze réunions annuelles des Mines de Dourges - nombre minimum -, les deux réunions mensuelles de la Compagnie de Courrières s'expliquent aisément: courant des risques importants, impliquant des prises de décisions fréquentes, ces mines débutantes ne pouvaient guère se satisfaire de sessions espacées de leurs exécutifs. Mais la vieille Compagnie de Saint-Gobain elle-même, qui paraissait vers le milieu du siècle avoir atteint sa vitesse de croisière, demandait elle aussi à son conseil un travail assidu : il se réunissait deux fois par semaine à quatorze heures, l'une des deuX séances étant prolongée par un dîner dans les locaux de l'administration. La distance séparant le siège social du domicile des administrateurs posait parfois problème. Aux Mines de Carmaux, les administrateurs n'habitant pas la capitale - comme Achille de Solages, résidant à Carmaux - ne venaient qu'assez épisodiquement aux séances du conseil tenues à Paris. Certaines sociétés remboursaient les frais de déplacement: les administrateurs des Mines de Neeux qui, eux aussi, touchaient un jeton de vingt francs par séance recevaient une indemnité du même montant s'ils résidaient à plus de douze kilomètres du lieu des réunions. Mais, plus que dans l'obligation de présence, le poids de la mission se reflétait dans le fonds de qualités requis pour figurer dans ces enceintes. À Saint-Gobain, on mettait en avant, à côté du dévouement et du désintéressement, l'aptitude à des vues rationnelles, le sens du commandement. Capacités de synthèse, d'arbitrage et de choix: chacun des membres de l'exécutif collégial devait en faire l'apport. D'où l'extrême intérêt, pour de telles firmes, du vivier des hautes fonctions publiques. « Il semble », écrit un membre du conseil en 1834, « qu'un homme qui a rempli dans deux ministères et dans un grand nombre de commissions des places d'une manière distinguée, qui a de la méthode et de la clarté dans la discussion, de la fermeté dans l'exécution, doit être un bon membre de notre conseil. »l Dans les branches d'activités encore en devenir, d'autres qualités étaient exigées. Un robuste équilibre, sinon des nerfs d'acier, devait être l'apanage de ceux qui administraient ces usines souterraines qu'étaient les charbonnages. Si les régisseurs de la Compagnie d'Anzin ou les administrateurs de la Compagnie de Carmaux étaient en charge d'exploitations houillères reconnues de longue date, les membres des conseils des nouveaux charbonnages, comme ceux du Pas-de-Calais à leurs débuts, devaient faire preuve de singulières qualités de courage et de persévérance, d'audace et de raison. Fallait-il poursuivre une exploitation décevante ou arrêter les frais? Le calendrier lui-même était une longue épreuve. Aux Mines de Liévin, où les travaux de recherche avaient commencé au


début de 1858, la société d'exploitation ne fut créée qu'en décembre 1862; cinq ans avaient passé, mais ,jusqu'en 1866, la production annuelle fut presque insignifiante. Atteindrait-on un jour le seuil de rentabilité? L'extraction de Liévin atteindra trois cent cinquante mille tonnes en 1880 : la constance pouvait porter ses fruits. Des prises de décisions aux lourdes conséquences. Responsables de leurs erreurs de gestion, les membres des conseils répondent devant le capital de la politique qu'ils ont adoptée. Si, en nombre de cas, l'administration et l'actionnariat 1 Lettre dc l'ad m i nistrateu Na ville p, l'administra-teur Gérard pour le choix, comme membre du conseil, du baron Mounier. Cité par J.-P. Daviet " La direction des affaires de la Cie de St-Gobain », in Entreprises et Entrepreneurs, XIXe-XXe siècles, Paris Sorbonne, 19S3, p.306. se recouvrent étroitement, en d'autres des bailleurs de fonds, parfois déjà nombreux, forment une assemblée qui réclame des comptes. Cet aspect de leur condition permet de saisir l'attitude de certains conseils à l'égard du profit. Dès la première réunion du conseil de la nouvelle société de Carmaux', le 27 mars 1856, les membres du conseil émettent des prévisions - et des prétentions - quant au taux du profit: 5 a 20 % sur les capitaux investis dans un délai de cinq ans: politique de bénéfices que l'on poursuivra a Carmaux avec ténacité, quitte à négliger l'avenir du charbonnage. Comptable de sa politique envers le capital, l'exécutif élu se doit de faire produire a la mine des résultats suffisants. Les administrateurs agissent non seulement comme gérants de leur propre patrimoine (ils détiennent des fractions importantes du capital), mais aussi pour le compte d'actionnaires qui seront de plus en plus nombreux : le conseil subit donc la pression d'un corps extérieur à la firme, celui des détenteurs d'actions, qui le surveille parfois de près. Le 13 mars 1893, une quarantaine d'actionnaires de Carmaux tiennent une réunion à Toulouse pour faire pression sur les administrateurs : il s'agit de faire abandonner à certains d'entre eux une activité politique jugée gênante pour la bonne marche de l'entreprise; les administrateurs doivent assurer l'extraction du charbon, faire gagner à la mine le profit nécessaire. Ç Des co-princeb tout-puimant6 L es administrateurs exercent tous les droits et sont investis de tous les pouvoirs de la société. Telles sont, énoncées par nombre de statuts, les attributions des membres des conseils, sans qu'aucune limitation précise ne marque les bornes de cette puissance. Le 15 mai 1834 - quatre ans après la transformation en société anonyme -, le conseil de SaintGobain l'affirme avec netteté : le conseil assume la gestion et la direction générale des affaires de la société; les sept administrateurs que compte en ce temps le conseil exercent collégialement les tâches qui, ailleurs, eussent été assumées par un seul homme. Pour que de tels pouvoirs pussent être réellement exercés, encore convenait-il que les assemblées d'actionnaires vissent leur rôle cantonné à des votes essentiels. Les statuts pouvaient prévoir les décisions qui seraient prises par le conseil sans que l'assemblée eût à intervenir, et celles qui, au contraire, exigeraient son aval. En fait, nombre de conseils jouèrent sur l'effacement, au moins relatif, des assemblées pour exercer un pouvoir sans contrôle. En principe réunies chaque année, des assemblées d'actionnaires furent mises en veilleuse pour une longue période. À la date de 1900, l'assemblée générale des actionnaires de la Compagnie des mines d'Aniche - la grande voisine d'Anzin - n'avait pas été réunie depuis 1845! En pareil cas, le conseil exerçait dans la solitude et en toute majesté la plénitude de son autorité. Aux Mines de Bully-Grenay, le conseil réunit l'assemblée chaque fois qu'il le juge opportun; aux Mines de Bruay, l'assemblée des actionnaires est réunie « à l'initiative du conseil », quand il juge convenable de convoquer celle-ci. Comment fonctionnent pratiquement les conseils? Ils reçoivent l'information de l'extérieur. L'encadrement joue un rôle déterminant pour la faire remonter. À Saint-Gobain, l'agent général Clément-Desormes est introduit au conseil pour apporter l'information. Les administrateurs en assurent la synthèse. Grâce à de tels contacts, ils ont une vision d'ensemble de la vie de la firme. 1 Formée en 1S56, elle est encore d cette époque une commandite par actions, avant de se transformer en 1S60 en SA L'information reçue, le conseil assume sa fonction primordiale : la prise de décisions. Désignation du haut encadrement, comme à Decazeville où le conseil nomme et révoque le directeur qui agit sous sa surveillance et par ses ordres. Le régisseur-caissier, à Decazeville, est également nommé par le conseil qui - sur proposition du directeur - procède aux nominations des autres cadres de la grande entreprise. À côté de cette mission de choix et de nomination, la décision recouvre pratiquement tous les domaines de la vie de l'entreprise, avec pour seules frontières celles que tracèrent les statuts. La décision d'investissement, notamment, lui incombe, décision à ce point capitale - comme celle d'endetter l'entreprise - qu'elle requiert le plus souvent l'aval des actionnaires. Décideur collégial, le conseil devait dégager un certain consensus. La plupart des conseils n'étaient pas très nombreux, l'importance de l'entreprise ne préjugeant pas du nombre des administrateurs. Les onze membres du conseil de Saint-Gobain - après la fusion, en 1858, avec SaintQuirin - formaient une assemblée relativement étendue. À l'origine de Decazeville, le conseil comptait huit membres'. Ce chiffre de sept ou huit semble représentatif d'assez nombreux conseils. Mais de très grandes sociétés étaient dirigées par des équipes nettement plus restreintes : le conseil de régie de la Compagnie d'Anzin comprenait quatre membres - auxquels s'ajoutaient deuX suppléants - et nombre de compagnies charbonnières du jeune bassin d'Artois fonctionnaient avec des administrateurs en nombre très réduit. Il fallait que naquît une majorité qualifiée pour certaines décisions. À la Compagnie des mines de Lens - où le « comité » comptait huit administrateurs - la simple majorité de cinq voix était requise pour la nomination ou la révocation de l'agent général; mais il fallait six voix pour la vente ou l'échange de terrains de la société, l'ouverture d'une fosse, l'appel de fonds. En avril 1863, c'est à la majorité que le conseil de Bruay (trois membres nommés à vie) se prononce contre la fusion avec la Compagnie de Béthune. À Carmaux, les décisions du conseil sont souvent prises à l'unanimité. L'exécutif collégial s'assemble fréquemment à distance du lieu d'exploitation. La société de Decazeville a son siège à Paris où se tiennent les séances du conseil. Situation identique a Carmaux où le charbonnage est distant de six cents kilomètres de la capitale où se tiennent les conseils : les administrateurs font de rares apparitions - environ une fois par an - à la houillère, Achille de Solages, qui réside sur les lieux, faisant une exception. Le conseil, en pareil cas, a relativement peu de contacts directs avec la vie de l'entreprise et avec ses problèmes, ses problèmes sociaux notamment. Cette distance peut paradoxalement conférer à l'autorité collégiale une force redoutable. Ce type de structure, où seule la direction locale - le patronat appointé des grands « cadres » - se trouve en contact avec les travailleurs, témoigne de considérables potentialités d'inertie. Arme de défense redoutable contre les grévistes, l'éloignement du conseil qui, à Paris, consacre à se réunir, à délibérer, à prendre les décisions et à les répercuter des journées entières, donne des arguments aux directions locales : il faut attendre la décision du conseil. Coupés des salariés, contrairement aux patrons des petites et moyennes entreprises, les administrateurs ne tolèrent guère de concessions quand éclate un conflit sur le front du travail. Éloigné des travailleurs comme des actionnaires, le conseil tient volontiers un discours sans faille et sans faiblesse : il faut à tout prix que son autorité ne soit pas mise à mal. Après la dure grève qui, en 1869, à Carmaux, a secoué la mine, le conseil autorise les mesures nécessaires à remettre les esprits sur le droit chemin et « à faire 1 Le duc Decazes, Humann, Dominique André, Pillet-Will, Baudelot Goupy, Milleret et Paravey, aua que ls s'ajout eW n t deux suppléa hts: d'Argout et Moulard. cesser les abus qui existent depuis la grève sous le rapport de la discipline » l. Même si, la grève se prolongeant, des dégâts sont causés à la mine, ceux-ci paraissent moins graves - à long terme surtout - que des brèches ouvertes dans l'autorité du patron


collégial. C'est dans ce contexte que parvient à la direction de Carmaux ce télégramme émis de Paris par le conseil le 9 juillet 1869, au plus fort de la crise « Conseil persiste à croire que toute concession avant travaux repris a des inconvé nients. » 2 Le prince collectif, en pareil affrontement, ne peut perdre la face. Oe-4 h o i v n m e s q u i J e d é t a c h e n t Certaines industries étaient d'une gestion à ce point exigeante, la prise de décision impliquait des délais d'une telle brièveté, que la présence sur les lieux d'un membre du conseil à titre permanent fut la solution apportée pour répondre à ces contraintes. Le charbonnage se trouvait notamment dans ce cas. Aux Mines de Carvin (Pas-deCalais), une société civile créée le 29 juillet 1857, le conseil de sept membres désignait un administrateur délégué pour suivre la vie de l'entreprise et affronter ses problèmes quotidiens. À Carmaux, Mancel fils, gérant de la commandite par actions, devint en 1860 administrateur délégué à la direction générale quand la société se mua en S.A. Ainsi le principe d'une gestion collégiale n'impliquait-il pas la disparition des individualités: qu'il s'agît de missions temporaires à objet limité ou de la présence permanente de l'administrateur délégué, des personnalités pouvaient se révéler. Certains hommes, par ailleurs, marquèrent de leur empreinte les conseils et les firmes qu'ils présidèrent. Primus inter pares : Ces présidents Les présidents des conseils des sociétés anonymes n'avaient, à dire vrai, guère de pouvoirs particuliers. Ils étaient souvent élus par les membres du conseil, mais ce n'était pas une règle. Leur rôle, en bien des cas, fut modeste. Néanmoins, le président pouvait être, par son seul nom, une présence très utile : un moyen de renforcer le crédit de la société. Lors de la transformation, en 1856, du charbonnage familial des Solages en société de capitaux, la présidence (du conseil de surveillance d'abord, du conseil d'administration - dès 1860 - ensuite) échut à Morny, qui était largement impliqué dans la nouvelle affaire. Le duc fut un président éphémère: il joua surtout, à Carmaux, le rôle d'un prête-nom prestigieux. Au type de l'homme-vitrine n'appartiendront pas, certes, tous les présidents des conseils des plus grandes entreprises. Il reste pourtant que la surface de celui qui présidait l'exécutif n'était pas indifférente. Ancien haut fonctionnaire parfois, tel ce GermainJoseph Delebecque (1795-1875) que le conseil de la Compagnie des mines de Liévin se choisit, en 1859, pour président; grand commis de la Monarchie de Juillet - maître des requêtes en 1833, conseiller d'État en 1836 -, député à plusieurs reprises, il apporte le lustre et l'expérience de la fonction publique au charbonnage naissant. Ce genre de recrutement avait ses inconvénients: celui, notamment, de présidences données à des hommes déjà surchargés de fonctions. Le système ne 1 R. Trempé, Les Administrateurs des mines de Carmaux: étude de psychologie patronale.., in Ie Mouvement social, avril-juin 1963, p. 70. 2 Cité par R. Trempé in Le Mouvement social, art. cit., p. 76. pourra, de ce fait, échapper au reproche de la présence simultanée d'une poignée d'hommes dans de multiples affaires. Ainsi, Delebecque, président de Liévin, était en même temps administrateur et vice-président des Chemins de fer du Nord; le président des Mines de Bruay, Jules Marmottan (1829-1883), était par ailleurs, en 1868, avec Desseilligny, Léon Say, Raoul Duval, Schneider, Johnston, un des acquéreurs, fondateurs et administrateurs de la nouvelle Société des houillères de l'Aveyron qui reprit la succession de l'ancienne Decazeville... Ces hommes n'échappent pas à la règle voulant que le succès appelle le succès et que l'influence mène à l'influence. Mais l'excès d'influence entraîne le risque d'incompétence. Sans doute est-ce une des raisons pour lesquelles certains personnages illustres ne firent pas de bons présidents. À Léon Talabot, qui fut le premier président, en 1849, de Denain-Anzin, succédèrent, après sa disparition en 1863, Hippolyte Waternau puis, en 1872, Paulin Talabot, frère de Léon. Paulin avait eu un rôle considérable dans le lancement d'innombrables affaires. C'est en termes sévères que, en 1852, Émile Martin le juge pourtant: « ... merveilleux pour inventer et créer une affaire et d'une complète incapacité pour la diriger aussitôt qu'elle est créée »l. L'hérédité jouait pour certaines présidences comme elle jouait pour les membres des conseils. Après de longues années de présidence, invoquant sa faiblesse de santé et la vanité des efforts déployés à la tête d'une affaire difficile, le duc Decazes, âgé de quatre-vingts ans, quitte en 1860 la présidence de Decazeville et fait agréer son fils. Noblesse ancienne ou nouvelle, ou très haute bourgeoisie, ceux que SaintGobain se choisit de 1830 jusqu'à la fin du siècle pour présider son conseil figurent, à défaut d'une succession proprement familiale, une étonnante collection de titres et patronymes, où les liens du milieu remplacent l'hérédité. Mérigot de Sainte-Fère veille à la réorganisation de la compagnie en 1830 et assure le démarrage des productions chimiques. Mounier le remplace: administrateur en 1834, il préside le conseil de 1841 à 1843, date de sa mort. En 1844, un savant illustre, Joseph-Louis Gay-Lussac, prend la relève. En 1852, c'est Antoine-Pierre Hély d'Oissel; en 1866, un duc, Albert de Broglie, préside: règne très long achevé en 1901, quand Broglie laisse son fauteuil au marquis C.-J. Melchior de Voguë, dont la famille siège au conseil dès 1857... ehariwneb pour ia grande firme ' ranchant sur ces présidences distinguées et impersonnelles qui pouvaient suffire à des firmes déjà menées à la maturité, certains êtres marquèrent de leur empreinte la vie de leur entreprise. Malgré la taille du domaine a gérer et quelle que fût la forme juridique choisie pour 1 Journal d'É. Martin, 21 juin 1852, cité par G. Thuiltier, G. Dufaud et res débuts du grand capitalisme dans la métallurgie cn Nivernais, SEVPEN, 1959, p.187. être son soubassement, le poids de leur charisme détermina l'existence et la croissance de la firme à la tête de laquelle ils étaient. On a déjà évoqué la personnalité d'un Charles de Wendel; on peut aussi faire une place à Stéphane Mony. Né en 1800, élève de l'École des mines de Paris, il est le frère utérin du grand technicien Eugène Flachat. Dévoré dans sa jeunesse d'ardeurs saintsimoniennes (il a participé à la retraite des disciples a Ménilmontant mais fait ultérieurement sécession du mouvement), il collabore aux écrits de son demi-frère, travaille au chemin de fer Paris-Saint-Germain puis, en 1840, prend en main la direction de la houillère de Commentry. Ce charbonnage sera l'oeuvre de sa vie. C'est Paul Rambourg, son condisciple à l'École des mines, qui lui confie le poste. La houillère (achetée en 1810 par Nicolas Rambourg, le père de son ami) devient en 1854 une pièce d'un ensemble plus vaste : la mine se trouve jointe aux usines de Fourchambault et d'Imphy. Actionnaire du nouveau groupe, Boigues, Rambourg et Cie, il est avant tout un travailleur au sommet de l'échelle. Gérant résidant à côté de la mine, il donne tout son talent de technicien à l'exploitation systématique d'un charbonnage dont l'épuisement prochain est inéluctable. C'est un homme de terrain; quand il prend en main la houillère, celle-ci vient de brûler: Mony repousse l'idée de noyer la galerie et utilise des procédés moins draconiens qui sauveront l'entreprise. Dans cet ensemble trop vaste, formé d'usines sidérurgiques et d'une grande houillère, le caractère de Mony ne sera pas sans poser des problèmes au sein de la gérance : Mony perçoit les failles du mariage alliant des forges (Imphy et Fourcham bault) à la mine qu'il dirige. Il perçoit que la sidérurgie lourde du Centre va devenir de moins en moins rentable et se refuse à hypothéquer sa mine en l'asservissant aux autres composants de l'empire des Boigues. Il se heurte, orageusement parfois, à son cogérant, Paul Benoist d'Azy, qui fut un des soutiens du rapprochement. Rapports d'autant plus difficiles que Mony ressent la différence d'origine qui le sépare de l'aristocrate nivernais. Énorme travailleur, Mony a pour le labeur une « passion dévorante » l. À ses yeux, le travail est d'ordre divin. Aimant le labeur, il réclame le labeur. Non pas réellement despotique, mais amoureux de discipline: chacun à sa place, attelé à sa tâche et en étant


