Genèse du patronat 1780 – 1880

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« Genèse du patronat 1780 – 1880 », Jean Lambert-Dansette, Hachette, Paris 1991 il est enfin des hommes et des familles qui quittent leur nation d'origine. Ceux-là acceptent une rupture radicale. Après avoir décidé de vivre sur un sol étranger, ils adopteront souvent la nationalité française. À première vue, le phénomène paraît banal: la France patronale ne fait que confirmer le tableau d'une société française de tout temps profondément brassée par les courants d'immigration. On peut pourtant tenter de cerner de façon plus précise les raisons de ces choix. Des trajets très divers David Haviland, né à Northcastle dans l'État de New York en 1814, commissionnaire en poteries à New York, fonde à Limoges, en 1842, une fabrique de porcelaines qui deviendra célèbre. L'atelier qu'il crée va sortir des produits dans les goûts de ses compatriotes. Fixé en France, Haviland fonde en 1855 une grande usine où seront réunies la fabrication de la porcelaine et la réalisation des décors; il exporte aux États-Unis les productions de sa ville d'adoption. David Haviland décède à Limoges en 1879. Charles, né à New York en 1839, et Théodore, né à Limoges en 1842, succèdent à l'Américain devenu un citoyen français. Charles Joya quitte Naples; gagnant le Dauphiné, il se fixe à Vizille. Johanny, son fils, y naît en 1840, apprend le métier de son père et devient chaudronnier. Il fait son tour de France, revient en Dauphiné et, en 1860, transfère l'atelier familial à Grenoble. Une firme d'origine italienne s'enracine en France. Traj et plus insolite du Polonais Alexandre Antuszewicz. Né à Grodno en 1807, il participe à la révolte de 1830, se réfugie en Alsace, s'y marie, se fait représentant en vins de Bourgogne, puis vire vers l'industrie. Devenu fondé de pouvoir du Mulhousien Fritz Koechlin, il est chassé par la guerre de 1870; parvenant à Remiremont à la fin de 1870 avec des ouvriers alsaciens, le Polonais construit, avec la famille Schwartz, une filature mise en route en 1872. L'exode est alors terminé. Trois histoires, trois trajets, trois nationalités qui, d'ailleurs, figurent l'exception dans le mouvement de l'immigration étrangère marquant le patronat à l'époque pionnière : le groupe américain ne sera pas légion dans l'entreprise française ; Haviland y est rejoint par le fabricant d'armes Hotchkiss' et par le couple des Hutchinson qui crée en 1858 à Langlée, près de Montargis, une entreprise dont le nom, lui aussi, est appelé à la notoriété'. Les Italiens (hormis dans nos ports du Sud) ne seront guère nombreux dans nos firmes nationales; l'exemple polonais, enfin, n'est là que pour rappeler la terre d'accueil aux réfugiés politiques qu'est la France de ce temps. Ces trois personnages ne suffisent pas à faire comprendre les forces d'aimantation qui mènent des étrangers à l'entreprise française. 73 1 BenjaminBerkeley Hotchkiss (1828-1885), ingénietr, installe à Vienne (Isère) une fabrique de munitions en 1867, transférée à Saint-Denis en 1870 et transformée en usine d'armement. 2 Fabrique de pneumatiques et de produits à base de caoutchouc.