conscient. Autoritaire, veillant à tout (il interdit en 1857 au personnel de la mine l'accès de certains cabarets qu'il désigne nommément), il connaît bien les hommes : il aura le talent, ou le flair, d'engager le jeune Henri Fayol. Autre attachante figure, quelque peu oubliée: Alfred Rangod, dit Péchiney. Après sa naissance à Paris, en 1833, sa mère devenue veuve s'est remariée à un fabricant de bimbeloterie de la rue Quincampoix, du nom de Péchiney. Celui-ci fait instruire son beau-fils à l'école Turgot puis le fait entrer chez un illustre chimiste, Pelouze. L'enfant Alfred Rangod adopte le patronyme de son beau-père. Ce nom fera le tour du monde. 1 S. Mony, Étude sur re travail Hachette., 1882. On peut suivre l'homme dans ses différents postes : de 1853 à 1855, on le trouve aux établissements d'acide borique de Toscane; de 1855 à 1859, à l'usine de Rassuen, Prat et Cie; en 1859, à Lyon, chimiste chez Bouvard à la soudière de Saint-Fons ; enfin, directeur de la Compagnie générale des phosphate fossiles du bassin du Rhône, créée en 1868, qui exploite des nodules phosphatiques dans la Drôme. La rencontre de sa vie fut celle d'Henri Merle. Celui-ci apprécie Péchiney et l'appelle à Salindres. En 1874, Péchiney est désigné gérant de la Compagnie des produits chimiques d'Alais et de la Camargue : A. R. Péchiney et Cie. La commandite par actions de Merle et de Guimet va être, pendant vingt-neuf ans, dirigée par le chef omnipotent que Merle s'est choisi pour être son successeur'. L'homme y montrera ses grandeurs et ses failles. C.-J. Gignoux fait le portrait contrasté d'un homme s'intéressant « à peu de choses hors l'industrie chimique » où il était orfèvre. Ce fut, à défaut d'un très grand capitaine d'industrie, un très bon homme d'affaires, administrateur précis, économe, laborieux, se tenant minutieusement au courant des progrès de son industrie; « son effort se concentrait sur quelques fabrications éprouvées qu'il perfectionnait sans cesse et dont il ne s'écartait pas volontiers »Z. Jaloux de son pouvoir, minutieux jusqu'aux détails les plus insignifiants, ce patron avait ses aveuglements : ainsi ne crut-il pas, à l'origine au moins, à l'avenir de l'aluminium qui ferait pourtant la gloire et la prospérité de sa firme. dfv haut encadrement En mai 1861, un accident se produisit à la mine de Commentry. Au sixième étage d'un des puits d'extraction, un cheval s'était brisé la patte. L'ingénieur divisionnaire rédigea un bon de remplacement. Le garde d'écurie en dénia la valeur: il y manquait la signature du directeur qui était absent. La consigne était formelle à ce sujet, le cheval ne fut pas remplacé sur-le-champ. Forulâ de pouvoir et grands commis - 9 I fallait que le pouvoir fût en tous lieux présent dans l'entreprise ou, a défaut, qu'il fût représenté. La grande entreprise postulait l'existence, à ses divers niveaux, d'une structure d'encadrement aux contours précis. Sur les lieux d'exploitation, elle appliquerait les orientations définies par les conseils; elle s'emploierait à prendre les décisions opérationnelles qui traduiraient dans le quotidien les stratégies dictées par le sommet. Les grandes sociétés connaissaient une difficulté qu'il leur fallait lever: les cadres - les bons cadres - étaient rares. Arlès-Dufour en faisait la remarque en janvier 1846 à propos de la région lyonnaise où, soulignait-il, les grandes capacités pour diriger faisaient défaut. Les écoles techniques, peu nombreuses encore, répondaient malaisément au besoin, et les plus grandes d'entre elles - Polytechnique, l'École centrale, l'École des mines - ne représentaient pas dans tous les cas la meilleure filière pour subvenir à la demande qui se manifestait. 1 A.R. Péchiney quittera la direction effective, en 1906, demeurant administrateurjusqu'en. 1910. il mourra à Hyènes en 1916. c.-.1. Gignoux, Histoire d'une entreprise française, Hachette, 1955, p. 45. À Decazeville, Cabrol, face aux innombrables difficultés que rencontrait la firme, donnait en juillet 1863 un net diagnostic : ce n'était pas d'ingénieurs de haut rang dont Decazeville avait impérieusement besoin, mais d'un surcroît d'adminis tration - et de bonne administration. C'était le gestionnaire efficace, l'homme aux compétences pratiques, que réclamait la firme. De fait, bien des crises vécues par l'entreprise du XIXe siècle, en un temps où il fallait, par tâtonnements, faire les apprentissages, semblent avoir été des crises de direction. Ce fut notamment le cas, en 1857, aux Houillères de Carmaux'. Mandataire social, le directeur, au sommet de cet encadrement, voyait ses pouvoirs procéder du conseil ou, en certains cas, de l'assemblée des actionnaires. Ces instances pouvaient parallèlement le renvoyer. Ce grand fondé de pouvoir est avant tout chargé de missions générales. À la Compagnie des mines de Lens, l'agent général dispose de tout le pouvoir; dans d'autres houillères du Pas-de-Calais, le directeur assume des missions administra tives et techniques : aux Mines de Courrières, le directeur-gérant - nommé par l'assemblée générale - a sous ses ordres l'ensemble des employés et ouvriers de la compagnie. Les fonctions de contrôle revêtent aussi leur importance. À la Compa gnie de Liévin, le directeur arrête les écritures le 30 juin de chaque année; les comptes, bilan et inventaire, dressés par ses soins, sont soumis au conseil' pour être ultérieurement communiqués à l'assemblée des actionnaires. À Saint-Gobain, le titre d'agent général est créé en 1827; le 7 août, le chimiste Clément-Desormes est nommé à ce poste aux termes d'un premier contrat de trois ans. On veut lui conférer de grands pouvoirs: ses prérogatives seront telles que des heurts s'ensuivront avec le conseil. En 1831, il perd la direction des ventes, ne dirige plus les bureaux ni la comptabilité : on le congédiera en 1835. La fonction de l'agent général, dès lors, évoluera : le successeur, Robin, sera chargé particulièrement des ventes de la branche chimique. Finalement, en 1860, le poste sera supprimé. À un niveau immédiatement inférieur, les cadres qui représentent le pouvoir aux échelons subalternes de la firme : les directions d'usines, notamment, en charge de la fabrication. Les grandes écoles n'exerçaient pas toujours un monopole pour assurer leur recrutement. À Saint-Gobain trois polytechniciens se succèdent de 1833 à 1841 à l'usine des glaces; ils paraissent peu à l'aise dans une mission qui les place entre les travailleurs et les exigences du conseil. Né en 1810, fils de contremaître, aide-magasin dès l'âge de onze ans, n'ayant aucun diplôme, Arthur Lacroix fait en revanche une carrière remarquable à la soudière de Chauny, où il est directeur dès 1832. Dans l'immense usine souterraine qu'était souvent la mine, le directeur pouvait être assisté d'un ingénieur en chef d'exploitation l'aidant dans ses missions techniques. La houillère était organisée en divisions; à la tête de chacune d'elles, l'ingénieur divisionnaire - titulaire d'une fonction elle aussi prestigieuse - avait sous ses ordres, le cas échéant, un ou plusieurs sousingénieurs. Les structures pouvaient révéler des clivages « fonctionnels ». À la Compagnie des mines de Courrières, la fonction principale - la direction générale des travaux - était confiée à un ingénieur-chef assisté, pour les travaux du fond, d'un ingénieur principal et de trois divisionnaires, et, pour le jour, d'un autre ingénieur; le service commercial, le service des approvisionnements, la comptabilité apparaissaient aussi dans leur identité, avec leurs titulaires3. 1 Crise de direction ouverte en 1857 quand Boisse (directeur depuis 1835) ayant donné sa démission, trois directeurs se succèdent entre 1S57 et 1S60. 2 Ainsi qu'au comité de surveiltance, organe de contrôle existant par ailleurs. s Laissant déjà paraître l'essentiel des fonctions de la grande entreprise e_,~.p[.Yés de prestige Cet encadrement jouit d'un grand prestige. Plusieurs raisons expliquent le statut envié d'un groupe qui, plus que de nos jours, se rapproche du patronat.


Ces cadres sont parfois très proches de l'actionnariat et des conseils. Des directeurs sont introduits dans les conseils, où ils se révèlent des informateurs de poids. Dans les charbonnages du Pas-de-Calais, le directeur doit être titulaire d'un certain nombre de titres. Des directeurs font partie du conseil ou sont parents de membres du conseil. Louis Gav-Lussac - le fils - est directeur de l'usine de Saint-Gobain de 1846 à 1852. À Decazeville, Cabrol est - au moins pendant un certain temps - à la fois directeur et administrateur de la société. Les responsabilités exercées par certains de ces dirigeants, la stature qu'ils y acquièrent expliquent aussi ce prestige incontestable. Né à Rodez en 1793, élève de l'École polytechnique puis officier dans la Grande Armée pendant la campagne de France, blessé à Waterloo, Gracchus Cabrol reçoit la Légion d'honneur sur le champ de bataille. Capitaine d'artillerie, il fait la campagne d'Espagne de 1823, puis passe à l'industrie. Se rendant en Angleterre, il y étudie la sidérurgie au coke. Mais la rencontre de sa vie sera celle de Decazes. En 1827, Cabrol rejoint l'Aveyron de son enfance; il y prend la direction de l'entreprise qu'a voulue l'ancien ministre. Cabrol y déploiera d'immenses talents pour surmonter les difficultés de toute nature qui s'opposent à la firme. Abandonnant la direction en 1833, la reprenant en 1838, Cabrol témoigne des balbutiements d'une doctrine qui se cherche : l'accord se fait malaisément entre le conseil et la direction. Cabrol sera directeur démissionnaire pour n'avoir pas été compris par le conseil, puis président sortant pour n'avoir pas pu correctement résoudre la question de la direction. Cette confusion des missions, ce manque de netteté dans les rapports entre capital et encadrement, le jeune Henri Fayol, une génération plus tard à la mine de Commentry, les vivra sans doute moins. Sorti de l'école des mines de Saint-Étienne, il est engagé par Mony en 1860. C'est sur le terrain, affronté à un terrible danger, le feu, qu'il amorce sa carrière. Pendant les cinq premières années de son long passage à Commentry, de 1860 à 1865, il n'est pratiquement pas de mois où l'ingénieur ne soit réveillé pour repousser l'incendie. Un jour de 1865, Fayol est brutalement rappelé au cours d'un congé, rejoint son poste, descend, se rend compte. Le personnel et la direction sont en plein désarroi; mais, avant que les flammes n'aient reculé d'un mètre, tous sont rassurés: Stéphane Mony lui-même sera stupéfait de l'ascendant exercé par cet homme. Il est, en 1866, proposé à la direction générale de la houillère de Commentry. Il n'a que vingt-cinq ans : le comité de gérance hésite; Mony jette son poids dans la balance : « J'ai soixante-cinq ans, Fayol vingt-cinq; cela fait une excellente moyenne... » Henri Fayol sera nommé, demeurera jusqu'en 1888 à Commentry où il élaborera les bases des doctrines qui le rendront célèbre. L'incident du cheval (il était présent ce j our-là) lui est resté en mémoire : le pouvoir se doit d'être présent ou d'être représenté. Réunissant chaque semaine ses chefs de service, il insiste sur la nécessité du décloisonnement et de la prise de conscience par chacun qu'il fait partie d'un tout. De tels hommes méritent leurs appointements. Ils sont importants, quoique se déployant sur une vaste échelle. Si SaintPhalle, directeur des Mines de Montet - eII Bourbonnais -, touche en 1859 un traitement de 3 000 francs seulement, auquel s'ajoute cependant un pourcentage sur les bénéfices avec un minimum assuré à 5 300 francs, dans les grandes sociétés, en revanche, le salaire de certains dirigeants pouvait être très élevé. Jules Hochet - qui touchait 4 000 francs dans la fonction publique - recevait 12 000 francs comme directeur de Fourchambault, traitement auquel s'ajoutait un logement gratuit à Paris et - surtout - 10 % des bénéfices : sa rémunération totale s'éleva, en 1841, à 88 000 francs. On comprend qu'il ait quitté l'Inspection des finances pour gagner l'industrie. Vers la même époque, ClémentDesormes, à Saint-Gobain, touchait 15 000 francs de salaire fixe auxquels s'ajou taient 3 % des bénéfices nets : il pouvait, en période faste, gagner 40 000 à 50 000 francs annuellement. Missions de confiance; salaires élevés; très grand prestige. Ce haut encadrement, enfin, tend à s'ériger en groupe social ayant les apparences d'une classe. Certaines familles deviennent des viviers de hauts cadres. Chez les Wendel, où la direction de Stiring est confiée en 1867 à François Aweng, son fils Eugène, polytechnicien, devient lui aussi un grand cadre: il dirige notamment le service commercial et Stiring à la suite de son père. Moyeuvre est dirigé par Charles Habay; son fils, Charles, assurera la direction de l'usine de Jamailles; le gendre de ce dernier, François Flacon, entre chez Wendel en 1858 pour occuper lui aussi des fonctions dirigeantes. Ainsi se révèlent, dans leur variété, les équipes gestionnaires. Les petites et moyennes entreprises, confondant propriété du capital et pouvoir gestionnaire, voient pour l'essentiel leurs fondateurs, les descendants ensuite, se répartir les tâches. La grande société, pour sa part, connaît la distinction entre deux groupes gestionnaires. Chez elle, une dichotomie s'opère entre les actionnaires (et les conseils, émanation directe de ceux-ci) et de grands cadres qu'elle doit recruter ceux-ci sont déjà des salariés. L'administration de la firme éclaire l'émergence de la société industrielle, d'un monde en pleine évolution qui se différencie avec le temps. Une nouvelle société se crée - inégale société - dont il faut définir les contours. ee t ~ _ - w nrichissez-vous. » Au jeu de la compétition qui s'instaure, au sein de la mêlée qui se forme dans un monde économique et social libéré mais, par là-même, non dénué de dureté, tous ne pourront au même point triompher. Si la perméabilité de cette société donne à de nombreux dynamismes des chances d'accès à l'entreprise, les exclus sont également en nombre et beaucoup disparaissent rapidement de la scène où ils agissent un temps. Le jeu sera brutal de la réussite ou de l'insuccès. Au départ déjà se font jour d'énormes différences. L'égalité - un principe qui, depuis la Révolution, figure aux frontispices - est loin de caractériser l'équation biologique des forces en présence. Dans les rangs des chefs d'entreprise existe une échelle des puissances démesurément étendue. Une echelle des puissances En 1847, il y a 64 153 établissements industriels dans la ville de Paris. À la même époque (un an plus tard exactement), on relève, à Paris et dans la proche banlieue, 424 entreprises occupant plus de cinquante ouvriers. Les chiffres parlent d'eux-mêmes. De cette énorme masse d'entreprises de toute nature émerge une infime minorité de firmes que l'on peut qualifier d'importantes. Se révèle en fait une stupéfiante hiérarchie. Une singufière c istance -7 orce est de constater que l'on se trouve au sein d'une société dualiste. Clivé par un effet de taille, le milieu des affaires est fait de mondes distincts dont les pôles extrêmes - humilité et toute-puissance - se situent à des distances économiques, sociales, mentales, qui paraissent infinies. Quelques cas en témoignent. La navigation marseillaise, ainsi, est éclatée au deuxième tiers du siècle en une foule de petits armateurs. On en dénombre - sur une liste des navires attachés au port en 1835 - non moins de 192 pour 286 navires de plus de 100 tonneaux. Société dualiste? Sans doute. Car au-dessus de ce groupe de base, partie basse de la pyramide de l'armement phocéen, se détachent quelques noms : Fraissinet, Fabre, Paquet. Bientôt domineront, a l'extrême sommet de la pyramide, les très grandes entreprises, telles la Compagnie transatlantique et les Messageries maritimes, puissantes sociétés de capitaux n'ayant que peu de points communs avec le premier groupe. Le monde de la forge connaît une même disparité. Les actifs investis se déploient sur un très large éventail. Entre les bilans des forges « au bois » - usines perdues de la Haute-Marne ou de l'Avesnois, de la Sarthe ou de l'Ariège - et les firmes géantes - Fourchambault, Le Creusot, Imphy -, l'importance des actifs aux bilans varie de un à cent. Entre des entreprises personnelles dont les capacités de croissance ou de résistance à la crise reposent sur les seuls patrimoines de leurs propriétaires, et les sociétés de capitaux appuyées sur des fonds propres presque sans limite, la marge est immense et ne cessera de croître.


Une industrie textile, le moulinage, donne en région lyonnaise d'autres points de repère. Entre la filature de la soie (celle-ci suit ellemême le dévidage qui place la matière sur les écheveaux) et la teinture du fil, le moulinage torsade, affine, consolide le fil de soie avant qu'il soit tissé. Cette activité s'industrialise partiellement vers 1840; mais c'est une branche du textile essentiellement « légère » jusqu'à la fin du second Empire, elle est répartie entre un nombre important d'entreprises qui demeurent, pour la plupart, de très faible envergure. En 1869, 2 394 ovalistes (ainsi les appelle-t-on) travaillent comme salariés dans 105 des entreprises que compte l'industrie du moulinage à Lyon. S'il n'est pas exhaustif, l'échantillon est signifiant'. Ces deux nombres ne suffisent pourtant pas a indiquer l'extrême étendue de l'échelle des puissances. II faut préciser: le plus petit des 105 établissements occupe 3 ouvrières, le plus important 200. Des stratifications multiples divisent le monde du moulinage. Des « classes » s'y font jour. Au sommet, 2 « grands » : Bonnardel aux Brotteaux et Christophe à la Part-Dieu; ils regroupent, à eux deux, 300 travailleurs. Suivent immédiatement après 5 établissements qui emploient chacun de 50 à 100 ouvriers. Puis la pyramide révèle, en descendant, une excroissance à hauteur des entreprises que l'on peut qualifier de « moyennes » : 24 firmes de 25 à 50 ouvriers, qui regroupent 846 des 2 400 salariés. Plus bas vient la poussière, de plus en plus ténue, des très petites affaires: celles qui occupent de 10 à 20 travailleurs, au nombre de 11 à la CroixRousse et de 9 aux Brotteaux; enfin les minuscules établissements occupant chacun moins de 10 ouvriers figurent, au bas de l'échelle, l'extrême frange du métier. Les divers échelons d'une même industrie - de l'aval vers l'amont - laissent également deviner une hiérarchie des forces. La filière textile en donne des exemples précis. Il n'est pas de commune mesure, vers 1860, entre les capitaux investis dans l'industrie du tissage mécanique et dans celle de la filature. Le « droit d'entrée » dans l'un et l'autre de ces secteurs explique la distinction. Le groupe des filateurs se trouve dans une position financière incontestablement plus élevée que celle des patrons du tissage. C'est l'« activité-amont » qui, ici, donne le ton, les matériels utilisés dans les filatures - filature de coton et surtout celle du lin - étant beaucoup plus coûteux que les équipements exigés par la fabrique des toiles. Mais il faut se déplacer d'un échelon sur la filière pour trouver la suprême puissance. Dans la filière textile comme dans d'autres, la fonction commerciale est pendant longtemps dans le siècle, on l'a dit, la fonction dominante. Alors que les usines sortent de terre, un personnage qui semble venir d'un autre âge continue en effet durablement d'affirmer son primat: il s'agit du négociant. Ce terme désigne alors l'homme tout-puissant qui maîtrise le circuit commercial en amont comme en aval : il contrôle la vente, charge de commandes l'appareil productif qu'il ne possède pas mais qu'il anime, lui fournissant les matières premières nécessaires, assurant le risque commercial mais en aucun cas les charges de la fabrication. Pendant les deux premiers tiers du siècle, il occupe le haut de la pyramide professionnelle, sociale et financière. Sa domination, le négociant l'exerce par les relations qu'il possède, le savoirfaire technico-commercial qu'il détient, les liquidités financières dont il 1 Une grève secoue, l'été 1S69, la profession. Les 105 ateliers sont ceux qui sont touchés par le conflit (C. Auzias et A. Houel, La Grève des ovalistes, Lyon, juin juillet 1869, Payot, 19S2, p. 61 et suiv.). dispose : ils lui permettent de jouer le rôle de commanditaire de la fabrication. Puissance financière et relations que ne possèdent pas du jour au lendemain les postulants à l'entreprise. Cet intermédiaire est présent dans l'industrie chimique lyonnaise. Au début du XIXe siècle, les vitholeries - quelques ouvriers, une ou deux chambres de plomb - sont plutôt des ateliers artisanaux que de véritables usines. À cette époque, le négociant domine ce type d'industrie. La commercialisation des produits exige une surface que ne possèdent pas alors les fabricants eux-mêmes. Mais c'est la production textile - la toile dans les Flandres ou dans l'Ouest, la soie à Lyon, le tulle à Calais - qui, plus que les autres industries, révèle ce primat tout-puissant et durable. II faut s'y arrêter; car à une inégalité de puissance, a une inéquation écrasante des forces en présence, s'ajoute la réalité des rapports d'influence, des relations de dominant à dominé au sein du monde des entreprises. -9néyalite ou vavassage Sept cent cinquante « fabricants » de tissus de soie, huit mille « chefs d'ateliers », trente mille compagnons-ouvriers en soie : si l'on excepte les apprentis et travailleurs auxiliaires, tels sont les effectifs de la profession soyeuse lyonnaise aux débuts de la Monarchie de Juillet. Ces chiffres dessinent une pyramide au sein de laquelle s'exercent des relations de puissance d'allure féodale. À Lyon, tout procède, deux tiers de siècle durant, du fabricant. C'est un entrepreneur sans usine. Dans la filière des tissus de soie, il occupe - sans contestation possible - l'étage supérieur de la hiérarchie locale. En bas de celle-ci, campant à la frontière du patronat et du prolétariat, les canuts, ou chefs d'atelier. Maintenus dans les liens de la vassalité, ils sont dans la mouvance des fabricants. Les canuts ne sont pas réellement prolétaires: ils pos sèdent leurs métiers a tisser, emploient des compagnons; ils ne sont pas pour autant des patrons à part entière, puisqu'ils sont soumis au plan de charge que leur dicte la « fabrique ». Étage inférieur du milieu d'entreprises, les canuts sont corps et biens immergés, en plein XIXe siècle, dans une ambiance féodale: une caste dominante - les négociants - impulse leur destin. Système original, anachronique, qui n'en finit pas de disparaître, contre lequel, tout au long du siècle, seront formulées de nombreuses critiques : la profession soyeuse ne connaît guère les rapports patronat-salariat; elle entretient ceux qu'impose le protagoniste dominant, le négociant, au partenaire inférieur, le producteur. Le premier apporte son assistance technique et commerciale, fournit les matières premières et charge de commandes le chef d'atelier exécutant; le négociant ne supporte ni immobilisations, ni achats de métiers. Typique de l'agglomération urbaine (la révolte des canuts, en 1831, éclaire le fonctionnement intra-muros de la vassalité), cette structure va durer, à Lyon ou pour Lyon, jusqu'à la fin du siècle. On la retrouve, à peine transposée, quand on quitte la ville et gagne la campagne. Car le système se ruralise. Le négociant urbain dicte jusqu'aux conditions techniques qui présideront à la fabrication rurale et auxquelles devra se plier l'exécutant du bourg. « Nous avons remis à votre voiturier deux pièces avec leurs trames pour être fabriquées en armures différentes », écrit, le 7 janvier 1833, le négociant Giraud à un tisseur de Charlieu. Le ton implique bien le rapport d'autorité: « Voici les instructions que nous croyons devoir vous donner. Veuillez les lire attentivement et vous y conformer, persuadé que si vous les faites bien observer, vous nous contenterez. »1 Les ateliers ruraux travaillant la soie sont parfois créés à l'initiative du négo ciant qui édicte un véritable réglement pour leur exploitation. Le même Giraud procède à l'achat de six métiers pour le compte d'un de ses tisseurs, à Belley, lui donne conseils et recommandations, définit la rémunération des travailleurs en fonction de la tâche. À ce niveau de sujétion, l'homme de Belley est-il un intermédiaire, un façonnier, un sous-traitant? Il n'est pas, en tout cas, entrepreneur à part entière. Calais, à l'autre extrémité du pays, présente un autre cas de structure sociale et professionnelle totalement inégalitaire, où des rapports du même type s'établissent pendant des décennies. À la base, une foule de petits producteurs: de minuscules industriels fabriquent le tulle sur des métiers de grande taille, une spécialité qui s'est implantée là dès la Restauration, sous l'influence d'Anglais. Poussière de producteurs : l'enquête faite par la chambre de commerce calaisienne en recense 193 en 1870, 7 à Calais


même et 186 dans l'agglomération contiguë de Saint-Pierre, qui s'est spécialisée dans cette fabrication. Industriels? Peut-être; mais de faible puissance et soumis à une double dépendance. Ne possédant pour la plupart aucun local, ils doivent d'abord recourir à une étrange profession: les « propriétaires d'usines », « loueurs de force », fournisseurs d'abris pour les métiers et d'énergie motrice pour les mouvoir. Curieuse organisation que révèlent les bâtisses sans grâce de Saint-Pierre-les Calais: la statistique de 1870 mentionne 36 « usines » logeant 186 fabricants. Les comptages peuvent varier quelque peu, mais donnent un ordre de grandeur: en 1877 encore, 47 usines à vapeur fournissent jour et nuit, du lundi matin au samedi soir, la force motrice à tous ces fabricants. Ainsi donc, « logés » à plusieurs et presque au coude à coude dans des locaux qu'ils prennent en location, utilisant les uns et les autres la même vapeur, qui leur est fournie par le « loueur », les fabricants de tulle calaisiens ne maîtrisent, dans la production, qu'une part du processus. Mais ils subissent une autre dépendance comme à Lyon, les négociants occupent le sommet de l'échelle. Il y en a cinq à Calais en 1850. Véritables puissances, donneurs d'ordres absorbant la production de tulle écru et en assurant la finition, commercialisant cette production, ils exercent un magistère sur toute la profession. À Calais, la domination de ce patriciat commercial est telle, jusqu'au dernier quart du siècle, que les fabricants, trop fortement exploités, décideront finalement de réagir. a'be nouvelleB seigneuries Au printemps de 1847, le constructeur mécanicien Hallette profère un appel au secours. Son entreprise est aux abois. Les prix des matériels offerts aux compagnies de chemins de fer baissent sensiblement cette année-là. Le 18 mai, Hallette demande la protection de l'ingénieur Clapeyron, responsable de la traction au Chemin de fer du Nord, Le père de Hallette, récem ment disparu, était l'ami de Clapeyron. Le constructeur d'Arras demande sa protection « en son nom, celui de sa mère et de ses six cents ouvriers »2. Cette année-là, la Compagnie du chemin de fer du Nord est récompensée de sa longue attente. Les prix d'offre des matériels qu'elle acquiert sont a la baisse. En position de force, elle dicte des conditions de marché qui lui sont favorables et de 1 Cité par P. Cayez, :Métiers Jacquard et hauts fourneaux - Aux origines dc l'industrie lyonnaise, Presses universitaires de Lyon, 1978, p.158. F. Caron, "La Compagnie du Nord et ses fournisseurs - 1845-1848 - N, in Revue du Nord, 1963, p. 349 et suiv. draconiennes pénalités pour tous les manquements aux fournitures qu'elle pourra constater. La force coercitive de l'acheteur, en face de vendeurs souvent nombreux, s'exerce dans toute sa plénitude. La compagnie de chemin de fer incarne au XIXe siècle la toutepuissance. Une foule d'entrepreneurs attendent d'ellé la protection d'un seigneur dominant. Promotrice de firmes qui, parfois, naissent à son ombre, la compagnie exige, en échange de sa protection, un respect total des règles du jeu. Ces rapports de force ne portent guère de nom à l'époque. On peut parler d'un effet monopsone s. Faisant en novembre 1846 le bilan des commandes passées à l'industrie métallurgique française, la Compagnie du Nord en évalue le montant à soixante-quatre millions cinq cent mille francs. Chiffre énorme. Matériel roulant (locomotives et voitures), rails, matériels de voie, travaux de génie civil (terrassements, construction de gares) : l'entreprise ferroviaire exerce par sa « demande », sur une multitude de fournisseurs de biens ou de services, un effet de domination sans conteste. En face d'elle, des entrepreneurs de toute taille et de toute envergure. Certains ne sont pas dénués de puissance. Avec ceux-ci le dialogue pourra friser le ton de l'affrontement. Les producteurs de locomotives, ainsi, se concurrencent mais ne sont pas très nombreux; dès l'origine, les principaux s'affirment : Stehelin et Huber, de Bitschwiller (Bas-Rhin), qui construisent, dès 1840, des locomotives pour le Versailles rive droite; les Parisiens Cavé et Cail ; d'autres Alsaciens comme J.-J. Meyer et A. Koechlin. Certains de ces producteurs accèdent à ces fabrications en se diversifiant à partir de la métallurgie de base, comme les Schneider du Creusot; d'autres, comme Hallette, firme créée en 1818 - six cent cinquante à sept cents travailleurs en 1842 -, sont avant tout des constructeurs-mécaniciens. Mais il existe aussi des petits fournisseurs. Pour les voitures de voyageurs, des carrossiers de modeste envergure demeurent compétitifs: Hambis, de Fives (faubourg de Lille), formule au « Nord » des offres de prix inférieures à celles des Parisiens. Le matériel de voie fait également l'objet d'une active concurrence entre les candidats. De l'afflux de ceux-ci la compagnie va profiter pleinement. Le « Nord » fait relativement peu travailler ses propres ateliers, optant pour une stratégie différente : en jouant sur la compétition, diviser les commandes pour profiter des meilleures prestations aux prix les plus avantageux. Cette politique s'affirme dès 1845. La compagnie, refusant les soumissions groupées, demande à ses fournisseurs de lui formuler, sous pli fermé, des propositions séparées. Des commandes de locomotives sont ainsi réparties entre A. Koechlin, Meyer, Schneider et Cail, des achats de tenders divisés entre Stehelin, Farcot et l'usine de Graffenstaden. La politique des travaux fait l'objet d'une philosophie similaire. Le « Nord » - au moins depuis 1852 - fractionne ses commandes de terrassements, d'ouvrages d'art et de bâtiments en lots que la compagnie confie à de multiples entrepreneurs soumis a un étroit contrôle. Cette politique ne fera que s'intensifier par la suite. Pour la ligne dite des Houillères (celle-ci dessert le charbonnage artésien), le « Nord » répartit trois millions cinq cent mille francs de travaux entre non moins de dix entrepreneurs, obtenant par cette procédure des rabais importants. La seule limite imposée à cette politique est de traiter avec des partenaires suffisamment solides pour honorer les engagements qu'ils prennent. L'énorme acheteur qu'est en ce temps l'entreprise ferroviaire dispose ainsi d'un pouvoir régalien. Ses armes sont multiples : commandes fractionnées; menace de confier les fournitures aux propres ateliers de la compagnie; concurrence étrangère, 1 Monopsone: présence d'un acheteur dominant face à de multiples vendeurs. enfin, qui n'est pas le moindre épouvantail. Les locomotives - trois essieux, avec tender - sont vers 1840 offertes en France à des prix de l'ordre de cinquante mille francs. Elles sont de 10 à 25 % plus chères que les offres des constructeurs britanniques. La concurrence belge se fait aussi sentir. Même les Américains - le constructeur Norris est présent - sont actifs sur ce marché très convoité. Vers 1845, ces trois pays étrangers (Angleterre, Belgique, États-Unis) se livrent une dure compétition pour s'assurer la fourniture de locomotives aux compagnies ferroviaires européennes, « marché du siècle » de ce temps. Ils empiètent d'autant sur l'aire d'intervention de nos propres producteurs. On comprend de ce fait la nature du dialogue, par essence déséquilibré, qui s'établit entre des partenaires d'un poids totalement inégal. Les procédures, le climat des rapports et jusqu'au ton du dialogue révèlent la coercition exercée par la puissance ferroviaire sur des contractants qui se rebiffent parfois, mais sont souvent saisis par la peur. Les salaires à payer sont très lourds : cinq cent mille francs chez Hallette vers 1842. Obtenir des commandes devient donc un enjeu capital. Les compagnies ferroviaires formulent leurs demandes par à-coups. En 1847, le « Nord » ralentit sa demande; les fournisseurs, dès lors, quémandent, puis concluent sur la base de prix pour eux défavorables. Il en ira ainsi en 1858 pour les wagons; plus tard encore, on verra Hamoir - un grand maître de forges - offrir en 1869 de très bas prix pour des rails, afin de préserver l'emploi de sa main-d'ceuvre nombreuse. L'ingénieur est le personnage tout-puissant qu'il convient de convaincre. Les recommandations ont alors leur effet. Il faut à tout prix se rappeler au souvenir d'un intermédiaire haut placé : on comprend l'intervention de Hallette auprès de Clapey ron. Mais, le contrat conclu, l'assujettissement revêtira encore d'autres formes. Des concours financiers peuvent achever de lier le fournisseur a l'acheteur: Sherwood et Morrisson, de Marquise en Boulonnais, concluant un marché de dix mille tonnes de rails en décembre 1845, demandent un prêt de quatre cent mille francs pour financer cette fabrication, et l'obtiennent. En contrepartie, des contrôleurs sont envoyés par la compagnie chez son partenaire: leur contrôle est d'autant plus pesant que celui-ci a obtenu un concours


financier. Les retards dans l'exécution des commandes sont par ailleurs lourdement pénalisés. Un constructeur important, Farcot, à qui le « Nord » annonce qu'il refuse de payer les trois derniers tenders pour pénaliser des retards, doit employer un langage incisif : il écrit, le 28 mars 1847, que les paiements lui sont absolument nécessaires pour activer l'exécution de son marché. Au total, c'est une implacable domination qu'exerce la nouvelle seigneurie1. COML1s Pour [Cf PuiMance E n 1838, les habitants de Sainte-Colombe - commune des bords du Rhône, en face de Vienne - furent les témoins d'un étonnant spectacle: deux bateaux à vapeur s'abordèrent en un choc d'une extrême violence, mettant en grave danger l'existence de trois cents passagers qui ne durent la vie sauve qu'à l'intervention des mariniers locaux. Quelques mois plus tard, près de Valence cette fois, un steamer aborda un navire d'une entreprise rivale. Des incidents de ce genre - attaques délibérées de l'adversaire au mépris des vies 1 Le terme de " dominance - a été forgé pas François Perroux pour qualifier de nos jours un effet similaire. impliquées dans ces actes - témoignent dc lit " sauvagerie " qui caractérise parfois les moeurs commerciales de ce temps. La concurrence joue alors dans une atmosphère enfiévrée. Vers 1840, les compagnies de navigation de la Saône ou du Rhône ne sont pas les seuls acteurs économiques à faire preuve d'une pugnacité qui frôle la violence. La conquête du pouvoir s'exerce dans le cadre d'une liberté à ce point étendue qu'elle génère souvent des situations qui ne peuvent s'analyser qu'en termes de conflit. marc4e au monopole Une trentaine de concessions, les deux tiers du bassin houiller de la Loire, une production de dix millions d'hectolitres de charbon, six mille ouvriers : telles sont, au milieu du siècle, les dimensions du fantastique regroupement qui, dans la région stéphanoise, s'effectue sous la houlette de la Compagnie générale des mines de la Loire, fédérateur très discuté des houillères dispersées. Le tort des économistes « classiques » semble être d'avoir trop largement méconnu les effets d'emprise de l'entreprise géante. Sa présence, qui s'affiche pourtant sous leurs yeux, fait mentir les lois de la concurrence pure et parfaite. Le jeu des forces économiques ne se déroule guère - sous le contrôle de la « main invisible » - entre des agents économiques homologues et ressemblants : en fait, il met aux prises des protagonistes dont certains, par la dimension qu'ils acquièrent volontairement, modifient radicalement les termes du combat. Dans le bassin de la Loire, l'unification des concessions houillères procède des difficultés du marché des charbons. Les années 1835 et 1836, par exemple, sont des années faciles : les prix montent et l'idée de concentration tend à s'estomper. En 1837, par contre, le profit fléchissant, des propriétaires en viennent à se regrouper la limitation de la compétition - le contrôle des ventes sur un marché capricieux - représente l'enjeu prédominant d'une guerre inexpiable. En 1837 est ainsi créée la Compagnie générale des mines de Rive-de-Gier. Ses créateurs prônaient depuis plusieurs années l'association. Deux exploitations - le Logis des Pères et le Gourd-Marin - s'unissent, mettant fin à une rivalité de frontières. La compagnie unifiée absorbe bientôt d'autres exploitations. Contrôlant une dizaine de concessions, elle va devoir lever une série d'oppositions pour mener à bien sa politique de concentration. En avril 1838, en effet, des exploitants qui récusent les vues de domination de la Compagnie générale fondent une entreprise rivale, la Compagnie de l'union des mines de Rive-de-Gier. Celle-ci finit pourtant par s'incliner: les deux compagnies fusionnent le 1er janvier 1844, donnant naissance à la Compagnie générale des mines de la Loire. Une volonté a dominé; la marche à la puissance est amorcée. Mais d'autres rivales viennent barrer la route à la compagnie dominante. En janvier 1845, d'autres irrédentistes (ils représentent les concessions de Bérard, Méons, La Roche et Beauhun) s'associent au sein de la Compagnie des houillères de SaintÉtienne. Le combat s'engage. Sous les pas de la Compagnie générale, tout pourtant doit plier. Ne pouvant traiter, celle-ci conteste devant les tribunaux la légalité de son nouvel adversaire, cherche à provoquer son éclatement, débauche des actionnaires. Mais la Compagnie des houillères ne vient pas à Canossa : la pénétration du trust dans le bassin stéphanois s'en trouve entravée. À la Compagnie générale s'oppose enfin la Compagnie des mines réunies de Saint-Étienne, qui s'est constituée le 15 février 1844 grâce à des capitaux en grande partie extérieurs à la région. Au conseil des Mines réunies, un administrateur incarne une opiniâtre résistance : le tout-puissant Adrien Calley-Saint-Paul, homme d'affaires protéiforme que l'on trouve en nombre d'entreprises ambitieuses de son temps. C'est un adversaire farouche du rapprochement avant de devenir un des principaux dirigeants du nouveau monopole. Car la résistance est de courte durée successivement, en septembre et novembre 1845, les Houillères et les Mines réunies de Saint-Étienne rejoignent la Compagnie générale. Le fédérateur triomphe. Ces deux ultimes combats gagnés, c'est l'essor irrésistible de la grande entreprise unifiée. Changeant imperceptiblement sa raison sociale, la Compagnie des mines de la Loire naît aux derniers jours de 1845. On l'appellera le Monopole. Il s'agit réellement d'une entreprise géante. Sur les 60 concessions existant en 1846 dans le bassin de la Loire, 33 sont fédérées par la nouvelle compagnie. Sur les 21819 hectares de la superficie houillère, celle-ci en possède 5 979. Les chiffres suivants sont encore plus éloquents : en 1844, on a extrait 1039 521 tonnes de houille sur son périmètre contre 185 410 tonnes dans le reste du bassin; rapport de uII à six qui témoigne d'une écrasante supériorité. La compagnie unifiée s'expose aux critiques pour des raisons qui dépassent le seul effet de taille. Les dirigeants de l'énorme charbonnage, qui ne dissimulent guère - peut-être imprudemment - qu'ils bénéficient de tous les atouts que confère le. regroupement, n'évoquent guère l'augmentation de la production. Face à une Administration qui prône, quant à elle, l'accroissement de l'extraction, la compagnie est accusée de malthusianisme. Le principal atout de la concentration réside dans le pouvoir quasi régalien que détient le monopole de contrer toute baisse prononcée des prix de vente de houille. À la stratégie de concentration horizontale adoptée par la Compagnie des mines de la Loire, d'autres entreprises préférèrent une politique d'intégration verticale. Ce fut notamment le cas, dans la sidérurgie, de celle qui s'appela longtemps Loire et Isère avant de devenir Terrenoire. Située à proximité du couloir rhodanien, elle s'affirma au deuxième tiers du siècle comme une des plus puissantes concentrations de la France industrielle de ee temps. Ses origines remontent à 1822. Elle regroupe un haut fourneau à Vienne, une forge à Terrenoire, et prend le contrôle du minerai de fer à La Voulte. Puis elle se lance dans l'exploitation de la houille : obtenant une concession de charbon en 1824, une seconde à la Côte Thiollière en 1825, elle dispose bientôt de l'ensemble des éléments qui confèrent au producteur le contrôle de l'amont. Si, comme de nombreuses forges de l'époque, Loire et Isère connaît des débuts difficiles, elle devient une énorme entreprise. Avec quarante mille tonnes de minerai, une production de quinze mille huit cents tonnes de fonte et de soixante-treize mille tonnes de fer, elle s'assure la première place dans la sidérurgie méridionale. Adoptant la raison sociale Loire et Ardèche en 1839 pour marquer le glissement de son centre de gravité, elle emploie alors mille personnes, sans compter dans ce chiffre ses mineurs de fer. Pouvant dicter ses conditions en amont comme en aval - marchands de fer inclus -, une entreprise comme Terrenoire ne laissait guère de place à une efficace contestation, ne concédant d'espace qu'à l'expression des plaintes des « confrères », d'ailleurs non déguisées. Des plaintes qui, en d'autres lieux, se manifestent pour des raisons faciles à comprendre. Car en certains cas la volonté d'annihiler la concurrence transparaît, à peine voilée, dans la stratégie des firmes dominantes. Non pas tellement quc la taille leur confère toujours une quelconque primauté, mais parce qu'une situation stratégique leur bénéficie, dont elles savent profiter. La firme lyonnaise des Perret peut ici servir d'exemple.