Immigrés sur nos port) 0 uverts par nature aux échanges avec d'autres nations, accueillant des voyageurs venus de tous les horizons pour traiter leurs affaires, retrouvant après 1815 leur prospérité atteinte, un quart de siècle durant, par l'affaiblissement des échanges dû à la guerre, les ports attirèrent l'étranger. Nos places maritimes présentent en certains cas un condensé de toutes les nationalités qui, au XIX' siècle, viennent enrichir les rangs du patronat français. Les activités liées à l'armement, au commerce international, avant même l'industrie, révèlent cette présence. À Marseille, le grand négoce est marqué par des maisons d'origine méditerranéenne. L'Italie y a sa part : plusieurs familles venues de la région ligure tiendront une place notable dans l'économie phocéenne. Certaines sont arrivées à la fin de l'Ancien Régime, comme les Strafforello qui, établis à Marseille comme négociants vers 1750, proviennent de Port-Maurice, une ville des environs de Gênes'. Des Carsamillia, qui apparaissent presque en même temps, venus de la même ville, on comprend le trajet: Léonard Carsamillia dirige avec ses frères une firme de commerce prospère dans sa ville natale; il vient à Marseille en 1797, s'y fixe comme négociant-armateur, laissant à PortMaurice sa future femme: c'est par procuration donnée à un frère resté à Port-Maurice qu'il épouse Catherine Aquarone, d'une famille qui elle-même occupera à Marseille une position notable. Certaines de ces venues ne sont que temporaires : l'attraction du pays d'origine peut demeurer dominante. Le couple Carsamillia vit a Marseille jusqu'en 1830, puis regagne Port-Maurice où Léonard Carsamillia décède en 1844. Sur leurs neuf enfants, plusieurs vont se marier à Marseille et resteront français, les plus jeunes faisant souche en Italie où ils sont retournés avec les parents. La naturalisation, en nombre de cas, amarre décisivement ces immigrés a leur terre d'adoption. Cette mesure juridique n'allait pas de soi. La législation (notamment les lois du 3 décembre 1849 et du 29 juin 1867) en faisait une procédure pesante: un délai de plusieurs années devait s'intercaler entre l'autorisation des pouvoirs publics d'établir le domicile en France et la demande de francisation. La loi de juin 1867, en son article 2, substitue cependant, au délai de trois ans après l'admission au domicile, celui d'une année à l'égard des étrangers méritants. Ceux qui auront rendu à la France des services importants, introduit « soit une industrie, soit des inventions utiles », qui auront apporté des « talents distingués, formé de grands établissements... » pourront disposer du délai de faveur. Notre pays crée donc un appel d'air. Aux yeux des gouvernants d'une nation dont la modernisation réclame des talents, il paraît bon qu'une dynamique venue d'ailleurs renforce l'énergie des milieux autochtones. Parallèlement aux arrivés de provenance italienne, une colonie de Grecs rejoint les rangs de la bourgeoisie portuaire : Mavrocordato, Basily, Argenti, Zariffi, d'autres encore. L'île de Chio t - alors Scio - fournit ses contingents : c'est Pandia Zirinia, né à Scio en 1792, qui, dès 1832, est admis à jouir des droits de citoyen français; il est rejoint dans cette faveur, le 1er mars 1833, par un autre Zirinia Georges - né lui aussi à Scio, de deux ans plus âgé; ce sont trois Reggio : Nicolas et Georges-Jean, tous deux nés dans l'île en 1799 et 1793, et Jean-Dominique, né à Smyrne en 1800, qui, respectivement en janvier 1842, mai 1845 et octobre 1847, obtiennent leurs lettres de naturalisation. Citons encore Étienne Rodocanachi, né à Scio en 1796, qui bénéficie de cette même faveur le 6 novembre 1844. Toutes ces familles, généralement spécialisées dans le négoce des céréales, du blé notamment, déploient une 74 'Aujourd'hui Imperia, à l'ouest du golfe de Gênes. 2 On peut rappeler le massacre de la population grecque de Chio par les Turcs en 1822. intense activité et deviennent pour certaines, dès la première partie du XIXe siècle, des puissances sur le port où elles se sont fixées. C'est cependant au Havre que l'on peut trouver l'un des taux les plus remarquables de recrutements étrangers dans un patronat portuaire et l'un des échantillons les plus complets de populations de différentes nations convergeant sur un site. Les influences méridionales s'y font sentir, mais également les apports nordiques. Portugais, le vicomte de Ferreira Alvez, né à Coïmbra en 1787, habitant Le Havre dès 1825, qui, époux d'une nièce de Jacques Laffitte, y arme des navires et, comme consul, représente son pays de 1836 à 1871, date à laquelle son fils lui succédera. Danois, Frédéric de Conynck, né à Copenhague en 1805, venu au Havre en 1842,


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