Cette entreprise de produits chimiques - fabrique de soude artisanale aux Brotteaux en 1819 - devient vers 1860 le premier producteur d'acide sulfurique français et la première entreprise lyonnaise. Son primat s'ancre sur deux points d'appui exceptionnels : la maîtrise d'une large partie du marché national de l'acide et de la soude et surtout, grâce au contrôle des mines, le monopole des pyrites de fer, l'indispensable intrant de ce type d'industrie. La firme va peser de tout son poids sur un levier aux effets redoutables. Par une politique d'acquisitions de mines qui leur donne le contrôle des gisements de pyrites, bénéficiant de la proximité du charbon, les Perret disposent du meilleur prix de revient français dans la spécialité. Un quasi-monopole, qu'il s'agit d'étendre par l'éviction d'autres compétiteurs. Ce n'est pas tellement, en effet, la sécurité de leurs approvisionnements qui semble être le mobile de la stratégie des Perret. Alors que leurs mines - Chessy et Saint-Bel - leur suffisent, ils tuent toute compétition en rachetant des concurrents (dont, au besoin, ils détruisent les équipements) ou encore en vendant des pyrites à des prix qu'ils peuvent dicter en toute liberté. La trêve, pour dominer L es relations entre les firmes, dès l'aube de la révolution industrielle, s'apparentent à un jeu où chaque protagoniste élabore une stratégie capable de lui assurer sa propre prééminence. Jeu subtil où, évaluant les forces de l'adversaire (anticipant sa riposte, analysant sa capacité de réponse aux coups qu'il recevra), le joueur tente de deviner le point d'attaque qui atteindra l'« ennemi » dans ses lignes de moindre résistance. En fait, la partie ne se joue guère à deux mais à plusieurs. La marche à la puissance aboutit rarement, au XIXe siècle, à l'affrontement entre deux compétiteurs. Si certaines concentrations s'approchent pour un temps d'une situation de monopole (les Mines de la Loire, par exemple), le marché est plus souvent caractérisé par la coexistence de plusieurs unités importantes confrontées à des concurrents qui, par comparaison, sont d'une réelle faiblesse. Cette configuration du jeu influe sur la tactique adoptée. Plutôt qu'en une attaque qui peut être ruineuse, l'attitude la plus judicieuse, dans la marche au pouvoir, peut consister à traiter avec l'adversaire le plus proche par la taille pour contrer tous les autres. L'entente épargne bien des pertes. Elle infléchit le jeu de la compétition en en supprimant - en faveur des plus forts - la plus dure des nuisances: le profit trop réduit. Cette coexistence plus ou moins pacifique de quelques grandes unités qui s'allient, s'associent ou s'entendent tandis que d'autres, souvent plus faibles, sont exclues de l'accord, peut être observée en bien des points du front. La Compagnie des mines de la Loire elle-même préférera parfois une politique d'accords à la lutte ouverte. Le syndicat, l'entente, le cartel représentent les armes employées par les grandes firmes pour mettre une dose minimale d'ordre sur le champ de bataille. La vente en commun d'un même produit constitue la forme la plus atténuée de cette politique. Lorsque, le 23 décembre 1826, un accord est signé entre trois sociétés ardoisières - regroupant de multiples carrières - de la région d'Angers, une telle stratégie se trouve effectivement choisie. Une commission va gérer, à

raison de deux commissaires par carrière, la société en participation qui s'érige en organisme de vente. La commission fixe les prix de vente, plus élevés qu'avant l'accord; un actionnaire d'une des sociétés ardoisières contestera la validité de l'entente devant la juridiction consulaire et obtiendra raison en juillet 1841. La fixation autoritaire des prix « déforme » effectivement le marché, ne laisse pas jouer réellement la concurrence, rend inopérante la « main invisible » censée réguler les harmonieux mécanismes de l'économie libérale. Le 17 décembre 1845, une nouvelle commission sera pourtant organisée et la Société des ardoisières d'Angers fonctionnera normalement et pour de longues années. Les compagnies de navigation à vapeur sur la Saône et le Rhône qui, après une guerre farouche, choisirent de s'entendre et de signer une trêve, semblent manifester une politique sur le fond identique. Jusque vers 1838, les premières entreprises de batellerie à vapeur de la région lyonnaise s'adonnent à la navigation sur la Saône et le Rhône sans connaître une trop intense compétition. Mais à partir de cette date, les créations nouvelles se succèdent: on compte cinq compagnies en 1841; il y en a vingt en 1854. Les entrées dans la profession - conséquence de sa rentabilité - transforment le jeu a quelques-uns en un affrontement a ce point violent qu'il risque de générer une lutte stérile où tout est à perdre. Les entreprises se font d'abord une guerre inexpiable. En aval de Lyon, six concurrents se partagent, parfois à coups d'abordages volontaires, le marché de la navigation sur la voie d'eau rhodanienne. A côté de la Compagnie générale de navigation, on trouve la Compagnie des Aigles, créée officiellement le 31 janvier 1838, dont le premier steamer - en fer - fait son apparition en septembre 1837; la Compagnie des Papins; les Sirius (une entreprise mal gérée); la Compagnie Bonnardel - un grand nom de la batellerie rhodanienne; et enfin la Compagnie du canal de Givors. On s'achemine pourtant de la guerre à la paix. Démarche dictée par la volonté d'annihiler les effets désastreux d'une concurrence ruineuse, l'entente réalise un pacte de non-agression assurant à chacun des profits suffisants. Le 20 juin 1845, les compagnies de navigation sur le Rhône signent un accord de non-concurrence qui prévoit un rehaussement des tarifs. Quatre compagnies ont traité. On est pratiquement dans la situation d'un oligopole organisé dont les contours se précisent encore en 1847 par une association étroite entre les entreprises. L'entente entre les cristalleries de Baccarat et de Saint-Louis donne un autre exemple d'organisation d'un marché à l'avantage des plus forts. À la fin de la Restauration, la Compagnie de Baccarat, la plus importante des cristalleries, décide de s'entendre avec son principal adversaire pour briser le reste de la concurrence et tenter de s'assurer la suprématie à l'intérieur même de l'association. Les deux entreprises envisagent de mettre sur pied un compromis au terme duquel elles se partageraient les ventes à Paris et en province - à raison d'environ un tiers pour Saint-Louis et deux tiers pour Baccarat. Elles prévoient la création d'un comptoir de vente commun chargé de traiter avec les marchands en gros parisiens.


D'entrée de jeu, les pourparlers se heurtent à des difficultés. Rompu un temps à l'initiative de Saint-Louis, le dialogue est repris en 1831 et, le 7 octobre, un traité est conclu entre les deux producteurs. Le 10 janvier 1832, une société commerciale voit le jour pour une durée de dix années; elle réunit Baccarat, Saint-Louis ainsi que les marchands en gros parisiens. C'est un comptoir de vente, le Cartel des cristaux. En janvier 1832, la manufacture de Choisy-le-Roi sollicite son admission dans l'organisme; elle est imitée en mars 1833 par la cristallerie de Bercy : on les accepte l'une et l'autre. En janvier 1842, le traité sera renouvelé entre les partenaires. Deux objectifs sont assignés à ces outils de la puissance que sont les ententes, syndicats ou cartels. Tout d'abord, sauvegarder un certain niveau de profit; l'alignement - vers le haut - des tarifs est monnaie courante. En second lieu, affaiblir - voire ruiner - les adversaires les plus faibles en leur interdisant l'accès à l'organisme commercial commun. Dans le cas du Cartel des cristaux, la situation est claire à cet égard: le producteur demeuré en dehors du comptoir ne trouve plus de marchands pour écouler sa production. C'est le cas des frères Chagot qui, ayant repris la fabrication de cristal au Creusot, auraient désiré entrer dans le cartel : on leur en refusa l'entrée. Qu'elle aient misé ou non sur le choix du compromis, qu'elles aient lutté seule à seule ou préféré la voie d'une entente, les entreprises ayant acquis la taille de la domination pèsent de tout leur poids sur le marché pour évincer l'« ennemi ». L'atout maître des plus fortes réside alors dans leur capacité, au moins provisoire, d'écraser les tarifs. Le cas des dernières grandes entreprises de messageries sur route en recèle un exemple précis. Ayant régné vingt années durant sans compétiteurs sur toute la France, les Messageries royales menèrent la vie dure aux petites entreprises qui virent le jour au début de la Restauration. Celles-ci durent abdiquer. La Société des messageries générales naquit de leur fusion. Les Messageries du commerce, un autre concurrent, vécurent à leur tour des jours très sombres. Leurs adversaires laminèrent les tarifs qui descendirent en dessous des prix de revient. Laffitte et Caillard - les Messageries générales - devinrent actionnaires des Messageries du commerce. Celles-ci, acculées en mai 1830 à la dissolution, furent « sauvées » par les Messageries générales qui les rachetèrent alors. Cette pratique donnait lieu à des bras de fer impitoyables, à l'aune des capacités de résistance des firmes. Se mettant à vendre des charbons maigres en dessous des prix de revient, la Compagnie d'Anzin provoqua des dégâts considérables parmi ses concurrents : les compagnies de Fresnes, de Thivencelles, la Société condéenne subirent des pertes importantes. Au plus fort de la concurrence de la batellerie lyonnaise, en 1841, les tarifs furent écrasés. Dix ans plus tôt déjà, la Compagnie Aynard (elle exploitait sur la Saône), menacée par de nouveaux venus, avait baissé ses prix pour décourager l'un de ceux-ci : elle connut des pertes telles qu'elle tomba la première, cessant son exploitation en août 1830. Dans la marche à la puissance, le plus fort ne cherchait pas toujours la destruction » de l'adversaire plus faible : sa reddition contre argent, quitte à « geler » les installations rachetées, pouvait lui suffire. L'objectif du Cartel des cristaux fut ainsi de faire régner une pression telle sur les Chagot que ceux-ci arrêtent leur production contre une indemnité. Les Chagot refuseront et préféreront la vente. Saint-Louis et Baccarat achetèrent ensemble le 9 juillet 1832, pour deux cent vingt mille francs, la cristallerie de Montcenis qui fut effectivement stoppée. Indemnité ou rachat, le but était acquis, le plus faible réduit. Lutte à mort encore que celle des compagnies de distribution de gaz lyonnaises, où l'on vit des entreprises importantes s'affronter sur un marché nouveau mais d'un intérêt capital. Elles étaient quatre : la Société d'éclairage par le gaz d'hydrogène pour les villes de La Guillotière, Vaise et Lyon - sous contrôle de capitaux soyeux, fondée en octobre 1843; la Société pour l'éclairage de Vaise, créée en 1849; une Société pour l'éclairage de La Croix-Rousse et, surtout, la plus puissante, la Compa gnie du gaz de Lyon, qui mènerait la bataille. Une bataille dont, sur quatre protagonistes, deux seulement émergeraient: la Compagnie du gaz de Lyon et la compagnie de La Guillotière. Les deux plus faibles disparaîtraient; ici encore l'effet de taille jouait à plein : dès 1845, la Compagnie du gaz de Lyon était la plus importante société gazière européenne. Ailleurs, la lutte se livrait pour la maîtrise des matières premières. La bataille pour le contrôle des concessions de minerai de fer dans le département de l'Ardèche en révèle un des épisodes frappants. Les trois départements qui recélaient des gisements dans la région Sud-Est - Ain, Isère, Ardèche - suscitaient, surtout l'Ardèche (de loin le plus important par les tonnages extraits), une vive émulation. Avec ses six mines, le gisement de La Voulte, en 1844, était le plus important de ce département. Dans la bataille des concessions, Loire et Ardèche - la grande firme sidérurgique dont on a vu la montée en puissance - allait arguer de son antériorité et de son importance pour tenter de tenir en lisière les autres compétiteurs. Pour la maîtrise des mines de Privas qu'on avait découvertes en 1839, de nombreux demandeurs étaient sur les rangs : un marchand de charbon de Givors, Revol, qui formula sa demande le 27 mai 1845; un groupe de capitalistes lyonnais (E. Gautier, L. Dugas, ArlèsDufour) et parisiens (Enfantin, Péreire); trois autres demandeurs, auxquels s'ajouta enfin le trust Loire et Ardèche. L'épicentre de la bataille se trouva en fait dans la lutte opposant cette dernière société et le groupe lyonnais, car Revol n'était qu'un prête-nom. Le conseil municipal de Privas et le conseil général de l'Ardèche le disaient agent de Loire et Ardèche, et le groupe lyonnais lui-même ne se faisait pas d'illusion sur la véritable identité de leur compétiteur. Revol obtint finalement la concession le 10 février 1849. Deux puis sances s'étaient empoignées; l'une avait nettement perdu. Mais l'incroyable obstruction menée quelques décennies plus tard dans des conditions plus ou moins avouables par une très grande entreprise, Schneider, contre une firme moyenne, les Forges d'Allevard, souligne l'étendue de l'arsenal employé dans la course au pouvoir et l'inégalité des termes du combat. Par un acte notarié du 11 avril 1874, la Société Charrière et Cie (Forges d'Allevard) vend à la Société Schneider (Le Creusot) toutes les concessions de mines de fer dépendant de ses établissements. À plusieurs conditions bien précises l'acheteur doit notamment construire un chemin de fer reliant les mines acquises à la station du Cheylas, sur le réseau Paris-Lyon-Marseille; il procurera au cédant les fournitures - des rails particulièrement - permettant d'établir un embranchement allant de cette station jusqu'aux forges; Allevard bénéficie surtout d'une possibilité d'enlèvement annuelle de, dix mille tonnes de minerai au prix de huit francs la tonne. En d'autres termes, la firme a un impérieux besoin des produits de la mine qu'elle vient de céder. Un litige aux mille rebondissements, une procédure d'une invraisemblable longueur s'engageront entre les deux industriels. Par exploit du 11 novembre 1878, Charrière et Cie donnera assignation à la Société Schneider de comparaître devant le tribunal de commerce de Grenoble pour statuer sur l'interprétation de la convention du 11 avril 1874 et les retards apportés aux obligations de Schneider. De grands moyens seront employés : sur pourvoi du Creusot, la juridiction suprême cassera ainsi, le 1er décembre 1880, un arrêt de la cour d'appel de Grenoble du 30 août 1879, rendu en faveur de Charrière, faisant échouer celui-ci sur un point de procédure. Certes, en acquérant les mines de fer, propriété des Forges d'Allevard, la société du Creusot avait pour objectif d'alimenter ses usines bourguignonnes; mais il semble bien qu'elle mit une certaine inertie à exécuter ses obligations à l'égard de son cocontractant. Car la pression de Schneider sur Allevard est constante. Les approvisionnements de Charrière s'avèrent mal assurés. En 1875, ses forges ne reçoivent que 1 296 tonnes de minerai sur 10 000 promises. La société du Creusot s'est fait une arme de l'achat des mines de fer, un achat lui permettant d'entraver les forges concurrentes. Une fois de plus, l'énorme puissance de la firme dominante produisait ses effets.


(~_-w n 1868, Henri Germain, comme s'il se forgeait une doctrine s'appliquant aux premières interventions du Crédit lyon nais, opéra un classement des découverts que la banque nouvelle-née pourrait octroyer auX maisons de soieries lyonnaises. Le financier distinguait dans leurs rangs des dignités variées. Il repérait d'abord 20 firmes de « première catégorie » pouvant bénéficier, selon lui, de 300 000 à 500 000 francs de concours. Y figuraient de grands noms: Bellon, Bonnet, Montessuy, Tresca. Puis venaient 45 entreprises de deuxième catégorie : celles-là auraient droit à des découverts de 70 000 à 100 000 francs; 301 firmes, enfin, jugées non redevables d'un concours financier, étaient pratiquement exclues du crédit. Le crédit aux entreprises, dont les structures sont indigentes en France pendant toute la première partie du XIXe siècle, va en outre se caractériser de plus en plus par son aspect inégalitaire. Des « classes » d'emprunteurs s'étageront sur une échelle de valeurs singulièrement étendue. Dans une France où le crédit se cherche, les banquiers établissent une étonnante hiérarchie entre les firmes. exigeantes garanties Le prêteur se trouve apparemment en position de force. Qu'il s'agisse d'un banquier, d'un prêteur privé ou du crédit inter-entreprises, le créancier est en principe partenaire dominant. L'essor industriel accroît logiquement la demande d'assistance financière et, par conséquent, la primauté du bailleur de fonds. Pourtant, le prêteur éprouve un sentiment de crainte. Vers le milieu du siècle, la banque ne fait que ses premiers pas dans son rôle de pourvoyeuse de fonds à une économie en profonde mutation. En un temps où les structures du crédit se dessinent lentement et dans l'imprécision, le banquier exerce une profession qu'il juge périlleuse. Assistant des premières réalisations de la France des affaires, il a conscience de partager les aléas de créations risquées. Les exemples abondent de ces appréhensions, qui touchent même certaines grandes affaires prometteuses. Lorsque, en 1825, le capitaliste nantais Dobrée sollicita d'André et Cottier - une des maisons les mieux assises de la haute banque parisienne - une ouverture de crédit pour les Forges de Basse-Indre, des réticences se firent jour et le concours ne fut accordé que sur des assurances concrètes. Une banque locale refusa d'être le banquier des Forges d'Alais et Decazeville mendia littéralement des fonds au début de son implantation. L'aventure industrielle faisait alors trembler les fournisseurs d'argent. Cette crainte du prêteur devant l'engagement, au moins à long terme, sa réticence devant les risques allaient mettre l'emprunteur qui n'offrait que de faibles garanties dans un état de faiblesse et d'infériorité marqué. Le prêteur avait l'impérieux besoin de « savoir ». Il lui fallait connaître la capacité de l'entreprise emprunteuse d'assurer le service de sa dette. Une bonne connaissance de son activité, du taux de profit qu'elle réalisait, de la structure de son bilan, de la réalité de son fonds de roulement importait tout d'abord; mais il lui fallait également connaître la personnalité du ou des dirigeants de la firme assistée. Le caractère personnel du contrat de prêt s'imposait fortement. La personnalité de l'emprunteur primait dans l'esprit du prêteur, qu'il s'agît du banquier ou de tout créancier intéressé par l'état des affaires d'un débiteur très contrôlé. Les « grands », dans ce domaine, l'emportaient aisément. La notoriété s'avérait un multiplicateur d'endettement mais aussi la source, en certains cas, d'un sauvetage in extremis, là où d'autres, plus faibles, fussent allés au naufrage. Lorsque le Havrais Joseph Clerc, commissionnaire puis raffineur de sucre commandité par le banquier parisien Paravey, se trouva en 1828 placé dans une situation désespérée par la liquidation de son bailleur de fonds, l'industriel n'échappa au désastre que d'extrême justesse et grâce à la confiance manifestée par ses créanciers. Joseph Clerc (qui sera président de la chambre de commerce du Havre et membre du conseil supérieur du commerce) était déjà en 1828, à l'âge de trente-cinq ans, un personnage dont le « répondant » n'était pas négligeable. D'autres que lui eussent été étranglés par les créanciers en pareille occurrence. Pour connaître la surface de l'obligé, la banque utilisait un moyen que seule la grande firme permettait d'assurer: la présence d'un des siens au conseil d'administration de l'affaire assistée, donnant un observatoire de choix au profit du prêteur. Les cas abondent de conseils de grandes firmes peuplés de banquiers. Mais au-delà de l'importance attachée par le prêteur au « répondant » de son client, les sûretés réelles dont étaient assortis les emprunts manifestaient aussi la profonde différence qui existait entre les grandes et les petites entreprises, la situation de celles-ci s'avérant à cet égard assez décourageante. L'hypothèque était la garantie classique de ce temps. L'obligation (un « produit financier » de l'époque: crédit d'une durée d'un peu moins de cinq ans levé auprès de prêteurs privés par l'intermédiaire d'agents de change, habituel notamment en région lyonnaise) était couramment assortie de cette garantie : la firme Perret souscrivit de tels emprunts à plusieurs reprises entre 1840 et 1868. Mais en tant que gages, les immeubles pouvaient faire l'objet d'une curieuse suspicion. Les théoriciens du crédit eux-mêmes entretenaient cette défiance : un immeuble affecté à l'industrie n'avait, soulignait-on, pas de prix courant. Les banques qui pratiquaient des prêts sur hypothèques conservaient parfois des immeubles qu'elles n'arrivaient pas à revendre. Elles encouraient ainsi de grands risques. Si l'on vit en 1825-1829 les associés de la firme de textile mulhousienne DollfusMieg emprunter, en donnant pour gage leurs propres établissements, pour un montant très important - de l'ordre de quatre millions -, ils pratiquaient ces emprunts, notons-le, dans un cercle financier relativement fermé et, partiellement au moins, auprès de membres de leur propre famille. La banque avait donc tendance à exiger des garanties constituées d'actifs autres que les biens industriels eux-mêmes. Lors des premières années du Crédit lyonnais, l'établissement se refusait à assurer son gage sur ce qui était l'objet du risque : l'actif industriel de l'emprunteur - outillage, stocks et même immeubles - était compté pour rien. Il fallait dans ces conditions, pour être admis à emprunter, de la fortune personnelle. Certains gages étaient particulièrement appréciés. Mais c'était ceux des riches. La Banque de France (dont l'activité bancaire directe était d'ailleurs peu étendue) accordait des concours sur effets publics et sur actions d'entreprises de canaux. On la vit vers 1835 pratiquer des avances - au taux de 4 % - gagées sur de la rente 3 % et sur des actions de canaux. Sûretés dont ne pouvaient évidemment être titulaires les portefeuilles modestes. Une autre source d'inégalité - voire d'éviction - résidait dans la qualité variée du papier commercial que détenaient les firmes. Les effets ne portant que deux signatures, à échéances de trois à six mois (type même de ceux qui figuraient dans le portefeuille des petites entreprises), étaient considérés comme papiers de rang subalterne. Ils se négociaient à des taux plus élevés. Une ségrégation, dès lors, pesait sur ces effets escomptés à des cours allant jusqu'à 6 % et même au-delà sur certaines places de province. Peu enviable était la situation des petits ateliers parisiens - ces microfirmes dont on ne peut toujours savoir si elles figurent, vers le milieu du siècle, un patronat réel ou les marches supérieures d'un certain artisanat. Ils vendaient avec un crédit de six mois, recevaient en paiement des lettres de change souscrites à leur ordre par leurs acheteurs et, pour payer les matières premières et les ouvriers, le 1er et le 15 de chaque mois, devaient trouver un escompteur consentant à la garantie de deux seules signatures. Les firmes emprunteuses subissaient en certains cas la présence d'un prêteur contraignant. Il fut des exemples où, se substituant quasiment à leur débiteur, des créanciers s'emparèrent de la gestion financière du partenaire endetté. En 1831, Joseph Grandval et Girard, industriels marseillais, manquant des disponibilités nécessaires à l'exploitation de leur raffinerie de sucre, firent appel au banquier Laurent afin d'obtenir une ouverture de crédit. Elle leur fut accordée. Mais quoti diennement, en fin de journée, Grandval devait présenter sa comptabilité au banquier qui l'avait assisté. Les fourches caudines pouvaient être plus contraignantes encore. Descroix et Girard - une firme marseillaise elle aussi - obtint vers 1840 des avances, au taux de 4 % d'une banque de la place, Gay, Grandval et Cie (Joseph Grandval avait changé de bord et était


cette fois-ci en position de prêteur). Celle-ci assurait pratiquement désormais la gestion financière de la firme endettée. Se chargeant des mouvements de fonds, assurant l'encaissement des primes à l'exportation, assumant le rôle de caution en douane, tenant les écritures, le banquier qui, pour ces fonctions, touchait une commission, contrôlait - de l'intérieur - la firme assistée. La banque se réservait le droit d'exiger la liquidation de son débiteur au cas où serait constatée la perte de la moitié du capital. C'était donc, en certaines situations limites, un véritable droit de vie et de mort qui s'exerçait sur l'entreprise aidée. On, cwiste /'s Arts La malchance voulut que les petites entreprises fussent deux fois sacrifiées dans l'histoire de la banque. Si, en effet, les premières décennies du siècle connurent un crédit déficient qui n'assurait qu'imparfaitement l'aide dont toutes les firmes avaient besoin, les « établissements de crédit » qui, vers 1860, vinrent régénérer une structure bancaire indigente, après quelques années de tâtonnements où leur doctrine se cherchait, se replièrent sur une politique de frileuse protection et de refus du risque dont la firme la plus faible allait faire les frais. Avant 1850, la haute banque est presque seule à représenter à la fois la force des capitaux, la fermeté des structures, une doctrine bien assise. Mais la haute banque est hors d'atteinte pour l'entreprise restreinte. Il faut, pour l'aborder, des relations. Si l'on tente de cerner les contacts qu'entretiennent les « banques privées » avec leur clientèle, on s'aperçoit de la faible étendue de celle-ci. H était impensable pour une petite affaire, provinciale par surcroît, d'accéder à ces sphères confidentielles que figuraient des firmes comme Mallet, Hottinguer et Rothschild, ou les autres maisons de ce club très fermé. Il n'était d'ailleurs pas de la vocation de la haute banque d'assister financière ment la petite entreprise. Mais quand, passée la décennie 1850, les nouvelles banques - Crédit industriel, Crédit lyonnais, Société générale - commencèrent d'irriguer de leurs agences le territoire national, elles aussi s'acheminèrent vers des concours aux grandes firmes. Leur rôle n'était pas, affirmaient-elles, d'être entrepreneurs mais de prêter aux entreprises en leur laissant le risque. Les nouvelles banques se spécialisèrent en crédits à court terme octroyés de préférence à la grande entreprise. En tout cas, elles n'étaient guère inclinées à prêter aux entreprises éminemment mortelles qu'étaient les sociétés de personnes, si nombreuses dans le petit et le moyen patronat. Menacée d'éclatement à chaque décès - ou retrait - d'associé, la société de personnes était dans une position d'infériorité très marquée par rapporta la société de capitaux. Cette dernière - la société anonyme surtout - connaissait moins nettement l'aléa d'une précaire existence: personne morale ne mourant pas à chaque génération, elle représentait des garanties évidemment plus grandes. Une autre particularité rendait incontestable la supériorité des grandes affaires sur la petite ou la moyenne entreprise. Le marché financier - où pratiquement n'étaient admises que les sociétés importantes - était lui aussi un indéniable multiplicateur de puissance à l'usage des plus forts. Quelques très grandes compagnies (dont les entreprises de chemins de fer) draineront de 1873 à 1891 le plus clair des émissions destinées aux entreprises françaises : en fait, près de 50 % de la contribution du marché financier au financement des firmes nationales. Dans ce climat, les entreprises tentaient de grandir pour grandir. Le crédit inégal, essentiellement garanti aux plus forts, exerçait une incitation à s'accroître portant les firmes aux rapprochements et aux fusions. En fait, pour être admis à emprunter dans des conditions honorables (ou pour bénéficier du marché financier), il fallait atteindre préalablement la taille suffisante. Si les diverses concessions houillères du bassin de la Loire furent réunies sous la houlette d'un puissant fédérateur, ce fut certes pour réaliser des économies d'exploitation, mais surtout pour atteindre la masse critique propre à faciliter le dialogue donnant accès aux gros crédits souhaités. Cette extension apparut dans sa fatale nécessité lorsque, en 1844, la Compagnie générale fit appel aux banquiers genevois. Avant de souscrire aux emprunts sollicités, ceux-ci envisagèrent l'extension des mines à un périmètre plus vaste, englobant l'aire stéphanoise. Les seules mines de Rive-de-Gier leur semblaient une garantie trop faible. Si la taille générait le crédit, l'appel au crédit, dans sa perspective même, postulait l'expansion... Matthieu » La formation d'une société industrielle dualiste était ainsi catalysée par les politiques du crédit. D'un côté, de grandes entreprises ayant accès aux divers « guichets » du crédit; de l'autre, la foule des firmes petites et moyennes qui devaient s'appuyer sur le circuit court de l'autofinancement ou des sources d'argent strictement familiales. Le différentiel de puissance (qui n'était pas d'ailleurs, fatalement, un différentiel de prospérité) s'intensifiait. On prêtait aux riches. Ceux qui offraient des garanties obtenaient des aides. C'était ceux qui avaient réussi; les autres devaient s'organiser sur des bases différentes : « II faut élaguer les branches trop petites pour soigner les grosses branches », écrivait, en avril 1870, un des dirigeants du Crédit lyonnais. Les petits ateliers parisiens, par exemple, voient le crédit leur faire défaut, faute de gages valablement présentés. Font exception les bijoutiers qui, privilégiés, obtiennent des prêts grâce à l'or qu'ils travaillent et qui représente une garantie valable. Cette absence de crédit aux « petits » alimente vers la fin du second Empire un courant anticapitaliste qui, dans les quartiers industrieux du centre et de l'est de la capitale, s'en prend plus ou moins consciemment aux dispensateurs d'argent que sont les banquiers, avares d'assistance a l'adresse des plus faibles. Traitement inégal, plus sensible encore en période dépressive. Le crédit se fait alors encore plus restrictif. Au début de 1828, au plus fort de la crise qui atteint le Haut-Rhin, Nicolas Koechlin et Jean Dollfus - de grands noms -, ayant obtenu des crédits, en rétrocèdent une partie à des confrères en difficulté mais offrant des « garanties ». Onze ans plus tard, à la fin de juillet 1839, le très grand filateur Charles Naegely qui, à Mulhouse, emploie deux mille ouvriers et dont on annonce la chute, est sauvé de justesse. Le ministre du Commerce, sollicité, décline tout concours, comme le souverain qui reçoit en audience le chef comptable de l'entreprise et le président du tribunal de commerce de Mulhouse, venus solliciter un concours d'un million. Les banquiers refusent leur assistance. Mais finalement, André Koechlin et les principaux créanciers interviennent, accordant à l'entreprise des facilités qui lui permettent de survivre. Les « petits » ne trouvent pas toujours, tant s'en faut, les mêmes facilités. En temps de crise, le crédit se resserre. Le mécanisme d'élagage des « branches trop petites » joue alors dans une belle simplicité. Alors que, au temps des affaires prospères, la circulation des effets s'opère aisément, lorsque l'horizon s'obscurcit, l'argent se cache, le crédit disparaît et, faute de pouvoir mobiliser leur papier commercial, les modestes entreprises passent en liquidation. Mais quand tout s'assombrit, qui, en réalité, ne devient faible et désarmé? Lorsque, en 1881, Alphonse Arlès-Dufour, aux abois, viendra solliciter de l'agence d'Alger du Crédit lyonnais quatre-vingts mille francs contre un nantissement d'actions de sa société pour une durée de six mois, le fils du grand Arlès essuiera un refus. L'un des dirigeants du Crédit lyonnais voudra faire de cette assistance une affaire d'amicales relations avec le descendant du grand industriel mort neuf ans auparavant: Henri Germain (qui vient alors de prêter trois cent cinquante mille francs a Gustave Arlès, 1e frère d'Alphonse) refusera pourtant. Ainsi les forts bénéficiaient-ils plus aisément de ce dont les faibles auraient eu singulièrement besoin : « À celui qui a, l'on donnera, mais à celui qui n'a pas, on enlèvera même ce qu'il a. »1 Inégale, la « société d'entreprises » du XIXe siècle l'est face aux structures du crédit. Mais elle l'est plus globalement quand soufflent les vents contraires : il faut parler d'inégale adversité. On peut, en quelques points, en repérer l'emprise. oL Cl2Q~GC>GQ GCGLIIeN~L~e


-9I existe à Lille, en 1832, 50 filatures de coton représentant un peu plus de 180 000 broches. Il en subsiste 34 en 1848, et 27 seulement en 1849. Entre-temps, des bourrasques répétées sont passées sur l'industrie cotonnière. La réduction massive du nombre des filatures dans la métropole du Nord - près de la moitié en dix-sept ans - est frappante. Entre les seules années 1847 et 1848, 7 unités ont disparu. Mais il faut surtout retenir l'ordre de grandeur significatif: pour une importance moyenne - parmi les firmes subsistant en 1849 - de l'ordre, de 8 500 broches, les usines disparues n'en représentent chacune, en moyenne, que 1200. Les plus faibles sont tombées. Les « petits » succombent à l'époque pionnière. L'observation des difficultés que traversent différentes branches de l'économie durant deux tiers de siècle confirme bien la tendance. À chaque crise, lors de chaque dépression qu'endurent en 1847-1848, en 1857, en 1862-1864, l'un ou l'autre secteur de l'industrie, un fait s'impose : les petites firmes sont touchées les premières ou plus durement. En fait, elles n'offrent pas les capacités de résistance suffisantes pour étaler 1e choc. 'e9 amaut6 de la crue 'inégalité devant l'adversité prend une signification dramatique au temps des fondateurs : nombreux sont ceux qui ne peuvent franchir les premières lignes d'écueils et disparaissent de la scène sans recours. Là où il aurait fallu du temps, 1e temps aura manqué. Dès 1847, de multiples entreprises sont touchées par une des plus graves dépressions que l'économie nationale connaîtra au cours du siècle. Le rapport du président du tribunal de commerce de la Seine est éloquent, qui souligne « l'état de gêne où s'est trouvée, depuis un an, la masse des patentés, notamment aux bas échelons »2. Les firmes minuscules, qui représentent toute une part du monde parisien de l'entreprise, tassées à étouffer dans les quartiers resserrés du centre ou de l'est, voire, de plus en plus, dans la banlieue, souffrent cruellement et disparaissent en nombre. Dans les listes des disparus, les petites fabriques arrivent en tête. Les « fabricants d'articles de Paris » y figurent en bonne part: très modestes entreprises aux frontières du patronat et de l'artisanat, aux franges de l'industrie et du petit commerce. Les faillites dont, à Paris, 1e nombre a fait un bond (de 691 en 1845, il est passé a 1 139 entre août 1846 et août 1847) frappent, comme par préférence, les 1 Évangile selon saint Matthieu., chop. XIII v. 12. L'expression •• effet Matthieu » a été employée dans un remarquable article de H Deleeck paru dans Recherches sociologiques, Louvain, 1978, n' 3, repris par Droit social, nov. 1979, n° 11, p. 375 et suie. 2 » Aspects de la crise et de la dépression de l'économie française au ;. milieu du xixe siècle », Bibliothèque de la révolution de 1848, p. XV. petites unités. 227 faillites ont un passif inférieur à 10 000 francs, pour seulement 18 qui dépassent 500 000 francs. Nombre de poursuites concernent le nonpaiement de modestes effets, de 30, de 25, voire de 20 francs. Dans les départements, le constat est souvent le même. Si la mortalité des petites filatures de coton s'observe nettement à Lille entre 1847 et 1848, dans le Calvados - où la crise, comme ailleurs, se prolonge, larvée, jusqu'en 1851 - sont également frappées des firmes de faible importance. Le montant des passifs des faillites est, ici encore, peu élevé dans l'ensemble. L'industrie textile est un témoin précieux de ce phénomène. Une grave dépression atteint en 1864-1865, les entreprises cotonnières. Dans les Vosges - dans l'arrondissement de Saint-Dié notamment -, les petites unités sont atteintes les premières. Quand les grandes affaires - Nicolas Géliot, A. Seillière, G. Steinheil -, pourtant touchées, parviennent à survivre, les petites s'arrêtent ou parfois disparaissent. Humbert, à la Petite Raon, avec ses 200 métiers, stoppe le 20 octobre 1864; Bruchin, filateur et tisseur à Saint-Amé, fait faillite à la fin d'octobre; Lefebvre - 92 métiers - est atteint le 20 novembre. Il en va de même à l'autre extrémité du pays, pour les établissements normands des vallées de Barentin et de Pavilly : sur 30 filatures représentant un total de 205 000 broches, 9 sont arrêtées en 1864 et 3 autres sont en faillite ou en liquidation. Une seule de ces 12 entreprises sinistrées dépasse 10 000 broches; 10 se situent dans la fourchette 2 000 - 5 000 broches: ce sont, pour l'époque, des firmes très petites. Autre aspect de l'inégalité de traitement réservé par la crise : c'était les branches d'activité les plus « traditionnelles » qui se trouvaient plus particulièrement touchées. La crise de 1848 atteint à Paris les secteurs d activité les moins gagnés par le progrès technique. Lors de la dépression de 1857, nombre d'établissements parisiens en difficulté présentent des points communs : dimension assez faible (rarement plus de cent ouvriers) ; caractère artisanal; inadaptations techniques. Il en va ainsi dans le textile-vêtement, dans l'imprimerie, dans la petite métallurgie de transformation, dans la fabrique de chapeaux de paille ou de fleurs artificielles, où le travail s'est peu mécanisé. On voit ici s'opposer l'inertie technique et le vent d'innovations qui, avec la machine à vapeur et l'apparition des outils modernes, touche fatalement un à un les métiers. La place des firmes au sein des filières de production importe également. L'aval semble plus - ou plus vite - touché que l'amont. Le négociant donneur d'ordres, personnage tout-puissant jusque vers 1860 dans la filière textile, peut arrêter ses commandes et, sans charge de main-d'œuvre, mettre à la cape. Le petit façonnier souffre plus durement. Particulièrement cruel apparaît en ce sens le sort du canut lyonnais. En 1837 - dans une conjoncture qui atteint durement les industries textiles - le poids de la crise s'appesantit sur lui. Artisans (ou minuscules patrons?), propriétaires de leurs métiers, les canuts voient alors se tarir les commandes de la « fabrique » et se trouvent, sans réserves financières, plongés dans une situation qui peut côtoyer la misère. La prolétarisation est en germe. Le tisserand a bras, propriétaire de ses métiers et oeuvrant à domicile, est, toutes proportions gardées, en une aussi dure dépendance jusqu'à la fin du siècle : il fait les frais de l'arrêt parfois brutal des commandes, lorsque la conjoncture vient affaisser la demande. L'adversité frappe des entreprises aux bilans inégaux. Certaines prêtent le flanc a la crise avec une inconsciente logique : leur passif en est cause. L'arrêt de la production - obligation à laquelle le chef d'entreprise se trouve acculé pour rééquilibrer l'offre et la demande - ravage les bilans des firmes très endettées, qui n'ont plus les moyens d'honorer leurs créanciers. Un différentiel d'adversité - basé sur le volume des dettes - se déclare dans ce cas. La dépression, quand elle atteint une entreprise en ses débuts, qui n'a pu s'ancrer suffisamment sur l'autofinancement et, de ce fait, demeurée dépendante, peut frapper sans rémission. Le temps ici encore aura manqué. Autre inégalité révélée par la crise, mais concernant l'actif du bilan. À Rouen, les faillites de 1847-1848 atteignent des entreprises dépourvues de machine à vapeur: le mauvais équipement - la non-prévoyance, en temps voulu, des investissements à pratiquer - déjà ne pardonne plus. Déjà, l'impératif de la productivité veut que tous les efforts de modernisation soient assumés à temps. Mais le surinvestissement peut également mettre la firme en péril. En 1857, la crise qui touche la métallurgie rhodanienne frappe de plein fouet deux entreprises de Givors quelque peu marginales, Bod'Huile et Fours. L'adversité se sert ici des défauts des bilans. Investissements exagérés chez Bod'Huile : des ambitions trop grandes appuyées sur des moyens trop faibles. Car une trésorerie abondante est vitale dans les temps difficiles, pour faire face aux engagements qui ont été conclus. La « disette de coton », enfin, met en lumière d'autres paramètres expliquant l'inégale capacité patronale à étaler les difficultés. À la suite de la guerre de Sécession, le prix du coton subit une extraordinaire flambée. En 1862, a Mulhouse, le kilo de coton brut passe de quatre francs et six centimes en juin à sept francs vingt-cinq centimes a la fin de l'année. Les cours, en six mois, ont presque doublé. Les industriels qui ont pu prendre les devants vont faire de substantiels profits sur une matière première dont les prix ont bondi; ceux qui n'ont pu constituer des stocks en temps voulu, faute de moyens ou d'information, connaissent les pires difficultés. Il en va ainsi en Normandie et dans les Vosges, où les petites entreprises sont durement atteintes.


Inégalité d'information: dans les Vosges, les grands industriels comme Géliot ou Aimé Seillière étaient au courant des événements. Au sein d'une détresse générale, ces manufacturiers ont pu prendre les devants et se trouvent dans une situation loin d'être défavorable. Nicolas Géliot l'avoue, qui possède encore trois cent soixante-dix tonnes de coton en magasin et le déclare clairement au préfet en août 1862 : il agirait au mieux de ses intérêts en arrêtant le travail et en revendant son stock au prix fort, au lieu de poursuivre la production. Certains de ses confrères succomberont à cette tentation mais s'attireront de ce fait de sévères critiques. C'était, avec une droiture non dénuée peut-être d'une certaine candeur, reconnaître les singulières inégalités qui se déclaraient en des temps difficiles. ,,-a d u r é e c i f ciCe Cette inégalité, cependant, procédait en nombre de cas de caractères « biologiques » : les compétences, les capacités de clairvoyance et d'énergie ne pouvaient que se différencier, mettant les protagonistes en position de force ou d'infériorité. L'adversité, en fait, qu'elle revêtît la forme de la crise violente ou de la dépression larvée, voire de l'accident imprévu survenant à la firme, qu'elle menât à la faillite ou seulement à l'arrêt des machines, s'enracinait pour partie dans les êtres eux-mêmes. Le phénomène des entrées posait déjà problème. D'innombrables firmes s'étaient donné le jour. L'« ère des certitudes » menait à l'entreprise des candidats multiples. De tous les coins de l'horizon, des postulants venaient. Beaucoup n'avaient pas toute l'étoffe nécessaire pour assurer la pérennité de ce qu'ils faisaient naître. Créateurs, ils ne furent pas tous des fondateurs. La première bourrasque allait les emporter. Sélection naturelle qui clarifiait les rangs. L'inégale adversité, c'était, au temps des pionniers, la marée contraire atteignant des êtres trop fragiles pour étaler la vague. Le premier flot laisse sur la grève l'armée des plus débiles. « Il s'est formé beaucoup trop de petits industriels qui ont mis leur industrie sur une trop grande échelle sans fonds de roulement suffisant », note le 10 septembre 1839 le préfet de police de Paris. Facilement entrés, grisés par les premiers succès, nombre de candidats n'ont pu s'ancrer dans la nécessaire durée. L'effet de date jouait face à la crise aussi nettement que celui de la taille. C'étaient des maisons établies récemment qui prêtaient le flanc aux premières bourrasques. Dans le Haut-Rhin, en 1836, les indienneries récentes qui vivaient de crédit ne purent résister aux premières liquidations de produits vendus, en raison de la crise, à des prix de braderie. Une firme d'Illzach, Nifernecker - cas entre bien d'autres -, fut vendue par les syndics de la faillite seize mois seulement après son installation. Si la crise emportait les petits, elle emmenait également des firmes sans passé. Inéquation, aussi, des équilibres psychologiques, qui mettait les uns en état de passer l'événement, faisait plier les autres devant les mêmes aléas de l'Histoire. Les décrochages de vocation, les abandons de carrière révélés par la seule année 1848 devraient faire l'objet de comptages exhaustifs. Nombre d'entrepreneurs, effrayés par les perspectives de cette année terrible, abandonnèrent la partie. Mais les forces physiques pouvaient aussi jouer leur rôle. Loterie du destin, avec son cortège de chances et de malchances qui marquerait certains en épargnant les autres. Vienne le chef d'entreprise à perdre la santé, la firme pionnière, encore peu assurée, démunie de réserves, n'ayant d'autre ressource humaine que son patron lui-même, pourra, dans l'effondrement des forces de cet homme, trouver la cause de son propre naufrage. S'éclaire dans cette optique l'urgente nécessité qu'éprouvait le pionnier de se donner un successeur valable. Lorsque, dans la nuit du 18 juillet 1843, un violent incendie - monnaie courante de l'époque - ravage la raffinerie de sucre d'André Cossé-Duval, l'industriel nantais a cinq ans d'ancienneté. Ruiné, endetté, il doit accepter les conditions draconiennes d'un associé. Quand, en mars 1844, il reprend sa production, il n'est plus réellement le maître de l'affaire. Mais il y a sans doute un fait plus grave encore. Car sa santé l'inquiète. Il retire du lycée son fils Victor pour l'initier aux techniques du métier. Une lutte contre le temps se fait jour : un second incendie, qui atteint la raffinerie le 22 juin 1852, ravage l'industriel. Frappé d'une attaque de paralysie, il laisse la direction a son fils et meurt épuisé, à cinquantedeux ans, le 17 mars 1858. Familles trop « jeunes » ou trop facilement entrées; familles fragiles dans leurs forces physiques. Il fut aussi - paradoxalement - des lignées trop anciennes, des milieux trop vieillis gagnés par la lassitude. Des héros se fatiguent. Lorsque Émile Oberkampf, fils du fondateur de la firme de Jouy, perd son père, il pense à poursuivre son eeuvre. Le 30 décembre 1820, il s'associe à son cousin Samuel Widmer pour une durée de douze ans. Mais il perd bientôt - très brutalement - ce partenaire'. Le baron Oberkampf semble réaliser qu'il est dans l'incapacité matérielle (mais sans doute surtout psychologique) de continuer la route. Le fils n'est pas le père. Il tente cependant de poursuivre, réunit de nouveaux associés, constitue une société en nom collectif qui aurait dû courir ,jusqu'en 1833. Elle durera douze mois, se trouvant dissoute le 30 décembre 1822. Le second Oberkampf quitte la firme de Jouy dont l'histoire, dès lors, sera celle du déclin. Ici semble se manifester une cause d'adversité basée non sur la faiblesse (les Oberkampf étaient financièrement puissants) mais sur le vieillissement d'une lignée et aussi l'érosion d'une certaine profession. Les jours de l'indienne étaient déjà comptés au deuxième quart du siècle. En tel ou tel secteur de l'industrie, il pouvait être tard et parfois même trop tard, Le temps lui-même était inégal. est, ici, trop 1GU"GL La loi du 2 août 1872 ordonna l'expropriation des fabriques d'allumettes chimiques. C'en était fini d'une activité privée (bien oubliée dans la France d'aujourd'hui) qui faisait travailler quelque six cents fabriques, sans compter les innombrables établissements officieux près d'un millier - que comptaient plusieurs villes et parfois des villages. Le législateur gommait une industrie. L'événement illustre la précarité de nombreuses situations. Les firmes n'avaient pas l'éternité pour elles. Dans certaines industries, il était objectivement trop tard pour espérer durer. Dans le cas de la production d'allumettes, le fait du prince clôturait l'aventure. Avec, ici encore, son cortège d'étonnantes disparités. Car, était-il, parmi les « sinistrés » de la loi de 1872, une commune mesure entre les producteurs officiels, qui obtinrent d'importantes indemnités, et les « officieux » qui n'en reçurent aucune? Existait-il une quelconque similitude entre la fabrique d'allumettes des Coignet - fraction d'un vaste empire où coexistaient les fabriques de colle, de produits chimiques et, bientôt, de béton - et ce petit producteur, Barbarin, qui, au Blanc, dans une modeste maison sur la route de Poitiers, fabriquait, vendait et colportait ses articles dans les localités voisines, le produit de sa microscopique entreprise étant la seule ressource dont il disposait pour vivre et soutenir sa famille? Les révolutions techniques bouleversèrent aussi les donnes. La révolution ferroviaire, vers le milieu du siècle, réalise par exemple une radicale redistribution des chances. Sur la Saône et le Rhône, l'avènement du chemin de fer - l'axe 1 celui-ci se suicide le 9 mai 1821. Paris-Lyon-Marseille - fait tomber les trafics. Ceux-ci, entre 1855 et 1860, chutent brutalement. Pour certains, c'est un rêve qui s'écroule. Seule la pugnacité alliée au potentiel financier permet de réagir. Les Bonnardel - des voituriers par eau, originaires de Condrieu, spécialisés depuis des décennies dans le halage des bateaux et passés à la navigation à vapeur - voient alors, comme tant d'autres, leur métier mis en cause. Jean et surtout Francisque Bonnardel, joignant leur flotte dès 1858 à celles d'autres compagnies de navigation à vapeur, seront le fer de lance d'une entreprise capable de concurrence - et de complémentarité - avec la voie ferrée, la toute-puissante Compagnie générale de navigation. La force financière - et l'à-propos des décisions - étaient ici les seuls antidotes a un renversement de conjoncture qui, pour d'autres, valait disparition.


Fait du prince ou mutations techniques, tempéraments agressifs ou au contraire vieillis : le temps jouait à rebours pour certains. L'espace également. Les sites devenus médiocres voisinaient avec les zones de croissance. Les crises économiques ne laissaient pas, en refluant, un terrain inchangé. Des zones industrielles ne se remettaient pas de la dépression. L'industrie textile de la région rouennaise ne se releva jamais totalement de la crise cotonnière consécutive à la guerre de Sécession, contrairement au Nord qui, adossé à plusieurs fibres textiles, étala la tempête. Le déclin de la firme Duchesne-Fournet reflète celui du Calvados où elle est implantée. Vers 1870, celle-ci occupe les premiers rangs de l'industrie linière française avec les grandes firmes lilloises. En 1862, elle fait oeuvrer sept cent quarante ouvriers, soit le tiers de la main-d'oeuvre linière d'usine du département; en 1869, elle assure le tiers de la production toilière de la région de Lisieux; en 1875, elle fait tourner trois cents métiers mécaniques et demeure l'industriel linier le plus important du Calvados. Et pourtant, la firme décline bientôt, durement touchée par la concurrence de l'industrie linière nordique : la filature ferme en 1885, le tissage en 1890. L'affaire se limite désormais à l'industrie lainière. Il se fait tard à Paris pour certaines industries. Le temps, dans la capitale, joue contre les industries lourdes, encombrantes, polluantes. Certaines productions « fines » elles-mêmes sont touchées. C'est le cas du gant de luxe qui devient l'apanage de la région dauphinoise : entre 1847 et 1860, le nombre des ganteries parisiennes tombe de 185 à 154. Partir ou disparaître... Il faut déménager mais, ici encore, il n'est aucune mesure entre ceux qui ont les ressources financières suffisantes pour assurer le transfert et tous ceux, en nombre, qui ne le pourront - ou ne le voudront - pas. Le temps joue aussi à Paris contre les petites firmes. Vers 1860, les ateliers dispersés - qui louent à des propriétaires les locaux qu'ils occupent - paient des loyers très élevés. Quand l'industriel propriétaire de ses terrains ne peut que se réjouir de la hausse foncière qui enrichit son bilan, le petit fabricant s'alarme du montant de ses charges locatives. Les crises qui s'abattent sur le Sud-Est démantèlent des industries qui ne s'en relèveront pas. Une cité comme Vienne, frappée dès la crise de 1837 qui surprend ses fabricants, est durement contrée par des villes comme Elbeuf ou comme Reims, centres dynamiques qui font une guerre sans pitié à la vieille ville drapière, adonnée aux qualités communes. Pour la raffinerie de sucre, il est, vers 1870, déjà trop tard à Nantes. Paris, désavantagé pour d'autres productions, prend ici le primat. La capitale, en quelques années, affirme une supériorité écrasante grâce aux matières premières - les cinq départements septentrionaux producteurs de sucre de betterave sont relativement proches - et au marché des sucres qui, centralisé, facilite les ventes. Les raffineries de sucre parisiennes « font » les cours des sucres bruts. La chute des firmes nantaises - le déclin, en général, des raffineries portuaires - s'explique ainsi. Dès 1870, les grandes unités parisiennes (Say, Sommier, Lebaudy) s'affirment en revanche comme des puissances. D'où cette étrange situation : si la branche nantaise des Say s'efface, leur rameau parisien prospère avec éclat. n mars 1858, l'ancien industriel Hippolyte Charvet, âgé de soixante-deux ans, sollicite un poste de juge de paix pour le canton de Vienne-sud. Il l'obtient et remplira cette charge jusqu'à sa mort, en 1876. Derrière cette demande et la façade de dignité que conserve cette famille d'anciens notables locaux se dessine la réalité d'une situation difficile qui, a certains moments, avoisine la détresse. C est l'histoire d'un déclin qui éclaire la venue d'un des représentants de cette lignée a de tels expédients. Né en 1796, Hippolyte Charvet est le dernier dirigeant de la manufacture drapière fondée par son bisaïeul. La situation de la firme est obérée depuis des décennies. Déjà son père, Nicolas Charvet, a, en avril 1830, plus que septuagénaire, sollicité une place de receveur des hospices de Vienne pour laquelle son fils - frère d'Hippolyte - a dû fournir la caution demandée. A l'époque même où Hippolyte Charvet postule une magistrature de modeste importance, un de ses proches parents entame, dans le Nord, une brillante carrière. Aux antipodes de la cité drapière rhodanienne, un cousin' fonde en 1854 une entreprise, rue de Flandres à Armentières : le premier tissage mécanique de lin de la cité toilière. Difficultés sur les bords du Rhône; essor d'une belle carrière aux frontières de Belgique. Le contraste se relève dans la même famille. Marque - mais non la seule - d'un milieu inégal, où l'on est loin de constater des fortunes identiques. Autre phénomène spécifique : certains restent au niveau zéro de l'ascension sociale, dans les limbes des milieux populaires, quand leurs proches quittent par le haut l'état social qui fut primitivement le leur. Il faut des parents pauvres pour le leur rappeler. V Pour mesurer l'intensité d'un changement, il n'est pas de meilleur moyen que de relever les marques de ce qui, alentour, est resté immobile. De même, pour apprécier la réussite d'un homme et de sa famille, on peut questionner les témoins de leur état d'origine. Les actes de l'état civil rendent compte discrètement des contrastes qui s'instaurent. Prenons, comme au hasard, le mariage lillois d'un tout récent filateur de coton, tête d'une importante lignée. Le mariage, en 1833, s'effectue en présence d'un oncle de l'époux, âgé de quarante-six ans, menuisier de son état et qui - pas plus que l'épouse - ne pourra signer. La jeune mariée est assistée du mari de sa soeur, épicier; minuscule bourgeoisie, encore aux franges de l'artisanat. Lorsque 1 viclor Char vet (1S18-1897), cousin issu de germains de Hippollyte Charvet. La parenté est donc relativement proche. cette soeur décède en 1865, la mariée de 1833, devenue veuve, est à la tête d'une dynastie textile de la métropole du Nord, Un abîme se crée ainsi parfois entre les conditions sociales des parents les plus proches. Suivons encore le cas, dans l'Est cette fois, de cet industriel né en 1811 à Ribeauvillé, mort à Mulhouse en 1874. L'homme rencontre - en large partie à l'étranger - une exceptionnelle réussite économique et sociale. C'est l'ascension incontestable, pour lui-même et pour sa descendance. Singulier contraste avec l'évolution de trois collatéraux. DeuX de ses frères - le père a eu sept descendants - vivent aux franges du prolétariat. L'un d'entre eux est domestique en 1843, cocher en 1855 puis cabaretier dans un bourg du Nord; l'autre, d'abord sous-officier dans un régiment qui tient garnison à Provins, est en 1844 marchand-boulanger dans cette ville et ensuite à Paris, puis contremaître, en 1854, chez un brasseur de Cambrai et, plus tard, débitant de boissons dans cette ville. Un troisième frère est coutelier à Paris, puis Mulhouse. Voici, de nouveau dans le Nord, un cas également très frappant, car saisi dans l'épaisseur du temps. Comparons la trajectoire d'un fondateur d'entreprise affichant un éclatant succès et l'histoire, sur trois générations, d'un immédiat collatéral et de sa descendance, un frère moins aidé par la chance ou par la volonté. Né en 1768, décédé en 1844, le fondateur effectue une remarquable ascension. A la tête d'une affaire prospère que ses descendants reprendront, conseiller municipal et conseiller d'arrondissement,juge au tribunal de commerce de sa ville, il est au sommet d'une descendance nombreuse qui va s'allier, un siècle durant, aux familles de la meilleure bourgeoisie régionale. Un siècle durant, ses enfants et petits-enfants, s'enracinant dans les élites locales ou nationales, achèveront ce que la tête de file a créé au premier tiers du siècle. Parmi les collatéraux immédiats du bâtisseur de lignée, la branche fondée par le frère de trois ans plus âgé attire l'attention. Né en 1765, cultivateur, ce dernier représente en fait l'état social d'origine, milieu de petits notables ruraux de l'extrême fin de l'Ancien Régime, dont sont issus une bonne part des créateurs de firme. Mais sa descendance contraste étrangement avec celle du fondateur. A la deuxième génération, l'écart se creuse considérablement entre les deux rameaux. Une fille du cultivateur épouse un tisserand, fils de journalier; deux de ses fils, nés en 1789 et 1799, sont cultivateurs; un autre est cordonnier. Dans le même temps, leurs cousins germains de la branche à succès sont des bourgeois fortunés, chargés de responsabilités dans la cité, administrateurs de sociétés, mariés aux filles des meilleures lignées.


Étonnante dérive culturelle, sociale, mentale. La troisième génération révèle encore davantage le déterminisme marquant ceux qui ne trouvent pas la force nécessaire pour vaincre les pesanteurs. Chez les cousins issus de germains des grands bourgeois urbains de la branche arrivée, l'exploration conduit aux métiers les plus modestes. Une petite-fille du cultivateur épouse un chantre qui devient voiturier; deux petits-fils, nés en 1816 et 1829, sont journaliers, ainsi qu'un de leurs beaux-frères. Un autre, né en 1826, cultivateur et voiturier, épouse la fille d'un scieur de long. Un autre encore, né en 1821, sera bûcheron. D'autres cas touchent à l'étrange, sinon au douloureux. Voici, nés de 1811 à 1822, quatre descendants - trois filles et un fils - d'une famille de maîtres de forges de Côte-d'Or et Haute-Seine. Les trois « branches féminines » consolident une belle percée sociale. L'une des filles épouse en 1829 un maître de forges : dirigeant d'une usine près de Montbard puisa Sainte-Colombe-sur-Seine, il sera maire de sa commune. Un de ses deux beaux-frères, né dans l'Aube en 1814, est lui aussi sidérurgiste en région châtillonnaise, puis l'un des associés de Chätillon-Com mentry. Le troisième gendre, né à Dijon en 1802, effectue une carrière dans la magistrature et sera conseiller à la Cour de cassation. Mais le fils unique révèle l'étrange hiatus. On le voit épouser la fille d'un maître au cabotage du littoral atlantique, dont la mère tient l'auberge du lieu. Il aura deux fils en 1846 et 1848 : l'un deviendra marin pêcheur, l'autre épicier puis patron pêcheur. Leurs cousins germains - dans des branches à succès - seront, en fin de siècle, ancrés dans la bourgeoisie la plus confirmée. Laissés pour compte et déclassés ,£à où la percée s'avérait la plus aisée, dans les secteurs économiques où la « capillarité » professionnelle tolérait une rapide ascension, il était assez logique que les cas de promotion fussent proches des situations les plus humbles. L'homme de modeste extraction qui avait rapidement réussi côtoyait des collatéraux demeurés dans l'état populaire de ses débuts. Ainsi s'explique, en plein XIXe siècle, la présence de parents très modestes dans certains milieux où le droit d'entrée est peu élevé. A Calais, quelques familles du patronat dentellier semblent révéler ce trait caractéristique de sphères sociales en rapide promotion. Le petit industriel représente un milieu socioprofessionnel encore si fluide et proche de ses origines que l'entrepreneur en train de réussir reste entouré de petites gens : modistes, mécaniciens, commerçants. Coexistence dans les mêmes murs, parfois. À Lyon, le milieu des patrons du moulinage de soie comprend des familles aux statuts très hybrides. Au recensement de 1866 apparaissent, au sein de mêmes familles, patrons et travailleurs mélangés ils représentent un milieu a la recherche de lui-même, dont l'étagement social ne s'est pas encore ossifié. Relevons le cas d'une travailleuse fille de patron-moulineur, ou de ce fils de chef d'entreprise - quatorze ans - qui est tisseur et dont la soeur est lingère. Ces jeunes, qui apprennent un métier leur permettant à leur tour de postuler à l'état patronal, ne l'embrasseront sans doute pas tous : certains stagneront dans des états modestes. Inégalité radicale des « branches » familiales dont certaines sont tirées par le succès d'un chef habité par l'énergie, la chance et le talent, et d'autres visitées par l'apathie, les revers ou, plus simplement, la difficulté de surmonter la pesanteur sociale. Le clivage qui s'opère dans le milieu du négoce de fer de la colonie auvergnate de Paris, entre des rameaux immédiatement collatéraux, en donne un exemple saisissant, et il n'est pas inutile de rappeler que, vers la fin du second Empire, parmi les quelque quarante mille Creusois d'origine qui résident a Paris, quelques-uns seulement ont réussi la percée professionnelle et sociale. Les « parentés pauvres » sont elles-mêmes inégales. Certaines ont la bonne fortune d'être aidées par l'homme de la famille qui a réussi: le frère de JeanFrançois Cail « monte » avec lui; des réussites tribales exceptionnelles (comme celle des Oberkampf) manifestent le sens des responsabilités du « grand homme » qui veut aider des proches. En d'autres cas, les collatéraux ne bénéficient aucunement de ces retombées de réussite. Ceux-là risquent de stagner au point mort du succès. , Le temps est certes susceptible d'opérer un effet de lissage. Prenons l'exemple des Fauchille, famille de filtiers lillois. A dater d'Alexandre-Joseph Fauchille (1779-1853), dont les quatre fils - nés en 1812, 1814, 1816, 1820 - sont tous industriels, la famille s'affirme cohérente et homogène. Un seuil paraît franchi : le petit monde (maîtres sayetteurs, mécaniciens, marchands de bonnets) qui a précédé, à l'extrême fin du XVIIIe siècle, s'est effacé, laissant la place a une descendance alignée sur un statut en hausse solidement confirmé. Mais passer le cap des débuts populaires ne signifiait pas pour autant l'élimination de tous les risques d'instabilité. Ce qu'on pouvait monter, on pouvait le descendre. Çà et là, n'ayant pas trouvé son point d'équilibre faute de confirmation - éducation, culture, alliances -, telle lignée pouvait manifester des signes de régression. Milieu fluide, guetté par toutes les forces de déclin, susceptible d'être touché par le moindre accident de parcours. Associé en 1809 à un Strasbourgeois pour monter un tissage à Ribeauvillé, s'adonnant à d'incertaines opérations commerciales aboutissant finalement à une faillite, devenu ensuite, après 1827, aubergiste, cultivateur, propriétaire, tel Alsacien né en 1782 verra sa descendance affectée par cette trajectoire quelque peu erratique, malgré l'excellente alliance qu'il a contractée dans une famille locale. Car l'alliance jouait précisément son rôle. Un membre de la même famille, né en 1787, négociant à Lyon et qui a épousé une enfant naturelle, voit sa descendance affectée par ce hiatus: une de ses filles, née en 1832, épouse un comptable après avoir mis au monde, en 1869, une fille de père inconnu. Une autre - née en 1843 -, qui tiendra un magasin de modes, épousera un ferblantier, fabricant de lampes. Il n'était pas que les lignées encore fragiles, les milieux non encore fortifiés par la durée, pour accuser de telles détresses sociales : des familles confirmées n'en étaient pas exemptes. Né en 1811, fils du raffineur de sucre Louis Say, Gustave Say épouse à Bordeaux, en 1845, Hélène Robin, lingère. Il évite de peu la régression sociale qui menacera son fils né en 1834, déclaré à l'état civil sous le nom de sa mère puis reconnu et, enfin, légitimé par le mariage de ses parents. Une branche des Say est ainsi affectée par des signes de « descente » sur l'échelle sociale. Équilibre instable. Il faut ajouter à ces forces de déclin l'influence des coups du sort qui diminuent les patrimoines. N'eût été la solidité familiale incontestée des Charvet de Vienne, leur reculade économique eût pu s'accompagner d'une régression sociale. C'est ici l'histoire de revers successifs d'une extrême gravité : des ventes d'actifs se multiplient à partir de 1816, cessions d'immeubles destinées à rembourser des créances hypothécaires pesant sur une firme en déclin. Saisis à la gorge par la montée des dettes, les Charvet régressent irrésistiblement dans la vie de la cité drapière. La récession de 1857 achève la vieille manufacture. Hippolyte Charvet, seul gérant depuis la mort de son frère Jacques en 1849, arrête ses activités industrielles, démissionne de ses fonctions de président du tribunal de commerce, vend des immeubles dont la cession couvre d'extrême justesse le remboursement des dettes de l'entreprise. Quand tout est acquitté, il ne reste rien de la fortune industrielle que quatre générations avaient construite. Les vents contraires défont, chez les Charvet de Vienne, une richesse que d'autres Charvet trouvent, au même moment, sur les bords de la Lys. Les coups du sort créent des pauvres dans un milieu prospère, À Beaucourt, près de Montbéliard, l'entreprise Japy, fondée en 1767 par Frédéric Japy (1749-1812), avait pris à, la fin du second. Empire un très grand développement: elle occupait 5 500 ouvriers en 1870 et s'adonnait à la production de mouvements de montres et de pendules, de pièces de quincaillerie, de pompes, etc. Ici, une ouvrière effectue le tournage des platines de montres, plaques dans lesquelles tournent les pivots des parties mobiles de celles-ci.


Le patrimoine témoigne de notables nuances dans les diverses composantes du milieu des affaires. Parallèlement à l'éducation, au standing, à l'ancienneté des alliances, l'échelle des revenus, mais surtout des fortunes, dénote des écarts d'une grande amplitude. On peut dire, sans forcer sur les termes, que le milieu d'entreprises a ses riches comme il a ses pauvres. ,C.Jes inc ices â trouver La nécessité de comparer seulement ce qui est comparable impose d'entrée de jeu son réseau de contraintes. Le choix des « indicateurs » est délicat. Le fisc donne son lot de mesures, mais il est malaisé d'y trouver des données assez fines pour ,jauger le rang des patrimoines. Il donne cependant, dans des sphères circonscrites et à des périodes bien définies, des repères utiles. A Armentières - près de neuf mille habitants en 1853, milieu restreint de patrons en pleine ascension -, les plus petites firmes de tissage paient quelque 60 francs de patente, ce qui correspond à environ cinquante métiers à tisser, et les plus grandes, 400 francs. Mais très audelà de ce patronat des modestes affaires, le filateur Mahieu-Delangre (blanchissage, filature, tissage de lin et de coton) paie, avant même la création de son tissage mécanique, 1 648 francs de patente; l'entreprise Joire, filature et tissage de coton, en acquitte 1691 la même année, et le maire de la ville, Hubert Dansette, filateur et tisseur lui aussi, le troisième notable incontesté de la cité de la toile, est taxé de 1082 francs par cet impôt. Ces indications suggèrent au moins un classement ordinal. Par ailleurs, certains centres se prêtent mal à une évaluation des fortunes patronales. Dans des villes où la révolution industrielle ne s'est pas encore donné totalement libre cours, la richesse d'entreprises n'a pas toute sa place véritable. Grenoble est dans ce cas avant 1850. En 1847, ce sont les « propriétaires et rentiers » qui manifestent dans la cité de Stendhal une nette suprématie. Représentant numériquement 6,78 % de la population, ils détiennent 51,30 % du total des biens; les « industriels et gros commerçants » (3,58 % de la population) en possèdent seulement 7,75 %. La fortune moyenne des propriétaires et rentiers s'élève à 88 500 francs, celle des industriels et commerçants à 25 400 francs. Chiffres très faibles qui n'ont guère de points communs avec ceux que révèlent les grands centres de production auxquels, par priorité, il faut faire référence. A Lyon, par exemple, les comptages successoraux permettent d'appréhender l'échelle des patrimoines. Sur vingt-quatre cas de successions négociantes et industrielles relevés en 1822, un peu plus de la moitié (54,1 %) dépassent un montant de 50 000 francs de patrimoine; 29,1 % débordent le niveau des 100 000 francs et 4,1 % seulement passent la barre des patrimoines allant de 500 000 francs à 1 million. oLa « barre » des cü2quante mifle lrancs ._/d rrêtons-nous un instant sur ces chiffres et d'abord sur le premier d'entre eux. L'étiage de la « richesse » semble bien, en milieu d'entreprises, correspondre à la plage des cinquante mille francs de patrimoine. Fortune modeste, avoir de base, ligne de départ en deça de laquelle une firme est peu pensable, chiffre d'où pourra ultérieurement procéder le flux d'accumula tion qui, à son tour, mènera à l'ascension vers les dignités plus élevées de la hiérarchie des biens. Comparé aux 20 ou 25 millions de francs qui représentent les plus grandes fortunes d'affaires du XIX" siècle, ce chiffre de 50 000 francs témoigne d'une gamme de richesse où les fortunes bourgeoises s'étagent dans un rapport de 1 à 500. Lyon, en 1869 (coupe significative car correspondant à la fin d'une période de forte prospérité), confirme ces indications: de 50 000 à 250 000 francs, une « moyenne bourgeoisie » (Pierre Léon) qui elle-même comprend sa haute sphère vers 175 000 francs; de 250 000 francs à 1 million, une « haute bourgeoisie » ; au-delà de cette barre déjà élevée, enfin, les grandes puissances d'argent. Bonnardel, qui laisse 22 millions de francs à sa mort en 1882, en est un des sommets. Rouen - autre ville d'industrie - nous laisse aussi son lot de références. En dessous du niveau des 50 000 francs, on se trouve en réserve de bourgeoisie, en « bourgeoisie populaire » (Adeline Daumard). Pour les années 1881-1887,16 à 18 % des ménages rouennais représentent ces limbes bourgeoises, « amorce d'une classe moyenne » (Chaline), en réalité trop modestes en bien des cas pour prétendre au décollage décisif et qui, tant s'en faut, n'accéderont pas groupés a l'échelon supé rieur. Au-dessus de cette barre, seulement 2 à 4 % des ménages atteignent vers 1880 des niveaux allant de 100 000 à 500 000 francs. Enfin, 1 % des ménages rouennais dépasse le demi-million de francs or. Ioi s'effacent les derniers petits commerces ou entreprises artisanales et s'affirment en force les grands représentants de l'industrie cotonnière. Si maintenant l'on adopte un point de vue diachronique, la réalité des fortunes apparaît sous un jour différent. Effet d'une prospérité à la hausse, la barre des patrimoines s'élève au cours du siècle. En 1822, Lyon ne révèle (sur vingt-quatre cas de succession) que 4,1 % de fortunes allant de 500 000 francs a 1 million; en 1869, sur soixante-dix-sept successions observées, 10,3 % d'entre elles recouvrent cette plage de patrimoines déjà très importants. La percée décisive des industriels et la période d'intense prospérité que fut le second Empire ont déplacé l'obstacle. Le Nord laisse apparaître le même effet de date, qui élève les limites. Si, en 1856-1858, 2,7 % seulement des représentants des classes dirigeantes dépassent le million de francs de fortune, 5,1 % (la proportion a pratiquement doublé) l'atteignent en 1873 : cette tranche de patrimoines déjà considérables représente, au temps de l'ordre moral, 47,4 % de la richesse globale de la haute société lilloise. Énorme enrichissement qui attire une remarque : étirés sur une échelle d'une étonnante amplitude, les patrimoines bourgeois côtoient, en de telles villes, la surface non révélée des sans-fortune et des sans-succession. Créatrice, d'un côté, d'énormes patrimoines, la nouvelle société accuse, de l'autre, aux plus bas niveaux de l'échelle, les effets d'exclusion. Il faut, pour mesurer ceux-ci, accomplir une sortie à l'extérieur des patrimoines bourgeois. On se trouve dès lors, non


plus sur une pente qui va de 1 à 500, mais sur une vertigineuse pyramide où les altitudes vont du zéro absolu à des niveaux allant vers l'infini. -9I y a à Rouen, ville usinière, 40 à 44 d'« indigents » vers la fin du siècle. Dès 1829, deux enquêtes nous apprennent que le Nord, où la révolution industrielle est alors amorcée, se classe en tête de tous les départements français pour le revenu territorial par habitant: il vient aussi au premier rang au classement du nombre d'indigents. Un commentateur du temps souligne qu'il s'agit de la région de France où la richesse est la plus inégalement répartie. Inégalité radicale des revenus monétaires mais, combien plus, des fortunes possédées. Les revenus annuels du filateur armentiérois Auguste Mahieu-Delangre représentent, au début du second Empire, soixante-dix fois le salaire d'un tisserand armentiérois moyen travaillant toute l'année. Mais infiniment distendu paraît surtout l'écart des patrimoines. Vers 1850, la succession laissée par les industriels lillois représente une moyenne de 760 000 francs; l'avoir ouvrier moyen est de 78 francs! L'écart est, ici, de l'ordre de 1 à 10 000; il s'accroîtra ultérieurement. Chiffres qui génèrent le malaise. Aux chantres de l'inégalité, qui prônent alors l'émulation et voient dans la gradation des ressources le signe d'une société de liberté qui permet d'accéder aux sommets, s'opposent les contempteurs des situa tions de gêne et de détresse qui côtoient désormais, dans les villes d'entreprises, l'état d'extrême richesse. La littérature s'empare de la question. La « paupérisation croissante » est soulignée : face à l'accumulation générale se délite la condition ouvrière. Le libéral Journal des Économistes souligne lui-même en 1846, lors de la concentration charbonnière aboutissant à l'énorme condominium des Mines de la Loire, les méfaits de cette immense coagulation de richesses, de l'inégalité des fortunes qui, justifiable dans certaines limites, devient funeste aux populations au-delà de celles-ci. « Faible minorité de privilégiés face à un monde sans bornes, qui est, avant tout, celui de la gêne, de la misère, de la souffrance »1 : les historiens ont eu le mérite de mesurer le fait. Entre l'alpha et l'oméga de la grille du social, la nouvelle société - patrons et travailleurs - se profile avec les traits durement accusés d'un monde où la hiérarchie de l'argent semble poussée aux sommets de l'absurde. La société d'entreprises crée-t-elle le fait, prenant a certains ce qu'elle confère aux autres? Ou s'agit-il - situation qui n'est guère moins inquiétante - d'une structure où un petit nombre d'êtres devenus riches et puissants (par des méca nismes qu'il faut élucider) côtoient seulement de fait des pauvres demeurés 1 P. Léon, • Géographie de la fortune et structures sociales à Lyon, au XIX , siècle (1815-1914) », Centre d'histoire économique et sociale de ra région lyonnaise, p. 60. pauvres, mais sans doute pas plus pauvres? Par-delà les jugements passionnés, transcendant les procès d'intention, l'Histoire l'histoire des entreprises - doit tenter de répondre a cette question. La concentration des fortunes éclate au regard, Dès le début de la Restauration, Rouen en témoigne : une faible minorité contrôle la quasi-totalité des biens possédés; 90 % des déclarations successorales rendent compte d'un tiers à peine du total des avoirs; 10 % (le solde des déclarations) recouvrent 70 % des richesses contrôlées. Mais cette concentration s'accroît. A la fin du second Empire, cette même majorité (90 % des déclarations successorales) ne recouvre plus, à Rouen, que le quart de la fortune; les 10 % qui restent - les riches - « contrôlent » dès lors, non plus 70, mais 75 % des biens de la cité. Le début du XXe siècle accentue encore cette emprise de la minorité la plus fortunée sur les biens de la cité textile. Lille présente une situation poussée ,jusqu'à l'extrême. Dès les premières années du second Empire - 1856-1858 -, les masses « populaires » y représentent près de 60 % de la population totale. A eux seuls, les ouvriers d'entreprises recouvrent les trois quarts de ce fragment, massif, des habitants de la ville usinière. Ce segment majoritaire de la population lilloise ne détient que 0,4 % de la fortune totale. Vers 1870, le niveau de prolétarisation s'est encore accru dans la capitale flamande. Le groupe populaire (près de 68 % des habitants) voit s'effondrer la part qu'il détient dans le patrimoine global: les 0,4 % de 1856 tombent en 1873 à 0,2 %. A côté de ceux qui ont très peu sc devinent en outre les invisibles cohortes de ceuX qui n'ont rien. Sans succession, ils échappent aux comptages. A Lyon, ceux qui laissent une succession ne sont en 1845, rapportés au nombre des décès, que 40,3 %; sur 3 919 décédés comptabilisés pour cette année successorale, 1580 seulement laissent un avoir! Un quart de siècle plus tard, eu 1869, il y a 1 778 dossiers pour 7 806 décès, soit une proportion de « possédants » qui n'est plus que de 22,7 %. Dans cette énorme métropole du travail et de l'industrie, à l'issue de la phase de prospérité que fut la période impériale, presque 80 % des citoyens décèdent ainsi sans laisser aucun bien derrière eux. Les possédants (milieux d'affaires compris, mais non exclusivement) sont, à quelque degré qu'ils se situent sur l'échelle des fortunes, la pointe émergée d'un univers patrimonial marqué chez la plupart par un état néant! Plus encore que Lille, qui porte la trace d'un monde tertiaire (l'Administration, les carrières libérales ne sont pas absentes de ce très grand chef-lieu), les cités totalement usinières font apparaître des écarts impressionnants. A Roubaix, métropole cotonnière et lainière, le rapport entre les plus faibles et les plus fortes successions est de 1 à 1 751 en 1856; il est de 1 à 91 226 en 1873! Stupéfiante dispersion, qui explique de véritables tensions amenant aux conflits. Telle est la résultante « mécanique », en quelque sorte, d'une formidable poussée démographique - ouvriers venus de partout livrer leurs bras à d'innombrables machines - et d'une promotion patronale sans précédent. sa mort, en 1887, le marquis Achille de Solages laissa une succession essentiellement composée de biens mobiliers : près de 92 % de la fortune de l'ancien maître de Carmaux étaient en effet de nature mobilière. D'autres successions patronales furent caractérisées, à des degrés moindres, par la même disproportion. Les centres d'industrie laissent apparaître le phénomène dans toute sa spécificité. A Lille, les successions du groupe « supérieur », où négoce et industrie figurent pour une grande part, témoignent de cette faiblesse de la propriété « visible » : de l'ordre de 50 % des biens en 1821, la part immobilière tombe à 38 % en 1873. Le demi-siècle écoulé semble coïncider avec un revirement patrimonial de la classe la plus riche. Ce revirement est souligné a contrario par l'attitude des groupes non patronaux. A Lille, la « classe moyenne » (une petite bourgeoisie où commerce et artisanat sont prédominants) affiche un comportement patrimonial totalement divergent. Déte nant, en 1821, 65 % de sa fortune globale en biens immobiliers, elle reste fidèle à cette proportion pendant près de cent ans. En revanche, la part des avoirs en immeubles continue de se réduire dans les fortunes patronales : elle ne sera plus que de 27 % au début du Xxe siècle. Vers le milieu du XIXe siècle, les avoirs mobiliers constituent fréquemment 45 à 50 % des patrimoines patronaux. Mais cette moyenne peut être largement dépassée. A Lille, ainsi, de grosses successions ont lieu durant les années 1856-1858 : Louis Decoster-Agache, négociant en tissus, laisse 215 500 francs d'immeubles et 854 580 francs de capital mobilier; Léon-François Barrois détient à son décès - il meurt à l'âge de trente ans - 1 684 350 francs de capital mobilier sur une fortune globale de l'ordre de 2 millions de francs; le filateur de lin Donat Agache, enfin, décède à cinquante-deux ans - en 1857 - en laissant derrière lui une fortune de 2 562 600 francs comprenant 2 272 650 francs d'éléments mobiliers. Mais où va cet argent détourné des immeubles? En nombre de cas, c'est dans leurs propres affaires que ces négociants, ces industriels ou encore ces banquiers placent l'essentiel de leurs avoirs : c'est là, au lieu même où se crée le profit, que se situe le centre de leurs placements. Voici la succession, ouverte en 1873, du filateur et fabricant de tissus roubaisien Adolphe Lepoutre, décédé à l'âge de soixante et un ans. Ses avoirs sociaux représentent 58 % de sa fortune globale : capital social et « sommes en


commandite » constituent une part essentielle de son bien. Dans la même ville de Roubaix, certains patrons du négoce sont engagés à hauteur de 80 % de leurs avoirs dans leurs propres affaires. L'étude de vingt et une successions de fabricants ou marchands de soie lyonnais décédés entre 1830 et 1848 corrobore ces chiffres : les actifs mobiliers s'élèvent à 87,3 % de l'ensemble; mais les valeurs investies dans le commerce atteignent à elles seules 80,6 %. Jean Bontoux, marchand de soie décédé en 1830, laisse 2 346 284 francs en actifs mobiliers (pour 375 000 francs d'immeubles) 2 200 000 francs sont investis dans le commerce. Les détenteurs des fortunes les plus considérables adoptent la même attitude, n'hésitant pas à soutenir, par les placements qu'ils font dans leurs propres affaires, la croissance de celles-ci. Le cas du financier Florentin-Achille Seillière, une des plus importantes fortunes parisiennes - et françaises - du second Empire, dépasse l'entendement: sur une fortune mobilière énorme qui frise 25 millions, il possède (à côté de 1 250 000 francs de titres, dont ses actions de la Banque de France qui le placent sur la liste des principaux actionnaires) 22 500 000 francs de « droits » dans diverses entreprises' : dans la manufacture textile de Pierrepont, près de Longwy, dans les Forges de Bazeilles et les Houillères de Montchanin, mais surtout, à hauteur de 17 400 000 francs - montant considérable -, dans la maison de banque F.-A. Seillière elle-même... On commence à percevoir la cause du fantastique différentiel d'enrichissement qui affecte la société française au cours du siècle, créant une étonnante dispersion 1 A. Plessis, Ia Banque de france et ses deux cents actionnaires sous le second Empire, Genève, Droz, 19S2, p. 208. dans la pyramide des avoirs. Car la capacité de détente du patrimoine mobilier va être considérable. A Roubaix, entre 1856 et 1873, le capital mobilier croît de 967 %. Énorme explosion, fantastique dérive! L'aptitude que ces capitaux ont à générer du surplus semble expliquer l'option fondamentale. Mais pour en saisir toute la portée, il faut - au coeur même de l'entreprise - observer les facteurs précis qui génèrent un tel flux. Sur le mécanisme que l'on désignera plus tard sous le terme d'« accumulation », il faut s'arrêter un instant. " Pendant tout le temps que durera la Société, les bénéfices devront être portés au crédit du compte de fonds de chaque associé jusqu'à concurrence de ses droits et serviront à augmenter le fonds social... Les associés ne pourront prélever annuellement que les intérêts de leurs mises de fonds. »1 Telle transparaît, dans les termes des actes de société les plus typiques de ce temps, la philosophie du financement familial. Ce système implique une doctrine d'autarcie, recouvre une pratique comptable, formule les rapports entre famille et firme. Il sous-entend un parti de rigoureuse austérité mais représente aussi pour les avoirs placés dans l'entreprise, si la conjoncture est favorable, une force irrésistible d'accroissement. Ainsi vont s'augmenter des fortunes « mobilières ». Au passif des bilans, contrepartie des actifs investis et de leur croissance, les parts sociales des sociétés de personnes, les actions des sociétés de capitaux et, essentiellement, les « comptes » qu'inscrivent les associés en laissant leurs fonds au service de la firme vont figurer un ensemble de créances vouées au gonflement. Augmentées constamment, dopées par la rétention continue des profits, les créances accusent une fantastique dérive, entraînant vers les sommets les patrimoines qui les incluent. Telle est la pente obligée de l'autofinancement; telle est l'irrésistible portée - en toute immunité fiscale de cet enrichissement. Le capital social d'abord. Écriture au sommet qui coiffe, aux bilans, le passif tout entier. La constitution du capital est l'acte historique et le geste de base. Suivons la naissance d'une firme « familiale ». Uni our d'août 1862, deux hommes - trente-huit et vingt-neuf ans signent, chez les beaux-parents du plus jeune, l'acte de naissance d'une telle entreprise. Nous sommes dans un centre textile du Nord alors en pleine croissance. Le capital social est fixé à 200 000 francs qui seront fournis à concurrence de 150 000 francs par le premier associé' et de 50 000 francs par le plus jeune: mises inégales qui seront alignées par la suite au même montant. Ainsi se trouve constituée la première dotation de la firme : dette première de l'entreprise vis-à-vis de ses membres. Ceux-ci verront pour l'essentiel leur patrimoine se bâtir sur cette créance détenue à l'égard de l'affaire. Leur part de capital chiffrera l'essence de leur avoir: premier soubassement d'une fortune mobilière. Mais, côtoyant le capital - dette perpétuelle de la société envers ses créateurs -, d'autres écritures, au passif des bilans, attirent toute l'attention. Écritures d'un volume considérable, parfois. Le compte personnel du fabricant de soieries Claude-Joseph Bonnet atteint lors de sa mort, en 1867 (après cinquantesept années d'exploitation), un montant de 4 666 000 francs. Les comptes courants 1 Acte de la société Dreyfus-Lantz, cité par Cl. Fohlen, L'Industrie textile au temps du second Empire, Plon, 1956, p.108. 2 En partie en matériel et marchandises dont suit une sommaire description. forment en nombre de cas la part essentielle des fonds propres au bilan. Chez les frères Giraud, eux aussi fabricants de soieries lyonnaises, l'importance de ces écritures paraît, à la fin du siècle, en totale disproportion avec les comptes de capital. En 1883, à côté d'un « compte de fonds » de 300 000 francs assorti d'un compte supplémentaire de 232 500 francs, les comptes personnels des associés atteignent des sommets: 5 320 700 francs, qui passent à plus de 6 millions sept ans plus tard, Léon, Camille et Paul Giraud voient leur créance vis-à-vis de l'entreprise s'alluvionner sans cesse. Car - et l'on atteint ici 1e coeur du phénomène - ces postes du bilan, tant 1e capital que les comptes d'associés, sont loin d'être figés. Il convient de voir « tourner », au gré des années, ces deux écritures pour saisir la portée d'un statutaire enrichissement. Plaçons-nous à la fin d'un exercice, inventaire achevé. Avant que ne soit dégagé 1e bénéfice net, une somme ponctionnant les résultats va rémunérer - au taux de l'argent en vigueur - les fonds placés dans l'entreprise. « Les mises sociales et les sommes versées produiront des intérêts au taux de 5 % l'an », poursuit notre acte de société de l'été 1862, « intérêts que chaque associé prélèvera, lors de l'inventaire, avant tout partage des bénéfices... » En amont du solde bénéficiaire, cette dotation rémunère les capitaux laissés au service de l'affaire. « Intérêt du capital », notons-le, et non pas 1e « profit ». Et voici celui-ci. Son taux, au XIXe siècle, est souvent élevé. Pour l'ensemble des années 1818 à 1850 - certaines sont pourtant peu favorables -, 1e taux du profit aura été, chez Claude~Ioseph Bonnet, de 18,6 % des capitaux engagés personnelle ment par 1e patron dans l'affaire: taux inconnu de nos jours et que n'atteint pratiquement aucune fiscalité. Ce profit suit un trajet en boucle presque fermée. Les fuites hors du circuit sont strictement limitées. A l'image de capitalistes opulents qui consommeraient une large part de ce profit en achats extérieurs (on évoque, fatalement, d'ostentatoires dépenses), il faut en bien des cas substituer, pour l'époque pionnière, celle de partenaires acceptant de laisser 1e meilleur de leur part de profit au service de leur firme et s'enrichissant ainsi par l'enrichissement même de leur propre entreprise. L'augmentation de leur avoir s'opère en circuit court. L'associé reverse immé diatement en compte courant sa part de bénéfices: « Pendant tout 1e temps que durera la Société, les bénéfices devront être portés au crédit du compte de chaque associé », disent les statuts types. L'associé a un compte ouvert non pas dans un établissement de crédit, mais dans l'entreprise elle-même, dont cet argent assure la vie et la croissance. Le compte de Claude-Joseph Bonnet passe de 76 052 francs en 1818 à 300 000 en 1828, pour dépasser 1330 000 francs en 1850. Remarquable accroissement; niveau, fondamental, de l'accumulation. Si les comptes courants sont accrus par ces dotations personnelles, 1e capital lui-même n'est pas sans faire mouvement. Reprenons notre société de 1862. Cinq années ont passé. Au 15 octobre 1867, un nouvel acte est signé; l'entreprise, jusque-là fabrique de toiles sur métiers manuels, s'accroît d'un tissage mécanique. Le fonds social est augmenté. L'associé minoritaire de 1862 aligne sa mise sur celle du partenaire en versant dans la caisse sociale un montant de 100 000 francs. Les apports des deux associés étant égalisés, 1e capital de l'entreprise est porté de 200 000 à 300 000 francs.


Augmenté en 1867, 1e capital poursuit sur sa lancée. On peut, année par année, en suivre l'évolution. La firme réalise en 1869 un bénéfice de 34 000 francs; les associés en affectent 20 000 au capital, porté dès lors à 320 000 francs. Même affectation en 1870 lorsque, l'entreprise constatant un résultat net de 48 000 francs, 30 000 francs sont prélevés pour hausser son capital à 350 000 francs. A ce train, sa croissance est rapide : il atteindra 710 000 francs en 1881. En vingt ans, cette base des fonds propres aura été plus que triplée. Augmentation réalisée au prix d'une frugalité librement consentie. Pour deux années consécutives - les deux dernières du second Empire -, la part la plus notable du bénéfice est affectée au gonflement du capital. Les associés se sont pliés dans leurs statuts - les deux sociétés de 1862 et 1867 - à une volontaire austérité. Ils s'astreignent à ne percevoir (en plus de l'intérêt de leurs capitaux) qu'un traitement d'employé : 3 000 francs par an selon l'acte de 1862, 5 000 francs selon 1e pacte, modifié, de 1867. Ponctions ne permettant pas d'afficher un train de vie opulent. Même les sommes versées en compte courant - partie pourtant la plus mobile des fonds sociaux - sont frappées d'une indisponibilité tout au moins relative « Toutes les sommes versées dans la caisse de la Société par les associés... ne pourront être retirées que dans les délais fixés lors des versements, ou en prévenant l'autre associé au moins deux mois d'avance. » Ainsi s'expriment les partenaires de 1862 dans leur pacte social. Ainsi suit-on dans les archives d'entreprises les retraits d'argent d'associés pour leur vie personnelle, et 1e train de vie qu'ils adoptent. A Roubaix, vers la fin du siècle, les dépenses des Jeunes couples d'industriels se situent autour de 12 000 à 15 000 francs annuellement, si l'on excepte l'année d'installation. Le financement familial se réalise au priX de cette statutaire modération. Ce système possède sa totale logique. Argent captif réengrangé en large proportion au sein de l'entreprise, à titre définitif - 1e capital ou temporaire mais en avances sans cesse renouvelées - les comptes courants -, ces créances sociales sont irrésistiblement vouées à des valeurs en hausse. Les inventaires de Floris Toulemonde sont à cet égard très parlants. Au 30 avril 1833, l'avoir net du fondateur, après dix années d'exploitation, est de 50 230 francs. En 1837, il s'élève à 135 195 francs : une plus-value d'actif de l'ordre de 85 000 francs a été réalisée en quatre années. En octobre 1857, l'actif net franchit la base du million or. Extraordinaire croissance, en un tiers de siècle, du patrimoine du créateur, une fortune identifiée à celle de l'entreprise : en 1823, lors de son mariage, il ne disposait que de 4 500 francs... On comprend mieux, ainsi, la nature de cette richesse. Non pas « immobilière » (quoique représentée par des cheminées qui fument), parce que les ateliers et les machines se trouvent médiatisés, au travers des bilans, sous forme d'avoirs sociauX qui en sont la figure. Non pas immobilière, parce que la statutaire austérité ne permet pas l'acquisition de patrimoines fonciers extérieurs à la firme'. Ce n'est pas parce qu'ils furent riches qu'ils créèrent l'entreprise. C'est parce qu'ils avaient une entreprise qu'ils étaient contraints à la richesse : l'autofinancement - enrichissement austère - l'impliquait. Par nécessité gestionnaire et par discipline consentie, 1e patron de l'époque pionnière devait gravir les marches d'une puissance financière grandissante. Elle était, cette puissance, celle-là même de la firme : en symbiose, les deux partenaires - entreprise et patron - marquaient leur progression. 1 Sauf, évidemment, pour les patronats plus confirmés, parvenus à la fortune. Rouen, à Lille, à Roubaix, à Lyon, en d'autres centres encore, le recrutement patronal semble se tarir après le milieu du siècle : beaucoup de ceux qui auraient pu s'intégrer auparavant à la cohorte des chefs d'entreprise en sont à Jamais exclus. [//n milieu qui se lerine Pour comprendre ce phénomène, il n'est pas inutile d'examiner un des groupes sociaux les plus proches du milieu patronal. Au moment même où, au dernier tiers du siècle, ce dernier se détache irrésistiblement sur l'échelle des avoirs, le groupe qui l'avoisine sur sa limite inférieure ne s'est pas appauvri, tant s'en faut. Les « classes moyennes », la petite bourgeoisie artisa nale et commerçante notamment, connaissent l'aisance sinon la grande prospérité. Ce n'est pas, dans l'ensemble, de son appauvrissement qu'a été payée l'incontestable montée du patronat d'entreprises. La richesse de l'usine peut induire l'aisance du détaillant. Cette petite bourgeoisie, si proche dans son essence de ceux qui ont acquis droit de cité patronale, se laisse pourtant « distancer »'. Le blocage se manifeste parfois assez tôt dans le siècle. A Lyon, le milieu des soyeux semble fermer ses portes dès 1840. Jusque-là, le droit d'entrée n'est pas tellement élevé que la profession ne puisse accueillir de nouvelles recrues, et les créations de firmes sont plus nombreuses au premier tiers du siècle qu'elles ne le sont ensuite. A Rouen, l'industrie cotonnière est touchée par une même évolution. Au début du gouvernement de Juillet, les entreprises sont nombreuses: 120 filateurs, 70 indienneurs, 350 fabricants et autant de négociants, des dizaines de teinturiers. Cette palette s'est singulièrement rétrécie aux dernières années du siècle : 30 filateurs et 40 tissages mécaniques, 15 indienneurs, 50 fabricants, 75 négociants vers 1890. La chute des chiffres souligne la stagnation - ou la concentration - de la profession cotonnière. « On ne devient plus industriel du coton. » La petite bourgeoisie se trouve en fait sur le fil du rasoir. Ceux de ses membres qui, comme a Lille vers la fin du second Empire, atteignent les cinquante mille francs de patrimoine peuvent envisager pour leurs enfants la réussite économique et sociale, quand leurs voisins moins fortunés - en dessous de la « barre » des cinquante mille francs - encourent le risque de voir leur descendance s'acheminer vers des états sociaux en régression, proches, à la limite, du prolétariat. Une coupure se forme en tout cas entre ceux qui sont parvenus a l'entreprise à l'exact moment et ceux qui, socialement proches des premiers un demi-siècle plus tôt, s'en trouvent séparés par un formidable différentiel d'enrichissement et, surtout, par une distance sociale encore plus discriminante. Les petits patrimoines révèlent une politique de placement radicalement différente de celle des milieux d'entreprises. A Lille, la tranche des fortunes très modiques - celles qui, entre vingt-cinq et cinquante mille francs d'avoirs globaux, n'atteignent pas tout à fait le seuil de la « richesse » modeste - témoigne d'un engouement certain pour les placements fonciers. Dans les milieux péripopulaires du petit commerce et de l'artisanat, les constructions de maisons, économiques de préférence, paraissent alors un placement tentant: en réalité il bloque l'ascension de ce milieu de petits possédants. Car cette classe médiane s'exclut de la fantastique rentabilité des placements industriels et financiers pratiqués par ceux-là mêmes qui ont emboîté le pas à l'industrie naissante. La fortune mobilière du patronat, essentiellement concentrée dans la firme, est affectée d'un potentiel de dilatation sans commune mesure avec le rendement des biens fonciers ruraux ou urbains. Surtout, ces classes moyennes demeurent socialement à part. Elles restent en dehors du milieu d'entreprises dont le fonctionnement même va leur devenir totalement étranger: dans les petites villes industrielles, le constat est frappant. Ces deux groupes sociaux, sur le plan des relations, des distractions, de la culture et de l'alliance, ne fraient plus. On ne se fait plus « admettre » dans le monde patronal. (~_t pourtant, la différence est incommensurable entre le boutiquier, si modeste soit-il, et l'ouvrier d'usine, plongé dans son anonymat. Dans cette société profondément inégalitaire, le salarié incarne la dépendance, la sujétion et, à la limite, l'état de nonpersonne. Le petit commerçant ou l'artisan est, au fond, à la tête d'une firme minuscule : l'ouvrier ne l'est pas - ou ne l'est plus - car il a « loué » ses forces au service d'un autre. Il n'est plus guère de commun étalon - patrimonial, culturel, mental - entre ce « prolétaire » et le maître qui l'emploie. Dans ce monde où s'accusent de saisissants contrastes, ce que gagnent les uns l'est-il au détriment des autres? L'enrichissement patronal se fait-il aux dépens de ceux dont, en valeur relative au moins, la situation se dégrade au cours du siècle?


Les firmes du succès se nourrirent-elles de la mort d'entreprises qui les alimentèrent en bras? Ce phénomène de disparition doit être estimé à sa juste valeur. Car il n'est pas apparent que la toute petite entreprise fut globalement frappée, même après 1850, par les progrès de la grande, et vouée de ce fait à une rapide destruction. La législation libre-échangiste de 1860, si décriée par le patronat d'industrie dans son ensemble, conforta ainsi les petites entreprises parisiennes. L'exportation de leurs produits se trouva stimulée. Avant même le traité libre-échangiste, dans le Paris d'Haussmann où l'urbani sation paraît si menaçante, la proportion des petits ateliers s'est accrue, entre 1847 et 1860, tandis que régressait celle des entreprises importantes. Le Paris du second Empire - zone de répulsion pour les industries les plus lourdes, refoulées en banlieue - conserve les activités fines, qui continuent d'y trouver abri et même prospérité. Paris donne l'exemple d'un petit patronat très nombreux : on compte un patron pour un peu moins de cinq ouvriers et demi en 1847-1848 et, douze ans plus tard, un patron pour un peu plus de quatre ouvriers et demi. On ne voit donc pas, avant 1870 au moins, se confirmer l'effritement global d'une zone de microentreprises qui créerait un courant massif de travailleurs d'usines. Les firmes très modestes constituent néanmoins un vivier de déclassés sociaux en puissance. Elles représentent un maillon fragile de la population active, un gisement d'agents économiques susceptible de fournir des contingents de salariés aux grandes entreprises, celles-là dont les façades ambitieuses se profilent - parfois de plus en plus tentantes - à l'horizon des Français de ce temps. La toute petite affaire manque en effet de force attractive. Elle ne mène pas très haut. Si le petit atelier se maintient, voire même se multiplie, sa taille ne grandit guère; il ne représente pas, pour des jeunes, un objectif passionnant, un but mobilisateur qu'il leur convient d'atteindre. Dès lors, ce minuscule patronat peut, en l'espace d'une classe d'âge, rejoindre le salariat. Les périodes de crise le frappent durement. Ainsi, en Dauphiné, où Grenoble voit sa petite bourgeoisie marchande fortement touchée par la longue dépression des années 18461851, des artisans ruinés deviennent ouvriers. On peut, à distance, comprendre les raisons militant en faveur d'une entrée salariée à l'usine: les cinq ou six francs - chiffres maxima de revenus journaliers que l'on peut, vers 1880, postuler pour les meilleurs emplois ouvriers (pour trois à quatre francs vers 1840) déclenchent un appel d'air, créent des tentations, prolétarisent des petits possédants. Autre maillon faible, la campagne française au XIXe siècle subit l'attraction de la ville, de la grande ville notamment. Les effets de ce tropisme s'avèrent considérables. Horace Say, président de la chambre de commerce de Paris, dirige en 1848 l'enquête sur l'industrie parisienne; il attire déjà l'attention sur l'attrait exercé par la capitale. Dans une première phase, une partie des « migrants » conserve des attaches avec le monde rural et revient périodiquement au pays d'origine. Que ce lien vienne à se rompre, que le sentiment vienne à s'effacer de cette appartenance s un monde que l'on n'a quitté qu'à titre provisoire, alors l'emploi urbain devient définitif, le prolétaire est né. Lyon exerce, toutes proportions gardées, un effet d'attraction similaire: considérable sur les départements alpins, moindre sur l'aire également proche des régions auvergnates. On comprend cet attrait si l'on sait qu'un journalier rural gagne en Haute-Saône un franc a un franc cinquante par jour en 1848 : il peut comparer son salaire à celui d'un manoeuvre du bâtiment qui - dans la capitale - gagne dans le même temps deux francs cinquante par jour. La toute petite bourgeoisie campagnarde est elle-même tentée. En Dauphiné, vers 1870, une entreprise comme les Mines de La Mure occupe, pour les trois quarts de sa main-d'oeuvre, des petits propriétaires qui, leur journée finie, vont rejoindre leurs champs. A quoi songent ceux-ci en regagnant leur bourg? La tentation peut être grande de devenir salarié à plein temps. Plus tôt déjà, dans le vignoble mâconnais, entre 1835 et 1850, quand la vigne ne progresse plus, quand la terre perd de sa valeur, ceux des enfants qui ne suivent pas les parents vendent leur force aux ateliers dans les villes voisines. Mais c'est surtout la transformation de secteurs entiers de production qui souligne à quel point la révolution industrielle redistribue la donne économique et modifie, dans son tréfonds, la structure sociale. La modernisation de l'industrie textile entraîne ainsi le déclin des plus faibles maillons de la chaîne allant de la matière première au tissu terminé. Le paradoxe veut que, en bien des cas, dans des régions comme le Calvados par exemple, les entreprises textiles offrent vers 1850 aux salariés qu'elles emploient des conditions meilleures que celles que connaissent dans le même temps les tisserands « indépendants » ; ceux-ci, demeurés en campagne, attachés à la production à domicile pour le compte de donneurs d'ordres, connaissent, en bien des cas, des conditions plus précaires que celles des salariés d'usine. On comprend dès lors l'implacable déterminisme qui s'exerce. Si les tisserands a domicile, dans l'Ouest, vendent encore vers le milieu du siècle, sur les halles, des toiles à des prix débattus, ils passent un peu plus tard sous la coupe d'industriels dominants : ceux-ci (le groupe Fournet, magnat de la fabrication des frocs, ou encore les Juhel, qui dominent, à Vire, la production des draps) exercent un véritable effet de puissance et dictent leurs conditions. On peut voir, dans la région de Lisieux, des individus jadis dans l'aisance porter sur leur dos leurs pièces de toiles terminées et les livrer à des prix dont ils ne sont plus les maîtres. Il est tentant, dans ces conditions, de se salarier chez l'entrepreneur qui a réussi. Et puis, en certaines circonstances, le choix n'existe plus. Une ordonnance de janvier 1843 impose aux soumissionnaires des marchés de l'État de posséder au moins quarante métiers regroupés : la mesure - draconienne - occasionne des effets redoutables. Dans la Sarthe, aucun fabricant du département ne remplit ces conditions et, de ce fait, la quasi-totalité d'entre eux est éliminée des commandes officielles. Nombre de petits patrons devront s'engager chez ceux qui maîtrisent désormais la production toilière. Jean-Baptiste Guillaumin restitue un aspect dune commune périphérique déjà touchée par l'industrie. Le village d Ivry, qui comptait 986 habitants eu 1801, en dénombre près de 5 000 en 1840. D'abord zone résidentielle où des pavillons de chasse et des résidences d'été attirent une « bonne société », le bourg se transforme progressivement eu une zone industrielle et commerciales où s'implantent des dépôts de bois, des fabriques de produits chimiques, des raffineries de sucre, une usine à gaz. Les années 1850-1870 voient s'opérer une industrialisation rapide: en 1851 s'implante la manufacture de caoutchouc Guibal, en 1858 la grande brasserie d Ivry, en 1859 la fabrique d'orgues Alexandre, en 1860 une manufacture de toiles cirées, en 1864 l'usine de produits pharmaceutiques Rhône-Poulenc. Ainsi Ivry se. trouve-telle menacée par les premières pollutions. On v Ainsi l'entreprise peut-elle apparaître comme le repli désiré, voire l'abri obligé, pour ceux que le bouleversement des structures a déjà laminés. Elle peut être un havre en perspective pour ceux qui ne veulent plus se battre et sont amenés à croire qu'il vaut mieux s'enrôler dans l'usine que de poursuivre une existence « indépendante » devenue en fait un état précaire, parfois désespéré. Mais tous ceux qui quittent cet état initial découvrent des conditions aux limites du supportable. Un effet d'arithmétique rend compte de cette passivité. Les déracinés, nombreux - surtout pendant la seconde moitié du siècle, quand la campagne française se vide progressivement -, font pression sur l'« offre de travail », prêts, sauf exceptions, à accepter une subsistance appréciée au rabais : le candidat au salariat, à Lille ou à Lyon, à Roubaix ou Rouen - migrant campagnard ou ancien possédant - est mûr pour passer sous


des fourches caudines. Coupé de ses racines et de ses attaches, parfois sans logement, peu organisé, il est prêt à accepter une rémunération dont aucun recul historique ne peut lui révéler le caractère médiocre, insoutenable souvent. Et l'on retrouve l'« effet Matthieu ». Rendu dans les villes d'entreprises de plus en plus visible par la proximité de la classe la plus riche et des groupes sociaux les plus pauvres, l'écart des conditions de vie (logement, hygiène, santé, culture) laisse transparaître une autre inégalité, aussi frappante, sinon plus, que celle des revenus et des avoirs. Les nouveaux pauvres, qui n'ont souvent que leurs salaires, ne jouissent, malgré les efforts de certaines entreprises en faveur du logement, que d'un habitat souvent médiocre, souffrent des nuisances de l'usine, supportent l'horizon assombri des rues et des cités sans joie. Le cabaret, reproche facile, fournit dès lors à leur encontre la critique toute prête et pour des décennies. A celui qui n'a pas, l'on reprendra... Retenons cette triste « saga », lucidement décrite pour les années 1844 à 1870 1, d'une famille ouvrière d'Armentières : d'un père fileur de coton d'origine belge et d'une mère morte sept mois après ses dernières couches, sont nés dix enfants : six sont morts en bas âge; deux garçons et deux filles ont survécu. Celles-ci ont eu, à leur tour, l'une trois et l'autre deux enfants. Aucun de ces cinq descendants (tous enfants naturels non reconnus) ne vivra plus de six mois... Sur quinze descendants, ainsi, en vingt-six ans et deux générations, quatre auront vécu! Le cas, sans doute extrême mais non isolé, s'exempte de lui-même de toute glose inutile. L'inégalité, trait caractéristique du XIXe siècle français, dépasse le seul rapport patronat-salariat pour constituer une généralité sociale. D'étonnants écarts se creusent en effet dans les rangs des patrons. Le monde des salariés n'est pas non plus épargné : l'industrialisation produit des discriminations, avantageant les uns et punissant les autres ; le progrès technique différencie les conditions respectives du travail à domicile et du travail à l'usine, du travail campagnard et du travail urbain. Dans ce monde entropique, la différence s'exacerbe et passe par un point haut au troisième quart du siècle. En simplifiant à peine, le monde économique, dont le relief est relativement aplani en 1825, passe par un sommet de différence sociale vers 1870 puis se fait moins inégal à l'extrême fin du siècle. peut rappeler que le concept d'écologie, forgé par le biologiste allemand Haeckel, date de 1866: c'est l'époque dune première dégradation des sites et des premiers rejets des effluents gazeux dans l'atmosphère. Nouveau thème pictural: la fumée. En revanche, le clivage des classes s'avère définitif. Il devient de plus en plus improbable de s'élever à la condition patronale à partir de l'artisanat et a fortiori du salariat. Les portes sont refermées; le devis est trop lourd, Surtout, les conditions sociales et culturelles de la classe ouvrière ne prédisposent plus à une évasion vers le haut, à un changement d'état que trop de distance mentale empêche d'envisager. Le relief social s'écrête quelque peu, mais on entre pour un siècle dans une période d'hérédité des conditions sociales. L'ouvrier restera ouvrier. Si un extraordinaire différentiel d'enrichissement, particulièrement visible dans les villes d'entreprises, s'est donné libre cours, c'est sans doute que le XIXe siècle est marqué par de nouvelles valeurs qui soutiennent l'édifice. Les valeurs pionnières s'appellent énergie, ambition, dynamisme, optimisme. Vecteurs de forces créatrices, elles sont les fruits de la liberté la plus complète qu'un système économique ait jamais pu connaître. Mais la réussite des uns fait la faiblesse des autres. Créant l'écart dans la classe dirigeante, elle creuse l'abîme entre celle-ci et la classe salariée : aucune « main invisible » n'atténue l'effet de ce jeu très cruel. L'époque pionnière se déroule à ce prix.


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